Fandorine 12-14 [Boris Akounine] (fb2) читать онлайн

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12-1 La prisonniere de la tour - Akounine, Boris

12-2 Le chapelet de jade - Akounine, Boris

12-3 Avant la fin du monde - Akounine, Boris

13 Le monde entier est un theatre - Boris Akounine

14 La ville noire - Boris Akounine

Fiction Book Description

Akounine, Boris

La prisonnière de la tour

(Dédicaces - 1)

Tout commence à la fin du XIXe siècle, très précisément le 31 décembre 1899...Arrive à Saint-Malo en provenance de Southampton un navire ayant à son bord deux illustres personnages qui ont nom John Hamish Watson et... Sherlock Holmes. Le détective le plus célèbre du monde a été embauché à prix d'or par un riche hobereau malouin, victime d'une arnaque de haut vol qui met en péril la vie de sa fille unique. Accueillis sur le quai par leur commanditaire, Watson et Holmes ont la surprise de le voir aussitôt disparaître pour aller chercher à la gare un autre détective, venu, lui, d'Amérique. Un certain Eraste Fandorine...La nouvelle qui donne son titre à ce recueil est dédiée à Maurice Leblanc ; les deux autres, à Edgar Allan Poe et à Georges Simenon. Mettant toutes les trois en scène Eraste Fandorine, ce sont autant d'exercices de style d'un humour constant et d'une éblouissante virtuosité, démontrant s'il en était besoin que Boris Akounine connaît intimement l'oeuvre de chacun de ces maîtres du roman policier, à qui il rend ainsi le plus beau des hommages.

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME EDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

Altyn Tolobas

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

Boris Akounine

LA PRISONNIÈRE

DE LA TOUR

et autres nouvelles

Dédicaces 1

Traduit du russe par Odette Chevalot

Titres originaux : Table -Talk 1882

Iz žizni ščiopok

Uznica bašni

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2007 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08708-8

CONVERSATION

DE SALON

Cette nouvelle est dédiée

à Edgar Allan Poe

Après le café et les liqueurs, l’on se mit à parler de mystère. Evitant à dessein de regarder le nouveau venu, homme le plus en vue de la saison, la maîtresse de maison, Lydia Nicolaievna Odintsova, dit à l’intention des membres de son salon :

— Tout Moscou chuchote que ce serait Bismarck qui aurait empoisonné le pauvre Sobolev. Est-il possible que l’on connaisse jamais les dessous de cette épouvantable tragédie ?

L’hôte dont Lydia Nicolaievna régalait ce jour-là les habitués de son salon s’appelait Eraste Pétrovitch Fandorine. D’une beauté suffocante, paré d’une aura de mystère, il était en outre célibataire. Pour obtenir sa présence, la maîtresse de maison avait dû recourir à l’une des intrigues complexes et à multiples détentes dont elle avait le secret.

Sa remarque s’adressait à Arkhip Mustafine, vieil ami de la maison. Homme à l’esprit subtil, ce dernier comprit à demi-mot où voulait en venir Lydia Nicolaievna et, jetant un regard au jeune assesseur de collège de sous ses paupières rougeâtres et dénuées de cils, il répondit :

— Mais l’on m’a dit que c’était une passion fatale qui avait emporté notre Général Blanc.

Dans le salon, chacun retint son souffle, car le bruit courait qu’Eraste Pétrovitch, nommé depuis peu fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, avait un rapport direct avec l’enquête sur les circonstances de la mort du grand soldat. Or une déception attendait l’assistance : le beau brun écouta poliment Arkhip Mustafine et fit mine d’être totalement étranger à ce qui venait d’être dit.

Il en résulta une situation que la maîtresse de maison ne pouvait tolérer : un silence gêné. Mais, forte de sa longue expérience, Lydia Nicolaievna se montra prompte à la riposte. En battant des cils de manière charmante, elle vola au secours de Mustafine.

— Comme cela ressemble à la mystérieuse disparition de la pauvre Polinka Karakina ! Vous vous souvenez, mon ami, de cette horrible histoire ?

Remerciant son hôtesse d’un imperceptible mouvement des sourcils, Mustafine répondit, l’air songeur :

— Comment l’aurais-je oubliée ?….

Certains membres de l’auditoire hochèrent la tête, semblant, eux aussi, se remémorer l’histoire, tandis que la majorité n’avait manifestement jamais entendu parler de Polinka Karakina. Quoi qu’il en soit, Mustafine ayant la réputation d’être un conteur talentueux, c’était toujours un plaisir d’entendre une histoire de sa bouche, fût-elle déjà connue. C’est alors que, fort à propos, Molly Sapéguine, une délicieuse jeune femme dont le mari – un bien grand malheur – était mort l’année précédente au Turkestan, demanda avec curiosité :

— Une disparition mystérieuse ? Comme c’est intéressant !

Lydia Nicolaievna se cala plus confortablement sur sa chaise, indiquant par là à Mustafine qu’elle remettait entre ses mains expertes les rênes de la table-talk.

— Beaucoup d’entre nous, bien sûr, se rappellent le vieux prince Léon Karakine, dit Arkhip Mustafine en introduction à son récit. C’était un homme de l’ancien temps, héros de la campagne de Hongrie. Rejetant les tendances libérales du précédent règne, il avait donné sa démission et s’était retiré dans son domaine des environs de Moscou, où il vivait comme un nabab. Il était fabuleusement riche ; d’ailleurs, de telles fortunes n’existent plus dans l’aristocratie d’aujourd’hui. Le prince avait deux filles, Polinka et Aniouta. Attention, pas Pauline et Annie : le général était un adepte du patriotisme le plus strict. Les deux jeunes filles étaient jumelles. Leurs visages, leurs silhouettes, leurs voix étaient absolument identiques. Et pourtant, il était impossible de les confondre, car Aniouta avait sur la joue droite, juste là, un grain de beauté. L’épouse de Léon Karakine était morte en couches, et le prince ne s’était jamais remarié. Il déclarait qu’une femme, c’était du souci, qu’il n’en avait pas besoin et que les servantes faisaient très bien l’affaire. Il faut dire que les filles ne manquaient pas chez lui, même après l’abolition du servage. Je vous le répète : Léon Karakine vivait comme un nabab.

— Vous n’avez pas honte, Arkhip ? Ne pourrait-on éviter ces obscénités ? prononça Lydia Nicolaievna avec un sourire de reproche, tout en sachant parfaitement que, pour réussir un bon récit, il n’y avait rien de tel que d’« ajouter un peu de sel », comme disaient les Anglais.

Mustafine posa la main sur son cśur d’un air contrit et reprit sa narration :

— Polinka et Aniouta n’étaient pas des laiderons, loin de là, mais on ne pouvait pas dire non plus qu’elles étaient particulièrement jolies. Cependant, comme chacun le sait, une dot de plusieurs millions est le meilleur des produits cosmétiques, de sorte que, durant l’unique saison où elles parurent dans le monde, les deux princesses engendrèrent parmi les jeunes gens à marier une sorte de fièvre épidémique. Puis le vieux prince eut maille à partir avec notre vénéré général gouverneur, et il regagna son domaine de Sosnovka pour ne plus jamais en sortir.

« Léon Karakine était obèse, poussif, rougeaud, bref, ce que l’on appelle une nature apoplectique, et l’on pouvait espérer que la retraite forcée des princesses ne serait pas de longue durée. Mais les années passaient, le prince était de plus en plus gros, haletait de plus en plus bruyamment, et ne manifestait pas la moindre intention de mourir. Les fiancés potentiels patientèrent, patientèrent, puis finirent par oublier les malheureuses recluses.

« Bien que considéré comme un faubourg de Moscou, Sosnovka était perdu au milieu des forêts, à une vingtaine de verstes1 de la première route, sans parler de la voie de chemin de fer, plus éloignée encore. En un mot : un trou. Néanmoins, l’endroit était idyllique et magnifiquement aménagé. Je possède moi-même un petit domaine situé non loin, si bien qu’il m’arrivait souvent de rendre au prince des visites de voisinage. Je précise que Sosnovka était un endroit merveilleux pour la chasse au coq de bruyère. Et, ce printemps-là, le gibier venait pratiquement se poser sur le guidon du fusil. Je n’avais jamais vu une telle parade. Bref, je m’attardai plus que de mesure, de sorte que toute l’histoire se déroula directement sous mes yeux.

« Le vieux prince avait depuis longtemps le désir de faire construire dans le parc un belvédère de style viennois. Il avait d’abord fait venir de Moscou un célèbre architecte qui avait conçu un projet et même entrepris la construction, mais ne l’avait pas terminée : incapable de supporter le despotisme du prince, il avait plié bagage. Pour achever le travail, Léon Karakine s’était adressé à un architecte plus modeste, un Français du nom de Renard. Jeune et plutôt bien de sa personne. Certes, il boitait sensiblement, mais, depuis lord Byron, nos demoiselles ne considéraient plus cela comme un défaut.

« La suite… vous l’imaginez aisément. Cela faisait dix ans que les deux demoiselles vivaient en permanence à la campagne. Elles avaient vingt-huit ans, étaient privées de toute espèce de compagnie, si ce n’était, de temps à autre, un vieil imbécile dans mon genre qui venait chasser. Or, voilà que débarquait un beau jeune homme, à l’esprit vif et natif de Paris.

« Il faut dire que, en dépit de leur ressemblance extérieure, les princesses avaient deux tempéraments complètement différents. Aniouta rappelait Tatiana, l’héroïne d’Eugène Onéguine de Pouchkine : indolente, mélancolique, un peu raisonneuse et, pour être franc, un tantinet ennuyeuse. Polinka, en revanche, était espiègle, exubérante, telle la sśur de Tatiana, « candide comme la vie du poète, douce comme un baiser d’amour ». Sans compter que le côté vieille fille transparaissait moins chez elle que chez sa sśur.

« Renard prit le temps de s’installer, de se familiariser avec les habitudes de la maison, et, bien sûr, jeta son dévolu sur Polinka. J’observais tout cela de l’extérieur et m’amusais follement, ne soupçonnant pas alors de quelle incroyable façon allait se terminer cette pastorale. D’un côté, vous aviez une Polinka éperdument amoureuse, de l’autre, un petit Français enivré par l’odeur des millions, et, enfin, une Aniouta dévorée de jalousie à qui revenait, bien malgré elle, le rôle de gardienne de la moralité. J’avoue franchement que cette comédie ne me divertissait pas moins que la parade amoureuse du coq de bruyère. Le noble père, pour sa part, était dans l’ignorance de tout cela, bien trop arrogant pour imaginer qu’une princesse Karakina pût s’éprendre d’un petit architecte de rien du tout.

« Naturellement, cela se termina par un scandale. Un soir, par hasard (ou pas du tout par hasard), Aniouta jeta un coup d’śil dans la cabane du jardin et découvrit sa sśur et Renard in flagrante delicto. Immédiatement, elle alla moucharder à son papa. Le redoutable prince Karakine, échappant miraculeusement à la crise d’apoplexie, voulut chasser sur-le-champ le criminel. A grand-peine, le petit Français parvint à le convaincre de le laisser demeurer jusqu’au matin, les bois autour de Sosnovka étant tels qu’un homme seul en pleine nuit pouvait parfaitement s’y faire dévorer par les loups. Si je ne m’en étais pas mêlé, on aurait mis le fornicateur à la porte sans autre forme de procès et en simple redingote.

« Polinka, éplorée, fut expédiée dans sa chambre et placée sous la garde de sa raisonnable sśur, l’architecte regagna, afin de préparer ses bagages, l’aile où il était logé, les domestiques s’éclipsèrent, et ce fut donc sur votre humble serviteur que se déversa tout le courroux du prince. Karakine tempêta pratiquement jusqu’au petit jour et me mit dans un tel état que je ne dormis que très peu cette nuit-là. Le matin, par la fenêtre, je vis le Français embarquer pour la gare dans une simple charrette. Le pauvre garçon ne cessait de regarder en direction des fenêtres. Mais en vain ; apparemment, personne n’était là pour lui adresser le moindre signe d’adieu. Il en faisait une triste mine, le Français !

« Puis commencèrent les prodiges.

« Les princesses ne parurent pas pour le petit déjeuner. La porte de leur chambre était fermée à clé et, malgré les coups répétés, personne ne répondait. Le prince se met de nouveau en rage, commence à montrer les signes d’une crise d’apoplexie imminente, ordonne d’envoyer au diable la maudite porte.

« La porte est fracassée. On entre. Seigneur Jésus ! Aniouta est dans son lit, comme plongée dans un profond sommeil, mais pas trace de Polinka, elle a disparu. Elle n’est ni dans la maison ni dans le parc, elle semble s’être évaporée comme par enchantement.

« On eut beau essayer de réveiller Aniouta, rien n’y fit. Le médecin de famille installé à demeure était mort peu auparavant, et l’on n’en avait pas encore engagé de nouveau. Il fallut dépêcher une voiture à l’hôpital du district. Arriva un médecin, du genre à cheveux longs. Il tâta la patiente, la palpa, la mania et dit : “Elle a les nerfs sérieusement détraqués. Qu’elle reste couchée, elle va reprendre connaissance.”

« Puis revint le charretier qui avait raccompagné le Français. Un homme de toute confiance, attaché depuis toujours au domaine. Il jura qu’il avait conduit Renard à la gare et l’avait même mis dans le train. Il n’y avait pas de demoiselle avec lui. D’ailleurs, comment aurait-elle pu se faufiler par le portail ? Le parc de Sosnovka était entouré d’un haut mur de pierre et des gardes étaient postés à l’entrée.

« Aniouta reprit connaissance le lendemain, mais dans quel état… Elle avait perdu l’usage de la parole. Elle n’arrêtait pas de pleurer, tremblait de tous ses membres, claquait des dents. Une semaine plus tard, elle recommença peu à peu à parler, mais elle ne se rappelait rien de cette fameuse nuit. Dès qu’on lui posait des questions, elle était prise de convulsions. Le médecin s’opposa fermement à ce qu’on l’interroge. D’après lui, il en allait de sa vie.

« Donc, Polinka avait bel et bien disparu. Le prince en était devenu complètement fou. Il écrivit au gouverneur, au souverain lui-même, alerta la police. A Moscou, on prit Renard en filature, mais cela non plus ne donna rien. Le petit Français se démenait comme un beau diable pour trouver des clients, mais sans succès, naturellement. Personne ne voulait se fâcher avec Karakine. Et le pauvre type n’eut plus qu’à regagner son Paris natal. Mais le prince ne décolérait pas. Il s’était mis en tête que le scélérat avait tué sa Polinka chérie et l’avait enterrée quelque part. On retourna tout le parc, on assécha les étangs, exterminant au passage des carpes inestimables. Rien. Un mois plus tard, l’apoplexie frappa. Le prince était à table en train de déjeuner quand, soudain, il poussa un râle et s’affaissa, le front dans son assiette de soupe. Rien d’étonnant après de telles épreuves…

« A la suite de la nuit fatale, Aniouta n’avait pas tant l’esprit dérangé qu’un caractère complètement différent. Si, auparavant, elle ne se distinguait pas particulièrement par sa gaieté, désormais elle n’ouvrait carrément plus la bouche. Au moindre bruit, elle sursautait, comme paniquée. Je ne suis pas, je l’avoue, grand amateur de tragédie. J’avais donc fui Sosnovka alors que le prince était encore en vie. Ensuite, je ne suis revenu que pour l’enterrement. Grand Dieu, la propriété était méconnaissable ! C’était sinistre, on avait l’impression qu’un grand corbeau noir avait tout recouvert de son aile. Je regarde, je me souviens et je me dis : Que ce lieu soit déserté. Et c’est ce qu’il advint.

« Restée seule héritière, Aniouta ne voulut pas continuer de vivre là-bas, et elle partit. Mais pas pour s’installer n’importe où, dans la capitale ou en Europe, mais au bout du monde. Son régisseur lui envoie de l’argent au Brésil, à Rio de Janeiro. Par curiosité, j’ai regardé sur une mappemonde. Eh bien, Rio est très exactement à l’opposé de Sosnovka, impossible de trouver un endroit plus éloigné. C’est dire combien son pays natal faisait horreur à la princesse. Réfléchissez un instant : le Brésil ! On ne doit pas y croiser un seul visage russe, fit Arkhip, terminant avec un soupir son singulier récit.

Ayant écouté la curieuse histoire avec intérêt, Eraste Pétrovitch Fandorine marmonna d’un air pensif :

— Pourquoi dites-vous cela ? J’ai justement un ami au Brésil, un ancien c-collègue de notre ambassade au Japon : Karl Ivanovitch Weber.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales s’exprimait de façon délicate, plaisante, et son léger bégaiement n’y nuisait en rien.

— Weber est maintenant ambassadeur auprès de d-don Pedro, l’empereur du Brésil. Et Rio n’est pas à ce point le bout du monde.

— Vraiment ? s’étonna Arkhip en se tournant vivement vers Fandorine. Alors, peut-être est-il encore possible d’élucider le mystère ? Ah, cher Eraste Pétrovitch, il paraît que vous êtes un brillant esprit analytique, que vous pouvez briser n’importe quel mystère plus facilement qu’une noix. Eh bien, voici pour vous un problème qui n’a aucune solution logique. D’un côté, Polinka Karakina a disparu, c’est un fait ; de l’autre côté, elle ne pouvait d’aucune manière quitter la propriété, et c’est aussi un fait.

— Oui, exactement, renchérirent aussitôt plusieurs dames. Monsieur Fandorine, Eraste Pétrovitch, nous mourons tous d’envie de savoir ce qui s’est vraiment passé dans cette histoire.

— Je suis prête à parier qu’Eraste Pétrovitch n’aura aucun mal à résoudre ce paradoxe, déclara Odintsova, sûre d’elle.

— Vous voulez parier ? fit Mustafine, saisissant la balle au bond. Combien ?

Il convient d’expliquer que Lydia Nicolaievna et Arkhip Mustafine étaient tous deux des querelleurs invétérés et que leur passion des paris confinait parfois à l’absurde. Les plus perspicaces des invités se regardèrent, soupçonnant que la mystérieuse histoire, apparemment surgie par hasard de la mémoire du conteur, n’était en fait qu’un intermède préparé d’avance et que le jeune fonctionnaire se retrouvait victime d’un complot habilement ourdi.

— J’aime beaucoup votre petit Boucher, dit Arkhip avec un léger salut.

— Et moi votre grand Caravage, répondit l’hôtesse sur le même ton.

Mustafine eut un mouvement de tête admiratif face à l’appétit exorbitant d’Odintsova, mais ne contesta pas : visiblement, il ne doutait pas de sa victoire. A moins qu’ils ne se soient préalablement mis d’accord.

Eraste Pétrovitch, sidéré par une telle fougue, écarta les mains, l’air désarmé.

— Mais je n’étais pas sur les lieux, je n’ai pas vu les p-protagonistes. Pour autant que j’ai compris, la police n’a rien pu faire, alors qu’elle disposait de tous les moyens nécessaires. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? En plus, pas mal de temps a dû passer.

— Cela fera six mois en octobre, fut-il répondu.

— Oui, vous voyez…

— Eraste Pétrovitch, mon cher, mon délicieux ami, implora la maîtresse de maison, posant sa main sur celle de l’assesseur de collège. Ne causez pas ma perte. Vous voyez bien, j’ai déjà topé avec ce vampire ! Il va s’approprier mon Boucher sans vergogne ! Ce monsieur n’a pas une once de courtoisie chevaleresque.

— Mon ancêtre était mourza, un prince tatar, si vous préférez, précisa Arkhip Mustafine, l’air amusé. Et chez nous, dans la horde, la discussion avec les femmes est vite expédiée.

Pour Fandorine, en revanche, la courtoisie n’était apparemment pas un vain mot. Le jeune homme se frotta la racine du nez et bredouilla :

— Quoiqu’il y ait une chose… Dites-moi, m-monsieur Mustafine, avez-vous noté le genre de bagage qu’avait le Français ? Vous l’avez vu partir. Il devait bien avoir un coffre quelconque, non ?

Mustafine fit mine d’applaudir.

— Bravo ! Il a caché la fille dans sa malle et l’a emmenée. Quant à sa vertueuse sśur, Polinka lui a donné à boire une saleté quelconque qui lui a causé un choc nerveux. Ingénieux. Seulement voilà, il n’y avait malheureusement aucune malle. Le Français était nu comme un ver. Je me souviens de petites valises, de baluchons, de deux cartons à chapeaux. Non, monsieur, votre hypothèse ne tient pas.

Après un bref instant de réflexion, Fandorine demanda :

— Vous êtes absolument certain que la princesse ne pouvait pas s’entendre avec les gardes ou bien tout simplement les soudoyer ?

— Absolument. C’est la première chose que la police a vérifiée.

Curieusement, à ces mots, l’assesseur de collège s’assombrit brusquement et prononça en soupirant :

— Dans ce cas, votre histoire est infiniment plus vilaine que je ne le croyais.

Puis, après une courte pause, il demanda :

— Dites-moi, n’y aurait-il pas une conduite d’eau dans la maison du prince ?

— Une conduite d’eau ? A la campagne ? s’étonna Molly Sapéguine avant d’émettre un ricanement incrédule, persuadée que le beau fonctionnaire plaisantait.

Toutefois, Mustafine ajusta son monocle cerclé d’or et regarda Fandorine très attentivement, comme s’il venait seulement de le découvrir.

— Comment avez-vous deviné ? Figurez-vous qu’il y a effectivement une conduite d’eau dans la maison. Un an avant les événements que je viens de relater, le prince avait fait installer une chaudière et un réservoir. De sorte qu’aussi bien lui-même que les princesses et les invités disposaient de vraies salles de bains. Mais quel rapport avec l’affaire ?

— Je pense que votre p-paradoxe est résolu, dit Fandorine avant d’ajouter en secouant la tête : Mais d’une manière fort désagréable.

Les questions se mirent à fuser de tous côtés :

— Comment cela ? De quelle manière ? Mais enfin, que s’est-il passé ?

— Je vais de ce pas vous le raconter. Mais auparavant, Lydia Nicolaievna, j’aimerais charger votre laquais d’une mission.

Et l’assesseur de collège, devant une assemblée de plus en plus intriguée, écrivit un message qu’il remit au laquais en lui glissant quelques mots à l’oreille. La pendule de la cheminée sonna minuit sans que personne manifeste la moindre intention de partir. Tous attendaient en retenant leur souffle, mais Eraste Pétrovitch ne se pressait pas de commencer la démonstration de ses dons analytiques. Satisfaite de son flair qui, cette fois encore, ne l’avait pas trompée dans son choix de l’invité principal, Lydia Nicolaievna regarda le jeune homme avec un attendrissement quasi maternel. Le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait toutes les chances de devenir l’idole de son salon. Katy Polotskaïa et Lily Epantchina allaient en crever de jalousie.

— L’histoire que vous nous avez contée n’est pas tant m-mystérieuse que repoussante, déclara l’assesseur de collège en grimaçant. L’un des plus monstrueux crimes passionnels qu’il m’ait été donné de connaître. Ce n’est pas une disparition, mais un meurtre, et le pire qui soit, puisqu’il rappelle celui d’Abel par Caïn.

— Vous voulez dire que la sśur enjouée a été tuée par la triste, c’est bien cela ? voulut préciser Serge von Taube, président de la chambre d’accise.

— Non, je veux dire exactement le c-contraire : que l’enjouée Polinka a tué la triste Aniouta. Mais là n’est pas le plus cauchemardesque.

— Enfin, voyons, comment est-ce possible ? s’étonna von Taube.

Lydia Nicolaievna jugea nécessaire de préciser :

— Que peut-il y avoir de plus horrible que d’assassiner sa propre sśur ?

Fandorine se leva, arpenta le salon.

— Je vais essayer de reconstituer l’enchaînement des événements, tel qu’il m’apparaît. Donc, nous avons deux d-demoiselles qui meurent d’ennui. La vie leur file entre les doigts, pour ne pas dire qu’elle leur a déjà presque échappé ; je veux parler de leur vie de femme. Oisiveté. Passions émoussées. Espoirs déçus. Relations éprouvantes avec un père tyrannique. Et, pour finir, frustration des sens. On peut le comprendre, les deux femmes sont jeunes et en pleine santé. Ah, pardonnez-moi…

Conscient du caractère déplacé de sa remarque, l’assesseur de collège prit l’air confus, mais la maîtresse de maison s’abstint de le réprimander. D’ailleurs, il était si charmant avec cette brusque rougeur montée à ses joues pâles !

— Je m’abstiendrai de décliner tous les sentiments qui se mêlent dans l’âme de d-demoiselles se trouvant dans une telle situation, reprit Fandorine après une courte pause. Mais ici il y a une autre particularité : la présence permanente, là tout près, de ce miroir vivant qu’est une sśur jumelle. Sans doute, dans ce cas, le complexe mélange d’amour et de haine est-il inévitable. Et voilà qu’un beau jeune homme fait son apparition. Il manifeste un vif intérêt pour les demoiselles. Un intérêt de toute évidence loin d’être désintéressé, mais comment une telle idée pourrait effleurer l’une ou l’autre des princesses ? Entre les deux sśurs s’instaure une inévitable rivalité, mais le choix est vite fait. Jusqu’alors, chez Aniouta et Polinka, tout était semblable, égal ; or, désormais, elles évoluent dans des mondes différents. L’une est heureuse, elle renaît à la vie et – du moins en apparence – elle est aimée. L’autre se sent repoussée, isolée et, de ce fait, doublement malheureuse. L’amour est égoïste. Pour Polinka, rien d’autre ne devait exister que la passion amassée au cours de longues années de réclusion. C’était la vraie vie, la pleine vie à laquelle elle avait si longtemps rêvé mais aussi cessé de croire. Et soudain, tout cela se rompt en un instant, au moment p-précis où l’amour atteint son apogée.

Les dames écoutaient, comme ensorcelées, le palpitant récit du beau jeune homme. Molly Sapéguine porta ses doigts fins à l’échancrure de sa robe et se figea.

— Le plus horrible de tout, c’est que la coupable de la t-tragédie est sa sśur. Que l’on peut aussi comprendre, convenons-en. Supporter un tel bonheur à côté de son propre malheur exige une force d’âme qu’Aniouta ne possédait manifestement pas. Et c’est ainsi que Polinka, qui venait juste d’atteindre le paradis, fut brisée. Or, aucun animal sauvage au monde n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a enlevé son amour ! s’exclama avec flamme Eraste Pétrovitch avant de prendre de nouveau un air gêné, conscient que ce jugement pouvait froisser le beau sexe.

Mais aucune protestation ne se manifesta ; tous attendaient la suite, et Fandorine reprit en accélérant le rythme :

— Alors, sous l’influence du désespoir, germe dans l’esprit de Polinka un plan insensé : terrible, monstrueux, mais qui témoigne de l’incroyable force du sentiment qui l’anime. Quoique, je ne sais pas. Il est possible que l’idée soit venue de Renard. En tout cas, c’est à la jeune femme que revient sa mise en śuvre… Pendant la fameuse nuit, Arkhip, où vous piquiez du nez en écoutant les récriminations du maître de maison, dans la chambre des princesses se jouait un drame infernal. Polinka a tué sa sśur. J’ignore de quelle manière. L’a-t-elle étranglée, l’a-t-elle empoisonnée ? Quoi qu’il en soit, elle a évité l’effusion de sang, sinon il serait resté des traces dans la chambre.

Mustafine, qui depuis le début écoutait Eraste Pétrovitch avec un scepticisme non dissimulé, haussa les épaules et dit :

— L’enquête a en effet admis la possibilité d’un crime. Mais s’est aussitôt posée la question de bon sens : où est passé le corps ?

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales répondit sans l’ombre d’une hésitation :

— C’est précisément en cela que réside le cauchemar. Après avoir tué sa sśur, Polinka a traîné le corps dans la salle de bains. Là, elle l’a découpé en morceaux et a fait disparaître le sang dans la tuyauterie. Le Français ne pouvait pas procéder lui-même au dépeçage. Il n’aurait sûrement pas pu s’absenter aussi longtemps de l’aile où il logeait sans attirer l’attention.

Après avoir attendu le retour au calme – son exposé avait soulevé une véritable tempête d’exclamations indignées, « Impossible ! » étant la plus fréquente –, Fandorine déclara tristement :

— Hélas, c’est possible, et c’est même la seule explication. Il n’y a aucune autre solution au p-problème. Et mieux vaut ne pas essayer d’imaginer comment les choses se sont passées cette nuit-là dans la salle de bains. Polinka n’avait évidemment aucune notion d’anatomie et ne pouvait disposer d’autre instrument que d’un vulgaire couteau dérobé en douce à la cuisine.

— Elle n’a tout de même pas pu faire passer les morceaux de corps et les os dans la tuyauterie, cela aurait tout bouché ! s’écria Mustafine avec une ardeur qu’on ne lui connaissait pas.

— En effet, elle n’a pas pu. Le corps d-découpé a quitté la propriété, réparti dans les valises et les cartons à chapeaux du Français. Dites-moi, les fenêtres de la chambre étaient-elles situées très haut ?

Mustafine plissa les yeux, essayant de se souvenir.

— Non, pas très haut. A hauteur d’homme, je pense. Et elles donnaient sur la pelouse, côté jardin.

— Ce qui signifie que le transfert des morceaux s’est fait p-par là. A en juger par l’absence totale de traces sur le rebord de la fenêtre, Renard, depuis l’extérieur, passait dans la chambre un récipient quelconque qu’Aniouta portait dans la salle de bains. Puis, une fois qu’elle l’avait rempli de morceaux de corps, elle le repassait à son complice. Quand le funeste va-et-vient a été t-terminé, Polinka n’a plus eu qu’à rincer la salle de bains et à nettoyer le sang qu’elle avait sur elle…

Lydia Nicolaievna avait beau avoir très envie de gagner son pari, l’honnêteté lui interdisait de se taire.

— Eraste Pétrovitch, tout cela est très cohérent, à l’exception d’une chose. Si Polinka a bien commis cet acte monstrueux, elle a forcément taché ses vêtements, or le sang ne se nettoie pas si facilement, à moins d’être lingère, et encore.

Cette remarque pratique déconcerta moins Fandorine qu’elle ne le mit mal à l’aise. Il toussota et, baissant les yeux, dit doucement :

— Je suppose qu’avant d’entreprendre le d-dépeçage du corps la princesse s’est d-déshabillée. Complètement…

Plusieurs dames poussèrent des oh ! et Molly Sapéguine, pâlissant, murmura en français :

— Oh, mon Dieu…

Craignant apparemment que quelqu’un ne s’évanouisse, Eraste Pétrovitch s’empressa de poursuivre sur le ton de la froide analyse scientifique :

— Il est tout à fait vraisemblable que la perte de connaissance prolongée de la fausse Aniouta n’a pas été simulée, mais qu’elle a bel et bien été la conséquence psychique d’un t-terrible choc émotionnel.

Là, tous se mirent à parler ensemble.

— Enfin, ce n’est pas Aniouta qui a disparu, mais Polinka ! rappela Serge Ilitch.

— Ah oui, bien sûr, c’est simplement Polinka qui s’est dessiné un grain de beauté sur la joue, expliqua avec impatience Lydia Nicolaievna, plus maligne que les autres. Et tout le monde l’a prise pour Aniouta !

Stupitsine, médecin de la cour en retraite, refusa de souscrire à cette hypothèse.

— C’est impossible ! Les proches savent parfaitement différencier les jumeaux. Par la façon de se comporter, les intonations de la voix et, enfin et surtout, par l’expression des yeux !

— Mais, au fait, pourquoi une telle substitution ? intervint le général Liprandi, médecin de la cour en exercice. Pourquoi Polinka avait-elle besoin de se faire passer pour Aniouta ?

Eraste Pétrovitch attendit que le torrent de questions et de contestations se tarisse, et répondit à toutes, l’une après l’autre :

— Si Aniouta avait disparu, Votre Excellence, Polinka eût été inévitablement soupçonnée de s’être débarrassée de sa sśur par vengeance et l’on aurait alors plus soigneusement cherché les t-traces d’un meurtre. Et d’un. La disparition de celle qui était amoureuse en même temps que le Français mettait au premier plan l’hypothèse de la fuite et non celle du crime. Et de deux. Et puis, enfin, sous les traits d’Aniouta, elle pouvait se marier un jour avec Renard sans se trahir a posteriori. C’est apparemment ce qui s’est passé dans la lointaine ville de Rio de Janeiro. Je suis certain que Polinka s’est retirée aussi loin de sa patrie pour pouvoir s’unir tranquillement à l’objet de son adoration.

L’assesseur de collège se tourna vers le médecin de la cour.

— Votre argument selon lequel les proches savent très bien différencier les jumeaux est tout à fait valable. Mais n’oubliez pas que le m-médecin de famille des Karakine, qui, lui en tout cas, ne se serait pas laissé berner, était mort peu avant les événements. A ce propos, d’ailleurs, la fausse Aniouta a changé du tout au tout après la nuit fatale, comme si elle était devenue quelqu’un d’autre. Vu les circonstances, tout le monde a jugé cela normal. En réalité, c’est Polinka qui a subi une complète transformation, mais faut-il s’étonner du fait qu’elle ait perdu sa vivacité et sa gaieté naturelles ?

— Et la mort du vieux prince ? demanda Serge Ilitch. Elle ne pouvait pas mieux tomber pour la criminelle.

— Cette mort est hautement suspecte, admit Fandorine. Il est probable que le poison n’y est pas étranger. Il n’y a pas eu d’autopsie, naturellement. On a mis le décès sur le compte du chagrin paternel et sur la tendance du prince à l’apoplexie, mais l’on peut penser qu’après une nuit pareille ce n’était pas un acte aussi anodin que l’empoisonnement de son père qui allait arrêter Polinka. D’ailleurs, il n’est pas trop tard, même aujourd’hui, pour procéder à l’exhumation. Le poison demeure longtemps dans les tissus osseux.

— Je fais le pari que le prince a été empoisonné, prononça à la hâte Lydia Nicolaievna en se tournant vers Mustafine.

Mais celui-ci fit mine de n’avoir pas entendu et prononça lentement :

— L’hypothèse est ingénieuse. Et subtile. Toutefois, il faut vraiment avoir une imagination débordante pour se représenter une princesse Karakina, en tenue d’Eve, découpant avec un couteau à pain le cadavre de sa propre sśur.

De nouveau tout le monde se mit à parler en même temps, chacun défendant avec la même ardeur l’un ou l’autre des deux points de vue. Cela étant, les dames penchaient plus pour l’hypothèse de Fandorine, tandis que les messieurs la réfutaient majoritairement, la considérant comme invraisemblable. De son côté, le responsable de la controverse s’abstenait d’y prendre part, même s’il écoutait avec grand intérêt les arguments des deux parties.

— Mais enfin, pourquoi ne dites-vous rien ? s’exclama Lydia Nicolaievna, s’adressant à lui. Regardez-le, ajouta-t-elle en montrant Mustafine, il nie l’évidence uniquement pour ne pas honorer son pari ! Dites-lui quelque chose ! Trouvez donc un argument qui l’obligera à se taire !

— J’attends le retour de votre laquais, lui répondit Eraste Pétrovitch.

— Et où l’avez-vous envoyé ?

— A la chancellerie du général gouverneur, au centre t-télégraphique, qui fonctionne jour et nuit.

— Mais c’est rue de Tver, à cinq minutes de marche d’ici, or cela fait plus d’une heure qu’il est parti, s’étonna quelqu’un.

— J’ai ordonné à Mathieu d’attendre la réponse, expliqua le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

Puis il se tut à nouveau, et l’attention générale fut captée par Mustafine, qui se lança dans un long développement visant à démontrer l’extravagance de l’hypothèse de Fandorine du point de vue de la psychologie féminine.

Au moment crucial, alors que Mustafine évoquait avec conviction et force effets de manche les caractères inhérents à la nature féminine, qui avait honte de la nudité et ne supportait pas la vue du sang, la porte s’entrouvrit doucement, et entra celui que tout le monde attendait. Marchant sans bruit, Mathieu s’approcha de l’assesseur de collège et, avec un salut, lui tendit une feuille de papier.

Eraste Pétrovitch la déplia, la lut et hocha la tête. La maîtresse de maison observait attentivement le visage du jeune homme et, n’y tenant plus, approcha sa chaise de lui.

— Alors, qu’est-ce que cela dit ? murmura-t-elle.

— J’avais raison, répondit Fandorine, chuchotant lui aussi.

Aussitôt, Lydia Nicolaievna, triomphante, interrompit l’orateur :

— Cessez vos idioties, Arkhip ! Que pouvez-vous comprendre à la nature féminine, vous n’avez même jamais été marié ! Eraste Pétrovitch dispose d’une preuve formelle !

Elle arracha le message des mains de l’assesseur de collège et le fit circuler parmi l’assemblée.

C’est avec perplexité que les personnes présentes lurent la dépêche, qui se réduisait à ces trois mots : « Oui. Oui. Non. »

« Et c’est tout ? C’est quoi ? D’où ça vient ? » Telle était la tonalité générale des interrogations.

— Le télégramme provient de l’ambassade russe au B-Brésil, expliqua Fandorine. Vous voyez le sceau diplomatique ? Si c’est la nuit à Moscou, à Rio de Janeiro tout le monde est au travail. C’est sur quoi je comptais lorsque j’ai demandé à Mathieu d’attendre la réponse. Je reconnais bien là le style laconique de mon ami Karl. Mathieu, rendez-moi donc la feuille que je vous ai donnée. Voici comment était rédigé mon message.

Eraste Pétrovitch prit le papier des mains du laquais et lut :

— Très cher Karl, peux-tu répondre par retour aux questions suivantes ? La ressortissante russe vivant au Brésil née princesse Anna Karakina est-elle mariée ? Si oui, son époux boite-t-il ? Autre chose : la princesse a-t-elle un grain de beauté sur la joue droite ? J’ai besoin de tout cela pour un pari. Fandorine. La réponse de l’ambassadeur montre que la p-princesse est mariée à un boiteux et n’a aucun grain de beauté sur la joue. Pourquoi en aurait-elle un maintenant ? Dans le lointain Brésil, elle n’a plus aucun besoin de recourir à ce genre de subterfuge. Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, Polinka est vivante et a réussi à épouser son Renard. L’horrible conte connaît une fin absolument idyllique. A propos, l’absence de grain de beauté prouve une fois de plus que Renard a participé à l’assassinat et qu’il sait parfaitement que son épouse est Polinka et non Aniouta.

Lydia Nicolaievna se tourna alors vers Mustafine.

— J’envoie immédiatement chercher le Caravage, lui lança-t-elle avec un sourire triomphant.

1- Une verste valait 1,067 kilomètre.

DE LA VIE DES COPEAUX

Cette nouvelle est dédiée

à Georges Simenon

Quelqu’un a joué de malchance

Cinq personnes ? Cela paraît un peu beaucoup pour une « discussion strictement confidentielle », telle fut la première chose qui vint à l’esprit d’Eraste Pétrovitch lorsqu’il pénétra dans le bureau du directeur de la compagnie de chemin de fer Von Mack et Fils.

L’assesseur de collège salua les présents et arrêta son regard sur l’homme assis en bout de table. C’était sans aucun doute lui le baron Serge Léonardovitch von Mack, chez qui Fandorine avait été envoyé par son chef afin de prendre part à la discussion en question. On pouvait penser que le baron allait présenter le fonctionnaire chargé des missions spéciales aux autres personnages : un chauve au visage renfrogné, une vieille femme éplorée et deux jeunes gens aux mêmes yeux inexpressifs (exactement semblables à ceux de Serge Léonardovitch : ses frères, donc). Hormis le chauve, tous étaient en noir, les trois frères von Mack portant en plus un brassard de deuil.

Contre toute attente, aucune présentation n’eut lieu. En réponse au salut du nouvel arrivant, le chef d’entreprise se contenta d’un léger signe de tête avant de s’adresser au monsieur à l’air maussade :

— Vous pouvez continuer. C’est… Il est de la maison. Ne faites pas attention à lui, dit-il en balayant l’air d’un geste désinvolte. Je vous en prie, monsieur Vanioukhine, vous commenciez à parler de Stern.

N’étant pas habitué à ce qu’on le traitât comme une mouche ou un moustique, Eraste Pétrovitch avait haussé un sourcil, mais il lui fit aussitôt reprendre sa place en entendant le nom de l’homme à la mine renfrognée.

Ainsi, c’était lui. Zossim Prokofiévitch Vanioukhine soi-même.

Fandorine avait souvent entendu parler de cet homme, mais c’était la première fois qu’il le voyait, et, à franchement parler, il éprouvait une certaine déception. La légende vivante de la police ressemblait au laquais d’une maison de parvenus : crâne chauve encadré de part et d’autre par des favoris passablement ridicules, faux col d’une blancheur éclatante mais cravate manquant pour le moins de discrétion. Quant à la pince à cravate ornée d’une perle fine, elle n’allait pas du tout avec le gilet framboise. Mais peut-on juger un individu à sa mise, surtout un homme ? En son temps, Vanioukhine avait démêlé pas mal d’affaires embrouillées. Et l’on pouvait lui tirer son chapeau : de simple commissionnaire, il était devenu chef de la police judiciaire de Saint-Pétersbourg avec le grade de général, tout cela grâce à sa jugeote naturelle et à sa hargne de bouledogue.

Le regard de Vanioukhine était vif et pénétrant. Ses petits yeux narquois se braquèrent sur Fandorine.

— Excusez-moi, mais où l’homme « de la maison » se trouvait-il le 6 de ce mois ? demanda le Pétersbourgeois à l’aîné des frères von Mack.

La façon de s’exprimer de Zossim Prokofiévitch était extrêmement désagréable : caustique, comme discréditant par avance tout ce que pourrait dire son interlocuteur. Vanioukhine semblait vouloir signifier au chef d’entreprise : Tu as beau être le magnat des magnats et cent fois millionnaire, je m’en bats l’śil, pour moi tous les gens se valent.

Bien qu’hostile à toute forme d’impolitesse, Fandorine apprécia la démonstration. Apparemment, ce n’était pas sans raison que l’on disait de Vanioukhine qu’il était un homme indépendant et qu’il accomplissait son travail sans faire de distinctions entre les personnes.

— Il venait juste de rentrer après une longue absence, répondit Serge Léonardovitch à l’enquêteur, qui perdit aussitôt tout intérêt pour le nouveau venu, ne demandant pas même comment il s’appelait.

— Zur ce, reprenons, dit Zossim.

A en juger par la légère grimace qui altéra son visage impassible, ce n’était pas la première fois que le directeur entendait ce piètre calembour.

— Votre père et, par conséquent, votre époux…

En prononçant ces mots, le policier s’inclina avec une déférence outrancière devant la dame âgée.

— … s’est senti mal dans la nuit du 6 au 7, et une heure plus tard il avait, comme on dit, passé l’arme à gauche.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard indigné, blessés par le ton du policier. L’un d’eux eut même un geste brusque, mais Serge Léonardovitch fronça imperceptiblement les sourcils, et ses deux cadets se ressaisirent aussitôt. Dans la famille von Mack, le droit d’aînesse semblait être rigoureusement respecté.

— Pas plus d’une demi-heure plus tard, dans un petit appartement à vingt roubles le mois, le secrétaire du défunt, un certain Nicolas Stern, rendait l’âme à son tour. Dans d’horribles convulsions, parce qu’on ne s’est pas donné la peine d’aller chercher un médecin pour un être aussi insignifiant, et que personne n’a soulagé ses douleurs avec du camphre et autres moyens modernes.

Le policier fit une pause, promenant un regard ironique sur les membres d’une famille qui comptait parmi les plus riches de l’Empire.

— Et maintenant, transportons-nous mentalement à la direction de votre noble entreprise, à savoir à l’endroit même où nous nous trouvons actuellement. Car c’est ici que s’est joué le troisième acte de la tragédie. Juste avant l’aube, le portier a entendu des cris en provenance du couloir où l’homme de ménage, un employé de nuit du nom de Kroupennikov, était occupé à laver le sol. Avant de trépasser, le malheureux a eu une courte conversation avec le portier. Si l’on peut appeler ça une conversation. Kroupennikov a crié : « J’ai les intérieurs en feu ! Je m’sens partir ! » Le portier a demandé : « Tu as mangé quelque chose de pas frais ? » « Que dalle que j’ai becté », rapporta Zossim Prokofiévitch, qui imitait le langage populaire de l’homme de ménage avec une évidente délectation, « j’ai juste avalé une lampée de thé parfumé du maître, directement à la théière. » Et une minute plus tard, Kroupennikov joignait son âme à celles des deux autres.

Dans la mesure où ces éléments lui étaient déjà connus (après sa discussion avec le général gouverneur, il avait eu le temps de prendre succinctement connaissance de l’affaire), Fandorine écoutait moins qu’il n’observait.

Le fils aîné du défunt entrepreneur, héritier de l’affaire, intéressait l’assesseur de collège plus que toute autre chose. C’était un brun assez beau, encore jeune, aux traits réguliers, qui donnaient cependant une impression de grande froideur. Eraste Pétrovitch était enclin à modifier son jugement initial quant au regard « inexpressif » de l’homme. C’étaient les deux frères cadets qui avaient des regards éteints, couleur de hareng de la Baltique ; celui de Serge Léonardovitch, en revanche, luisait non pas comme des écailles de poisson mais comme de l’acier. A en juger par cet éclat, l’entreprise du magnat qui venait d’être empoisonné était tombée entre des mains solides.

Les deux jeunes frères von Mack ne méritaient pas d’attention particulière : des adolescents comme les autres. Mais la veuve plut beaucoup à Eraste Pétrovitch : l’on percevait en cette femme un être capable à la fois d’endurer la souffrance avec le courage d’un homme et de compatir avec la sensibilité d’une femme. Elle avait un beau visage.

L’aspect du bureau lui-même en disait long sur la famille von Mack.

A mille kilomètres de là s’étendait la toile d’araignée en acier où battait le cśur de l’immense empire ; ici se trouvait le cerveau qui dirigeait le travail de dizaines de milliers de gens ; Dieu seul savait combien de millions de roubles, de francs, de marks étaient comptés par les bouliers posés sur la table de ce bureau, dont l’ameublement était pourtant des plus simples, pour ne pas dire spartiate. Le strict nécessaire (un coffre, des étagères pour les documents, une table, des chaises et quelques fauteuils, des cartes géographiques, le tout nouvel appareil de Bell) et rien de superflu (ni tableaux, ni sculptures, ni tapis). Cette austérité si soigneusement soulignée signifiait : nous ne jetons pas l’argent par les fenêtres, chez nous chaque kopeck doit travailler. Une conception exotique pour un entrepreneur russe, et d’ailleurs pratiquement inédite.

Tout de même, que voulait dire l’étrange accueil réservé au fonctionnaire chargé des missions spéciales ?

Là, Eraste Pétrovitch dut à nouveau se concentrer sur le récit du policier de Saint-Pétersbourg, car celui-ci avait entrepris de commenter les analyses de laboratoire qui, manifestement, venaient de lui parvenir.

— … Zur ce, fit Zossim, passons à la théière contenant l’excellent breuvage qui a si malencontreusement tenté l’homme de ménage. Bien que la police de Moscou soit un ramassis de bras cassés, ces derniers ont quand même eu l’idée de donner la théière au laboratoire. Par chance, Kroupennikov n’était pas un rapide, il n’avait pas encore eu le temps de faire sa petite vaisselle.

Ces paroles s’accompagnèrent d’un regard si mauvais à l’adresse de l’aîné des von Mack que Fandorine se raidit et observa à son tour le baron. Hormis un tressaillement au coin de la bouche, celui-ci ne laissa rien transparaître.

Le plus jeune des frères, dont la lèvre supérieure s’ombrait d’un léger duvet noir, ne put s’empêcher de demander :

— Qu’avez-vous à tourner comme ça autour du pot ? Que démontre l’analyse de la théière ?

Vanioukhine fixa l’adolescent avec une noble indignation.

— Retenez-vous, jeune homme ! Etre né dans une famille de gros richards ne vous donne aucun droit. Sachez que vous parlez à un conseiller d’Etat, chevalier de l’ordre de Saint-Vladimir ! Chez vous, à Moscou, on adore volontiers le veau d’or, mais personnellement je ne compte pas parmi ses adeptes. Moi, monsieur, c’est du droit que je suis adepte ! Et sachez que je ne suis pas à votre botte ! Je suis venu ici pour enquêter sur un triple meurtre, et je trouverai le criminel, quel qu’il soit, vous pouvez me croire !

Il était clair que, depuis déjà un certain temps, Zossim brûlait de dire ce qu’il avait sur le cśur : son rang, son titre, l’histoire du veau d’or et du droit. C’était certainement dans ce but qu’il avait mis à l’épreuve la patience des von Mack. Afin d’avoir un prétexte pour remettre ces rupins à leur place et leur faire savoir qui, ici, commandait.

— Volodia ne voulait pas vous offenser, Votre Excellence, prononça timidement la dame. Je vous en prie, poursuivez.

Sans cesser tout à fait de suffoquer de colère, Vanioukhine continua sur le même ton venimeux, en regardant principalement Serge Léonardovitch.

— On a découvert de l’arsenic dans le thé à la menthe. L’empoisonneur ne s’est pas embarrassé de ciguë ou autre cyanure, plus aristocratiques. D’ailleurs, ce n’est pas mal pensé. Contrairement aux poisons plus sophistiqués, la mort-aux-rats se vend dans toutes les pharmacies, et même dans certains bazars. C’est un produit courant, car, comme chacun le sait, les souris et les rats sont, en ville, infiniment plus nombreux que les bipèdes. Et maintenant, après ces considérations d’ordre général, revenons-en aux faits.

L’enquêteur remua ses papiers, parcourant ses notes.

— Fait numéro un : le défunt baron prenait tous les soirs du thé à la menthe, exactement à la même heure.

— Léon souffrait de l’estomac, et la menthe apaisait ses douleurs, expliqua tristement la veuve.

— Ce que le criminel savait parfaitement, ajouta Vanioukhine. Fait numéro deux : à sept heures et demie précises, la servante, Marie Lioubakine, a apporté la théière dans le cabinet directorial. Cela est confirmé par tous les collaborateurs, retenus, ce jour-là, après les heures normales de travail. Vers neuf heures, tout le monde est parti, seuls restant dans le bureau le directeur et son secrétaire. Selon le témoignage du portier, ces deux hommes ont quitté le bâtiment pratiquement en même temps, à dix heures et demie. Le baron en calèche, le secrétaire Stern à pied, comme il se doit. A en juger par les tasses, restées sur la table, le directeur, dans sa grande largesse, a offert du thé au pauvre Stern. Mais, comme le dit si bien Griboiédov, « craignons plus que tout et la colère des maîtres et l’affection des maîtres ».

A ces mots, même l’impassible Serge Léonardovitch perdit son sang-froid.

— Je vous prie de changer de ton, il est offensant, prononça l’héritier d’une voix sourde en baissant les yeux. Mon père n’était pas un homme arrogant, il respectait ses collaborateurs. Si on lui a servi le thé dans son bureau, il va de soi que père en a offert à son secrétaire.

Une remarque sans appel, mais prononcée avec une telle dignité que même ce vieux loup de Vanioukhine dut baisser le ton.

— Admettons. Ils ont bu le thé à la menthe et à l’arsenic, se sont séparés, et ce pauvre idiot de Kroupennikov a terminé le fond. L’empoisonneur n’avait absolument pas tablé sur pareille issue. Si le baron avait été le seul à mourir, il est probable que le crime serait passé inaperçu. Votre père était un homme de santé fragile, les malaises et les vomissements étaient fréquents chez lui. L’idée d’une mort suspecte ne serait même pas venue à l’esprit de la police. Mais le meurtrier a vraiment joué de malchance. Trois morts d’un coup ! Même les policiers d’ici ne pouvaient pas laisser passer ça, fit le Pétersbourgeois, envoyant une nouvelle pique à ses collègues moscovites. Plutôt que d’essayer de faire les malins tout seuls, ils ont fait appel à moi, et c’est tout à leur honneur. Zossim Vanioukhine connaît son affaire. Un meurtre prémédité, plus deux sans préméditation, c’est le bagne à perpétuité, prononça le policier avec insistance en regardant Serge Léonardovitch dans le blanc des yeux. Quand on coupe du bois, des copeaux volent, ou, comme disent les Français, on ne fait pas d’omelette sans casser des śufs. Eh bien, ce sont ces copeaux qui vont me conduire au criminel. Je n’aurai pas besoin de beaucoup de temps. Entre le « à qui profite le crime » et le « qui est coupable », le chemin est court. Zur ce, je vous tire ma révérence. Mais pas pour longtemps.

Sur cette note menaçante, Vanioukhine se leva, s’inclina devant la veuve et sortit. Il n’avait pas daigné saluer les frères von Mack, et, quant à Fandorine, il ne lui avait pas même adressé un regard.

Discussion strictement confidentielle

A ce moment-là, Eraste Pétrovitch avait déjà décidé en son for intérieur de ne pas s’attaquer à cette affaire. Même si la grossièreté de Vanioukhine lui laissait un arrière-goût désagréable, l’assesseur de collège pouvait comprendre une telle attitude. Les gens très riches ressemblent aux personnes souffrant de quelque maladie honteuse. Ils sont mal à l’aise avec leur entourage et leur entourage est mal à l’aise avec eux. Il est probable que les sentiments humains les plus élémentaires, comme l’amour ou l’amitié, sont totalement exclus pour un homme tel que Serge Léonardovitch. Dans son cśur, il y aura toujours ce petit ver qui le ronge et qui lui dit : cette femme prête à t’épouser, ce sont tes millions qu’elle aime, pas toi ; cet homme, ce n’est pas avec toi qu’il est ami, mais avec tes chemins de fer.

En plus, c’était quoi, cette morgue détestable ? Le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï avait dit que le jeune von Mack demandait, voire implorait, que l’on vienne chez lui pour une conversation strictement confidentielle. Or, il n’avait même pas daigné dire bonjour.

Fandorine se sentait blessé dans son amour-propre, et à peine la porte se fut-elle refermée sur le policier de Saint-Pétersbourg qu’il s’apprêta à tourner les talons sans un mot pour sortir à son tour (notons que personne n’avait invité l’assesseur de collège à s’asseoir).

Mais le nouveau patron de la compagnie Von Mack et Fils précéda son geste.

— Seigneur, pardonnez-moi ! s’écria-t-il en se levant. Je vais tout de suite vous expliquer mon étrange conduite… Mère, c’est ce M. Fandorine à propos duquel je suis allé chez le gouverneur. Eraste Pétrovitch, je vous présente maman, Lydia Filarétovna, et mes frères, Vladimir et Alexandre.

La dame sourit aimablement, les deux adolescents bondirent sur leurs pieds, saluèrent respectueusement et se rassirent.

— Venez, je vous en prie, fit le chef d’entreprise en montrant le fauteuil qui se trouvait près de lui. Ah, si j’avais su ! Comme je m’en veux de ne pas avoir immédiatement suivi le conseil de Vladimir Andréiévitch. Durant les obsèques, il m’a tout de suite dit : « Pourquoi voulez-vous donc mêler Saint-Pétersbourg à cette histoire ? Demandez à Fandorine, il va démêler tout ça. » Mais je tenais absolument à ce que ce soit Vanioukhine en personne qui s’occupe de l’affaire. Oh, comme les réputations sont sujettes à caution dans notre Russie !

Eraste Pétrovitch longea l’immense table, visiblement réservée aux réunions de travail, et s’assit. Après avoir examiné de près le fonctionnaire chargé des missions spéciales, Serge Léonardovitch fronça les sourcils d’un air inquiet.

— Mais vous êtes très jeune pour de telles responsabilités ! fit-il remarquer, visiblement contrarié (de loin, du fait de ses tempes grises, Fandorine faisait plus que son âge).

— Comme vous p-pour les vôtres, répondit sèchement l’assesseur de collège, qui n’avait guère apprécié la remarque. Vous vous apprêtiez à m’expliquer quelque chose ?

Le baron posa sur lui un regard investigateur. On voyait que décontenancer cet homme n’était pas chose facile.

— Eh bien, finit-il par dire après réflexion. On peut toujours essayer. Le prince s’est engagé à vous mettre à ma disposition le temps qu’il faudra…

Les joues de Fandorine rosirent imperceptiblement. Au cours de la discussion avec son adjoint, le général gouverneur s’était, certes, exprimé plus élégamment, mais cela ne changeait rien sur le fond : l’assesseur de collège était bel et bien « à la disposition » de ce rupin.

A la première impolitesse, au premier signe de suffisance, je prends congé, se dit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Que von Mack ait donné cent mille roubles pour la construction de la Cathédrale et qu’il ait fondé deux orphelinats n’est pas une raison suffisante pour qu’un serviteur de l’Etat joue les larbins de ce sac à fric.

Mais le directeur ne se montra nullement suffisant, simplement affairé et inquiet.

— Je n’ai pas attiré l’attention sur votre personne, afin que vous ayez la possibilité d’observer tranquillement Vanioukhine et de vous forger une opinion sur sa manière d’agir. Il y a également une autre raison, mais je la garde pour plus tard. Donc, que dites-vous du conseiller d’Etat actuel ?

Dans la façon de rappeler le rang de Zossim Prokofiévitch, on aurait pu déceler une pointe d’ironie, mais le visage du baron resta imperturbablement sombre.

Fandorine commença sans grand enthousiasme :

— En son temps, M. Vanioukhine a dû être un enquêteur valable, mais ses t-talents appartiennent au passé. Et d’un. Il est trop sûr de lui, cela limite son champ de vision. Et de deux. Il a déjà choisi l’hypothèse principale et il n’a pas l’intention de s’en détourner pour examiner les autres. Et de trois. Et cette hypothèse est fort désagréable pour vous. Et de quatre.

— Comme quoi j’aurais empoisonné mon père pour hériter, c’est cela ? fit Serge Léonardovitch avec un hochement de tête en regardant les membres de sa famille. Hum… Nous avons grand besoin de votre aide, Fandorine.

— Pour que je contribue à lever les soupçons qui p-pèsent sur vous ?

L’aîné des von Mack grimaça :

— Mais non, voyons. Ce ne sont pas les soupçons de Vanioukhine qui m’inquiètent, mais le fait que l’enquête soit en train de partir dans la mauvaise direction. Au final, il renoncera à l’idée qui aujourd’hui lui semble tellement logique, mais il sera alors trop tard.

— Je crains de ne pas tout à fait c-comprendre. Dans quel sens « trop tard » ? Vous voulez dire que le vrai coupable échappera au châtiment ?

— Ah, de nouveau vous êtes à côté de la plaque ! s’exclama le baron, une pointe de dépit dans la voix. Il faut, bien sûr, châtier le coupable, la loi et les intérêts de la société l’exigent. Mais l’essentiel est ailleurs !

— Mais encore ?

— Business, lâcha sèchement Serge Léonardovitch. Dommage que ce mot n’existe pas dans notre langue, « affaires » est un mot bien trop emphatique. Mon père ne vivait que pour le business, et je suis son fils. Nous, les von Mack, sommes tous comme cela.

Dans un même mouvement, les frères cadets poussèrent le menton en avant et froncèrent les sourcils, tandis que la veuve exhalait un soupir et se signait.

Décidément, être trop riche est malsain pour l’esprit et le cśur, pensa de nouveau Fandorine. Puis, tout haut, il demanda :

— Si je comprends bien, vous avez une autre version des événements ?

— Oui. Et j’en ai parlé à Vanioukhine, mais il m’a répondu : « Vous voulez m’utiliser pour jeter le discrédit sur votre concurrent ? Ne me prenez pas pour un idiot. »

Le baron se leva et s’approcha de la carte qui occupait la quasi-totalité du mur.

— Dans le business des chemins de fer de notre empire, la concurrence est féroce. Les rails, les traverses, les locomotives, les gares, les ponts… voilà dans quoi aujourd’hui se font et se défont les grosses fortunes. Regardez un peu ! Quel champ d’action ! Quelles possibilités ! Avec leur Trans-American, les Américains sont des Lilliputiens face à la Russie. Ce n’est pas un pays, mais un miracle ! Combien de millions de kilomètres de voies peut-on y frayer !

Moralité, on peut aussi aimer la Russie pour cela, s’étonna Eraste Pétrovitch en voyant la main de von Mack caresser tendrement l’Oural, les steppes d’Orenbourg et la Sibérie.

— Pour l’obtention de marchés, on distribue des millions de roubles de pots-de-vin, on s’espionne, et au besoin…

En un geste explicite, Serge Léonardovitch passa un doigt en travers de sa gorge.

— Mon père disait toujours : « Le business, c’est la guerre, et la compagnie, c’est l’armée. » Personnellement, j’ajouterai : la mort du général en plein milieu de la bataille, c’est presque toujours la défaite… Bon, après ce préambule, passons à l’affaire. Actuellement, le gouvernement est en train de décider à qui sera attribuée la construction de la ligne Sud-Est. Budget : 38 millions de roubles ! Même pour notre compagnie, ce marché est d’une importance considérable, alors, pour Mossolov, c’est tout bonnement une question de vie ou de mort.

— Mossolov ? Qui est-ce ? demanda Fandorine, qui connaissait mal le milieu des entrepreneurs.

— Notre principal concurrent. Le propriétaire de la Société des Vapeurs, la plus ancienne compagnie de chemin de fer.

— Les vapeurs, en p-principe, ce sont des bateaux. Que viennent-ils faire ici ?

— Autrefois, au tout début des chemins de fer, on disait « vapeurs » également pour les trains, expliqua patiemment le baron, comprenant qu’il s’adressait à un profane. Vous vous souvenez chez Glinka ?

Et il entonna d’une voix agréable et parfaitement posée une célèbre romance du grand compositeur russe, intitulée Le Vapeur et célébrant les premiers trains.

— Je m’en souviens, acquiesça Fandorine quelque peu stupéfait.

Il ne s’attendait pas du tout à découvrir des talents musicaux chez l’homme froid et implacable que semblait être Serge Léonardovitch.

— La Société des Vapeurs est noyée sous les dettes. Si Mossolov ne reçoit pas ces 38 millions, son affaire tout entière va s’écrouler comme un château de cartes, et lui-même va être traduit en justice… Mon père vivant, le marché de la ligne Sud-Est nous serait revenu, la décision était pratiquement prise. Mais maintenant, tout est remis en question ! Face à mon père, Mossolov était comme David face à Goliath. Maintenant, Goliath, c’est Mossolov, et moi je suis David. Qui ira confier une telle affaire à un homme de mon âge et de mon expérience alors que Mossolov est là ? La Société des Vapeurs peut pavoiser, elle est sauvée.

— Et vous pensez que M. M-mossolov aurait pu empoisonner votre père pour obtenir le marché ?

— Pas lui-même, bien entendu. Quelqu’un parmi nos employés est à la solde de Mossolov. C’est une pratique habituelle, nous-mêmes avons chez eux, un… homme à nous. Ce n’est pas moral, je vous l’accorde, mais il n’y a pas de business sérieux sans cela. C’est celui qui en connaît le plus sur la concurrence qui gagne. On paie très cher les informateurs. Et dans des cas exceptionnels, comme l’histoire de la ligne Sud-Est, on peut exiger des services non moins exceptionnels. Et pour une rétribution sans doute également exceptionnelle. J’en suis certain : quelqu’un parmi nos plus proches collaborateurs a versé l’arsenic dans la théière. Le cercle est très limité. Mon père ne supportait pas plus la débauche de luxe que celle de personnel. En tout et pour tout, cinq personnes se trouvent en permanence au secrétariat. Personne, en dehors d’eux, n’est admis à pénétrer dans la pièce.

— Intéressant, dit Eraste Pétrovitch, oubliant qu’il s’apprêtait à prendre congé au plus vite.

— Pour être intéressant, ça l’est ! (Tous les muscles du visage anguleux de von Mack se contractèrent.) Ainsi, le mobile du crime est connu, l’instigateur aussi, et les suspects se comptent sur les doigts de la main. Votre tâche consiste donc à démasquer l’exécutant et à prouver son lien avec la Société des Vapeurs. Alors, la justice triomphera, et le marché sera pour nous. Les avocats engageront toutes sortes d’actions dilatoires, mais personne ne songera à confier à Mossolov, un homme accusé de meurtre, une affaire d’ampleur nationale. Malheureusement, le temps est compté, il ne reste qu’une semaine avant l’attribution du marché. Ce salaud le savait quand il a porté son coup !

Le baron se tut et, brusquement, demanda à l’un de ses frères, le plus âgé :

— Sacha, tu as gardé ton uniforme d’étudiant ?

— Affirmatif, répondit Alexandre à la manière d’un militaire.

— Porte-le à l’adresse que t’indiquera M. Fandorine. Et n’envoie pas un domestique. Charge-t’en personnellement.

— Compris.

Vraiment, on se croirait à l’armée, pensa Eraste Pétrovitch. Le commandant en chef est mort, mais les troupes font bloc autour du nouveau général et sont prêtes à exécuter tous ses ordres.

— Que voulez-vous que je f-fasse de l’uniforme d’Alexandre Léonardovitch ?

— Vous êtes à peu près du même gabarit. Je pense qu’il sera juste à votre taille. C’est finalement une bonne chose que vous soyez si jeune. Nous recevons régulièrement comme stagiaires des étudiants de l’Institut des voies de communication.

L’assesseur de collège acquiesça d’un hochement de tête.

— Vous voulez que je me fasse passer parmi vos employés comme un étudiant en stage. C’est pour cela aussi que vous ne m’avez pas présenté à Vanioukhine.

— C’est commode d’avoir affaire à un homme intelligent, fit le baron avec un léger sourire. Cela évite de perdre du temps en explications superflues. Disons que vous êtes un condisciple de Sacha. Que vous souhaitez vous initier au travail de bureau. C’est d’usage dans notre compagnie. Par exemple, chacun de nous a dû passer par tous les emplois depuis le bas de l’échelle, afin d’avoir une idée précise de la façon dont fonctionne le système dans son ensemble. J’ai moi-même commencé à dix-sept ans comme employé de chaufferie. Actuellement, Volodia est conducteur de train. Sacha est déjà chef de gare. Vous serez mon secrétaire. En remplacement de feu Stern. D’accord ?

Eraste Pétrovitch se taisait. L’affaire présentait de l’intérêt, mais il n’était pas habitué à ce qu’on lui dicte sa conduite.

Von Mack interpréta à sa façon le silence du fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Il va de soi qu’en cas de succès vous serez récompensé. A votre chaîne de montre et vos boutons de manchette, je vois que vous n’êtes pas dans le besoin, mais même à quelqu’un comme vous, la primesemblera colossale.

— Une personne travaillant au service de l’Etat ne peut recevoir de rétribution de la part d’un entrepreneur p-privé, expliqua l’assesseur de collège.

Le directeur général se contenta d’un sourire malicieux.

— Si tous les fonctionnaires pensaient comme vous, nous aurions un autre pays. J’ai peut-être eu tort de ne pas annoncer la somme. Si la compagnie Von Mack et Fils remporte le marché de la ligne Sud-Est… Ou non. Si, en l’espace d’une semaine, vous trouvez l’assassin et dévoilez de façon probante les dessous de cette affaire criminelle, j’aurai le plaisir de vous remettre une somme égale à un pour cent de la valeur du contrat.

Le visage de Fandorine demeura imperturbable, et Serge Léonardovitch jugea nécessaire de préciser :

— Un pour cent de 38 millions, cela fait trois cent quatre-vingt mille. Je pense qu’aucun enquêteur n’a jamais reçu une telle somme. Et ajoutons qu’il ne s’agit pas de pot-de-vin mais de rétribution pour un travail.

Cette générosité inouïe reçut un lourd soupir pour toute réponse. Dans le regard de Fandorine parut une expression attristée.

— Vous doutez de moi ? demanda le baron en haussant les épaules, l’air vexé. Sachez qu’un von Mack n’a qu’une parole. Mais si vous insistez, je peux noter par écrit…

Là, pour la première fois, quelqu’un coupa la parole au directeur de la compagnie.

— Serge, arrête un peu, dit Lydia Filarétovna. Tu vas tout gâcher. Eraste Pétrovitch n’acceptera pas d’argent, quoi que tu puisses lui proposer.

Fandorine regarda la noble matrone avec intérêt. Il était bien possible que le vrai chef de l’entreprise ne fût pas l’implacable Serge Léonardovitch, mais sa sage maman.

— Alors, vous refusez ? demanda le directeur d’un ton abattu.

— Non, je prends cette affaire. Mais comprenez-moi bien : je n’ai rien à faire de votre marché, et je ne vous promets pas de tenir le délai d’une semaine. Ce que je sais, en revanche, c’est que l’assassin de trois personnes doit être démasqué et arrêté.

Pleurs dans l’escalier

Le siège de la compagnie Von Mack et Fils occupait un discret hôtel particulier situé dans un quartier pratique mais peu reluisant, proche de la place Kalantchevskaïa, où convergeaient les trois principales lignes de chemin de fer : celle de Nicolaiev, celle de Riazan et celle de Iaroslav.

Le bâtiment, ressemblant à un hôtel de gare de moyenne catégorie, se trouvait dans une rue sale à la chaussée défoncée, où l’air était imprégné d’une puissante odeur de mazout et de fumée de locomotive. En revanche, à l’intérieur, régnaient l’ordre et la propreté, mais aussi, faut-il le préciser, une totale absence d’éléments décoratifs quels qu’ils soient : tableaux aux murs ou géraniums aux fenêtres.

Tout le rez-de-chaussée se résumait à une grande salle occupée par trois dizaines de tables, surmontées chacune par un panonceau portant le nom de telle ou telle portion de ligne. Courbés sur des tas de papiers, les employés transcrivaient des choses dans les livres de comptes, si absorbés dans leur tâche que, même s’ils lui jetèrent machinalement des coups d’śil, ils n’accordèrent aucune véritable attention à Fandorine. Ici, de toute évidence, on était habitué à voir des stagiaires en uniforme d’étudiant.

Dans un renfoncement au niveau du palier séparant le rez-de-chaussée et l’entresol, était installé le bureau du télégraphe, équipé de plusieurs appareils. Tous stridulaient sans interruption.

Plus haut encore, se trouvait le bureau du directeur, où pour l’heure se rendait Eraste Pétrovitch. Dans la mesure où, la veille au soir, il avait déjà pénétré dans le saint des saints, le chemin lui était déjà connu : gravir encore deux volées de marches et passer la porte capitonnée de cuir.

Mais, juste devant celle-ci, l’assesseur de collège dut s’arrêter. De l’entrebâillement provenaient des sanglots et des soupirs : quelqu’un pleurait.

— Qu’est-ce que vous avez à chialer comme ça ? fit un homme d’une voix cassante. Vous disiez vous-même que vous ne l’aimiez pas, et maintenant voyez dans quel état vous êtes. Vous mentiez ou quoi ?

Quelqu’un se moucha bruyamment, puis la même voix d’homme prononça avec une sollicitude empreinte de grossièreté :

— Prenez ce mouchoir, le vôtre est tout trempé… Hé, Mavra Loukinichna, vous ne l’aimiez pas, c’est sûr. A peine trois jours après l’enterrement, vous voilà prête à aller peindre. Ce n’est pas un reproche, bien au contraire. J’ai horreur de l’hypocrisie. Mais si vous ne l’aimiez pas, inutile de pleurer comme une Madeleine. Encore si c’était quelqu’un qui en valait la peine, mais Stern… Pouah !

Là, alors qu’il avait par discrétion commencé à reculer, Fandorine s’immobilisa et tendit l’oreille.

— Arrêtez, c’est répugnant ! C’est vous qui êtes « pouah ! »… En plus, ce n’est pas à cause de Stern que je pleure… répondit la voix nasillarde d’une jeune fille. Ou pas seulement à cause de lui. Je regrette aussi Paris. Ouh, ouh…

Et, de nouveau, retentirent des sanglots.

— Ah, je vous l’offrirais bien, votre Paris ! Si j’avais assez d’argent…

Celle qui pleurait interrompit l’homme.

— Merci, mais je ne serai pas votre épouse. Pour m’appeler Landrinov, du nom d’un bonbon… Ce serait changer son cheval borgne pour un aveugle.

Et elle éclata de rire, dévoilant une étonnante capacité à passer sans transition de la tristesse à la gaieté.

Considérant qu’il le pouvait désormais, Eraste Pétrovitch gravit bruyamment la dernière marche et ouvrit la porte en grand.

Deux personnes plantèrent sur lui leur regard : une demoiselle coiffée d’un grand chapeau de paille, portant sur l’épaule un chevalet en bois, et un monsieur avec un toupet au-dessus du front et un visage anguleux à l’expression nerveuse.

La jeune fille était des plus charmantes. En fait, il serait plus juste de la qualifier autrement : jolie, oui, mais pas mignonne – un regard trop direct et trop perçant pour cela, sans compter l’air obstiné et déterminé qui transparaissait dans le dessin de sa bouche.

Belle, vive, pleine de caractère, la jaugea Eraste Pétrovitch.

— Je vous prie de m’excuser, mais pouvez-vous m’indiquer le secrétariat ? demanda-t-il avec la dose de timidité qui seyait à un stagiaire.

— Vous êtes bien sûr que c’est le secrétariat que vous cherchez ? demanda l’homme en l’examinant de la tête aux pieds. Ne serait-ce pas plutôt le bureau des écritures ? Dans ce cas, vous vous êtes compliqué la vie pour rien : c’est en bas. Si c’est pour un stage, adressez-vous à Kronberg. Une espèce de petit rat avec un pince-nez, assis près de la fenêtre, sur la gauche en descendant.

— Non, je cherche monsieur le baron. J’ai été embauché comme secrétaire, provisoirement… Je me présente, Paul Matvéiévitch Pomerantsev.

Ce nom était effectivement celui d’un condisciple d’Alexandre von Mack (pour le cas où les gens de Mossolov auraient l’idée de vérifier). Pas une seule fois l’assesseur de collège ne buta sur le nom, regorgeant pourtant de p et de m si difficiles pour lui. C’était stupéfiant, mais il suffisait à Eraste Pétrovitch d’entrer dans la peau d’un autre personnage au cours d’une enquête pour que son maudit bégaiement disparaisse sans laisser de traces. D’ailleurs, il était depuis longtemps habitué à ce phénomène et ne s’en étonnait pas.

— Landrinov, machiniste de la « Remington », se présenta l’homme au toupet, sans tendre la main. Il ne s’agit pas d’une locomotive mais d’une sorte d’imprimerie de table.

Fandorine voulut dire qu’il savait très bien de quoi il était question (lui-même possédait chez lui une machine à écrire Remington, ce chef-d’śuvre du progrès technique), mais la demoiselle intervint dans la discussion :

— Comme vous avez un visage intéressant ! Et ces tempes ! Elles sont comme cela de naissance ? Ecoutez, je voudrais faire votre portrait.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de tellement intéressant dans le fait d’avoir des cheveux blancs alors qu’on est encore étudiant ! s’emporta Landrinov. Quel âge avez-vous, monsieur ?

Eraste Pétrovitch écarta les mains, l’air désolé :

— Vingt-sept ans déjà. Je fais partie des éternels étudiants. Je ne suis pas riche, voyez-vous. Je termine une année d’études, l’année suivante je travaille quelque part, et avec l’argent amassé je retourne étudier.

— Eh bien, si vous restez ici toute l’année, nous aurons l’occasion de nous voir, dit la jeune fille. Alors, réfléchissez à mon histoire de portrait. Je suis très bonne à la peinture à l’huile. Je me présente : Mavra. Sans patronyme. Mavra tout court.

En effet, elle ressemble tout à fait à une Maure, pensa Eraste Pétrovitch. Une Maure albinos : bouche lippue, petit nez retroussé, cheveux blonds aux boucles serrées. Ce n’est pas pour rien que l’on dit, au Japon, que le nom détermine le destin. L’homme est conforme à la façon dont on l’a nommé.

La jeune fille tendit la main, non pour qu’on la lui baise, mais toute droite, comme une pelle. Elle serra la main de l’assesseur de collège entre ses doigts fins mais étonnamment puissants, puis, ayant rajusté la sangle de son chevalet sur son épaule, elle prit congé et descendit l’escalier.

— Qu’est-ce que vous avez à la suivre comme ça du regard ? Vous la trouvez à votre goût ? demanda le remingtoniste, faussement désinvolte.

Fandorine laissa la question sans réponse. Les gens mal élevés ont cet avantage que l’on peut également s’abstenir d’être poli avec eux.

— En montant l’escalier, j’ai entendu des pleurs de femme. Il s’est passé quelque chose ?

Landrinov se pencha :

— Elle a un peu chialé. On a eu une sale histoire ici… Mais vous en avez sûrement entendu parler.

— Vous faites allusion à la mort de Léonard von Mack ?

— Oui, quelqu’un a éliminé la vieille araignée. On lui a mis du poison dans sa théière.

Pas une once de tristesse ne perçait dans la voix du remingtoniste. C’était un type comme ça, visiblement : pour lui, l’un était « pouah », l’autre était un petit rat et le troisième une vieille araignée.

— Qui lui a fait ça ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch.

— Ces choses-là ne nous concernent pas. A grands rapaces, grands ennemis. Ils ont de quoi se bouffer le nez. Le chêne géant s’élevait bien haut, puis il s’est écroulé. Ce faisant, il a écrasé deux fourmis, mais qui se préoccupe de deux méprisables petits insectes ?

L’assesseur de collège fit mine de ne pas comprendre.

Landrinov eut un rire méchant :

— Evidemment, vous n’êtes pas au courant. A part von Mack, deux autres personnes ont été empoisonnées, mais c’était du menu fretin et tout le monde s’en fiche. Pensez, un pauvre type chargé du ménage, et un autre, un certain Stern, le fiancé de Mavra. Entre nous, celui-là, c’était un sale petit mec. Avec quoi il avait accroché sa fiancée, vous le savez ? Avec deux choses : son nom et Paris.

Cette fois, ce fut pour de bon qu’Eraste Pétrovitch ne comprit pas.

— Pardon ?

— Mavra Loukinichna n’aime pas son nom de famille : Serdiouk.

— Pourquoi ?

— C’est exactement la question que je lui pose. C’est un nom comme un autre, mais elle ne le supporte pas. Elle dit : que peut espérer en Russie une femme qui s’appelle Serdiouk ? Devenir boutiquière ? Marchande ? Au mieux, accoucheuse. Or, elle rêve de devenir peintre. Alors Stern, cette crapule, en a profité. Il y a quelque temps, il a hérité de sa tante. Pas énormément, environ cinq mille roubles, mais ça ne l’a pas empêché de proposer aussitôt le mariage à Mavra. Nous irons à Paris, il lui a dit, c’est là qu’actuellement se trouvent tous les plus grands peintres. Et vous aurez un beau nom : Mme Stern. Elle, l’idiote, a mordu à l’hameçon. Seulement, le bon Dieu en a décidé autrement. Elle n’aura ni le nom ni Paris.

Dans la voix du remingtoniste perçait une évidente satisfaction. Un vrai misanthrope, se dit Eraste Pétrovitch. D’ailleurs, c’est vrai, il a le teint tout jaune, à force de déverser sa bile.

— Et pourquoi Mavra Loukinichna est-elle venue ? Sans doute pour obtenir une aide en liaison avec la mort de son fiancé ?

Landrinov eut un ricanement.

— Ça, elle peut toujours en attendre une, d’aide, de la part de von Mack. Elle vient régulièrement voir son petit papa, c’est notre chef de bureau. Elle lui apporte son déjeuner. Ils ont un appartement de fonction tout près d’ici.

L’homme continuait de dévisager Fandorine, incapable de se calmer.

— Non, vraiment, qu’est-ce qu’elle peut bien vous trouver ? Pas d’allure, le teint pâle, et en plus les tempes grises. La taille à la rigueur. Mais moi, regardez, je ne suis pas beaucoup plus petit. Pourtant, elle ne m’a pas une seule fois proposé de faire mon portrait !… Bon, enfin, allons-y, je vous conduis. Là, après le petit couloir, c’est tout de suite à gauche.

La veille au soir, lorsque l’assesseur de collège avait rencontré les von Mack, le secrétariat était vide, car la journée de travail était terminée. Pour l’heure, en revanche, dans la vaste pièce au plafond bas se trouvaient quatre personnes : un vieil homme aux manchettes usées et un jeune homme à l’air patelin étaient à leur table de travail ; dans un coin, assis dans un fauteuil, somnolait un moustachu ; près de la porte opposée, une jeune femme aux joues roses se tenait debout et bâillait.

Il fallait maintenant comprendre qui était qui dans ce bureau et dresser la liste de ceux qui avaient été en mesure de verser le poison dans la théière.

Triste vie

Toute la journée y passa. Non pas, bien sûr, à faire connaissance avec les différents collègues (cela ne prit même pas cinq minutes), mais à déterminer, prudemment et de façon détournée, où était chacun et ce qu’il faisait ce fatal jeudi 6 septembre.

Aucun n’avait d’alibi.

De par ses fonctions, l’atrabilaire Landrinov portait les feuilles fraîchement imprimées dans le cabinet du directeur et, si le patron n’était pas là, il les posait simplement sur la table. Par conséquent, il avait pu s’approcher discrètement de la théière.

Juste à côté de la volumineuse Remington, qui emplissait la pièce tout entière de son cliquetis, se trouvait la table de travail du jeune secrétaire à la mine sournoise. Il se prénommait Taïssi. A chaque fois que retentissait une sonnerie électrique, il se précipitait dans le bureau du directeur. Il en revenait avec des papiers, qu’il allait porter au rez-de-chaussée. Taïssi pouvait-il verser l’arsenic dans la théière pendant que le patron était, disons, occupé à signer un document ou à parler dans l’appareil téléphonique ? Cela n’était pas exclu.

Le moustachu qui somnolait quand le « stagiaire » était entré se révéla être le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch et non un employé du secrétariat. Il avait servi le précédent patron et était resté auprès du nouveau. Posée près de lui, sur une petite table, se trouvait une sonnette particulière. Lorsqu’elle retentissait, Fiodot Fiodotovitch entrait dans le cabinet du directeur pour dresser la table du petit déjeuner, présenter son manteau à son maître et autres tâches de ce genre. Tout le reste du temps, il demeurait assis à lire un journal ou à somnoler. Fandorine, cependant, remarqua que, même lorsqu’il ronflotait paisiblement, le valet de chambre entrouvrait de temps en temps un śil pour observer ce qui se passait dans la pièce. Quant aux employés, dès qu’une conversation s’engageait sur un sujet étranger au travail, ils baissaient la voix et regardaient du côté du fauteuil. Un possible suspect ? Sans aucun doute.

La cuisinière, Moussia, méritait pour sa part une attention particulière : c’était elle qui avait apporté la malencontreuse théière. Cette solide jeune femme aux allures de paysanne se trouvait en permanence dans un réduit contigu au secrétariat. Ses fonctions de cuisinière se résumaient à préparer pour l’ex-patron, qui souffrait d’une maladie de l’estomac, certaines purées et boissons. Serge Léonardovitch, n’ayant besoin d’aucune nourriture diététique particulière, avait fait part de son intention de renoncer à ses services, mais Eraste Pétrovitch lui avait demandé de n’en rien faire pour l’instant. Moussia se languissait dans l’inaction et se plantait à intervalles réguliers sur le seuil de la porte pour regarder les employés.

Enfin, comme cinquième suspect il convenait d’ajouter le chef de bureau, le secrétaire Louka Lvovitch Serdiouk, le père de la jeune artiste peintre. Toute son activité se limitait à faire la navette entre le bureau et l’antre de la direction. En observant Louka Lvovitch1, l’assesseur de collège s’étonna une fois de plus de voir combien, parfois, les noms pouvaient s’accorder avec ceux qui les portaient. En effet, la tête du secrétaire en chef, rétrécie vers le haut et surmontée d’un toupet gris, rappelait étonnamment un oignon. Il serait intéressant de connaître le père de ce monsieur, se dit l’assesseur de collège. Etait-il possible qu’il ressemblât à un lion ?

Les pensées futiles de ce genre commencèrent à submerger Eraste Pétrovitch, conséquence de l’horrible monotonie des tâches et d’une sorte d’ennui poussiéreux qui imprégnait tout cet endroit. Le faux secrétaire n’avait aucun véritable travail à accomplir – il rangeait des papiers et, arborant une mine concentrée, dessinait des idéogrammes dans son bloc-notes. A deux ou trois reprises, il fit mine d’aller voir le baron pour raison de travail ; ce dernier était en effet impatient de savoir vers quelles conclusions s’orientait le fonctionnaire chargé des missions spéciales. En l’absence de toute réponse, le « secrétaire » pouvait regagner son poste. Il fixait des pages blanches, conversait prudemment avec les uns et les autres. Le temps passait avec une lenteur désespérante.

Au compte des résultats positifs de la journée, il convenait de porter le fait que le cercle des suspects se limitait strictement à ces cinq personnes. Certes, des courriers et des télégraphistes passaient au bureau, le laquais et le cocher personnels du baron venaient apporter des messages à Fiodot Fiodotovitch, mais on pouvait s’abstenir de les prendre en compte dans la mesure où aucun de ces gens étrangers à l’entreprise n’avait la possibilité de se glisser subrepticement dans le cabinet du directeur ou dans la cuisinette de Moussia.

Une fois établie la liste des suspects, Eraste Pétrovitch passa aux observations d’ordre psychologique.

Le chef de bureau. Le héros du Manteau de Gogol, Akaki Akakiévitch en chair et en os. Bien que leur supérieur, il n’éveillait pas la moindre crainte chez ses subordonnés. Timide, mesquin, pingre. Il était difficile d’imaginer dans le rôle de l’empoisonneur ce petit bonhomme effacé et à la mine contrite, mais il faut toujours se méfier de l’eau qui dort.

Le remingtoniste. Manifestement, un homme aux nerfs malades : irritable, belliqueux. En revanche, excellent travailleur, se débrouillant à merveille avec son énorme machine. Contrairement à Serdiouk et Taïssi, il parlait normalement, sans baisser la voix.

Le valet de chambre, Fiodot Fiodotovitch. Il plaçait rarement un mot dans la conversation, et encore, moins pour avancer une idée que pour se donner de l’importance. De même, il feuilletait les journaux pour faire l’intéressant : c’est tout juste s’il savait lire et écrire. Quand il ne faisait pas semblant de dormir, mais s’assoupissait pour de bon, l’extrémité de ses moustaches commençait à remuer à un rythme régulier. Les deux secrétaires en avaient la frousse.

Taïssi Zaousentsev. A l’exception de Landrinov, tous, y compris la cuisinière, l’appelaient « Tassenka », autrement dit « mon petit Taïssi ». Lui-même usait avec eux de toutes sortes de diminutifs plus ou moins ridicules. Prévenant, on l’avait vu ramasser un élastique pour le donner à Serdiouk, souffler une poussière sur la manche du remingtoniste : « Landrinouchka, une vilaine petite saleté s’est collée sur votre épaule. » Landrinov lui avait fait « Chut ! », et le jeune homme, avec un ricanement, s’était éloigné en virevoltant gracieusement. Curieux personnage : il cache un petit miroir entre les pages d’une éphéméride et s’y admire de temps à autre.

La cuisinière. Quand, pour tromper l’ennui, elle a entrepris de servir le thé aux employés du bureau, elle a ostensiblement cogné chaque verre contre la table avec un air de reine offensée. Elle marmonnait dans sa barbe, mais tout de même assez fort pour qu’on l’entende, qu’auparavant elle servait « monsieur » et que maintenant elle avait « perdu toute dignité ». Apparemment, une femme extrêmement bête. Ou alors, au contraire, exceptionnellement intelligente.

A Fandorine, habitué à une tout autre existence, la vie de bureau apparaissait étrange et surprenante. D’un côté, on avait l’impression que ce n’était pas la vie, mais une sorte de marais sommeillant. Pourtant, sous cette surface entièrement couverte de lenticules, se cachaient non moins de sentiments et de passions que dans un bal mondain, les allées du pouvoir ou une conférence diplomatique. Les tourments de la pauvre Moussia le cédaient-ils en intensité aux affres de l’impératrice Joséphine délaissée par Napoléon ? Le journal de Fiodot Fiodotovitch obligeait à se rappeler le fameux śil aveugle contre lequel Koutouzov appliquait sa longue-vue lors de la bataille de Borodino. La philippique dans laquelle s’était lancé Serdiouk à propos de « certaines personnes incapables d’utiliser les agrafes avec parcimonie » se distinguait par sa sincérité. Le regard sournois, insaisissable, du sirupeux « Tassenka » renfermait un mystère. Haineux de tout et de tous, Landrinov aurait pu en remontrer au misanthrope Caligula. Or, l’un d’eux, ne l’oublions pas, jouait en plus les César Borgia.

L’inactivité et la rêverie amenèrent Eraste Pétrovitch à philosopher.

Oh, de Nicolas Gogol à Fiodor Dostoïevski, la littérature russe se fourvoie avec sa vision apitoyée des « petites gens ». Ces êtres-là n’existent pas et ne peuvent exister. Il ne faut plaindre ni l’Akaki Akakiévitch du Manteau ni le Mackar Diévouchkine des Pauvres Gens. Ce ne sont pas de nos larmes qu’ils ont besoin, mais de notre respect et de notre attention. Ça oui, chaque homme le mérite. Et plus il est silencieux et discret, plus profond est enfoui son secret.

Pourquoi, par exemple, personne dans ce bureau ne manifeste de curiosité à l’égard du nouveau venu ? Tous, à part le remingtoniste, se conduisent poliment avec le « secrétaire » et ne refusent pas de répondre quand on les interroge, mais eux-mêmes ne posent aucune question. Par gêne, par discrétion ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ?

Et puis, comment interpréter leur silence absolu concernant l’horrible drame survenu ici même le jeudi précédent ? Fandorine avait bien essayé d’aborder le sujet des empoisonnements avec un secrétaire puis avec l’autre, mais aussitôt l’un comme l’autre s’était trouvé une tâche urgente à l’autre bout de la pièce ; le valet de chambre, pour sa part, s’était mis à ronfler avec application ; quant à Moussia, elle s’était réfugiée dans sa cuisine. Seul Landrinov n’avait pas fui, se contentant de bougonner : « Arrêtez, d’accord ? Ne m’empêchez pas de travailler ! »

Mais soudain, à une heure pile, un soleil radieux dissipa la brume du marécage : Mavra apportait son déjeuner à son père. Tous les présents s’animèrent, commencèrent à s’agiter. Chacun sortit son casse-croûte, tandis que Moussia servait le thé, cette fois sans du tout bougonner.

Naturellement, comme si cela allait de soi, tous se tournèrent vers la table du chef de bureau, qui se régalait d’une croquette de viande et de pirojki faits maison. Landrinov mâchonnait du pain et du saucisson bon marché, Tassenka buvait un bouillon directement au goulot d’une bouteille isolante, Fiodot Fiodotovitch ne mangeait rien (il devait considérer cela indigne de lui) mais écoutait lui aussi le babillage de Mavra avec un évident plaisir.

— … J’ai vu une reproduction. Cela s’appelle Le Déjeuner sur l’herbe ! Quand ce tableau a été exposé, tout Paris a été frappé. Des nymphes et des odalisques nues sont une chose, mais là, sont représentés deux hommes d’aujourd’hui assis dans l’herbe, un panier de fruits, une boule de pain et, au milieu des deux hommes, une dame entièrement nue. A l’arrière-plan, il y a une autre femme.

La demoiselle attrapa sur la table le premier papier qui lui tombait sous la main, le retourna et esquissa au crayon la disposition des personnages.

— C’est un pique-nique à la campagne. Et les femmes sont de mśurs légères, naturellement. Quel scandale !

Louka Lvovitch regarda le dessin et aussitôt se signa :

— Dégoûtant, fit-il avant de s’écrier, affolé : Mais qu’est-ce que tu as fait, ça ne va pas ! Tu as dessiné sur le rapport de la ligne Saratov-Samara !

— Ce n’est pas très grave, fit Tassenka, arrivant dans une envolée. Donnez, je vais gommer ça, on ne le verra même pas. Dessinez tout ce que vous voulez, chère Mavrotchka. J’ai une gomme autrichienne, je n’aurai aucun mal à effacer toutes ces petites choses.

Landrinov repoussa le jeune secrétaire, s’empara de la feuille.

— Essaie un peu d’effacer, tu vas voir ! Donne-moi ça ! Je le garde en souvenir, et le rapport, je vais l’imprimer à nouveau.

— Le nom de ce peintre, je ne m’en souviens plus, mais à Paris absolument tout le monde le connaît, prononça Mavra, songeuse. Ah, si seulement je pouvais faire partie de ses élèves… Un rêve !

— C’est impossible, car… commença Fandorine depuis sa place, voulant dire qu’Edouard Manet était mort depuis déjà plusieurs mois.

Mais, refusant d’entendre la suite, l’impétueuse jeune fille l’arrêta d’un geste plein d’amertume.

— Oui, je sais, je sais ! Je ferais mieux d’oublier Paris. Vous ne me laissez même pas rêver.

Toutefois, elle regarda le « stagiaire » sans aucune animosité, et même avec un sourire.

— Alors, toujours pas décidé à poser pour moi ?

Mais elle était déjà en train d’esquisser quelque chose sur une autre feuille de papier. Son père ne put que pousser un « oh ! » indigné.

— Quand voulez-vous donc que je pose ? répondit Eraste Pétrovitch en lui rendant son sourire. Vous voyez bien que je suis au travail.

— Aucune importance. Vous travaillez, et moi je m’installe dans un coin. Tout le monde ici est habitué. J’ai déjà fait le portrait de papa, et celui de Moussia. Demain, j’apporte mon chevalet. Et vous, surtout, venez en uniforme, comme aujourd’hui. Le noir avec les broderies dorées vous va à merveille.

Quand la jeune fille se fut éclipsée, tout sembla s’assombrir à nouveau. Les plumes se remirent à grincer tristement, la Remington reprit son cliquetis, le valet de chambre se camoufla derrière La Gazette de Moscou et s’endormit.

Eraste Pétrovitch, quant à lui, en vint à une nouvelle conclusion d’ordre philosophique : les jeunes filles jolies et pleines de vie sont un miracle divin, au même titre que le buisson ardent ou le passage de la mer Rouge. C’est étonnant de voir à quel point les hommes et la vie elle-même sont transformés par la seule présence d’une jeune fille telle que Mavra ! Et il suffit qu’elle disparaisse pour que tous se retrouvent comme plongés dans une lumière crépusculaire.

La seconde moitié de la journée de travail fut tout à fait pénible ; le temps semblait ne pas avancer.

Le seul événement qui apporta une certaine animation à la routine fut l’apparition d’un Asiate en livrée framboise et coiffé d’une casquette portant l’inscription « Société des Vapeurs ». Venu apporter un pli à remettre en main propre au directeur, il fut introduit avec solennité par le valet de chambre dans le cabinet de von Mack.

— Ce Mossolov perd complètement la boule. Voilà maintenant qu’il prend des Chinois comme commissionnaires, murmura Louka Lvovitch.

— Et tantôt, c’est un sourd-muet qui est venu, ricana Tassenka. Incapable de sortir autre chose que des « mou.. » et des « meuh… ». Exactement comme un veau.

Moussia faillit s’étrangler de rire : la comparaison avec le veau l’avait mise en joie.

Mais ils n’eurent pas le loisir de cancaner bien longtemps. L’Asiate ne resta pas plus d’une demi-minute chez Serge Léonardovitch. De toute évidence, le message n’exigeait pas de réponse.

Grossier à son habitude, Landrinov demanda au commissionnaire :

— D’où tu viens, l’épouvantail ?

Le messager de Mossolov ne répondit rien. Il se contenta de regarder fixement tous les présents de ses petits yeux bridés, puis décampa.

On parla de l’Asiate pendant encore quatre ou cinq minutes, puis on se tut à nouveau.

A la toute fin de la journée, Fandorine passa chez le baron.

— Alors ? demanda ce dernier. L’affaire avance ?

L’assesseur de collège, perplexe, haussa les épaules, sur lesquelles scintillaient les petites pattes dorées de l’Institut impérial des voies de communication.

— On m’a apporté un message de Mossolov. Admirez.

Fandorine prit la petite feuille toute froissée (apparemment, elle avait été mise en boule rageusement, puis de nouveau dépliée).

En quelques lignes négligemment jetées, le patron de la Société des Vapeurs proposait au « cher monsieur Serge Léonardovitch » de renoncer à « un certain projet », dans la mesure où il ne pouvait « rien en sortir, sinon une grande confusion ».

Le baron se départit de sa retenue coutumière.

— Il est sûr de sa victoire, le gredin ! Combien de temps vous faut-il encore, Fandorine ?

— Je l’ignore, répondit très calmement le fonctionnaire chargé des missions spéciales en rendant la feuille.

— Que se passe-t-il dans le bureau ? On cancane ? On regrette mon père ou non ?

« Je ne me suis pas fait embaucher comme mouchard », faillit rétorquer Eraste Pétrovitch, mourant d’envie de remettre à sa place le magnat des transports. Mais il regarda le brassard de deuil à la manche de redingote du baron et s’abstint d’une brusquerie aussi directe.

— Dans votre secrétariat, on ne parle pas de choses étrangères au service. Tous les employés travaillent sans relâche, le dos courbé tels les esclaves des plantations.

— Je perçois un reproche dans votre ton, je me trompe ? (Serge Léonardovitch croisa les bras sur la poitrine.) En effet, dans la compagnie von Mack, on n’encourage guère l’oisiveté. En revanche, nos employés reçoivent des appointements une fois et demie supérieurs à ce qu’ils sont chez Mossolov. Si quelqu’un est malade, nous payons ses soins. Celui qui a travaillé dix ans sans blâme ni amende se voit attribuer un appartement gratuit. Vingt-cinq ans de service, et vous avez droit à la retraite. Où trouve-t-on ailleurs en Russie des conditions pareilles ?

Et, de fait, ces conditions étaient exceptionnelles. S’étant quelque peu radouci, Fandorine demanda :

— Tout cela est pour les vivants, pour ceux qui peuvent encore vous être utiles. Mais si l’esclave passe de vie à trépas ? Kroupennikov avait une famille, d’après ce que l’on m’a dit. Stern, apparemment, n’avait pas de parents, mais il laisse une fiancée. Qui s’apprêtait à aller à Paris pour y étudier la peinture. Et maintenant, fini les rêves.

— Ecoutez, monsieur l’assesseur de collège, prononça von Mack d’une voix glaciale. Vous êtes quoi, membre d’une association philanthropique ? Vous vous êtes engagé à trouver l’empoisonneur, alors tenez votre promesse et cessez de vous mêler de mes relations avec mon personnel.

Sur quoi, on se sépara.

Afin de s’immerger totalement dans la vie d’un employé de bureau ordinaire, Eraste Pétrovitch avait loué une chambrette miteuse et décidé de subsister avec cinquante kopecks par jour (dans la vie normale, c’est ce que coûtait le plus petit des cigares que fumait le fonctionnaire chargé des missions spéciales).

Jadis, quand il était jeune et pauvre, cette somme lui aurait très largement suffi, mais, comme chacun le sait, on se déshabitue facilement des choses désagréables. S’en sortir avec le minimum est tout un art. Qui s’oublie si on ne le pratique pas quotidiennement.

Au magasin, Eraste Pétrovitch mit un temps fou à choisir quelles provisions acheter. Finalement, il prit pour trente kopecks de cigarettes et dépensa le reste à un pain aux raisins et une livre de thé. Pour le sucre, il n’avait déjà plus assez.

La chambre qu’il avait louée était affreuse et sale. Avant de prendre le thé, il eut envie de remettre de l’ordre. Ayant emprunté un balai à la logeuse, l’assesseur de collège souleva un tourbillon de poussière jusqu’au plafond, se salit de la tête aux pieds, mais n’obtint aucune amélioration visible.

Rien à faire, le pauvre étudiant n’avait pas de quoi embaucher une femme de ménage.

Quant au valet de chambre Massa, il était occupé à exécuter une mission importante et très délicate.

En réunissant des informations sur le supposé instigateur du meurtre, à savoir le conseiller de commerce Mossolov, Eraste Pétrovitch avait appris que la Société des Vapeurs recrutait en permanence « pour divers travaux, des sourds de naissance ne sachant ni lire ni écrire ». Ainsi était-il précisé dans l’annonce qui, jour après jour, se retrouvait dans les journaux de Moscou. On comprenait mal comment les gens qui intéressaient Mossolov pouvaient, étant analphabètes, avoir connaissance de cette offre d’emploi, mais l’annonce elle-même intrigua au plus haut point l’assesseur de collège. Il chercha à comprendre ce qui se cachait derrière. Il s’avéra que Mossolov passait pour un homme difficile, méfiant, voyant des espions partout, et que, pour cette raison, il employait comme commissionnaires, courriers et estafettes exclusivement des gens qui ne risquaient pas de bavarder, et cela parce qu’ils ne le pouvaient pas.

De là, germa l’idée. En quoi un étranger, venant d’un pays lointain et sauvage, ne sachant pas un traître mot de notre langue, était-il moins bien qu’un sourd-muet ?

Massa se rendit à la compagnie, baragouina en japonais en faisant celui qui ne connaissait pas du tout le russe mais comprenait quand on lui parlait par gestes. Et il fut embauché sur-le-champ pour une rétribution de neuf roubles par mois, plus la livrée et la casquette de la compagnie, des bottes de cuir pour l’été, des bottes de feutre et deux paires de galoches pour l’hiver.

La mission confiée au Japonais par Fandorine était la suivante : observer attentivement Mossolov et, pour commencer, dire si cet homme était ou non capable de régler son compte à un concurrent. Pour ce genre de choses, Massa avait un śil qui ne le trompait pas.

A peine Eraste Pétrovitch, ayant enfin obtenu un samovar de sa logeuse, se fut-il assis pour grignoter son malheureux pain aux raisins tout sec que la porte de la chambre s’ouvrit à la volée et qu’entra son serviteur vêtu de sa livrée framboise et les bras chargés de boîtes, sachets et autres paquets.

Le pain aux raisins tout juste entamé alla rejoindre le tas de poussière, le thé fut humé avec dégoût et jeté, tandis que sur la table apparaissaient des galettes de riz, du gingembre mariné, de l’anguille fumée, des boulettes cuites à la vapeur et autres délices achetés par Massa dans un excellent magasin chinois.

Pendant que l’assesseur de collège mangeait avec appétit, le serviteur fit le ménage en deux temps trois mouvements. Il apporta même une note coquette en collant au mur quelques feuilles d’érable, une décoration en harmonie avec la saison.

Puis il promena son regard sur le papier peint grisâtre, le plafond qui s’écaillait, et soupira.

— Hélas, maître, impossible de faire mieux. Mais le fidèle vassal Yoshida Chûzemon, lorsqu’il se préparait à venger la mort de son suzerain, était obligé de vivre dans des conditions encore plus misérables. Et le fidèle vassal Ôishi Kuranosuke, quant à lui…

— Massa ! cria Eraste Pétrovitch en tapant sur la table, sachant que, s’il ne l’arrêtait pas à temps, son serviteur allait égrener l’histoire de chacun des quarante-sept fidèles vassaux, ses héros préférés. Dis-moi plutôt si tu as vu Mossolov.

— Mossorovu-dono, neee, commença Massa de sa voix traînante (la conversation se tenait en japonais). Pour ce qui est de le voir, je l’ai vu, tel que je vous vois maintenant. Mais je me garderai d’affirmer quoi que ce soit avec certitude. Pénétrer le hara d’un tel homme n’est pas simple. Je ne l’imagine pas accomplissant un crime pour une raison futile ou sous le coup de l’émotion. Mais, au nom des affaires, je le crois capable de tout.

— Eh bien, voilà qui est très important, acquiesça l’assesseur de collège, pensif. Passons à ta deuxième tâche. Bravo d’avoir trouvé aussi vite le moyen de venir chez nous.

— Ça n’a pas été compliqué. On avait donné le pli à un autre commissionnaire, mais je lui ai purement et simplement pris l’enveloppe des mains et, pour qu’il ne pleure pas, je lui ai donné un bonbon. Il est à moitié idiot. Chez nous, au service des courriers, tous sont soit sourds-muets, soit attardés. Ça meugle, ça grogne, ça se récure le nez. Je suis le seul qui soit normal.

— Tu as bien observé mes collègues ?

Le serviteur dit d’un ton désolé :

— Tous les cheveux rouges ont la même tête, c’est difficile de se les rappeler. Mais j’ai essayé. (Il commença à compter sur ses doigts.) Un vieil homme qui ressemble à une prune au sirop. Un jeune homme avec un sourire de kitsuné. Un homme maigre avec une bouche tordue. Un homme à l’air rusé avec de longues moustaches grises. Une jolie femme aux joues rebondies.

— Parfait. Ta tâche consiste à ouvrir l’śil pour le cas où l’un d’entre eux se pointerait à la Société des Vapeurs. Si c’est le cas, tu m’en informes immédiatement. C’est qu’il est un espion et, par conséquent, l’empoisonneur.

Sur ces mots, Massa s’en alla, et Fandorine resta longuement à se tourner et se retourner sur son maigre matelas. A peine commençait-il enfin à s’endormir que quelque chose le piqua à la jambe.

Il se mit sur son séant et rejeta la couverture.

Il vit une punaise et entra dans une telle fureur contre le pauvre insecte qu’il ne l’écrasa même pas. Pourquoi offrir la mort à cette tourmenteuse suceuse de sang ? Pourquoi améliorer le karma d’une punaise, afin que, dans sa prochaine vie, elle renaisse à un niveau supérieur du samsara ? Ça non, elle pouvait toujours attendre.

Un peu de salive sur un mouchoir

Faire mine de travailler quand quelqu’un est en train de faire votre portrait n’est pas simple. Au début, Eraste Pétrovitch entreprit de multiplier des nombres de trois chiffres, ce qui donnait à son visage une expression concentrée, mais, bientôt lassé de cette occupation, il se mit tout simplement à regarder dessiner Mavra Serdiouk.

Le spectacle était des plus plaisants. La jeune fille portait par-dessus sa robe une longue blouse tachée de peinture et de fusain, elle avait natté ses cheveux frisés en une tresse épaisse, mais cet accoutrement ne lui nuisait en rien. Sa main, petite et sûre, travaillait rapidement au crayon à mine, sa joue fut bientôt barbouillée de noir, mais le plus touchant était de la voir renifler désespérément sans même s’en rendre compte tant elle était absorbée. Fandorine essayait de toutes ses forces de garder son sérieux, mais, apparemment, sans grand succès.

— Vous faites seulement semblant d’être triste, dit l’artiste sur un ton désapprobateur. Mais dans vos yeux sautillent de petits lutins malicieux. Comment les représenter, voilà toute la question.

Le malheureux Landrinov souffrait mille morts. Depuis le matin, la machine à écrire martelait deux fois plus fort et plus vite que la veille, et les feuilles de papier étaient arrachées du chariot verni avec un craquement à fendre l’âme. Les regards que le remingtoniste dardait sur Eraste Pétrovitch auraient fait frémir l’homme le moins impressionnable.

Ce jour-là, le directeur et son valet de chambre arrivèrent tard, juste avant midi. Personne ne se leva, personne ne se salua. Fandorine avait déjà appris que, chez Von Mack et Fils, il n’était pas de mise d’interrompre le travail au nom des convenances.

Le baron s’apprêta à passer directement dans son bureau, mais, incapable de résister à la curiosité, il s’attarda près de la table de son « secrétaire ». Il regarda la portraitiste du coin de l’śil, mais s’abstint de commentaire. Mavra pour sa part baissa la tête et rougit de manière adorable. Comme quoi elle savait faire la coquette.

— Monsieur… Pomérantsev, hésita Serge Léonardovitch, ne se rappelant pas immédiatement le nom de famille du stagiaire. Combien vous faudra-t-il encore de temps pour vous mettre au courant des affaires ?

— Je m’y efforce, répondit Fandorine, faussement timide, en se soulevant légèrement.

— Venez me voir après le déjeuner, lâcha le directeur d’un ton lugubre avant d’entrer dans son bureau.

Fiodot Fiodotovitch débarrassa son maître de son manteau, prit sa place habituelle et ouvrit son journal.

Vint l’interruption de midi.

Louka Lvovitch, que le portrait avait privé d’un repas préparé à la maison, sortit déjeuner dans le troquet du coin. Tassenka alla quémander du thé auprès de Moussia. Landrinov se fit appeler par le baron. Fiodot Fiodotovitch s’endormit : seules ses moustaches frémissaient.

C’était la première fois que Mavra et Eraste Pétrovitch se retrouvaient plus ou moins en tête à tête.

La demoiselle s’approcha à la hâte de l’« étudiant », le frôlant avec sa palette (depuis déjà une heure, elle avait commencé à peindre), et chuchota en jubilant :

— Je vais quand même à Paris ! Seulement, chut ! Papa n’est pas au courant pour l’instant.

De toutes les questions qui surgirent dans son esprit à l’annonce de cette nouvelle, l’assesseur de collège choisit d’abord la moins risquée.

— Vous allez étudier la peinture ? J’en suis heureux pour vous.

— A Paris, je me couperai les cheveux. Très courts. Comme vous, dit la jeune fille avec fièvre et la respiration précipitée. Je porterai un chapeau d’homme et des pantalons, je fumerai le cigare et franciserai mon nom. J’ai déjà trouvé comment : Maurice Sieurduc. Vous savez ce que veut dire Sieurduc ?

— Oui, acquiesça Eraste Pétrovitch avec le plus grand sérieux. Cela signifie « monsieur le duc ».

— Et alors ? C’est tout de même autre chose que Mavra Serdiouk.

— Mais où prendrez-vous l’argent ? demanda l’assesseur, passant à l’essentiel.

Elle eut un sourire énigmatique.

— Soit, je vais vous le dire.

Mais elle ne le dit pas, elle n’en eut pas le temps. Du cabinet directorial sortit Landrinov, et Mavra s’éloigna promptement. Puis les autres revinrent.

A son grand dam, Fandorine ne trouvait aucun moyen de continuer la conversation. Alors qu’il s’évertuait à dénicher un prétexte pour attirer la jeune fille dans l’escalier, les événements prirent un tour qui l’obligea à renoncer à son plan.

Vers deux heures et quart, la porte s’ouvrit brusquement, et dans le bureau entra le conseiller d’Etat actuel Vanioukhine, accompagné d’un sténographiste de la police en uniforme.

— Bonjour, messieurs, dit-il d’un ton joyeux en même temps que menaçant. Je viens de nouveau vous rendre visite. J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec chacun de vous en particulier, et maintenant j’aimerais discuter avec vous collectivement. J’ai une petite question à vous poser. Où allez-vous comme ça ?! cria Zossim Prokofiévitch au valet de chambre.

— Prévenir monsieur le baron que…

— Inutile. Après. En attendant, rassieds-toi !

Fiodot Fiodotovitch hésita un instant et s’assit.

— Et vous, l’homme « de la maison », fit le policier, s’adressant ensuite à Eraste Pétrovitch, je n’ai pas besoin de vous. Allez donc faire un tour dehors.

— Je n’ai pas pour habitude d’aller me promener quand j’ai du travail, rétorqua froidement l’assesseur de collège. Partir ? Certainement pas ! Et c’est quoi encore, cette « petite question » ?

Vanioukhine se tourna vers l’artiste peintre et jeta un coup d’śil à son tableau.

— Et vous aussi vous avez du travail ? s’enquit-il d’un ton caustique. C’est ressemblant, très ressemblant. Vous ne voudriez pas vous transporter ailleurs qu’ici avec votre modèle ?

— Non, je refuse, trancha Mavra. Vous n’êtes pas au poste de police, pour donner des ordres.

Comprenant qu’il avait affaire à forte partie, l’enquêteur détourna son attention de Fandorine et de la demoiselle. Il prit une chaise, la posa au milieu de la pièce. Il s’assit à califourchon, le menton appuyé contre le dossier, et intima au télégraphiste :

— Mot pour mot.

Lui-même saisit sur la table de Louka Lvovitch un pot à crayons de couleur (sans demander la permission, bien entendu), sortit son bloc-notes de sa poche et ajouta avec un sourire moqueur :

— Tiens, moi aussi, je vais dessiner.

Et effectivement, tout en interrogeant les uns et les autres, il dessina quelque chose, changeant de temps en temps de couleur.

La « petite question » consistait à savoir la chose suivante : qui, combien de fois et à quelle heure, avait quitté la pièce le 6 septembre au soir, avant que le thé empoisonné ne fût bu.

Très vite, la raison pour laquelle le policier avait souhaité un interrogatoire collectif devint claire. Dès que quelqu’un commençait à hésiter et à alléguer sa mauvaise mémoire, les autres lui venaient en aide :

— Enfin, bien sûr, cher Loukonka (Taïssi à Serdiouk), vous avez jugé bon de sortir avec ce monsieur du bureau des expéditions, un roux, comment s’appelle-t-il déjà ? C’était juste avant la rédaction du rapport sur la construction du pont de Térézine, il devait être dans les cinq heures quinze…

— Mais non, voyons, Léandre Ivanovitch (Serdiouk à Landrinov), vous avez terminé le papier de la machine à écrire non pas à cinq heures mais bien plus tard. J’étais en train de remplir mes tableaux, je m’en souviens parfaitement.

Une méthode efficace, à retenir, pensa Fandorine, qui prêtait une oreille attentive au lent processus d’élucidation. Il est stupéfiant de voir jusqu’à quel niveau de détail on peut reconstituer des événements vieux d’une semaine dès l’instant où l’on fait intervenir simultanément plusieurs témoins.

Mais plus que tout, c’est Vanioukhine lui-même qui impressionna l’assesseur de collège. Ayant écouté tout le monde, il montra ce qu’il avait « dessiné » : il en ressortait un parfait graphique chronologique, sur lequel, en différentes couleurs, étaient notées les entrées et les sorties de chacun.

Tous se pressèrent autour du policier pour examiner le schéma.

— Curieux, balbutia Zossim Prokofiévitch.

Eraste Pétrovitch s’approcha derrière lui, jeta un coup d’śil par-dessus son épaule et constata que la remarquable idée n’avait rien donné.

Si l’enquêteur comptait restreindre le nombre des suspects, c’était raté. Chacun des cinq, à un moment donné, éventuellement très court, était resté seul dans la pièce.

Mais alors, pourquoi Vanioukhine affichait-il un air aussi satisfait ?

— Splendide ! conclut-il, caressant son śuvre avec amour. Dans la pièce s’est toujours trouvée au moins une personne. Par conséquent, l’hypothèse d’un malfaiteur ayant pénétré de l’extérieur est totalement exclue. Quod erat demonstrandum2. Maintenant, une seconde petite question, de nouveau adressée à tout le monde : quelqu’un de la famille a-t-il rendu visite à feu Léonard von Mack ?

Voilà où il voulait en venir, comprit Eraste Pétrovitch, et il retourna à sa place, ce à quoi l’incitait Mavra par des gestes impatients : elle avait envie de continuer à travailler sur son portrait.

Aucun membre de la famille n’était passé, telle fut la réponse unanime, laquelle fit perdre au policier son calme et sa bonhomie.

— Comment ça ?! s’écria-t-il. Impossible ! Vous pouvez affirmer que son fils, Serge Léonardovitch, n’est pas passé le voir ?!

Tous se regardèrent en silence, comme s’interrogeant les uns les autres. Les deux secrétaires haussèrent les épaules, l’air de ne pas se souvenir, Fiodot Fiodotovitch secoua la tête négativement, Moussia se gratta la nuque.

Mais le remingtoniste dit soudain :

— Il est venu. Il est entré pour une minute puis est ressorti. C’était à la toute fin de la journée de travail. Tous les autres étaient à la cuisine : après avoir porté la théière dans le cabinet du directeur, Moussia les a servis. Evidemment, ils se sont tous précipités. Moi seul suis resté ici. Il me fallait prendre un flacon d’huile de graissage dans l’armoire.

Il indiqua une armoire massive près de la fenêtre.

— Mais pourquoi diable ne l’avez-vous pas dit ?! fit Vanioukhine en bondissant sur ses jambes. Je vous ai pourtant bien demandé si un membre de la famille était ou non venu ?

Landrinov haussa les épaules.

— Serge Léonardovitch est avant tout un membre de la direction. J’étais derrière la porte ouverte de l’armoire, si bien qu’il n’a pas remarqué ma présence. Il est entré dans le cabinet et est aussitôt ressorti. Sans doute désirait-il discuter avec son père, mais il ne l’a pas trouvé. Monsieur le directeur se trouvait à ce moment-là au télégraphe, où il avait été appelé d’urgence.

Un sourire doucereux illumina le visage fripé du limier pétersbourgeois.

— Quod erat demonstrandum, répéta-t-il à mi-voix. Maintenant, tout est définitivement à sa place. Messieurs ! lança-t-il d’un ton différent, sévère. Vous avez tous été témoins de cet événement d’importance capitale. Aussi, dans le cas où l’idée viendrait à M. Landrinov de modifier sa déclaration (pour de gros sous, que ne ferait-on pas ?), je vous appellerai tous à témoigner sous serment.

— Rien ne dit que ce n’est pas vous le corrompu, alors n’accusez pas les autres, cria le remingtoniste, tout pâle. Landrinov ne renoncera jamais à la vérité, même pour des millions !

Il se redressa et regarda Mavra avec une telle fierté que la jeune fille ficha son pinceau entre ses jolies dents blanches et fit mine d’applaudir le défenseur des grands principes. Le remingtoniste ne décela pas l’ironie contenue dans cette gesticulation ; il la prit pour argent comptant et rougit de bonheur, à tel point que Fandorine eut pitié du malheureux. Bientôt, il saurait pour Paris, et le coup serait terrible.

Brusquement, Zossim Prokofiévitch s’approcha de la table du « secrétaire », s’inclina et, avec une raillerie non dissimulée, murmura :

— Eh bien, l’homme « de la maison », courez faire votre rapport, dit-il avec un signe de tête en direction de la porte du cabinet directorial. Je crois que votre patron est dans de foutus draps. Je ne vais pas l’ennuyer aujourd’hui, car il y a encore certaines formalités, mais, pour demain, qu’il s’attende à une joyeuse visite. Excellente nuit à lui. Et transmettez-lui bien : Son Excellence lui souhaite de faire de merveilleux rêves. Et dites-lui encore ceci (le policier s’approcha tout près) : qu’il n’aille surtout pas inventer un voyage imprévu. Il ne sortira pas d’ici, j’ai pris toutes les mesures.

— Monsieur, vous me gênez, dit Mavra en tirant sans façon Vanioukhine par la manche. Poussez-vous.

Quand, après un dernier regard menaçant à l’homme « de la maison », le policier s’éloigna, la jeune fille s’exclama :

— Enfin ! En sa présence, votre visage a pris une tout autre expression ! Chassez ces plis. Comme ça, montra-t-elle en lissant le front d’Eraste Pétrovitch, puis le coin de sa bouche. Oh ! Je vous ai mis de la peinture.

Et avec une délicieuse spontanéité, elle cracha un peu de salive sur son mouchoir et essuya la joue du fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Mavra, cela lui est peut-être désagréable ! prononça Louka Lvovitch sur un ton de reproche.

Tassenka ricana, et Landrinov grinça si bruyamment des dents qu’on l’entendit dans toute la pièce.

Repoussant doucement la main qui tenait le mouchoir, Fandorine déclara :

— C’est assez pour aujourd’hui. Et j’ai effectivement besoin de discuter avec monsieur le directeur.

— Je n’étais pas ici, je vous le jure ! s’écria Serge Léonardovitch sans même écouter jusqu’au bout. C’est faux !

Fandorine baissa les yeux et fixa le drap vert qui recouvrait la table.

— Monsieur le baron, avant de venir ici, je suis descendu au rez-de-chaussée et j’ai regardé dans le livre du concierge. Vous n’êtes pas sans savoir que, dans votre compagnie, sont consignées les heures d’arrivée et de départ de chaque collaborateur. Or voici ce qui est écrit noir sur blanc : le membre de la direction S. L. von Mack est arrivé à 7 heures 25 minutes et reparti à 7 heures 34 minutes. C’est exactement à cette heure-là que la cuisinière a servi le thé.

— Ah, oui, c’est vrai… fit le baron, gêné. J’avais deux mots à dire à mon père. Je m’apprêtais à monter dans son cabinet, mais je me suis arrêté en route, car je l’ai rencontré au télégraphe.

— Il s’y trouvait certainement quelqu’un d’autre, non ? Le télégraphiste, par exemple ? interrogea Eraste Pétrovitch, continuant de ne pas regarder le directeur.

— Sûrement. Oui, probablement… Je ne sais pas. Et par quoi a conclu Vanioukhine ? Qu’est-ce qu’il s’apprête à faire ?

Fandorine s’abstint de parler des « formalités » et de la « joyeuse visite » qui l’attendait, il n’en avait plus envie.

Toute cette histoire paraissait étrange. Quelque chose clochait.

— Je n-n’en ai aucune idée.

— Que va-t-il se passer demain ? demanda Serge Léonardovitch avec inquiétude.

— Demain, je vous dirai qui est l’assassin, répondit l’assesseur de collège, levant enfin le regard sur son interlocuteur.

Il fit un bref salut au directeur, blanc comme un linge, et sortit.

Je me suis trompé !

Quand il arriva chez lui, il faisait déjà nuit. D’une part, il n’était pas particulièrement pressé de retrouver son misérable logis, d’autre part, il voulait partir le dernier afin d’observer le départ des autres.

Au premier tournant, à l’angle de la rue Kalantchevka, très animée, et de la rue Olkhovski, au contraire déserte et sombre, Fandorine découvrit qu’il était filé. Quelqu’un le suivait à pas de loup, courant d’une palissade à une autre pour s’y cacher. L’homme avait beau s’efforcer d’être invisible, comment tromper un adepte des shinobi japonais ?

Le plus probable était que ce fût un agent de Vanioukhine. Le policier avait certainement placé Serge Léonardovitch sous surveillance et peut-être avait-il décidé à tout hasard de garder à l’śil l’homme « de la maison ». Dans ce cas, c’était sans intérêt.

Toutefois, il ne fallait pas exclure une autre éventualité : le nouveau « secrétaire » intéressait pour une raison ou une autre l’empoisonneur, lequel voulait établir quel genre d’oiseau était l’étudiant Pomérantsev. Et cela, ce serait excellent.

Hélas, l’endroit était pourri, on n’y voyait goutte.

Eraste Pétrovitch tourna à dessein dans une rue mieux éclairée. Certes, ce n’était pas non plus les Champs-Elysées, mais, au moins, des becs de gaz dessinaient de loin en loin des taches de lumière bleuâtre.

Le plan de l’assesseur de collège était on ne peut plus simple : ne pas montrer qu’il avait repéré la filature et encore moins essayer d’arrêter l’espion, mais simplement arriver à le voir. Pour cela, dès qu’il serait dans l’obscurité après avoir dépassé l’endroit éclairé, il n’aurait qu’à se retourner et à attendre que l’individu se retrouve à son tour sous le bec de gaz. Fandorine était certain de reconnaître n’importe lequel des suspects d’après sa silhouette. Et s’il ne reconnaissait personne, cela voudrait dire que c’était un policier qui le filait, et alors, très bien, qu’il continue tranquillement son travail.

Au premier réverbère, Eraste Pétrovitch s’arrêta pour allumer un cigare. Cela pour preuve de son calme absolu.

Les pas se rapprochèrent. Du fait que l’individu avançait à pas de loup, sur la pointe des pieds, Fandorine n’arrivait à déterminer au bruit ni son sexe ni son gabarit.

L’individu s’arrêta. Attendit.

Et là, l’oreille fine de Fandorine perçut un bruit tout à fait inattendu : le claquement sec du chien qu’on relève.

Faute de cette habitude qu’il avait acquise, au moment du danger, d’agir d’abord et de réfléchir ensuite, l’assesseur de collège aurait perdu un temps précieux, et la balle lui aurait transpercé le dos. Mais, vif comme l’éclair, le fonctionnaire fit un bond de côté. Simultanément avec le fracas du coup de feu, un éclat de bois vola du lampadaire.

Aveuglé par la lueur, Eraste Pétrovitch ne distinguait pas grand-chose dans la nuit et, par ailleurs, il n’avait pas d’arme sur lui ; à aucun instant il n’avait imaginé que les événements prendraient un tour semblable. Se lancer dans un corps à corps avec un adversaire armé était trop risqué. Que l’autre épuise d’abord toutes ses balles.

Le fonctionnaire se mit à courir en essayant d’éviter les endroits éclairés et de zigzaguer de façon irrégulière. Le pire de tout était que l’homme invisible ne se pressait pas de vider son barillet. De toute évidence, l’homme était expérimenté et avait du sang-froid. Il voulait tirer à coup sûr, et prenait le temps d’ajuster sa ligne de mire sur la cible mouvante.

Fandorine plongea à terre et roula sur lui-même jusqu’à une barrière de planches, qu’il sauta pour se retrouver dans le jardinet de la bicoque voisine.

Il ne courut pas plus loin. Cherchant à tâtons, il trouva une pierre pas très grosse, de deux cents grammes environ. La technique du lancer n’avait pas de secret pour Eraste Pétrovitch, qui était capable d’abattre un pigeon en plein vol à une distance de vingt mètres, voire plus (à l’époque de son apprentissage au Japon, parmi d’autres figurait cet exercice). La difficulté principale ne résidait pas dans la précision, mais dans le calcul de la puissance du lancer : le pigeon devait tomber étourdi, mais vivant.

Ainsi embusqué, l’assesseur de collège n’attendit pas moins d’un quart d’heure, mais son adversaire ne se montrait toujours pas. A plusieurs reprises, il jeta un rapide coup d’śil par-dessus la barrière – prudemment, à chaque fois d’un endroit différent. Ses yeux voyaient maintenant parfaitement bien dans l’obscurité, mais le tireur s’était comme évanoui dans la nature.

La conclusion n’était guère réjouissante : tandis qu’Eraste Pétrovitch courait en zigzaguant et montait à l’assaut de la barrière, le malfaiteur n’était pas en train de le viser mais de détaler en sens inverse.

Pestant et jurant, Fandorine repassa dans la rue et se dirigea vers le lampadaire, afin d’extraire la balle fichée dans le poteau. De retour chez lui, il lui faudrait l’examiner à la lumière et à la loupe. Chercher des traces de pas était absurde : quelles empreintes pouvait-on espérer trouver sur une chaussée pavée ?

Sur le chemin du retour, Eraste Pétrovitch tenta d’analyser cet événement aussi inattendu que désagréable.

Le criminel était extrêmement perspicace. Non seulement il avait su d’une manière ou d’une autre démasquer le pseudo-étudiant, mais il avait évalué avec justesse le danger que celui-ci représentait. Et d’un.

Il n’avait pas tourné autour du pot, avait décidé de son propre chef, sans même se concerter avec son employeur (pour autant, bien entendu, qu’il en eût un). Ce qui voulait dire que c’était un homme d’action. Et de deux.

Conclusion : il était très, très dangereux. Et de trois.

Après avoir passé mentalement en revue les membres du secrétariat, l’assesseur de collège ne put que soupirer.

Landrinov ? Celui-là était sûrement capable de crime passionnel. Un vrai personnage de romance sanguinaire. « Admire ta fiancée jolie, un poignard dans le cśur, elle repose dans mon lit. » Ou « Meurs, malheureuse, puisqu’il en est ainsi ! » et autres choses du même tonneau. Mais s’imaginer le remingtoniste versant du poison dans le thé du directeur moyennant une solide récompense était absolument impossible. Cet homme ne savait ni ruser ni feindre.

Le mielleux Tassenka ? Espionner et faire des saletés en douce, ça oui, il en était sans aucun doute capable. Mais tirer sur un homme dans une rue sombre ? Peu crédible.

Le chef de bureau Serdiouk ? Impossible de l’imaginer espionnant et encore moins pressant la détente d’un revolver. Ou alors, c’était un acteur de génie à côté de qui le grand Chtchepkine lui-même aurait fait figure de débutant.

Le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch… L’âme d’un serviteur, à savoir d’un homme qui, de par son métier, est condamné à un rôle jugé humiliant, est presque toujours insondable. Ah, si ces grands messieurs savaient la dose de haine qui peut se cacher sous le masque de la complaisance et de la servilité… Une offense dont feu le baron n’aurait pas eu conscience ? Il pouvait aussi s’être fait acheter par le concurrent, mais cela sous-entendait tout de même un règlement de comptes personnel.

Qui d’autre ? Pas la cuisinière, tout de même ! Quoiqu’une femme soit tout à fait capable de tirer dans le dos.

Eraste Pétrovitch s’imagina alors Moussia, se faufilant dans les ténèbres un revolver à la main… et ne put s’empêcher de rire.

Puis il se mit à penser à Serge von Mack, et son sourire s’effaça. Et si, finalement, l’antipathique M. Vanioukhine avait raison ? L’homme était tout de même un limier expérimenté, connu pour son flair. S’il y en avait un qui était prêt à n’importe quel acte radical, c’était bien le baron. Cela eût été fort habile de sa part d’utiliser le fonctionnaire chargé des missions spéciales pour détourner de lui les soupçons !

Fandorine fit le compte des arguments pour et contre, écouta la voix de son cśur. Son cśur lui dit : non. Sa raison suggéra : c’est possible. Si c’était sa raison qui était dans le vrai, alors la cause de la tentative de meurtre contre lui résidait indubitablement dans cette dernière phrase lancée à la légère : « Demain, je vous dirai qui est l’assassin. »

De retour chez lui, l’assesseur de collège alluma la lampe et attendit le Japonais, non sans manifester les signes de la plus grande impatience : tantôt il faisait des allers et retours d’un mur à l’autre, tantôt il tambourinait de ses doigts sur la table et, à chaque instant, sortait sa montre de son gousset – pas son habituelle Breguet, mais une plus modeste, en argent, provisoirement empruntée à Massa pour donner le change.

Cette impatience s’expliquait par deux raisons. Primo, il avait une faim de loup. Secundo, Eraste Pétrovitch espérait entendre de la bouche de son serviteur quelque chose de très important, qui permettrait effectivement de mettre un point final à l’enquête.

Et quand enfin Massa fit son apparition, de nouveau les bras chargés de paquets, Fandorine lui demanda d’emblée :

— Alors ? Qui ?

Le Japonais entreprit d’étaler sur la table les différentes denrées alimentaires. Il ne se pressait pas de répondre à la question posée, mais à son air important une chose était claire : la pêche avait été fructueuse.

Finalement, Massa s’assit en face de son maître et entama un rapport circonstancié. En premier lieu, il sortit la Breguet de sa poche, la posa devant lui et se mit à l’admirer de telle manière que Fandorine commença à se demander s’il arriverait à réaliser l’échange inverse quand il ne lui serait plus nécessaire de cacher son identité.

— Votre message, monsieur, m’a été apporté à cinq heures vingt-trois minutes et trente secondes de l’après-midi. Conformément aux instructions reçues, je me suis posté non loin du cabinet de Mossorovu-dono et j’ai attendu de voir si quelqu’un de chez vous se montrait. Le chef du service des courses voulait m’envoyer remettre des plis quelque part, mais je lui ai expliqué par gestes que j’avais mal au ventre. Il a juré, m’a traité de « cléatule à gueule toldue », ce pour quoi, avec votre permission, je lui flanquerai une petite raclée quand notre mission sera accomplie. (Massa prit la montre dans ses mains.) Donc, le chef du service des courses m’a qualifié en des termes insultants à six heures et onze minutes, et à sept heures neuf…

— Mais enfin, ne me dis pas que tu es resté planté devant la porte avec la Breguet en or à la main ? ne put s’empêcher de demander Fandorine.

— Non, monsieur. J’avais la montre cachée là, expliqua Massa en glissant la main sous son giron. Quand j’avais besoin de regarder l’heure pour mon compte rendu, je faisais semblant de me gratter, et j’en profitais pour jeter un coup d’śil.

Il joignit le geste à la parole.

— Très bien, très bien. Que s’est-il passé à sept heures et neuf minutes ?

— Est arrivée la personne que j’attendais. Hors d’haleine et en sueur.

Et comment donc, pensa Fandorine, se penchant en avant avec curiosité. La journée de travail s’est terminée à sept heures. Arriver en neuf minutes à la Société des Vapeurs est un vrai tour de force. Il va de soi que si l’agent de Mossolov était si pressé, c’est que la nouvelle était d’importance.

Massa, qui aimait ménager ses effets, observa une pause.

— Sur qui pariez-vous, monsieur ? demanda-t-il. Si vous perdez, votre montre est à moi.

— Une chance sur cinq, ce n’est pas juste, protesta Eraste Pétrovitch, qui n’avait pas la moindre envie de perdre sa Breguet.

Inflexible, le serviteur déchira d’un emballage cinq petits morceaux de papier, sur lesquels il écrivit respectivement : « Prune au Sirop », « Kitsuné », « Bouche de Travers », « Moustache Blanche », « Belle ». Il les étala devant son maître.

— Allez, choisissez.

L’assesseur de collège ferma les yeux, essayant de se représenter chacun des cinq en train de faire des messes basses avec M. Mossolov ; de verser du poison dans la théière ; de se faufiler dans une rue sombre, un revolver à la main.

Cela ne donna rien. Quoique, pour chaque action prise séparément, oui, peut-être. Mais pour les trois à la fois, aucun ne collait.

Alors, Fandorine poussa un soupir, ramassa les bouts de papier, les mélangea et tira le premier qui se présentait.

— Celui-là.

Massa le prit, ses lèvres tremblèrent et, furieux, il repoussa loin de lui la Breguet.

— C’est ma faute. Le surnom que j’ai donné à cet homme est bien trop évocateur.

Sur le morceau de papier, était écrit l’idéogramme « kitsuné », un être mi-homme, mi-bête, pouvant se transformer de renard en homme et inversement.

— Tassenka ? Ce n’est pas possible ! murmura Eraste Pétrovitch.

Mais, à vrai dire, il aurait sans doute dit la même chose de n’importe quel autre des cinq suspects.

— Kitsuné est apparu près du cabinet du directeur à sept heures neuf minutes, rouge et transpirant, relata Massa cette fois sans pause ni effet. Après quelques mots échangésà voix basse avec le secrétaire de Mossorovu-dono, il a été immédiatement introduit.

— Attends un peu ! s’anima Fandorine. Et il est resté combien de temps ?

— Dix-sept minutes et demie. Puis il est reparti aussi vite qu’il était venu.

L’assesseur de collège calcula mentalement : donc, Tassenka a quitté en courant la Société des Vapeurs peu avant sept heures et demie. Le coup de feu sous le lampadaire avait eu lieu à huit heures moins cinq. L’espion de Mossolov avait-il le temps de revenir et de prendre en filature le « stagiaire » à sa sortie du bureau ? La réponse était oui. En outre, on pouvait raisonnablement penser qu’il n’avait pas tiré de son propre chef, mais sur instruction de son employeur. Personnage haut placé, Mossolov disposait de relations et de moyens. S’il était vraiment désireux de savoir qui était ce secrétaire brusquement surgi chez son concurrent, il l’avait su. Et Mossolov n’avait pas eu besoin de pousser beaucoup son complice pour qu’il commette un nouveau crime ; il avait déjà laissé trois cadavres et n’en était plus à un près.

Si tout cela était logique et parfaitement cohérent, le fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur était, pour sa part, plutôt ridicule dans cette histoire. Comment avait-il pu se tromper à ce point dans son analyse psychologique ?!

— Débarrasse la table, dit amèrement Eraste Pétrovitch, la tête appuyée sur ses mains. Je ne mangerai rien, je n’ai plus faim. Et d’ailleurs, tu peux partir. J’ai besoin de réfléchir.

Etude dans les tons violet et rouge

— … La balle a sifflé juste ici. C’est un miracle si je suis en vie, dit le « stagiaire » en conclusion de son récit. Jamais plus je ne passerai par la rue Olkhovski une fois la nuit tombée.

L’horrible histoire ne laissa personne indifférent. La cuisinière mit sa main devant sa bouche et se signa.

— Seigneur Jésus, quelle horreur !

Louka Lvovitch prit l’air consterné :

— Voyez dans quel monde on vit. Autrefois, les voleurs exigeaient « la bourse ou la vie ». Maintenant, ils commencent par vous tirer dessus. Où est-ce que l’on va comme ça ?

Sa fille, qui avait commencé à déplier son chevalet et s’était figée sur place, s’écria :

— Moi non plus, pour rien au monde je n’aurais donné ma bourse. Qu’ils me tuent plutôt. Franchement, Pomérantsev, vous êtes un vrai héros !

— Vous parlez d’un héros ! Il a détalé comme un lapin, oui, s’empressa de répliquer Landrinov, dans un accès de jalousie.

L’homme-renard Tassenka se répandit en lamentations, et quant à Fiodot Fiodotovitch, il n’était pas encore là. La journée de travail commençait tout juste.

On commenta encore un peu l’horrible événement, puis chacun se mit à sa tâche habituelle : les secrétaires commencèrent à faire crisser leur plume sur le papier, le remingtoniste régla sa merveille de la technique, Moussia se retira dans sa cuisine, et l’artiste entreprit de terminer son portrait, maniant son pinceau avec une stupéfiante habileté. Il était possible qu’un grand avenir attendît effectivement « Maurice Sieurduc » à Paris.

— Dommage que vous soyez en redingote, aujourd’hui, se plaignit Mavra. Je voulais ajouter des reflets aux boutons de votre uniforme.

Mais Fandorine ne pouvait absolument pas venir aujourd’hui en tenue d’étudiant. Une bataille décisive l’attendait, il n’aurait pas été convenable de la mener masqué.

— Dites-moi, lui murmura tout doucement Eraste Pétrovitch. C’est le baron qui vous donne l’argent pour le voyage à Paris ? J’ai vu juste ?

La jeune fille acquiesça d’un signe de tête :

— En mémoire de mon fiancé.

— A part moi, vous en avez parlé à quelqu’un ?

Elle secoua la tête et mit son doigt sur sa bouche, car Tassenka tendait déjà l’oreille et Landrinov avait pivoté sur sa chaise.

Eh bien, désormais le tableau est définitivement reconstitué, pensa Fandorine. Il ne reste plus qu’à attendre.

Tous attendaient. Dans la pièce planait la sensation qu’un événement grave approchait inexorablement. Personne n’en parlait, mais cela se sentait à divers détails : à la façon dont on avait rapidement cessé de commenter l’agression, au silence qui s’était imposé, aux regards furtifs que chacun lançait par intermittence, tantôt en direction du cabinet vide, tantôt en direction de la porte d’entrée.

Quand entra le directeur accompagné de son valet de chambre, tous se remirent au travail avec une ferveur redoublée. Seule Mavra salua Serge Léonardovitch et de nouveau, comme la veille, elle rougit imperceptiblement. De reconnaissance, c’était désormais clair.

— Bonjour, la salua à son tour von Mack, s’approchant du chevalet.

Mais ce n’était pas la jeune fille qui l’intéressait et encore moins le portrait. Ses yeux rougis par le manque de sommeil ne regardaient que Fandorine, d’un air inquiet et interrogateur.

Eraste Pétrovitch répondit d’abord par un imperceptible hochement de tête, puis par un tout aussi discret signe de dénégation. Cette petite pantomime signifiait : « Oui, je sais tout. Non, pas tout de suite. »

Le baron le comprit parfaitement, mais l’on n’aurait su dire si cela l’avait rassuré ou, au contraire, encore plus inquiété.

S’étant à peine arrêté, il passa dans son bureau, Fiodot Fiodotovitch sur ses talons.

Il ne s’était pas passé plus d’un quart d’heure quand, de l’escalier, parvinrent des pas lourds et des cliquetis : un groupe de personnes était en train de monter.

Tous se redressèrent d’un coup et cessèrent de faire mine de se concentrer sur leur travail. Moussia passa la tête dans la pièce.

La porte d’entrée s’ouvrit en grand.

Le premier à entrer fut Vanioukhine, un papier à la main, l’air triomphant.

Derrière lui, dans un tintement de sabres et d’éperons, le lieutenant-colonel Liakhov, commissaire du quartier de Basmannaïa, deux sous-officiers de police, ainsi que le célèbre journaliste Steinhen du quotidien Le Pèlerin de Moscou, dont la lecture était considérée comme de mauvais goût dans les milieux convenables, ce qui n’empêchait pas cette feuille de chou d’être vendue chaque jour à près de cent mille exemplaires.

A la vue du folliculaire à scandale, Eraste Pétrovitch fit la grimace. Jamais Vanioukhine n’aurait dû faire une chose pareille. Désormais, quelle qu’en soit l’issue, l’histoire ferait du bruit à travers tout l’Empire.

— Eh bien, me voici, annonça le Pétersbourgeois d’une voix retentissante. Vous m’attendiez avec impatience, non ? Et ça, c’est le document promis.

Il agita le papier.

Alerté par le bruit, Serge Léonardovitch passa la tête à la porte de son cabinet et devint tout pâle. Par-dessus l’épaule du directeur, pointait la tête du valet de chambre.

— Monsieur, fit Vanioukhine à l’adresse du baron, je suis venu pour vous arrêter. Voici l’injonction de monsieur le procureur.

Von Mack ne répondant rien, le policier ordonna au commissaire :

— Faites votre devoir.

Le journaliste était déjà en train de noircir des pages. Eraste Pétrovitch se leva et, marchant calmement, s’avança. Au passage, il jeta un coup d’śil dans le carnet de Steinhen et lut : « A ces mots du célèbre enquêteur, sur le visage boursouflé et pervers du parricide, passa une indicible terreur. »

Toussotant, l’air important, le commissaire fit un pas vers le directeur.

— Conformément aux dispositions de l’« Acte relatif aux arrestations et détentions administratives », je vous déclare…

— Un instant, Liakhov ! l’interrompit Fandorine d’une voix forte.

Tous se retournèrent.

— Eraste Pétrovitch ? s’étonna le lieutenant-colonel, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer l’assesseur de collège dans le cadre de son travail.

— Fandorine ! s’exclama Steinhen (qui, lui, connaissait tout et tout le monde). Voilà qui est drôlement intéressant !

Les autres se contentèrent de fixer l’insolent qui avait osé donner un ordre à un représentant de la loi.

— Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, déclara-t-il, moins à l’intention de Vanioukhine qu’à celle de ses collègues d’un jour. Je vous demande pardon pour cette m-mascarade obligée. Je mène une enquête indépendante sur ordre du prince Dolgoroukoï.

Cela, en revanche, s’adressait directement au Pétersbourgeois, qui regardait le jeune homme les yeux écarquillés.

— Une intrigue ? Un complot ? s’écria Vanioukhine. Je vais en référer au directeur du département de la police ! Au ministre ! L’affaire m’a été confiée personnellement, et je ne veux rien savoir ! Alors, allez-y, emparez-vous de lui ! Vous êtes sourd, ou quoi ? hurla-t-il au commissaire en montrant le baron.

Lever la voix sur Liakhov, homme fier et officier émérite, était une grave erreur. Le lieutenant-colonel se renfrogna.

— Nous connaissons M. Fandorine, ce n’est pas la première fois que nous avons le plaisir de nous rencontrer. En revanche, nous n’avons jamais eu l’occasion de travailler avec Votre Excellence.

— J’ai tout compris, fit Vanioukhine avec un sourire de mauvais augure. J’avais en effet entendu parler des mśurs moscovites ! On vous a acheté ? J’ai fort bien fait de prendre avec moi un représentant de la presse. Ecrivez, monsieur le reporter, écrivez !

Mais ledit représentant de la presse cessa d’écrire et referma même son calepin. Se fâcher avec le général gouverneur ne faisait pas du tout son affaire.

— Votre Excellence, nous sommes l’un comme l’autre des représentants de la loi, et non des p-prima donna d’opérette, fit Eraste Pétrovitch, le visage sévère. Passons donc à l’affaire. Vous avez une hypothèse, je vais vous en exposer une autre. En tant que professionnel expérimenté, jugez quelle est la plus solide des deux.

Que ce soit le ton employé ou la référence à son professionnalisme, l’effet de ces paroles sur le Pétersbourgeois fut immédiat.

— Fandorine ? Ce nom me dit vaguement quelque chose, j’ai dû entendre parler de vous, dit-il, se reprenant en mains – y compris au sens propre, car il croisa les bras et posa les mains sur ses épaules. Eh bien, exposez votre version des choses. Nous écoutons.

— Je v-vous remercie. Dès le début, j’ai acquis la conviction que Serge Léonardovitch von Mack était innocent. Vous, cher collègue, vous êtes laissé guider, dans votre enquête, par la maxime, d’ailleurs respectable, « cherche à qui profite le crime ». J’ai aussi commencé par là. Si l’on part du principe que l’héritier est mû par l’intérêt, à savoir l’aspiration à s’emparer au plus vite de l’affaire familiale, il en résulte un non-sens absolu. La mort de Léonard von Mack a privé la compagnie d’un marché gigantesque. Si Serge Léonardovitch avait été animé par des intentions criminelles à l’égard de son père, il eût été logique d’attendre encore deux ou trois semaines, le temps que soit annoncé le résultat du concours. Alors que là, il apparaît que l’héritier a commis un crime atroce à son préjudice et au bénéfice de son principal concurrent, la Société des Vapeurs.

— Ce point de vue n’est pas celui d’un enquêteur de la police, mais celui d’un commerçant, dit Vanioukhine, ne pouvant s’empêcher d’envoyer une pique. Et dans ce cas, d’où sort, selon vous, l’empoisonneur ? Il est passé par le vasistas, pour disparaître ensuite comme par enchantement ? D’ailleurs, peut-être qu’il n’y a pas du tout eu de crime ? Que le directeur et son secrétaire se sont suicidés ? J’ai lu ça quelque part. Il paraît que chez vous, au Japon, c’est courant ; cela s’appelle « le double suicide des amants ».

De cette dernière remarque l’on pouvait conclure que Vanioukhine ne connaissait pas seulement « vaguement » le nom de Fandorine, mais qu’il était assez bien informé sur le compte du limier moscovite.

— Il y a bien eu crime, dit Eraste Pétrovitch, ignorant la moquerie. Et fort habilement combiné. Mais ce qu’il fallait placer au centre de vos préoccupations n’est pas cui prodest3, mais une tout autre formule.

— Et qui, d’après vous, est l’assassin ? demanda Vanioukhine avec un sourire ironique. A moins que toute votre théorie n’ait pour but que d’innocenter M. von Mack ?

Là, Eraste Pétrovitch s’autorisa un effet, loin d’être étranger au fait qu’il sentait posé sur lui le regard de la jeune artiste peintre. D’un ton négligent, comme si cela coulait de source, il lâcha :

— L’assassin, c’est cet homme.

Et, ce disant, il pointa Landrinov du doigt.

Un soupir convulsif se répandit à travers la pièce, et le remingtoniste bondit sur ses pieds, renversant sa chaise.

— Vous êtes devenu fou ou quoi ? cria-t-il.

— Vous vous êtes trahi vous-même, lui dit Eraste Pétrovitch. Pourquoi avoir menti à propos de Serge Léonardovitch ? M. Vanioukhine, qui avait très envie de confirmer son hypothèse, a pris votre témoignage pour argent comptant. Mais moi, ce matin, j’ai parlé avec les télégraphistes qui étaient de service le 6 septembre. Serge Léonardovitch ne se rappelle pas qui se trouvait là, mais les « petites gens », eux, se souviennent parfaitement de tous les détails. Comme vous le savez, depuis le télégraphe, on voit l’escalier dans les deux sens, vers le bas et vers le haut. Serge Léonardovitch est monté en manteau, a vu son père près de l’appareil, a échangé quelques mots avec lui puis est reparti. Il n’est pas monté à l’étage. Je me suis donc posé la question : pourquoi Landrinov a-t-il menti ?

— C’est toi qui mens, espèce de gommeux ! lança méchamment le remingtoniste. Voyez celui-là : il s’est insinué ici par ruse, il jouait les étudiants, il était assis, il posait, alors qu’il n’est pas étudiant du tout. Regardez un peu, Mavra Loukinichna, à qui vous avez accordé votre confiance !

Mais, à en juger par le regard plein de feu que la jeune fille fixait sur Fandorine, elle ne lui en voulait d’aucune façon.

Tournant légèrement la tête pour voir la demoiselle, sans pour autant perdre de vue le remingtoniste, Eraste Pétrovitch posa cette question purement rhétorique :

— M. Landrinov aurait-il agi par haine ? Sans doute pas. Cet homme déteste le monde entier, mais nourrir une antipathie particulière à l’égard du directeur, il n’en a tout simplement pas eu le temps. Serge Léonardovitch n’occupe le cabinet directorial que depuis quelques jours. Certes, j’ai pendant un temps envisagé l’hypothèse d’un lien avec un certain voyage à Paris, mais elle s’est vite dissipée, fit l’assesseur de collège en jetant un regard oblique à Mavra. Landrinov ignorait ce fait, sinon ce n’est pas moi que la balle d’hier aurait eu pour cible, mais quelqu’un d’autre.

— Quel voyage à Paris ? Quelle balle ? Qu’avez-vous comme ça à parler par énigmes ? se renfrogna Vanioukhine. Toute votre hypothèse repose sur du vent. Cela se comprend, cher collègue, vous êtes jeune et plein d’enthousiasme pour l’« école psychologique » britannique. Mais une enquête a besoin de faits. Si la bonne question n’est pas cui prodest, quelle est-elle, alors ?

— Le second des motifs de c-crime les plus répandus réside dans « cherchez la femme ». Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à un crime passionnel. Landrinov est amoureux fou de… d’une personne, cela crève les yeux.

Tous regardèrent Mavra, laquelle rougit et baissa les yeux.

Serge Léonardovitch, qui n’avait pas prononcé un mot jusque-là, s’exclama :

— Comment pouvez-vous penser une chose pareille de mon père ! Vous ne le connaissiez pas, c’était un homme d’une haute moralité ! Uniquement préoccupé de l’intérêt de la compagnie !

Le Pétersbourgeois s’adressa à son tour à Fandorine.

— Ce n’est pas bien, en effet, dit-il sur un ton de reproche. Le défunt était un respectable vieillard et il ne s’intéressait pas aux jeunes filles, tout le monde le sait.

— Que vient faire ici le respectable v-vieillard ? (Eraste Pétrovitch soupira brièvement, agacé par l’inintelligence de ses interlocuteurs.) Ce n’était pas le directeur que Landrinov voulait supprimer, mais son rival heureux, le fiancé de Mavra Loukinichna. Le baron von Mack a été tué uniquement pour camoufler un autre meurtre.

— Le baron von Mack ?! Pour servir de camouflage ?! s’écria Vanioukhine, médusé. A cause d’un petit secrétaire de rien du tout ?!

Serge Léonardovitch secoua lui aussi la tête.

— D’où vous vient cette idée saugrenue ?!

Fandorine écarta les mains :

— L’éternelle méprise des puissants de ce monde, qui croient qu’eux seuls ont de l’importance, alors que les « petites gens » ne sont que des figurants chez qui tout est petit : les passions, les projets, les crimes. Avant-hier, M. Vanioukhine disait : quand on coupe du bois, des copeaux volent. Eh bien, ici, c’est un peu le contraire qui s’est passé : à cause d’un copeau on a détruit la forêt. Pour ma part, je ne compare p-personne à un copeau (ni d’ailleurs à une forêt), mais le calcul de l’assassin était infaillible. Le baron inviterait sans faute son secrétaire à prendre le thé. Les deux hommes mourraient, mais la mort de Stern resterait dans l’ombre. Il ne viendrait à l’idée de personne que la cible n’était pas le titan de l’industrie russe, mais un modeste employé. Quant au malheureux homme du ménage, il est vraiment mort pour rien, par pur hasard. Mais cela ne semble guère vous avoir chagriné, n’est-ce pas, Landrinov ?

Sur ces mots, Eraste Pétrovitch fit quelques pas en direction du coin où se trouvait la machine à écrire.

Le remingtoniste eut une grimace méprisante, mais la main avec laquelle il s’appuyait au dos de la chaise tremblait. Il la cacha dans sa poche.

— J’attends des preuves, rappela Vanioukhine. Car, pour l’instant, vous ne sortez toujours pas du psychologisme.

— Tout de suite, Votre Excellence, je vais en arriver aux faits. Mais d’abord, quelques mots à propos de l’hypothèse émise par Serge Léonardovitch, comme quoi le crime aurait été commis par un espion de la Société des Vapeurs. Vous n’avez qu’à m-moitié raison, dit l’assesseur de collège à l’adresse de von Mack. Il y a bien ici un espion de la firme concurrente, mais il n’a pas tué votre père.

— Qui est-ce ? s’empressa de demander le baron.

Sans regarder Tassenka, Fandorine répondit :

— Je vous le dirai demain. S’il ne démissionne pas de son propre chef. Mais revenons au meurtre. N’avez-vous pas trouvé curieux, Zossim Prokofiévitch, que l’on ait employé un produit aussi bon marché pour empoisonner un millionnaire ?

Vanioukhine haussa les épaules :

— Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais. La raison, c’est que l’arsenic est à la portée de n’importe qui. Il suffit d’interroger les pharmaciens pour savoir qui s’est procuré du cyanure ou autre poison « aristocratique ». Mais essayez donc de savoir combien de personnes ont acheté de la mort-aux-rats ces derniers temps. Pas un seul pharmacien ne s’en souviendra.

— Et moi, je pense que la raison est ailleurs. Landrinov n’avait pas assez d’argent pour un poison cher. J’ai compris cela hier soir, quand j’ai retrouvé la balle que le c-criminel avait tirée sur moi. (Eraste Pétrovitch sortit un mouchoir de sa poche, et du mouchoir un fragment de plomb légèrement aplati.) Une balle ronde, tirée d’un pistolet à un coup, à canon non rayé. Une arme telle qu’on peut en acheter pour un rouble et demi au marché aux puces. Le poison le moins cher, l’arme la moins chère… pas très sérieux. Mossolov n’aurait-il pas équipé un peu mieux un éventuel espion ? Et j’ai alors compris clairement ceci : l’assassin était un homme pauvre, avec de très petits moyens, mais de très grandes passions.

Eraste Pétrovitch avança à nouveau de quelques pas en direction de Landrinov, comme s’il s’apprêtait à pointer un doigt accusateur sur le coupable. En réalité, pendant tout ce temps, il observait attentivement le remingtoniste, s’attendant d’une seconde à l’autre à ce que celui-ci se trahisse sans la moindre ambiguïté.

Les lèvres de Landrinov tremblaient, ses épaules étaient agitées de soubresauts, mais pas de peur : de rage. Cet être était trop passionné pour se maîtriser encore longtemps. D’un moment à l’autre, il allait exploser, ses dents grinçaient déjà.

L’assesseur de collège prit soin de tourner le dos à l’accusé, afin d’amortir l’attaque. Désormais, les deux hommes n’étaient plus séparés que par la table de travail du jeune secrétaire.

— Mais pourquoi vous a-t-il donc tiré dessus ? demanda Vanioukhine, qui refusait toujours de s’avouer vaincu.

— Je le sais ! répondit Mavra à la place de Fandorine. A cause du portrait. Et à cause du mouchoir…

— C’est quoi encore, cette histoire de mouchoir ? s’étonna le limier pétersbourgeois.

C’est alors que s’accomplit enfin l’événement escompté par l’adepte de l’« école psychologique ».

Avec un rugissement, Landrinov bondit en sortant de sa poche un rasoir ouvert.

L’assesseur de collège, qui était sur ses gardes, se retourna vivement. Mais il s’avéra alors qu’il ne maîtrisait pas encore parfaitement la science psychologique.

Eraste Pétrovitch était persuadé que l’assassin se jetterait sur lui, son accusateur, mais le remingtoniste passa devant la table de Tassenka et se précipita sur Mavra.

— C’est toi ! C’est toi la responsable de tout ! criait-il d’une voix éraillée, brandissant son rasoir prêt à frapper. C’est toi qui as causé ma perte !

La demoiselle recula d’un bond, ce qui la sauva d’une mort certaine, car la lame acérée fendit l’air en frôlant sa gorge.

La pauvre enfant se serra contre le mur, mais le scélérat l’attrapa par les cheveux et renversa en arrière sa tête bouclée.

Dans la pièce, tous étaient comme pétrifiés.

Eraste Pétrovitch comprit qu’il n’aurait pas le temps. En cas de besoin, il était capable de se déplacer avec une agilité presque incroyable, mais son chemin était ici barré par la table de Louka Lvovitch, massive et croulant sous les encriers, les pots à crayons, les piles de papiers et autres bricoles dont regorgent les bureaux.

— Si tu n’es pas à moi, tu ne seras à personne ! cria désespérément Landrinov, levant à nouveau son arme.

La science japonaise du combat dit : l’action doit précéder la pensée.

La main de l’assesseur de collège, comme mue par sa propre volonté, saisit la bouteille d’encre dans l’écritoire et, sans élan, mais néanmoins fort, la lança de bas en haut.

Le cube de verre toucha le criminel à la nuque, aspergeant son cou et son dos de liquide violet. Landrinov se retourna, l’air effaré, et reçut en plein front un second encrier, contenant cette fois de l’encre rouge, utilisée par le pointilleux Serdiouk pour souligner les passages les plus importants de tel ou tel rapport.

Le second coup fut plus fort que le premier. Le remingtoniste chancela, porta sa main à ses yeux aveuglés. Entre ses doigts, tel du sang, s’écoulait de l’encre écarlate.

Puis, une seconde plus tard, ayant repris leurs sens, les sous-officiers retournaient les bras du meurtrier, lequel mugissait, se débattait et essayait même de mordre. C’est criant et se tortillant que l’on porta dehors le coupable. Vanioukhine et le journaliste aidèrent les policiers.

Quand le vacarme cessa, Eraste Pétrovitch regarda autour de lui.

Serge Léonardovitch se tenait à la même place. Il ne semblait nullement satisfait d’avoir été disculpé. Le directeur affichait une mine désemparée et triste. C’est la perte de ce marché qui le torture, comprit Fandorine.

Moussia et Fiodot Fiodotovitch s’affairaient autour de Serdiouk, lui faisant boire de l’eau, l’éventant avec une serviette.

Tassenka s’était volatilisé, comme s’il n’avait jamais existé.

Dans le coin, recroquevillée sur elle-même, la pauvre Mavra hoquetait et sanglotait.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, tout est fini, commença à la consoler l’assesseur de collège.

Délicatement, il lui caressa la tête, et les hoquets cessèrent. Puis il lui prit la main, et les sanglots se calmèrent.

— Vous irez à Paris et deviendrez un peintre célèbre. Tout ira bien, lui dit-il d’une voix douce.

Elle acquiesça et le regarda en levant la tête. Son visage était parsemé d’éclaboussures d’encre rouge et violette. Comme si elle avait mangé des baies sauvages et s’était barbouillée de jus, pensa le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Oui, j’irai à Paris. Seulement… Promettez-moi une chose… dit-elle dans un chuchotement. D’accord ?

— Bien sûr, c’est d’accord. Mais il ne faut pas pleurer.

— Vous me permettrez de terminer votre portrait ? Si je comprends bien, vous ne reviendrez pas ici. Alors, peut-être… Peut-être pourrai-je le terminer chez vous ?

Ses yeux brillaient d’un vif éclat, mais, apparemment, pas seulement à cause des larmes qui n’avaient pas séché.

— Chez moi, en effet, ce sera sans doute plus confortable, accepta Eraste Pétrovitch en rougissant imperceptiblement.

1- Le prénom Louka a la même racine que louk (« oignon ») et le patronyme Lvovitch signifie « fils de Lev (lion) ». Quant à son nom de famille, Serdiouk, il évoque la colère ou le mauvais caractère, d’où le désir de sa fille d’en changer.

2- Ce qu’il fallait démontrer.

3- A qui profite le crime.

LA PRISONNIÈRE

DE LA TOUR

Cette nouvelle est dédiée

à Maurice Leblanc

La Prisonnière de la tour

(Extrait des Mémoires de John Hamish Watson)

I

Le paquebot pénétra dans la baie de Saint-Malo, comme dans la gueule béante du Léviathan de la Bible. La ceinture d’îlots rocheux coiffés d’antiques forts évoquait des crocs menaçants prêts à se refermer pour dévorer notre frêle navire. La flèche du clocher de la ville émergeait de la brume grise, semblable à un dard pointu. Je me tenais sur le pont, promenant mon regard sur ce paysage inhospitalier, et me recroquevillais frileusement dans mon manteau de solide tissu caoutchouté. Il faisait un froid humide et pénétrant, le vent vous projetait au visage des embruns salés. Le jour terne qui venait à peine de poindre une heure plus tôt semblait se hâter de finir au plus vite.

Or ce jour, précisons-le, n’était pas un jour comme les autres, mais le dernier de l’année, et peut-être même du siècle. Sur ce point, Holmes et moi avions des opinions divergentes. J’avais beau lui démontrer que toute l’année à venir appartenait encore au XIXe siècle, il campait sur ses positions. Avec l’année 1899, c’est une époque qui s’achève, disait Holmes. « Les années 1800 sont celles de Byron et de Napoléon, des crinolines et des lorgnons, du Barbier de Séville et de Rule, Britannia. Le 1er janvier, va commencer l’ère des années 1900, et tout y sera différent. » Ce en quoi il avait incontestablement raison.

Je fus tiré de mes pensées par cette remarque de Holmes, qui, debout à mes côtés, aspirait l’air froid avec un évident plaisir :

— J’avoue être ravi que nous ayons fui Londres. Je ne supporte pas la nuit du nouvel an. C’est le moment le plus exécrable de l’année, pis encore que Noël ! Il ne s’y commet même pas de crimes. En règle générale, les malfaiteurs sont des gens sentimentaux ; ils aiment s’attarder à table et, à la lueur des bougies, fredonner d’une voix sirupeuse de stupides chansons.

Il poussa un profond soupir.

— Vous savez, Watson, je ne me sens jamais aussi seul que le soir du nouvel an. Je m’enferme chez moi, j’éteins la lumière et je racle du violon… Autrefois, l’opium me venait en aide. Cependant, depuis que vous m’avez scientifiquement démontré la nocivité de l’action des alcaloïdes sur la fonction analytique du cerveau, j’ai perdu l’unique possibilité de me débarrasser ne serait-ce que momentanément des odieuses entraves de l’attraction terrestre… Regardez un peu, quelle vue enchanteresse !

Une fois de plus, je m’étonnai de la façon surprenante dont chez cet homme la stricte rationalité de la pensée côtoyait l’absolue incohérence de l’humeur. Le spectacle de la ville grise se mêlant à la mer cendrée et au ciel de la même teinte blafarde ne me semblait en rien enchanteur. Il s’agissait d’une forteresse sculptée dans les rochers d’une île de taille modeste. Au-delà des murailles sombres au pied desquelles venaient battre les vagues, pointaient les toits de maisons étroitement entassées les unes contre les autres. Leurs tuiles mouillées luisaient telles les écailles d’un dragon. Il était possible que l’été, par beau temps, Saint-Malo se montrât plus accueillante, mais, par une sombre journée de décembre, la cité apparaissait plutôt lugubre, et mon cśur se serra brusquement, sans que je comprenne très bien si c’était le fait d’une étrange émotion ou d’un mauvais pressentiment.

— J’ignorais que Saint-Malo se trouvait sur une île, dis-je négligemment, irrité de ma propre émotivité.

Un tel sentiment en effet ne sied guère à un homme de quarante-sept ans qui a tout vu dans sa vie. D’autant que j’avais plus d’une fois eu l’occasion de me convaincre du peu de crédit qu’il fallait accorder à ces prétendues prémonitions, généralement provoquées par une chute de la tension artérielle ou une simple indigestion.

— C’est une presqu’île, Watson. Elle est liée au continent par une étroite langue de terre. C’est aussi une forteresse inaccessible que nous, Anglais, avons durant des siècles tenté vainement de prendre d’assaut, commença à raconter mon ami sur un ton professoral. Ici, se trouvait un nid d’arrogants corsaires, qui pillaient les navires ennemis à travers les mers et les océans du monde. Ils ne se disaient pas français mais malouins, nation absolument à part, ne reconnaissant d’autre pouvoir que celui de Dieu et de la Bonne Fortune. Vous savez ce qu’est l’« humour noir » ?

— Une tendance décadente de la littérature, tout à fait désagréable, répondis-je, ayant toutes les raisons de supposer qu’au moins en matière de belles-lettres je m’y entendais infiniment mieux que Holmes. C’est quand une chose horrible est tournée en plaisanterie.

— Très exactement. Et Saint-Malo peut être considérée comme la patrie de l’humour noir.

— Vraiment ?

A voir les sinistres bastions de l’ancien repaire de corsaires, il n’était guère facile de croire à une telle assertion.

— Il suffit d’y regarder le nom des voies. L’une d’elles, par exemple, s’appelle la rue du Chat-qui-Danse. Au XVIIIe siècle, nos compatriotes, essayant de prendre la ville, organisèrent une grandiose explosion au pied de la muraille au point que la mer s’éleva de cent mètres et que le fond se découvrit. Curieusement, il n’y eut aucune victime en ville, à l’exception d’un chat que le souffle de l’explosion fit virevolter en tous sens avant de le mettre en pièces… Et là-bas, à gauche de la cathédrale, se trouve une ruelle où, au XVIIe siècle, périt un capitaine amoureux. Sortir la nuit était alors strictement interdit, dans la rue étaient lâchés de féroces chiens de garde, dressés pour attaquer les gens. Or le courageux capitaine décida de braver le danger. Il se rendit à son rendez-vous galant et fut réduit en lambeaux par les chiens. De cette triste histoire Boccace aurait tiré une nouvelle larmoyante, Shakespeare une tragédie. Les Malouins, eux, ont immortalisé à leur façon la mémoire de l’infortuné Roméo. Depuis cette époque, l’endroit s’appelle rue du Gras-Mollet.

— Mon Dieu, Holmes ! m’écriai-je. Je ne cesserai jamais de m’étonner de la quantité d’informations ahurissantes que recèle votre mémoire. Jusqu’aux noms de rues d’une affreuse ville de province bretonne.

Il ne me répondit pas immédiatement, et quand il se décida à parler, il le fit en regardant quelque part de côté, là où se profilaient les contours incertains de la côte déserte.

— Vous n’ignorez pas, Watson, que ma grand-mère était française. Sa maison se trouvait non loin d’ici, si bien que je connais ces lieux. Mais voici que nous accostons. Vous avez déjà préparé votre merveilleuse valise ?

Je me hâtai de descendre à la cabine. Nous avions passé la nuit tout habillés et somnolé dans des fauteuils, de sorte que je n’avais eu aucun besoin particulier de défaire ma valise, mais cela ne m’avait pas empêché d’étaler sur la table une partie de son contenu, uniquement pour le plaisir. L’acquisition de ce superbe article de la firme Waverly datait de la veille, un cadeau de Noël que je m’étais fait à moi-même. Et je peux vous jurer que cette valise valait largement ses six livres et six shillings. D’un splendide cuir jaune, avec des serrures et des rivets argentés, elle offrait plusieurs compartiments, un coffret encastré pour diverses bricoles et même un emplacement particulier pour une bouteille isotherme. Je n’avais de ma vie jamais eu de valise aussi magnifique ! Et plus que tout, j’avais été séduit par le goût discret avec lequel les fabricants avaient glissé cette merveille rutilante dans une modeste housse à carreaux, destinée à la protéger des éraflures. Sans craindre de me montrer ridicule, je dirais que j’ai vu dans cet objet une parfaite illustration de l’esprit britannique, si différent de la propension à en mettre plein la vue propre aux continentaux. Les Français et les Italiens font l’inverse des Britanniques : chez eux, le contenant l’emporte toujours sur le contenu, et la forme sur le fond.

Avant de regagner le pont battu par les vents, j’ouvris la bouteille isotherme, bus une gorgée de thé au rhum et relus une nouvelle fois le télégramme que Holmes m’avait donné pour mes archives. Il était arrivé la veille au soir.

« DE GRÂCE ! STOP PAR PAQUEBOT NUIT POUR SAINT-MALO STOP HONORAIRES VINGT STOP DES ESSARS »

Je n’avais pas compris grand-chose à cette dépêche (en fait, je n’y avais rien compris du tout), mais Holmes avait immédiatement fait son baluchon. Il était heureux comme un gosse de fuir Londres pour la nuit du nouvel an. A mes questions, il s’était contenté de hausser les épaules en précisant que l’affaire promettait d’être aussi rapide que passionnante, et que vingt mille francs, c’était bien payé pour une simple traversée de la Manche. Et bien que j’eusse prévu quelque chose pour le soir du 31 décembre, comment aurais-je pu résister à la tentation ?

Deux heures après, nous avions pris place dans le train de Southampton, à minuit tapant nous montions à bord du paquebot, puis onze heures plus tard nous étions à Saint-Malo.

II

Quand je sortis sur le pont, la passerelle était déjà descendue. Holmes se tenait près du bord, attendant que les plus impatients des passagers soient descendus à quai. Mon ami n’avait jamais pu supporter les foules et les bousculades. Son laboratoire de campagne (une mallette de cuir d’assez grande taille) et son étui à violon étaient posés contre le bastingage.

J’allai le rejoindre.

Scrutant les personnes venues accueillir des passagers, Holmes lâcha :

— A propos, Watson, je dois vous dire que les des Essars sont une des plus anciennes et des plus riches familles de Saint-Malo.

Cela expliquait en partie la raison pour laquelle il avait pris tellement au sérieux ce télégramme inintelligible et hystérique. J’allais demander à Holmes s’il connaissait personnellement l’expéditeur de la dépêche, mais la phrase suivante de mon ami m’indiqua que cette éventualité était à exclure.

— Lequel de ces messieurs est notre client ? fit Holmes en laissant traîner les mots. Celui-là, je suppose, avec son chapeau italien et son manteau à pèlerine.

Sur le quai se tenaient plusieurs gentlemen d’allure tout à fait respectable, mais Holmes avait arrêté son choix sur l’homme qui, à mes yeux, convenait le moins au rôle de représentant d’« une des plus anciennes et des plus riches familles » de la ville. Cependant, fort de mon expérience, je ne songeai même pas à mettre en doute la perspicacité de ce grand diagnosticien des âmes humaines qu’était mon ami.

Le présumé client était gros, joufflu et portait des lunettes rondes à monture d’écaille. De sous son chapeau à large bord, tel qu’en porte généralement Garibaldi sur les portraits le représentant, pendaient d’assez longs cheveux grisonnants. M. des Essars (si c’était bien lui) faisait désespérément signe à quelqu’un, affichant les marques d’une extrême impatience, sautillant même d’un pied sur l’autre.

— Personnage pittoresque, fis-je remarquer.

Mais, après avoir repéré celui des passagers que l’homme accueillait avec tant d’enthousiasme, je devinai comment Holmes avait identifié notre client.

Celui-ci se précipita vers l’un de nos compagnons de voyage, un négociant en vins de Portsmouth, lui serra la main, souleva son chapeau et entreprit un récit embrouillé. A tout hasard, le négociant porta la main à sa casquette de chasse, mais il regardait le Français d’un air perplexe.

— Eh oui, fit Holmes avec un hochement de tête. Tout est dans la casquette à double visière. Depuis que les revues illustrées ont pris l’habitude de me représenter exclusivement coiffé de ce couvre-chef, j’ai cessé de le porter. Mais M. des Essars ignore ce détail. Eh bien, Watson, quelle est votre première impression sur notre client ?

Je rassemblai toutes mes capacités d’observation, mobilisai mes modestes talents de psychologue.

— Cet homme a la cinquantaine bien sonnée, mais il est de ceux dont on dit qu’il est resté un « grand enfant ». Il est plus alerte dans ses gestes que ne le voudrait son âge… Il est sans doute un peu excentrique, mais c’est un cśur bon et une âme sensible. Si, pour l’heure, il est extrêmement inquiet, c’est en temps ordinaire un caractère frivole, sujet aux rapides changements d’humeur… Il a probablement des penchants artistiques, cela se voit à sa tenue. Diamant au doigt, splendide canne : l’homme est riche. Voilà, je crois que c’est tout.

— Et c’est presque parfait, me félicita Holmes. Je vous contredirai toutefois sur l’âge. Cet homme est plus jeune qu’il ne le paraît. D’au moins dix ans. Concernant ses penchants artistiques, je n’en serais pas non plus si sûr. Sa tenue témoigne plutôt de sa crainte d’avoir l’air d’un provincial et de son goût pour tout ce qui est moderne. Je présume que nous avons devant nous un fervent amateur du progrès technique. Il aime les chevaux, mais lui-même ne monte pas. Il est venu nous chercher en calèche découverte et sans cocher. Il vient de l’ouest. Il a fait une route d’environ un quart d’heure.

Jugeant que mon ami se moquait de moi (ce n’aurait pas été la première fois), je pouffai de rire.

— Peut-être pouvez-vous indiquer également son adresse ? ironisai-je.

— Bien entendu. Je pense qu’il arrive du château du Vau-Garni, la propriété familiale des Des Essars, répondit Holmes avec le plus grand sérieux. Vous savez, Watson, je me vois obligé d’apporter un autre correctif à votre description. Notre client n’est pas seulement inquiet. Il est mort de peur. Ce qui paraît fort prometteur. Et maintenant, il est temps d’y aller. La passerelle s’est dégagée.

Sur ces mots, il descendit à quai, déclina son identité à l’homme si manifestement tourmenté et me présenta comme son assistant.

— Je suis très, très… Je n’osais espérer… Vous me sauvez, vous me sauvez tout simplement la vie ! caqueta des Essars dans un anglais teinté d’un fort accent, en frappant dans ses mains et en saisissant tantôt ma valise, tantôt la mallette de Holmes, tantôt son étui à violon. Voici ma carte, je vous en prie… Grand Dieu, vous êtes là, monsieur Holmes ! Je suis excessivement, ou plutôt je voulais dire extrêmement heureux. Nous sommes sauvés !

Après avoir jeté un regard au petit morceau de carton rectangulaire, Holmes me le tendit en esquissant un sourire. On pouvait y lire :

MICHEL-MARIE-CHRISTOPHE DES ESSARS

DU VAU-GARNI

Président honoraire du Poney-Club

Président de la Société des amis de l’électricité

Membre perpétuel du Club des descendants de capitaines de corsaires

Regardant autour de lui, l’air affairé, le détenteur de tous ces titres ronflants nous conduisit à sa calèche. Avant de prendre place sur le siège avant, il sortit de sa poche deux carottes et les donna à manger aux petits chevaux grassouillets.

Je suppose que, depuis le paquebot, Holmes avait, de ses yeux perçants, aperçu les fanes vertes des carottes dépassant de la poche de l’homme et en avait déduit son amour des chevaux. Que M. des Essars ne fût sans doute pas cavalier se voyait à sa démarche gauche et saccadée. Pareil empoté ne tiendrait pas en selle plus de cinq minutes. Restait son amour de l’électricité et donc du progrès… Là, je remarquai que la merveilleuse canne de notre client était, juste au-dessous du pommeau, entourée d’un ruban adhésif bleu tel qu’en utilisent les électriciens pour isoler le courant, pour autant que l’on dise comme cela (j’avoue que je ne m’y entends guère en la matière).

— Votre capacité de déduction tient en grande partie à votre presbytie précoce, murmurai-je à mon ami alors que je m’asseyais à ses côtés et calais ma valise sur mes genoux.

J’aurais pu la fixer à l’arrière, mais j’éprouvais un réel plaisir à tenir sa poignée qui crissait et sentait bon le cuir neuf.

— Vous n’imaginez pas à quel point j’étais inquiet !

Des Essars tira sur les rênes, mais son corps était entièrement tourné vers nous.

— Je n’ai pas fermé l’śil de la nuit. Mais maintenant, tout va aller bien.

— A en juger par votre télégramme, l’affaire est urgente, répliqua sèchement Holmes. Nous n’allons donc pas perdre de temps. Veuillez passer à l’essentiel. Sans entrer dans les détails pour le moment.

— A l’essentiel ? Vous avez raison, vous avez raison ! Tout de suite…

Le Français réfléchit, rajusta ses lunettes et annonça de but en blanc :

— Vous avez devant vous la nouvelle victime du plus abominable criminel des temps modernes !

— Le plus abominable criminel des temps modernes était le professeur Moriarty, lui dis-je. Mais, grâce à mister Holmes, il gît depuis huit ans au fond d’un torrent de Reichenbach. De qui voulez-vous parler ?

Notre cocher fit un bond sur son siège.

— Comment cela, qui ? Mais Arsène Lupin, bien sûr !

De toute évidence, l’expression de mon visage était parfaitement éloquente, et dans les petits yeux limpides et enfantins de des Essars qui me considéraient à travers les verres épais de ses lunettes, se refléta une stupéfaction incrédule, voire offensée.

— Vous n’avez jamais entendu parler d’Arsène Lupin ? !

Là, Holmes s’autorisa une remarque quelque peu indélicate à mon endroit.

— Voyez-vous, sir, mon assistant est un authentique Anglais. Il ne lit que les journaux britanniques et ne s’intéresse aucunement aux nouvelles du continent. Eh bien, sachez, Watson, qu’Arsène Lupin est un génie du crime. Je dirais même un petit prodige, car il n’a que vingt-cinq ans. Nonobstant son jeune âge, il a déjà accompli quantité de vols dont l’ingéniosité n’a d’égal que l’audace. Il est le héros des feuilles à sensation parisiennes, à qui il envoie même de temps à autre lettres et communiqués. De façon générale, Lupin est friand de mise en scène. Le clou du spectacle, qui lui vaut immanquablement un déchaînement d’applaudissements de la part du public, consiste à dérober un million à un richard, puis à faire un geste généreux en offrant à quelque miséreux une infime partie de son butin. Sans omettre, bien entendu, d’en informer les journaux. Toutefois, ce Robin des bois ne dédaigne ni le chantage, ni le kidnapping, ni le racket le plus impitoyable. Je suis sa carrière depuis longtemps et c’est une joie pour moi que nos chemins se croisent enfin. Mon pressentiment ne m’a pas trahi. Je savais que ce voyage se révélerait passionnant.

Notre client écouta l’explication qui m’était adressée en marmonnant « Le vaurien ! La canaille ! » et autres amabilités du même genre.

Il avait une manière intéressante de mener son équipage. Il voulait manifestement que la calèche aille le plus vite possible, et pourtant pas une seule fois il n’avait recouru au fouet ; il se contentait de secouer les rênes en scandant : « Plus vite, mes fillettes, plus vite !1 »

— Reprenez, sir, je suis tout ouïe.

Holmes n’eut pas à le redire. Des Essars se retourna définitivement vers nous, laissant les chevaux à leur bon vouloir, et s’écria :

— Une machine infernale ! Dans ma maison est cachée une machine infernale ! C’est bien le terme exact ? Si aujourd’hui avant minuit je n’ai pas donné tout l’argent que je possède, le château vole en éclats ! « Au douzième coup de la dernière heure du vieux siècle. » C’est ce qui est écrit dans la lettre !

Il eut un sanglot d’émotion, et Holmes dit d’un ton édifiant :

— Vous voyez, Watson, M. Lupin considère lui aussi que c’est ce soir que se termine le XIXe siècle.

— Félicitations pour cette communauté de vues, rétorquai-je.

Mais, comme à chaque fois que je répondais par un bon mot, Holmes fit mine de ne pas entendre.

Tout d’abord, la calèche suivit à grand fracas une chaussée pavée bordée de petites maisons délabrées, puis s’engagea sur la corniche surplombant le golfe. Quelque part tintait la cloche d’une église, l’air sentait la mer, le pain frais et la cire de chandelle.

S’étant presque étranglé sur la « machine infernale », des Essars eut une quinte de toux puis termina d’une voix plaintive :

— Il menace de faire exploser ma maison. Il y a une bombe à l’intérieur, raccordée à un mécanisme d’horlogerie. L’échéance se rapproche, et je ne sais que faire… Voilà l’essentiel, sans détails…

C’était le moment ou jamais de poser des questions, mais, pour une raison quelconque, Holmes restait muet, se contentant de tambouriner sur son étui à violon.

Ce fut donc à moi de passer à l’action.

— Excusez-moi, mais ne serait-ce pas un simple coup de bluff, cette histoire de machine infernale raccordée à un mécanisme d’horlogerie ? Lupin veut vous faire peur, voilà tout.

Notre client poussa un soupir affligé :

— Dans la lettre, il est clairement dit : « parole de Lupin ». Or chacun sait que cet homme sans foi ni loi n’a qu’une parole.

Alors que nous suivions une petite route champêtre, nous passâmes devant un antique mur de pierre, au-dessus duquel bruissaient les branches de vieux ormes.

— Vous avez cherché la bombe, je suppose ? repris-je.

— Avec M. Bosco – c’est mon régisseur – nous avons retourné le château de fond en comble.

— Et où se trouve la lettre de ce… comment dites-vous… Lupin ?

— Elle est chez moi. Nous y sommes presque.

En effet, l’équipage prit sur la gauche et, une minute plus tard, il s’arrêta devant un portail en fer forgé, orné des armoiries de la famille.

— Je vais ouvrir.

Des Essars descendit en gémissant et fit tinter sa clé.

— J’ai donné congé au portier, comme au reste du personnel. Pourquoi mettre inutilement en danger la vie des gens ? Pour la bombe, ils ne sont au courant de rien. Je leur ai dit qu’ils pouvaient tous fêter le nouvel an en famille… Seul est resté M. Bosco. De son plein gré. Lui connaît toute la vérité. Je l’ai pris à mon service en septembre, au décès de l’ancien régisseur. Excellent choix ! Un homme très estimable, M. Bosco, et très courageux.

Les chevaux, sans même qu’il soit nécessaire de les y inciter, passèrent la grille ouverte puis s’arrêtèrent. De l’espace découvert à partir duquel commençait le parc, partaient deux allées, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche. Le maître des lieux ferma la grille à clé, remonta à sa place et dirigea la calèche vers la gauche.

— L’allée de droite mène directement à la maison, celle de gauche aux communs, expliqua-t-il. Nous allons passer chez le régisseur. Pour le cas où il y aurait du nouveau.

Les épais buissons avançaient jusqu’au chemin, et, au-dessus de nos têtes, les grands chênes et les mélèzes mêlaient leurs branchages. Le jour, déjà sombre, s’obscurcit d’un coup.

A travers la broussaille transparaissaient une vaste pelouse et, au-delà, la silhouette lugubre du château du Vau-Garni : une maison-écrin avec un haut toit en pente et des tours rondes. Les fenêtres étaient sombres. J’eus l’étrange impression que le bâtiment fermait les yeux de peur, pressentant sa fin prochaine. Pour couronner le tout, quelque part dans les hauteurs, un corbeau fit entendre son cri rauque.

Je me rappelai le mauvais pressentiment qui m’avait assailli une heure plus tôt, alors que j’ignorais encore tout de la machine infernale, et je frissonnai.

III

Des Essars arrêta les chevaux devant l’écurie. C’était une jolie petite construction, sorte de copie en miniature de la maison principale, avec ses tourelles et ses griffons aux différents coins du toit.

— Monsieur Bosco ! cria d’une voix grêle le propriétaire du château. Monsieur Bosco !

Puis, sur un ton interrogateur, il ajouta quelque chose que je ne saisis pas, ma connaissance du français laissant à désirer.

A l’une des fenêtres du premier étage, où apparemment se trouvaient les appartements, parut un homme à la silhouette émaciée. Il se tenait derrière la vitre, sur un fond sombre, et je ne distinguai que l’angle blanc de son plastron sur lequel se détachait sa cravate noire ainsi que sa tête démesurément grosse. Je compris aussitôt que c’étaient ses cheveux épais et drus qui donnaient cette impression. La silhouette du régisseur me fit penser à une fleur de pissenlit.

— A-t-on téléphoné ? cria le maître des lieux (ça, je le compris).

Bosco secoua la tête, et son abondante chevelure tremblota.

Des Essars tendit alors la main dans notre direction :

— M. Sherlock Holmes ! Le docteur Watson !

Holmes dut me traduire la suite :

— « Maintenant qu’ils sont là, tout va s’arranger. Restez près de l’appareil. »

M. Bosco acquiesça d’un signe de tête, nous salua et disparut. Il n’avait pas prononcé un seul mot.

— C’est la condition imposée par ce gredin, expliqua des Essars en repartant. Quelqu’un doit rester en permanence à côté du téléphone. Tout chez moi est équipé selon le dernier cri de la technique. Entre l’appartement du régisseur et la maison, il existe une liaison téléphonique. Un tour de manivelle, et la sonnerie retentit. Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans Bosco.

La calèche s’arrêta devant l’entrée d’honneur, qui se trouvait au pied d’une élégante tour surmontée d’un toit pointu.

Maintenant que je pouvais examiner de près le château, j’acquis la conviction que le bâtiment n’était pas si vieux que cela : pas de l’ancien proprement dit, mais une imitation d’ancien.

— Style Louis XIII, estima Holmes en excellent connaisseur de l’architecture qu’il était. Dans les années quarante, sous l’influence des romans de cape et d’épée, ce style était très populaire en France.

— En effet, papa adorait Alexandre Dumas, confirma le maître des lieux.

J’avais eu le temps de m’accoutumer aux manières particulières de des Essars et je ne m’étonnai donc pas de l’emploi de ce mot enfantin de « papa » qui s’accordait si mal à l’âge et aux cheveux grisonnants de cet homme.

Dans l’entrée lambrissée d’une boiserie de chêne sculpté, il tourna fièrement un gros interrupteur de faïence, et la lumière jaillit.

— Je dispose d’une merveilleuse lumière électrique, s’enorgueillit-il. Regardez : encore une pichenette, et ce sont toutes les lampes du rez-de-chaussée qui s’allument.

— Mais il ne fait pas encore nuit, dis-je.

Le maître de maison éteignit la lumière, visiblement à regret, et nous conduisit à travers une enfilade de pièces glaciales, garnies de meubles anciens et massifs.

Dans une grande salle où, grâce au ciel, un feu brûlait dans la cheminée, nous prîmes place autour d’une longue table couverte d’un grand linge blanc sous lequel on devinait les contours de bouteilles et autres récipients.

— Eh bien, nous y voilà. Je vais maintenant vous raconter de façon circonstanciée toute cette histoire cauchemardesque, sans omettre le moindre détail, promit des Essars. Je sais que, dans votre tâche, les détails sont plus importants que tout. Je commencerai par mon défunt papa…

L’entrée en matière ne s’annonçant pas particulièrement passionnante, je m’autorisai à m’en abstraire afin d’observer ce qui m’entourait.

La pièce était assez curieuse. A en juger par le buffet et la longue table, elle servait de salle à manger. Sur toutes les surfaces planes – la tablette de la cheminée, les commodes, les dessertes – étaient posées des maquettes de voiliers, certaines de dimension considérable. Aux murs étaient accrochés les portraits des ancêtres. L’un d’eux attira plus particulièrement mon attention.

Le tableau représentait un fier capitaine à l’opulente perruque bouclée, tenant dans sa main une longue-vue. Derrière lui, on voyait des voiles blanches et des nuages de vapeur qui tourbillonnaient. Le peintre s’était manifestement efforcé de donner de la noblesse à la face camuse et farouche du marin, mais sans vraiment y parvenir.

— … Voici d’ailleurs le portrait de papa, dit au même moment le maître de maison. Mais non, docteur, vous ne regardez pas où il faut ! Celui-ci c’est Jean-François, le fondateur de notre lignée, l’un des plus vaillants et nobles capitaines du Roi-Soleil. Il a rapporté des mers du Sud un plein coffre de joyaux et a acheté ce domaine. Le portrait de papa, c’est le troisième sur la droite.

Je portai mon regard dans la direction indiquée.

Depuis la toile, nous étions observés par un homme au visage rebondi et portant des lunettes ; il était vêtu de l’uniforme de la Garde nationale et tenait entre ses mains la maquette d’une frégate. De son lointain ancêtre, des Essars père avait hérité le nez court et une lueur de folie dans le regard ; à son fils, il avait légué l’ovale du visage et la myopie.

— Tout cela est très intéressant, mais ne pourriez-vous pas en venir aux faits ? dit Holmes avec impatience. Racontez-nous plutôt comment et où vous avez cherché la bombe.

— C’est exactement là que je veux en venir ! Mais si je ne vous parle pas de papa, vous ne comprendrez pas pourquoi nous n’avons rien trouvé !

Des Essars jeta un coup d’śil à la pendule de la cheminée, serra ses mains l’une contre l’autre et se mit à parler deux fois plus vite :

— Vous comprenez, c’était un homme peu ordinaire. Comme on disait en ce temps-là, un grand original, ou, pour s’exprimer en termes plus modernes, un excentrique de la plus belle eau. Il hérita d’une énorme fortune, et dépensa tout en lubies extravagantes. Dans notre parc, nous avions notre propre ménagerie, vous imaginez ? Dans des cages, vivaient des loups, des renards, des sangliers, et même un ours. Papa les avait tous attrapés lui-même. Je me souviens qu’un serviteur particulier leur était affecté : un petit Pygmée d’Afrique tout noir dont j’avais terriblement peur. Devant la maison, trônait une couleuvrine de bronze provenant du navire de notre lointain ancêtre, et à l’occasion des fêtes, papa s’en servait lui-même pour tirer des boulets. Là réside d’ailleurs la cause de sa mort prématurée. Le 8 juin 1860, jour de mon septième anniversaire, la couleuvrine explosa, et papa mourut sur place…

Le maître de maison observa la pause qui seyait à une aussi attristante information, tandis que, pour ma part, effectuant un calcul arithmétique simple, je m’étonnai une fois de plus de la justesse des appréciations de Holmes : il avait tout de suite affirmé que notre client était plus jeune qu’il n’y paraissait à première vue.

— Je pourrais passer des heures à énumérer les étrangetés de caractère de papa, ses excentricités, mais je ne m’arrêterai que sur l’une d’elles.

De la main, des Essars décrivit une sorte de cercle.

— Je veux parler de cette demeure. Papa détruisit la maison de fond en comble et reconstruisit intégralement le nid familial, le truffant de toutes sortes de bagatelles… disons, de tout et n’importe quoi : passages dérobés, niches secrètes, sols chantants, tubes encastrés dans les murs, qui se mettaient à souffler ou à hurler selon telle ou telle direction du vent… Mère exécrait ces fantaisies. Après le tragique décès de papa, elle détruisit tout ce qu’elle pouvait. Mais elle est loin d’avoir tout trouvé. Par exemple, il y a huit ans, lorsque l’on a refait les papiers peints du petit boudoir, une niche contenant des ouvrages licencieux a été découverte dans le mur. L’année passée, dans le ravin qui longe le mur d’enceinte du parc (des Essars indiqua un endroit sur la droite), s’est produit un éboulement, et dans la pente est apparu un passage souterrain qui, de toute évidence, menait jadis à la maison, mais qui avait fini par s’effondrer. Et l’avant-dernier automne…

— Inutile de poursuivre. Tout est parfaitement clair, le coupa Holmes en se triturant les mains, ce qui, chez lui, était toujours le signe d’une extrême agitation. La bombe se trouve dans une cachette secrète, dont l’emplacement n’était pas connu de votre mère ni, a fortiori, de vous.

— C’est ça, c’est ça, c’est exactement ce que je voulais dire… Quelque part ici, il y a effectivement une cachette que j’ignore. Ne me demandez pas comment il se fait que Lupin connaisse le secret, c’est ce qui m’étonne le plus. Il en ressort que cet infâme escroc connaît mieux cette maison que son propriétaire légitime !

— Excusez-moi, sir, ne pus-je m’empêcher de faire remarquer. Nonobstant vos convictions quant à la valeur de la parole de notre maître chanteur, je pense pour ma part qu’il cherche seulement à vous intimider. Il est plus que probable que cette cachette secrète n’existe pas.

— Si, elle existe ! s’écria des Essars. Dans cette lettre pleine d’arrogance, il est même indiqué le code qui permet de trouver la bombe !

Là, je cessai définitivement de comprendre quoi que ce soit, et Holmes lâcha avec indulgence :

— Je pense, Watson, qu’il est enfin temps pour nous de jeter un coup d’śil à ce funeste document.

Le châtelain, d’un air aussi dégoûté que s’il se fût agi d’un crapaud, prit une feuille sur la cheminée et la tendit à mon ami.

Regardant par-dessus son épaule, je vis que la lettre était rédigée d’une écriture large et élégante sur un papier bleu orné du monogramme A L.

Holmes parcourut le texte du regard, ricana et le relut, cette fois à haute voix, le traduisant au fur et à mesure en anglais.

30 décembre 1899

Au propriétaire du Vau-Garni

Cher monsieur,

Arsène Lupin a le plaisir de vous soumettre à un impôt sur la fortune.

Si, au dernier coup de minuit du vieux siècle, vous ne me remettez pas 1 750 000 francs, je vous donne ma parole d’honneur que votre château volera en éclats avec tout ce qu’il contient. Demain soir, à onze heures et demie dernier délai, veuillez sortir de la maison ou, si bon vous semble, enfermez-vous dans votre cabinet de travail, d’où il vous sera interdit de sortir avant l’avènement du XXe siècle. Laissez le sac contenant l’argent dans la salle à manger.

Ne vous avisez surtout pas de négliger une seule de ces conditions. Et que Dieu vous garde de prévenir la police – dans ce cas précis, le mécanisme de la machine infernale se mettrait en marche avant le délai prévu, et l’entière responsabilité vous en incomberait. Ce n’est pas moi qui serais le meurtrier mais votre cupidité.

Et maintenant, pour que vous ayez de quoi occuper votre esprit, voici une petite devinette, dans laquelle est chiffré l’endroit où se trouve le projectile.

24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b

Si vous résolvez l’énigme et découvrez la cachette, tant mieux pour vous. Vous pourrez garder votre argent, car l’acuité d’esprit mérite d’être récompensée. Le mécanisme d’horlogerie se débranche par un simple tour sur la gauche de la poignée rouge.

Ainsi, comme disent les vendeurs de billets de loterie : « Jouez et gagnez ! »

Sur ce, veuillez croire en l’assurance de mon plus profond respect,

A.L.

— Quelle honte ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il joue avec vous comme le chat avec la souris ! Vous avez bien fait, sir, de vous adresser à nous. Holmes, cher ami, vous devez absolument résoudre l’énigme. Cette fripouille doit en être pour ses frais !

Des Essars regarda le détective avec une crainte mêlée d’espoir.

— En cela réside toute mon attention, balbutia-t-il, voulant sans doute dire « toute mon attente ».

Holmes fronça les sourcils d’un air pensif.

— Trois questions, monsieur. La première : pourquoi très précisément un million sept cent cinquante mille francs ? Généralement, les maîtres chanteurs préfèrent les sommes rondes. La deuxième : que signifie le passage souligné « avec tout ce qu’il contient » ? Enfin, la troisième : de quel meurtre s’agit-il ? Connaissez-vous les réponses à ces questions ?

Des Essars poussa un soupir à fendre l’âme.

— Oh oui, cher monsieur Holmes. Je ne les connais que trop bien. J’ai sur mon compte en banque la somme exacte de un million sept cent cinquante mille francs. C’est tout mon capital. Hélas, nous, les des Essars, ne sommes plus aussi fabuleusement riches qu’autrefois. Les lubies de papa et l’absence de sens pratique de mère ont passablement écorné notre fortune. Les joyaux familiaux provenant du coffre de Jean-François (il montra le portrait de l’ancêtre au nez camus) ont été depuis longtemps réalisés, et l’argent a été en majeure partie dépensé. Je suppose que Lupin s’est intéressé au château du Vau-Garni après avoir entendu parler du fameux coffre de corsaire. Mais, comme vous le voyez, il ne demande dans sa lettre ni diamants ni émeraudes. Il sait qu’il n’y en a plus. Et, en indiquant cette somme précise au franc près, il tient à démontrer qu’il est parfaitement au courant de ma situation financière. Il est décidé à me mettre sur le foin ! Pardon, sur la paille !

— Dans ce cas, permettez-moi une question supplémentaire. (Holmes embrassa la pièce d’un regard circulaire.) Combien vaut cette maison ?

— Trois cent mille francs, je pense.

Mon regard croisa celui de Holmes.

— Ecoutez, sir, fis-je en souriant malgré moi. La maison vaut donc presque six fois moins que la somme exigée. Pourquoi donner beaucoup quand on peut se limiter à un moindre sacrifice ? Sans compter que, dans les pays civilisés, les biens immobiliers sont généralement assurés.

— Le château est assuré, et très exactement pour trois cent mille francs, confirma des Essars, me laissant dans une totale incompréhension.

— Un instant, Watson, dit Holmes en m’effleurant le bras. M. des Essars n’a pas encore répondu à mes deux autres questions.

Des larmes perlèrent aux yeux du maître de maison. Il tira un mouchoir de sa poche, se moucha bruyamment et dit en gémissant :

— Ce n’est pas la maison qui est en cause ! C’est… Non, je ne peux… Venez, vous verrez tout de vos propres yeux.

Il bondit de sa chaise et s’engagea à petits pas pressés dans un étroit couloir, rétréci par la présence de placards de part et d’autre.

Après avoir échangé un regard, nous partîmes à sa suite.

IV

Le couloir nous mena à un escalier, que nous gravîmes jusqu’au deuxième étage, où nous nous retrouvâmes dans une vaste pièce : le « salon des divans », ainsi que l’appelait le maître des lieux. Et, de fait, tout le long des murs s’alignaient divans et fauteuils. Essoufflé par l’ascension, des Essars se laissa choir dans l’un d’eux et se mit à happer l’air, la bouche ouverte.

— Tout de suite… Une minute… C’est le cśur…

Holmes regarda autour de lui et, indiquant une porte dans le coin le plus reculé de la pièce, demanda :

— Si je m’oriente bien, c’est l’entrée de la grande tour qui a été ajoutée du côté nord de la maison ? C’est là que vous nous conduisez ?

— Oui. C’est la bibliothèque. Mais vous irez sans moi. Je ne peux pas.

Le maître de maison tapota sa bedaine et ses hanches rebondies, geste qui me sembla étrange. Mais l’explication suivit aussitôt :

— Le passage est trop étroit. Encore une invention de papa. Mère se distinguait par sa forte corpulence, alors que lui-même était de complexion menue. Il s’est donc construit ce refuge, où il se retirait lors des scènes de ménage. Après la mort de papa, tout est resté en l’état. Mère voulait élargir la galerie, mais, d’après l’architecte, cela risquait de provoquer des fissures dans la maçonnerie. (Des Essars eut un sourire triste.) Il y eut un temps où, moi aussi, je me réfugiais dans la bibliothèque pour échapper aux foudres de feu mon épouse, mais voici maintenant une quinzaine d’années que j’ai cessé de me faufiler à travers ce… j’ai oublié le mot… goulot.

— Goulet, corrigea Holmes, qui avait tout écouté avec un air hautement intéressé. Mais poursuivez, poursuivez !

— Aujourd’hui, c’est ma fille qui s’y cache de moi quand je crie et que je la gronde. Je suis irascible et souvent, trop souvent, j’ai accablé la pauvre petite de reproches, pour la plupart futiles et injustifiés.

Des Essars cilla des paupières, un flot de larmes jaillit de ses yeux. Il dissimula son visage derrière son mouchoir.

— Pourquoi parlez-vous au passé ? Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

— Il y a trois jours, nous nous sommes de nouveau querellés, dit-il entre ses larmes, d’une voix assourdie par le mouchoir. J’ai poursuivi Eugénie jusqu’ici, et, quand elle s’est faufilée dans la bibliothèque, j’ai continué, j’ai continué à lui crier toutes sortes de choses blessantes. Je ne me rappelle même plus pour quelle raison je me suis pris à elle de cette manière.

— « Je m’en suis pris à elle », rectifiai-je machinalement.

— Le temps que l’orage passe, Eugénie a décidé de prendre un livre. Elle a approché l’escabeau des rayonnages – ils vont jusqu’au plafond. Et elle est tombée ! De tout en haut ! C’était affreux ! J’ai entendu un terrible fracas, des cris, mais j’étais dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit : cette maudite bedaine m’en empêchait…

Avant d’entendre la suite du récit, il fallut laisser passer une nouvelle crise de larmes.

— La pauvre petite s’est brisé le dos et la nuque… Quand les domestiques ont voulu la relever, elle a poussé de tels hurlements de douleur que j’ai donné l’ordre qu’on la laisse surplace. Autrefois, il aurait fallu s’en remettre au médecin de la ville. Mais, comme vous le savez, la maison est pourvue du téléphone, et, depuis l’année dernière, le central téléphonique dispose de l’interurbain. On m’a mis en liaison avec le professeur Lebrun, le plus illustre neurochirurgien de Paris. Vive le progrès ! Après avoir attentivement écouté mon récit, à vrai dire quelque peu décousu, le professeur ne voulut savoir qu’une seule chose : le sol de la bibliothèque était-il en pierre ? Quand j’ai répondu qu’il était en bois, M. Lebrun a dit : « C’est très bien. Ainsi, elle ne risque pas de prendre froid. Chauffez la pièce, installez la jeune fille sur le dos, le plus confortablement possible. Qu’elle ne remue pas et que sous aucun prétexte on ne lui place quelque chose sous la tête. Ne lui donnez ni à boire ni à manger. J’arrive par le premier train. »

— Mon Dieu… murmura soudain Holmes. Mais c’est abominable !

— En effet, un trauma de la colonne vertébrale, ce n’est pas de la plaisanterie, renchéris-je. Dans ma pratique de médecin, j’ai été confronté à des cas très sérieux de…

— Ah, Watson, ce n’est pas de trauma que je parle ! m’interrompit mon ami avec une émotion qui me surprit. Vous voulez dire, sir, que votre fille est toujours dans la bibliothèque ?

— Et c’est tout le problème ! On ne peut absolument pas la sortir de là. Après avoir examiné Eugénie, le professeur a déclaré : « Il lui faut une immobilisation absolue. Pendant au minimum deux semaines. Il y a une chance pour que la vertèbre fêlée se ressoude sans pincer la moelle épinière. Sinon, c’est la paralysie complète. » M. Lebrun est un saint ! Et il n’a pas seulement accepté de rester les deux semaines auprès d’Eugénie et de s’occuper d’elle personnellement ! Quand je lui ai parlé de la machine infernale (je ne pouvais évidemment pas faire autrement), il m’a répondu : « Nous ne pouvons pas transporter la patiente sur une civière, celle-ci ne passerait pas la porte. Ce qui veut dire que la jeune fille doit rester là où elle est. Et je resterai aussi, au nom du serment d’Hippocrate. » Il a libéré son assistante chargée du rôle de garde-malade et est resté seul. Voilà quel genre d’homme est M. Lebrun !

— En effet, dit Holmes en plissant les yeux. Et le professeur est actuellement là ?

— Bien sûr. Vous pourrez vous-même discuter avec lui.

Des Essars essuya ses lunettes, sans lesquelles son visage poupin parut encore plus vulnérable.

— Eh bien, voilà, maintenant vous savez tout, reprit-il. Je ne peux pas sacrifier la maison, et Lupin le sait parfaitement. En vous demandant votre aide, c’est à un ultime espoir que je me raccroche. Mais le directeur de la banque a déjà préparé l’argent. Si vous ne résolvez pas l’énigme de Lupin, je lui donnerai tout ce que je possède… Ma fille et moi devrons vivre modestement, nous vendrons la propriété familiale. Qu’importe, du moment qu’Eugénie ne reste pas paralysée… Ah, autre chose ! se rappela-t-il brusquement. Ma fille ignore tout de la machine infernale. Le professeur a interdit qu’on lui en parle. La petite ne doit subir aucune contrariété.

— C’est clair. Allons-y, Watson. (Holmes ouvrit la porte et resta figé devant la tranchée courbe qui servait de passage et qui devait mesurer dix pieds de long et moins d’un pied de large.) Moi, je passe sans difficulté, mais vous, attention de ne pas rester bloqué. Vous allez devoir vous glisser de côté. Un passage qui va vous faire passer le goût du porter et du porridge.

Le jeu de mots était, d’une part, assez piètre et, d’autre part, injuste. Certes, je ne suis pas maigre comme certains, mais grâce à ma pratique régulière du sport, je n’ai pas une once de graisse superflue. Et Holmes le savait fort bien.

Sur le point d’introduire son corps long et fin dans la galerie, Holmes se retourna et vit le maître de maison se diriger vers la sortie.

— Où allez-vous, sir ? Attendez ici. Je pourrais avoir besoin de vous pour certaines précisions.

Des Essars se balançait d’un pied sur l’autre, l’air étrangement gêné.

— Il est déjà presque une heure de l’après-midi, bredouilla-t-il en détournant le regard. Je dois être à l’arrivée du train de Paris… Je serai de retour dans une demi-heure. Si besoin est, vous pouvez téléphoner au régisseur. Vous n’avez qu’à tourner une fois la manivelle, et il décrochera aussitôt l’appareil…

— Pourquoi le train de Paris ? m’étonnai-je. Vous attendez quelqu’un d’autre ?

— Mister Eraste Fandorine. C’est un célèbre détective américain. J’ai su par les journaux qu’il se trouvait à Paris, et je lui ai demandé son concours, balbutia des Essars en piquant un fard. Tout d’abord, je n’étais pas certain que mister Holmes viendrait… Et ensuite, deux têtes valent mieux qu’une. C’est bien comme cela que l’on dit ?

Ecumant de rage, je m’écriai :

— Ecoutez, c’est proprement scandaleux ! On n’agit pas ainsi avec Sherlock Holmes ! Où allez-vous ? Revenez immédiatement !

— Je reviens… Une demi-heure, pas plus, marmonna notre client en reculant en direction de la porte. Un repas froid est servi dans la salle à manger. Il y a du vin, des hors-d’śuvre… Nous nous mettrons tous autour de la table pour discuter, peser le pour et le contre…

Il se faufila dans le couloir et disparut.

Bouillant de colère, je me tournai vers Holmes et vis que celui-ci riait sous cape.

— Apparemment, nous n’étions pas tout à fait l’ultime espoir de M. des Essars. C’est ce qu’on appelle un vrai Français, Watson ! Il ne mise jamais sur un seul tableau.

— Je propose d’appeler immédiatement un cocher et de retourner au port, dis-je. La perte de tout son capital bancaire apprendra à ce goujat comment on se conduit avec Sherlock Holmes. Nous verrons bien si cet obscur Américain peut l’aider !

— Eraste Fandorine n’est pas américain, mais russe.

— C’est encore mieux, dis-je en haussant les épaules. Un Russe ! J’imagine ce que ce doit être comme détective. Le crime du siècle en Russie, vous savez ce que c’est ? Un ours qui a volé un tonneau de vodka à un boyard. Non, franchement, Holmes, partons.

— Pour rien au monde ! Désormais, la tâche qui m’attend devient encore plus intéressante. Fandorine est un détective extrêmement expérimenté, je m’intéresse depuis longtemps à ses exploits. Ces derniers temps, il vit en Amérique, où il a mené quelques opérations des plus singulières. Ce qui me manque le plus dans mon activité de détective, c’est l’émulation intellectuelle. Avec qui voulez-vous que je rivalise, avec l’inspecteur Lestrade ? (Il se frotta les mains, goûtant d’avance son plaisir.) Et vous voudriez que je renonce à une telle affaire ! Avec, d’un côté, le plus ingénieux des criminels français, qui, en outre, nous donne à résoudre un formidable casse-tête, et, de l’autre, un concurrent digne de ce nom ! Ne perdons pas de temps. Nous avons sur Fandorine un avantage d’une demi-heure. Mettons-le à profit !

Et Holmes plongea dans l’étroit passage.

Je franchis le défilé moins lestement que lui. Alors que mon ami était déjà dans la bibliothèque, je continuais péniblement d’avancer de côté. Les boutons de ma redingote frottaient contre le mur, l’un d’eux s’arracha même, et je dois avouer que, plus d’une fois, je maudis feu des Essars père.

Mais quand enfin je me retrouvai à l’intérieur de la tour, à mes yeux s’offrit un spectacle tel qu’instantanément toute mon irritation se volatilisa.

Au premier abord, je n’eus pas le loisir de bien voir l’agencement de la pièce circulaire – je remarquai seulement que du feu brûlait dans la cheminée et que, à l’exception des fenêtres, toute la surface murale était occupée par des rayonnages de livres. Mais je ne cherchai pas à regarder autour de moi, car toute mon attention fut d’emblée captivée par la silhouette étendue par terre, bras déployés au-dessus de la tête. C’est une image que je n’oublierai jamais !

Allongée sous une fine couverture blanche, la jeune fille était étirée comme si l’on s’apprêtait à lui faire subir le supplice de l’estrapade. Des mécanismes d’aspect effrayant avec des poulies et des manivelles étaient placés à sa tête et à ses pieds. A ses poignets et à ses chevilles enveloppés de ouate, étaient enroulées des cordes, de sorte qu’elle ne pouvait remuer aucun de ses membres, quel que soit son désir de le faire. Le cou de la malheureuse était enserré dans un plâtre. Tout cela rappelait à ce point une chambre de torture de l’époque de la Sainte Inquisition que le pied à perfusion posé à côté faisait l’effet d’un anachronisme criant.

Miss Eugénie, une ravissante petite blonde au charmant nez retroussé, ne pouvait bouger la tête et se contenta donc de tourner vers nous ses yeux bruns au regard vif. Avant l’accident, ce devait être une demoiselle pleine de santé et de joie de vivre, aux joues toujours roses. Mais, pour l’heure, son visage était blême, des ombre bleuâtres cernaient ses yeux, et mon cśur se serra de commisération.

— Je sais, vous êtes les amis de papa et vous arrivez de Londres ! s’exclama la malheureuse d’une voix sonore et mélodieuse. (Elle parlait anglais assez correctement, avec toutefois un très léger zézaiement.) Comme c’est dommage que je ne puisse fêter la nouvelle année avec vous. Mais vous viendrez tout de même trinquer avec moi, n’est-ce pas ? Professeur, une petite gorgée de champagne ! En l’honneur du XXe siècle !

C’est alors seulement que je vis l’homme qui s’était levé de son fauteuil et venait à notre rencontre.

Le docteur Lebrun se révéla un individu d’apparence assez déplaisante : d’une maigreur extrême, avec un bonnet noir, des moustaches tombantes, un nez crochu et une bouche enfoncée.

— En aucun cas ! répondit-il d’une voix grinçante. Du champagne ! Il ne manquerait plus que ça ! Rien qui puisse irriter l’estomac. La solution nutritive que je vous injecte par perfusion intraveineuse stimule de façon idéale l’activité de la vessie, mais bloque les mouvements de l’intestin, qui, dans votre situation, seraient extrêmement nocifs. Le gaz contenu dans le champagne est susceptible de déclencher un météorisme et un gonflement de l’abdomen.

Ignorant le fait qu’Eugénie avait rougi jusqu’aux oreilles, le froid et insensible Esculape grommela :

— Et à propos, le nouveau siècle ne commence pas aujourd’hui mais dans un an, et alors vous pourrez boire du champagne. A condition que vous m’obéissiez.

Il parlait aussi anglais, très correctement mais de manière inexpressive, comme les orateurs étrangers dans les conférences scientifiques.

Toujours est-il que, pour le bien de sa patiente, cet homme-là était prêt à braver la bombe ! C’est incroyable de voir à quel point l’apparence peut être trompeuse, me dis-je. Je m’approchai de l’héroïque successeur d’Hippocrate, me présentai et lui donnai une solide poignée de main en murmurant :

— Je sais tout et j’admire votre courage.

— Vous avez dit doctor ? fit-il en mâchonnant ses lèvres fines. Nous sommes confrères, alors ?

— Je ne suis qu’un modeste praticien, et au demeurant peu zélé, répondis-je. Mais je vous serais néanmoins reconnaissant de me faire connaître votre diagnostic.

J’emmenai le professeur à l’écart, afin que la patiente n’en entende pas trop. D’ailleurs, elle était occupée avec Holmes, qui, accroupi, la questionnait à mi-voix.

— Ne remuez pas les muscles du cou ! cria Lebrun, mécontent. Et évitez de forcer inutilement sur les cordes vocales !

— Bien, docteur. Je ferai tout ce que vous me demandez. Pourvu seulement que vous me guérissiez, murmura la jeune martyre.

Je battis plusieurs fois des paupières pour chasser les larmes qui sourdaient à mes yeux.

Regardant Holmes d’un air soupçonneux, le professeur, comme à contrecśur, me décrivit brièvement la situation. Je ne m’y entends guère en neurophysiologie et, pour être franc, je ne lis pas très assidûment la presse médicale. Sans quelques vagues réminiscences de latin, par miracle restées dans un coin de ma mémoire, je n’aurais rien compris.

— Traumatisme de vertebra cervicalis, soupçon de fracture dans arcus superior. Et le pire de tout est que l’on observe un déplacement et une compression de medulla spinalis. J’ai fait ce que j’ai pu. Mais une immobilisation complète à l’estrapade – c’est ainsi que j’ai surnommé ce dispositif d’extension de mon invention – pendant deux semaines est son unique chance de rétablir une innervation complète ou ne serait-ce que partielle des membres. Toutefois, au moindre choc…

Il secoua la tête avec éloquence.

— C’est la tétraplégie, n’est-ce pas, cher confrère ? acquiesçai-je, me souvenant fort à propos du terme scientifique désignant la paralysie des quatre membres.

— Très exactement.

Il était dommage que Holmes n’entendît pas ma contribution à cette discussion scientifique, trop occupé qu’il était à parler tout bas avec miss des Essars.

— Permettez, sir.

Lebrun m’écarta et s’approcha de la jeune fille.

— C’est l’heure du massage.

Il se mit à genoux et commença à malaxer les pieds de la malade, mais il m’apparut immédiatement que la sommité de la neurochirurgie n’avait pas pratiqué depuis longtemps cet acte généralement dévolu aux infirmières, et qu’il avait perdu la main.

— Je pense que je m’en sortirai mieux, mon cher confère, dis-je avec tout le respect possible. Permettez, j’ai plus l’habitude que vous.

Le maître se leva et dit en prenant ses grands airs :

— Sans doute. D’autant que je dois m’absenter, il est temps que je téléphone à la clinique.

Il sortit, et j’entrepris mon massage avec toute la délicatesse et l’application dont j’étais capable.

— Vous êtes aussi médecin ? fit miss Eugénie, me gratifiant d’un sourire affable. Que vos mains sont douces et caressantes ! Oh, ça chatouille !

— Et c’est très bien que ça chatouille. Vous n’avez pas perdu la sensibilité tactile, c’est un signe tout à fait encourageant.

Je m’attaquai aux poignets, et elle me regardait maintenant la tête légèrement renversée en arrière.

— Docteur, j’ai un immense service à vous demander, murmura tout bas la jeune fille. Là-bas, sur la plus haute étagère, derrière le tome 45 de l’encyclopédie, se trouve un coffret. Est-ce que vous pourriez me l’attraper ? Mais chut !

Je remis sur pied le maudit escabeau, fauteur de malheur, et, après avoir vérifié sa stabilité, je grimpai jusqu’au plafond.

Holmes, qui était en train d’examiner l’orifice de ventilation percé dans le mur, se retourna.

— Vous allez où comme ça, Watson ? demanda-t-il.

— Je cherche l’article sur la tétraplégie dans l’encyclopédie.

Puis il se désintéressa de moi.

Toute l’encyclopédie était recouverte d’une épaisse couche de poussière, à l’exception du tome 45, qui, de toute évidence, était fréquemment manipulé. Derrière le gros in-folio, je découvris une ravissante petite boîte laquée, et, l’ayant coincée sous mon menton, je redescendis.

— Ouvrez-la, mais discrètement, demanda Eugénie.

J’étais curieux de savoir ce qu’elle contenait.

En fait, rien de particulier. Des flacons, des tubes, des pinceaux. Bref, un assortiment complet d’accessoires de maquillage.

— Papa ne m’autorise pas à me maquiller. Alors, je le fais en cachette, expliqua la demoiselle. Et la dernière fois, ce n’est pas non plus pour prendre un livre que je suis montée… Trouvez le miroir, je voudrais voir à quoi je ressemble.

Son visage prit cette expression concentrée qu’ont toutes les femmes quand elles se regardent dans une glace – à la fois mécontente et pleine d’espoir.

— Quel cauchemar ! lâcha Eugénie d’une voix abattue. Encore pire que ce que je craignais. Et papa a dit qu’il y aurait d’autres invités, un monsieur qui vient d’Amérique. Je vous en conjure, docteur Watson, aidez-moi ! Tenez, prenez le fard à joues. Là, cette petite boîte ronde, oui c’est ça. Plongez-y le pinceau. Non, pas si fort. Maintenant, passez-le-moi juste en dessous des pommettes. Montrez-moi. Ah, non ! Il y en a beaucoup trop. Essuyez avec une serviette… Bon, allez, ça ira. Maintenant, le rouge à lèvres…

J’obéis scrupuleusement à tous les ordres de miss des Essars, le cśur serré par un sentiment mêlé de compassion et d’admiration. Ah, les femmes ! Elles recèlent en elles tant de courage et de fermeté d’esprit qu’il serait temps que nous autres hommes en prenions de la graine. Et cela, c’est une chose que ne comprendra jamais mon brillant ami, avec sa ridicule aversion pour les femmes.

— La lèvre inférieure, vite ! me pressa Eugénie. J’entends des pas dans le salon des divans. Le nouvel invité est déjà là ! Rangez vite le coffret !

J’eus à peine le temps de cacher la petite boîte derrière mon dos que, de l’étroit passage, surgissait un gentleman aux cheveux lisses séparés par une raie impeccable et dont la noirceur tranchait avec ses tempes grisonnantes.

— Mes hommages, mademoiselle. B-bonjour, messieurs, dit-il en français avec un très léger bégaiement. Mon nom est Fandorine. Eraste Fandorine.

V

Ma première impression de cet homme ne fut pas des plus favorables. Poseur, trop soigneusement vêtu, et l’on voyait immédiatement qu’il se considérait lui-même comme un très bel homme. Si je n’avais su son origine, je n’aurais pas douté un seul instant d’avoir devant moi un Français.

J’eus l’impression que le nouveau venu ne s’attendait pas à voir autant de monde dans la tour ; en tout cas, il nous regarda avec une certaine perplexité.

Je me présentai, et Holmes commença à faire de même mais ne termina pas, car l’attention du Russe fut distraite. Derrière lui, en effet, on entendit souffler et gémir : quelqu’un essayait apparemment de se glisser dans l’étroite galerie et éprouvait pour ce faire de sérieuses difficultés. Je pensai que M. des Essars avait coûte que coûte décidé de rejoindre sa fille (tentative vouée d’avance à l’échec, vu son embonpoint). Mais je me trompais.

S’étant excusé, mister Fandorine tendit la main dans le passage et en tira un Asiate de petite taille mais de robuste constitution, vêtu d’un complet à carreaux de belle qualité. L’homme se secoua, remettant en ordre son costume froissé, et nous salua tous avec une grande dignité.

— … Sherlock Holmes, pour vous servir, prononça calmement mon ami, comme si personne ne l’avait interrompu.

Je ne cacherai pas le plaisir que j’éprouvai en voyant le joli visage du Russe se décomposer sous l’effet de la surprise.

— Sh-Sherlock Holmes ? Le f-fameux Sherlock Holmes ? bredouilla-t-il, cette fois en anglais. Et vous, vous êtes donc le fameux docteur Watson ?

Je saluai d’un mouvement de tête empreint d’ironie. Apparemment, M. des Essars ne s’était pas seulement joué de nous deux, Holmes et moi.

Fandorine se tourna vers la porte, comme s’il attendait des explications de la part du maître des lieux. Et celles-ci ne tardèrent pas à suivre.

— Je vous prie de m’excuser ! retentit sourdement, comme à travers un tuyau, la voix de des Essars, qui, de toute évidence, avait passé la tête dans le petit couloir. Je voulais vous prévenir en route, mais j’ai eu peur que vous ne repartiez ! Mister Holmes est heureux d’avoir l’occasion de travailler main dans la main avec vous. J’espère que, de votre côté, vous n’avez rien non plus contre mister Holmes !

— Non, non, bien au contraire ! Je suis ravi et même f-flatté, dit le Russe. Simplement, c’est quelque peu inattendu…

Il afficha un large sourire, qui donna l’impression de sonner faux.

— Voilà qui est parfait ! cria le châtelain avec enthousiasme. Je savais, messieurs, que vous me pardonneriez cette petite intrigue. Pour le bien de la malheureuse jeune fille que vous avez devant vous !

Miss Eugénie, tout en dévisageant de ses jolies mirettes le beau Russe bégayant, demanda à haute voix :

— De quelle intrigue parles-tu, papa ? Et ces messieurs sont vraiment là pour travailler et non pour fêter la nouvelle année ?

Nous échangeâmes tous des regards inquiets. Mais des Essars fit preuve de présence d’esprit.

— Cela concerne la réorganisation de la Société des amis de l’électricité. Mes invités sont comme moi des passionnés du progrès technique.

Fandorine déclara respectueusement :

— C’est la stricte vérité, miss.

Revenu de sa mauvaise surprise et ayant repris contenance, il se mit à parler avec l’aisance d’un homme du monde, poli et courtois.

— Je vous dois des excuses, messieurs, je ne vous ai pas encore présenté mon… (Il hésita un court instant.)… Mon ami et assistant, mister Massahiro Shibata. Il est japonais.

L’Asiate salua une seconde fois, après quoi il s’approcha et, avec solennité, nous serra la main, à moi d’abord, puis à Holmes.

— Heureux de faire votre connaissance. Votre méthode… m’a beaucoup appris, poursuivit le Russe, s’adressant à Holmes et évitant sagement le mot « déductive », qui aurait pu susciter des questions de la part de miss des Essars.

C’est alors que Lebrun revint dans la tour ; on lui présenta mister Fandorine.

— Votre abnégation vous honore, cher professeur, dit ce dernier, s’adressant au médecin. Si vous me le permettez, je vous poserai quelques questions un peu plus tard.

Puis ce fut au tour de ma modeste personne de recevoir un compliment.

— Très honoré docteur Watson, poursuivit le détective russe en se tournant vers moi, j’admire sincèrement vos t-talents littéraires. Je n’ai jamais rien lu de plus captivant que vos Mémoires.

Là, Shibata, l’air intéressé, lui posa une question dans un langage aux curieuses sonorités (je ne saurais même pas dire si c’était du russe ou du japonais). Fandorine lui répondit dans le même baragouin.

— Mais alors, vous êtes écrivain ? demanda miss Eugénie.

Quand je me penchai vers elle, sans attendre ma réponse, elle me demanda tout bas :

— Comment ai-je l’air ?

— Superbe, la rassurai-je.

C’était la stricte vérité ; grâce à mes efforts, maladroits certes mais consciencieux, elle avait sensiblement embelli : son visage était plus frais, sa bouche était joliment dessinée, pulpeuse. Je me dis que j’avais manqué ma vocation de maquilleur.

— Accroupissez-vous près de moi, sir, demanda miss des Essars au Russe. J’aimerais vous voir mieux.

Cette touchante spontanéité soulignait plus éloquemment que toute autre chose la tragique horreur de sa situation. Je remarquai un tremblement sur les lèvres de Fandorine, visiblement touché.

— Vos désirs sont des ordres, dit-il avec douceur en se mettant à genoux.

L’ayant attentivement dévisagé, Eugénie, avec cette même irrésistible candeur, déclara tout de go :

— Vous être très beau, sir. Vous savez, avant, je rêvais d’être aimée par un homme tel que vous, exactement : ni trop jeune ni trop vieux, solide et courageux, mais impérativement bien de sa personne et habillé de manière irréprochable… Ma situation présente des avantages, n’est-ce pas ? (Elle sourit tristement.) Je peux dire tout haut des choses absolument extravagantes et personne ne m’en tient rigueur.

Fandorine essaya de répondre par une plaisanterie, même s’il était manifestement très ému :

— Bientôt vous serez debout, et vous devrez alors de nouveau observer les règles de la b-bienséance. Alors, profitez de votre liberté tant que vous en avez la possibilité.

Elle prononça d’une voix à peine audible :

— Vous êtes très bon. Tout le monde est bon avec moi. Mais je le sais, je le sens : jamais je ne me relèverai.

Lebrun, qui avait apparemment l’oreille très fine, s’approcha et s’écria avec colère :

— Quelle absurdité ! Vous allez suivre mes recommandations, et vous irez de nouveau danser au bal. Cela suffit, messieurs ! Votre présence perturbe la patiente. D’autant qu’il est temps de faire pipi. Je vous demande à tous de vous éloigner.

Ah, cette manière insupportable qu’ont certains représentants de ma profession d’user de termes triviaux !

Fandorine et moi nous relevâmes d’un même mouvement en évitant de regarder cette pauvre miss Eugénie afin de ne pas la gêner plus encore.

Pour être franc, j’étais au bord des larmes et j’avais une boule dans la gorge. Si, à cette minute, l’abominable maître chanteur qui avait osé mettre dans la balance la vie de cette adorable jeune fille m’était tombé entre les mains, je… Je ne sais tout simplement pas ce que j’en aurais fait.

Laissant le professeur seul avec la patiente, nous regagnâmes le rez-de-chaussée et la salle à manger, où l’on avait enlevé le linge qui couvrait le repas froid et les boissons.

Nonobstant les émotions et la situation tendue, je mourais de faim, si bien que je me jetai sur le pâté et le bśuf en gelée avec un appétit d’ogre. Holmes et Fandorine ne touchèrent pas à la nourriture, des Essars prit un morceau de pain, mais n’en avala même pas une bouchée. S’il n’y avait eu l’excellent mister Shibata pour se sustenter avec encore plus d’enthousiasme que moi, je me serais senti un peu honteux.

— J’ai de nouveau demandé par la fenêtre au régisseur si le criminel avait téléphoné, expliqua le maître de maison. Mais M. Bosco a secoué la tête. Vous êtes témoins, messieurs.

Des Essars faisait le service du mieux qu’il pouvait, remplissant les verres, distribuant les couverts, mais l’on voyait qu’il accomplissait cette tâche pour la première fois. Il renversa du vin, fit tomber une fourchette sous la table, froissa les serviettes. Personne ne s’offrit pour l’aider. Les deux détectives étaient plongés dans leurs pensées, et quant à M. Shibata et moi-même, nous étions trop affamés pour nous soucier du service.

J’avais une débordante envie d’agir. Il me suffisait de repenser à la malheureuse prisonnière de la tour pour que mon cśur se mette à bouillir d’indignation.

Puisque les deux détectives se taisaient, je pris l’initiative de rompre le silence.

— La question essentielle est la suivante : comment Lupin a-t-il appris l’existence d’une cachette susceptible d’abriter une bombe ? Il faut convoquer tous les domestiques qui travaillent au château depuis l’époque de votre père et soumettre chacun d’eux à un interrogatoire minutieux.

Le maître de maison écarta les mains, l’air désemparé.

— J’y ai pensé. La cuisinière et l’un des palefreniers sont à notre service depuis presque un demi-siècle. Mais comment se souvenir de tous ceux qui ont été mis à la porte au cours des quarante dernières années ? Car c’est peut-être quelqu’un qui a travaillé au Vau-Garni Dieu sait quand…

— Il se peut aussi que Lupin ait eu l’information de deuxième ou troisième main, fit remarquer Holmes.

Et Fandorine d’ajouter :

— Et n’oublions pas les m-maçons et les charpentiers embauchés par des Essars père pour l’aménagement de ses cachettes. Des curiosités de ce genre se racontent en famille et entre amis ; les gens adorent potiner sur les lubies des riches.

Tout cela était juste. J’accusai le coup, mais pas pour longtemps.

— Dans ce cas, que l’un de nous aille à la police. M. des Essars en connaît sûrement le chef.

Le maître de maison acquiesça de la tête, et je continuai :

— Discrètement, afin de ne pas alarmer Lupin, il faut placer un inspecteur compétent au central téléphonique. Quand le criminel appellera M. Bosco, on pourra déterminer quel appareil a été utilisé, et y envoyer les gendarmes. Souvenez-vous, Holmes, nous avions procédé de cette façon lorsque nous avons attrapé le maître chanteur de Kensington.

— Ne soyez pas naïf, Watson, rétorqua Holmes assez grossièrement. Arsène Lupin n’est pas le premier amateur venu. Il n’y aura aucun appel téléphonique. Ce n’est rien d’autre qu’une ruse pour détourner notre attention. Pour quelle raison Lupin appellerait-il ? Dans sa lettre, tout est exposé avec le maximum de précisions.

Le Russe hocha la tête : il était d’accord avec l’opinion de Holmes.

— Très bien ! fis-je, refusant de déposer les armes. Abordons l’affaire par un autre angle. Au lieu d’essayer d’atteindre directement Lupin, nous ferons porter tous nos efforts sur la recherche de la machine infernale. Nous avons le code, concentrons-nous dessus. Et n’oublions pas que le temps passe.

Sans nous donner le mot, nous nous tournâmes comme un seul homme vers la pendule. Elle indiquait deux heures cinq. Il restait dix heures avant l’explosion.

Le silence se fit, seul le Japonais faisait crisser son couteau en coupant du jambon.

— Sir, si vous n’y voyez pas d’objection, je proposerai la méthode suivante, déclara courtoisement Holmes en se tournant vers le Russe, comme si pas un seul mot n’avait été prononcé jusque-là. Je connais votre manière de travailler. Quant à vous, si j’ai bien compris, vous n’ignorez pas la mienne.

Fandorine acquiesça.

— Donc, je propose d’avancer indépendamment l’un de l’autre, continua mon ami. Vous procédez à votre guise, moi de même. Il me semble qu’en l’espèce ce sera plus efficace que d’agir conjointement. Voyons qui le premier parviendra à résoudre le problème.

— Parfait ! approuva le joli mignon. C’est exactement ce que je voulais p-proposer !

Le pauvre ! Apparemment, il s’apprêtait sérieusement à rivaliser avec Sherlock Holmes !

Les traits accusés de Holmes s’illuminèrent d’un sourire.

— Eh bien, puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus maintenant qu’à se restaurer, déclara-t-il en approchant de lui le rôti de porc froid. Watson, mon cher, versez-moi donc un peu de ce bourgogne.

Des Essars semblait également ravi que tout s’arrange aussi parfaitement.

— Après le repas, je vous conduirai aux chambres d’amis, où vous pourrez vous rafraîchir et vous changer si vous le souhaitez. A trois heures précises, je vous demande de descendre ici, dans la salle à manger. Nous effectuerons alors la visite de la maison. Peut-être remarquerez-vous des choses qui auront échappé à mon attention.

La tension retomba quelque peu.

Les couverts se mirent à tinter, les verres se remplirent de vin couleur rubis.

J’étais déjà rassasié et je pris un cigare. Mon voisin de table, mister Shibata, continuait pour sa part à se remplir la panse avec le même appétit.

Tout en jouant énergiquement des mandibules, il se tourna vers moi et demanda :

— Vous êtes assissutant et éclivain ?

Comprenant que cela signifiait : « Vous êtes assistant (de Holmes évidemment) et écrivain ? », je répondis positivement.

Le Japonais précisa :

— Vous déclivez les exiploits de votle masuta ?

Je dus réfléchir un moment avant de deviner que c’était sa manière de prononcer le mot master.

J’éclatai de rire.

— Oui, j’écris. Mais Holmes n’est pas mon maître. Il est mon ami.

Mais, apparemment, ce n’étaient pas mes rapports avec Holmes qui intéressaient mister Shibata. Il s’approcha de moi et, me fixant avec attention de ses petits yeux fendus, il demanda :

— Vous éclivez, et on vous paye de l’alzent ? Beaucoup ?

1- En français dans le texte. (N.d.T.)

Le court mais sublime voyage

des trois sages

(Extrait des Mémoires de Massahiro Shibata)

[…] Je regardai ce que j’avais déjà écrit et en fus très satisfait. Selon moi, le récit de nos aventures dans la ville de Paris et les descriptions de la nature dans le chapitre sur notre voyage en train étaient magnifiquement réussis. Et quand je relus la scène touchante sur la jeune fille aux cheveux jaunes clouée au sol, un torrent de larmes s’écoula de mes yeux.

Cependant, avant de continuer l’histoire vraie de l’élégant tanka composé par moi au château du Vau-Garni, le devoir de reconnaissance exige que je consacre quelques mots à Watson-senseï, qui non seulement m’a incité à prendre le pinceau, mais m’a aussi donné quelques conseils inestimables concernant la profession d’écrivain.

Quand j’ai entendu que cet homme respectable gagnait infiniment plus d’argent avec ses śuvres que son compagnon avec ses enquêtes, le satori émergea en moi. Je compris que je pouvais faire la même chose ! Par son intelligence et sa vaillance, Fandorine-dono ne le cède en rien à Sherlock Holmes, mon maître a une volonté de fer et sa Voie est droite et claire. Et je décidai : qu’il poursuive son combat contre les malfaiteurs de la terre, je continuerai à l’aider dans la mesure de mes modestes forces, mais à partir de maintenant je noterai tout, tout, tout. Je publierai un merveilleux livre qui nous rendra tous les deux célèbres dans le monde entier et nous rapportera tant d’argent que nous pourrons nous retirer des affaires et abandonner les malfaiteurs à leur propre karma.

Mais Watson-senseï m’a dit que les digressions ne devaient pas être trop longues, sous peine de lasser le lecteur, c’est pourquoi je reviens à la discussion qui eut lieu après le repas dont la description fait l’objet du chapitre précédent.

Touché par la délicatesse de mon maître, qui m’avait présenté non pas comme son serviteur mais comme son ami, j’étais ému au point d’en avoir l’appétit coupé, mais j’écoutais très attentivement la conversation, vu qu’elle se tenait en anglais et qu’après des années passées en Amérique je maîtrise parfaitement cette langue.

— Est-il vrai que vous avez beaucoup voyagé en Orient et même vécu au Tibet ? demanda Fandorine-dono à Holmes au nez crochu.

— Oui. Et j’y ai fait pas mal de découvertes essentielles. La plus importante réside en cela que notre âme et notre corps sont considérablement plus puissants qu’il ne le paraît aux Occidentaux. Il suffit de trouver en soi l’accès à la source de la force, dit le détective anglais.

Je compris immédiatement que j’avais effectivement devant moi un homme d’une grande sagesse. Ah, quel livre je pourrais écrire sur ce sujet, si j’avais le talent de Watson !

Je l’aurais avec plaisir écouté encore, mais à cet instant le châtelain (j’ai déjà dit que son visage ressemble terriblement à une galette de riz et que sa voix aiguë rappelle un chat qui miaule) a tenu à mettre son grain de sel :

— Arsène Lupin a aussi son propre écrivain : M. Leblanc. Des écrivains pareils, moi, je les mettrais en prison ! Si l’on sait où se cache un criminel, on doit en informer la police !

— Holmes maîtrise avec brio l’art martial japonais appelé baritsu, déclara Watson-senseï. Evidemment, vous le connaissez, mister Shibata.

Non, je n’ai jamais entendu parler du baritsu, je ne vois même pas avec quels idéogrammes on peut écrire ce mot. A ce qu’il me sembla, les paroles du docteur ne firent guère plaisir à son ami ; en tout cas, celui-ci grimaça.

— Arsène Lupin lui aussi pratique une lutte orientale très subtile : le jitsu, intervint à nouveau Desu-san (cet homme a un nom trop long pour que je l’écrive à chaque fois en entier). Il se vante de pouvoir à lui tout seul mettre en pièces trois hommes à la fois. Mister Fandorine, je viens seulement d’apprendre en vous accompagnant ici que vous n’étiez pas américain, mais russe. Arsène Lupin est aussi allé en Russie. On a raconté dans les journaux qu’il avait dérobé un million à la caisse du Trésor public. A Pétersbourg, on doit encore en parler, non ?

— Tout le monde a oublié, dit mon maître. En Russie, les caisses du Trésor en ont vu d’autres. Mister Holmes, je voulais vous interroger sur l’organisation criminelle du professeur Moriarty. Dans ses Mémoires, le docteur Watson est peu loquace à ce sujet, or je m’intéresse beaucoup au problème des sociétés c-criminelles.

— Je n’ai fait que suivre les instructions de Holmes, fit Watson-senseï en lissant ses moustaches. Il m’a interdit d’entrer dans les détails.

Le détective anglais hocha la tête.

— Je vous dirai tout ce que je sais. Une fois que nous aurons terminé cette petite enquête. Quant à moi, j’aimerais à mon tour connaître les détails de l’affaire du docteur Lind. Est-il vrai qu’il était un véritable génie de la métamorphose ?

— Oh, que oui !

— C’est curieux. J’ai moi-même quelques raisons de m’enorgueillir de mes talents en ce domaine, dit Holmes avec suffisance.

Je retins un sourire. S’il savait devant qui il était en train de se vanter !

Desu-san prononça d’un ton morose :

— Lupin est aussi un as du camouflage. On dit de lui qu’il peut à loisir changer d’âge, de démarche, de voix. Et même de taille !

Il y a un proverbe russe qui dit : « Le pouilleux ne sait parler que du bain. » Cela s’appliquait parfaitement à notre hôte, incapable de parler d’autre chose que de Lupin. Le pauvre bougre, bien sûr, on pouvait le comprendre, mais il commençait à être assommant, car il m’empêchait d’écouter la discussion de gens intelligents.

— Ce n’est pas le plus compliqué, répondit poliment mon maître. Lind pouvait sans difficulté changer de sexe. Personnellement, je ne m’y suis jamais risqué.

— Vous devriez me voir dans le rôle d’une vieille femme ! fit Holmes en s’esclaffant.

Il avait à la bouche une pipe courbe, et quand il avait aboyé « ha, ha, ha ! », l’un après l’autre des flocons de fumée s’étaient échappés de ses lèvres.

Le maître de maison ouvrit la bouche (sans doute voulait-il encore parler de son Lupin), mais au même instant (Watson-senseï m’a expliqué que cette formule était très importante : « mais au même instant ») retentit la sonnerie du téléphone posé sur une console.

Desu-san bondit en renversant son verre de vin et se jeta sur l’appareil.

Mon français n’est malheureusement pas bon, et je ne compris pas ce que disait Desu-san dans le cornet. Il est vrai qu’il écoutait surtout et s’écriait à intervalles réguliers « merd, merd ! », sans doute quelque chose dans le genre de notre « haï ».

Ayant terminé la conversation, il dit, en proie à une grande agitation :

— C’était Bosco ! Vous vous êtes trompés, messieurs. Lupin a tout de même appelé ! Il sait tout ! Il a demandé qu’on salue de sa part MM. Holmes et Fandorine ! Il a dit qu’il ne me tenait pas rigueur de vous avoir prévenus puisque les règles du jeu n’interdisent pas de recourir à l’aide de détectives privés. Mais ses exigences restent inchangées : à onze heures et demie, vous devez quitter la maison. Il a ajouté qu’il était heureux de l’occasion qui lui était donnée de croiser le fer avec de tels adversaires.

Holmes se leva.

— Mettez-moi en communication avec le régisseur. J’ai besoin de lui poser quelques questions.

— Tout de suite ! Un tour de manivelle et je vous le passe.

Desu-san tourna la poignée. Souffla dans le cornet. Tourna à nouveau. Souffla une autre fois. Répéta le mot « merd ! », très fort.

— La liaison est interrompue… Hélas, ça arrive. Tant pis ! Je cours là-bas et je vous ramène Bosco. Comme ça, vous pourrez lui poser toutes les questions que vous voulez.

Tête baissée, il courut vers la porte ; c’est à peine si ses jambes maladroites arrivaient à le suivre.

Ayant attendu que le maître de maison se soit éloigné, le docteur Watson dit avec indignation :

— L’arrogance dans toute sa splendeur ! Quel effronté, ce Lupin !

A cela, Sherlock Holmes dit… Non, je me souviens que, lors d’une de nos discussions sur le métier d’écrivain, Watson-senseï m’a appris qu’il ne fallait pas écrire tout le temps « dit » ou « dit-il », mais qu’il fallait utiliser des synonymes : « proféra-t-il », « prononça-t-il », « il déclara », et, ce qui était encore mieux, des verbes expressifs comme « il s’écria », « gémit-il », « souffla-t-il ».

Donc, Sherlock Holmes proféra :

— Cela porte le nom de « gasconnade ». Les Français adorent fanfaronner, poser pour la galerie. Que pensez-vous de ce nouveau Robin des bois, monsieur Fandorine ?

Mon maître se crispa :

— Ce gredin me donne la nausée. Il se targue de ne jamais commettre de meurtre. Mais, selon moi, mieux vaut un honnête escarpe qu’un maître chanteur sans principes, qui fait son beurre sur le malheur d’autrui.

Je hochai énergiquement la tête pour marquer mon accord sans réserve avec ce point de vue.

— Absolument d’accord, dit le détective anglais, se rangeant à notre opinion. Eh bien, non seulement nous allons découvrir la cachette contenant la bombe, mais nous allons également mettre M. Lupin derrière les barreaux, là où est sa place.

— Mais j’aimerais beaucoup qu’auparavant il offre quelque résistance, prononça Fandorine-dono d’un air rêveur. Nous verrons jusqu’à quel point il a assimilé ses leçons de ju-jitsu.

Chez mon maître, chaque parole est d’or.

C’est à cet instant que (on peut aussi dire « c’est alors que », ce n’est pas mal non plus) des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et que pénétra dans la salle à manger un homme au teint basané, aux fines moustaches en croc comme celles de Nobunaga Oda, et à l’opulente chevelure. C’est à ce dernier détail que je reconnus le régisseur. En arrivant, nous avions en effet aperçu sa silhouette à la fenêtre de l’écurie.

Il haletait. Il avait dû courir pour venir nous rejoindre. Après les salutations d’usage, il promena sur nous un regard inquiet, et je m’inclinai respectueusement devant lui, parce que je savais que ce Bosco s’était conduit ainsi qu’il convient à un vassal : bien que connaissant l’existence de la bombe, il n’avait pas abandonné son maître dans le malheur.

— Monsieur était très essoufflé. Je lui ai donné de l’eau. Il va venir dès qu’il aura repris son souffle. En attendant, il m’a ordonné de courir ici et de répondre à vos questions, débita l’homme à toute vitesse et en français.

Holmes traduisit pour le docteur tout ce qui venait d’être dit, et je m’efforçai de ne pas en perdre une miette. Mon maître de son côté me murmura en russe que l’on percevait un léger accent italien dans le langage de M. Bosco. Les Italiens sont considérés comme d’excellents serviteurs, les meilleures maisons françaises les prennent volontiers à leur service.

A ce que nous avions déjà appris de la bouche de Desu-san, Bosco ajouta que la voix du célèbre criminel était sonore et arrogante. Sitôt finie la conversation, l’Italien s’était mis en liaison avec le central téléphonique et avait demandé d’où provenait l’appel, mais la téléphoniste avait répondu qu’aucune communication n’était passée par le central. De toute évidence, Lupin avait trouvé un moyen de se brancher directement sur la ligne.

— Comme vous le voyez, je n’avais finalement pas tout à fait tort, fit remarquer Sherlock Holmes. Un inspecteur de police posté au central téléphonique ne nous aurait été d’aucun secours.

A chaque nouvelle question qui lui était posée, le régisseur répondait de façon succincte et très rapidement. J’eus l’impression qu’il avait hâte de partir au plus vite. Par deux fois, à l’occasion d’une courte pause, il demanda s’il pouvait retourner chez lui. A son front perlaient des gouttes de sueur, son regard inquiet se déplaçait sans cesse d’un objet à l’autre, et je compris soudain qu’il avait tout simplement peur que la bombe n’explose avant l’heure. Mon estime pour cet homme s’en est aussitôt trouvée diminuée.

Brusquement, mon maître l’interrogea sur un tout autre sujet.

— J’ai remarqué que tous les volets du rez-de-chaussée étaient fermés et verrouillés de l’extérieur. Où sont les clés ?

Bosco battit des paupières, ne saisissant manifestement pas ce qui motivait cette question.

— Il n’y a qu’une clé, car toutes les serrures sont identiques. Tenez, la voici.

Il choisit une des clés du trousseau qui pendait à sa ceinture et la montra.

— Et les autres, elles ouvrent quoi ?

— Celle-ci ouvre la porte de l’entrée principale ; celle-là ouvre la porte latérale côté ravin ; ça, c’est la clé de la véranda ; la petite, c’est celle du rez-de-chaussée de la tour ; celle-ci, c’est pour l’entrée de service…

Fandorine-dono demanda à voir le trousseau et l’examina attentivement, en essayant de se remémorer à quelle porte correspondait chaque clé.

— Bon, maintenant je peux partir ? demanda Bosco, se dandinant d’un pied sur l’autre.

— Oui, mais avant, vérifiez ce qui se passe avec le téléphone, lui ordonna Sherlock Holmes (là, c’est mon maître qui me traduisit). Et montrez-nous nos chambres.

Après avoir bataillé environ une minute avec l’appareil, le régisseur s’écria, tout joyeux :

— Ça y est, ça remarche ! En cas de problème, je serai chez moi. Pour m’appeler, c’est très simple : un tour de manivelle. Deux tours, c’est pour joindre le central.

Ça, on le savait déjà sans lui.

Il ne nous accompagna pas jusqu’à nos chambres, se contentant de nous expliquer :

— Vous trouverez vous-même, c’est très simple. Prenez le couloir à droite, au bout vous tombez sur la salle de billard. Vous sortez par la gauche et vous prenez l’escalier latéral. Montez au premier étage. Là, vous verrez une porte en verre et, derrière, le palier. D’un côté se trouve une chambre pour les messieurs de Londres, de l’autre une chambre pour les messieurs de Paris. Décidez vous-même laquelle est pour qui.

Il salua et quitta la salle à manger à toutes jambes. Quelques instants plus tard, la porte d’entrée claqua bruyamment. Un serviteur japonais ne se permettrait jamais de perdre ainsi la face !

Nous partîmes dans la direction indiquée et, effectivement, sans aucune difficulté, nous trouvâmes la porte en verre. Après avoir fait assaut de politesse pour savoir qui le premier choisirait son gîte, mon maître et moi nous installâmes dans une pièce lumineuse donnant sur la pelouse.

Je sortis de la valise la veste de travail de mon maître et ses chaussons à semelle caoutchoutée, je changeai ma propre tenue de voyage pour des vêtements usagés (pour le cas où il m’arriverait de tomber ou d’avoir à ramper sur le ventre), passai au cabinet d’aisances, puis n’eus plus rien à faire. Jusqu’à trois heures, il restait encore du temps. Mon maître était assis dans un fauteuil et, plongé dans une profonde réflexion, faisait claquer les boules de son chapelet de jade tout en examinant l’étrange code qu’il avait recopié dans son carnet. Je devinais que Fandorine-dono était en train d’élaborer un plan d’action, sans que je sache précisément lequel. C’est-à-dire que maintenant, alors que j’écris ces lignes, je le sais, bien sûr, mais Watson-senseï m’a prévenu : il ne faut pas tout dévoiler d’un coup, sinon le lecteur se désintéresse de l’histoire, raison pour laquelle je ne parlerai pas pour l’instant du plan de mon maître. Je vais plutôt essayer de me rappeler ce à quoi je pensais à ce moment-là.

Ah oui, à la jeune dame Desu. Je me disais que, bien sûr, elle faisait vraiment peine à voir, mais qu’elle se trouverait tout de même un mari, même si elle restait paralysée. Son père avait tort de se faire du souci comme ça. Elle était jolie et avait de bonnes manières, et ça, c’était le principal. Beaucoup trouveraient même un certain charme à son immobilité. Une beauté paralysée est comme une magnifique statue. Chez nombre d’hommes, cela susciterait à la fois l’attendrissement du cśur et l’émoi des sens, une excellente pépinière où il est facile de faire éclore la merveilleuse fleur de l’amour. Je suppose que quelques-uns auraient préféré que la jeune fille eût également perdu le don de la parole. Alors, elle eût été vraiment parfaite pour l’adoration. Quand mon maître et moi l’aurons sauvée de l’explosion et que nous aurons attrapé le malfaiteur, tous les journaux parleront de la jeune dame Desu, et elle deviendra célèbre. La gloire est un puissant philtre d’amour. Dans l’ancien Japon, on aurait immanquablement tiré de ce sujet magnifique une pièce pour le théâtre de marionnettes.

Voilà ce à quoi je pensais tandis que mon maître égrenait son chapelet de jade. Je restais assis sans faire le moindre bruit pour ne pas perturber sa méditation. A trois heures moins une, je rompis le silence en disant qu’il était temps de regagner la salle à manger.

Nous descendîmes, et Desu-san nous emmena visiter la maison, afin que nous trouvions l’endroit où le rusé Lupin avait caché la terrible bombe.

VII

La visite de la maison faisait plutôt penser à une promenade à travers un cabinet de curiosités. M. des Essars ouvrait la marche sans se taire un seul instant, se retournant sans arrêt et gesticulant désespérément, ce qui lui valait de trébucher constamment, et, à une ou deux reprises, il manqua dégringoler dans l’escalier. Fandorine le suivait, flanqué de son Japonais, puis venait mon tour, tandis que Holmes fermait la marche, s’attardant de temps à autre dans quelque coin retiré, de sorte que nous devions l’attendre.

Sans doute à l’époque de des Essars père le château regorgeait-il de toutes sortes d’objets insolites, mais même maintenant il y avait de quoi montrer et de quoi raconter.

Un peu plus tôt déjà, traversant la salle de billard, j’avais remarqué que tous les murs étaient couverts d’armes exotiques rapportées du bout du monde. Les boomerangs y côtoyaient une matraque à dents de requin, un couteau à scalp indien, un harpon esquimau en os.

Dans la pièce suivante, mon attention fut attirée par un extraordinaire lustre en forme de montgolfière avec une nacelle cannée. Le châtelain expliqua que sa mère n’avait jamais permis de l’utiliser par crainte des incendies, mais que maintenant qu’il y avait l’électricité, il n’y avait plus rien à redouter. Et il nous démontra avec fierté combien les ampoules de verre étaient remarquablement sûres et sans danger.

Prenant exemple sur Holmes, j’écoutais moins les explications que je ne regardais ici et là. Je sondais les murs et les sols, palpais les plus petites aspérités ou irrégularités.

Au premier étage, nous traversâmes le petit salon où était exposée la collection de scorpions (« papa les trouvait très beaux ») ; la chambre principale avec, au plafond, une carte du ciel fidèlement reproduite (« papa connaissait toutes les constellations ») ; le jardin d’hiver avec des arbres nains et une immense maquette de chemin de fer malheureusement cassée (« avec papa, nous passions ici des heures entières ») ; le bureau, où, sur l’un des murs, étaient peintes en trompe-l’śil des étagères de livres (« papa trouvait ça amusant »). Au premier étage de la tour ronde, se trouvait le temple du Soleil de « papa », mais c’était maintenant la pièce où l’on conservait les documents juridiques et financiers.

Le deuxième étage était entièrement occupé par les appartements de Mlle des Essars : son boudoir de jeune fille, un charmant petit cabinet avec des photographies d’enfants sur les murs, une pièce pour les travaux manuels, la chambrette de la servante. C’est là que jadis se trouvaient les appartements de « mère », raison pour laquelle le second étage était exempt de toute excentricité, si ce n’était le fameux goulet donnant accès à la tour où des Essars père se retirait jadis pour échapper à la colère de son épouse. En revanche, au sous-sol, auquel nous accédâmes par un étroit escalier en colimaçon, l’esprit du regretté « papa » flottait partout.

Il y faisait sombre, la pâle lumière hivernale parvenant à grand-peine à se frayer un passage à travers les minuscules lucarnes grillagées, et le maître des lieux alluma l’électricité. Chacun sait que ce mode d’éclairage en tous points remarquable présente tout de même un inconvénient que les ingénieurs du futur ne manqueront pas de surmonter : par suite des variations de la tension électrique, la lumière clignote à tout bout de champ. A plusieurs reprises, les lampes se sont carrément éteintes. Des Essars a commencé à s’affairer en actionnant les interrupteurs, et, de nouveau, il a fait clair. D’ailleurs, Holmes comme Fandorine s’étaient munis de petites lanternes, si bien que les deux détectives n’eurent pas à interrompre leurs recherches, même durant ces arrêts forcés.

Je vais essayer de décrire les différentes parties de ce sous-sol en procédant par ordre, ce qui n’est pas si simple, car l’endroit était plein de passages, de coins et de recoins.

Tout d’abord, nous nous retrouvâmes dans une élégante pièce de taille modeste entièrement revêtue d’une boiserie de chêne, que des Essars appelait le « salon à orgue ». Et, effectivement, dans l’un des murs était encastré un petit orgue.

— Magnifique exemple de « positif » de salon, commenta Holmes avec l’air du connaisseur, caressant avec amour le couvercle verni, puis le soulevant et laissant courir ses doigts sur le clavier.

Le son était tremblé, l’instrument désaccordé, mais l’acoustique était merveilleuse. Seulement alors, je remarquai que la pièce était entièrement aveugle.

— Je ne sais pas jouer, mais papa en revanche était un vrai musicien, expliqua des Essars. Il pouvait s’enfermer ici et jouer pendant des heures. Cette pièce dispose d’une parfaite isolation sonore, car mère souffrait de migraines. Eh bien, vous pensez que la cachette pourrait se trouver ici ?

Il posait la question à tout hasard chaque fois que l’un de nous s’attardait quelque part.

J’essayai de déplacer l’instrument, mais il était solidement ancré dans la paroi.

Au mur, dans un cadre doré, était accrochée une gravure : Méphistophélès souriant d’un air moqueur. Je jetai un coup d’śil sous le cadre, touchai le crochet auquel il était fixé.

Les autres étaient déjà loin, à l’exception de mister Shibata, qui barbouillait des espèces de pattes de mouches sur un rouleau de papier de riz.

— Dz’ai peul d’oublier quelque sose, m’expliqua-t-il.

Après le « salon à orgue » se trouvait la cave à vins, comme dans toute maison française qui se respecte.

— Là-bas, c’est aussi du vin ? demanda Fandorine en montrant les énormes tonneaux de chêne alignés contre le mur le plus éloigné.

— Ils sont vides. Bosco a regardé à l’intérieur. Vous pensez qu’il aurait fallu les déplacer ? Vous savez, ils sont couverts d’une épaisse couche de poussière qui montre que personne n’y a touché !

Nous passâmes la chaufferie au peigne fin, sans oublier d’éclairer l’intérieur de la chaudière.

Nous explorâmes la cuisine, où jadis avait été installé un monte-plat hydraulique communiquant directement avec la salle à manger située juste au-dessus. Aujourd’hui le mécanisme (« la fierté de papa ») était hors d’usage.

Plus nous nous enfoncions dans les profondeurs de la cave, plus régnait le désordre.

Dans l’une des pièces, étaient entassés des meubles cassés. Dans une autre, c’étaient d’étranges poupées de taille humaine, avec des moustaches en étoupe et des boutons en guise d’yeux. Elles étaient bourrées de ouate et des tasseaux leur servaient de jambes.

Je soulevai l’une d’elles. Elle se révéla étonnamment légère.

— Tout cela provient de la garde-robe de papa. Il tenait à ce que ses redingotes et ses fracs soient impeccables et sans le moindre faux pli. Vous pensez que ces mannequins pourraient avoir un rapport avec le code ?

La poussière me fit éternuer.

— J’en doute, répondit Holmes à ma place. Continuons, continuons.

Après, se trouvait un débarras, où s’accumulaient pêle-mêle cages et chausse-trapes. A des crochets pendaient quantité de filets à la destination obscure.

— C’est tout ce qu’il reste de la ménagerie de papa, dit des Essars d’un ton triste. Je vous en ai déjà parlé. Jadis, le parc abritait un petit zoo où vivaient des animaux sauvages que papa avait lui-même attrapés.

Fandorine ramassa un curieux lacet en fin fil de soie, qui se logeait facilement dans le creux de sa main.

— Excellent p-piège à sangliers. Et celui-là, c’est pour les loups.

— Vous vous y entendez en instruments de capture ? demanda vivement Holmes.

Ah, comme je connaissais bien ce ton envieux ! Je savais que mon ami ne pouvait supporter la chasse et tout ce qui y était lié, mais ce qui lui était surtout insupportable, c’était l’idée qu’il y eût des domaines où quelqu’un puisse en savoir plus que lui. Je suppose que c’est précisément en cela qu’il faut chercher la raison de l’érudition, à la fois si hétéroclite et en même temps fragmentaire, de Sherlock Holmes.

— Un peu, répondit le Russe. J’ai en mon temps participé à une expédition de chasse au tigre de l’Oussouri et j’ai appris quelques petites choses au contact des chasseurs s-sibériens.

Dans les yeux de Holmes brilla une lueur d’envie non dissimulée. Je ne pus retenir un sourire.

— Vous pensez qu’il faut chercher ici la clé de l’énigme ?

Des Essars observait intensément l’habileté avec laquelle les doigts de Fandorine pinçaient une à une les mailles d’un filet de soie.

Mais le Russe secoua négativement la tête, et nous repartîmes. Il nous rattrapa au tournant suivant, sur le seuil d’une grande pièce, qui, de toute évidence, était autrefois luxueusement aménagée. Un vieux tapis élimé couvrait le sol et, dans un coin, une ottomane aux couleurs passées achevait sa carrière.

— C’est ici que papa venait fumer l’opium, expliqua le châtelain avec un sourire un peu gêné. Dans ce temps-là, ce n’était pas considéré comme quelque chose de répréhensible. Rappelez-vous le comte de Monte-Cristo, la belle Haydée et bien d’autres. Vous voyez, il y a ici toute une collection de pipes.

Je jetai un regard en biais à Holmes qui examinait avec intérêt une petite armoire vitrée. Après avoir demandé l’autorisation de l’ouvrir, il prit entre deux doigts un chibouk persan en bois jaune.

— C’est pour une certaine sorte de haschich, j’en ai vu de semblables à Kandahar, marmonna-t-il.

— Vous vous y entendez en substances narcotiques ? demanda avec intérêt Fandorine, montrant par là même qu’il n’avait pas lu mon Etude en rouge, où je mentionne la funeste habitude dont mon ami s’est par la suite débarrassé avec tant de mal.

Des Essars, lui, s’écria :

— Ah, ah, cette pièce vous semble suspecte à vous aussi ! Je l’ai inspectée centimètre par centimètre, sans rien découvrir !

Mais Holmes garda le silence, et nous poursuivîmes notre visite.

Je continuais d’accorder une attention particulière aux murs et au plafond, particulièrement bas dans la cave. Il faut préciser que les parois des escaliers et des couloirs étaient blanchies à la chaux, ce qui m’obligeait à m’essuyer régulièrement les mains avec un mouchoir. Mais, plusieurs fois, je surpris sur moi le regard approbateur de Holmes, ce qui m’incitait à poursuivre mes investigations avec un zèle redoublé. Lui-même examinait de temps en temps des fragments de mur à la loupe.

La visite dura très longtemps et, malheureusement, ne donna rien. A marcher ainsi lentement, mes jambes commençaient à ressentir la fatigue, et notre mollasson de guide, quant à lui, était carrément à bout de forces.

Quand nous remontâmes au rez-de-chaussée, il s’avéra que le jour, si court en cette saison, avait touché à sa fin : dehors, il faisait tout à fait nuit, et des Essars, actionnant l’interrupteur général, alluma la lumière dans toute la maison.

— Mon Dieu, il est déjà six heures passées ! gémit-il. Je vous laisse, messieurs. J’espère que vous résoudrez cette maudite énigme, mais je ne peux mettre en danger la vie de ma fille. Je vais à la banque chercher l’argent. Le directeur m’attend. Il a certainement hâte un soir comme celui-ci de se retrouver au plus vite en famille. Faites comme chez vous. Vous savez comment joindre Bosco.

A peine des Essars fut-il parti que nous nous séparâmes de nos alliés (mais ne serait-il pas plus juste de dire nos « concurrents » ?). Fandorine et le Japonais montèrent à leur chambre, sans doute pour étudier leur plan d’action. Holmes, lui, me retint par la manche, de sorte que nous restâmes dans l’escalier.

— Nous monterons aussi, mais un peu plus tard, souffla-t-il en parcourant du regard les murs et le plafond.

Il faut dire que, durant toute la visite, il n’avait pas cessé de regarder en l’air, au point que je m’étais même demandé s’il ne cherchait pas la cachette par là.

— A l’ouvrage, Watson. Il nous reste moins de six heures. Même s’il m’est avis que nous démêlerons l’écheveau en bien moins de temps que cela.

A ces mots, j’éprouvai un indicible soulagement, dans la mesure où je n’avais aucune idée de la façon d’aborder l’affaire. Trouver la cachette dans cette maison extravagante, encombrée d’un indescriptible bric-à-brac, me paraissait absolument impossible, en tout cas dans un délai aussi court.

A ce point du récit, il me faut décrire un événement douloureux pour mon amour-propre, dont la conséquence fut de m’éloigner pour un temps de l’enquête.

Voici comment les choses se passèrent.

— Par quoi commençons-nous ? m’écriai-je. Donnez vos ordres, je veux vous être utile !

— Vous vous rappelez l’affaire du caissier disparu ? demanda Holmes avec un sourire énigmatique.

— Je m’en souviens, évidemment. Vous avez instantanément établi que le caissier ne s’était nullement enfui avec les clés du coffre, et, pour preuve, vous avez vous-même ouvert la chambre forte, où l’argent se trouvait toujours et parfaitement intact. Vous avez brillamment réalisé cette opération d’une grande complexité technique en utilisant mon phonendoscope.

— Que je ne vous ai d’ailleurs jamais rendu, étant donné que je l’ai irrémédiablement détérioré.

— Oui, vous me l’avez dit. Mais avec la prime reçue de la banque, j’en ai acheté un nouveau. Ce fut un spectacle inoubliable, dis-je en éclatant de rire. Vous, tel le docteur examinant un malade, écoutez les bruits émis par le mécanisme à combinaison, et nous, nous sommes là, immobiles, à observer en retenant notre souffle. Un vrai conseil médical ! L’idée d’utiliser le phonendoscope plutôt que de faire sauter la porte blindée était tout simplement géniale !

— Tout n’est pas aussi simple, rétorqua Holmes en riant. Sinon, les cambrioleurs se seraient depuis longtemps acheté des phonendoscopes et auraient nettoyé tous les coffres-forts du pays. Il y a un petit détail dont je n’ai pas parlé aux reporters. Dans votre instrument, j’ai remplacé la membrane d’origine par une autre, de mon invention. Elle est fabriquée à partir d’un verre d’une extrême finesse et possède un très haut coefficient de vibration. C’est cela qui m’a permis de détecter le code de la serrure.

— Vous voulez dire que, dans la lettre de Lupin, figure le code d’une serrure ? demandai-je.

— Non. Je veux dire que le phonendoscope se trouve dans mon laboratoire de campagne et qu’il va de nouveau nous rendre service.

— Mais comment donc ?

— Très simplement. Qu’est-ce qu’une bombe qui doit exploser à une heure précise ? C’est une charge de dynamite reliée à un mécanisme d’horlogerie. Et que font les horloges ?

— Elles tournent, répondis-je après un moment de réflexion.

— Et alors ?

— Eh bien, je ne sais pas. Elles font tic tac.

— Et voilà, justement. (Le sourire de Holmes s’élargit encore.) Quelque part, dans un endroit dérobé ou un obscur recoin, une horloge fait tic tac. Déceler ce bruit est évidemment impossible sans une oreille exercée. Mais si on sait exactement où chercher, on peut appliquer mon phonendoscope amélioré sur la surface suspecte, et je vous assure que la membrane de verre sera alors en mesure de détecter le tic tac même à travers un mur, car n’oublions pas qu’il sera nécessairement percé, ne serait-ce que d’une minuscule fente.

— Encore faut-il savoir où appliquer le phonendoscope. Vous ne pouvez tout de même pas ausculter toute la maison, cela demanderait des jours !

— Ai-je vraiment l’air d’un imbécile ? (Holmes fit mine d’être vexé, mais ses yeux lançaient des étincelles amusées.) Tout d’abord, la machine infernale ne peut être logée que dans le sous-sol. Vous êtes profane en matière d’architecture, sinon vous l’auriez compris par vous-même. Dans la tour ronde, il n’y a pas un seul endroit où cacher la charge de dynamite. Sous la tour, il n’y a pas de cave. Si la bombe se trouvait à l’un des trois niveaux de la maison principale, la tour resterait intacte puisqu’elle se trouve sur le côté. Or, c’est justement sur la tour, ou plus exactement sur sa prisonnière, que repose l’odieux chantage. La dynamite doit se trouver en dessous, dans la base de l’édifice. Ainsi, c’est tout le bâtiment qui s’écroulera, y compris sa partie ajoutée.

— Supposons. Mais le sous-sol est déjà très vaste. Il s’y trouve plus d’une dizaine de pièces et Dieu sait combien de passages et de corridors !

— Faire sauter le château du Vau-Garni nécessite une charge de dynamite occupant un espace d’au moins cinq pieds cubes. Tout en visitant la cave, j’ai mentalement noté tous les endroits où il était techniquement possible de ménager un vide de la dimension requise. Ces endroits sont au nombre de vingt-neuf. Laissez-moi une minute à consacrer à chacun et je vous dirai si une bombe est cachée là ou non.

— Vingt-neuf minutes en tout ! m’exclamai-je. Bon, disons quarante avec les temps morts. Et c’est tout, la cachette sera découverte !

— Ou bien, ce qui est le plus probable, on découvrira l’absence de toute espèce de bombe. (Holmes eut un sourire malicieux.) A la différence de M. des Essars, je suis assez peu enclin à me fier à la parole d’honneur de cet aventurier. Après avoir « diagnostiqué » le sous-sol, je donnerai à notre client la garantie qu’il n’existe aucune machine infernale. Et, pour preuve de la justesse de mes affirmations, je fêterai le nouvel an dans cette maison, et, dès demain matin, nous nous occuperons d’attraper ce Lupin.

— Bravo, Holmes ! Je ne sais ce que feront les autres, mais moi je reste avec vous. J’ai vu dans le cellier une caisse d’excellent champagne !

Après avoir bien ri, il me tapa sur l’épaule et reprit son sérieux.

— Eh bien, au travail. Montez dans la chambre et prenez le phonendoscope dans ma mallette. Il est dans un étui de cuir noir. Maniez-le avec précaution, la membrane est très fragile. De mon côté, pour ne pas perdre de temps, je descends à la cave et je repère tous les endroits suspects. Je ne voulais pas le faire en présence de M. Fandorine, afin de ne pas faciliter sa tâche. Et, autre chose. Prenez, s’il vous plaît, mon…

Avec un sourire confus, Holmes mima le geste du violoniste. Je hochai la tête d’un air entendu.

L’une des idées puisées par mon ami à l’époque de ses pérégrinations à travers l’Orient est que rien ne correspond mieux au travail de la raison que l’harmonie de l’âme. Et le plus simple pour atteindre cet état est de s’aider de la musique. Depuis quelque temps, même lorsque nos enquêtes nous mènent en des lieux éloignés, il n’est pas rare que Holmes prenne son violon avec lui ; cela lui permet d’être dans une bonne disposition d’esprit. Au début, cette habitude me paraissait saugrenue, mais, avec le temps, j’ai commencé à lui trouver un certain charme.

Ainsi, nous nous séparâmes. Holmes descendit au sous-sol, moi je montai à l’étage.

De derrière la porte de nos voisins, parvenait la voix égale de Fandorine, qui arpentait la chambre en expliquant quelque chose à son assistant. Je distinguai le mot « édin », mais, franchement, j’ignore ce que cela pouvait bien signifier. J’eus un peu pitié de ce détective amateur qui s’avisait de faire concurrence à Sherlock Holmes.

Dans le laboratoire de campagne de mon ami, on trouvait de tout : des produits chimiques, une trousse de grimage, un nécessaire de dactyloscopie, divers appareils, des instruments mystérieux. Je mis un certain temps à trouver l’étui en cuir noir frappé de l’emblème de la firme d’instruments médicaux Pilling & Sons. Il était coincé entre un trousseau de passe-partout et une boîte de balles de revolver. Je l’ouvris pour vérifier. Oui, c’était bien mon vieux phonendoscope. De l’autre main, j’attrapai le violon.

Ma merveilleuse valise dans sa modeste housse à carreaux était toujours là, intouchée depuis notre arrivée. Je me dis que je me changerais plus tard, à l’approche de minuit ; apparemment, nous aurions quelque chose à fêter en plus de la nouvelle année. Et je me représentai le tableau suivant : Holmes et moi calmes et sereins, les autres au comble de la nervosité, pour peu qu’ils n’aient pas tout simplement décampé. L’horloge égrène ses coups, malgré tout mon cśur marque un temps d’arrêt : et si mon génial ami s’était tout de même trompé ? Quel magnifique jeu de scène !

L’escalier étant très raide, je descendis les marches une à une en faisant très attention, conscient du poids de ma responsabilité. Il n’aurait plus manqué que je laisse tomber le phonendoscope et que la membrane se casse : cela fichait en l’air toute l’enquête.

J’arrivai sans accroc au rez-de-chaussée, descendis encore une demi-volée de marches quand, brusquement, toute la maison fut plongée dans le noir. Comme je l’ai déjà signalé, l’électricité s’était éteinte plusieurs fois auparavant, mais à chaque fois cela n’avait pas duré plus de quelques secondes, si bien que je m’arrêtai et décidai d’attendre.

Mais une minute passa, puis une autre, et les lampes ne se rallumaient toujours pas. J’avais bien des allumettes dans une poche, mais comment les prendre et les craquer quand une de mes mains tenait le violon, l’autre, l’étui contenant le précieux phonendosope ?

Il n’y avait rien à faire. Je tâtonnai du pied pour trouver la marche d’après, puis la suivante. Mais à la troisième, je glissai, et dévalai jusqu’en bas dans un fracas épouvantable.

Je me fis très mal à l’avant-bras et me cognai violemment le front, au point que je demeurai un certain temps sourd et aveugle ; même si sur ce dernier point je serais moins affirmatif dans la mesure où, dans ce noir complet, on ne voyait de toute façon rien.

Puis la lumière revint, et je découvris que j’étais étendu par terre. L’étui avec le violon avait voltigé d’un côté, l’étui contenant le phonendoscope de l’autre, mais, en plus, il s’était ouvert. Les tubes de caoutchouc pendaient désespérément au bord d’une marche comme autant de tiges mortes.

Je me pris la tête entre les mains.

C’est dans cet état pitoyable que me trouva Holmes, accouru du fond de la cave en entendant le bruit.

— Rien de cassé ? demanda-t-il aussitôt.

— Rien, à part le phonendoscope, répondis-je d’une voix entrecoupée et en fermant les yeux, accablé que j’étais par l’horreur de mon acte.

Holmes se mit à quatre pattes et, durant quelques secondes, tapota le dessus des marches. Il en ramassa quelques menus éclats de verre, et poussa un soupir. Il s’essuya les mains avec son mouchoir.

Toutefois, il ne paraissait pas abattu, mais plutôt pensif.

— Eh bien, après tout, peut-être eût-ce été malhonnête de vouloir élucider le dernier crime du XIXe siècle en utilisant une technique du XXe, dit-il, philosophe. Nous allons donc procéder à l’ancienne. Mais, pour commencer, trouvons l’harmonie.

Holmes prit son violon, vérifia qu’il était intact. Après un hochement de tête satisfait, il sortit du même étui un recueil de partitions, de petit format mais assez épais. Il l’ouvrit au hasard.

— Hum, Caprice de Paganini. Ce qui veut dire que l’affaire sera nerveuse mais de courte durée.

Il appelait cette divination par les notes le « diapason de l’enquête » et accordait une grande importance à ce rituel.

Il joua quelques mesures d’une impétuosité étourdissante, puis interrompit la mélodie et recommença à feuilleter le recueil.

— Seigneur, Holmes, est-ce bien le moment de jouer de la musique ? prononçai-je, au désespoir. J’ai tout gâché ! Jamais je ne me le pardonnerai ! Trouvez quelque chose ! Et laissez tomber vos…

— Chut ! me fit-il. Je suis précisément en train de réfléchir, et vous me dérangez.

Je me relevai en tenant mon bras meurtri. Apparemment, une énorme bosse était en train de se former sur mon front, mais les souffrances morales étaient bien pires que les douleurs physiques.

— Hé, Watson, vous avez le visage défait. Reposez-vous, je n’ai pas besoin de votre aide pour le moment… Non, non, ne protestez pas ! s’écria Holmes, coupant court à mes récriminations.

Je baissai la tête. Il était clair que j’avais perdu la confiance de mon ami et qu’il préférait poursuivre l’enquête sans moi. Mais, après ce qui venait de se passer, il était difficile de lui en vouloir.

Il redescendit dans la cave, tandis que je remontais à l’étage. La porte voisine de la nôtre était grande ouverte : Fandorine et Shibata étaient partis quelque part.

J’appliquai une compresse sur mon bras, j’enduisis mon front d’une pommade émolliente et m’étendis sur le lit. Les mots me manquent pour exprimer l’ampleur du désarroi qui était le mien.

Mais je ne restai pas plus d’un quart d’heure allongé. Holmes n’avait pas besoin de mon aide, soit, mais rester inactif m’était insupportable.

Je flânai aux premier et deuxième étages. Le fol espoir que, par un miracle, par un incroyable hasard, je pourrais découvrir ne serait-ce qu’un minuscule indice ou une empreinte quelconque me poussa à sonder de nouveau les murs. Je me mis même à quatre pattes pour voir si les lames du parquet ne se soulevaient pas, mais je perdis vite tout intérêt pour cette absurde occupation.

Soudain, mon oreille perçut un étrange claquement. Cela venait d’en bas.

Je descendis en courant au rez-de-chaussée.

De nouveau un bruit sec, accompagné d’un léger cliquetis. Tout près, comme si cela venait de la pièce voisine.

Je m’y ruai. C’était la salle de billard. Au premier abord, je notai seulement que quelque chose avait changé dans la pièce, puis je réalisai de quoi il s’agissait : sur les trois fenêtres, deux étaient aveugles ; on ne voyait rien au travers, pas même les vagues silhouettes des arbres. Je voulus m’approcher plus près pour élucider ce phénomène incompréhensible.

Brusquement, derrière la troisième fenêtre, qui donnait sur la pelouse, quelque chose se mit à grincer. Je m’y précipitai.

De l’autre côté de la croisée, M. Shibata me regardait. Après un léger salut, il me claqua au nez les volets de bois. On entendit un bruit métallique puis le grincement de la clé dans la serrure.

Voilà donc l’explication ! Le Japonais était en train de fermer les volets de l’extérieur. Je me souvins alors que Fandorine avait demandé ses clés à l’intendant. Qu’avait donc en tête le détective russe ?

Intrigué, je voulus aller dehors, mais la porte de la terrasse était fermée. L’issue la plus proche était l’entrée de service. J’y courus, tout en notant au passage que les fenêtres du rez-de-chaussée étaient toutes condamnées.

La porte de service ne s’ouvrait pas non plus. Je me précipitai alors à l’entrée principale, où je fus accueilli sur le seuil par M. Shibata, qui me barra le passage.

— Dze suis désolé, dit-il en s’inclinant respectueusement. Désolmais, pelsonne ne peut lentler et soltil. Mista Fandoline a fait de la maison une bouteille.

— Quoi ? m’étonnai-je.

— Une bouteille. Felmée. Toutes les fenêtles et les poltes sont felmées à clé. Il leste seulement un goulot, dit-il en montrant l’entrée d’honneur et en faisant mine de boire à la bouteille. Si le malfaiteur Liupin veut entler, il ne poulla passer que pal ici.

Cette mesure me parut assez stupide, mais mon humeur du moment ne me portait guère à critiquer les actions d’autrui. Il eût été difficile en cet instant de trouver à travers toute la planète un homme ayant de lui-même une opinion plus négative.

C’est pourquoi je me contentai d’acquiescer mollement avant de tourner bride.

— Dokuta Watson, dit l’Asiate, s’illuminant d’un sourire. Nous avons du temps. Dze voudlais vous poser des questions sul la littélatule. C’est possible ?

Il me prit par le coude et me conduisit dans la salle à manger. Je me laissai traîner sans réagir, après quoi je répondis pendant une bonne heure à toutes sortes de questions idiotes concernant le métier d’écrivain. Et tout cela sous le tic tac de la machine infernale ! Difficile d’imaginer plus absurde que cette scène ! J’avais l’impression que le monde était devenu fou, et moi avec lui.

Mais l’horloge de la cheminée sonna huit fois, et, sur le seuil, parut la silhouette de Holmes.

— Comment ça va, Watson ? demanda-t-il en regardant le Japonais avec curiosité. J’ai de nouveau besoin de votre aide. Si, bien entendu, votre état vous le permet.

Je fis un tel bond que j’en renversai ma chaise. Sans doute est-ce quelque chose dans ce genre que ressent le condamné à qui on annonce sa grâce.

— Il me le permet ! Je me sens merveilleusement bien ! Je vous jure, Holmes, que je n’ai jamais été plus en forme, bafouillai-je en le suivant dans le couloir. Mais racontez-moi donc où vous étiez et ce que vous avez fait pendant tout ce temps ! Avez vous réussi à progresser dans l’enquête ?

— Bien sûr, répondit-il calmement en me fourrant une feuille dans la main. Je vais tout vous raconter.

Je m’apprêtai à lui demander ce qu’était ce papier, mais je reçus une bourrade dans les côtes et ravalai ma question. Je dépliai le message. Il disait : « Obéissez aux gestes, pas aux mots. »

Je ne restai pas longtemps seul dans la salle à manger. Peu après que Watson-senseï et Holmes se furent éloignés, mon maître revint. Il dit : « Tout est en ordre », et il mit ses mains gelées devant la cheminée.

Je lui servis un verre de vin, afin qu’il puisse se réchauffer de l’intérieur.

— Eh bien, que penses-tu de cette affaire ? me demanda Fandorine-dono.

Comme je m’attendais à cette question, je répondis de manière circonstanciée.

— C’est une vilaine histoire, maître. Elle ne me plaît pas du tout. Sherlock Holmes ne permettra pas au châtelain de donner l’argent. Son honneur interdit au grand détective de reconnaître son échec. Holmes ne quittera pas le château, ce qui veut dire que Lupin ne touchera pas sa rançon. En conséquence, à minuit tapant, la maison volera en éclats.

Mon maître hocha la tête, reconnaissant par là même la justesse de mes propos, et cela m’encouragea. Je poursuivis :

— Il est impossible de faire sortir Mme Desu de la tour, cela la tuerait. Vous et moi ne pouvons abandonner la malheureuse jeune fille, ce qui signifie que nous serons également obligés de fêter la nouvelle année sous ce toit. Sinon, nous nous couvrirons d’une honte qui nous empoisonnera le restant de nos jours.

Il acquiesça de nouveau. Il n’y avait plus qu’à passer à la conclusion.

— Donc, nous n’avons qu’une solution. Durant les trois heures et quarante-sept minutes qui nous restent, nous devons découvrir le sens des mystérieux caractères et trouver la bombe. Sinon, prisonniers de notre honneur, nous exploserons avec la maison et nous ne verrons pas le XXe siècle. Ce qui sera très dommage. Car nous ne saurons jamais qui de nous deux avait raison.

Ces derniers temps, nous avions de fréquents débats sur ce que serait le XXe siècle. Les conjectures de mon maître sur l’avenir sont optimistes, alors que, pour ma part, je n’en attends rien de bon. Oui, les gens apprendront à se déplacer plus vite sur la terre et sur l’eau, peut-être même commenceront-ils à voler dans le ciel. Mais tous ces changements n’affecteront que la matière. L’esprit, lui, restera au même niveau de développement, et, dans ce cas, à quoi bon les innovations techniques ? Elles apporteront peu de bien et beaucoup de mal, car il est dangereux de confier une arme à un enfant. Mais de cela, je reparlerai peut-être dans un prochain livre. Il convient de ne pas s’écarter du récit.

Ayant terminé mon exposé d’une logique irréprochable, je demandai :

— Nous avons pris des mesures de précaution, afin de limiter la liberté de mouvement du criminel. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre, cela nous conduirait à une mort certaine. Comment comptez-vous agir, maître ? Je ne doute pas que vous ayez déjà tout prévu. Vous avez deviné ce que signifiait « 24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b » ?

— J’avoue que je n’y ai pas encore pensé, répondit Fandorine-dono en posant son verre. Notre collègue britannique est joueur d’échecs, eh bien, qu’il se creuse la tête pour élucider cette combinaison. Nous deux, nous n’allons pas nous occuper de la combinaison, mais du combinateur. C’est-à-dire de M. Lupin en personne. Quelle chance que notre hôte soit partisan du progrès et ami de l’électricité. Il est encore plus merveilleux que la ville de Saint-Malo soit reliée au réseau interurbain. En premier lieu, je vais joindre le commissaire Ganimard, de la police parisienne. J’espère qu’il n’a pas oublié le service que nous lui avons rendu. Le commissaire me mettra en relation avec le service de bertillonnage. Il doit bien s’y trouver quelqu’un de garde, même la veille du jour de l’an. Dans la mesure où Lupin a déjà été arrêté, ses données anthropométriques doivent figurer dans la cartothèque. Tout génie de la transformation que l’on puisse être, nous savons toi et moi qu’il y a des traits extérieurs que l’on ne peut modifier. Par exemple, la forme des oreilles ou la couleur de l’iris… Mon deuxième appel sera pour le professeur Smiley, de Londres. Il est casanier et fait sûrement réveillon en famille.

(Smiley-senseï est un spécialiste des maladies du système nerveux. L’année passée, il nous a consultés dans l’affaire de la disparition de lady Brokenridge. Dès que j’aurai terminé ce récit, je raconterai cette enquête, car elle fut inhabituelle et instructive. J’ai déjà trouvé le titre : « La triste histoire d’une noble dame, habilement éliminée par un époux infidèle ».)

— D’ailleurs, il serait peut-être préférable de téléphoner d’abord à Londres, corrigea mon maître. Mon inquiétude sur le sort de Mlle Eugénie m’empêche de me concentrer sur l’enquête. Je vais décrire au professeur les symptômes du trauma et je lui demanderai s’il est effectivement exclu de sortir la blessée de la maison. Par exemple, sur une étroite planche, en lui maintenant les bras et les jambes. Le docteur Lebrun est, certes, une immense autorité dans son domaine, mais, comme la majorité des sommités françaises, il a selon moi une certaine tendance à l’exagération et à la mise en scène.

Je me remémorai Desu-san allongée sous sa couverture blanche, si gracieuse et si vulnérable à la fois, et soupirai :

— Cette jeune fille ressemble à un pétale de sakura emporté par le vent. Quel triste et sublime spectacle !

Jusqu’à maintenant nous menions la conversation en russe, mais cette phrase, je l’énonçai dans ma langue natale, parce que les belles choses doivent être dites en japonais.

— Dzustement, à plopos de la dzeune fille, répondit mon maître avec ce fort accent qui, avec les années, ne faisait hélas qu’empirer. Nous avons entendu son pèle, mais il faudlait l’intelloger elle aussi. Et il ne selait pas mal non plus de discuter plus en détail avec le docteul. Mais pas avant d’avoil pallé avec le plofesseul Smiley.

Il se dirigea vers l’appareil et tourna deux fois la manivelle pour obtenir la liaison avec le central téléphonique. Je restai à côté et écoutai.

Dans le cornet résonna une voix inquiète.

— Allô ! Qui est-ce ? demanda l’homme en français.

— Monsieur Bosco ? s’étonna mon maître avant de s’excuser, ainsi que je le devinai, et d’expliquer qu’il voulait joindre le central mais avait fait une fausse manśuvre.

Il essaya une deuxième fois, mais ce fut à nouveau le régisseur qui décrocha l’appareil.

Et, la troisième fois, de même.

Alors, entre mon maître et Bosco, eut lieu un échange plus long au terme duquel Fandorine-dono dit, ou plutôt déclara d’un ton découragé :

— Ça ne marche pas, Massa. Il va falloir renoncer à notre plan. La liaison avec l’extérieur est coupée, seule fonctionne la ligne intérieure.

Il paraissait très affligé. Pour lui redonner courage, je dis :

— Un vrai samouraï sait tirer au fusil mais préfère l’épée. Parce que les vieilles méthodes sont plus nobles et plus fiables. Maître, il nous est tout de même arrivé de démêler quelques affaires sans le téléphone interurbain.

Fandorine-dono se mit à rire.

— Tu as raison. Nous allons employer les méthodes éprouvées. Commençons par l’interrogatoire des témoins.

Sans perdre un instant, nous gagnâmes le deuxième étage et trouvâmes le premier des témoins, le docteur Lebrun, dans le salon des divans, devant l’entrée de la tour. L’honorable médecin était assis dans un fauteuil et fumait ; c’était sans doute pour cela d’ailleurs qu’il avait déserté son poste.

— Parfait, murmura mon maître. Quand j’aurai fini de discuter avec lui, essaie de le retenir. Le plus longtemps possible.

Fandorine-dono connaît bien le français, mais il parlait anglais avec le docteur, afin que je comprenne tout.

Lebrun-senseï demanda si nous étions parvenus à trouver la bombe.

Mon maître répondit que non, pas encore.

Lebrun-senseï demanda s’il y avait un risque que le mécanisme d’horlogerie se déclenche prématurément.

Mon maître répondit que c’était peu vraisemblable.

Lebrun-senseï s’apprêta à demander autre chose, mais, cette fois, mon maître le devança.

— Dites-moi, où étiez-vous lorsque M. des Essars vous a joint au téléphone ?

Après un instant de réflexion, comme s’il fouillait dans sa mémoire, le médecin dit :

— A la clinique. C’était… attendez… je venais juste de finir d’opérer une hernie discale, un cas très intéressant… Oui, c’est ça, un peu après cinq heures de l’après-midi. J’ai donné des instructions très précises au père de la jeune fille et je me suis précipité à la gare.

— C’est M. des Essars lui-même qui a discuté avec vous ?

La question laissa le docteur perplexe.

— Oui, qui voulez-vous que ce soit ?

Mon maître me lança un regard en biais, et je compris que c’était à moi de jouer.

— Cher docteur, dis-je, m’adressant au Français de ma voix la plus suave. Je voudrais vous parler des douleurs atroces que me procure mon nerf sciatique droit. En tant qu’homme dont le sens de la vie est de soigner les maladies, vous serez très intéressé. Un instant, je vous montre l’endroit où ça fait mal.

Mon maître avait déjà disparu. Il s’était glissé dans l’étroite galerie pour aller discuter en tête à tête avec la demoiselle.

Lebrun essaya bien de le suivre en grommelant qu’il ne pouvait pas m’examiner pour le moment, mais je le retins fermement par le bras et, avec la plus grande déférence, lui demandai :

— Cela ne vous prendra qu’un instant. Simplement, regardez et tâtez. Je vous dirai où ça fait mal et où ça ne fait pas mal.

Il tenta à nouveau de m’échapper, puis, comprenant qu’il ne se débarrasserait pas si facilement de moi, il prononça avec un soupir :

— Bon, d’accord, retirez votre pantalon.

Et c’est alors que je commis une regrettable erreur : je lâchai sa manche. Mais, d’un autre côté, comment aurais-je pu sans cela défaire ma ceinture ?

Profitant de sa liberté, le perfide docteur bredouilla :

— Quoique, vous savez, remettons tout de même cela à plus tard.

Et de se faufiler à son tour dans le passage.

Il ne me restait qu’à le suivre, ce qui s’avéra particulièrement difficile, dans la mesure où le passage était affreusement étroit et où mon pantalon était par ailleurs à moitié baissé.

Néanmoins, prenant mon élan, je fonçai en avant et parvins de l’autre côté plus facilement que la première fois, même si cela me valut une chemise déchirée.

— Cher docteur, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais vraiment connaître maintenant vos conclusions scientifiques, repris-je comme si de rien n’était en essayant d’entraîner Lebrun à l’écart de mon maître et de la jeune fille.

Celle-ci me regarda du coin de l’śil, mais comme il était peu probable que son collier de plâtre lui permette de me voir au-dessous de la ceinture, la bienséance n’eut pas à pâtir de la situation.

La tâche qui m’incombait maintenant n’était pas facile du tout : je devais jacasser sans m’arrêter, afin que le docteur ne puisse entendre ce dont Fandorine-san discutait avec la demoiselle et, en même temps, ne pas perdre une miette de leur conversation, car, dans le cas contraire, comment aurais-je pu écrire ma nouvelle ?

Grâce à ma force de concentration et à mon excellente oreille, j’y parvins.

J’entendis mon maître qui disait :

— C’est votre père lui-même qui a téléphoné à mister Lebrun ?

— Oui.

— Comment pouvez-vous en être sûre, puisque l’appareil est en bas ?

Elle réfléchit, essayant de se rappeler.

— Papa pleurait et essayait de passer, mais il n’y arrivait pas. Marianna (c’est la servante) et le valet de chambre de papa s’affairaient autour de moi. J’avais affreusement mal, mais j’essayais d’étouffer mes plaintes. Pour ne pas affoler papa encore plus.

— Ici ? Ici ? me demandait d’un ton impatient le docteur, tout en me palpant la fesse de manière assez grossière.

— … Ensuite j’ai entendu la voix de Bosco. Il a dit assez fort pour que je l’entende : « Monsieur, descendez vite. Le docteur Lebrun est au bout du fil ! »

— Oui, oh oui, là, exactement ! dis-je en poussant un cri à l’adresse du docteur.

— Vous avez un drôle de nerf sciatique. A cet endroit, il n’y a que des muscles et de la graisse !

Il me repoussa impoliment et, irrité, cria à mon maître :

— Je vous l’ai déjà dit ! Le souvenir de sa chute énerve la malade, or il nous faut une sérénité absolue !

A son air satisfait, je compris tout de suite que mon maître avait tiré au clair tout ce qui l’intéressait. Ayant présenté nos excuses au docteur, nous quittâmes la tour, après quoi nous eûmes entre nous une très importante conversation en japonais, conversation que je ne rapporterai pas pour l’instant, sinon les lecteurs sauraient tout avant l’heure, or Watson-senseï dit que cela est contraire aux lois de la detective story (expression que je traduirais en japonais par

).

X

Au moment où des Essars revint au château, c’en était terminé de l’autoflagellation, et toute trace avait disparu des doutes qui m’avaient assailli. Fort des instructions de Holmes, je savais clairement ce qu’il convenait de faire dans telle ou telle situation. Dans l’attente du dénouement prochain, mon cśur battait vite mais fermement.

Nous nous retrouvâmes tous dans la salle à manger, où le maître des lieux était entré chargé d’un imposant sac de cuir, qu’il avait péniblement hissé sur la table.

— Voilà, cent soixante-quinze paquets de dix mille francs chacun, annonça-t-il en nous adressant un regard scrutateur mais sans se résoudre à nous interroger sur l’essentiel. Vous n’imaginez pas le nombre de questions auxquelles j’ai dû répondre ! Monsieur le directeur refusait d’admettre que je puisse avoir besoin de vider mon compte, et la veille du jour de l’an par-dessus le marché. Il a passé un temps fou à essayer de me convaincre d’attendre au moins jusqu’à demain, les intérêts annuels étant portés au compte le 1er janvier. Et, pire que tout, il m’a collé deux gendarmes en insistant pour qu’ils me raccompagnent jusqu’à la maison. Je n’ai pu me débarrasser de mon escorte que devant l’entrée du parc. Il était hors de question de les laisser pénétrer à l’intérieur. Des gendarmes auraient pu trouver suspecte l’absence de domestiques et s’étonner de me voir ouvrir moi-même le portail. Quant à Lupin, il aurait tout de suite imaginé que j’avais manqué à ma parole et fait appel à la police.

Il arrondit les yeux et poursuivit d’un air apeuré :

— Ensuite, je me suis dit : et s’il me tombait dessus pendant que je roule seul dans le parc ? Jamais je ne fouette mes chevaux, mais là, je les ai tellement fouaillés avec les rênes que je suis arrivé à la vitesse de l’éclair.

Nous écoutâmes le récit sans mot dire. La pendule indiquait neuf heures et quart.

Des Essars regarda Holmes, puis Fandorine. Leurs visages étaient impénétrables. Il reporta ses yeux sur moi : je poussai un soupir. Le Japonais souriait d’un air énigmatique.

— … Vous n’êtes pas arrivés à déchiffrer le code, c’est ça ? demanda sans espoir le châtelain.

Holmes et Fandorine se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’ouvrirent la bouche.

— Ce qui veut dire qu’il va falloir donner l’argent, n’est-ce pas ?

Des Essars regarda le sac de cuir et cligna des paupières.

— Bien entendu. Nous n’allons pas mettre en d-danger la vie de la jeune fille pour une histoire d’amour-propre.

Le Russe posa sur Holmes un regard inquisiteur. Mon ami plissa les yeux et, après un temps de réflexion, secoua la tête d’un air maussade : non, nous ne le ferons pas.

Fandorine se tourna vers le maître de maison.

— M. Holmes et moi-même avons agi indépendamment, mais à partir de maintenant nous essaierons d’unir nos efforts. Nous allons organiser un « b-brain-storming ». Il nous reste un peu plus de deux heures jusqu’au moment où, conformément aux conditions fixées par Lupin, nous devrons quitter la maison, à savoir onze heures et demie… Vous pouvez aller, sir, vous avez fait ce que vous deviez faire. Désormais, vous ne pouvez plus que nous déranger.

Des Essars ne se le fit pas répéter deux fois.

— Mais je peux peut-être attendre dans mon bureau ?

— Non, allez p-plutôt rejoindre M. Bosco. La liaison téléphonique extérieure est certes toujours en panne (et tout porte à croire que Lupin n’est pas étranger au fait), mais la ligne intérieure fonctionne. Nous pourrons communiquer si besoin est.

Mais le maître de maison se dandinait d’un pied sur l’autre, comme s’il ne pouvait se résoudre à nous laisser. Apparemment, il voulait dire quelque chose mais n’osait pas. Finalement, rassemblant son courage, des Essars exposa ce qui le chagrinait :

— Messieurs, je vous demande… Non, j’exige que vous me donniez votre parole d’honneur que, si vous ne parvenez pas à déchiffrer le code, vous partirez d’ici au plus tard à onze heures et demie. Au nom de ma pauvre Eugénie !

— Vous avez ma parole, promit le Russe.

De son pouce, Shibata dessina une grande croix sur son ventre, ce qui, pour les Japonais, devait figurer un serment sur l’honneur.

Holmes et moi nous contentâmes d’acquiescer de la tête. Chacun sait que le hochement de tête d’un Anglais vaut mille fois le plus enflammé des serments venant de n’importer quel étranger.

— Que la calèche reste attelée devant la porte, dit Fandorine, définitivement persuadé d’être le maître des opérations. Elle a juste cinq places, deux devant et trois derrière. Si nous n’arrivons pas à trouver la b-bombe, eh bien, à onze heures et demie pile, après avoir pris avec nous le docteur Lebrun, nous monterons dans la calèche et quitterons le château. Vous êtes satisfait ?

Des Essars fit une brusque volte-face et sortit. J’eus l’impression que le malheureux était étranglé par les sanglots.

La pendule sonna un coup, annonçant la demie, mais le « brain-storming » dont avait parlé le Russe (expression fort étrange) ne commençait toujours pas.

Les deux détectives rivaux ressemblaient à des escrimeurs expérimentés, sur le point de croiser le fer. Aucun des deux ne s’empressait de faire le premier pas.

Holmes se leva à demi sans se départir de son flegme, dénoua les cordons du sac et en sortit une liasse de billets de cent francs, puis une autre. Je me dressai à mon tour – il faut dire qu’on n’a pas tous les jours l’occasion de voir autant d’argent d’un coup.

Les billets étaient soigneusement rangés comme des briques dans un mur. Chaque liasse était entourée d’un élastique.

Après avoir palpé un billet, l’air pensif, Holmes remit les liasses en place et secoua la tête. Je compris parfaitement ce qu’il voulait dire : à quelles folies les gens ne sont-ils pas prêts pour ces petites feuilles de papier rectangulaires émises par le Trésor !

Il alluma sa pipe, Fandorine un cigare. Je commençais à trouver puérile cette manśuvre d’intimidation.

Finalement, il fallut bien que quelqu’un se comporte en adulte.

— Ne serait-il pas temps de passer au « brain-storming » ? demanda Fandorine. Que signifient, selon vous, ces chiffres et ces lettres ?

Le Japonais lança un rapide regard à son patron, se leva lentement et sortit, comme s’il ne souhaitait pas assister à la délibération. C’était pour le moins étrange.

— Ils signifient que le criminel cherche à nous d-détourner de l’enquête, déclara le Russe avec un calme extrême. Pourquoi avait-il besoin de nous fournir cet indice, telle est la question que je me suis posée. Selon moi, la réponse est évidente. Lupin supposait, à juste titre, que M. des Essars ne s’adresserait pas aux policiers, mais à un détective privé. Le calcul du maître chanteur est simple. Le temps de l’enquêteur est déjà compté, et il le sera encore plus s’il le gâche à démêler cette idiotie.

— Très intéressante déduction ! s’exclama Holmes en reposant sa pipe et en faisant mine d’applaudir.

Etait-il sérieusement admiratif de Fandorine ou bien était-ce de l’ironie ? Je n’aurais su le dire.

— Que proposez-vous, sir ? demanda-t-il. Pouvez-vous exposer votre plan d’action ?

— Avec plaisir. A onze heures et demie précises, conformément aux conditions posées par Lupin, cinq hommes descendront les marches du perron de l’entrée d’honneur, monteront dans la calèche et sortiront du parc. Miss Eugénie restera dans la tour, et le sac d’argent sur la table.

Je ne pus retenir une exclamation venimeuse :

— Excellent plan, rien à dire !

Holmes posa sa main sur mon poignet :

— Attendez, Watson. M. Fandorine n’a pas terminé.

Un bruit de pas nous parvint depuis le couloir. Le Japonais entra, traînant sous ses bras deux mannequins pris parmi ceux que nous avions vus dans la cave. Il éternua bruyamment et posa par terre les deux grandes poupées.

— Seuls le p-professeur, mister Watson et Massa partiront. Ainsi que ces deux messieurs de ouate. Nous habillerons le premier de mon manteau et de mon haut-de-forme, le second du pardessus et du chapeau de mister Holmes. Comme vous le savez, devant la maison s’étend un espace découvert. Les deux seuls postes d’observation possibles se trouvent, l’un du côté du ravin, à cinq cents bons pas du perron, l’autre à l’extrémité opposée de la prairie, et c’est encore plus loin. De plus, le parc est plongé dans une complète obscurité. Lupin ou ses acolytes n’apercevront qu’un groupe compact de gens sortant de la maison et montant dans la calèche. Quand l’équipage passera à proximité d’eux, il ne sera déjà plus possible, parmi cinq silhouettes immobiles, de faire la différence entre les hommes et les mannequins.

— Quant à nous deux, nous resterons ici et vérifierons jusqu’à quel point M. Lupin maîtrise les subtilités de la lutte orientale ! compléta Holmes en s’esclaffant. J’ai deviné que vous mijotiez quelque chose dans ce genre dès que vous avez transformé la maison en bouteille bouchée. Le vestibule est un lieu d’embuscade idéal.

Dois-je l’avouer ? A cet instant, j’ai éprouvé un certain malaise pour mon célèbre ami. Il me sembla qu’il ne se conduisait pas tout à fait comme aurait dû le faire un gentleman, prenant un ton condescendant qui rappelait trop celui qui fait bonne mine à mauvaise fortune. Il est vrai que le plan de mister Fandorine, au demeurant brillant, avait été conçu sans notre participation.

Le téléphone sonna.

Etant le plus proche de l’appareil, je saisis le cornet.

C’était des Essars.

— Docteur Watson, c’est vous ? J’ai peur ! bredouilla-t-il, confus. J’aurais dû tout de suite… Mais je ne voulais pas vous déranger… Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Et si j’avais causé sa perte ?

Il fallait que je me fâche, car la sévérité est le meilleur remède contre l’hystérie.

— Calmez-vous immédiatement ! Parlez clairement ! Qu’est-il arrivé ?

Dans la pièce, tous me regardaient intensément.

— Oui, oui, je vais essayer… Sur le chemin de la maison à l’écurie, alors que je passais près du ravin, j’ai entendu des bruits. Comme quelqu’un qui chuchote… J’ai peut-être la vue basse, mais j’ai l’ouïe fine… Mais je n’étais pas tout à fait sûr. Je me suis dit qu’après tout, ça pouvait être le vent dans les branches. J’ai demandé à Bosco d’aller discrètement écouter en passant par-derrière… Il est parti et n’est pas revenu… Et s’il lui était arrivé malheur ?

Dans la mesure où des Essars parlait d’une voix entrecoupée, j’avais le temps, pendant les pauses, de répéter ce que j’entendais à mes compagnons.

— Demandez combien de temps s’est écoulé depuis que… commença Fandorine quand, brusquement, du côté du ravin, deux coups de feu retentirent successivement.

Je sursautai, non pas à cause des coups de feu, mais à cause du cri perçant que des Essars avait poussé directement dans mon oreille. Lui aussi avait entendu.

— Vite ! Par ici ! cria Holmes en se ruant vers la porte, vif comme l’éclair.

Tous se précipitèrent à sa suite.

Nous déboulâmes sur le perron, et là, nous nous séparâmes.

— Vous à gauche, nous à droite ! indiqua Holmes.

L’idée était claire : prendre le ravin par les deux côtés.

— M’efforçant de ne pas m’éloigner d’un pas de mon ami, j’extirpai tout en courant mon revolver, mais le chien se prit dans la doublure de ma poche et la déchira.

Suivant les indications de Sherlock Holmes, mon maître et moi courûmes à l’angle de la maison et nous y arrêtâmes.

Les Anglais, il faut leur rendre cette justice, se déplaçaient habilement dans le noir : on ne les voyait ni ne les entendait.

Au même moment, une lumière jaune, filtrant à travers la fente des volets fermés, clignota puis s’éteignit : de nouveau, le courant électrique était interrompu.

— Tout marche suivant la partition, murmura mon maître (cette expression signifie que le déroulement des événements est entièrement conforme au plan).

Pliés en deux, nous regagnâmes la maison et nous glissâmes furtivement à l’intérieur.

J’imagine combien le lecteur doit être étonné par cette façon d’agir ! Et cela, parce que j’ai volontairement passé sous silence l’importante conversation qui eut lieu entre moi-même et mon maître alors que nous discutions avec Lebrun et Mme Eugénie.

Comme je l’ai déjà dit, la conversation était menée en japonais.

— Maintenant, dze complends tout, déclara Fandorine-dono d’un air satisfait. Le semin palaissait long de tlois siaku, et se lévéla plus coult que tlois li.

— Vous voulez dire : « Le chemin paraissait long de trois ri, et se révéla plus court que trois saku », le corrigeai-je en passant au russe, car il est très pénible d’entendre ainsi mon maître écorcher notre langue.

Mais il me planta son doigt au creux de l’estomac, et je fus obligé de me taire, parce que lorsque quelqu’un t’enfonce de toutes ses forces un doigt de fer dans le plexus solaire, il est absolument impossible d’inspirer ou d’expirer.

— Je sais, mon japonais est devenu exécrable, reconnut Fandorine-dono (je ne transcrirai plus son accent car c’est trop fatigant d’écrire en katakana), j’ai même confondu « ri » et « saku », mais il va falloir prendre ton mal en patience. N’as-tu pas remarqué un très étrange concours de circonstances ? Tout à l’heure, en discutant dans la salle à manger, toi et moi avons parlé d’entreprendre deux actions : tout d’abord d’utiliser le téléphone interurbain, ensuite d’interroger Lebrun et Mme Eugénie. Précisons que les propos concernant le téléphone se sont tenus en russe et ceux concernant les interrogatoires en japonais. Sitôt après, la liaison téléphonique avec l’extérieur a été coupée, rendant impossible la première action. En revanche, rien n’a empêché la conversation dans la tour, si importante pour l’enquête.

— Ce qui signifie ?

— Que chacune de nos paroles est épiée. Le maître de maison nous a dit que son défunt père avait installé toutes sortes de trucs et d’artifices dans toute dans la maison. Apparemment, il se trouve parmi eux un astucieux système d’espionnage. Ainsi est-il possible, en quelque endroit que l’on se trouve dans la maison, d’écouter ce qui se dit dans les différentes pièces. Et d’un. Lupin a monté une habile escroquerie à Saint-Pétersbourg. Ce qui signifie qu’il connaît vraisemblablement le russe. Et de deux. Ayant compris que mes conversations internationales étaient dangereuses pour lui, il a saboté la ligne. Mais ce vaurien ne connaît manifestement pas le japonais. Sinon, il aurait enjoint au professeur de ne me laisser approcher de la jeune fille sous aucun prétexte. Et de trois.

— Lebrun-senseï est un complice d’Arsène Lupin ? m’exclamai-je.

— Evidemment. S’il n’est pas Lupin en personne. (Le yeux ronds de mon maître observaient avec amusement mon air abasourdi. Je sais qu’il adore ça, et dans des cas pareils, je fais tout mon possible pour ne pas le décevoir.) En fait, il n’y a qu’une alternative. Arsène Lupin joue soit le rôle du professeur, soit celui du régisseur. Toute l’opération a été conçue et est réalisée par ces deux larrons. Nous savons que Bosco est apparu ici il y a peu et qu’il a su immédiatement gagner la confiance du propriétaire des lieux. C’est la méthode habituelle de Lupin. Bien souvent, grimé de manière adéquate, il s’insinue dans une riche maison et renifle ici et là pour repérer le coup juteux. Parfois, il charge de cette tâche quelqu’un de sa bande. Mais, dans une affaire donnée, le nombre de participants n’excède pratiquement jamais deux ou trois personnes. J’ignore en quoi consistait l’idée initiale de Lupin, mais le drame survenu avec cette jeune fille a accéléré les événements. Dans l’esprit de ce malfrat, a pris forme un plan ignoble mais extrêmement habile ayant pour objet de plumer des Essars, mais sans prendre le moindre risque.

Fandorine-dono resta un instant pensif.

— C’est probablement tout de même le régisseur qui est Lupin, et le soi-disant professeur, son complice. Tu as compris que ce n’était pas des Essars lui-même qui avait appelé la clinique parisienne ? C’est Bosco qui a fait venir le maître de maison à l’appareil. Il n’est pas venu à l’esprit du pauvre père ravagé par la douleur que ce n’était pas avec le vrai Lebrun qu’il était en train de discuter. C’est précisément pour cette raison que les deux complices ne pouvaient permettre que je consulte le professeur Smiley. La supercherie selon laquelle il ne fallait sous aucun prétexte changer la malade de place aurait immédiatement été découverte. Or c’est justement sur cela que repose toute la combine.

— En obtenant de la police parisienne les caractéristiques précises de Lupin, nous aurions pu identifier le criminel grâce à la forme de ses oreilles, ajoutai-je. Vous avez remarqué, maître, que les oreilles de Lebrun, que je n’appellerai plus « senseï », sont pointues comme celles d’une chauve-souris ?

— J’ai remarqué que les oreilles de « M. Bosco » sont, elles, carrément invisibles sous ses cheveux.

Je commençais à m’ennuyer un peu. J’espérais que cette histoire se terminerait de manière un peu plus intéressante.

— Bon, et maintenant ? demandai-je en étouffant avec peine un bâillement. On arrête d’abord l’un et ensuite l’autre ?

Fandorine-dono secoua la tête.

— Non, nous allons les prendre en flagrant délit. Le châtelain va bientôt revenir. Avec l’argent. Ce sera l’appât pour nos deux gentils poissons. Nous savons qui sont les criminels. Nous savons qu’ils nous espionnent. Tous les atouts sont entre nos mains. J’imagine que la suite va se passer comme ça…

Et, avec une stupéfiante précision, il prédit que, sous un prétexte ou un autre, nous serions tous attirés hors de la pièce où se trouverait l’argent. Même si, finalement, il n’y avait à cela rien de particulièrement étonnant venant de mon maître. Quand on est pendant tant d’années au service d’un tel homme, on apprend à se fier à ses prévisions.

Quand les coups de feu avaient retenti derrière la maison, il nous avait suffi d’échanger un regard pour nous comprendre sans prononcer un seul mot. La présente panne d’électricité ne faisait que confirmer que Lupin se préparait à porter le coup final. Le brigand comprend qu’on ne lui donnera pas l’argent, et s’apprête à le voler sans attendre minuit. Et sans autre forme de procès. Or l’obscurité dans laquelle était plongée la maison faisait parfaitement notre affaire, à mon maître et moi.

Nous prîmes position à un endroit convenu d’avance et qui semblait spécialement conçu pour l’embuscade. Les murs du couloir qui menait de la salle à manger à l’escalier étaient de part et d’autre occupés par de hauts placards où l’on rangeait toutes sortes d’ustensiles. Je me glissai dans l’un d’eux en prenant soin de laisser la porte entrouverte ; mon maître prit place de même dans celui d’en face.

Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. A peine eus-je le temps de me masser les globes oculaires pour mieux voir dans le noir qu’une porte grinça à l’autre extrémité de la salle à manger. Là-bas, deux ombres se profilèrent, s’arrêtèrent sur le seuil, sans doute pour laisser également à leurs yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité.

Fandorine-dono se glissa hors de sa cachette et me retint fermement l’épaule, afin que je ne m’élance pas trop tôt. Ce qui était un peu vexant. Comme si j’étais un débutant ! Je contractai les muscles de mon épaule, et mon maître comprit ; il retira sa main.

Un des deux individus qui s’étaient faufilés dans la salle à manger donnait des ordres par gestes. Il s’agissait sans aucun doute d’Arsène Lupin.

Ils s’approchèrent de la table, et le premier, tendant la main, effleura le sac de billets comme s’il voulait vérifier qu’il était bien là.

Fandorine-dono m’indiqua d’un geste le second personnage, manière de dire : celui-là est pour toi.

C’est toujours le moins bon qui me revient, mais je ne m’en plains pas. Tel est le karma du vassal.

En un éclair, nous avions couvert la distance qui nous séparait de la table. D’un bond, je fus sur la nappe et, lançant mon pied – mais pas trop fort – en direction de son menton, je déséquilibrai mon adversaire, et quand il fut à terre je sautai sur lui.

L’homme était fort et ne se laissait visiblement pas intimider facilement. Bien qu’à moitié sonné, il essayait tout de même de me frapper au visage avec son poing. J’aurais pu, bien sûr, m’écarter, mais je m’en abstins. La moindre reculade, même momentanée, ne fait que renforcer chez l’ennemi la volonté de résistance. C’est pourquoi je pris vaillamment un coup, dont je ne sais toujours pas ce qu’il a le plus meurtri : ma pommette ou le poing de mon adversaire. Certes, la bague qu’il portait au doigt a sérieusement griffé ma joue, mais c’est un détail.

J’appuyai ensuite mon genou sur la poitrine de l’homme que j’avais terrassé, lui serrai les poignets et, toujours avec retenue, je lui assenai deux ou trois coups de boule, afin qu’il comprenne le caractère absolument désespéré de son combat.

Il comprit, mais pas tout de suite. L’adversaire était têtu, il se tortilla et se démena pendant une bonne demi-minute. Je savais déjà qu’il s’agissait du docteur, car lorsque je lui avais envoyé mes coups de tête, ses moustaches tombantes m’avaient chatouillé le nez.

En attendant que le faux professeur s’épuise, je regardai comment les choses se passaient pour mon maître, à qui, par conséquent, était échu le faux régisseur, autrement dit Arsène Lupin. Le spectacle, d’une extrême élégance, évoquait un théâtre d’ombres.

Pour mon maître, c’était plus intéressant que pour moi. Il n’était pas arrivé à mettre à terre son adversaire, et ils tournaient à toute vitesse autour de la table en échangeant des coups. A en juger par ce que je pouvais distinguer dans l’obscurité, Lupin maîtrisait effectivement quelques subtilités de la nouvelle lutte à la mode appelée la « main vide », mais en revanche il n’avait pas appris à se servir de ses jambes et de ses pieds. Il arrivait tant bien que mal à contrer les attaques venues d’en haut, mais pratiquement à chaque fois que Fandorine-dono mettait en action ses membres inférieurs, les coups faisaient mouche. Finalement, mon maître réussit un excellent coup de pied à la jambe, le reste n’étant plus qu’un jeu d’enfant. Un bon uvakiri sur la tête, et le combat fut terminé.

Au même moment, mon entêté émit un râle et cessa toute résistance.

A cet instant précis, comme pour fêter la victoire de la Loi sur le Crime, dans une illumination triomphale, l’électricité revint.

Je découvris alors sous moi le visage blanc aux yeux révulsés de Watson-senseï. Quant à mon maître, il serrait à la gorge Sherlock Holmes.

XII

Je ne me souviens plus qui m’a relevé et assis sur une chaise.

Ma tête me faisait un mal de chien. Entrouvrant avec peine les paupières, je vis que Holmes, assis à côté de moi, n’était pas en bien meilleur état : la moitié de son visage était cramoisie, ses fines lèvres saignaient, son faux col était arraché et tout froissé. Debout près de lui, l’air misérable, se tenait Fandorine, intact, si ce n’était une manche déchirée au niveau de l’épaule.

Quelqu’un soufflait bruyamment dans mon dos. Me tournant tant bien que mal, je vis le Japonais. Il s’inclina d’un air contrit et marmonna des excuses en répétant sans arrêt : « Dze suis impaldonnable, dze suis impaldonnable. » Du sang coulait sur son visage. Ce qui voulait dire que je l’avais touché. Dans une certaine mesure, cela améliora mon humeur, pour autant que cela était possible dans une telle situation.

— Eh bien, prononça Holmes avec dépit en frottant ses blessures, Lupin a deviné notre plan. Car vous et moi, monsieur Fandorine, avions la même idée, n’est-ce pas ? Seulement voilà, les coups de feu dans le ravin n’avaient pas pour but de nous faire quitter la salle à manger, mais de nous amener à nous flanquer mutuellement une belle peignée. D’où la panne d’électricité. J’imagine la jubilation du petit Français.

Le Russe répondit d’un air sombre :

— Vous avez raison, nous l’avons sous-estimé. Mais il n’a p-pas encore gagné la partie. Pour le moment, l’argent est toujours là.

En effet, le sac n’avait pas bougé de la table. Je l’entrouvris : le contenu était intact.

— Dites-moi, pourquoi avez-vous donc tendu la main vers le sac ? demanda Fandorine. C’est à ce moment-là que j’ai cru que c’étaient les criminels.

Jamais jusqu’alors je n’avais vu Holmes à ce point fou de rage. Il ne parlait pas, il fulminait entre ses dents.

— Mais il s’agissait de vérifier s’il était toujours là ! Je vous jure sur ma tête que Lupin me paiera cette humiliation !

Ces mots n’avaient pas été prononcés à notre adresse, mais en regardant le plafond, et sur un ton qui me fit frissonner.

Le téléphone sonna.

— C’est lui ! s’écria Holmes. Il va se payer notre tête !

Il vola vers l’appareil, attrapa le cornet.

— Allô ?

Le silence régnait dans la salle à manger, et j’entendis un bredouillis confus, mais, bien sûr, sans distinguer les mots.

— C’est des Essars, annonça Holmes en mettant sa main sur le pavillon. Il veut savoir ce qui s’est passé. Bosco n’est pas revenu. La lumière ne marchait pas. Le téléphone était coupé. Il était tout seul dans le noir et a eu très peur… Il a encore peur… Watson, prenez l’appareil ! Ayez l’air de compatir, mais ne répondez rien !

Quand il prend ce ton, je sais qu’il n’y a qu’à obtempérer sans poser de questions.

Holmes retrouva brusquement toute son énergie, ce qui me réjouit indiciblement.

— Suivez-moi ! ordonna-t-il en faisant signe au Japonais et en se ruant dans le couloir.

Shibata jeta un regard au Russe, qui approuva d’un signe de tête. Seulement alors, l’Asiate partit sur les pas de Holmes.

— … Je ne sais pas quoi faire ! Tout le monde m’a laissé tomber. On l’a tué, hein ? On l’a tué ? Mais c’est vrai que personne ne tue jamais Lupin ! bougonnait le cornet.

— Ah oui, prononçais-je de temps à autre.

Toute mon attention était concentrée sur le couloir, où s’étaient éclipsés Holmes et Shibata. Fandorine regardait aussi dans cette direction.

— Professeur ! Mister Lebrun ! résonna la voix de stentor de Holmes. Apparemment, mon ami criait depuis le bas de l’escalier.

Dans la tour, le Français avait dû l’entendre et répondre, car Holmes cria toujours aussi fort :

— Non, non, tout va bien ! C’est simplement M. Shibata qui a une plaie au visage. Est-ce que vous pourriez le soigner ?

Quelques secondes plus tard, Holmes reparut dans la salle à manger, seul.

— Parfait, dit-il en voyant que j’étais toujours à la même place, le cornet à l’oreille. Ne le lâchez pas, qu’il continue à parler. Désormais, ils sont tous les deux sous contrôle et dans l’incapacité de nous espionner. D’autant que cet échange de bouts de papier commençait à être lassant.

Le lecteur a compris que Holmes et moi avions depuis longtemps découvert les subterfuges dont usait M. Lupin, mais Fandorine avait l’air complètement ahuri.

Je supposais qu’il allait demander des explications sur ce qu’il venait d’entendre, mais c’était autre chose qui semblait avoir stupéfié le Russe :

— Vous soupçonnez M. des Essars ? ! Et non le régisseur ?

— … Mon Dieu, que dois-je faire ? me piaillait dans les oreilles des Essars, ou celui qui se faisait passer pour tel. Rester ici ?

— Oui, lui répondis-je.

Holmes croisa les bras et sourit. Fandorine avait peut-être les poings les plus solides, mais on voyait à présent clairement qui avait l’intelligence la plus pénétrante.

— Vraiment, sir, vous n’aviez pas compris que des Essars et Bosco étaient une seule et même personne ? C’est un filou extraordinairement habile, et qui possède de remarquables dons d’acteur. Il peut très vite changer d’apparence. La seule chose dont il soit incapable, c’est de se dédoubler. Comment notre attention a-t-elle pu ne pas être alertée par le fait que pas une seule fois le châtelain et son régisseur n’ont été vus ensemble ? Sous un prétexte ou sous un autre, l’un des deux était toujours absent.

— Attendez un instant, Massa et moi avons vu de nos p-propres yeux M. Bosco à la fenêtre de l’écurie alors que des Essars était à côté de nous et s’adressait à lui ! objecta Fandorine.

— Certes, mais il n’a pas prononcé un mot et a simplement bougé la tête, vrai ou faux ? Et dans la mesure où il se tenait derrière la vitre, vous n’avez distingué que sa silhouette et sa chevelure caractéristique ?

Le Russe fit oui de la tête. La vue de sa mine décontenancée était un pur plaisir.

— Quoi, quoi ? dis-je dans le cornet.

— C’était le « professeur » affublé d’une perruque. Juste à ce moment-là il s’est en effet absenté de la tour sous prétexte de téléphoner à sa clinique. Les criminels sont deux, sir : « Lebrun » et « des Essars-Bosco ». C’est évident.

Holmes, impassible, sortit de sa poche du tabac ainsi que sa pipe. Il s’abstenait de regarder Fandorine, de plus en plus abattu.

— J’ai immédiatement soupçonné que, dans cette maison, les murs avaient des oreilles, poursuivit mon brillant ami. Regardez comme les orifices d’aération sont curieusement placés. A hauteur d’homme. Pour pouvoir espionner plus commodément. Et ensuite, j’ai procédé à une petite expérimentation qui a confirmé mon hypothèse…

— Non, c’est le docteur Watson, et je vous écoute attentivement, dis-je dans l’appareil. Et M. Holmes note chacune de vos paroles. Donc, surtout ne vous arrêtez pas, continuez.

Ce que mon ami expliquait au Russe m’était déjà connu, mais une chose était quelques mots griffonnés sur un morceau de papier, une autre, l’exposé cohérent du processus déductif.

— … J’ai envoyé Watson chercher deux choses dans la chambre : le phonendoscope et mon violon. Le violon m’était indispensable pour me mettre au travail, alors que le phonendoscope, à vrai dire, ne présentait aucun intérêt. Cependant, je lui accordai en paroles une importance capitale. En revanche, je ne prononçai pas un seul mot sur le violon et me contentai d’un geste. La ruse a fonctionné. Effrayé par le fantastique et merveilleux phonendoscope, le criminel a enduit l’une des marches de l’escalier d’huile de graissage, et, pour faire bonne mesure, a éteint la lumière. Le malheureux Watson ne pouvait pas ne pas glisser. En conséquence de quoi, le fragile phonendoscope s’est, bien entendu, cassé. En revanche, bien protégé dans son étui rigide, le violon n’a pas souffert. Et tant mieux, car, pour le coup, j’en avais réellement besoin.

— Impossible, intervint le Russe.

— Dans quel sens, sir ? Qu’est-ce qui vous semble impossible, exactement ?

Les lèvres de Holmes s’élargirent imperceptiblement en un sourire ironique.

— Il est impossible que M. des Essars soit m-membre de la bande.

— Puis-je vous demander la raison d’une déclaration aussi catégorique ?

Mon ami était visiblement surpris.

Fandorine le regardait avec non moins d’étonnement :

— Mais enfin, cela voudrait dire que Mlle Eugénie n’est pas celle qu’elle prétend être, mais une aventurière rusée, complice de Lupin.

Holmes haussa les épaules :

— Naturellement.

Fandorine me regarda en silence, et je compris parfaitement ce regard.

— Ne vous inquiétez pas, n’entreprenez rien et restez là où vous êtes, dis-je à des Essars.

Après quoi nous coupâmes la liaison.

— Qu’avez-vous fait, Watson ? ! s’écria Holmes. Je vous avais pourtant ordonné de garder ce scélérat au téléphone !

— Il a raison. Eugénie ne peut en aucun cas être une criminelle. Et en conséquence, des Essars est bien son père et le propriétaire de ce château.

Il m’était pénible de dire cela à mon ami, surtout en présence de son rival, mais le sentiment du devoir était le plus fort.

— Holmes… (Je marquai un temps.) Ne soyez pas vexé, mais vous ne connaissez pas du tout les femmes… Miss Eugénie… Je n’ai pas d’arguments rationnels, mais imaginer qu’elle pourrait être une simulatrice et une fripouille… Je ne peux qu’être d’accord avec M. Fandorine. C’est impossible. Tout simplement impossible, un point c’est tout.

Mon génial ami est irréprochable pour tout ce qui concerne la logique et les arguments de la raison, mais parfois son rationalisme excessif lui joue de mauvais tours. A chaque fois qu’il lui est arrivé de se tromper (et de tels cas ont été des exceptions dans sa carrière), les femmes en étaient la cause. Ou, plus exactement, la connaissance purement théorique qu’a Holmes de leur structure psychoémotionnelle. Je soupçonne que sa prévention tenace contre le beau sexe s’explique précisément par cela : la femme est une équation qui ne cède pas au calcul.

On voyait que Holmes était blessé par mes propos, qu’il devait assimiler à du délire ou, pis, à de la trahison.

— Eh bien, messieurs les grands connaisseurs de la nature féminine, dit-il en tirant avec fureur sur sa pipe, dans ce cas, je me tais. Je suis prêt à entendre votre version des choses.

Je me tus, car, d’une part, je me faisais l’impression d’être un traître, et, de l’autre, je n’avais aucune hypothèse à proposer.

Le Japonais revint et, sans mot dire, se posta sur le seuil de la porte. Sa joue était barrée d’un sparadrap immaculé. Fandorine et lui échangèrent quelques mots dans leur sabir, après quoi Shibata recula dans le couloir, jusqu’au pied de l’escalier.

— Je suis d’accord que la b-bande se compose de deux complices…

Le Russe s’adressait prioritairement à Holmes. C’était un duel entre deux habitants de l’Olympe, à moi et au Japonais étant dévolu le rôle de spectateurs muets. D’ailleurs, je ne prétendais pas à plus.

— L’un d’eux est « Bosco », le deuxième, « Lebrun ». Nous n’avons pas pu les prendre la main dans le sac. Et nous ne disposons d’aucune preuve autre qu’indirecte. Bosco se promène en liberté, mais le « professeur » en revanche ne peut s’échapper de la tour. Massa surveille l’escalier.

— Et la jeune fille ? ne pus-je m’empêcher de demander, sortant de mon strict rôle de figurant. N’oublions pas qu’elle est entre ses mains !

— Il n’a rien à faire de la jeune fille. C’est le s-sac d’argent qui l’intéresse. Les criminels sont certains qu’ils arriveront à nous berner. La farce des coups de feu en est la preuve évidente. Qu’ils continuent à faire les malins. Nous allons sans faute faire subir un interrogatoire en règle au pseudo-professeur, mais, d’abord, il nous faut trouver la bombe ; il nous reste très peu de temps avant l’heure fatidique. Je suis absolument convaincu que la cachette existe effectivement. Et je crois savoir comment la trouver…

— Vraiment ? s’empressa de demander Holmes. Curieux. Dans ce cas, l’arrestation du « professeur » peut en effet attendre. Dites, Watson, essayez donc de vous mettre à nouveau en liaison avec des Essars. Nous allons vérifier s’il est toujours sur place ou s’il s’est empressé de rentrer au château pour nous épier.

Je tournai la manivelle.

Le châtelain répondit immédiatement.

— Seigneur, je pensais que le téléphone était de nouveau coupé ! Docteur, c’est vous ? Que dois-je faire ? Bosco n’est toujours pas rentré…

D’un geste éloquent, je montrai à Holmes l’appareil téléphonique, comme pour lui dire : constatez vous-même. Des Essars n’avait disparu nulle part, il attendait toujours chez le régisseur et était dans l’impossibilité complète d’entendre ce que nous disions. Mon ami grimaça, eut une mimique irritée : il détestait souverainement reconnaître ses erreurs.

Ainsi, des Essars recommença à me piailler dans l’oreille ; toutefois, ce n’était pas lui que j’écoutais, mais Fandorine.

— C’est p-pour l’instant une supposition qu’il convient de vérifier. Mais elle est vraisemblable. (Le Russe jeta un rapide regard à la pendule qui indiquait onze heures moins dix, et accéléra son débit.) Quand nous avons fait le tour de cette étrange maison, il y avait beaucoup trop de choses curieuses et insolites. Cela a distrait notre attention, raison pour laquelle il y a un détail qui ne m’est revenu qu’après coup. Avez-vous remarqué qu’un seul endroit dans la cave était gardé dans un état d’ordre et de propreté absolument parfait ?

Holmes eut un sourire protecteur.

— Cela va de soi. Le « salon à orgue ». Très bien, monsieur Fandorine, continuez.

— J’avais aussi noté ce détail ! dis-je. Et l’image représentant Méphistophélès m’a semblé particulièrement suspecte. Je l’ai même enlevée et j’ai tiré sur le crochet auquel elle est suspendue, vous vous souvenez ?

— Un moment, Watson. Ce n’est pas de peinture que mister Fandorine veut nous parler, mais d’une autre sorte d’art.

Le Russe cligna des yeux imperceptiblement.

— Ce qui veut dire que v-vous aussi… ? fit-il, interloqué.

« Aussi » quoi ? Que voulait-il dire ? Il est difficile d’assister à une conversation entre gens infiniment plus perspicaces que soi et qui, en plus, se pavanent l’un devant l’autre.

— Et qu’est-ce que vous croyiez ? dit Holmes avec un ricanement.

Fandorine était en plein désarroi.

— Ah mais oui, bien sûr, vous êtes violoniste. Alors que moi, je n’ai jamais étudié la musique.

Là, ma patience atteignit ses limites.

— Ecoutez, messieurs ! Cessez de parler par énigmes ! C’est impoli vis-à-vis de moi et, finalement, tout simplement stupide. Pendant que vous paradez l’un devant l’autre, l’heure tourne, un criminel se balade dans la nature, un autre…

Je n’eus pas le loisir de terminer, car de nouveau la lumière s’éteignit et je m’arrêtai au milieu de ma phrase.

Cette fois, les caprices de l’alimentation électrique (ou un nouveau mauvais tour de Lupin) ne nous prirent pas au dépourvu. Fandorine remua les braises dans la cheminée, mais elles étaient complètement éteintes. J’allumai alors les bougies et la salle à manger s’éclaira de nouveau. Pas aussi vivement que précédemment, mais bien assez pour que nous puissions nous voir les uns les autres.

— Danna ! appela Shibata depuis le couloir.

Puis il ajouta encore autre chose.

— Massa dit qu’on entend de d-drôles de bruits dans la tour.

Nous tendîmes l’oreille.

En effet, d’en haut parvenait une voix. Frêle, à moitié plaintive, à moitié apeurée.

— Ne serait-il pas mieux de monter dans la t… ? commençai-je.

Je fus interrompu par un hurlement déchirant. C’était Mlle Eugénie qui criait !

Sans nous donner le mot, nous bondîmes tous les trois. Le Japonais n’était plus dans le couloir, il devait déjà se trouver dans l’escalier.

Holmes et moi avions dû contourner la longue table, si bien que nous sortîmes les derniers de la salle à manger, de surcroît en nous cognant l’un contre l’autre au passage de la porte.

— Restez là ! Le sac ! me chuchota Holmes au creux de l’oreille.

Fandorine et lui tournèrent dans l’escalier et grimpèrent les marches quatre à quatre, tandis que je restais seul dans le couloir obscur.

Holmes est un génie, me dis-je en cet instant. C’est très probablement une nouvelle ruse de Lupin pour nous éloigner de la salle à manger et s’emparer de l’argent. Cependant, dans le cri de miss Eugénie perçaient une terreur authentique et une souffrance…

Bon, mais dans quelques instants les détectives seraient là-haut et lui viendraient en aide ; moi, pendant ce temps, j’avais ma propre mission.

Je sortis mon revolver, cherchai autour de moi un endroit où me cacher, et avisai la porte entrouverte d’un placard. De là, on devait parfaitement voir l’ensemble de la salle à manger.

Penché en avant, j’avançai dans l’étroit espace qui sentait la poussière et heurtai quelque chose de mou et de manifestement vivant. Un cri s’échappa de ma poitrine, ou plutôt faillit s’échapper, car une main de fer me ferma la bouche.

— Sut, senseï, sut ! me murmura-t-on à l’oreille.

Je compris que c’était Shibata. Il ne s’était pas précipité dans l’escalier, mais, en entendant le cri de Mlle Eugénie, s’était immédiatement caché dans le placard, sans doute dans la même intention que moi. Intéressant, pensai-je en m’efforçant de calmer les battements de mon cśur, est-ce lui qui est tellement intelligent ou bien Fandorine et lui avaient-ils prévu d’avance la tournure que prendraient les événements ?

Je m’apprêtais à poser la question à mon voisin, mais je reçus un violent coup de coude dans les côtes.

— Sut !

Des pas ! Du côté de la porte principale !

Nous nous collâmes contre l’entrebâillement. Dans la mesure où je suis plus grand, la tête du Japonais se trouvait à la hauteur de mon faux col, et sa brosse me chatouillait le menton.

Bosco ! C’était Bosco !

Il passa la tête par la porte, jeta un regard circulaire dans la pièce, avança sur la pointe des pieds jusqu’à la table, ouvrit le sac et commença à fouiller dedans. Je me demande vraiment pourquoi il n’a pas tout simplement pris le sac en entier.

Avec un cri féroce, Shibata jaillit de notre cachette. Je le suivis.

Il faut rendre cette justice au voleur : il ne se démonta pas.

Il s’agrippa des deux mains à la nappe, la tira à lui. Verres et assiettes se répandirent par terre, le candélabre tomba avec fracas et s’éteignit.

La salle à manger fut plongée dans l’obscurité et je perdis Bosco de vue.

De même que lui ne nous voyait pas. Dans le cas contraire, il eût été impossible d’éviter une effusion de sang, car, la seconde suivante, le régisseur ouvrait le feu.

Le tir à faible distance, en un lieu fermé, de surcroît plongé dans l’obscurité totale, est un phénomène impressionnant. Il rappelle la foudre qui tombe à proximité, mais en plus spectaculaire encore, surtout quand, juste au-dessus de votre tête, retentit un abominable sifflement. Une pluie de copeaux de bois tomba sur moi : c’était la maquette de frégate qui venait de voler en éclats.

Je tombai, fermai les yeux (j’ai honte de l’avouer, mais c’est la vérité) et tirai à l’aveuglette.

A l’autre extrémité de la maisonrésonnèrent aussi des coups de feu : un, deux, trois. Holmes et Fandorine étaient à leur tour la cible de tirs.

La porte claqua. Je compris que Bosco venait de sortir en coup de vent de la salle à manger. Je bondis sur mes pieds, mais je n’eus pas fait deux pas que de nouveau je me retrouvai par terre : j’avais trébuché sur quelque chose. C’était le sac de cuir. Parfait ! Le criminel était parti les mains vides.

Cela me redonna instantanément de l’énergie.

Le Japonais ramassa le sac et le serra contre lui. Bah, de toute façon je n’avais rien à attendre de mister Shibata. Il n’avait pas d’arme et ne pouvait donc pas m’aider. Qu’il garde au moins l’argent.

Je jetai un coup d’śil par la porte et distinguai dans le noir une silhouette qui avait presque atteint l’entrée. C’était la seule voie de retraite, Fandorine et son assistant ayant prudemment bouclé toutes les autres issues. Il était impossible d’imaginer qu’il tourne à gauche. Il allait filer dehors et on pourrait toujours courir pour le repérer dans le parc obscur. Le coude droit en appui sur la paume gauche, je tirai à plusieurs reprises, visant non l’homme qui courait mais le jambage de la porte. Apparemment, ma main ne me trahit pas. A en juger par le bruit, les balles avaient atteint leur cible : un craquement de bois se fit entendre, suivi du sifflement des ricochets.

L’ombre fit un bond vers la droite et, évitant l’entrée, se rua dans la salle de billard. Et maintenant, il était fait comme un rat !

Je courus le premier, mon revolver prêt à tirer. Le Japonais me suivit, étreignant toujours son sac. Dans l’escalier latéral, de nouveaux coups de feu déchirèrent la nuit.

Je dois dire avec fierté que, remis de ma frayeur initiale, j’avais recouvré toute ma présence d’esprit. Shibata, lui, n’était visiblement pas tranquille et se tenait tout le temps derrière moi. Quand je pense que la nation des samouraïs est censée ignorer la peur…

J’avais à peu près en tête la disposition de la maison. Au premier étage, Bosco tourna à gauche, où se trouvait une pièce pourvue d’une unique porte. De là, le fuyard n’avait d’autre issue que de sauter par la fenêtre. Mais sauter du premier étage d’un château français était une entreprise risquée. On avait toutes les chances de se rompre les os.

C’est pourquoi je ne me pressai pas.

Je jetai un coup d’śil dans la pièce, très prudemment afin de ne pas me retrouver sous le feu du criminel. Et bien m’en prit ! Juste au-dessus de mon oreille retentit un bruit infect. Celui d’une balle qui avait échoué dans un gond de la porte.

Je reculai d’un bond, mais ce que j’eus le temps de voir me déplut prodigieusement.

Bosco était debout sur l’appui de la fenêtre ouverte, et s’apprêtait manifestement à sauter. Et s’il avait de la chance et qu’il s’en sorte indemne ? Le sol devait se trouver à une vingtaine de pieds. Bien sûr, c’était haut, mais un miracle peut toujours arriver.

Je pris immédiatement ma décision. J’avançai de nouveau et tirai sur la silhouette noire facile à distinguer sur le rectangle grisâtre de la fenêtre. Je voulais tirer dans la jambe, mais je n’eus pas le temps de viser. Bosco abaissa le chien en même temps que moi. Je plongeai de côté pour m’abriter. Mentalement, je calculai combien il restait de balles dans le magasin. A priori une seule.

Shibata était contre le mur, assis sur le sac, dans un endroit parfaitement protégé, et, avec un calme olympien, il attendait que cesse la fusillade. Je me souviens que cela me mit dans une rage folle.

— C’est mieux de pal telle, prononça-t-il paisiblement.

Je ne compris pas immédiatement ce qu’il voulait dire. De par terre ? En effet. Ce n’était pas un mauvais conseil.

Allongé sur le ventre, je me glissai de nouveau dans l’embrasure de la porte.

Le régisseur n’était plus sur le rebord de la fenêtre, seuls battaient les volets.

Me relevant, je m’engouffrai dans la pièce. Vide. Il avait tout de même sauté !

Regarder par la fenêtre n’avait pas de sens. Qu’aurais-je pu distinguer dans la nuit noire ?

— Vite, dans le parc ! criai-je. Il s’est peut-être cassé une jambe !

Mais Shibata me retint et me dit d’une voix toujours aussi impassible :

— Il ne faut pas aller dans le palc. Mais dans la toul.

Il avait raison. Une fois de plus, il avait raison ! Si Bosco avait réussi à sauter sans se faire de mal, il n’y avait aucune chance de le rattraper. S’il était blessé, il n’irait pas loin.

Comment avais-je pu oublier qu’à l’autre extrémité du château se déroulait aussi une fusillade ? Holmes et Fandorine avaient peut-être besoin d’aide.

Nous traversâmes en courant les pièces vides. Nos pas se répercutaient bruyamment sous les hautes voûtes.

XIII

Dans l’escalier principal et dans le « salon des divans », il n’y avait pas âme qui vive. Le Japonais montra du doigt une fente dans un lambris mural. Une balle s’était logée là.

Aucun bruit ne provenait de la tour.

— Holmes ! appelai-je. Où êtes-vous ?

Une voix courroucée me répondit depuis l’étroit passage.

— Venez, Watson, venez ! J’espère au moins que vous n’avez pas laissé filer le vôtre ?

Je me faufilai dans la tranchée. L’Asiate prit son élan et s’y rua à ma suite.

La tour n’était éclairée que par le feu qui brûlait dans la cheminée. La lueur écarlate donnait au spectacle qui s’offrit à mes yeux une apparence lugubre.

Par terre, raide comme un filin tendu à l’extrême, était allongée miss Eugénie. Elle était immobile, les yeux fermés. Au-dessus de la jeune fille était penché Fandorine, sinistre.

Holmes se tenait près de la fenêtre ouverte, d’où provenait un air froid, et il faisait de curieux mouvements de main.

— Elle est vivante ?

Telle fut la première question qui jaillit de ma bouche.

— Inconsciente, répondit le Russe.

— Et où est Lebrun ? Il n’a tout de même pas sauté ? On est au deuxième étage et en bas le sol est dallé de pierre !

Holmes me fit signe d’approcher.

— Regardez vous-même.

Je vis, fixée à l’appui de la fenêtre, une corde constituée de fils fins mais solides.

— Il n’a pas sauté, expliqua mon ami. Il s’est laissé glisser. Sa retraite était préparée d’avance.

Le visage du détective était sombre, et je m’en voulus soudain de ne pas avoir pris le temps de vérifier l’appui de la fenêtre d’où Bosco avait sauté. Et s’il n’avait pas sauté mais était descendu le long d’une corde ? Mais oui, bien sûr ! C’est pour cela qu’il s’était précipité sans hésiter dans cette chambre plutôt que dans une autre !

Je me pris la tête entre les mains.

Ainsi les deux criminels étaient-ils parvenus à s’enfuir sans encombre, et en attendant (je sortis ma montre de gousset) il était onze heures vingt ! Si la bombe existait bien, il ne restait que quarante minutes avant l’explosion ! Dix avant l’expiration de l’ultimatum !

Fandorine, accroupi, frottait les tempes de la jeune fille.

Elle gémit, ses longs cils frémirent. Ses yeux s’ouvrirent en grand. On y lisait la terreur.

— Il n’est pas professeur ! balbutièrent ses lèvres blêmes.

J’acquiesçai de la tête :

— Nous le savons.

— C’est Arsène Lupin !

— Cela aussi, nous le savons. Calmez-vous et racontez-nous ce qui s’est passé ici. Pourquoi avez-vous hurlé ?

Nous nous rassemblâmes autour de la malheureuse, et elle, secouée de sanglots, nous fit ce récit :

— Il s’est penché sur moi avec un drôle de sourire et m’a dit : « Mademoiselle, avez-vous entendu parler d’Arsène Lupin ? Eh bien, c’est moi, en chair et en os. J’en ai assez de ces jeux idiots. Il est temps d’en finir. En plus, je sais que ces entêtés ne donneront pas l’argent. Il va falloir recourir à la méthode forte. Vous allez crier, très fort et de manière convaincante. Sinon, je tire sur le levier. » Ce sont ses propres paroles. J’avais beau écouter attentivement, je ne comprenais rien. Il avait un regard si effrayant !

Elle éclata en sanglots, et j’entrepris de la consoler, mais Fandorine dit :

— Eh bien, tout devient clair. Bosco est l’éclaireur, et le meneur s’est arrogé le rôle de la sommité venue de la capitale. « Lebrun », « Lupin », dans la seule ressemblance des deux noms, on sent déjà la g-gasconnade dont vous parliez, sir.

D’un geste, Holmes indiqua que miss des Essars était prête à continuer, et le Russe se tut.

— J’ai essayé de crier, comme il l’exigeait… Mais cela ne lui suffisait pas. « Hélas, mademoiselle, vous êtes une bien mauvaise actrice. Tant pis pour vous. » Après quoi… (La voix de la jeune fille se mit à trembler encore plus fort.)… Il s’est approché du levier et a tiré de toutes ses forces sur la poignée… La douleur était atroce ! Je ne sais pas si j’ai crié… Je ne me rappelle plus rien.

Fandorine et Holmes se jetèrent sur l’« estrapade », afin de diminuer la tension des cordes. Pour ma part, j’examinai attentivement les chevilles et les poignets de l’infortunée demoiselle. De profonds sillons y étaient imprimés ; par endroits, la peau avait éclaté et le sang suintait.

— Le salaud ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il est encore plus vil que je ne le pensais !

Même Holmes, pourtant froid et sec de nature, était bouleversé.

D’une voix étranglée par l’émotion, il dit :

— Je vous dois des excuses, miss. A vous et à votre père…

— En quoi, sir ?

Les yeux mouillés de larmes le regardaient avec étonnement.

— C’est sans importance… bredouilla Holmes avant de se détourner et, d’un ton volontairement affairé, de reprendre le récit des événements. Tout est clair. Avant de perdre connaissance, vous avez émis un cri que nous ne pouvions pas ne pas entendre, même en étant au rez-de-chaussée. Lupin se tenait là, dans le passage. Il avait besoin de s’assurer que nous avions mordu à l’hameçon. En nous voyant, il a tiré trois fois afin que nous nous mettions à l’abri. Ce qui lui donnait le temps de s’échapper par la fenêtre. Pendant ce temps, son complice était censé dérober le sac dans la salle à manger. Nous aurons au moins comme consolation que le gredin n’a pas pu s’emparer de l’argent. Je vois que le sac est entre les mains de mister Shibata.

Le Japonais s’inclina respectueusement. Il fallait reconnaître que, de nous tous, il était le seul à avoir agi convenablement, et sans commettre le moindre faux pas.

— Messieurs, avant la nouvelle année, il ne reste plus que vingt-deux minutes, rappelai-je. Nous ne pouvons pas rester ici. Il faut agir d’une manière ou d’une autre ! Nous allons devoir porter Mlle des Essars pour la faire sortir d’ici. Il n’y a pas d’autre solution ! Il faut prendre le risque. Eventuellement en lui glissant un store sous le dos et en la tirant par terre avec précaution ?

Mes paroles furent accueillies avec un calme stupéfiant. Pour ce qui était de miss Eugénie, on pouvait le comprendre, elle n’était pas encore remise de son cauchemar et, surtout, elle ignorait tout de la machine infernale. Mais les autres !

Holmes, par exemple, me regarda comme si j’avais proféré une ineptie.

— Il ne faut pas dramatiser, mon cher Watson. Je pense que miss des Essars va pouvoir sortir d’ici sans notre aide. Je ne suis pas médecin, mais je me permettrai d’émettre l’hypothèse que le faux professeur avait tout intérêt… à exagérer la gravité du traumatisme. Mademoiselle, essayez de remuer vos membres.

La jeune fille le regarda d’un air apeuré, hésitant à obéir à sa demande. Elle reporta son regard sur Fandorine. Ce dernier acquiesça d’un signe de tête apaisant, et, se mordant la lèvre, elle commença par bouger prudemment les doigts, puis les pieds.

J’éprouvai un incroyable soulagement.

— Qu’en pense notre docteur ? demanda Holmes.

— Vous voyez ? La moelle épinière n’est pas touchée ! Levez-vous et marchez ! m’écriai-je, sans remarquer, tant j’étais ému, que je citais les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ s’adressant à Lazare.

Nous attrapâmes la malheureuse sous les aisselles et la remîmes sur ses jambes. Elle était légère comme une plume.

— Je tiens debout ! Je tiens debout ! murmura miss des Essars, triomphante.

Mais à peine l’avions-nous relâchée qu’elle manqua tomber.

— Ce n’est rien, expliquai-je. Les muscles sont engourdis par un long séjour dans la même position. N’ayez pas peur. Faites un petit pas. Je vous retiens.

Tenue par la taille, la jeune fille fit lentement un pas, puis un autre et un autre encore. Je l’amenai ainsi jusqu’au fauteuil, où elle se laissa choir, à bout de forces mais heureuse.

— Je ne suis pas paralysée ! Je peux marcher ! répétait-elle sans cesse.

Tout à coup, une rougeur intense monta à son charmant visage. Je l’attribuai d’abord à l’euphorie, mais, la seconde suivante, Eugénie se cacha le visage derrière ses mains et fondit en larmes.

— Mon Dieu, comme j’ai honte ! Ce malhonnête homme m’a infligé de telles humiliations ! Je pensais qu’il était médecin ! Je faisais tout, exactement comme il me le demandait… Non, c’est trop horrible !

Je compris ce à quoi elle faisait allusion. Les soins habituels auxquels elle devait se soumettre comme tout malade grabataire – les massages pour éviter les escarres, la satisfaction des besoins naturels et autres actes intimes – lui apparaissaient maintenant comme d’insupportables outrages.

A la pensée du cynisme avec lequel Lupin s’était joué de cette jeune fille sans défense, mes poings se serrèrent d’eux-mêmes.

— Je fais le serment qu’il répondra de tout cela ! grommelai-je entre mes dents. Je vous donne ma parole que nous retrouverons cet inqualifiable vaurien.

Mais ce n’était déjà plus le moment de s’abandonner à une noble indignation.

— Prenez-moi par le cou, lui ordonnai-je. Et vous, Holmes, tenez miss Eugénie par les pieds. Elle est très faible. Mais faites attention, ses chevilles sont écorchées. Il reste un quart d’heure avant minuit, ce qui nous laisse largement assez de temps pour sortir calmement et nous éloigner le plus loin possible de la maison. Même si Lupin n’a pas bluffé et que la bombe explose, cela n’aura désormais rien de dramatique, puisque le château est assuré. Mais qu’est-ce que vous avez ?

Holmes n’avait visiblement rien à faire de ce que je disais.

Il me regardait en souriant.

— Mon cher Watson, je comprends votre souhait de sentir sur votre cou les tendres mains de miss des Essars, mais ne lui faisons pas prendre le risque de s’enrhumer. Mister Fandorine nous a dit qu’il avait trouvé le secret du code. Eh bien, n’est-il pas temps de vérifier enfin la justesse de son hypothèse ? Vraiment, il serait dommage de laisser détruire une si belle maison.

La pauvre Eugénie, qui ne soupçonnait toujours rien de la menace qui pesait sur le château, ne pouvait pas comprendre grand-chose à ces paroles, et le peu qu’elle comprit, elle l’interpréta de travers.

— Mister Holmes a raison. Ne pourrait-on fermer la fenêtre ? J’ai froid. En plus, j’ai peur que les bégonias ne gèlent.

Elle montra un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre.

Je m’apprêtais à accéder à sa demande, mais le Russe m’interrompit.

— Attendez un peu avant de fermer la fenêtre, docteur. Je vous demande de patienter encore une petite minute, mademoiselle. Et vous, mister Holmes, je vous dirai qu’il n’est pas nécessaire de vérifier mon hypothèse. M. Lupin va lui-même nous dévoiler où il a caché la b-bombe. Massa, passe-moi la lanterne.

Le Japonais tendit une petite lanterne électrique à Fandorine, qui s’approcha de la fenêtre grande ouverte, se pencha et éclaira quelque chose tout en bas.

— Un truc parfait que ce piège à loup, dit-il.

Nous nous précipitâmes à la fenêtre.

Le spectacle était réellement étonnant ! Au milieu du cercle de lumière, empêtré de la tête aux pieds dans un filet, le « professeur Lebrun » se tortillait par terre.

— Quand Massa et moi avons « bouché » la maison, sous chaque fenêtre j’ai posé un piège sorti de la remarquable c-collection d’objets de chasse de des Essars père, expliqua le Russe. Je vous ai d’ailleurs raconté que j’avais appris certaines ficelles auprès des chasseurs sibériens. Se défaire d’un tel filet sans aide extérieure est absolument impossible. A moins de disposer d’un gros coupe-chou. Hé, professeur ! Il reste douze minutes avant l’explosion ! Si vous ne voulez pas mourir sous les décombres, dites-nous où se trouve la cachette.

En guise de réponse, on entendit un rugissement furieux. Puis, entre les mailles du filet, passa le canon d’un revolver et un coup de feu retentit. C’est à peine si nous eûmes le temps de nous mettre à l’abri.

— Excellent truc, en effet, collègue, dit Holmes avec déférence. Mes compliments. Et qu’en est-il de notre cher régisseur ?

Fandorine se tourna vers le Japonais. Celui-ci hocha la tête. Maintenant je comprenais pourquoi Shibata n’avait pas manifesté de zèle particulier dans la poursuite de Bosco et avait refusé de courir après lui dans le parc. L’Asiate savait que l’animal sauvage se laisserait prendre dans une chausse-trape.

— Le régisseur s’est éclipsé par une fenêtre et, par conséquent, il est lui aussi tombé dans un piège. Laissons M. Lupin, il est p-profondément chagriné. Son amour-propre est blessé, et il préférera mourir plutôt que de nous livrer son secret. Massa va descendre le surveiller. Pour le cas où. Nous autres allons rendre visite à M. Bosco. J’espère qu’il se montrera plus loquace.

Ayant fermé la fenêtre et couvert la jeune fille d’un plaid, nous quittâmes la tour. Shibata alla prendre son poste auprès d’Arsène Lupin ; Holmes, Fandorine et moi descendîmes rapidement et sortîmes par la porte de service, les clés de la maison étant toutes en possession du Russe.

Du ciel, la neige tombait en gros flocons qui se posaient sur l’herbe sèche et terne.

— Un vrai temps de nouvel an, déclara le Russe en aspirant avec délectation une grande bouffée d’air. Merci au XIXe siècle pour ce b-bel adieu.

Personnellement, je n’avais pas l’esprit à la neige. Je ne lâchais pas ma montre et surveillais sans cesse la grande aiguille. Sept petites divisions la séparaient maintenant de minuit. Je compris brusquement une chose aussi simple que terrifiante : si Bosco refusait lui aussi de dévoiler le secret, nous n’aurions pas le temps de remonter dans la tour et de sortir miss Eugénie de la maison ! Comment avais-je pu agir avec tant de légèreté !

Apercevant près du mur, sous une fenêtre ouverte, une espèce de tas sombre et informe, je m’élançai à toutes jambes.

Oui, c’était bien Bosco, empêtré dans un filet de soie comme son patron. Cependant, je ne saurais décrire quelle fut ma terreur quand je découvris que le criminel gisait inerte. Sur un côté de sa tête, on voyait une blessure longitudinale qui saignait abondamment. De toute évidence, ma dernière balle, tirée à l’aveuglette, avait atteint le fuyard à la tempe et lui avait arraché la moitié de l’oreille. Cependant, il n’avait pas immédiatement perdu connaissance. Il avait trouvé le moyen de descendre mais, tombant dans le piège, il avait commencé à se débattre, ses mouvements brusques avaient aggravé l’hémorragie et, finalement, le blessé s’était évanoui.

Je l’attrapai par le col et commençai à le secouer, mais c’était inutile.

Je regardai ma montre : moins cinq…

Au-dessus de moi, résonna la voix calme et légèrement moqueuse de Holmes :

— Mister Fandorine, il semble qu’il va tout de même nous falloir vérifier la justesse de votre hypothèse. Il n’y a aucune autre solution. Nous verrons alors si vous êtes aussi bon en déduction qu’en pose de pièges. On fonce ?

XIV

Une minute plus tard, nous faisions tous les trois irruption dans le « salon à orgue ».

— Vite ! criai-je à Fandorine. Qu’est-ce que vous attendez ! Il reste deux cent quarante… non, deux cent trente secondes !

Il essuya sa tempe grisonnante et écarta les mains.

— Si mon hypothèse est fausse, c’est trop peu pour en trouver une autre. Nous n’aurons pas le temps de quitter la maison. Et de toute façon, pourrait-on abandonner la demoiselle ? Si j’ai raison, quelques secondes me suffiront. C’est p-pourquoi, avec votre permission, je dirai quelques mots sur la voie logique que j’ai s-suivie.

Je poussai un gémissement exaspéré, tandis que Holmes, lui, avait l’air d’apprécier ces manières de poseur.

— Faites, faites. C’est très intéressant.

— Voyons ce qu’il y a de remarquable, commença lentement à expliquer l’insupportable mister Fandorine en s’approchant de l’orgue. J’ai déjà parlé de la propreté exemplaire. Vous ne voyez pas le moindre grain de poussière, n’est-ce pas ? Ce qui veut dire que cet endroit est fréquenté. Pourquoi ? L’actuel propriétaire du château, contrairement à son père, ne joue d’aucun instrument de musique. Par conséquent, cette p-pièce a servi à quelqu’un d’autre… Maintenant, deux mots sur l’origine de la cachette. Pourquoi l’ancien châtelain a-t-il réalisé ici une complète isolation sonore ? Pour ne pas déranger son épouse ? On peut en douter. D’autant que, par ailleurs, il ne se gênait pas pour tirer à la couleuvrine simplement pour s’amuser. Aussi me suis-je dit…

— De grâce ! implorai-je. Deux minutes !

— … Aussi me suis-je dit, reprit Fandorine comme si de rien n’était : et si le maître de maison ne voulait tout simplement pas que le reste de la maisonnée entende la mélodie qu’il jouait le plus souvent ? C’est cette supposition qui me conduisit d-directement à mon hypothèse. (Il souleva le couvercle de l’instrument, laissa courir ses doigts sur les touches noires et blanches.) Hypothèse que voici : dans la lettre est codée la suite de touches sur lesquelles il faut appuyer pour ouvrir la cachette. Il est probable que Lupin ne connaît pas le solfège (comme moi d’ailleurs), raison pour laquelle il a désigné les touches par leur numéro et leur couleur. Les blanches par « b », les noires par « n ». Eh bien, nous vérifions ?

Il ouvrit son bloc-notes, où il avait noté le code. Il ne restait plus qu’une minute avant minuit.

— Attendez, l’arrêta Holmes. Et quelle est la mélodie, vous avez deviné ?

— Allez au diable, Holmes ! criai-je à plein gosier. Ce qu’il faut, c’est débrancher le mécanisme ! Donnez-moi ça !

J’arrachai la feuille du bloc-notes de Fandorine et commençai à taper sur le clavier.

— Elle est sans doute plus ou moins liée à « Méphistophélès », suggéra le Russe d’un air pensif. En quelle année a été composé Faust ?

— Excellent, collègue ! La première de Faust a eu lieu en 1859, peu avant la mort accidentelle de des Essars père. Ce fut le spectacle le plus couru de la saison lyrique. La partition s’est même mieux vendue que les romans populaires.

Jadis, il y a bien longtemps, j’ai un peu étudié la musique, mais ces deux maudits mélomanes me firent tromper et je dus reprendre au début.

« 24 blanc, 25 blanc, 18 noir, 24 blanc, 25 blanc, 23 blanc, 24 blanc. »

La vingt-quatrième touche blanche, c’était un do dans la tonalité de do mineur, ensuite ré, mi bémol, do, ré, si, do.

La Breguet de Fandorine cliqueta dans sa poche, annonçant qu’elle s’apprêtait à sonner minuit. Accompagnant le son tremblé de l’orgue, Holmes chanta en français :

— « Le veau d’or est toujours debout… » Acte II, scène 3, premier couplet de la ronde du veau d’or de Méphisto. Mes compliments, mister Fandorine !

Derrière l’orgue, le panneau de chêne que j’avais tâté et sondé avec attention pendant la visite et dans lequel je n’avais rien remarqué de suspect glissa de côté, au sixième coup de minuit très précisément.

S’ouvrit alors une grande niche sombre, ou si l’on préfère un petit cagibi. Fandorine l’éclaira avec sa lampe.

A en juger par la marque sur le sol poussiéreux, peu de temps auparavant se trouvait là un objet de forme rectangulaire, mais à présent la cachette était vide.

Si l’on exceptait une feuille de papier soigneusement pliée.

J’aime quand tombe la neige. Sans doute, après toutes ces années passées en Russie, suis-je devenu à moitié russe. Pourtant, voici une chose bien étrange : j’ai vécu presque aussi longtemps en Amérique, et je ne me sens pas du tout américain. Mais est-ce si étonnant que cela ? Mon maître dit souvent que nous sommes aujourd’hui dans une longue errance, mais qu’un jour, c’est certain, nous reviendrons chez nous, et pour toujours.

Je me tenais adossé au mur de la tour, sur mon visage tombaient de gros flocons de neige. Ils me chatouillaient les joues, et cela me faisait sourire.

J’ai même composé un haïku :

A l’étrange ciel

Un sourire que je connais.

Neige à l’étranger.

La comparaison entre le ciel et le visage n’est pas mauvaise mais « étrange » et « étranger » à proximité l’un de l’autre n’est pas du meilleur effet. Plus tard, il me faudra trouver pour l’un des deux mots un synonyme ayant le même nombre de pieds.

Je trouvais agréable de rester sous la neige, seulement j’avais un peu froid.

Pour éviter d’être complètement gelé, de temps en temps je taquinais le brigand pris au piège. Me détachant de la paroi ronde de la tour, je demandais :

— N’en avez-vous pas assez de vous démener ainsi par terre, honorable docteur ?

A chaque fois, il grognait et tirait sur moi au revolver. J’esquivais, et cela me réchauffait pour une minute ou deux.

Après le premier coup de feu, au-dessus de l’endroit où j’avais composé mon haïku, une fenêtre s’était ouverte et la mignonne tête de Mme Desu s’était penchée.

« Tout va bien ? avait-elle crié en écartant le pot de fleurs.

— Ne vous en faites pas, miss. Fermez la fenêtre, sinon vous allez prendre froid.

— Non ! Je veux être avec vous !

— Dans ce cas, enveloppez-vous dans le plaid et surtout ne vous penchez pas à l’autre fenêtre, sinon, dans sa fureur, ce méchant homme pourrait tirer sur vous. »

Maintenant, j’étais encore mieux.

Tantôt j’offrais mon visage aux flocons de neige, tantôt j’asticotais le prisonnier, tantôt je cherchais un synonyme pour mon haïku et, enfin, la demoiselle me parlait de temps à autre, et je lui répondais.

Il s’est passé une chose amusante la troisième fois que le brigand a tiré sur moi. Son guidon s’est pris dans le filet et la balle n’est pas du tout partie dans la direction voulue.

Il a lancé une bordée de jurons. Pour autant que j’ai compris, la balle lui avait arraché un bout de doigt. Bien fait pour lui.

J’ai beaucoup ri.

Concernant la bombe, je ne m’inquiétais pas du tout. Mon maître m’avait dit qu’il « pensait » avoir résolu l’énigme, ce qui voulait dire que tout irait bien. Fandorine-dono promet toujours moins qu’il ne fait.

Mais ce qui m’est arrivé ensuite, je l’ignore.

Je venais de reprendre ma place et répertoriais dans ma tête les différents synonymes du mot « étrange » – inconnu, curieux, insolite, inquiétant – quand, soudain, tout s’interrompit.

Ni neige ni froid, seulement le noir.

XVI

Ô nobles maîtres de l’investigation !

Finalement, je ne vous ai pas fait venir pour rien. Vous ne m’avez pas déçu. Depuis la Noël, où des Essars est parti à Nice, je me creusais le cerveau pour découvrir le secret de la cachette familiale renfermant le fameux coffre des Caraïbes. Mon cher Bosco, qui s’était fait embaucher au château comme régisseur, avait découvert un code dans un bloc-notes de son patron, mais celui-ci s’est révélé au-dessus de mes forces. Tout ça parce qu’on ne m’a pas appris la musique quand j’étais petit. Quel dommage !

Je remercie gospodine1 Fandorine de m’avoir soufflé la réponse. Vous vous êtes plaint de ne pas avoir étudié la musique (comme moi, comme moi !), et cela m’a suffi. Eh oui, bien sûr, Méphistophélès ! « Le veau d’or est toujours debout… » C’était au son de cette mélodie que devait s’ouvrir la cachette contenant le coffre du corsaire. On doit reconnaître que feu « papa » ne manquait pas d’esprit.

Quand j’ai entendu parler de musique et de Méphistophélès, ça m’a tout de suite frappé. J’ai aussitôt donné le signal au « professeur » : il était temps de passer à la phase finale de l’opération. J’avoue avoir omis, durant la visite, de vous montrer la petite pièce du sous-sol où convergent les tuyaux d’écoute de toute la maison et où j’ai installé le téléphone.

Adorable Suzette ! Ce n’est pas sans raison qu’elle est considérée comme l’actrice ayant le plus de talent, mais aussi la meilleure voix de toute la scène de l’opérette. Elle a crié si fort que je l’ai entendue depuis la cave. Je connais ma petite et je sais qu’elle va vous raconter des boniments pendant une demi-heure au bas mot, ce qui me laisse tout le temps d’achever tranquillement cette lettre.

Ah, autre chose. Je vous laisse le sac d’argent. Les billets qu’il contient sont faux, à l’exception des quatre liasses du dessus. Je vous avais promis à chacun vingt mille francs, et Lupin tient toujours parole.

Bonne année, messieurs !

Avec toute ma reconnaissance et mon admiration.

Votre dévoué,

Michel-Marie-Christophe

des Essars du Vau-Garni

P.S. Avant de disparaître, je vais sur-le-champ informer par téléphone la police que des cambrioleurs se sont introduits dans le château. Aussi bien vous déconseillerai-je de vous attarder ici.

J’avais lu la lettre à voix haute. J’étais tellement sidéré par son contenu que ma lecture était totalement mécanique ; je me contentais d’articuler avec ma bouche ce que voyaient mes yeux. Ayant terminé, je la relus depuis le début, cette fois pour moi-même, afin d’en saisir tout le sens.

Dans le caveau exigu où (avec notre aide !) avait été volé le trésor de la famille des Essars, régnait un silence pesant.

Malédiction ! prononçai-je entre mes dents. Il nous a tout de même roulés. Le propriétaire du château, le vrai des Essars, ne connaissant pas les notes et se méfiant de sa mémoire, a inscrit dans un bloc-notes la suite de touches sur lesquelles appuyer. Et nous, nous avons aidé Lupin à déchiffrer le code !

Sur le visage de Holmes se figea un étrange sourire, qui me parut ressembler à une grimace nerveuse.

— Que pensez-vous maintenant d’Arsène Lupin, sir ? demanda-t-il à Fandorine.

Dépourvu du flegme britannique, le détective russe frappa du poing sur le mur, si fort que des fragments de pierre volèrent.

— La réponse est claire, dit Holmes en hochant la tête d’un air entendu. Et si l’on formule cela avec des mots ?

Fandorine se ressaisit.

— Hum. (Il s’éclaircit la voix.) Je v-vais essayer. Nous nous sommes tous les deux trompés dans nos hypothèses. Et d’un. J’ai faussement exclu le père et la fille de la liste des suspects, et vous avez à tort considéré que des Essars et Bosco étaient une seule et même personne. Le fait que nous ne les ayons jamais vus ensemble s’explique très simplement : un des deux devait en permanence rester dans la cave pour écouter ce dont nous discutions… Deux : Lupin n’est pas l’abominable scélérat que j’imaginais. Il est très ingénieux et plein d’audace. Mais, comme on dit, il n’est si bon cheval qui ne bronche. Et de trois. Lupin n’a pas prévu deux choses : que Bosco se montrerait cupide et voudrait s’approprier les quarante mille francs contenus dans le sac, et que les chasseurs sibériens m’ont appris à poser des pièges. Certes, le meneur s’est enfui avec le butin, mais ses acolytes sont entre nos mains…

Brusquement, le Russe changea de visage.

— Malheur ! La demoiselle… Massa !

Il s’élança avec une telle brusquerie qu’il manqua me renverser.

… Mais assez spéculé sur le Vide et le Noir, où s’enfonce l’âme quand elle est séparée de la raison. Ce thème est trop complexe et trop peu étudié pour exprimer sur ce point une opinion bien arrêtée. En outre, je me rappelai le précepte donné par senseï : dans le dénouement d’une histoire, toute digression est à exclure.

Lorsque mon âme se réunit de nouveau avec ma raison, je découvris que je gisais sur les dalles de pierre au pied de la tour. Mes cheveux étaient couverts de terre, de mon oreille pendait une tige de fleur et tout autour étaient dispersés des tessons d’argile. Ma tête était humide de sang, et sur mon crâne s’était formée une assez grosse bosse.

Bien que mes pensées ne fussent pas encore tout à fait rentrées dans l’ordre et que ma tête me fît très mal, j’arrivai à reconstituer ce qui s’était passé.

Mme Desu avait malencontreusement heurté le pot de fleurs. Celui-ci était tombé sur moi et j’avais perdu connaissance. A en juger par la faible quantité de neige accumulée sur mes vêtements, je n’étais pas resté par terre plus de dix minutes.

En premier lieu, je vérifiai où en était le prisonnier.

Hélas, il avait disparu ! Sur la neige ne restaient que des morceaux de filet, tandis que des empreintes de pas – les unes féminines, les autres masculines – contournaient la maison.

Saisi d’horreur, je courus dans la direction des traces.

Oh, malheur ! Le second brigand n’était plus là non plus. D’après les traces, on l’avait traîné dans la neige en direction du ravin.

Je m’élançai comme une trombe à leur poursuite.

Je dévalai la pente abrupte, me frayant un passage à travers les buissons dénudés. Je franchis d’un bond un ruisseau qui murmurait avec indifférence. Je grimpai de l’autre côté.

Derrière le ravin courait un mur de pierre haut de six ou sept saku.

En un clin d’śil je fus en haut.

Je faillis me mettre à pleurer.

Sur la chaussée saupoudrée de neige se détachait un crottin de cheval et l’on distinguait également des traces de roues. C’était là qu’un équipage avait attendu les criminels…

J’avais failli à mon devoir !

Je ne me souviens plus bien comment je me suis traîné jusqu’à la maison. Les larmes m’obscurcissaient la vue. Qu’allais-je dire à mon maître ? A cause de son stupide vassal, il allait perdre la face devant Sherlock Holmes…

Je rencontrai mon maître et les deux Anglais à mi-chemin de la bibliothèque.

M’éclairant avec sa lanterne (comme d’habitude, l’électricité ne marchait pas), Fandorine-dono me demanda :

— Tu as du sang sur le visage. Que s’est-il passé ?

Je lui expliquai en japonais, d’une voix assourdie par la honte.

Mon maître traduisit, et un silence affligé s’abattit sur nous tous.

Il n’y avait désormais plus de raison de monter dans la tour.

— Le pire, c’est que Lupin a son biographe, déclara tristement Watson-senseï. J’imagine sous quel jour il va nous présenter. Toute l’Europe va rire de Sherlock Holmes…

De Holmes, je me souciais comme d’une guigne, mais l’idée que mon maître pût être un objet de risée me réduisait au désespoir. Car tout cela était ma faute !

— Je doute que M. Lupin veuille se glorifier de cette histoire, prononça Holmes d’un air songeur. Non, vraiment, je ne pense pas qu’il le fasse. A l’heure qu’il est, il se rit bien de nous, c’est sûr, mais sa gaieté ne va pas durer longtemps. Vous siérait-il, messieurs, de jeter un coup d’śil dans la chambre que l’hospitalier châtelain a bien voulu nous attribuer, à Watson et moi-même ?

C’est en proie à une profonde perplexité que nous suivîmes le détective britannique. En chemin, senseï lui posait toutes sortes de questions, auxquelles Sherlock Holmes se contentait de répondre en secouant la tête.

Dans la chambre, il dit :

— Watson, ouvrez donc votre bagage.

— Pour quelle raison ?

Senseï fixa d’un regard étonné la valise à carreaux posée près du mur à côté d’une mallette en cuir et d’un étui à violon.

— Allez, ouvrez, ouvrez.

Holmes alluma les bougies, approcha le candélabre. Mon maître éclairait lui aussi Watson-senseï, mais avec sa lanterne.

— Ça, c’est trop fort… marmonna Watson-senseï en s’escrimant sur ses serrures. Ma valise ne s’ouvrait pas comme ça… Ah !

Mon maître et moi poussâmes également un grand : « Ah ! »

Il y avait de quoi !

Dans la valise, se trouvaient des écrins de toutes tailles, recouverts de velours ou de daim, et quand senseï commença à les ouvrir, sur les murs se mirent à courir et à danser des éclats de toutes les couleurs. C’étaient des bijoux précieux : des colliers d’émeraudes et de rubis, des bagues de diamants, d’antiques chaînes d’or.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? balbutia Watson. Où sont mes affaires ?

— C’est le trésor de la famille des Essars. (Sherlock Holmes posa la main sur l’épaule de senseï.) Courage, Watson. Votre valise est désespérément fichue.

— Mais… Comment ? ! Comment avez-vous pu faire cela à l’insu de nous tous ?

— Elémentaire, mon cher Watson, répondit Holmes en riant sous cape. Reconnaissez, mes amis, que lorsque j’ai dit que j’avais déchiffré le code avant mister Fandorine, vous avez tous pensé que je me vantais. Pourtant, c’est la stricte vérité. En notant l’absence de poussière sur le clavier de l’orgue, j’ai immédiatement eu l’idée de ce que devait être le code. Il n’y avait plus qu’à vérifier. C’est pourquoi j’ai demandé à Watson de m’apporter mon étui à violon, dans lequel je garde un recueil des partitions les plus célèbres. Le portrait de Méphistophélès m’a soufflé laquelle il fallait regarder en premier… Voilà tout le raisonnement. Je suis descendu dans le « salon à orgue », j’ai ouvert la cachette et, à mon grand étonnement, je n’y ai pas trouvé une bombe, mais un coffret contenant un trésor. L’hypothèse suggérée par cette découverte était proche de la vérité. Je ne me suis trompé que sur un point : je pensais que des Essars et Bosco ne faisaient qu’un. Cette méprise m’a conduit par la suite à douter de moi. J’ai cru à l’innocence de cette actrice. Mon Dieu, quand je pense que je lui ai même demandé pardon !

Watson-senseï n’arrêtait pas de remuer et d’ouvrir les uns après les autres les précieux écrins.

— Mais enfin, Holmes, pourquoi avoir substitué ma valise ?

— Cette idée m’est venue quand j’ai remarqué que le coffret et votre valise étaient de la même taille. Je me suis dit : M. Lupin a décidé de se payer ma tête, eh bien je vais à mon tour jouer avec lui au chat et à la souris. J’étais curieux de voir ce qu’il allait faire. J’avais fort justement prévu que M. Lupin ne perdrait pas son temps à se battre avec les serrures de votre valise. Il ne lui viendrait pas à l’esprit qu’il y a sur terre d’autres gens que lui qui apprécient les bonnes plaisanteries… J’avoue franchement que j’ai commis une autre erreur. Voyant que, dans le sac apporté par « des Essars », se trouvaient de vrais billets (du moins sur le dessus), j’ai rendu hommage à une telle rigueur. Mais j’ai sous-estimé l’envergure de Lupin, son goût pour les gestes spectaculaires. J’étais persuadé qu’il ne se contenterait pas du contenu de la cachette, et qu’il voudrait également récupérer l’argent. Profonde erreur. Ou, du moins, demi-erreur. Ce n’est pas le meneur, mais son acolyte, qui est venu récupérer l’argent. Il crevait d’envie d’avoir ces quarante mille francs. Eh bien… Dans cette affaire, chacun a son compte. Arsène Lupin a obtenu les chemises et les caleçons de Watson pour quarante mille francs. Watson se retrouve sans valise. Mister Shibata n’est que plaies et bosses. Bosco a perdu la moitié d’une oreille. Le « professeur » s’est arraché un bout de doigt. Et vous et moi, Fandorine, nous avons laissé passer l’occasion de mettre la main au collet d’un escroc génial. Quoi qu’il en soit (il regarda sa montre), voilà déjà vingt minutes que nous vivons dans le siècle qui commence par les mots « dix-neuf cents ». Si l’on en juge par le prélude, le nouveau siècle ne promet pas aux brillants esprits de notre espèce les surprises les plus flatteuses.

— Qu’est-ce que c’est ?

Le docteur s’approcha de la fenêtre (nous étions au premier étage).

Au loin, près du portail, des feux scintillaient. Un coup de sifflet nous parvint, assourdi par la distance.

— Holmes ! L’insolent a effectivement appelé la police !

— On file, Watson ! Mais, avant, on remet le trésor à sa place. A son retour, le châtelain va avoir du mal à comprendre ce que les cambrioleurs ont trafiqué chez lui. Pour une obscure raison, ils ont installé dans la tour un mystérieux instrument de torture et un pied à perfusion, ils ont pris une solide collation dans la salle à manger, ont posé des filets tout autour de la maison, jeté un pot de fleurs par la fenêtre et filé à l’anglaise. Et, avec tout ça, ils n’ont pris aucun objet de valeur. La disparition de son fidèle régisseur achèvera sans doute de décontenancer des Essars…

Quand, ayant refermé la cachette, nous sortîmes par la porte de service, Fandorine-dono dit avec un soupir :

— Nous nous sommes piégés nous-mêmes. Comme on dit en Russie : « Le plus malin s’y laisse prendre. »

— Et chez nous, pour ce genre de cas, il y a une comptine pour enfants. Il y est question de trois habitants du village de Gotham, où, selon la légende, vivent les gens les plus… (Sherlock Holmes marqua une pause)… les plus intelligents de toute l’Angleterre.

Et il récita une petite poésie de quatre vers, qui me ravit par la profondeur et l’élégance toute japonaise de sa métaphore.

Three wise men of Gotham

Went to sea in a bowl

And if the bowl had been stronger

My song had been longer

[Trois hommes sages de Gotham

Allèrent en mer dans un bol

Et si le bol avait été plus solide

Ma chanson aurait été plus longue.]

Ce chef-d’śuvre dit en substance que pour Trois Sages il est facile de trouver le Chemin de la Vérité, même s’ils partent pour la Croisière de la Vie sur une coquille de noix. Par sa brièveté et sa beauté, leur Chemin est semblable à un court poème.

Cette révélation à elle seule justifiait de traverser les épreuves et la honte de l’échec, sans parler de choses aussi viles qu’une bosse à la tête de la taille d’un petit kaki.

J’ai essayé d’exprimer la poésie entendue dans la bouche de Holmes sous la forme classique d’un poème de cinq vers et de 31 syllabes :

Bravant le typhon,

Trois grands sages prirent la mer,

A bord d’une nacelle.

Tant fut bref leur Chemin

Qu’il ressemble à un tanka.

1- « Monsieur » en russe. (N.d.T.)

Notes de l’éditeur

Sur le manuscrit du récit La Prisonnière de la tour, figure ce post-scriptum écrit de la main du docteur D. H. Watson et daté de 1907.

« Je viens d’achever la lecture de l’śuvre troublante de mister Leblanc, Herlock Sholmes arrive en retard, où est décrite la rencontre de Holmes avec Arsène Lupin. Non seulement l’auteur a déformé les faits, mais avec sa mémoire sélective propre à la tribu gauloise, il ne dit pas un mot de la nuit du nouvel an 1900, où le célèbre détective et le non moins célèbre voleur se sont effectivement trouvés face à face pour la première fois. A la décharge de mister Leblanc, on peut dire que, contrairement à moi, il n’est jamais un acteur direct des événements et est obligé de prendre pour argent comptant les racontars de son vantard d’ami, gentleman n’appartenant pas à la plus honnête des professions. Et la raison qui explique que Lupin ait “oublié” l’histoire de la machine infernale du château du Vau-Garni n’est que trop évidente. Elle ne fait honneur à aucun de ceux qui y furent mêlés. »

Dans la marge du manuscrit de Massahiro Shibata, figure cette inscription à la main :

« Mon maître a lu mon śuvre et m’a fait promettre que, tant qu’il serait vivant, jamais plus je ne consignerais ses exploits par écrit. Quel dommage ! Cela me plaît tellement d’être écrivain… »

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21.06.2020

Fiction Book Description

Akounine, Boris

Le chapelet de jade

(Dédicaces - 2)

Le Chapelet de jade, la longue nouvelle qui donne son titre à ce recueil est dédiée à Robert Van Gulik, le célèbre écrivain orientaliste qui a créé le personnage du juge Ti. Toute la ville en parle avec des frémissements d’horreur : dans la Soukharevka, célèbre quartier de Moscou, un antiquaire spécialisé dans la vente d’objets asiatiques a été retrouvé sauvagement assassiné. Le criminel l’a monstrueusement torturé avant de retourner son magasin de fond en comble, cherchant à l’évidence un objet bien précis. Aidé de Massa, son fidèle serviteur japonais, Fandorine se lance dans une périlleuse enquête à travers le vieux Moscou populaire et le quartier chinois, avec ses bouges et ses fumeries d’opium. Il va bientôt découvrir que l’objet tant convoité était un chapelet de jade aux pouvoirs prétendument magiques…

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

Altyn Tolobas

Bon sang ne saurait mentir tomes 1 et 2

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Boris Akounine

LE CHAPELET

DE JADE

et autres nouvelles

Dédicaces 2

Traduit du russe par Odette Chevalot

Titres originaux : Sigumo

Nefritovye čotki

Dolina Mečty

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2009 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08706-4

SHIGUMO

Cette nouvelle est dédiée

à Sanyutei Encho

Aux funérailles de l’homme qui s’apprêtait à devenir bouddha, il y avait si peu de monde que c’en était indécent. Comme compatriote, n’était présent que le vice-consul Fandorine, ex-collègue du défunt. Eraste Pétrovitch se tenait au-dessus de l’étroite tombe où un novice venait de déposer la boîte contenant les os et la cendre, et écoutait la mélopée du bonze en triturant entre ses doigts un haut-de-forme de soie orné d’un crêpe. Les Japonais étaient tous en blanc, et, dans sa redingote de deuil noire, l’assesseur de collège se détachait tel un corbeau parmi un vol de colombes.

De même, une poignée de Japonais étaient venus au cimetière du monastère : les rumeurs sur l’abominable mort du reclus Meïtan avaient frappé d’effroi tout le Yokohama autochtone. Seuls accompagnaient l’ermite dans son dernier voyage le supérieur du monastère et un novice, la veuve du défunt et leur petite fille, ainsi que deux autres personnes qui se tenaient à l’écart, et que Fandorine s’efforçait consciencieusement de ne pas regarder. La population européenne, qui, comme le notait la Japan Gazette du 15 août 1881, venait de dépasser les mille âmes, ne croyait pas aux chimères païennes et avait ignoré l’enterrement pour une autre raison encore. Le consul Weber avait dit à son adjoint : « Eraste, c’est ton affaire, bien sûr. Si tu le juges nécessaire, vas-y, mais s’il te plaît, pas d’éloge funèbre. N’oublie pas que cet individu a trahi sa foi, sa patrie et la race blanche tout entière. »

Ce qui, en gros, était la réalité. Cet homme, qui, durant les dernières années de sa vie, se faisait appeler Meïtan, avait de son plein gré renoncé à son rang, à son titre de noblesse, à la citoyenneté russe, à la religion orthodoxe et jusqu’à son propre nom. Il avait pris le nom de famille de son épouse japonaise, avait troqué la veste et le pantalon contre un kimono, puis, un peu plus tard, avait revêtu la tenue des bouddhistes et cessé toute relation avec ses compatriotes, y compris Fandorine, avec lequel il était auparavant ami. En trois ans, ils ne s’étaient pas vus une seule fois. Eraste Pétrovitch connaissait la raison de cette inflexibilité et, à la différence du consul Weber, la considérait avec tolérance et compassion.

Ladite raison était présente ici même dans le cimetière du Temple de l’Accroissement de la Vertu, où le renégat avait passé la dernière période de sa vie. La fillette, enfant tardif de l’ex-citoyen russe et de sa femme japonaise, était assise à côté de sa mère dans une poussette en osier et s’endormait, bercée par le chant des sutras. A cet âge, tous les enfants marchent bien et même courent, mais cette fillette était venue au monde avec des jambes inertes, totalement paralysées. C’est alors que l’infortuné père s’était retiré dans ce monastère de la secte Shingon. Il avait pris le nom de Meïtan, ce qui signifie « celui qui cherche l’Illumination », et s’était fixé pour but de devenir bouddha de son vivant.

La veuve du défunt, Satoko, se tenait près de la poussette, le visage totalement immobile. Ses yeux étaient secs, car la manifestation publique de sa douleur eût affecté les autres.

D’ailleurs, personne ici ne laissait paraître son émotion.

Le supérieur Souguen, comme il convient à un prêtre bouddhiste, montrait par tout son être que la mort est un événement réjouissant et même, en un sens, une fête. Après tout, le vénérable ne faisait là que son travail.

Collé au supérieur, le gringalet qui faisait office de servant reniflait et lorgnait la tombe avec une crainte non dissimulée, mais son visage blême au nez épaté n’exprimait pas la moindre tristesse.

Quand, saisissant le moment opportun, Fandorine regarda plus attentivement le couple qui se tenait à l’écart, il lui sembla que la femme souriait. Non, ce n’était pas un sourire, mais un rictus empreint d’une curiosité avide et impatiente.

D’ailleurs, qualifier de femme cet être dont la seule vue faisait frissonner exigeait un gros effort d’imagination.

Au dos d’un robuste serviteur, dans un panier tressé rappelant vaguement le sac d’un alpiniste, était assise l’étrange créature : une jolie tête de femme savamment coiffée dans le style shimada-mage sur un corps minuscule d’enfant de quatre ans. L’avorton suivait attentivement la cérémonie, tournant rapidement à droite et à gauche son menton pointu. Sa main miniature tenait un éventail qu’elle tapotait nerveusement sur le crâne rasé du serviteur.

Fandorine croisa du regard les yeux luisants de la naine et, gêné, se détourna aussitôt. La présence de cette malheureuse conférait une tonalité macabre à la cérémonie déjà bien assez triste comme ça.

Il n’y avait personne d’autre dans le cimetière ; c’est, du moins, ce que pensait Fandorine jusqu’au moment où son attention fut attirée par un bruit désagréable : comme si quelqu’un avait craché un graillon préparé avec délectation.

Le vice-consul se retourna et, derrière la palissade de bambou peu élevée qui séparait le cimetière bouddhiste des tombes chrétiennes voisines, il vit un homme portant une vareuse de marin en grosse toile sur un maillot rayé. Appuyé à la barrière, il observait l’enterrement avec une évidente hostilité. Sa trogne rouge, hérissée d’une barbe naissante poivre et sel, était agitée d’un tic haineux. D’un côté, l’observateur était chaussé d’une botte éculée, de l’autre, il portait une jambe de bois dont il frappait furieusement le sol.

Un vrai rassemblement d’invalides, pensa Fandorine, et il plissa le front, honteux de sa cruauté.

C’est alors que l’unijambiste accomplit un acte qui acheva de faire rougir de honte le vice-consul, non plus seulement pour lui-même, mais pour la race européenne tout entière. L’antipathique gaijin (c’est ainsi que l’on appelle les étrangers au Japon) cracha par-dessus la barrière un jet de salive couleur de tabac, éclata d’un rire gras et s’écria en anglais :

— Funérailles de singe ! Qu’on vous enterre tous, bande de maudits macaques !

Le vénérable Souguen regarda le perturbateur du coin de l’śil, mais n’interrompit pas sa prière. La veuve se raidit comme si elle avait reçu un coup, et son visage blême se fit plus pâle encore. Sachant que Satoko comprenait l’anglais, Fandorine jugea inconcevable de laisser sans réaction cette sortie répugnante.

Sans se départir de son attitude respectueuse, Eraste Pétrovitch recula de quelques pas, puis, s’efforçant d’attirer le moins possible l’attention, il se retourna et se dirigea à pas rapides vers le malotru.

— Hors d’ici, dit-il d’une voix calme où vibrait la fureur. Sinon…

— Qui tu es, un larbin des Japs ? répliqua l’invalide en le défiant de son regard délavé. Tu ne parles pas sur ce ton-là au vieux Sylvester ou il va amocher ta jolie petite gueule.

Quelque chose cliqueta dans la grosse pogne de l’homme et aussitôt en émergea la lame d’un couteau espagnol.

— Fandorine, vice-consul de l’empire russe, se présenta Eraste Pétrovitch. Et v-vous, qui êtes-vous ?

— Je suis le vice-consul de Notre-Seigneur dans ce cimetière. Compris, pauvre bègue ? répondit Sylvester sur le même ton, avant de cracher une nouvelle fois et de s’éloigner en clopinant dans la direction des pierres tombales surmontées de croix.

Le surveillant du cimetière ou bien le gardien, se dit Fandorine, se promettant, après l’enterrement, d’aller sans faute voir le curé de la paroisse, afin qu’il réprimande le malappris.

Quand l’assesseur de collège retourna à la tombe, la cérémonie était déjà terminée. Le supérieur invita tous les présents chez lui, afin de boire à la mémoire du défunt.

— Ainsi, la volonté de Meïtan est accomplie, dit le vénérable d’une voix douce quand le novice eut rempli les petites coupes de saké chaud, qu’au monastère on appelait hannya, à savoir « bouillon de sorcière ». Il voulait devenir bouddha et il l’est devenu, toutefois pas de son vivant mais après sa mort. Ce qui est encore mieux.

On garda un instant le silence.

A travers les cloisons ouvertes, un petit vent frais venait du jardin. Il agitait par moments le rouleau sacré qui pendait au-dessus de la tête du supérieur.

— Car la mort doit être une marche vers le haut et non un piétinement sur place. Celui qui est déjà devenu bouddha, vers quoi peut-il s’élever ? poursuivit Souguen, savourant son saké.

Les femmes – Satoko et l’autre, celle qui ressemblait à un têtard (Eraste Pétrovitch savait maintenant qu’elle s’appelait Emi Terada) – croisaient pieusement les mains, Emi hochant en outre sa coiffure alambiquée d’un air compatissant. Elle n’était pas assise normalement, à savoir à genoux, mais dans le dispositif spécial où l’avait installé son serviteur avant de se retirer.

Comprenant que l’on n’en était qu’au début d’un long sermon, Fandorine décida d’engager la conversation dans une autre direction, qui l’intéressait infiniment plus que les considérations religieuses.

— Concernant la fin du saint ermite, courent les bruits les plus étranges, fit-il. On d-dit des choses auxquelles il est impossible de croire…

Le visage du supérieur s’éclaira d’un sourire débonnaire. Comme il fallait s’y attendre, Souguen prit de haut l’impolitesse du gaijin. Son sourire signifiait : « Tout le monde sait que certains étrangers peuvent apprendre à très bien parler le japonais, comme c’est le cas de cet escogriffe aux yeux bleus, mais on ne pourra jamais leur inculquer les bonnes manières. »

— En effet, notre paisible monastère a subi une rude épreuve. D’aucuns disent même qu’une malédiction pèse sur notre Temple de l’Accroissement de la Vertu. Nous craignons que le nombre des pèlerins ne diminue. Quoique, d’un autre côté, l’odeur de mystère va sans doute en attirer beaucoup d’autres. Le monde de Bouddha est parfois semblable à une plaine inondée de soleil, et parfois à une forêt obscure. (Se tournant vers la veuve, le supérieur dit avec douceur :) Je sais, ma fille, combien il vous est difficile de parler de l’horrible événement qui a bouleversé votre vie et assombri la paisible existence de notre ermitage. Mais les mots sont le meilleur remède contre la douleur ; ils sont si superficiels et si légers qu’en en revêtant votre tristesse, vous allégez par la même occasion le fardeau qui pèse sur votre âme. Plus souvent vous raconterez cette terrible histoire, plus vite votre âme retrouvera son harmonie perdue. Faites-moi confiance, je sais ce que je dis. Peu importe que moi-même et Terada-san connaissions tous les détails, nous écouterons une fois encore.

Les épaules de Satoko furent agitées d’un léger tremblement, mais aussitôt elle se ressaisit. Elle s’inclina devant le supérieur, puis devant Fandorine. Elle se mit à parler d’une voix égale, s’interrompant à chaque fois qu’elle devait dominer son émotion. Les auditeurs attendaient patiemment, et, un instant plus tard, le récit reprenait.

De temps à autre, la veuve caressait distraitement la tête de sa fille, qui dormait paisiblement sur un tatami. On eût dit que ce contact donnait des forces à Satoko.

— Vous n’ignorez certainement pas, Fandorine-san, que mon époux ne vivait plus avec moi depuis longtemps. Depuis la naissance d’Akiko…

A ces mots, la voix de la narratrice se brisa, et Eraste Pétrovitch profita de la pause pour mieux regarder la fillette.

D’ordinaire, les enfants nés de l’union d’un Européen et d’une Japonaise sont remarquablement beaux, mais la pauvre Akiko n’avait pas eu de chance. Non content de l’avoir fait naître infirme, le mauvais sort avait voulu que le visage de la fillette réunît en lui, comme par un fait exprès, les particularités physionomiques les plus disgracieuses de chacune des deux races : un nez en bec d’oiseau, de petits yeux bouffis, des cheveux jaunâtres semblables à de l’étoupe. L’assesseur de collège soupira et posa ses yeux un peu plus loin, mais là était assise la terrifiante Emi, de sorte qu’il n’eut plus qu’à reporter son regard sur le visage rouge du supérieur, lequel était en train de rafraîchir son crâne luisant avec un petit éventail.

— Il disait que le prince Siddhartha Gautama lui aussi avait quitté sa femme et son premier-né, que celui qui aspire à l’Eveil doit se couper de sa famille, poursuivit courageusement Satoko. Mais je sais qu’en réalité il voulait se punir de ce que Akiko était née… était née comme elle est. Dans sa jeunesse, il avait souffert d’une vilaine maladie et considérait que c’en était la conséquence. Ah, Fandorine-san, fit-elle, levant pour la première fois les yeux sur le vice-consul, il y a bien longtemps que vous ne l’aviez vu. Il avait énormément changé. Vous ne l’auriez pas reconnu. Il ne lui restait presque plus rien d’humain.

— Meïtan s’était avancé loin sur le Sentier à huit degrés de l’Illumination, intervint le supérieur. Il avait déjà franchi le premier degré : la Compréhension juste ; le second : l’Aspiration juste ; le troisième : la Parole juste ; le quatrième : la Conduite juste ; le cinquième : la Vie juste ; le sixième : l’Effort juste ; et le septième : l’Attention juste. Il ne restait que le dernier : la Méditation juste. Pour y accéder, Meïtan s’était construit un pavillon dans notre parc, et, des jours entiers, il contemplait le Lotus placé au centre du Disque lunaire, afin de faire coïncider son kokoro avec le kokoro de la Fleur, car seulement dans ce cas…

— Je sais ce qu’est la m-méditation devant une représentation de l’Aji-kan, le coupa Fandorine, craignant que la discussion ne s’égare dans le dédale du bouddhisme ésotérique.

Adressant au diplomate un aimable signe de tête, Souguen sourit de nouveau et se contenta d’écarter ses petites mains potelées. Derrière lui, le novice regardait le vice-consul, les yeux écarquillés.

Eraste Pétrovitch baissa modestement le regard. Il vivait au Pays de la Racine Céleste depuis maintenant quatre ans et, contrairement à la majorité des étrangers, il s’était attaché à pénétrer les secrets du monde japonais, parmi lesquels de bien plus mystérieux que la simple méditation.

— Je vous en prie, Satoko-san, poursuivez, demanda le vice-consul.

— Nous vivions séparément. Mon mari m’autorisait à lui rendre visite une fois par semaine. Nous échangions quelques mots, puis je lui préparais le furo et lui faisait chauffer un petit pichet de saké. C’était le seul plaisir charnel qu’il s’accordait, les dimanches soir. Pendant que Meïtan baignait dans le baquet rempli d’eau bouillante, j’attendais dans le jardin ; mon mari ne me permettait pas de rester près de lui. Ensuite, un heure plus tard très précisément, je lui apportais une serviette, je vidais l’eau et nous nous séparions jusqu’au dimanche suivant…

Baissant très bas la tête, Satoko se tut. La voyant ainsi, Fandorine se dit qu’il n’y avait sans doute qu’une femme japonaise pour faire preuve d’une telle abnégation, et cela, bien sûr, sans se plaindre une seule fois ni même s’autoriser le moindre regard de reproche.

— Et tout s’est passé de la même façon dimanche dernier. J’ai rempli le furo de l’eau que j’étais allée tirer au puits et que j’avais ensuite fait chauffer. J’ai aidé Meïtan à s’installer, j’ai posé à sa portée le petit pichet et je suis partie me promener dans le jardin, là où se trouvent les tombes des moines et des ermites. C’est tout à côté de l’endroit où l’on vient d’enterrer mon mari… (La voix de la veuve trembla imperceptiblement, mais elle n’interrompit pas son récit.) C’était la pleine lune, de sorte qu’il faisait tout à fait clair. Soudain, près de la palissade du cimetière des gaijins, j’ai aperçu une haute silhouette dans un long vêtement noir.

— Près de la palissade ? demanda aussitôt Eraste Pétrovitch. De ce côté-ci ou de l’autre ?

— D’abord, il m’a semblé que l’homme était de l’autre côté, du côté gaijin, mais après, la silhouette a fait un drôle de mouvement, une sorte de contorsion bizarre, et aussitôt elle s’est retrouvée plus près, dans le jardin du monastère. J’ai vu que c’était un moine errant komuso, vêtu comme il se doit d’un long surplis et portant sur la tête le tengai.

C’est ainsi que l’on appelait un chapeau de paille très particulier : en forme de panier retourné avec d’étroites ouvertures pour les yeux, il cachait le visage jusqu’au menton. Fandorine avait plus d’une fois rencontré dans les rues de Yokohama ces moines sans visage, qui recueillaient des dons pour leur ermitage.

— Ce moine avait quelque chose de particulier, que je n’ai pas compris immédiatement, mais seulement quand il s’est approché. Premièrement, il était terriblement grand, même plus grand que vous. Deuxièmement, il avançait de manière trop régulière, sans à-coups, comme s’il ne posait pas les pieds par terre mais flottait ou glissait au-dessus du sol. D’ailleurs, je ne pouvais pas très bien distinguer de quoi il retournait, car une nappe de brume nocturne recouvrait l’herbe. Et puis cela ne se fait pas de fixer les pieds d’un saint homme. J’ai pensé que c’était un hôte du temple. Je me suis hâtée à sa rencontre, me suis inclinée et lui ai demandé si je pouvais lui être d’une aide quelconque. Peut-être s’était-il égaré dans le parc, ou bien n’arrivait-il pas à trouver les cabinets, ou bien encore désirait-il se reposer sur un banc près de l’étang de la Carpe.

« Le moine n’a rien répondu. Je me suis alors penchée pour le regarder par en dessous et j’ai vu… j’ai vu qu’il n’avait pas de tête. A travers le tressage assez lâche de la paille, on ne voyait que du vide. Juste au-dessus des épaules du komuso scintillait le disque jaune de la lune. L’homme m’a tendu la main, et j’ai constaté que sa manche aussi était vide : l’intérieur était tout noir. Ensuite, je n’ai plus rien vu, car Bouddha, dans sa grande miséricorde, m’a permis de perdre connaissance. Ah, pourquoi le monstre n’a-t-il pas sucé tout mon sang ? J’étais évanouie et je n’aurais de toute façon rien senti !

Cette dernière phrase fut la seule que la narratrice prononça avec émotion. Eraste Pétrovitch savait que Satoko était une femme sensée, tout sauf encline à des hallucinations hystériques, aussi ne trouva-t-il rien à dire, tant il était stupéfié par cette histoire fantastique.

De son côté, l’affreuse Emi Terada s’exclama :

— Quelle question ! C’est justement parce que vous aviez perdu connaissance qu’il ne vous a pas sucé le sang. Shigumo doit regarder sa victime dans les yeux, sinon il ne trouve pas cela à son goût. C’est que je connais ses façons, moi !

— Qui dites-vous ? Shigumo ? interrogea le vice-consul, qui ignorait ce mot.

— Racontez l’histoire de l’Araignée de la Mort, ma fille, dit le supérieur en s’inclinant devant la naine. Ce sera intéressant pour monsieur le fonctionnaire de huitième rang. Le monde de Bouddha recèle bien des choses curieuses, et nous, pauvres nigauds que nous sommes, avons parfois du mal à nous y retrouver dans ces phénomènes effrayants. Il ne nous reste plus alors qu’à nous en remettre à la prière. Je vous en prie, Terada-san.

Fandorine s’obligea à regarder cet être mi-femme, mi-enfant, afin de ne pas froisser sa sensibilité. En voilà, une chose étrange ! Chaque partie du corps d’Emi Terada était la perfection même : son visage fin et délicat, comme son charmant petit corps miniature, mais, arrimées l’une à l’autre, ces deux ravissantes moitiés formaient un tout proprement terrifiant.

— Mon père, propriétaire héréditaire d’une maison de commerce réputée, se distinguait par sa piété et, deux fois l’an – avant la floraison du sakura et pour Bon, la fête des ancêtres –, il se rendait avec sa famille en pèlerinage dans quelque monastère ou temple célèbre, commença bien volontiers Emi. (Onvoyait tout de suite qu’elle avait déjà raconté cette histoire moult fois.) Et il en fut de même cet été-là, alors que je venais d’avoir quatre ans. Nous arrivâmes dans un illustre monastère pour y honorer la mémoires de nos ancêtres. Le soir, mes parents allèrent à la rivière pour mettre à l’eau une petite barque commémorative, me laissant dans les appartements réservés aux hôtes, sous la surveillance de ma gouvernante. Celle-ci s’endormit très vite, alors que, perturbée de devoir dormir dans un lieu inconnu, je restai allongée sur mon futon à regarder le plafond. Dehors, la lune brillait, et sur les panneaux ondulaient d’étranges taches noires : c’étaient les arbres du jardin qui se balançaient au souffle du vent. Soudain, je remarquai que l’une des taches était plus grosse que les autres. Elle aussi remuait, mais de bas en haut et non de gauche à droite. Je la fixai avec attention et, soudain, je compris : ce n’était pas une ombre, mais une espèce de boule ou d’amas noir. La chose pendait au-dessus de ma nounou qui ronflait. Elle se balança légèrement et se mit à avancer dans ma direction, grossissant incroyablement vite. Je vis alors que c’était une énorme araignée noire se balançant au bout d’un fil accroché au plafond. J’avais beau être encore un bébé et ne pas comprendre grand-chose, j’éprouvai une peur atroce… une peur telle que j’en eus la respiration coupée. Je voulais appeler ma nounou, mais aucun son ne sortait de ma bouche.

Emi scruta le regard de Fandorine pour vérifier jusqu’à quel point celui-ci était passionné par son récit.

Le vice-consul écoutait attentivement et même, parfois, réagissait par une exclamation polie : « Ah, vraiment ? », « Oh ! », « Alors ça… », mais, manifestement, cela ne suffisait pas à la naine. Elle fronça les sourcils d’un air inquiétant et dit d’une voix étranglée, sépulcrale :

— Je fermai les yeux de terreur, et quand je les rouvris, je vis au-dessus de moi un moine en long habit noir avec un chapeau de paille qui lui descendait jusqu’au bas du visage. D’abord, je m’en réjouis. « Tonton, lui dis-je gaiement, comme c’est bien que tu sois venu. Tout à l’heure, il y avait ici une grosse, très grosse araignée ! » Mais le moine leva la main, et, sortant de sa manche, c’est une grosse patte velue qui se tendit vers moi. Oh, comme elle était répugnante ! Je sentis l’odeur âcre de la terre mouillée, vis devant moi deux lueurs vives et maléfiques et fus, dès lors, dans l’incapacité de bouger. D’ici jusqu’aux pieds, un grand froid se répandit dans tout mon corps. (Elle porta à sa gorge sa minuscule main aux longs ongles laqués.) Shigumo m’aurait sûrement sucé tout le sang si ma nounou n’avait émis un ronflement sonore. L’espace d’un instant, l’araignée détacha ses mandibules, je repris mes sens et me mis à sangloter bruyamment. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as fait un cauchemar ? » demanda ma nounou d’une voix rauque. Au même moment, le moine se ramassa sur lui-même, se transforma en boule noire et remonta à toute vitesse au plafond. Une seconde plus tard, il ne restait plus qu’une tache, qui bientôt se mua en ombre… J’étais trop petite pour bien expliquer à mes parents ce qui s’était passé. Ils conclurent que j’avais attrapé une mauvaise fièvre et que c’était à cause d’elle que mon corps avait cessé de grandir. Mais moi, je savais la vérité : c’était Shigumo qui avait aspiré tous les sucs vitaux qui étaient en moi.

Elle fondit en larmes, ce qui, de toute évidence, faisait partie du rituel de l’histoire. En tout cas, ni Satoko ni le supérieur ne jugèrent bon de la consoler. Emi pleurait avec élégance, cachant son visage derrière sa manche de dentelle, puis s’essuyant délicatement le nez avec un petit mouchoir en papier.

Avec un sourire débonnaire, le vénérable dit :

— A quelque chose malheur est bon. Depuis toutes ces années, nous avons au moins le plaisir de vous offrir l’hospitalité, ma fille. Madame Terada vit, avec ses serviteurs et ses servantes, dans une maison particulière située sur le territoire du monastère, expliqua Souguen au vice-consul. Et nous en sommes très sincèrement heureux.

De derrière sa manche, Emi jeta un regard au diplomate, et comprit que ce dernier n’était pas vraiment touché par son histoire. Les yeux de la femme miniature luirent d’un éclat méchant, et elle répondit au supérieur de la façon la plus grossière :

— Et comment ! Avec tout l’argent que mon père paie pour moi au monastère ! Pourvu seulement qu’il n’ait pas sous les yeux le spectacle de ma monstruosité !

Et cette fois, elle éclata pour de bon en sanglots, retentissants et rageurs.

Le supérieur ne s’offusqua nullement.

— Comment savoir ce qu’est la monstruosité ? dit-il, conciliant. Le plus difforme des mortels est beau aux yeux de Bouddha, et la plus belle des femmes peut Lui paraître une vile pourriture.

Mais cette profonde réflexion ne consola pas Emi, qui se mit à sangloter avec encore plus de frénésie.

Se penchant vers Satoko, l’assesseur de collège demanda à mi-voix :

— Donc, vous n’avez pas vu comment les choses s’étaient passées ? Votre évanouissement était si profond que cela ?

— Quand nous avons trouvé Satoko-san, nous avons pensé qu’elle était morte, fit le supérieur, répondant à la place de la veuve. Son cśur battait lentement, on ne l’entendait pour ainsi dire pas. Le médecin n’a pu la ramener à la vie qu’au prix de plusieurs heures d’effort, et cela, à l’aide d’aiguilles chinoises et de moxas. A ce moment-là, le corps du malheureux Meïtan avait depuis longtemps été emporté. Une fin bien affligeante pour un juste.

— Et tout cela parce que vous ne m’avez pas écoutée, fit Emi en reniflant. Qu’est-ce que je vous ai dit quand on a trouvé le tas à côté du pavillon ?

— P-pardon ? s’étonna Eraste Pétrovitch.

— Je suis gênée de parler de telles choses à table… (Satoko regarda le diplomate d’un air coupable.) Mais une semaine avant sa mort, un matin, mon mari a trouvé un gros tas de saletés sur le seuil de sa cellule.

— De la merde, résuma brièvement le supérieur pour Fandorine, qui haussait les sourcils d’étonnement. Une énorme. Comme n’en fera jamais un être humain, même après avoir mangé un plein sac de riz à la sauce de soja.

— Mais Shigumo, lui, il le peut ! s’écria Emi, les yeux brillants. Il a l’apparence d’une araignée, mais sa merde est humaine, parce qu’il est un monstre mi-homme, mi-bête. J’ai alors tout de suite dit à Satoko-san : « Ce n’est pas un hasard, prenez garde. Un esprit impur rôde autour de votre époux. » Je l’ai dit ou pas ?

— Oui, c’est vrai, prononça doucement Satoko. Et j’ai simplement ri. Jamais je ne me le pardonnerai. Mais mon défunt mari ne croyait pas aux forces impures et m’interdisait…

— Parce que c’était un gaijin avant d’être un saint ermite, l’interrompit Emi. Son âme n’était pas japonaise. Jamais il n’aurait pu atteindre l’Illumination, il aurait ainsi continué à piétiner sur la huitième marche jusqu’à la fin de ses jours.

La remarque pour le moins indélicate entraîna une longue pause. Le supérieur plissa le front, mais aucune sentence appropriée n’émergea de sa mémoire. Le novice rentra la tête dans les épaules. Satoko baissa simplement les yeux.

— V-vénérable, pourrais-je voir l’endroit où est mort Meïtan ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Bien sûr. Araki va vous y conduire. (Le supérieur adressa un signe de tête au novice.) Il va tout vous montrer et tout vous raconter. D’ailleurs, c’est lui qui, le premier, a découvert Meïtan.

L’assesseur de collège et son guide traversèrent une cour recouverte de sable blanc, longèrent une pagode à trois étages et se retrouvèrent dans le parc du monastère, remarquablement vaste et ombragé.

— Jadis, le parc était encore plus grand, mais il a fallu en céder la moitié pour le cimetière des barbares d’outre-mer, expliqua Araki. (Puis, rougissant, il se reprit.) Enfin, je voulais dire « des messieurs étrangers ».

— Et où se trouve la cellule de Meïtan ?

— Elle se trouvait derrière le puits, là-bas, dans ces fourrés, indiqua le jeune moine. Mais après ce qui s’est passé, le père Souguen a procédé à une cérémonie de purification : il a entièrement brûlé le pavillon, afin de chasser les mauvais esprits de ce lieu maléfique.

— Brûlé ? répéta le vice-consul en fronçant les sourcils. Et maintenant, racontez-moi tout. Mais seulement ce que vous avez vu de vos propres yeux. Et, s’il vous plaît, n’omettez rien, aucun d-détail.

Araki acquiesça d’un signe de tête et plissa le front, se concentrant.

— Eh bien, voilà. Je me suis réveillé à l’aube et je suis allé faire un besoin. Un petit besoin. Je me réveille toujours vers quatre heures du matin et je sors faire un petit besoin, même si la veille je n’ai bu qu’une tasse de thé en tout et pour tout. C’est ma vessie qui est faite comme ça. Elle doit sûrement…

— En détail, d’accord, mais tout de même pas à ce point, le coupa Fandorine. Donc, vous vous êtes réveillé vers quatre heures. Où se trouve votre chambre ?

— Les novices dorment là-bas, répondit Araki en montrant un long bâtiment de plain-pied. Au fond du couloir, nous avons notre propre cabinet d’aisances, mais, à l’aube, je vais toujours uriner dans le parc. L’obscurité qui commence à peine à blanchir y est si merveilleuse, les plantes si odorantes, et les oiseaux qui déjà se mettent à chanter…

— Oui, j’ai c-compris. Poursuivez.

— Cette nuit-là, je me suis réveillé plusieurs fois, parce que, tout près, des chiens hurlaient et grognaient. Quand je suis sorti dans le jardin, j’ai vu là-bas, près de la fosse à ordures, toute une bande de chiens errants. Ils se bousculaient, grimpaient les uns sur les autres, faisaient un bruit infernal. Cela n’était jamais arrivé avant. Je me suis approché pour les chasser…

— Il y avait quelque chose de particulier dans la fosse ? se hâta de demander Fandorine.

— Je ne sais pas… Je n’ai pas vraiment regardé. D’après moi, rien, sinon je l’aurais remarqué.

— Bien, c-continuez.

— J’ai brandi ma geta devant les chiens. La droite, il me semble, ajouta Araki, qui, apparemment, se souvenait de tous les détails. Vous savez, les cabots de Yokohama sont très peureux, il n’est pas difficile de les faire fuir. Mais ces chiens-là étaient étranges. Au lieu de filer, ils se sont jetés sur moi en grondant et en aboyant, au point que j’ai pris peur et que j’ai filé à toutes jambes en direction de la cellule de Meïtan. Voyant que les chiens restaient en arrière, je me suis arrêté à côté du pavillon pour reprendre mon souffle, et c’est là que j’ai remarqué une chose surprenante. L’ermite était assis dans un baquet plein d’eau. Je savais que, tous les dimanches soir, le père Meïtan prenait un furo dehors, à côté de sa cellule. Il aimait à jouir de la chaleur, de la propreté, du chant des cigales… Mais pas jusqu’à l’aube, tout de même ! La tête de Meïtan était renversée en arrière, et je me suis dit qu’il dormait. Sans doute l’eau chaude l’avait-elle ramolli. Mais où était donc son oku-san ? Elle n’avait pas pu partir ! Je me suis approché et j’ai appelé l’ermite. Puis je lui ai respectueusement touché l’épaule. Sa peau était très froide, et quant à l’eau du baquet, elle était carrément glacée.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, j’ai même retiré ma main d’un geste brusque. Il faisait maintenant jour, et j’ai remarqué que Meïtan était tout blanc. Même les gaijins ne sont pas aussi blancs que ça ! Puis j’ai aussi distingué deux points rouges sur son cou, juste ici… (Le novice eut un frisson et regarda autour de lui d’un air circonspect.) Je me suis senti mal à l’aise. J’ai reculé et j’ai trébuché contre oku-san. Elle était allongée dans l’herbe haute et vêtue d’un kimono noir, c’est pour ça que je ne l’avais pas vue d’emblée. Alors, j’ai crié, j’ai couru jusqu’au bâtiment principal et j’ai fait lever tout le monde… Ce n’est qu’après que l’on m’a expliqué que Meïtan avait été attaqué par un monstre mi-homme, mi-araignée qui avait sucé tout son sang. Le médecin a dit que Shigumo n’avait pas laissé une seule goutte dans les veines du mort.

— Pas une seule ? Tiens… Et où se trouve le b-baquet dans lequel baignait Meïtan ? J’aimerais bien y jeter un coup d’śil.

Le novice s’étonna :

— Comment ça, où ? Le père supérieur a, bien évidemment, ordonné de le brûler aussi. Pouvait-on garder dans l’enceinte du monastère cet objet impur ?

— Scène de crime piétinée, preuves détruites, pas de témoins, marmonna le vice-consul en russe, avant de soupirer.

Araki poussa un gémissement et prononça timidement :

— S’il vous sied d’entendre mon humble avis, c’est le père Meïtan lui-même qui est le coupable. Comment un gaijin peut-il envisager de devenir un bouddha ? Pas étonnant que Shigumo se soit fâché contre lui. Vous-même, monsieur, vous en savez beaucoup trop pour un étranger, notamment la façon de méditer devant l’image du lotus. Vous feriez mieux de partir d’ici, et le plus vite sera le mieux. Shigumo est quelque part ici, il voit tout, entend tout…

— M-merci pour le conseil, dit Fandorine avec un léger salut.

Il alla voir ce qui restait du pavillon incendié, tourna un certain temps dans la clairière. Puis, songeur, il marmotta de nouveau en russe :

— Quel drôle de destin. Naître à Saint-Pétersbourg, terminer la faculté de d-droit, rester au service de l’Etat jusqu’à atteindre le rang de conseiller de collège, puis devenir Meïtan et nourrir de son sang une monstrueuse araignée japonaise…

Il s’accroupit, gratta un peu la terre. Il fit la même chose près de la fosse à ordures, mais resta là un peu plus longtemps, trois, quatre minutes environ. Enfin, il secoua la tête et se leva.

— Bon, maintenant, allons revoir le v-vénérable.

Sur le seuil de la maison du supérieur, allait et venait le colosse dont les épaules servaient de moyen de locomotion à Emi Terada. Le vice-consul se souvint de la désinvolture avec laquelle l’infirme traitait son serviteur. Elle s’abstenait de perdre sa salive : pour tourner à droite, elle lui tirait une oreille ; pour aller à gauche, elle tirait l’autre. Si elle voulait s’arrêter, elle lui assenait sur la tête un coup d’éventail impatient. Le gaillard supportait ce traitement avec la plus grande placidité. En l’installant délicatement dans les appartements de Souguen, il avait par inadvertance serré trop fort sa maîtresse entre ses énormes battoirs. La petite peste lui avait aussitôt planté dans le poignet ses dents pointues, et suffisamment profond pour que le sang jaillisse. Mais le serviteur avait enduré sans broncher le châtiment et s’était même confondu en excuses.

Le novice Araki grimpa les marches, tandis que Fandorine s’attardait près du serviteur.

— Comment t’appelles-tu ?

— Kenkichi, répondit le gaillard d’une voix de basse, retentissante et vulgaire.

Il dépassait Eraste Pétrovitch d’environ deux pouces, ce qui était exceptionnellement grand pour un autochtone. Sa poitrine était comme un tonneau, ses épaules incroyablement larges et ses bras rappelaient deux longs brancards. De sous un front bas, deux petits yeux bouffis et somnolents regardaient le gaijin.

— Tu dois être drôlement bien payé pour ce travail ingrat, non ? demanda Fandorine, examinant le géant avec curiosité.

— Je suis logé, nourri, et je reçois dix sens par semaine, répondit-il, indifférent.

— Si peu ? Avec ta stature, tu p-pourrais trouver un travail autrement plus juteux.

Le serviteur ne répondit rien.

— Tu dois sûrement être habitué à ta maîtresse ? Tu es attaché à elle ? insista l’indiscret vice-consul.

— De quoi ?

— Je disais que tu devais beaucoup aimer ta m-maîtresse, pas vrai ?

Kenkichi prit l’air sincèrement étonné :

— Ben oui, comment on pourrait ne pas l’aimer ? Elle est si… belle. Elle est comme une petite poupée hina ningyo qu’on expose sur un autel pour la fête des Filles.

Franchement, à chacun ses goûts, pensa Eraste Pétrovitch en gravissant le perron.

— Père supérieur, mesdames, j’ai inspecté le lieu du m-méfait et je sais maintenant comment lever la malédiction qui pèse sur le monastère, déclara l’assesseur de collège depuis le seuil de la porte. Je le ferai dès cette nuit.

Le vénérable Souguen manqua s’étrangler avec son « bouillon de sorcière » et toussa bruyamment. Emi, l’air effrayé, leva les bras au ciel, tandis que Satoko se tournait vivement vers le diplomate.

Celui-ci embrassa les trois d’un regard amusé et plein d’assurance, puis se baissa pour prendre place sur la natte.

— C’est une tâche sans grande difficulté, lâcha-t-il en tendant la main vers le pichet. Vous permettez ?

— Oui, oui, bien sûr. Veuillez m’excuser !

Le supérieur versa lui-même le saké à son hôte, pas très adroitement soit dit en passant, car quelques gouttes tombèrent sur la table.

— Avons-nous bien compris ? Vous vous apprêtez à chasser le monstre du monastère ?

— Pas le chasser, l’attraper. Je vous assure que ce ne sera pas si d-dur que cela, fit Eraste Pétrovitch avec un sourire énigmatique. Comme chacun le sait, les monstres de cette sorte ont une double nature : d’homme et de fantôme. Eh bien, c’est l’homme que je vais chasser.

Les trois autres se regardèrent.

Souguen toussota et fit délicatement remarquer :

— Monsieur le fonctionnaire de huitième rang, nous avons beaucoup entendu parler de vos remarquables capacités… Je sais que vous avez été décoré pour votre enquête sur le meurtre du ministre Okubo. Personne n’ignore non plus que notre gouvernement vous a plus d’une fois demandé conseil dans des affaires fort embrouillées, mais… Mais nous sommes ici face à un cas d’une tout autre nature. Où les progrès techniques pas plus que votre remarquable intelligence ne vous seront d’aucun recours. N’oubliez pas que nous n’avons affaire ni à un conspirateur ni à un assassin, mais à Shigumo.

Le supérieur avait prononcé le dernier mot tout bas, en chuchotant de manière si lugubre que le menton de la minuscule Emi s’était mis à trembler.

— Puisqu’il a tué, c’est un assassin, répondit Eraste Pétrovitch, imperturbable, en haussant les épaules. Et il ne faut pas laisser un assassin sans châtiment. Cela sape les fondements de la société, n’est-ce pas, vénérable père ?

Le supérieur poussa un soupir, leva les yeux au ciel :

— Ce que vous pouvez être bornés, vous autres Occidentaux ! Vous ne croyez qu’à ce que vous voyez de vos yeux et touchez de vos mains. C’est justement cela qui perdra votre civilisation. Je vous en supplie, Fandorine-san, ne plaisantez pas avec la force impure. Vous n’avez pour cela ni les connaissances suffisantes, ni l’arme appropriée. Vous y laisserez votre vie et attirerez sur notre monastère de plus grands malheurs encore !

C’est alors que Satoko dit doucement :

— Vous perdez votre temps, vénérable. Je connais monsieur le fonctionnaire de huitième rang. Si sa décision est prise, il ne reculera pas. Cette nuit, Shigumo sera puni pour le meurtre de mon mari.

Un optimisme que ne partagea pas, loin s’en faut, le supérieur d’Eraste Pétrovitch lorsqu’il eut connaissance des intentions de son adjoint.

— Il y a trois possibilités, déclara le consul d’un air mécontent en dépliant l’un après l’autre ses doigts osseux d’Allemand de la Baltique. Tu provoques un incident diplomatique pour avoir offensé les croyances religieuses du pays. Tu te retrouves mêlé à une affaire criminelle et tu te prends un coup de couteau. Tu n’arrives à rien et tu t’exposes, toi et l’empire russe par la même occasion, à la risée de toute la Concession. Les trois hypothèses me déplaisent tout autant.

— Il y en a une quatrième. Je c-capture l’assassin.

— Ce qui fait trois contre un, précisa Weber, passionné des courses de chevaux. Trois cents contre cent ? Ça marche. Mais tu mets l’argent sur la table. Pour le cas où tu ne reviendrais pas.

Eraste Pétrovitch déposa sur la table cent dollars mexicains en argent, le consul trois cents. Le pari fut scellé par une poignée de main, et Fandorine alla se préparer pour son équipée nocturne.

Tout bien réfléchi, il en vint à la conclusion que, pour sa rencontre avec le monstre japonais, mieux valait se vêtir d’un costume local. Dans la garde-robe de l’assesseur de collège, figuraient deux accoutrements japonais : un kimono blanc (cadeau d’un prince de sang royal pour le remercier de ses conseils dans une affaire épineuse) et une tenue noire près du corps telle qu’en portent les shinobis, maîtres du clan des espions professionnels. Ce costume complété par un masque noir rendait presque invisible dans la nuit.

Après une courte hésitation, Eraste Pétrovitch opta pour le kimono blanc.

Il se mit en route une heure avant minuit. Il traversa le Bund, l’esplanade principale de la Concession, passa près du pont Yatobashi et se retrouva sur la colline où se situait le monastère de l’Accroissement de la Vertu.

L’heure était tardive, et Eraste Pétrovitch ne rencontra personne de connaissance, ce qui lui évita d’avoir à expliquer la raison de son étrange tenue.

Ayant franchi l’entrée du monastère bouddhiste, le vice-consul monta encore un peu, jusqu’à l’endroit où commençait le cimetière des étrangers. Le portillon était fermé, mais il en fallait plus pour arrêter le diplomate. Il glissa les pans de son long vêtement sous sa ceinture et, avec l’agilité d’un singe, passa par-dessus la barrière.

En vingt ans d’existence, le cimetière s’était considérablement étendu, de pair avec la concession. Il était difficile de croire qu’il y avait peu encore ce bout de terre appartenait au monastère de la secte Shingon. Ici, en effet, il ne restait plus rien de « païen ». La lumière de la lune, qui filtrait à travers les feuillages, éclairait les crucifix de marbre, les petites grilles de fonte, des anges de pierre rondouillards. Ici et là, on voyait des croix orthodoxes, preuve tangible de la présence russe dans l’océan Pacifique.

Eraste Pétrovitch suivit une étroite allée pavée, en faisant bruyamment résonner ses sandales de bois, et, pour faire bon poids, en sifflotant une chanson japonaise. Sur son kimono d’un blanc neigeux, étincelait une broderie en fils d’argent.

Soudain, il remarqua que, sur certaines tombes, dansait un reflet argenté exactement semblable. Il accommoda sa vision, et frissonna malgré lui.

Au-dessus de la traverse d’une croix, scintillait une toile d’araignée, au centre de laquelle oscillait une énorme araignée. Eraste Pétrovitch se dit : « Du calme, c’est une araignée japonaise à longues pattes, Heteropoda venatoria ; pour elles, c’est l’heure de la chasse nocturne. » Il secoua la tête et continua son chemin en sifflant encore plus fort que précédemment.

De derrière, lui parvint un bruit assez indéfinissable : un frottement entremêlé de coups secs. Le bruit se rapprochait rapidement, mais l’assesseur de collège semblait ne pas l’entendre. Il s’arrêta près de la palissade de bambou, au-delà de laquelle s’étendait le cimetière autochtone. Il s’étira négligemment.

— Espèce de sale macaque ! siffla en anglais une voix étranglée de rage. Je vais t’apprendre, moi, à piétiner la terre consacrée !

Et sur le dos du diplomate, s’abattit une lourde béquille. Mais Eraste Pétrovitch bondit de côté si lestement que le bout pointu, garni de fer, ne fit qu’effleurer son kimono de soie.

— Maudite engeance de Japonais insolents ! rugit le gardien du cimetière. Comme si ça ne vous suffisait pas d’infecter l’air avec vos cigarettes de païens et de troubler le repos des défunts avec vos hurlements diaboliques, voilà maintenant que tu oses troubler le repos nocturne des âmes chrétiennes ! Eh bien, ça, tu vas me le payer cher !

Tout en prononçant sa tirade, Sylvester continuait de harceler le perturbateur de la paix nocturne en agitant son arme redoutable. Le vice-consul esquivait les coups sans difficulté, reculant de plus en plus profondément dans l’ombre épaisse des arbres.

— Ah, c’est comme ça ?! se déchaîna l’unijambiste à demi fou. Je vais t’enterrer au pied de la palissade, comme un chien !

Et de lancer sa béquille avec une telle vivacité que Fandorine eut à peine le temps de se baisser ; un peu plus, et la pointe métallique lui transperçait la poitrine. Fendant l’air en sifflant, elle alla se planter dans un tronc d’arbre avec un craquement sinistre.

Mais Sylvester n’en avait pas terminé.

Un claquement sec retentit, et dans la main du gardien étincela une longue lame de navaja. Apparemment, l’homme s’apprêtait pour de bon à mettre son plan sanguinaire à exécution.

Or, désormais, l’assesseur de collège n’avait plus où reculer : derrière, l’arbre lui barrait le passage ; à droite, il y avait la palissade ; à gauche, un fourré de ronces.

Mais, de toute façon, Eraste Pétrovitch n’avait pas la moindre intention de reculer. Au contraire, il avança d’un pas vers l’invalide, et nullement pour lui faire des amabilités : de la manche droite de son kimono, surgit une fine chaîne d’acier terminée par un crochet, qui alla s’enrouler autour du pieu qui servait de jambe à Sylvester. Une brusque traction, et le gardien s’écroula sur le dos. Fandorine marcha sur la main qui tenait le couteau, tandis que, de son autre pied, il assenait au tueur manqué trois ou quatre coups de faible intensité, mais d’une remarquable précision, dont l’effet se révéla des plus salutaires : le méchant infirme cessa de proférer des injures et, comme l’on dit, revint à de meilleurs sentiments.

— Mon ami, déclara doucement Eraste Pétrovitch, j’aurai quelques questions à vous p-poser.

Dix minutes plus tard, une silhouette blanche aux reflets d’argent s’élançait par-dessus la palissade de bambou : c’était le vice-consul qui venait de franchir la barrière séparant le cimetière en deux. Se retrouvant sur le territoire du monastère, il se conduisit de manière peu claire, pour ne pas dire déconcertante.

Toujours sans se cacher le moins du monde et en se déplaçant comme à dessein dans les endroits éclairés par la lune, Eraste Pétrovitch se dirigea d’emblée vers le puits, puis mesura la distance séparant le point d’alimentation en eau du monastère du tas de cendres qui restait du pavillon de Meïtan.

Ensuite, exactement de la même manière, il mesura la distance entre le pavillon et la fosse à ordures, près de laquelle il s’arrêta. Avec un bâton, il gratta alors le sol puis, pour une raison inconnue, il en versa un peu dans un sachet. Satisfait, il se fit à lui-même un signe de tête approbateur.

Après quoi, il retourna à l’endroit où Shigumo avait occis sa malheureuse victime, mais là, il n’entreprit aucune action, se contentant de s’asseoir dans l’herbe et d’attendre en jetant de temps à autre un coup d’śil à sa montre de gousset.

Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix, puis vingt. Minuit arriva, salué par les coups sourds de la cloche de l’église située à l’extrémité du cimetière des étrangers.

Dans la clairière, il ne se passait strictement rien. A part, peut-être, une chose : le vice-consul commençait sérieusement à piquer du nez. Il bâilla plusieurs fois, en mettant sa main devant sa bouche. Sa tête tomba sur sa poitrine. Eraste Pétrovitch se redressa, frotta ses yeux, mais une minute plus tard, de nouveau, il piqua du nez : apparemment le sommeil avait fini par l’emporter. Son menton toucha de nouveau sa poitrine, cette fois pour ne plus s’en détacher. La respiration de l’assesseur de collège se fit profonde et régulière.

Quelque part, dans un arbre, un oiseau de nuit se mit à hululer, mais Fandorine ne se réveilla pas. De même que ne le réveilla pas la bestiole qui, quittant le bord de son kimono, avait entrepris l’ascension risquée de son menton, puis de sa joue et, enfin, de son haut front.

En revanche, il suffit d’un minuscule craquement dans la broussaille voisine pour que le vice-consul se réveille immédiatement. Il se mit sur ses pieds, en quelques bonds rapides couvrit la distance le séparant du bosquet. Il écarta les buissons et se pétrifia.

A la branche d’un vieux pommier noueux, pendait un panier tressé, dans lequel, se balançant légèrement, était assise Emi Terada. Elle regardait l’assesseur de collège de ses yeux grands ouverts, qui scintillaient dans la nuit.

Cette vision funeste arracha un frisson à Fandorine, qui pourtant n’était pas une poule mouillée.

— Vous !? s’écria-t-il. Vous ?!

Pour toute réponse, la naine montra ses dents blanches dans un rictus rageur.

L’assesseur de collège avança d’un pas et tendit la main dans l’intention de décrocher le panier de la branche, mais il n’en eut pas le temps : venant d’en haut, un coup d’une force monstrueuse s’abattit sur sa tête. Eraste Pétrovitch roula dans l’herbe, inconscient.

Ce fut une douleur au sommet du crâne qui le réveilla, une douleur qui, toutefois, n’était pas dénuée d’un certain agrément. Avant d’ouvrir les yeux, Fandorine essaya de déchiffrer la nature de cette étrange impression, et y parvint rapidement. Deux éléments se conjuguaient pour atténuer et compenser la douleur qui le taraudait : le froid et le chaud. Le froid couvrait la source même du mal, le rendant moins vif, tandis que la chaleur venait d’en bas, de la nuque et du cou.

Ce n’est qu’à l’instant suivant que, décollant ses lourdes paupières, l’assesseur de collège comprit qu’il était allongé par terre à l’endroit même où il était tombé. Sa tête, qui reposait sur les genoux de Satoko, assise, était enveloppée d’un linge frais. Effleurant son crâne du bout des doigts, le vice-consul y découvrit une énorme bosse et, enfin, tout lui revint en mémoire.

« Que m’est-il arrivé ? » voulut-il demander, mais la veuve de Meïtan rompit la première le silence.

— Je n’arrivais pas à dormir. De nouveau. Le soir, je ne peux pas trouver le sommeil, quelque chose m’attire dans ce lieu maudit. Je suis venue. J’ai vu une forme blanche dans l’herbe. D’abord, j’ai pensé que c’était mon mari. Mais c’était vous. Que vous est-il arrivé ? C’est Shigumo qui vous a attaqué ?

Comprenant que Satoko ne répondrait pas à sa question, Eraste Pétrovitch s’assit, puis, rapidement, se remit debout. Peu à peu, il retrouva tous ses esprits. Blessé, mais apparemment aucune commotion, se dit-il, faisant son propre diagnostic, puis il oublia la bosse. Le diplomate avait un crâne solide.

S’étant approché du pommier où, peu auparavant, se balançait Emi Terada, l’assesseur de collège examina la branche avec attention, mais n’y découvrit aucune trace. Elle était grosse et couverte d’une écorce épaisse et rugueuse. Pas d’éraflures, pas de feuilles froissées.

— Vous m’avez bandé la tête… dit-il, revenant vers Satoko. Voilà qui est très curieux…

— Qu’est-ce qui est curieux ?

— Tout. Tout ici est étrange. Il n’y a bien entendu aucune diablerie là-dedans, mais disons que c’est très japonais…

— Aucune diablerie ? fit la jeune femme comme si elle avait mal entendu.

Fandorine s’assit dans l’herbe face à Satoko et se mit à lui parler sur le ton de la confidence, comme à une bonne amie, ce qu’était d’ailleurs la veuve de son ancien collègue.

— Le chien au bord de la fosse à ordures. Et d’un. L’eau gelée du baquet. Et de deux.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Satoko en fronçant les sourcils, l’air préoccupée.

— Le novice Araki s’est étonné du c-comportement inhabituel des chiens errants, qui s’étaient amassés près de la fosse, dans un état de grande agitation. J’ai immédiatement soupçonné que du sang de la victime avait été répandu à cet endroit. Je suis certain que l’analyse du sol le confirmera. (Eraste Pétrovitch sortit le petit sachet de sa large manche.) Si c’est le cas, cela signifie qu’il n’y a aucun monstre dans cette histoire. Maintenant, le deuxième point : Araki m’a dit que l’eau du baquet était gelée. Il est sorti dans le jardin à l’aube, c’est-à-dire environ quatre heures après la mort de Meïtan. En si peu de temps, l’eau n’aurait pas pu refroidir à ce point. D’ailleurs, en aucun cas elle n’aurait pu être gelée : c’est l’été, les nuits sont chaudes. Quelqu’un a vidé Meïtan de tout son sang, puis a puisé l’eau souillée et l’a déversée dans la fosse à ordures, avant de la remplacer par de l’eau propre et glacée tirée au puits. Il ne me reste plus qu’à établir qui a commis cet acte.

— Celui qui vous a frappé ? demanda Satoko en montrant la tête bandée du vice-consul. Ce qui veut dire que vous n’avez pas vu cet homme.

— Non, répondit Fandorine en haussant les épaules. Mais il n’est pas difficile de deviner de qui il s’agit. Là-bas, dans cet arbre, dans une espèce de balançoire, se trouvait Mme Terada. J’étais trop ahuri par ce spectacle insolite, sinon j’aurais f-forcément réalisé que son fidèle porteur Kenkichi ne devait pas être loin. Sans compter qu’il est le seul qui puisse me porter un coup d’en haut ; ce colosse, en effet, est nettement plus grand que moi.

— Terada-san ? s’exclama Satoko. C’est donc elle qui a tué mon mari ?

— Mais non, voyons. La minuscule Emi est seulement trop curieuse. Ayant entendu que je m’apprêtais, cette nuit même, à donner la chasse à Shigumo, elle est venue à l’avance et s’est installée bien confortablement aux p-premières loges. Quant à Kenkichi, il m’a attaqué, persuadé que je voulais faire du mal à sa maîtresse adorée. Non, Terada-san n’est pour rien dans l’affaire. Même si la dame est exceptionnellement désagréable. Perverse, capricieuse, méchante et, disons-le franchement, assez déplaisante à regarder. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes amie avec elle.

— Je vais vous le dire, fit Satoko en baissant la tête. Quand je vois Terada-san, je me sens mieux… Mon Akiko cesse de me paraître l’être le plus infortuné de la terre… Mais si ce n’est pas Terada-san, qui est-ce alors ?

— Voilà ce que je m’apprêtais à découvrir. Il me fallait pour cela poser encore quelques questions au gardien du cimetière étranger. Sa baraque se trouve juste derrière la palissade. A en juger par son visage boursouflé et les tics nerveux qui le parcourent, cet individu souffre probablement d’insomnie. De plus, ainsi que je l’ai compris d’après le bref échange que j’ai eu avec lui, Mr Sylvester nourrit un intérêt malsain pour la propriété voisine. Cet homme a un caractère difficile et je doute même qu’il aurait répondu à mes questions, raison pour laquelle j’ai organisé une petite démonstration de force. En réalité, une p-provocation. Je ne vous ennuierai pas avec les détails, ils ne sont pas essentiels. L’important est que le gardien a pleinement satisfait ma curiosité. Mes suppositions se sont confirmées. Oui, c’est bien lui qui, il y a une semaine, a déversé un tas de saletés sur le seuil de la cellule de Meïtan. Sylvester est à moitié fou. Cet ancien marin a une idée fixe : chasser les « idolâtres » de cette colline. Il y a treize ans, au moment de la révolte, il a été attaqué par des ronins. Il s’en est sorti uniquement parce qu’il a réussi à grimper le long d’une gouttière. Toutefois, une lame tranchante lui a sectionné la jambe. Depuis, il voue une haine féroce aux Japonais et à leur religion « païenne ».

— Ah, maintenant je comprends tout ! s’exclama Satoko en couvrant sa bouche de sa main. Aux yeux de cet homme, mon mari était un traître. Le gardien a d’abord essayé de le chasser du parc, et, voyant qu’il n’y réussissait pas, il l’a tué en usant d’une légende japonaise ! Il pensait que les moines prendraient peur et déserteraient le monastère ! Il était facile pour lui d’incarner le monstre ! Il lui suffisait de se couvrir entièrement d’un vêtement noir et de fixer sur sa tête un tengai tressé. Et voilà pourquoi la lune transparaissait à travers ! Et s’il se déplaçait de manière si étrange, c’était à cause de sa jambe de bois !

Fandorine écouta la veuve jusqu’au bout et secoua la tête :

— Cela ne colle pas. Comment un marin ignare pourrait-il connaître les légendes japonaises ? Même la langue, il répugne à l’apprendre. Non, Sylvester n’est pas l’assassin. Mais, ainsi que je le supposais, il a vu l’assassin, et même à deux reprises. En proie à l’insomnie, il est sorti plusieurs fois pour fumer sa pipe, si bien qu’il a fallu pas mal de temps au criminel pour mettre son p-plan à exécution. En plus, souvenez-vous, la nuit était aussi claire que maintenant.

— Qui a-t-il vu ? demanda Satoko sans lever les yeux.

— Vous, répondit tout aussi calmement Fandorine. Qui d’autre ? D’abord, Sylvester a vu une femme en kimono portant un seau et se dirigeant vers la fosse à ordures. Et quand il est sorti une autre fois, peu avant l’aube, la même femme apportait de l’eau du puits au pavillon. Je savais que vous seule pouviez avoir tué Meïtan. Mais il me fallait une confirmation.

— Vous le saviez ? s’étonna Satoko, continuant de ne pas regarder le jeune homme. Comment l’aviez-vous deviné ?

— Je ne c-crois pas aux apparitions, et votre histoire de moine sans tête ne m’a pas convaincu. Et d’un. Il vous était très facile de réaliser votre dessein : d’abord, faire avaler à votre mari une décoction soporifique mélangée à son saké, ensuite lui trancher la carotide et, pour finir, changer l’eau du baquet. Quand je me suis vanté devant le supérieur de pouvoir attraper le prétendu « monstre » dès cette nuit, c’est à vous que s’adressaient mes paroles. Vous deviez savoir que je n’ai pas pour habitude de parler en l’air et que si j’étais aussi sûr de moi, c’est que j’avais découvert de sérieux indices. Je n’ai pas douté un instant que vous seriez dans le parc pour épier mes faits et gestes… J’étais prêt à la confrontation, mais Emi m’a perturbé. Car c’est bien elle, n’est-ce pas, qui vous a suggéré l’idée de figurer une attaque de Shigumo, quand, après l’incident du tas de saletés, elle a commencé à parler du danger qui menaçait Meïtan ?

Pas de réponse. La raie sur la tête baissée de Satoko paraissait d’une blancheur irréelle. Fandorine se pencha même pour mieux l’examiner, et vit alors que les cheveux de la jeune femme étaient teints : à la racine, ils étaient tout blancs.

— Cependant deux choses demeurent pour moi m-mystérieuses, reprit le vice-consul après une pause. Pourquoi ne m’avez-vous pas tué alors que je gisais inconscient et vulnérable ? Cela ne vous coûtait rien de rejouer l’attaque du monstre mi-homme, mi-araignée. Et, deuxièmement, pourquoi avez-vous tué votre mari ?

Connaissant la fermeté de caractère d’une femme telle que Satoko, Eraste Pétrovitch ne s’attendait pas plus que précédemment à une réponse. Mais il se trompait.

— Je ne vous ai pas tué, parce que vous ne m’avez fait aucun mal, vous n’avez fait qu’accomplir votre devoir vis-à-vis d’un ancien ami, prononça la veuve d’une voix étranglée. (Après avoir commencé lentement, avec des hésitations, elle accéléra le rythme de son discours.) Non, je mens… Mon intention était de vous transpercer la gorge avec une épingle à cheveux. J’avais déjà la main levée. Et puis je n’ai pas pu. La haine manquait… Je me suis montrée trop faible, et c’est ma fille qui va payer pour cela. Finalement, je n’aurai pas su la protéger.

— Je ne vous comprends pas, dit Fandorine en fronçant les sourcils. Que vient faire Akiko dans cette histoire ?

Satoko leva brusquement la tête. Ses yeux brillaient d’un éclat sec, empreint de fureur.

— Il voulait nous séparer. Il disait : « Cela ne sert à rien de la garder ici. A Hong Kong il y a un refuge pour les enfants infirmes. Nous allons l’envoyer là-bas, et elle ne sera plus un obstacle entre nous. Je ne deviendrai jamais bouddha, je l’ai compris. Je te reviendrai et nous essaierons de tout recommencer. » J’ai imploré sa pitié, j’ai pleuré, mais il est resté inflexible. « Tu ne comprends rien, disait-il. Ce sera mieux pour tout le monde. Dans une semaine arrive le bateau de Hong Kong, avec à son bord une des nonnes du refuge. » J’ai alors compris cette chose : l’homme qui avait voulu mais n’avait pas pu être bouddha allait devenir le diable. Ma petite Akiko n’a besoin de personne d’autre au monde que moi-même. C’était la condamner. Au milieu d’étrangers, elle allait dépérir. Et je me suis alors dit que je devais tuer Meïtan. Mais le tuer de telle manière qu’on ne puisse m’accuser, car, dans ce cas, ma fille me serait retirée… J’ai fait ce que j’avais prévu : je suis tombée, j’ai perdu connaissance, et sans doute serais-je morte si l’habile médecin ne m’avait rendue à la vie. Et tout cela pour rien. Je n’ai pas eu assez de force pour vous enfoncer dans la gorge mon épingle à cheveux, et maintenant on va me jeter en prison, tandis que ma fille ira crever dans un orphelinat…

— Alors, Eraste, tu as attrapé l’Araignée de la Mort ? demanda le consul Weber à son adjoint lorsqu’il le rencontra à la « table d’hôte » (les deux diplomates étaient célibataires et prenaient habituellement leur petit déjeuner au Grand Hôtel, voisin du consulat).

Fandorine, un peu pâle après une nuit sans sommeil, sourit, l’air gêné :

— Hélas non, mon cher Karl. Tu avais raison : j’ai fait le pied de grue toute la nuit pour rien dans ce fichu cimetière. Tout ce que j’ai réussi, c’est à passer pour un c-crétin.

— Moralité, les cent dollars sont pour moi. La prochaine fois, tu écouteras les conseils de ton chef, conclut le consul en portant à sa bouche une tranche de rosbif.

LE CHAPELET DE JADE

Cette nouvelle est dédiée

à Robert Van Gulik

1

Eraste Pétrovitch Fandorine étouffa poliment un bâillement : les ailes de son nez frémirent imperceptiblement, son menton marmoréen s’abaissa très légèrement, mais ses lèvres ne s’ouvrirent à aucun moment et le regard paisible de ses yeux bleus garda la même expression à la fois distraite et bienveillante. L’art de bâiller discrètement constituait l’un des absolute musts1 de l’homme du monde, a fortiori quand celui-ci était fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou. L’indispensable présence aux bals et autres raouts était l’une des contraintes les plus pesantes du travail d’Eraste Pétrovitch, travail pour le reste peu pénible et parfois même passionnant.

Le conseiller de cour surprit sur lui le regard éloquent de Peggy Nemtchinova et se mit à scruter avec application le lustre de cristal qui brillait d’une lumière au gaz tremblotante. Le regard de la charmante demoiselle, qui, depuis le début de la saison, faisait tout bonnement sensation et avait déjà reçu trois demandes en mariage (refusées faute de sérieux suffisant), signifiait : pourquoi ne pas me retenir pour le quadrille ? Le problème était que Fandorine avait eu l’imprudence d’inviter la mignonne petite débutante à un tour de valse, et qu’il l’avait aussitôt regretté : elle dansait comme une poupée mécanique, et quant à son intelligence, elle s’était révélée des plus limitées. Remarquant que Mlle Nemtchinova s’approchait subrepticement en longeant le mur, manifestement décidée à passer à l’étape décisive, Eraste Pétrovitch neutralisa la dangereuse manśuvre : il se transporta dans le coin de la salle où s’était regroupée la fine fleur de la société non-dansante. S’y trouvaient le prince Dolgoroukoï lui-même, d’imposants vieillards ceints des cordons de moire des différents ordres, des généraux ventripotents, aux épaules parées d’or.

Parmi ces derniers figurait le grand maître de la police Baranov, qui, avec un sourire condescendant, écoutait un monsieur excité et gesticulant, au frac qui lui allait fort mal et à la cravate de travers. Il s’agissait du comte Khroutski, un célèbre excentrique moscovite, qui, outre sa loufoquerie, passait pour un ours et n’était jamais allé au bal de sa vie. On disait de lui qu’il avait longuement voyagé en Orient et qu’il avait vécu plusieurs années dans un monastère de montagne, à essayer de percer les mystères de l’être. Il y serait même parvenu et menaçait d’écrire sur le sujet un livre susceptible de chambouler la civilisation occidentale tout entière, mais, toujours prompt à s’emballer, il n’avait jamais le temps de s’y mettre : un jour il organisait une pétition pour l’ouverture à Moscou d’un temple bouddhiste, le lendemain il entamait un cycle de conférences à l’université sur le mysticisme oriental, le jour suivant il faisait rire toute la ville avec le projet ridicule de construire une ligne de chemin de fer jusqu’à l’océan Pacifique. L’hiver, par tous les froids, Khroutski prenait des bains de neige dans la cour de sa demeure décrépite de la rue Arbat. A cette fin, le concierge entretenait un tas de neige poudreuse, et, à travers l’antique grille de fonte, les passants regardaient, ébahis, ce noble à moitié cinglé.

Eraste Pétrovitch avait un jour été présenté au comte et avait même eu avec lui une conversation des plus étranges sur la possibilité pratique de l’immortalité, mais, depuis, l’occasion ne leur avait pas été donnée de se fréquenter plus étroitement, bien que le conseiller de cour s’intéressât lui aussi à l’Orient et qu’il prît également des bains de neige… il est vrai dans un cadre plus privé.

— Monsieur Fandorine ! s’écria Khroutski en voyant Eraste Pétrovitch. Vous tombez à pic ! Voilà une bonne heure que je parle au général d’une histoire mystérieuse et qu’il refuse de m’écouter. (Le comte se tourna de nouveau vers le grand maître de la police, l’attrapa par un bouton armorié de son uniforme et lui cria avec emportement :) Puisque je vous le dis, monsieur, que ce n’est pas seulement un crime crapuleux ! Eraste Pétrovitch, lui, n’est pas comme vous, c’est un homme perspicace. Qu’il nous départage.

Le général lança à Fandorine un regard douloureux, libéra précautionneusement son bouton prisonnier et d’un ton bon enfant dit de sa voix de basse :

— Mais qu’y a-t-il là de mystérieux, Léon Aristarkhovitch ? On a occis un fripier d’un coup de hache sur la tête. A la Soukharevka2, des mystères comme ça, il y en a presque tous les jours. Une affaire policière classique dont le commissariat du quartier se débrouillera fort bien.

— Qui est ce fripier ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous voulez parler de Priakhine, l’antiquaire ? J’ai lu l’information dans le Bulletin de la police. Cela ressemble à un c-crime d’ivrogne.

— Sans aucun doute, acquiesça Baranov. L’échoppe est minable, les cambrioleurs sérieux ne s’intéressent pas à ça. On a tué le patron, on lui a fauché quelques babioles sans valeur…

— Je connaissais parfaitement Priakhine ! s’emporta Khroutski, n’hésitant pas à interrompre le général. J’allais souvent le voir. Il achetait toutes sortes de choses aux Chinois opiomanes et me les réservait. Pour l’essentiel, il s’agissait effectivement de babioles, mais de temps à autre se glissait dans le lot un objet digne d’intérêt. Vous devez savoir, Eraste Pétrovitch, qu’il y a trois jours le magasin a déjà été attaqué. C’était tard le soir, il n’y avait que le commis. On l’a frappé par-derrière et assommé. On a fouillé partout et on est reparti sans rien prendre. De quoi s’agit-il, selon vous ?

— C’est assez étrange, admit Fandorine, remarquant d’un coup d’śil en biais que Mlle Nemtchinova s’était approchée à une dizaine de pas du petit groupe, avant de s’arrêter, hésitante.

Prenant un air hautement préoccupé, le conseiller de cour se tourna vers le comte et demanda :

— Donc, on n’a rien pris.

— Priakhine m’a dit que les cambrioleurs avaient retourné le magasin de fond en comble, mais qu’ils n’avaient emporté qu’un grand vase de faïence aux couleurs vives, valant cinq roubles tout au plus. Ils n’ont pas touché aux netsukes japonais en agate, ses objets les plus précieux. Le pauvre, il était tellement content !

— Et cette fois, quelque chose a-t-il disparu ?

— J’ai discuté avec Nikifor, le commis, expliqua Khroutski. De nouveau, le magasin a été mis sens dessus dessous, mais on n’a pris que deux fichus bon marché en provenance de Hong Kong et une pipe arabe en cuivre. Non, messieurs, ce n’est pas un cambriolage. Je peux vous l’assurer, les criminels cherchaient quelque chose !

Eraste Pétrovitch haussa les sourcils, l’air étonné :

— Où avez-vous pêché que l’assassin n’était pas seul ?

— C’est ce que pense la police, répondit Baranov à la place du comte. Il est difficile de commettre tout seul pareille dévastation. A moins d’un accès de furie. Et quant au malheureux antiquaire, il a pratiquement été découpé en morceaux

— Etrange histoire en v-vérité, fit Eraste Pétrovitch. (Entendant derrière lui des pas légers et le bruissement d’une robe de guipure, il s’approcha un peu plus du général, comme s’il voulait porter à sa connaissance une information d’importance capitale.) Deux agressions contre un modeste magasin avec, en outre, d’évidents signes de fouille. En effet, cela ne ressemble guère à un banal crime d’ivrogne.

— Vous trouvez ? (Ayant pour habitude de considérer avec le plus grand sérieux les opinions du fonctionnaire chargé des missions spéciales, le grand maître de la police demanda :) Ne devrait-on pas confier l’affaire à la police judiciaire, plutôt que de la laisser au commissariat de quartier ?

— Inutile pour l’instant. J’irai demain matin sur les lieux du crime, je verrai de quoi il retourne. Nous d-déciderons à ce moment-là. Qui est l’inspecteur ? Nebaba ?

— C’est cela même, Makar Nebaba, fit le général avec un sourire. Drôle de nom de famille3. Mais, en effet, il n’a vraiment rien d’une baba. Avec ses poings de géant, il terrorise tous les clochards de la Soukharevka. Une fripouille, bien sûr, mais il veille à l’ordre.

A cet instant, le regard de Son Excellence se dirigea vers un point situé derrière Eraste Pétrovitch, son visage se para d’un attendrissement doucereux, et ses moustaches frisées se gonflèrent, d’où l’on pouvait déduire que Peggy passait à l’attaque.

Fandorine perçut un léger heurt, accompagné d’un « ah ! » mélodique. Avec un soupir de condamné, le fonctionnaire chargé des missions spéciales se retourna et ramassa l’éventail lâché par la demoiselle. Il n’échapperait pas au quadrille.

2

— A quelle heure, dites-vous, cela s’est-il passé ? interrogea Fandorine, assis sur ses talons en train d’examiner attentivement la serrure de la porte d’entrée.

Le redoutable inspecteur de police Makar Nilovitch Nebaba, un homme sec, au long nez et au visage grossier et sombre, répondit :

— Vers huit, neuf heures du soir. Le magasin était déjà fermé, mais le patron avait encore à faire. Apparemment, il devait compter sa recette de la journée. Mais celui-là n’était pas au magasin.

D’un mouvement de la tête, le policier indiqua « celui-là », à savoir le commis Nikifor Kliouev, un petit bonhomme voûté et nerveux qui faisait dans les quarante ans. La tête du commis était enveloppée d’un chiffon d’une propreté douteuse : lors de la précédente agression, Kliouev avait reçu un puissant coup sur la tête de la part de mystérieux malfaiteurs.

— Je n’avais pas bougé de mon lit depuis l’autre fois tellement j’étais faible, se plaignit le commis. Et encore maintenant, je titube d’un côté et de l’autre. Le toubib a dit que c’était un miracle si ma caboche ne s’était pas fendue en deux. Dieu m’en garde ! Mais si j’avais été là avant-hier, comme Silanti Mikhaïlovitch, je serais… (Il se signa, intercepta le regard sévère de l’inspecteur et, brusquement, défit son bandage.) Tenez, Makar Nilovitch, regardez, je vous en prie. Ce n’est pas une bosse, c’est une poire duchesse.

Kliouev baissa sa tête chauve et montra la preuve du martyre enduré. La bosse était effectivement impressionnante : entièrement bleu et rouge, très gonflée : peut-être pas une poire mais une énorme quetsche.

— Vers huit, neuf heures ? répéta le conseiller de cour en tambourinant des doigts sur la porte.

L’inspecteur se pencha vers le représentant des autorités et, cachant délicatement sa bouche derrière son énorme main (ce qui n’empêcha pas Eraste Pétrovitch de froncer légèrement le nez en percevant les effluves d’ail et de mauvaise vodka), murmura d’une voix tout de même assez forte :

— Moi-même, ça m’a étonné. Il était tard et Priakhine avait toutes les raisons de fermer sa porte à clé. Vous le savez vous-même, Votre Haute Noblesse, le quartier est dangereux. Or, il n’y a pas eu effraction, ce qui veut dire que la victime a elle-même ouvert la porte. A quelqu’un qu’il connaissait ?

— Cela vous a étonné ? fit Eraste Pétrovitch avec un regard en biais au policier. Et pourquoi ne l’avez-vous pas noté dans le rapport ?

— J’ai eu tort…

Le visage de Nebaba se ferma, ses yeux prirent cet éclat propre aux vieux briscards blanchis sous le harnais. Fandorine se contenta de soupirer : le commissaire de la Soukharevka ne voulait pas que ces messieurs de la police judiciaire viennent marcher sur ses plates-bandes. C’est pour cela qu’il avait tu ce détail suspect. Classique.

Eraste Pétrovitch se tourna vers le commis.

— Racontez-nous donc un peu plus en détail c-comment vous avez écopé de cette superbe bosse sur la tête. Quand cela s’est-il produit ? Il y a quatre jours ?

— Je vais tout vous raconter de la façon la plus circonstanciée, répondit avec empressement le blessé.

Puis, redressant ses épaules étroites, il s’éclaircit la voix et entama son récit :

— Le soir tombait. L’orage faisait rage, les éclairs zébraient le ciel, la pluie tombait à seaux. Après avoir pris ses gouttes d’huile de colza contre les hémorroïdes et m’avoir souhaité de faire de beaux rêves, Silanti Mikhaïlovitch s’est retiré pour aller jouir d’un repos bien mérité après une journée harassante. Quant à moi, j’ai avalé une petite tasse de thé et je me suis préparé à fermer le magasin. Je suis sorti dans la rue nappée de pluie…

— Vous êtes amateur de Lecture du dimanche4 ? demanda Fandorine, interrompant le conteur. S’il vous plaît, pas de descriptions littéraires, tenez-vous-en à l’essentiel.

— A l’essentiel ? répéta Kliouev, déconcerté. Eh bien, l’essentiel, monsieur, le voici. Je me suis retourné pour fermer la porte à clé, et après je ne me souviens plus de rien. Quand j’ai repris connaissance, j’étais allongé devant le seuil de la porte, il faisait une nuit d’encre, et un chien errant me léchait la citrouille.

— Il a été frappé par-derrière dans la région occipitale au moyen d’un lourd objet contondant, déclara fièrement le commissaire.

— Et vous n’avez entendu aucun b-bruit de pas ? Essayez de vous souvenir. C’est une chaussée pavée, cela résonne.

— Non, pas du tout. Je ne me souviens pas, monsieur. Toutes sortes de gueux traînent par ici, certains n’ont même pas de bottes. Il faut croire que le malfaiteur était nu-pieds, suggéra le commis, avant de se reprendre aussitôt : Quoique, s’il avait été nu-pieds, je l’aurais entendu patauger.

— Un Chinetoque ? risqua Nebaba. Ils se baladent en mules. Comme ça, tout doucement, sans faire de bruit.

Le blessé soutint volontiers cette hypothèse :

— Eh oui, c’est bien possible. Il y a plein de bridés qui viennent au magasin. Il y en a même des complètement toqués qui fument leur herbe chinoise.

De sa main puissante, le commissaire repoussa le chétif témoin, afin qu’il ne fasse pas barrière entre lui et l’instance supérieure.

— Moi, Votre Haute Noblesse, voilà ce que je pense. Avant-hier aussi, ça ne peut être qu’un de ces fumeurs d’opium chinois qui a buté Priakhine. Nos malfrats orthodoxes, même bourrés, ils ne sont pas aussi sauvages. Pour agir avec une telle férocité, il faut avoir l’esprit complètement obscurci. Car non seulement on l’a tué à coups de hache, mais après on l’a complètement dépecé : ses doigts étaient éparpillés par terre, il avait le côté tout tailladé, le ventre ouvert, et ça, au milieu d’une mer de sang. Seulement, jamais on ne pourra mettre la main sur un Chinois. Ces gens-là, c’est motus et bouche cousue. Ils ne veulent pas avoir affaire à nous autres de la police, ils se débrouillent entre eux. En plus, ils ont tous la même gueule, va essayer de savoir qui est Ding-Dong et qui est Dong-Ding.

Eraste Pétrovitch pénétra dans l’étroit magasin, s’arrêta devant une énorme tache brune de sang séché qui s’étendait du comptoir presque jusqu’à la porte.

— Il y avait des t-traces de pas ?

— Non, aucune n’a été découverte.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales traversa la tache, hocha la tête.

— Ainsi, pas une seule t-trace de pas ensanglanté ? Pourtant, toute la surface du sol a été inondée de sang. Le criminel a découpé la victime là-bas, près du comptoir, non ?

— Exact. D’ailleurs vous pouvez voir que toute la marchandise a été renversée.

— Alors, c-comment a-t-il fait après pour regagner la porte sans marcher une seule fois dans la flaque de sang ?

Le commissaire réfléchit, haussa les épaules.

— Il a dû sauter.

— Une p-précaution stupéfiante pour un opiomane. Sans compter que le saut n’est pas mal du tout : près de trois mètres, et sans élan.

Eraste Pétrovitch examina l’espace derrière le comptoir, où le sol était jonché de vieilleries en tout genre. Il ramassa un rouleau écrit en idéogrammes chinois, le déroula, lut, le posa précautionneusement sur le comptoir et jeta un rapide regard au petit crocodile empaillé accroché au mur au-dessus de la lampe à kérosène. Il s’accroupit et se mit à fouiller parmi les objets disséminés par terre, en partie cassés ou écrasés. Un objet suscita un intérêt particulier chez le conseiller de cour, une sphère en ivoire de couleur jaune, à peine plus petite qu’une boule de billard : vilaine, ébréchée, couverte de signes d’écriture alambiqués. Toutefois, Fandorine ne s’attarda pas sur les drôles de caractères. En revanche, il gratta avec son ongle les ébréchures et entreprit même de les examiner à la loupe.

Pendant ce temps, l’inspecteur allait et venait le long des étagères dévastées. Il prit un miroir de bronze à manche recourbé, souffla sur la surface tachée et l’essuya du revers de sa manche. Puis il fourra le bibelot dans sa poche. Le commis soupira, mais n’osa pas protester, et d’ailleurs qu’avait-il à faire maintenant des biens de son patron ?

— Dites-moi, Nebaba, où avez-vous pris que Priakhine avait été tué d’abord, et seulement ensuite dépecé à la hache ? demanda tout à coup Fandorine en se redressant.

Le maître de la Soukharevka eut un regard condescendant à l’adresse de ce supérieur dénué de bon sens, lissa ses moustaches grisonnantes et dit :

— Et comment pourrait-il en être autrement, Votre Haute Noblesse ? Si Priakhine avait été découpé vivant, il aurait tellement gueulé que tout le quartier l’aurait entendu. Or aucun gueulement n’a été noté, j’ai vérifié.

— Je comprends, dit Fandorine avant de mettre la boule sous les yeux du policier. Quelles sont ces marques, selon vous ?

— Comment je pourrais… Mais si, ce sont des traces de dents ! s’écria Nebaba. Mais quelle drôle d’idée de vouloir mordre là-dedans.

Il prit la boule, la serra entre ses solides dents jaunes, et il apparut que, en effet, il n’y avait aucune possibilité de mordre dans cette boule, beaucoup trop dure.

— Vous avez examiné les dents de la victime ? Non ? (Eraste Pétrovitch plissa le front, l’air soucieux.) Je suis convaincu que certaines sont cassées ou ébréchées. L’assassin a fourré cette boule dans la bouche de l’antiquaire.

— Pour quoi faire ? s’étonna le commissaire.

Le commis poussa alors un cri, se signa et couvrit de sa main ses lèvres fines et blanches.

— Pour que les voisins n’entendent pas les « gueulements », comme vous le dites si joliment. La victime a été découpée vivante à la hache, et cela a duré assez longtemps. De douleur, l’antiquaire est arrivé à entamer cette répugnante boule avec ses dents…

Ce fut au tour de Nebaba de faire son signe de croix.

— Quelle horreur ! Mais à quoi bon soumettre Priakhine à de telles tortures ?

— Pour qu’il dévoile sa cachette, répondit Fandorine d’un ton tranchant – et, de nouveau, il se mit à regarder partout, levant même la tête vers le plafond. Il est absolument évident que Priakhine possédait un objet particulièrement précieux. La première fois, il y a quatre jours, le c-criminel (je suis enclin à penser qu’il s’agit d’une seule personne) a essayé d’éviter le meurtre : il a assommé le commis et fouillé le magasin, mais il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait. Le malfaiteur est donc revenu, cette fois alors que l’antiquaire était présent, et il l’a torturé pour lui arracher son secret. Mais Priakhine n’a pas dévoilé la cachette.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ? s’étonna Nebaba. Qui peut être capable de supporter une telle horreur ?

— Il existe des gens chez qui l’obstination et l’avidité sont plus fortes que la douleur et même que la peur de la mort. Si l’antiquaire avait cédé, l’assassin n’aurait pas eu besoin de fouiller sur les étagères ni sous le plancher. Regardez, là-bas dans le coin, des lattes ont été enlevées. Non, Priakhine a emporté son secret dans la tombe.

— Mon Dieu, mon Dieu, psalmodiait Kliouev en enchaînant les petits signes de croix.

Après une courte réflexion, le commissaire quant à lui demanda :

— Et si le monstre, après avoir tué Priakhine, avait tout de même découvert la cachette ?

— J’en doute, marmonna distraitement Eraste Pétrovitch, tournant rapidement la tête dans tous les sens. Si la cachette était simple, le criminel l’aurait trouvée du p-premier coup. Eh bien, allons-y, essayons à notre tour.

Il longea le local exigu et tout en longueur en sondant les murs. Soudain, il tourna sur ses talons et, pour une raison obscure, frappa trois fois dans ses mains.

— Dites, Kliouev, il n’y a pas de coffre-fort ici, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, et il n’y en a jamais eu.

— Dans ce cas, où votre patron gardait-il son argent et ses objets de valeur ?

— J’aurais du mal à répondre, Votre Haute Noblesse. C’est que Silanti Mikhaïlovitch était sacrément méfiant.

— Ainsi, pas une seule fois depuis que vous êtes là vous n’avez vu où il p-prenait de la monnaie ni où il déposait sa recette du jour ?

— Comment ça, bien sûr que je l’ai vu. Dans sa poche, voilà où. Seulement, dans sa poche, il ne pouvait pas mettre beaucoup d’argent. Et il ne sortait jamais dans la rue avec plus de trois roubles. Il disait : « Le petit peuple, c’est voleur, voyou et compagnie », c’était sa ritournelle, ou, pour s’exprimer savamment, son « credo ».

— Credo, credo… répéta Eraste Pétrovitch d’une voix traînante et, se baissant, il arracha une plinthe.

— Dans la cave, peut-être ? suggéra le commissaire.

— Cela paraît douteux, répondit Fandorine en se tournant résolument vers le comptoir. Il n’allait pas descendre à chaque fois qu’il avait un billet de trois roubles à cacher. Et ça, qu’est-ce que ça fait ici ?

Fandorine indiqua le crocodile décoloré par le temps, qui tendait vers lui sa gueule entrouverte. Cet habitant des rivières limoneuses et des étangs chauds était accroché par la queue, mais sa tête plate se redressait à angle droit, de sorte qu’il avait l’air de fixer le conseiller de cour de ses petits yeux malicieux.

— C’est un animal qui s’appelle karkadil de Cochinchine, expliqua le commis.

— Je vois bien que c’est un crocodile. Mais pourquoi est-il ici ? On ne peut pas appeler ça une antiquité.

— Il a toujours été là, même avant que Silanti Mikhaïlovitch me prenne à son service. C’est une espèce de décoration. Mon patron adorait ce monstre, chaque soir il le frottait avec un chiffon. Il lui avait même donné un nom : Hérode.

Eraste Pétrovitch poussa un soupir, comme affligé par les bizarreries de la nature humaine, et, sans la moindre hésitation, plongea la main dans la gueule du crocodile.

— Voyons ce que nous avons là-dedans, prononça Fandorine pour lui-même – et, apparemment, il palpa quelque chose. C’est bien ce que je pensais. Personne n’allait imaginer que ce qu’il cherchait était sous son nez. L’assassin n’avait m-manifestement pas lu Edgar Poe.

Eraste Pétrovitch sortit doucement de l’insolite cachette tout d’abord une fine liasse de billets de banque, puis une petite bourse en velours dans laquelle quelque chose cliquetait. Il posa négligemment l’argent sur le comptoir et déploya le velours. Nebaba et Kliouev, qui s’étaient approchés tout près, poussèrent un long soupir déçu : la bourse ne contenait pas des pierres précieuses ni de l’or, mais de petites boules vertes enfilées sur un fin cordon. Bref : un banal collier de perles. Quoique… non, à en juger par les petits glands, il s’agissait d’un chapelet et non d’un collier. Et pas d’un chapelet chrétien, mais musulman ou autre.

Après avoir attendu que le fonctionnaire chargé des missions spéciales ait bien examiné sa trouvaille, le commissaire demanda à mi-voix :

— C’est un objet de valeur ?

— Pas p-particulièrement. Un chapelet de jade des plus quelconques. Comme il y en a des multitudes en Chine et au Japon. Celui-ci, il est vrai, est apparemment très ancien. Kliouev, vous l’aviez déjà vu auparavant ?

Le commis écarta les bras :

— Non, jamais, monsieur.

— Je le prends avec moi, décida Fandorine. Quant à l’argent, veuillez le compter et consigner la somme par écrit.

Nebaba jeta un regard appuyé aux billets, les remua rapidement et aussitôt annonça avec assurance :

— Trente-sept roubles. Dites, Votre Haute Noblesse…

— Oui ?

— Ne faudrait-il pas montrer ce chapelet de jade au comte Khroutski ? Son Excellence est très forte en ce qui concerne tous les trucs asiatiques.

Eraste Pétrovitch balaya la suggestion d’un geste de la main.

— Inutile, trancha-t-il en fourrant dans sa poche la petite bourse de velours. Moi-même, Nebaba, je m’y entends quelque peu en matière de « trucs asiatiques ».

Et, sous le regard incrédule du policier, il se dirigea vers la sortie.

3

Le conseiller de cour passa toute la journée plongé dans une profonde réflexion. De temps en temps, il sortait le chapelet de sa poche, faisait rouler dans le creux de sa main les petites boules de pierre verte et lisse. En s’entrechoquant, celles-ci produisaient un doux claquement qui lui procurait un inexplicable plaisir.

Lors de son rapport chez le général gouverneur (en fait, ce rituel quotidien aurait dû s’appeler plus banalement « thé de l’après-midi », surtout les jours comme aujourd’hui où il n’y avait rien de particulier à rapporter), le prince Dolgoroukoï demanda :

— C’est quoi, mon cher, ce jouet que vous avez dans la main ? Une nouvelle invention à la mode ? On connaît votre penchant pour le progrès technique. Montrez-moi donc cela. Et, ayant chaussé son pince-nez, le général gouverneur examina avec curiosité le drôle d’objet oriental.

— Non, Votre Haute Excellence, répondit respectueusement le fonctionnaire chargé des missionsspéciales. C’est une invention tout ce qu’il y a d’antique. Imaginée par les Anciens pour favoriser la c-concentration de l’énergie intellectuelle et spirituelle.

— Ah, un chapelet, comprit le prince. (Il commença à l’égrener, faisant claquer l’une après l’autre les perles vertes et, brusquement, se frappa le front.) Eurêka ! Depuis ce matin je me triture la cervelle pour savoir comment tourner ma note à Sa Majesté concernant la question afghane. Se taire est malhonnête – les têtes brûlées entraînent actuellement le pays dans l’aventure –, mais, d’un autre côté, j’ai la frousse de dire la vérité, vu l’anglophobie notoire du souverain. Aussi, voici ce que je vais faire : je vais écrire un compte-rendu de la visite à Moscou du prince héritier et, en passant, j’exposerai ma position sur l’expédition de Kouchka. Ce sera limpide sans être trop insistant. Gardez bien votre chapelet, Eraste Pétrovitch. Il m’a en effet aidé dans ma réflexion. Apportez-le plus souvent.

Fandorine sourit à la plaisanterie, et la conversation bifurqua sur le conflit russo-britannique, prenant un caractère si spécialisé qu’il eût été complètement impossible pour un profane de s’y retrouver dans les stratagèmes politiques et les manśuvres subtiles dont il était question.

Mais le soir, de retour chez lui, alors qu’il mettait la dernière main à la lettre au souverain, Eraste Pétrovitch repensa à la plaisanterie du général gouverneur. La note était extraordinairement difficile dans la mesure où elle nécessitait prudence et tact : la moindre maladresse pouvait avoir pour le prince les pires conséquences. Le conseiller de cour s’arrêtait de temps à autre, relisait ce qu’il venait d’écrire, et, d’elle-même, sa main plongeait dans sa poche à la recherche du chapelet – au début, de manière purement mécanique. Mais bien vite Eraste Pétrovitch remarqua un fait étrange : il lui suffisait d’égrener pendant quelques instants les petites boules de jade pour qu’une phrase compliquée prenne forme dans son esprit, et cela tout naturellement et de la manière la plus parfaite qui soit.

Cela se répéta de multiples fois, si bien qu’en fin de compte, intrigué par l’étrange phénomène, Fandorine mit définitivement de côté son nécessaire d’écriture et entreprit de scruter le chapelet avec une curiosité avide.

La soirée étant extrêmement chaude et étouffante, le conseiller de cour alla s’installer dans son voltaire, près de la fenêtre ouverte qui donnait sur la cour, et écarta les rideaux. Dehors, il faisait nuit noire et, de la pommeraie voisine, provenait le chant des cigales. Eraste Pétrovitch aurait avec plaisir pris un thé, mais son valet de chambre Massa avait, comme d’habitude, un rendez-vous galant avec une certaine personne. Soucieux de préserver l’honneur de la dame, le Japonais gardait son nom secret, mais aux miettes et aux grains de raisin sec qui, ces derniers temps, tombaient régulièrement des poches du voluptueux Asiate, Fandorine avait conclu que Massa avait une liaison intime avec la boulangère du coin, après qui il languissait depuis longtemps, lui ayant même dédié un tercet :

Autour de l’opulente fleur

Vole, vole l’abeille jaune.

Oh, quelle enivrante odeur !

Quoi qu’il en soit, le serviteur n’était pas là, et comme il n’avait pas le courage d’allumer lui-même le samovar, Eraste Pétrovitch décida de se contenter d’un cigare. Tout en exhalant des jets de fumée bleue, il compta les perles du chapelet. Il s’avéra que le nombre était inhabituel pour l’Orient : vingt-cinq. Vingt-quatre, on aurait compris : trois fois huit, à savoir trois fois le chiffre synonyme de chance et de longévité. Mais vingt-cinq ? Cinq fois cinq, c’était brutal, logique, européen.

Fandorine tourna et retourna le chapelet dans tous les sens, en lécha une des perles (heureusement qu’il n’y avait personne dans la pièce) et, pour finir, le sentit. La langue, bien entendu, ne perçut aucun goût, mais il y avait une odeur qui, pour être à peine perceptible, n’en était pas moins incontestable. Eraste Pétrovitch la reconnut. Cela sentait le vieux, vrai et authentique, comme celui qui émane des mosaïques byzantines ou des ruines du Colisée. C’est cette odeur particulière qu’exhale le temps quand il s’accumule et se condense : une odeur de paix, de cendre, mais aussi une légère amertume.

Alors que ses doigts faisaient machinalement claquer les petites boules de jade, soudain lui vint une idée encore floue : vingt-cinq, cela faisait trois fois la longévité plus un. Donc plus que trois fois la longévité… Que cela pouvait-il bien vouloir dire ? Une ineptie quelconque.

Soudain un léger craquement se fit entendre : le fil venait de casser. Les perles se répandirent en une pluie verte, mais ne tombèrent pas par terre, du fait de l’excellent réflexe d’Eraste Pétrovitch. Se mettant instantanément à genoux, celui-ci joignit ses deux mains en une coupe où il récupéra toutes les petites boules, à l’exception d’une seule : la fameuse vingt-cinquième. Elle heurta le parquet avec un étrange clappement et alla rouler plus loin. Ce qui était étrange, ce n’était pas seulement cet incompréhensible clappement, que n’aurait jamais dû produire le choc de la pierre contre le bois. Non moins étonnant pour Fandorine était le fait que ce bruit fût venu d’en haut et non d’en bas.

Toujours agenouillé, Eraste Pétrovitch leva la tête, se retourna et vit, sur le dossier du fauteuil, là où se trouvait sa tête une seconde plus tôt, une flèche qui tremblotait ; épaisse et courte, elle avait pénétré dans la tapisserie presque jusqu’à la plume.

Ce phénomène énigmatique le stupéfia à tel point que le conseiller de cour commença par secouer la tête, puis, seulement après, déversa les boules dans le fauteuil et arracha du dossier la visiteuse ailée. Fandorine avait déjà eu l’occasion de voir de semblables flèches : on les tirait au moyen de petites mais puissantes arbalètes, comme celles dont, depuis des temps immémoriaux, se servent les tueurs professionnels du Japon, de Corée et de Chine.

Sans réfléchir plus d’une seconde, le fonctionnaire chargé des missions spéciales sauta par-dessus l’appui de la fenêtre, atterrit en douceur sur un parterre de fleurs et appuya les doigts sur ses globes oculaires, afin que sa vue, après la lumière, s’habitue plus rapidement à l’obscurité.

Mais avant même que ses pupilles se dilatent, l’ouïe d’Eraste Pétrovitch perçut un bruissement : vêtu d’un costume enveloppant étroitement sa silhouette, un individu courait, plié en deux, en direction de la clôture qui séparait la propriété du baron Evert-Kolokoltsev, dont Fandorine occupait une annexe, de la pommeraie précédemment évoquée. Le tueur se mouvait dans la nuit avec aisance et légèreté, ses pieds effleurant le sol sans presque faire de bruit.

Le conseiller de cour n’avait pas son revolver à portée de main, mais, quand bien même l’aurait-il eu, il n’eût pas tiré. Primo, il avait très envie de s’expliquer avec cet inconnu qui en voulait à sa vie ; secundo, ce curieux arbalétrier avait commis une impardonnable erreur topographique, due, de toute évidence, à une insuffisante connaissance des lieux. Dans la direction où pour l’heure il courait à toutes jambes, la cour n’était pas close par une simple palissade mais par un mur haut de trois bons mètres. Sachant parfaitement que le nouveau Guillaume Tell n’avait nulle part où se réfugier, Fandorine décida de ne pas courir après lui ; calmement et sans se presser, il partit dans son sillage.

Mais là, une nouvelle surprise attendait le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Sans ralentir sa course, le malfaiteur bondit en poussant si fort sur ses jambes qu’il put s’agripper des deux mains au sommet du mur. Il se hissa sans aucun effort, s’accroupit et disparut de l’autre côté. Avant de sauter dans le jardin, le fuyard s’était immobilisé un court instant, suffisant toutefois pour que Fandorine ait le temps de parfaitement distinguer sa silhouette noire : pantalons moulants, courte veste et chapeau conique. Un Chinois !

Se ruant à son tour, Eraste Pétrovitch essaya de franchir le mur de la même manière, mais, étant en robe de chambre et chaussures d’intérieur, il n’y parvint pas du premier coup. Quand, enfin, le conseiller de cour se retrouva à cheval sur l’obstacle, continuer la poursuite n’avait déjà plus de sens. La pommeraie offrait à Fandorine une immobilité sereine : pas une branche qui frémît, pas une herbe qui bruissât, de sorte qu’il n’y avait aucun moyen de savoir dans quelle direction était parti le scélérat.

Eraste Pétrovitch revint sur ses pas, déçu et perplexe. A tout hasard, il tira ses rideaux, au mépris de la chaleur étouffante qui se fit immédiatement sentir. Il arpenta la pièce, frappa dans ses mains, se massa la nuque, mais rien de sensé ne lui vint à l’esprit. Par expérience, Fandorine savait que le meilleur moyen pour relancer une pensée stagnante était de s’adonner à une tâche mécanique. Et justement, il y en avait une qui l’attendait.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales alla dans la chambre de Massa, fouilla dans le coffret où celui-ci rangeait fils et aiguilles. Il arrêta son choix sur une bobine dont l’étiquette rouge et or portait l’inscription « Fils de soie remarquablement fiables et solides de la Cie Pouziriov et fils ».

Il s’assit dans le fauteuil, non sans avoir regardé d’un sale śil le trou laissé par la flèche, et entreprit d’enfiler les perles de jade. Ah oui, c’est vrai qu’il y en avait une qui avait roulé quelque part.

La vingt-cinquième perle fut découverte sous le bureau. Eraste Pétrovitch la ramassa et, soudain, sentit du bout du doigt une aspérité. Il mit la pierre devant la lampe et découvrit, à demi effacé, l’idéogramme « fer ». En japonais, cela se lisait « tetsu », en chinois « tié ». Que cela pouvait-il signifier ?

Ayant joint la dernière à ses sśurs et noué le fil, Fandorine vérifia que les perles étaient à l’aise dans leur nouvel agencement. Il s’avéra qu’elles étaient parfaitement bien. Les petites boules vertes claquaient joyeusement les unes contre les autres.

« Fer », « tié » ? Etait-ce possible que…

Fandorine bondit sur ses jambes et se rua vers l’armoire dans laquelle il rangeait les livres anciens jadis rapportés par lui de l’empire du Soleil-Levant.

4

Le lendemain, Eraste Pétrovitch n’alla pas à son bureau, où il envoya un court message alléguant une affaire de première urgence. Il n’y avait là rien d’étonnant dans la mesure où le conseiller de cour n’était pas soumis à des heures de présence obligatoires et se trouvait dans la position enviable de l’homme libre comme l’air. Les choses étonnantes commencèrent plus tard, vers le soir.

Le jeune homme, qui était toujours tiré à quatre épingles et passait pour l’un des tout premiers dandys de Moscou, s’affubla d’une redingote usée, sortit d’un compartiment spécial de sa garde-robe une chemise sale qu’il gardait à dessein pour ce genre de circonstance, compléta sa toilette avec divers autres accessoires appropriés et se dirigea à pied vers le marché Soukharev. Le chemin était assez long, mais Fandorine ne se pressa pas, savourant l’air doux de cette belle journée d’été.

Apparemment, le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait besoin de cette longue marche pour s’ouvrir l’appétit. En tout cas, sitôt arrivé dans la Soukharevka, il se dirigea vers l’une des pires gargotes du quartier chinois – un bien grand mot pour qualifier les quelques rues étroites et sinueuses où s’étaient installés les petits commerçants et les manśuvres qui, depuis quelque temps, avaient commencé à s’établir dans l’ancienne capitale.

Dans le local sombre et crasseux ne se trouvait pas un seul Européen. Une forte odeur de hareng frit se mêlait à celle de l’huile rance et, autour des tables basses, des hommes de petite taille aux yeux bridés et aux longues nattes mangeaient en maniant habilement leurs baguettes. Tous portaient uniformément une veste de toile noire ou bleu foncé à col officier. La politesse et la crainte de se brûler les lèvres recommandaient de manger la soupe en aspirant les pâtes avec un sifflement, de sorte que, de tous les coins, parvenaient des bruits de ventouse et des clappements comme on ne pouvait en entendre nulle part, même pas dans le plus miteux des estaminets de la Khitrovka.

Eraste Pétrovitch commanda une soupe aux ailerons de requin et des crêpes frites avec des śufs et du chou. Pendant qu’il attendait tranquillement d’être servi, ses doigts jouaient avec l’antique chapelet de jade. Aux regards en biais qui lui étaient adressés, il répondait par un léger hochement de tête, et quand on lui apporta le bol de soupe et l’assiette contenant les crêpes roulées et croustillantes, il se mit à produire des bruits de ventouse et des clappements qui n’avaient rien à envier à ceux de ses voisins.

Il mangea longuement et avec appétit, puis prit encore trois bons quarts d’heure pour boire un thé au jasmin servi dans une théière en bronze noirci de fumée. Enfin, il se leva, essuya son front mouillé de sueur avec un mouchoir sale, déposa quelques kopecks sur la table et se rendit dans l’établissement voisin qui offrait douceurs et jeu de mah-jong.

L’excursion chinoise du fonctionnaire chargé des missions spéciales se poursuivit jusqu’à la nuit, qui tomba alors que Fandorine se trouvait dans une cave obscure, perdue au fond d’une des cours de la Soukharevka. L’endroit était assez vaste avec un plafond bas suintant d’humidité et quasiment aucun éclairage, si ce n’était quelques lampions à huile.

Par terre étaient alignés des matelas de ouate occupés par des hommes assis ou allongés : essentiellement des Chinois, auxquels se mêlaient quelques rares Européens. Une odeur suave chatouillait les narines : celle de la fumée qui ondulait lentement et gracieusement sous la voûte de la cave. Nul ne parlait, le silence régnait, interrompu de loin en loin par quelque bredouillement sourd et indistinct venant on ne sait d’où.

Non sans un certain dégoût, Eraste Pétrovitch s’assit sur un matelas taché de graisse, et, avec un salut, un Chinois silencieux lui tendit aussitôt une pipe d’ivoire fumante, au long tuyau décoré de dragons. Ayant jeté un regard à son entourage (à gauche somnolait un barbu au visage blême, vêtu d’un uniforme de fonctionnaire dont les boutons étaient décousus, à droite trônait un Chinois aux joues rebondies, qui fermait les yeux d’un air béat), Fandorine commença par étaler son chapelet sur le bord du matelas, puis il essuya soigneusement avec son mouchoir l’embouchure de la pipe et aspira une bouffée – par pure curiosité scientifique. Rien de spécial ne se passa, ni après la première bouffée, ni après la seconde, ni après la troisième.

Rassuré, le fonctionnaire chargé des missions spéciales fit mine de somnoler lui aussi, alors qu’en réalité, ses yeux s’étant maintenant habitués à l’obscurité, il avait discrètement entrepris d’épier de sous ses paupières entrouvertes les visages des fumeurs. Etranges étaient ces visages : comme sans âge, avec les mêmes mentons pendants et des trous noirs à la place des orbites. L’attention de Fandorine fut attirée par le vieux Chinois à la longue barbe grise assis juste en face à lui. Il s’étonna de sa propre acuité visuelle, tant il distinguait nettement chaque ride sur le visage du vieillard. Soudain, les yeux du Chinois s’entrouvrirent, et il s’avéra alors qu’ils n’étaient pas le moins du monde endormis ou embrumés, mais au contraire vifs, limpides, voire enjoués. Faisant un clin d’śil au jeune homme, le vieillard demanda d’une voix caressante et infiniment agréable, en outre dénuée de tout accent :

— Alors, difficile ?

Curieusement, Eraste Pétrovitch comprit d’emblée que l’énigmatique Chinois l’interrogeait non pas sur un quelconque inconfort dû par exemple au fait qu’il n’avait pas l’habitude d’être assis sur un matelas aussi dur, mais sur la difficulté de vivre en général.

— Non, répondit-il.

Puis, après réflexion, il dit :

— Oui.

Cela sentait maintenant les pommiers en fleur, et brusquement il apparut que les deux hommes – Fandorine et le sympathique vieillard – n’étaient pas assis dans une cave humide, mais au sommet d’une montagne. En bas s’étendait une verte vallée que les rizières inondées faisaient ressembler à une mosaïque scintillante, sur les versants poussaient de jeune arbres parsemés de fleurs, au loin on distinguait un monastère aux murs blancs avec de curieuses tourelles et une pagode à cinq étages ; quant au ciel crépusculaire, il était d’une teinte allant du vert au lilas, telle que l’on n’en verra jamais dans la partie centrale de la Russie.

Eraste Pétrovitch n’était aucunement étonné de ce déplacement dans l’espace, au contraire il le considérait comme normal et même évident. Il savait que le nom du vieillard était Tié Kouan Tseu et que la montagne s’appelait Taishan.

Après un silence, le vieil homme prit de nouveau la parole :

— Tu as peur de la mort ? demanda-t-il.

Et, de nouveau, Eraste Pétrovitch répondit « non », puis, après réflexion, « oui ».

— Eh bien, n’en aie pas peur, fit Tié Kouan Tseu avec un sourire. Elle n’a rien d’effrayant. Si tu le souhaites, tu ne connaîtras jamais la mort. Veux-tu apprendre ce secret ?

— Oui, sage homme ! s’écria Fandorine. Apprends-le-moi !

— Alors écoute, mais pas avec ton esprit, avec ton âme, parce que l’esprit est semblable à la feuille qui pousse au printemps et tombe à l’automne, alors que l’âme est un arbre robuste qui vit mille ans.

— Je ne veux pas vivre mille ans, dit Eraste Pétrovitch. Mais je veux connaître le secret.

— Tu vas tout de suite le savoir, dit l’enchanteur avec un sourire encore plus doux. Il est simple. En réalité, qu’est-ce que la mort ?

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales se pencha en avant afin de ne pas manquer un seul mot, mais le sage homme ferma les yeux, tendit la main – loin, très loin, à au moins deux mètres. Le bras miraculeusement long saisit Eraste Pétrovitch par l’épaule et se mit à le secouer énergiquement.

— Maîtle, maîtle, vite, il s’en va ! entendit crier Fandorine dans un russe teinté d’un épouvantable accent japonais.

— Ne bouge pas, Tié Kouan Tseu, demanda le conseiller de cour au vieux Chinois. C’est Massa, je vais tout de suite le renvoyer, qu’il ne nous dérange pas.

Mais c’était trop tard. Le magicien, la montagne aux pommiers, la vallée verte, tout avait disparu.

Eraste Pétrovitch était toujours assis sur le même matelas dans une cave enfumée de la Soukharevka, et, penché au-dessus de lui, se trouvait son serviteur en train de secouer par l’épaule son maître enivré par l’opium.

— Le tsapelet ! cria Massa (ce même Asiate aux joues rebondies qui peu avant était assis à la droite d’Eraste Pétrovitch). Il a plis le tsapelet !

En effet, le chapelet que Fandorine avait posé à côté de lui avait disparu.

— Qui l’a pris ? Tié Kouan Tseu ? demanda mollement Eraste Pétrovitch. Bon, tant pis. C’est son chapelet.

— Quel Tié Kouan Tseu ? C’est le vieil homme qui l’a plis, il était assis là.

Massa indiqua l’endroit où, un instant plus tôt, se trouvait le merveilleux vieux sage. Son matelas était vide.

— Ah, Massa, comme tu tombes mal, bredouilla Fandorine.

Mais son serviteur le tira sans ménagement pour le faire mettre debout, puis le poussa vers la sortie.

Le valet de chambre de Fandorine passa alors à sa langue natale. D’ailleurs, quand bien même quelqu’un dans la fumerie eût-il connu le japonais, il n’aurait de toute façon rien compris à ce récit décousu.

— Quand, maître, vous avez laissé tomber votre tête, commencé à mâchonner je ne sais quoi, et que sur votre visage est apparu ce sourire niais, qui ne vous a d’ailleurs pas quitté et même que j’ai peur qu’il ne vous quitte plus jamais, il s’est mis debout dans l’allée et a fait tomber sa pipe près de vous. Il s’est baissé pour la ramasser et en a profité pour s’emparer du chapelet. Il n’a pas essayé de vous tuer, je suis tout le temps resté sur le qui-vive. Et maintenant, vite, il ne peut pas être très loin ! Rattrapons-le !

— Qui il ? demanda Eraste Pétrovitch avec un sourire radieux.

Il éprouvait une douce quiétude et n’avait pas la moindre envie de courir après qui que ce fût.

— Le vieux Chinois qui était assis en face de vous, voyons ! Cette maudite herbe vous a complètement abruti ! C’est sûrement lui le tueur qui vous a envoyé une flèche et a ensuite sauté par-dessus le mur !

Désireux de montrer qu’il avait l’esprit clair et la mémoire intacte, Fandorine fronça les sourcils, l’air pénétré.

— Comment est-il ?

Massa resta un instant songeur, haussa les épaules et répondit :

— C’est un Chinois.

Puis il ajouta :

— Vieux. Très vieux.

— Moi, je pensais qu’il était jeune, déclara Eraste Pétrovitch.

Il explosa alors d’un rire insouciant, tant il trouvait drôle que le Chinois qui avait si facilement franchi le haut mur soit vieux et même très vieux : hop, et de l’autre côté. Ce n’était pas un grand-père, mais un ressort.

Pivotant légèrement, le serviteur expédia deux gifles sonores au conseiller de cour. Ce dernier cessa de rire bêtement et voulut se fâcher, mais il n’en eut pas le courage.

Ils étaient maintenant dans la cour. Il faisait sombre, venteux, la chaussée pavée était luisante de pluie, les gouttes cinglaient le visage telle de la grenaille. La fraîcheur et l’humidité aidèrent Fandorine à retrouver partiellement ses esprits.

— Le voilà ! indiqua Massa en passant le porche.

Devant, à une trentaine de pas, une silhouette voûtée trottait à pas menus. Ses coudes étaient collés à son corps, comme si l’homme avait froid ou bien serrait quelque chose contre sa poitrine. On n’entendait aucun bruit de pas.

— On le suit, m-mais attention, dit Eraste Pétrovitch. (Sa tête fonctionnait mieux, mais sa bouche était légèrement pâteuse et ses jambes semblaient ne pas lui appartenir.) Voyons où il va.

Le vieillard tourna à gauche, puis de nouveau à gauche jusqu’à la place Soukharev, où les lampadaires étaient allumés et le marché encore ouvert. Fandorine, qui avait perdu la notion de l’heure, en déduisit qu’il n’était pas si tard que cela. Se faufilant à l’extrémité de la place, le voleur s’engouffra à nouveau dans une ruelle étroite, et ses poursuivants accélérèrent le pas.

Soudain, Eraste Pétrovitch entendit derrière lui une voix sonore qui lui parut familière :

— Votre Haute Noblesse, vous ici ?

Se retournant en un mouvement brusque qui faillit lui faire perdre l’équilibre, le conseiller de cour vit l’inspecteur Nebaba qui tenait par l’oreille un loqueteux avec un pansement sur la joue. S’étant assuré qu’il s’agissait bien de Fandorine, Nebaba fit un mouvement de la tête en direction du gredin :

— Un vide-gousset. Pris sur le fait.

— Tonton Makar Nilovitch, lâche-moi, geignit le jeune filou. Fiche-moi une bonne raclée, mais s’te plaît, pas au trou.

Il tombe à pic, pensa Eraste Pétrovitch. Le Chinois est vif et habile, Massa aura du mal à en venir à bout tout seul, étant donné qu’on ne peut guère compter sur moi dans l’état d’abrutissement où je suis. Si Nebaba contrôle la Soukharevka depuis des années en étant encore vivant, cela veut dire que c’est une fine mouche et qu’il sait se défendre. Et puis il connaît tous les recoins du quartier mieux que n’importe quel Chinois. Vraiment, cette rencontre avec Nebaba était un vrai don du ciel.

— Laissez celui-là, ordonna brièvement Fandorine. Suivez-moi. En faisant le moins de bruit possible.

En chemin, il expliqua succinctement au policier l’essentiel de l’affaire.

Le vieillard trottina le long de la ruelle, tourna dans une rue perpendiculaire et, brusquement, se glissa dans un étroit passage entre des immeubles.

— C’est assez, Votre Haute Noblesse ! glissa Nebaba à l’oreille du fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il faut l’arrêter maintenant. Au bout, il y a une cour à trois sorties, sans compter l’accès aux caves. Il va nous échapper.

Et, sans en attendre l’ordre, il se mit à courir en donnant des coups de sifflet.

Massa et Fandorine s’élancèrent à sa suite.

Dans la cour, le commissaire rattrapa le Chinois et le saisit par les épaules.

— Attention ! lui cria Eraste Pétrovitch.

Comment ce rustre de policier aurait-il pu savoir le genre de surprise que pouvait réserver un vieux Chinois cacochyme ?

Mais Nebaba s’acquitta facilement de sa tâche : le voleur ne chercha même pas à s’enfuir ni à résister. Quand le conseiller de cour et son valet approchèrent, l’homme se tenait tranquille, la tête rentrée dans les épaules, répétant d’une voix tremblante :

— Meï kie ! Meï kie !

Massa déplia les doigts du Chinois, récupéra le chapelet de jade (le vieillard le serrait effectivement contre sa poitrine) et le donna à Fandorine.

Eraste Pétrovitch fixa son regard sur le Chinois, essayant de distinguer ses traits dans l’obscurité. Un vieillard comme un autre. Rien de la sagesse de Tié Kouan Tseu dans ce visage effrayé, rien de la force ni de l’adresse de l’arbalétrier de la veille dans ce corps chétif. Quelque chose clochait.

Le commissaire, qui se tenait derrière le Chinois, fit remarquer, l’air sceptique :

— Excusez-moi, monsieur Fandorine, mais je ne vois pas ce pauvre bougre dépecer Priakhine. Ce n’est même pas sûr qu’il soit capable de tenir une hache.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de répondre. Dans l’obscurité, on entendit un froissement, une courte expiration, puis le bruit sourd d’un objet dur frappé contre une surface molle. Nebaba s’effondra tête la première et bras en croix. A l’endroit où, un instant plus tôt, se tenait l’inspecteur, se dessinait une silhouette en laquelle Fandorine reconnut immédiatement l’acrobate qui la veille avait franchi le mur d’un bond : mêmes vêtements enveloppants, même souplesse, même bonnet conique. Se préparant au corps-à-corps, Massa émit un début de sifflement féroce, mais celui-ci lui resta dans la gorge : en un mouvement vif comme l’éclair, l’homme en noir lança sa jambe, qui vint frapper le Japonais juste en dessous du menton. Le coup fut d’une rapidité si incroyable qu’il prit au dépourvu le serviteur de Fandorine, lutteur pourtant redoutable et expérimenté.

Sans même pousser un cri, Massa tomba à la renverse. Ainsi, la totalité de l’armée d’Eraste Pétrovitch avait été décimée dès les premières secondes de la bataille. Et le général, pour sa part, n’était absolument pas prêt pour la confrontation avec un aussi redoutable ennemi, et encore moins avec deux.

Non, finalement avec un seul, car le vieux Chinois n’avait manifestement pas l’intention de se jeter sur le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il recula contre le mur, se prit la tête entre les mains et se mit à gémir :

— Siencheng, pou yao !

Ah, si seulement Eraste Pétrovitch avait été dans son état normal, il se serait lancé sans hésitation dans un combat singulier, fût-ce avec un tel maître des arts martiaux, ou bien il lui aurait tout simplement tiré une balle dans la cheville avec son Herstal en acier oxydé. Mais il n’avait pas le temps de porter la main à son étui de revolver : voyant son geste, son adversaire l’attaquerait par anticipation. Quant à se lancer dans un corps-à-corps, il ne fallait même pas y songer. Fandorine essaya de se mettre en position de combat, mais la terre tangua aussitôt sous ses pieds. Si je reste en vie, jamais plus je ne toucherai à cette saleté, se promit le conseiller de cour en reculant lentement.

Apparemment, la position produisit tout de même sur l’adversaire l’effet recherché : l’homme en noir décida que ses mains et ses jambes ne suffiraient pas. D’un léger mouvement, il tira de sa manche un objet long et souple, puis se mit à décrire dans l’obscurité des arabesques sifflantes et scintillantes. Une chaîne d’acier, devina Eraste Pétrovitch. Avec ça, on peut facilement briser un os ou arracher une gorge.

Fandorine, lui, n’avait hélas rien dans les mains, si ce n’était le malencontreux chapelet. La première fois, il parvint tant bien que mal à esquiver le serpent métallique, mais il manqua tomber et fit encore quelques bonds en arrière. Mais impossible de reculer plus, un mur l’arrêtait. Eraste Pétrovitch agita le chapelet, dessinant un huit qui fendit l’air en sifflant. Que son adversaire pense que lui aussi était armé d’une chaîne, et il prendrait garde. Mais le fil remarquablement fiable et solide de la compagnie Pouziriov et fils cassa, et les petites boules de jade roulèrent en tous sens de la manière la plus pitoyable.

L’homme en noir fit un pas en avant, prêt à l’attaque décisive. En entendant la chaîne meurtrière fendre l’air, Eraste Pétrovitch se rappela cette noble maxime taoïste : « La force de l’esprit triomphe du glaive. » Dommage, toutefois, que ce soit au sens figuré. Mais cela valait le coup d’essayer, d’autant plus que, dans la situation présente, ne subsistait aucune autre solution. Fandorine rassembla en un tout le tissu de son esprit en lambeaux, leva ses bras mous, comme en coton, et, à l’instant même où son adversaire se lançait à l’attaque, il prononça le mot magique de kingshen, qui désigne la force spirituelle (faute de pouvoir compter sur la force corporelle).

Et cela marcha !

L’homme en noir se comporta comme une marionnette détachée de ses fils : il leva les bras, une de ses jambes avança de manière incompréhensible, l’autre partit en l’air. Finalement, avec un craquement écśurant, l’occiput du Chinois heurta la chaussée pavée.

Alors seulement, Eraste Pétrovitch comprit que rien de tout cela n’existait : ni le vol du chapelet, ni la fuite du vieil homme, ni la fantastique bagarre dans une cour obscure. Tout cela n’était qu’un délire inspiré par les brumes de la drogue. Ses visions allaient maintenant se dissiper, laissant de nouveau place à la pénombre, à la fumée bleuâtre et aux silhouettes immobiles des fumeurs d’opium.

Fandorine secoua la tête pour se réveiller au plus vite, mais sans résultat.

En revanche, Nebaba reprit connaissance, et Massa commença à remuer : il porta la main à son menton meurtri, prononça quelques vilains mots en japonais et en russe. Mais le premier à être en état de marche fut l’inspecteur. Il s’assit en gémissant, frotta son cou de taureau et demanda d’une voix enrouée :

— Avec quoi il m’a fait ça ? Une massue ?

— Sa main. Le tranchant de sa main, expliqua Eraste Pétrovitch.

Fixant le policier avec étonnement, Fandorine se demanda ce qu’il allait faire maintenant : prendre la forme du magicien Tié Kouan Tseu ou bien inventer quelque chose de plus intéressant encore ?

Nebaba se leva avec un grognement, fit quelques pas et, glissant sur quelque chose, il manqua tomber.

— Diable ! Quelqu’un a répandu des billes ! Un truc à se tordre le cou.

Il s’approcha du Chinois étendu par terre. S’étant penché, il gratta une allumette. Il émit alors un sifflement étonné.

— Ça, c’est la meilleure ! Son Excellence le comte Khroutski, lui-même et en personne !

5

Pour l’interrogatoire officiel des prévenus, on décida d’attendre l’arrivée du juge d’instruction, que Nebaba avait envoyé chercher dès son arrivée au commissariat. D’après le permis de séjour qu’il avait présenté, le Chinois s’appelait Fan Tchen, était âgé de soixante-sept ans et vivait dans la maison du comte Khroutski, où il occupait la fonction de cuisinier. Fan Tchen ne connaissait que quelques mots de russe, mais utiliser l’orientaliste comme interprète eût été en la circonstance pour le moins étrange.

— En attendant, mettez le Chinois au v-violon, intima Fandorine au commissaire. Son rôle dans cette histoire est à peu près clair. Son maître lui a ordonné de me suivre, de me faucher le chapelet à la première occasion et de le lui apporter en un lieu convenu d’avance. C’est bien cela, Léon Aristarkhovitch ?

Le comte Khroutski était assis dans un coin, sur un tabouret bancal et, vu sa souplesse et son agilité hors du commun, il était attaché par une chaîne à un poêle de fonte poussiéreux. Complètement remis, il était assis avec décontraction, croisant ses jambes revêtues d’étroits pantalons de toile noire, et seul le linge gris dont on avait enveloppé sa tête meurtrie témoignait de la malencontreuse chute de Son Excellence. Le bonnet chinois en velours traînait par terre, et le comte avait entièrement déboutonné sa veste d’étoffe noire, de sorte qu’étaient dénudés non seulement son torse, mais aussi son ventre plat et musclé, ce qui apparemment ne le gênait aucunement.

— C’est la pure vérité, Eraste Pétrovitch, répondit le prévenu, examinant avec intérêt le conseiller de cour. Fan ne savait rien. Je lui ai dit que le chapelet m’appartenait et que vous me l’aviez extorqué par la ruse. C’est un brave et inoffensif vieillard, en outre excellent connaisseur de la cuisine classique du Sichuan.

— Mais c’est quoi, ce chapelet, Votre Excellence ? ne put s’empêcher de demander l’inspecteur. Quelle valeur particulière peuvent avoir ces cailloux pour qu’ils vous aient entraîné jusqu’à de telles extrémités ? Vous avez transformé Priakhine en chair à pâté, vous avez failli nous tuer, monsieur Fandorine et moi, ce qui va vous valoir une vingtaine d’années de bagne ! Pour quelle raison ?

En guise de réponse, Khroutski regarda Eraste Pétrovitch dans les yeux d’un air interrogateur, comme s’il cherchait à savoir ce que celui-ci savait.

— Cela est difficile à expliquer, Makar Nilovitch, dit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Ce chapelet appartenait à un s-sage chinois qui vécut il y a des siècles. On l’appelait Tié Kouan Tseu. En tout cas, Léon Aristarkhovitch est convaincu que ce chapelet est effectivement le sien. Bien que Tié Kouan Tseu n’ait sans doute jamais existé et que l’histoire du chapelet de jade ne soit rien d’autre qu’une légende.

— Bravo, Fandorine, je vous avais sous-estimé, murmura le comte, puis, à haute voix, il ajouta : A cela près que Tié Kouan Tseu a existé et que ce chapelet est effectivement le sien.

Eraste Pétrovitch écarta les mains :

— Je ne suis pas expert en légendes taoïstes et je n’irai pas polémiquer avec vous sur ce sujet. Ensuite, nous ne sommes pas là pour une dispute de spécialistes, mais pour une tout autre raison. Lorsque j’ai lu sur l’une des perles l’idéogramme « tié » à demi effacé, m’est aussitôt revenu à l’esprit le mythe du magicien de Taishan, dont le nom commence par ce même signe. J’ai fouillé dans un recueil tang de nouvelles sur les traditions magiques des temps anciens et j’ai compris en quoi ces modestes perles pouvaient être précieuses pour un homme obsédé par une certaine idée folle. Je me suis trompé sur un seul point : j’étais sûr que le criminel était chinois. Il eût fallu avoir également en tête les sinologues…

Le comte eut un sourire entendu :

— Et vous vous êtes rendu dans le quartier chinois pour pêcher votre poisson au vif, c’est bien cela ?

— Naturellement. Après tout, les Chinois ne sont pas si n-nombreux à Moscou, deux, trois mille en tout, et ils ont l’instinct grégaire. Un Européen avec un chapelet de jade dans la main, errant de bouges en gargotes, ne pouvait passer inaperçu… Dites-moi, Léon Aristarkhovitch, c’est à dessein que vous êtes venu hier au bal ? Vous saviez que j’y serais, et vous vouliez que je m’intéresse à l’assassinat de l’antiquaire. Mais pourquoi aviez-vous donc besoin de me mêler à cette histoire ? Pourquoi prendre un t-tel risque ?

— On dit de vous, Fandorine, que vous voyez ce qui est caché et que vous êtes capable de démêler n’importe quelle énigme. Je me rappelle parfaitement notre dernière conversation ; vous m’aviez alors donné l’impression d’un homme exceptionnellement perspicace et observateur…

— Et vous vous êtes dit que je découvrirais ce que vous ne pouviez trouver vous-même.

— Vous voyez, je disais bien que vous étiez perspicace, prononça le sinologue d’un ton mi-sérieux, mi-moqueur.

— D’accord, on a compris. Mais comment avez-vous su que j’avais réussi à t-trouver le chapelet ? Le matin, je découvre la cachette, finalement assez simple, de Priakhine, et le soir même vous tentez de me tuer.

Nebaba se mit à toussoter sans raison apparente, mais avec une telle insistance que Fandorine se tourna vers le policier.

— Vous ? C’est vous qui le lui avez dit ? Mais p-pourquoi ? Vous vouliez vérifier auprès d’un spécialiste la valeur du chapelet ? Ainsi, au sortir du magasin d’antiquités, vous vous êtes précipité chez le comte, c’est bien cela ?

— Absolument pas, répondit, gêné, Makar Nilovitch. Enfin, à vrai dire, j’en ai eu l’idée, mais cela n’a pas été nécessaire. En vous quittant, je me suis rendu au commissariat pour établir le protocole, et là, en chemin, qu’est-ce que je vois ? Son Excellence qui vient à ma rencontre. Et moi, pauvre imbécile, je suis tout content. Tiens, je me dis, c’est vraiment un coup de chance…

— En effet, un exceptionnel coup de chance, renchérit Fandorine d’un ton caustique, avant de se tourner à nouveau vers le comte. L’impatience était trop forte, n’est-ce pas, Léon Aristarkhovitch ? Vous avez tourné autour du magasin, et ensuite, bien sûr, vous avez dit au commissaire que le chapelet trouvé valait cinq roubles.

— Trois, répondit Khroutski. Trois roubles et vingt-cinq kopecks. C’est exactement pour ce prix que feu Silenti Mikhaïlovitch a acheté ce chapelet de jade il y a une semaine à un Chinois opiomane. J’ai beaucoup entendu parler et lu à propos de cet objet sacré lorsque j’ai fait mon noviciat au monastère de Chan Liang. Vingt-cinq boules de jade usées par le temps, d’un tsun de diamètre chacune, et dont l’une porte le premier idéogramme du nom de l’Eternel… Le chapelet avait disparu lors de l’invasion de la Manchourie et était considéré comme irrémédiablement perdu. Combien de fois ne me les suis-je pas imaginées, alors que j’étais assis tout là-haut dans la neige dans la position hsia ch’i ou que je cassais du tranchant de la main mes huit cent quatre-vingt-huit cannes de bambou journalières…

La voix du prévenu se fit rêveuse, ses yeux se voilèrent, ses paupières se baissèrent.

Eraste Pétrovitch attendit un court instant, puis, sans façon, interrompit les souvenirs du sinologue :

— Donc, vous allez voir chez Priakhine s’il n’y aurait pas quelque nouveauté intéressante dans son magasin, et là, vous voyez le chapelet de jade. Vous n’en croyez pas vos yeux. Frétillant de joie, vous prenez une loupe, louez le Ciel d’une telle aubaine, et cetera, et cetera. Et ensuite ?

Khroutski rouvrit les yeux et poussa un soupir.

— Oui, quand Priakhine m’a montré le chapelet et m’a demandé s’il ne l’avait pas payé trop cher, je n’ai pas su me maîtriser. Il aurait fallu hausser négligemment les épaules et le lui racheter pour cinq roubles d’un air condescendant. Mais j’ai complètement perdu la tête. Je crois même que je me suis mis à pleurer… Immédiatement, j’ai proposé cinq cents roubles à Priakhine, mais il s’est mis à rire. D’une voix tremblante d’émotion, je lui ai promis mille roubles. Il a refusé. Je suis alors passé directement à dix mille, même si, pour réunir une telle somme, il m’aurait fallu non seulement vendre ma collection mais également hypothéquer ma maison. Mais Priakhine avait déjà perdu tout sens de la mesure. Tout antiquaire nourrit ce rêve : une fois dans sa vie tomber par hasard sur une rareté d’une valeur fabuleuse. J’ai essayé de convaincre Silenti Mikhaïlovitch que cet objet n’avait aucune valeur pour personne à part moi dans toute la Russie. Il ne m’a pas cru. Il m’a dit : je ne suis pas si bête. Si vous qui n’êtes pas riche êtes prêt à me donner dix mille roubles, il y aura bien un millionnaire comme Mamontov ou Khloudov5 pour se fendre de dix fois plus… J’ai longuement réfléchi à la manière de m’y prendre pour obtenir le chapelet et, finalement, j’ai décidé de le voler. J’ai assommé le commis, fouillé la maison de fond en comble, mais je n’ai rien trouvé. Par la suite, Priakhine m’a lui-même raconté qu’on l’avait cambriolé. Le malheureux ne pouvait évidemment pas imaginer une seule seconde que le comte Khroutski était capable de brigandage…

— Inutile de poursuivre, l’interrompit Fandorine. On connaît la suite. Ne trouvant pas le chapelet, vous avez été pris d’un accès de fureur et vous avez décidé d’obtenir la relique coûte que coûte, même au p-prix du sang. Mais Priakhine s’est révélé être un dur à cuire… Mon Dieu, Léon Aristarkhovitch, vous avez fait des études, tout de même ! Comment peut-on, quel que soit l’enjeu, même pour le secret de l’immortalité, dépecer un homme vivant à coups de hache ? Sans compter qu’il est indigne d’un savant de croire à pareilles sottises.

— Votre Haute Noblesse, implora l’inspecteur. Je vous en prie, expliquez-moi de quoi il s’agit ! Quelles sottises ? Quel secret ?

— Des absurdités, fit Eraste Pétrovitch, la mine grave, en balayant l’air d’un geste irrité. Des balivernes sans aucun fondement. Selon une légende, Tié Kouan Tseu a, durant de longues années, cherché le secret de la vie éternelle, en son temps découvert par le grand Lao Tseu, qui serait parvenu à l’immortalité. Dans un livre ancien, il est écrit que Tié Kouan Tseu a atteint l’illumination, degré supérieur de la sagesse, et a vaincu la mort en égrenant un chapelet de jade. Il a vécu trois fois jusqu’à quatre-vingts ans, puis est parvenu à définitivement dépasser le seuil de l’immortalité, ce que symbolise le chiffre vingt-cinq : trois fois la longue vie, plus un.

Le comte acquiesça de la tête, regardant Fandorine avec une sincère commisération.

— La vanité de la raison et de la logique face à la grandeur de l’esprit. Mon pauvre Eraste Pétrovitch, ce que vous pouvez être aveugle ! Qu’est-ce qui vous a sauvé par deux fois d’une mort certaine, sinon la possession du chapelet du Sage ? Mais pourquoi, pourquoi est-il échu à un profane indifférent, et non à moi ?

— Parce que, Votre Excellence, répondit sévèrement le conseiller de cour, piqué par le mot « profane », parce que vous n’avez pas assimilé ce qui est essentiel dans cette légende. Le chapelet de Tié Kouan Tseu ne peut pas tomber entre les mains d’un homme au cśur mauvais. Je crains que votre long séjour au monastère ne vous ait pas permis de percer le mystère de l’Etre ; vous avez passé beaucoup trop de temps à casser du bambou.

Derrière les fenêtres sombres, on entendit le fracas d’une calèche qui arrivait, puis une porte claqua.

— C’est monsieur le juge d’instruction, annonça l’inspecteur en se levant.

Dans la pièce, entra un homme maigre portant un pince-nez, au visage ensommeillé et à l’air hargneux.

— Serge Lemke du bureau du procureur, se présenta-t-il.

Il serra la main à Eraste Pétrovitch, s’inclina devant le prévenu et salua d’un signe de tête l’inspecteur.

— On le met où ? demanda Fandorine. A la prison de Malaïa Goubernskaïa ?

— Non, répondit le juge d’instruction en étouffant un bâillement. Toutes les cellules pour nobles y sont occupées. Je l’emmène à la prison militaire de Kroutitski. On l’interrogera là-bas. Vous venez ?

— Si vous le permettez, je vous rejoindrai un peu plus tard, répondit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. De toute façon, le t-tableau du crime est entièrement reconstitué. En m’attendant, faites les formalités. Je n’en ai pas pour longtemps.

Les deux gardes arrivés avec le juge d’instruction conduisirent le prévenu vers la sortie.

Sur le seuil, le comte s’arrêta, se tourna vers Fandorine et demanda d’un ton suppliant :

— Vous me le laisserez regarder au moins une fois ?

Un des gardes poussa le prévenu dans le dos.

— C’est tout de même dommage. Un homme aussi savant, terminer au bagne… fit Makar Nilovitch, plein de compassion à l’égard du criminel quand la calèche se fut éloignée.

— De quel bagne parlez-vous ? le rassura Fandorine. Vous ne voyez pas que cet homme est complètement dément ? C’est l’hôpital de la prison qui attend le comte, et plus précisément le pavillon des f-fous dangereux.

Nebaba s’assit pour rédiger son rapport au commissaire concernant l’élucidation du meurtre et l’arrestation du criminel. Il soufflait, faisait furieusement grincer sa plume sur le papier, essuyait sans cesse son front cramoisi : bref, il était absorbé par sa tâche. Pendant ce temps, le fonctionnaire chargé des missions spéciales arpentait le triste bureau sans raison apparente. Il soupirait, claquait nerveusement des doigts, essayait de sonder l’obscurité à travers la fenêtre. A un moment, il ouvrit même la porte comme s’il voulait sortir, mais, levant la tête de son rapport, le policier l’en dissuada :

— Il fait nuit noire, on n’y voit goutte. Détendez-vous. Il va revenir, votre Asiate, où voulez-vous qu’il soit passé ?

Massa ne reparut qu’une heure plus tard.

— Alors ? demanda Fandorine, impatient. Pourquoi as-tu mis tout ce temps ? Tu as tout retrouvé ?

— Vingt-cinq, répondit fièrement le serviteur. Une des pelles était tombée dans une male d’eau.

Ses coudes et ses genoux étaient en effet mouillés et sales.

— Dès demain, tu les enfileras sur un double fil, ordonna Eraste Pétrovitch. Et cette saleté de bobine de la compagnie Pouziriov, tu peux la fiche en l’air. Non, tu sais quoi, donne-moi ces perles. Je les enfilerai moi-même.

Surprenant le regard interrogateur du policier, Fandorine expliqua non sans une certaine gêne :

— Que j’aie par deux fois été sauvé grâce au chapelet est une coïncidence. Pour ce qui est de l’immortalité, il s’agit bien entendu de superstition et de balivernes. Et quant à la sagesse suprême, c’est également douteux. En revanche, j’ai pu observer que, lorsque je faisais claquer le chapelet, mon esprit fonctionnait nettement mieux… Et inutile d-de me regarder comme ça.

1- Devoirs absolus.

2- Quartier de Moscou dont le centre est la place Soukharev, célèbre pour son marché aux puces. (N.d.T.)

3- Nebaba signifie littéralement « qui n’est pas une bonne femme ». (N.d.T.)

4- Revue littéraire pour le peuple. (N.d.T.)

5- Deux riches industriels, l’un mécène, l’autre collectionneur. (N.d.T.)

LA VALLÉE DU RÊVE

Cette nouvelle est dédiée

à Washington Irving

Il y a du bon à être une star

Le maître qui avait enseigné à Fandorine la science de la vie disait : « L’homme vient au monde aveugle et jusqu’à sa mort il le reste. Mais il y a trois Guides pour l’homme privé de vue : l’Esprit, la Raison et le Corps. Ils te tiendront par la manche et chacun te tirera dans son sens. Se trompera celui qui considérera l’un de ces trois Guides comme primant sur les autres. Sache quand obéir et auquel. Cela seul te gardera des erreurs et t’évitera de t’écarter du Chemin. »

Pour ce qui était de l’Esprit et de la Raison, il était plus d’une fois arrivé à Eraste Pétrovitch de s’embrouiller, ce qui lui avait valu de trébucher contre les pierres du Chemin et de se faire quelques bosses. En revanche, il avait parfaitement assimilé dans quelles situations il convenait d’obéir sans discuter au Corps, et, en ce domaine, il ne s’autorisait aucun doute. Sinon, son Chemin se serait depuis longtemps interrompu.

Tenez, c’était comme à cet instant précis. Alors que son Esprit et sa Raison s’étaient tus tandis que son Corps lui criait « Attention ! », Fandorine avait obéi immédiatement et sans la moindre hésitation : sans se retourner, il avait fait un grand bond de côté. D’autant que l’endroit était totalement désert et qu’il n’y aurait donc personne pour penser que ce gentleman à l’air si respectable était brusquement devenu fou…

Donc.

Directement de l’agence de Pinkerton, Eraste Pétrovitch était allé envoyer un télégramme à Massa (« REJOINS-MOI PAR TRAIN DE NUIT STOP DEUX COSTUMES STOP UN BLANC UN NOIR STOP ») et il était parti pour une promenade vespérale dans New York.

Il avait cheminé à l’aventure, frappant légèrement le sol de sa canne, réfléchissant au moteur à combustion interne.

Si les rues voisines de Broadway restaient tant bien que mal éclairées au gaz, les ruelles suivantes étaient tout à fait sombres, et Fandorine avait sorti sa petite torche électrique. Il suffisait d’actionner le ressort pour que la lumière s’allume. Cela éclairait, et c’était en plus un très bon entraînement pour les doigts.

Quand il avait commencé à sentir l’odeur de la mer, Eraste Pétrovitch avait compris qu’il se trouvait non loin de l’Hudson. Il avait regardé autour de lui et aperçu au loin la silhouette trapue de Battery. Ainsi ses pas l’avaient-ils porté jusqu’à la pointe de Manhattan.

Laissant derrière lui entrepôts et grues portuaires, il était arrivé au bord de l’eau et s’était accoudé au parapet.

Le soir était déjà tombé, mais le ciel gardait un arrière-goût de couchant. Au loin, sur Bedloe’s Island, telle une pièce de jeu d’échecs, s’élevait la statue de la Liberté. Sur l’une des pointes de sa couronne s’était enflammé l’ultime reflet du soleil.

C’est très beau ; cette étincelle sur la couronne parfait le paysage, avait dit la Raison. Mais, sans la statue, ce serait encore plus beau, avait objecté l’Esprit.

Au même moment, Eraste Pétrovitch avait eu la sensation (visuelle, auditive, nerveuse ? Dieu seul le savait) d’un imperceptible mouvement dans son dos. Aussitôt, son Esprit et sa Raison s’étaient tus, tandis que son Corps lui faisait faire un brusque écart.

Un sifflement agressif passa juste au-dessus de son oreille, une fraction de seconde plus tard un coup de feu éclata. Accomplissant simultanément trois actions (s’accroupissant, pivotant sur un talon et tirant son revolver de sous le pan de sa redingote), Eraste Pétrovitch parvint de justesse à éviter la seconde balle. Touché, son chapeau (et pas n’importe lequel, un haut-de-forme tel qu’il était impossible d’en trouver en Amérique et qu’il avait fait venir spécialement de Jermyn Street) alla voler dans l’eau. Par contre, il pouvait désormais voir d’où l’on tirait. La flamme avait jailli près du mur d’un hangar obscur. Le son indiquait un revolver de gros calibre, et quant au tireur, il fallait qu’il fût excellent pour faire mouche d’aussi loin. Il ne devait pas lui permettre de tirer une troisième fois, car sur fond de ciel pas encore tout à fait sombre, la silhouette de Fandorine constituait une cible trop aisée. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch tendit sa main armée de son Hertsal et en tira les sept balles à l’aveuglette. Pour ce revolver à canon court, dont tout l’intérêt résidait dans la rapidité, la distance était bien trop grande, mais au moins il n’y eut pas de troisième tir provenant de l’obscurité.

Quand les coups de feu cessèrent de résonner dans sa tête, Fandorine (il était par terre, bras en croix) tendit l’oreille et comprit qu’il n’y avait plus personne près du hangar. Il se releva prudemment en rechargeant son barillet. D’une traite, il courut jusqu’à l’endroit d’où l’on avait tiré. Comme de juste, plus personne ne s’y trouvait.

L’homme qui avait tenté de le tuer s’était caché dans un des passages qui séparaient les divers entrepôts. Essayer de le rattraper eût été absurde, et de surcroît risqué.

Remettant les déductions à plus tard, Eraste Pétrovitch entreprit d’étudier la concentration de son tir. Le rayon de sa torche trouva, logées dans la paroi de bois, sept petites billes de plomb, le tout dans un périmètre d’un mètre, pas si mal. Mais où était la huitième ?

Il chercha longuement et finit par trouver. La balle était par terre.

Il la ramassa, l’examina.

La pointe était écrasée, comme si elle avait percuté du métal. Bizarre. Dans le mur, il n’y avait ni clous ni vis.

C’était quoi ce scintillement ?

Après l’avoir rallumée, le détective coinça sa torche sous son menton, tira une loupe de sa poche et la dirigea sur l’objet de sa curiosité.

Il faisait sombre et ce n’était pas commode, mais il put néanmoins distinguer de microscopiques particules jaunes qui scintillaient dans les fines rainures de la balle. De la dorure ?

Glissant sa trouvaille dans la poche de son étui à revolver, Eraste Pétrovitch partit à la recherche de sa canne, abandonnée en chemin, mais sa Raison, cette fois avec une certaine impatience, écarta son Corps et échafauda des hypothèses.

La première était la plus désolante.

Banale tentative de vol. Dans cette ville, il y avait beaucoup de gens pour qui la vie d’autrui ne valait pas plus d’un kopeck, ou d’un cent pour ce qui les concernait. Quelqu’un avait aperçu un dandy égaré dans un endroit perdu. Pour ne pas prendre de risques, il avait décidé de lui tirer dessus à une distance de sécurité, et ensuite de dépouiller le cadavre de tous ses objets de valeur. Eraste Pétrovitch examina cette hypothèse et la rejeta, non pas qu’elle fût invraisemblable, mais parce qu’elle n’offrait aucune perspective. Les hasards ne se prêtent pas au calcul, en tout cas dans le domaine de la criminalistique.

Seconde hypothèse : l’agression pouvait être liée à la commande tout récemment reçue de Pinkerton. Cependant, après réflexion, Fandorine élimina également cette hypothèse. En fait, il n’avait pas encore reçu de mission à proprement parler. Ce qu’attendait le client n’était pas clair et il ne rimerait peut-être à rien de s’attaquer à cette affaire. C’est d’ailleurs ce qu’il avait dit à mister Pinkerton.

Non, ça ne collait pas.

En conséquence, il ne restait plus que la troisième hypothèse : la vengeance du docteur Lind, mystérieux chef d’une puissante organisation dont les gardiens de la loi ne savaient pour le moment que très peu de chose.

Un mois plus tôt, Eraste Pétrovitch avait déjoué le hold-up de la banque Eastern United. Pour sa part, il avait considéré l’opération comme un échec dans la mesure où une fusillade avait eu lieu et où des gens qu’il aurait fallu arrêter étaient morts, tandis que le principal malfaiteur s’était enfui. Cependant, le docteur Lind, qui n’avait pas l’habitude des échecs, continuait apparemment de remâcher sa rancune. En l’occurrence, on pouvait dire merci aux journaux. Ils avaient claironné à travers le pays tout entier que l’héroïque mister Fandorin (ils écrivaient parfois Fendorin quand ce n’était pas Fundoreen) avait à lui tout seul couvert de honte le roi du crime. De modeste auditeur libre à la faculté de génie mécanique, arrondissant de temps à autre ses fins de mois avec des enquêtes privées, Eraste Pétrovitch s’était brusquement mué en une célébrité connue de l’Amérique entière, ou, comme cela s’appelait dans le jargon local, en une « étoile ».

Ce qui présentait peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients.

Des collectionneurs d’autographes avaient pris l’habitude de venir au laboratoire de Newbury Street, et cela ne faisait que gêner son travail. Et d’un.

Les reporters de la presse de Boston campaient devant sa porte et l’aveuglaient avec les éclairs de magnésium de leurs flashes. Et de deux.

Sa logeuse n’avait pas tardé à relever le loyer de son appartement. Et de trois.

A sa fenêtre pointaient en permanence deux ou trois têtes de gamins, le nez écrasé contre la vitre. Et de quatre.

Et enfin, cinq : une semaine plus tôt, alors que Fandorine essayait la toute nouvelle Benz Velo qu’on venait de lui livrer de l’usine de Manchester, ses freins avaient brusquement lâché dans une descente particulièrement raide. C’était un miracle s’il était resté en vie : il avait tout juste réussi à sauter à temps, mais la merveille de la technique allemande avait fini sa course dans la rivière. Quand on l’en avait sortie, il était apparu que le câble de frein avait été sectionné. Premier signal du docteur Lind. Il était évident qu’il n’y aurait pas longtemps à attendre le second. Eh bien, il était apparemment venu sous forme de coups de feu explosant dans l’obscurité.

Dans ces conditions, la commande de Pinkerton tombait plutôt mal. Il convenait de s’occuper sérieusement du docteur : puisque, de toute façon, il ne le laisserait pas tranquille, autant prendre le taureau par les cornes.

Toutefois, il avait déjà accepté un chèque, et pas un petit. Ici, aux Etats-Unis, la gloire se traduisait immédiatement en honoraires. Le minimum était donc d’aller voir le client et de l’écouter. Eraste Pétrovitch n’avait d’ailleurs rien promis d’autre pour le moment.

Ce n’était pas la première fois qu’il collaborait avec l’Agence nationale de détectives, mais jamais encore on ne l’avait fait venir de Boston par télégramme urgent pour une rencontre en personne avec Robert Pinkerton, chef de la branche new-yorkaise de la société. Son père, le grand Allan Pinkerton, avait connu une existence pleine de dangers et d’aventures : il avait pourchassé les espions, les assassins et les voleurs, sauvé la vie du président Lincoln ; il avait bâti et développé jusqu’à la perfection un empire de l’investigation privée unique au monde. La principale qualité de ce gardien des secrets d’autrui était sa capacité à défendre les intérêts de ses clients. Sa mort, dix ans auparavant, était symbolique : Allan avait trébuché dans la rue, était tombé en se mordant la langue… si cruellement que la gangrène s’y était mise. La mort la mieux appropriée qui fût pour un homme qui savait comme personne garder sa langue.

L’affaire avait été reprise par ses deux fils : William dirigeait la filiale de la côte Ouest, basée à Chicago ; Robert était directeur de celle de la côte Est, située à New York. Les frères employaient deux mille agents titulaires et quelques milliers de « réservistes », éparpillés non seulement à travers tous les Etats-Unis, mais également toutes les villes clés de la planète.

Dès que Fandorine s’était présenté au quartier général de l’Agence, un imposant bâtiment de quatre étages sur Broadway, il avait été conduit auprès du grand manitou.

Robert Pinkerton, un moustachu au regard calme et pesant, s’était levé pour accueillir son visiteur : un signe de respect non négligeable. Il lui avait serré vigoureusement la main, son visage figé avait même tenté (quoique sans grand succès) d’esquisser un sourire, ce qui était déjà proprement inouï.

Apparemment, mes actions ont fortement grimpé, pensa alors Eraste Pétrovitch en s’asseyant dans le fauteuil réservé aux hôtes de marque et en prenant un cigare. Depuis le mur, enchâssé dans un cadre d’or, l’śil grand ouvert emblème des Pinkerton le regardait ; au-dessous on pouvait lire la devise : « Nous ne dormons jamais. »

Et, de fait, les yeux du directeur étaient rouges et gonflés. Mauvaise digestion, insomnie, conscience tourmentée, problèmes familiaux, plus poumons malades, diagnostiqua Fandorine d’après la physionomie du grand homme que jusqu’alors il n’avait aperçu que de loin.

Pour expliquer cette convocation urgente, une seule éventualité s’imposait : le docteur Lind avait refait des siennes.

Mais ce fut de tout autre chose que se mit à parler Pinkerton :

— Mister Fendorin, je sais que notre responsable de la division chargée des clients particulièrement importants vous a déjà proposé un travail permanent et que vous avez refusé.

Eraste Pétrovitch répondit poliment :

— J’ai en mon temps travaillé dans une grosse… organisation, dit-il, hésitant sur le terme adéquat. Mais désormais, j’ai l’absolue c-conviction que la vie de « franc-tireur » me convient mieux. Sans compter que ma principale sphère d’intérêt n’est pas la criminalistique mais le génie mécanique.

Le directeur jeta un coup d’śil au papier posé devant lui.

— On m’a préparé une note d’information. Vous étiez général de brigade dans la police russe et receviez une rétribution annuelle qui, en dollars, donne ceci.

Il écrivit sur la feuille un nombre se terminant par trois zéros et le montra à son interlocuteur. Les informations de mister Pinkerton étaient parfaitement exactes.

— Premièrement, je vous propose ça. (Le crayon ajouta un nouveau zéro à la somme précédente.) Et deuxièmement, je vous offre la place de l’homme qui n’a pas su vous engager à temps. En d’autres termes, vous deviendrez chef d’une des principales divisions de notre société… Un général de division, en quelque sorte.

— Je vous remercie pour cette flatteuse proposition, mais non, répondit Fandorine en s’inclinant légèrement. Ma liberté m’est plus précieuse.

Pinkerton ne perdit pas de temps à essayer de le convaincre. Il regarda son hôte d’un śil inquisiteur, poussa un soupir et ramena vers lui une autre feuille de papier ornée d’un monogramme en forme d’étoile lumineuse à cinq branches.

— Dommage. Dans ce cas, je vous transmets simplement cette lettre. Agissez comme bon vous semblera.

Avec un évident regret, le directeur tendit la feuille.

La lettre était assez courte. Eraste Pétrovitch en parcourut les lignes, s’attardant un bref instant sur la large écriture, puis il posa sur le maître des lieux un regard interrogateur.

— Il est écrit ici « pour une affaire délicate et mystérieuse ». Que cela signifie-t-il ?

— Je n’en ai aucune idée. Mais l’enveloppe contenait un billet de train dans un coupé de première et un chèque à votre nom. (Mister Pinkerton lui tendit également deux billets de banque.) D’après moi, c’est une assez jolie somme pour voyager confortablement jusqu’à Cheyenne et simplement écouter parler ce gentleman. Je vous dirai seulement que le colonel Maurice Star est l’un des plus riches propriétaires de mines de tout l’Ouest. Vous pourrez exiger n’importe quelle rémunération. Je dis bien n’importe laquelle. Vous comprenez ?

— Pourquoi a-t-il demandé que l’on fasse appel à moi personnellement et ne s’est-il pas simplement adressé à votre agence ?

— J’aimerais bien le savoir, prononça le directeur avec amertume. Le battage de la presse est une bonne affaire, mais les journaux ne parlent de vous que depuis un mois, alors que cela fait quarante ans que nous dépensons des tonnes d’argent pour la publicité.

Soudain, dans les yeux de Pinkerton passa une étincelle.

— Mister Fendorin, je connais vos exceptionnelles capacités, mais dites-moi, avez-vous jamais eu l’occasion d’aller dans le Far West ? Tout y est très différent d’ici. Un homme de la ville ne peut pas s’en sortir sans l’aide d’un spécialiste local. Dans ces contrées aussi nous avons des représentants qui connaissent parfaitement l’Ouest. Ils vous aideraient volontiers…

— Sir, il m’a été donné de mener des enquêtes à l’ouest, à l’est et dans toutes les autres parties du monde, assura Eraste Pétrovitch à son interlocuteur.

— Néanmoins, voici une lettre de recommandation. Si vous avez besoin d’aide ou bien de consulter un spécialiste, je vous en prie, n’hésitez pas à vous adresser à n’importe laquelle de nos filiales. En tant qu’une de mes connaissances personnelles, vous y serez servi à un tarif avantageux.

A la deuxième tentative, mister Pinkerton réussit plus ou moins à sourire, et il raccompagna son visiteur jusqu’à la porte.

Cela avait tout de même du bon d’être une star.

Le costume blanc

Jusqu’à l’arrivée à la gare de Cheyenne, Fandorine aurait été prêt à parier qu’aucun moyen de transport terrestre ne pouvait et ne pourrait jamais surpasser en luxe un wagon Pullman. Personnel attentif sans être importun ; fauteuil d’un confort inégalé se transformant en lit pour la nuit ; cabinet de toilette privé, fumoir et, enfin, restaurant tout à fait correct. Même en Russie, pays des longs périples en train, il n’avait rencontré semblable confort.

Mais à Cheyenne, capitale de l’Etat nouvellement constitué du Wyoming, Fandorine dut revoir sa conception de ce qu’était le véritable luxe sur roues.

Le colonel Star, dont la signature figurait sur la lettre et le chèque, n’avait pu venir accueillir le détective, étant retenu par des affaires urgentes, mais il avait envoyé son steward personnel chargé de transmettre toutes ses excuses et d’inviter mister Fendorin à prendre un train local qui les amènerait lui et son adjoint à Crooktown, ville principale du comté de Crook, là où précisément se trouvait le bureau central du magnat.

En changeant de quai, Eraste Pétrovitch s’attendait à découvrir quelque chose comme un train de banlieue avec une locomotive de faible puissance, tirant deux ou trois wagons en planches. C’est exactement ainsi, d’ailleurs, que se présenta le train assurant la ligne Cheyenne – Crooktown. A une différence près toutefois : à l’avant du wagon postal et des voitures de passagers (effectivement très modestes), immédiatement derrière la locomotive, était attelé quelque chose d’inimaginable : un véritable hôtel particulier roulant, tout de laque et de chromes rutilants, pur chef-d’śuvre de l’art ferroviaire. Rideaux de brocart aux fenêtres, lampes de cristal, épais tapis sur le marchepied, et, s’étendant sur toute la longueur de la paroi, sous une étoile scintillante d’or, cette inscription, également en lettres d’or : Maurice Star of Crooktown.

Cette merveille, et le steward qui allait avec, avait été mise à la pleine et entière disposition du célèbre visiteur.

— Maître, occupons-nous de cette affaire, dit Massa, prenant la plus légère des valises (l’obligeant steward se chargea des deux autres). On voit tout de suite que le client est un homme très respectable et très courtois.

En entrant à l’intérieur, le Japonais laissa tomber sa petite valise, écarquilla les yeux et bredouilla en russe :

— Nom d’un sien…

A vrai dire, même Eraste Pétrovitch en resta baba.

Dans le premier salon, les murs étaient entièrement recouverts de miroirs, les divans étaient habillés de velours et le sol était en parquet marqueté. Suivait la salle à manger, où la table était déjà dressée avec une argenterie aveuglante tant elle était polie. Aux murs pendaient des tableaux de petits maîtres hollandais – authentiques, jugea immédiatement l’śil avisé de Fandorine.

— Quand souhaiterez-vous que l’on serve le lunch, sir ? s’enquit le steward.

— Reïta, reïta1 ! implora avec volupté Massa, qui venait d’apercevoir la pièce suivante. Maître, vous prendrez un bain ?

Au milieu d’une vaste pièce, se dressait une immense coupe de bronze montée sur un piédestal de marbre en forme de pattes de lion. A en juger par la vapeur qui s’en élevait, elle avait été remplie il y a peu, et l’eau était brûlante.

Eraste Pétrovitch se contenta de secouer la tête.

— Non, je vais p-plutôt jeter un coup d’śil aux journaux.

Il ne lui avait pas échappé que, sur la table basse du salon, avait été préparée la presse du jour.

— Dans ce cas, moi j’en prends un.

Massa commença immédiatement à se déshabiller. Fandorine pour sa part s’approcha de la fenêtre et entreprit d’observer les voyageurs installés dans le wagon voisin.

Des gens ordinaires, sans rien de particulier. Qu’ils lorgnent du côté de la fenêtre et du dandy en costume blanc était parfaitement naturel. Eraste Pétrovitch nota toutefois deux choses étonnantes : très peu de femmes figuraient parmi les passagers, et les hommes étaient presque tous armés – au minimum d’un revolver, de fusils dans les autres cas. Curieux. Les journaux écrivaient pourtant qu’il n’y avait plus d’échauffourées avec les Peaux-Rouges dans ces contrées. Les Cheyennes, les Sioux, les féroces Shoshones avaient depuis bien longtemps enterré la hache deguerre et demeuraient paisiblement dans leurs réserves.

Une cloche retentit. La locomotive siffla avec impatience.

Voilà, on était parti.

Regardant cette steppe vert-jaune que les Américains appellent « prairie », ce n’était pas au colonel Star et à sa « mystérieuse affaire » que songeait Eraste Pétrovitch mais au progrès technique.

Il y avait encore un quart de siècle, les colons qui se déplaçaient en direction de l’océan Pacifique devaient traverser en chariot ces étendues infinies, avalant la poussière, souffrant d’impensables privations, risquant à chaque instant d’y laisser leur scalp. Or, ce périlleux voyage de plusieurs mois pour aller d’un océan à l’autre s’était aujourd’hui réduit à quelque cinq jours, qu’en outre l’on pouvait passer confortablement à lire un livre ou à réfléchir à l’éternité. Le principal sens du progrès n’était pas dans les commodités ni même la sécurité. Le développement de la civilisation donnait à l’homme la possibilité de concentrer son énergie spirituelle non plus sur les humiliantes difficultés de l’existence mais sur son sens profond.

La ligne passait par de douces collines entièrement couvertes d’herbe, et le train semblait se balancer au gré des vagues indolentes de l’océan. Au-delà, à l’horizon, la steppe se cabrait, se ridait en monts verdoyants qui donnaient l’impression d’un gigantesque tsunami s’approchant. C’était quelque part là-bas, au pied de cette montagne, que se trouvait Crooktown.

Avant de s’asseoir pour lire la presse, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dans la salle de bains pour voir comment allait Massa.

Massa allait à merveille. A travers les fenêtres entrouvertes soufflait un petit vent frais, le steward était en train de servir une tisane, tandis que le Japonais, aux anges, se prélassait dans la baignoire et braillait sa chanson préférée sur le samouraï ivrogne du clan Kuroda.

Au salon, Fandorine s’attarda un instant devant son reflet. Décidément, son costume blanc valait bien son prix. Mister Lancetti, le tailleur de Cambridge Street, avait tout l’avenir devant lui.

La première page du New York Times était consacrée à un incendie ravageur qui s’était produit dans l’Etat du Minnesota. Dans ce pays, tout était gigantesque et défiait l’imagination. Eraste Pétrovitch essaya de se représenter une tornade de feu de quatre miles de haut et vingt de large, se déplaçant à la vitesse du vent. Cinq villes avaient été réduites en cendres. Dans la bourgade de Hinckley étaient morts tous ceux qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de se réfugier dans un puits ou dans la rivière. Un héroïque conducteur de locomotive, au risque d’être brûlé vif, avait fait entrer son train dans Skunk Lake en feu et sorti trois cents personnes de la fournaise.

A la rubrique étrangère, on parlait beaucoup de la Russie – comme toujours, en mal.

Une épidémie de choléra frappait les provinces polonaises.

L’empereur se mourait à Livadia, il ne tiendrait pas plus d’un mois. Lui succéderait le « kronprinz » Nicolas, dont tout le monde disait qu’il était trop jeune et inexpérimenté. Le tsar avait promis d’apprendre à son fils le métier de souverain quand celui-ci atteindrait la trentaine, de sorte que Nicolas était un demi-ignare, vu qu’il n’avait que vingt-six ans.

L’anarchiste russe Ungern-Sternberg, recherché par les polices de plusieurs pays européens pour des dynamitages dans des lieux publics, n’était finalement pas un révolutionnaire mais un provocateur et un agent de la police secrète russe. Son but : susciter sur le continent une hystérie antirévolutionnaire afin que les puissances européennes livrent les émigrés à la justice russe selon une procédure simplifiée.

Mais plus inquiétantes que tout étaient les nouvelles venant d’Extrême-Orient. La Russie avait décidé de se mêler du conflit sino-japonais et d’envoyer deux cuirassés à Port-Arthur afin de ne pas laisser les soldats du mikado pénétrer dans ce lieu stratégiquement important. Ah, ils en faisaient de belles, les petits malins de Saint-Pétersbourg ! Ils ne voyaient pas dans quel pétrin ils étaient en train de se fourrer…

Un grand bruit retentit, comme si un bocal ou une bouteille avait explosé.

Le journal, sur les genoux de Fandorine, se couvrit d’éclats de verre.

Un grondement, un craquement, le hurlement éperdu de la sirène… et tout cela en même temps.

Eraste Pétrovitch leva les yeux et vit, en plein milieu de la fenêtre, un trou d’où partait tout un réseau de fissures.

Immédiatement, un second apparut, puis un troisième, et la vitre sauta de son cadre, tombant sur le sol dans un tintement cristallin.

On n’entendait pas les coups de feu, car tous les bruits étaient couverts par le rugissement de la locomotive.

Fandorine bondit et se rua vers la fenêtre.

Il vit que, parallèlement au train, des cavaliers au teint noir et portant de larges chapeaux galopaient tout en tirant des coups de fusil sur le wagon.

Sur sa joue, il sentit comme une langue de feu : une balle venait de passer à un demi-pouce de son visage. Eraste Pétrovitch se jeta à plat ventre sur le tapis.

Dans sa tête affluèrent des bribes de pensées.

Quelle était cette diablerie ? Qui étaient ces hommes ? Que voulaient-ils ? S’il s’agissait d’Indiens, pourquoi portaient-ils des chapeaux ? Et puis, les Indiens avaient la peau cuivrée alors que ceux-là avaient la peau anthracite ! Des Nègres ou quoi ?

Il roula sur le sol jusqu’à la fenêtre voisine, intacte, celle-ci. Il se releva pour y jeter un coup d’śil.

Pas question de Nègres. Ces hommes avaient simplement la partie inférieure du visage dissimulée sous un foulard noir.

Des pilleurs de trains, voilà ce qu’ils étaient. Les journaux parlaient souvent de ces brigands. Ils arrêtaient un convoi, détroussaient les voyageurs, faisaient sauter le wagon postal à la dynamite et repartaient dans la prairie. Essayez donc ensuite de les retrouver !

Les cavaliers – ils étaient bien une douzaine – étaient à la hauteur du wagon. Ils avançaient plus vite que le train, et en plus la maudite locomotive se mit à ralentir au moment le moins approprié.

Devant, dépassant tous les autres, galopait un homme juché sur un grand cheval blanc. Apercevant un passager à la fenêtre, le brigand tira un coup de fusil. Fandorine eut à peine le temps de se projeter en arrière.

Les balles ravageaient tout : les miroirs volèrent bruyamment en éclats, le vase chinois qui trônait sur la table basse explosa, les ressorts du divan émirent un piaulement plaintif. Se déplaçant tantôt par bonds, tantôt à quatre pattes, Eraste Pétrovitch parvint dans la salle à manger. S’y déchaînait une sorte de bacchanale destructrice. A ses pieds vint échoir un tableau arraché de son clou. La table était couverte d’éclats de vaisselle ; de la théière percée de part en part par une balle, l’eau s’écoulait au milieu de jets de vapeur.

Encore un petit saut, et Fandorine se retrouva dans la salle de bains, d’où provenaient d’étranges bruits, ressemblant plus ou moins à la sonnerie de l’angélus : ding ! ding !

A terre, les bras en croix, le steward était étendu, immobile. Son plastron empesé était rouge d’une multitude de taches de sang.

Pas de Japonais en vue.

— Massa ! cria désespérément Fandorine. Tu es vivant ?

— Je suis ici, maître.

De la baignoire une tête coiffée en brosse émergea, pour aussitôt se recacher, car une balle venait à nouveau de percuter le bronze : ding !

— Où as-tu fourré le sac de voyage ? J’ai mon revolver dedans !

A vrai dire, en quoi le Herstal pouvait-il lui être utile dans une telle situation ? Il était trop loin pour un tir de précision et, de toute façon, comment viser quand on était secoué en permanence ?

Quant au train, au lieu d’augmenter sa vitesse pour se détacher de ses assaillants, il avançait de plus en plus lentement.

Le cavalier de tête menaçait le machiniste du poing, ce à quoi la locomotive répondait par un grincement apeuré de ses freins.

— Ça ne se passera pas comme ça, marmonna Fandorine, grimaçant au bruit de la balle ricochant sur la baignoire. Massa, trouve une arme digne de ce nom ! Dans la voiture voisine il y a des fusils.

Le Japonais sauta lestement de sa coupe de bronze, non sans éclabousser son maître au passage, et, rond et souple comme un ballon, il traversa la salle à manger.

Fandorine se rua dans la direction opposée, vers la locomotive.

Alors qu’il sortait du wagon, un copeau d’acajou arraché à la porte par un coup de feu se planta dans son cou. Ayant arraché l’écharde et effleuré avec dépit son faux col taché de sang, Eraste Pétrovitch calcula la distance qui le séparait de la cabine du machiniste.

Il devait franchir le tender rempli de charbon : une dizaine de yards tout au plus. Mais ramper dans le charbon en costume Lancetti, c’était vraiment rageant !

Une nouvelle balle suivie d’une pluie de verre provenant d’une lanterne brisée mit fin aux hésitations du dandy. Le cavalier au cheval blanc lui tirait dessus avec sa Winchester, tout en longeant au grand trot le remblai de la voie ferrée.

Eraste Pétrovitch plongea dans la poussière de charbon tel un gardon dans la rivière. Les parois métalliques du tender constituaient un abri idéal.

Les coudes et les genoux meurtris par les morceaux d’anthracite, Fandorine atteignit en une demi-minute la cabine et, jurant comme un charretier, sauta avec un grand fracas sur le sol de fonte, juste derrière le machiniste et le chauffeur.

Ces derniers se mirent à hurler de frayeur et, dans un bel ensemble, mirent les mains en l’air.

— Ne tirez pas ! cria d’une voix éraillée le chauffeur au visage noir de charbon. On freine, mais ça ne s’arrête pas si vite que ça !

— C’est moi qui vais te freiner, oui ! rugit Eraste Pétrovitch, pas moins noir que le chauffeur. Et maintenant, à toute vapeur !

Il aperçut un étui au côté du chauffeur et en tira le revolver – par chance une arme à long canon.

Le chauffeur, remonté comme une horloge, entreprit de jeter du charbon dans la chaudière ; le machiniste pesa de tout son poids sur le levier, et tel un cheval qui se rétablit après avoir trébuché, le train s’élança en avant.

Penché à l’extérieur, Fandorine visa le plus proche des brigands. Celui-ci se courba pour s’abriter derrière le col de son cheval. Le coup partit… Manqué ! Le tir suivant rata également sa cible. Maudits cahots !

Eraste Pétrovitch serra la crosse à deux mains.

Arrachant la porte et se retrouvant à l’intérieur de la voiture, Massa vit tous les voyageurs allongés par terre, les mains sur la tête. Personne n’essayait même de riposter. Apparemment, c’était la raison pour laquelle les bandits ne tiraient pas ici. En tout cas, toutes les vitres étaient intactes.

En revanche, les gens braillaient comme si on les avait déjà tous criblés de balles et qu’on fût sur le point de les achever.

Massa ne connaissait pas très bien la langue des Américains – les gens de ce pays parlaient comme s’ils avaient en permanence dans la bouche de la bouillie de patate douce – et ne distinguait que les mots « Black Scarfs ! Black Scarfs ! 2 », répétés sur tous les tons.

C’était clair. Il était question des brigands, qui enveloppaient leur visage de noir.

Il y eut aussi une femme (vieille et laide) qui, se tournant et voyant Massa nu, cria : « Injuns ! »

Pauvre gourde, elle était incapable de faire la différence entre un Indien et un Japonais. Mais, pour l’heure, le valet de chambre de Fandorine avait mieux à faire que s’attarder à ces idioties.

Dans la main d’un passager en train de se faufiler sous une banquette, il aperçut une Winchester, dont il essaya immédiatement de s’emparer.

— Je vous prie de m’excuser, mais j’en ai vraiment besoin.

L’autre, têtu, se cramponna à son arme.

— Don’t ! Please ! They’ll kill us all !

Son visage était blanc, ses lèvres tremblaient. Il fallut le frapper par deux fois avant qu’il lâche prise.

Le second fusil (un Remington de bon calibre) fut découvert sur l’étagère à bagages, avec sa cartouchière à côté.

Armé, Massa sauta de la voiture sur la plate-forme d’attelage et tira en même temps des deux mains. Ce fut une erreur. Premièrement, il ne toucha personne, deuxièmement, la force du recul manqua le faire basculer sur le talus.

Il abandonna un instant le lourd Remington, s’obligeant à ne pas penser aux balles qui sifflaient tout autour, et mit en joue la Winchester. Le plus important était de se fondre avec le wagon, d’avoir l’impression de ne faire qu’un avec lui.

Il suivit un des cavaliers avec son canon, comme à la chasse au canard. Il appuya doucement sur la détente.

Un très bon tir : le cheval continua de galoper, tandis que l’homme au foulard noir roulait dans l’herbe.

Et maintenant, voyons ce que valait le Remington.

Le train eut un sursaut et se mit à accélérer. Les cavaliers parurent d’abord se figer sur place, puis ils se laissèrent prendre de vitesse. Il était facile de les viser.

Pan !

Sacré recul ! En revanche, le bandit s’effondra en même temps que sa monture. C’était drôlement bien de tirer avec un calibre 50.

L’śil du Japonais fut attiré par l’homme au cheval blanc. Mais là, Massa se précipita un peu trop : il fit seulement voler son chapeau.

Puis il n’y eut plus sur qui tirer.

Le cavalier dépouillé de son chapeau tira sur les rênes, faisant se cabrer son cheval blanc, cria quelque chose, fit un grand geste de la main, et tous les autres, comme un seul homme, tournèrent bride. Le train lancé à grande vitesse se détacha instantanément de la bande.

— Bloody hell ! s’exclama le chauffeur en sortant de sa poche une bouteille et en buvant avidement au goulot. Je n’y crois pas… On les a semés !

Le machiniste se pencha craintivement, regardant par-dessus l’épaule de Fandorine.

— Le c-cran de mire est esquinté, dit Eraste Pétrovitch en lui rendant son colt, mécontent d’avoir manqué ses cibles. Qui étaient ces gens ?

— La bande des Foulards noirs. Le mois dernier, ils ont dévalisé l’express United Transcontinental. Ils ont tué l’employé du wagon postal et pris un sac de pièces en argent. On raconte qu’ils ne dévoilent jamais leur visage, même entre eux.

Dans la voix du cheminot perçait un mélange de crainte et d’admiration.

— Si cela est vrai, c’est sans doute qu’ils sont t-très jeunes. Ils font leurs intéressants. (Fandorine haussa les épaules.) Se cacher en permanence sous un foulard, ce doit être très lassant.

— Et alors, même s’ils sont jeunes, qu’est-ce que ça change ? Billy the Kid n’a vécu que jusqu’à vingt ans et cela ne l’a pas empêché de zigouiller vingt personnes. Et le grand Jesse James a commis son premier carnage alors qu’il avait à peine dix-sept ans. (Le machiniste prit la bouteille des mains du chauffeur et but à son tour une gorgée.) Pouah ! C’est une vraie saloperie que tu bois là ! Les jeunes bandits, ce sont les plus dangereux. Ils n’ont rien dans le crâne. Ils se fichent de la mort. Que ce soit celle des autres ou la leur.

— La question n’est pas là, boss, objecta le chauffeur. Tout ça, c’est à cause de cette histoire de photographies. Les fameux cambrioleurs Sundance Kid, Butch Cassidy et leurs copains se sont fait photographier dans un atelier, pour avoir un souvenir, et maintenant, d’après cette image, ils sont recherchés par tous les shérifs et « pinks » de l’Etat du Wyoming. Une bonne leçon pour les businessmen de grand chemin : ne montre pas ta gueule si tu tiens à ta peau.

La voie vira brusquement en contournant une colline et l’on put voir l’ensemble du convoi, au demeurant assez réduit. Sur la plate-forme séparant le wagon de voyageurs et la voiture-salon, Massa, tout nu, se penchait et faisait signe de la main.

— S-stupéfiant, marmonna Eraste Pétrovitch.

— Qu’on soit vivants ? Ça, on peut le dire. Allez, sir, buvez donc un coup.

Le chauffeur fourra sa bouteille entre les mains de Fandorine. Il était impossible d’offenser le brave homme, même si du goulot émanait une odeur de tord-boyaux le plus élémentaire.

Eraste Pétrovitch fit mine de boire, tout en ne quittant pas le convoi des yeux.

Le wagon des passagers et le wagon postal étaient intacts, sans le moindre impact de balles. La merveilleuse voiture-salon en revanche ressemblait à une passoire dorée. Elle était percée de partout.

Le colonel Star

Ce fut dans la locomotive qu’il continua jusqu’à Crooktown. Il n’avait vraiment pas envie de retourner dans la voiture-salon ravagée par la fusillade et où gisait le cadavre du malheureux steward. En outre, la discussion avec l’équipe de conduite de la locomotive enrichit Eraste Pétrovitch d’un certain nombre d’informations utiles.

Ainsi, il apprit que Crooktown était le dernier rempart de la civilisation. La ville avait été baptisée ainsi en l’honneur du célèbre général Crook, vainqueur des Indiens. La voie de chemin de fer s’arrêtait là ; au-delà, il n’y avait plus que des montagnes au pied desquelles étaient disséminées de minuscules bourgades sans loi ni ordre, et dont les habitants valaient à peine mieux que les sauvages à la peau rouge. Sauf cas d’extrême nécessité, les gens normaux ne mettaient pas les pieds dans ces endroits-là.

De son client potentiel, Maurice Star, les cheminots parlaient avec grand respect. L’homme était immensément riche, mille personnes travaillaient pour lui, et tous étaient satisfaits : il nourrissait bien, payait bien. Un vrai gentleman. S’il l’avait désiré, il serait devenu gouverneur, mais il ne le voulait pas, parce qu’il était toujours en déplacement : dans les Black Hills, où il possédait des mines de charbon et d’or, dans les Rocheuses, où il exploitait des filons d’argent.

Occupé à converser, le reste du voyage passa inaperçu. Une seule fois Massa se montra, toujours dans le plus simple appareil pour ne pas tacher ses habits de charbon. Il apporta une bouteille de vin et un superbe jambon, dont un côté avait été légèrement éclaboussé par le sang du défunt steward. Eraste Pétrovitch renonça à la régalade, mais pas les cheminots qui, indifférents, enlevèrent le bout maculé avec leur couteau et mangèrent avec appétit.

Enfin, devant, se profila un énorme panneau avec cette fière inscription : LA PLUS GRANDE CAPITALE DU COMTÉ DE WYOMING. 2132 HABITANTS. Au-delà, apparaissaient les premières maisons et la gare.

Sur le quai, une foule énorme attendait. Apparemment, toute la population de « la plus grande capitale » était là. Le postier du train avait profité d’un arrêt à une petite gare pour envoyer un télégramme informant de l’attaque du train, et les habitants de Crooktown avaient rappliqué en masse pour contempler les dégâts.

— On est accueillis comme des héros, fit remarquer le machiniste.

Ce disant, il se redressa, enfila une redingote par-dessus sa combinaison, sortit de la poche une chaîne de montre.

N’ayant pas de quoi se faire beau, le chauffeur se contenta de lisser sa moustache et d’incliner sur l’oreille son chapeau crasseux.

— Mister Star s’est déplacé en personne. Qu’il admire donc ce que les Foulards noirs ont fait de son beau wagon. Là, c’est le maire que vous regardez, le colonel est là-bas, à l’écart de tout le monde, vous le voyez ?

Autour de l’homme que le chauffeur pointait de son doigt noir, était effectivement maintenue une distance respectueuse, que celui-ci toutefois ne semblait pas remarquer.

Grand, maigre, avec une barbichette poivre et sel, Maurice Star était le portrait craché de l’Oncle Sam, les lunettes en plus. Ses longs bras croisés, il examina avec attention son wagon défiguré, sans même jeter un regard à Fandorine. On pouvait le comprendre. A qui aurait-il pu venir à l’esprit que l’épouvantail tout charbonné qui se dressait sur le marchepied de la locomotive était le fameux détective de Boston ?

Par contre, Massa, qui venait de sauter sur le quai avec une allure princière, avait eu le temps de se laver et de s’habiller. Il portait un costume à carreaux dans les tons sable, un canotier, des guêtres blanches, et tenait à la main la canne de son maître.

Le colonel se dirigea à sa rencontre avec un aimable sourire, mais brusquement s’arrêta en rajustant ses lunettes : il ne s’attendait pas à ce que « mister Fendorin » fût un Asiate.

Eraste Pétrovitch résolut la difficulté du client en s’approchant et en se présentant.

— I beg your p-pardon for this attire, ajouta-t-il avec un sourire gêné. You can see for yourself, that the final leg of my journey was not exactly a picnic3.

Star se tourna vers Fandorine et, brusquement, dans un russe parfait, prononça :

— Seigneur Jésus ! Dans quel état êtes-vous ! Pardonnez-moi mais j’ignore votre patronyme.

— Pétrovitch. Eraste Pétrovitch, répondit celui-ci après un instant de trouble. Vous avez dû longuement vivre en Russie.

Le colonel se mit à rire.

— Je suis russe. Je ne suis Maurice Star qu’aux Etats-Unis. Dans ce pays, un homme ne peut pas s’appeler Mavriki Christophorovitch Starovozdvizhenskyi. Le temps que tu te présentes, on t’a déjà dévalisé, quand on ne t’a pas tiré dessus. Ici on ne perd pas sa salive inutilement.

Il fit quelques pas rapides en avant, enveloppa le convoi d’un regard acéré, saisissant tout instantanément.

— A ce que je vois, le télégramme n’est pas tout à fait exact. Les bandits n’ont pas tant attaqué le train que mon wagon personnel. Sans doute pensaient-ils que je m’y trouvais. Je suppose que la rançon que j’aurais dû payer pour moi-même m’aurait coûté une somme rondelette. (Star porta la main à son cśur, l’air désolé.) Je ne sais comment m’excuser. A cause de moi, vous avez failli perdre la vie. Je tiendrai compte du dommage subi dans vos émoluments.

Fandorine s’apprêtait à dire que son costume irrémédiablement fichu coûtait quatre-vingt-dix-neuf dollars, mais cela eût été malvenu : des hommes étaient en train de sortir le malheureux steward du wagon. Les badauds s’approchèrent encore plus près, se délectant de la vue du cadavre.

— Pauvre Stenford, fit le colonel en ôtant son haut-de-forme. Trois enfants… Bien sûr, je vais m’occuper d’eux, mais l’argent ne remplacera jamais un père…

Toutefois, ce monsieur était d’humeur changeante. Une seconde plus tôt, c’était tout juste s’il n’avait pas versé une larme, et voilà maintenant qu’il dévisageait Massa avec curiosité.

— Ce doit être votre adjoint ? J’ai entendu parler de vous dans les journaux. Vous comprenez le russe ?

Il serra la main du valet de chambre. Celui-ci leva son canotier d’un air important et s’inclina.

— Parfait, messieurs. Hâtons-nous. Une calèche nous attend.

On voyait que l’ex-Russe n’était effectivement pas habitué à gâcher sa salive.

— Vous avez tenu à faire appel à moi parce que je suis également russe ? demanda Eraste Pétrovitch alors qu’ils s’éloignaient de la gare.

— Ce n’est pas de moi qu’il est question. (Star menait lui-même les chevaux et le faisait fort habilement.) Je n’attache aucune importance à l’origine des gens pourvu qu’ils connaissent leur affaire. Mais pour les habitants de Dream Valley, c’est une autre histoire. Ils sont méfiants à l’égard des Américains. Ils ne font confiance qu’à nous autres, Russes pur jus. Mais je vous parlerai un peu plus tard de Dream Valley. Dans l’immédiat nous allons chez moi. Nous discuterons pendant que vous vous laverez et vous changerez. En ce qui vous concerne, vous pouvez vous abstenir de vous présenter plus longuement. Je sais qui vous êtes… par la presse. Si vous me le permettez, je vous dirai quelques mots de ma modeste personne. Afin que vous compreniez les raisons qui m’animent.

En chemin, Star parla de lui. Brièvement, mais clairement. Il commença par une question inattendue :

— Vous avez lu Tchernychevski ? Le roman Que faire ?

— Oui. Au c-collège.

— Moi, c’est seulement ici que je l’ai lu. Et j’ai été stupéfait. On aurait dit que cela parlait de moi. La façon dont Lopoukhov part en Amérique, vous vous souvenez ? Et « l’égoïste rationnel » ? J’en suis pour moi-même arrivé à cette formule alors que j’étais encore étudiant. Je ne serais heureux sur cette terre que lorsqu’il n’y aurait plus de pauvres et d’infortunés autour de moi. Non pour eux, mais pour moi. Pour mon bien-être moral. (Le colonel eut un sourire malicieux.) J’étais un brave garçon, mais beaucoup trop « arithmétique ». Je rêvais de mettre tous les gens à égalité, de les plier à la formule « Liberté, Egalité, Fraternité ». Je me préparais à consacrer ma vie à la lutte contre le servage. Mais le tsar n’a pas eu besoin de moi pour libérer les paysans. C’est alors que je suis parti en Amérique, me battre pour la libération des esclaves noirs. Ne riez pas, dit-il, alors que Fandorine n’en avait pas la moindre intention. J’avais vingt ans. Le plus grand livre que j’avais alors jamais lu était La Case de l’oncle Tom, sur lequel j’avais versé des torrents de larmes.

Il ricana en songeant à son idéalisme passé, et Eraste Pétrovitch profita de la pause pour demander :

— Et p-pourquoi vous appelle-t-on « colonel » ?

— Vous savez, durant la guerre entre le Nord et le Sud, les volontaires se voyaient attribuer des grades temporaires, appelés « brevets ». Des simples soldats, il y en avait tant et plus, mais les officiers de carrière étaient peu nombreux. Bref, après avoir activement participé aux combats, j’ai obtenu le brevet de colonel. J’étais stupide et courageux. A vingt ans, rares sont ceux qui craignent la mort.

C’était la seconde fois dans la journée qu’Eraste Pétrovitch entendait à peu près la même réflexion.

— Et maintenant vous la craignez ?

— Oui, avoua Star sans hésitation. J’ai tant de choses à accomplir, il serait dommage de mourir.

Une autre question vint à l’esprit de Fandorine :

— Vous avez évoqué la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » avec une pointe d’ironie. Vous êtes désenchanté, c’est ça ?

— Hélas. C’est une grande illusion. Il n’y a ni liberté, ni égalité, ni fraternité. Jugez vous-même. Un homme responsable ne peut être libre de devoirs et d’obligations, et les gens irresponsables ne valent rien. Vous êtes d’accord ? Maintenant, concernant la fraternité. Si tous les hommes sont tes frères, c’est que tu n’as pas de vrai frère. On ne peut pas avoir beaucoup de vrais parents et vrais amis. Avec l’égalité, ça ne marche pas non plus. Les gens ne sont pas égaux, et aucun d’eux ne peut se substituer à un autre. C’est un fait scientifique. Non, il n’y a pas d’égalité et Dieu merci. Il existe des gens forts et chanceux, comme vous et moi, fit le colonel avec un sourire bienveillant. De ceux-là il est exigé plus. Ils doivent se donner sans compter et aider les faibles, tout en prenant garde de ne pas en faire des parasites, de ne pas les humilier en leur concédant les miettes du festin.

— Et vous, vous vous en sortez ? Avec vos mines et vos filons ?

Star parut ne pas percevoir le sarcasme. Il réfléchit un instant, l’air de calculer quelque chose, et hocha la tête positivement.

— On peut dire que oui. Pour un « égoïste rationnel », l’Amérique est le pays idéal. Il y a quantité de choses à faire, pas moins qu’en Russie, mais ici le pouvoir ne met pas de bâtons dans les roues à l’entrepreneur. C’est particulièrement bien de travailler chez nous en Occident. C’est le meilleur endroit de la terre pour un homme fort et chanceux. Suis-je un capitaliste ? Oui. Un exploiteur ? Non. Je consacre vingt pour cent de mes bénéfices au développement de la production et dix pour cent à mes besoins personnels, c’est honnête. Tout le reste va à la rémunération du travail et à l’amélioration des conditions de vie de mes ouvriers. Chez moi, chacun reçoit selon son travail, ses mérites. Ainsi, vous voyez, j’applique dans mes entreprises le principe de base du socialisme.

Une lueur joyeuse se reflétant dans ses verres de lunettes, le colonel partit d’un grand éclat de rire, et Fandorine apporta une correction à son impression première : cet homme ne ressemblait pas à l’Oncle Sam, mais à un Tchernychevski grisonnant – même barbiche, mêmes petites lunettes, même bouche moqueuse aux lèvres fines.

— Voilà, c’est ma maison, annonça Star en franchissant un portail derrière lequel s’élevaient des arbres à l’épais feuillage vert, pour l’heure épargnés par l’automne.

Après le wagon de rêve, Eraste Pétrovitch s’attendait à quelque chose de grandiose, mais la maison du magnat se révéla de dimensions modestes.

— Je suis comme Pierre le Grand, dit le colonel, amusé, surprenant le regard étonné de son hôte. Dans ma vie personnelle, je refuse le superflu. Ici, c’est Monplaisir, je m’y sens bien et à mon aise.

— Vous refusez le superflu ? Et votre voiture-salon alors ?

— Ça, c’est pour en mettre plein la vue. Quand tu arrives là-dedans à Washington, New York ou Chicago, on te prend tout de suite au sérieux. Attendez, vous n’avez pas encore vu mon carrosse. Je vous assure que c’est quelque chose. Je vous ferai la démonstration plus tard, mais en attendant, entrez, je vous en prie.

Bien que modestement meublée, la maison était astucieusement agencée et pourvue de tout le confort moderne. Qu’il y eût l’électricité, le téléphone et un appareil télégraphique n’étonna pas Fandorine, mais la présence d’une vraie douche avec eau chaude, ça oui. Surtout ici, dans l’Ouest sauvage !

Pendant que son hôte se décrassait, peaufinait sa toilette et passait des vêtements propres, le maître de maison était lui-même dans la salle de bains, de sorte que la discussion ne s’interrompit pas un seul instant.

— Comme vous avez déjà pu le remarquer, je suis avare de mon temps, et je souhaiterais donc aborder sans tarder le fond de l’affaire, avait dit Star en s’installant sur un tabouret à côté du lavabo. J’espère que vous n’êtes pas trop pudique.

Et voici ce qu’il raconta.

A trente milles de la capitale du comté, entre deux montagnes, se trouvait Dream Valley, autrement dit « la vallée du rêve ». Là, depuis déjà un quart de siècle, vivait une communauté russe. Dans l’utopie des années soixante, un important groupe de rêveurs des deux sexes était parti pour le Nouveau Monde afin d’y bâtir un paradis terrestre, selon les préceptes de Fourier et de Tchernychevski. Ces jeunes gens auraient préféré créer ce phalanstère dans leur pays natal, mais cela n’était pas sans danger. L’ombre de la forteresse Pierre-et-Paul où il serait bientôt enfermé menaçait déjà leur idole Tchernychevski, et, parmi les nihilistes, certaines têtes brûlées commençaient à évoquer sous le manteau l’assassinat du tyran. De leur côté, les futurs communards se considéraient non pas comme des destructeurs, mais comme des bâtisseurs, et ils croyaient pieusement à la « non-résistance au Mal par la violence » prônée par Tolstoï, autrement dit à la non-violence.

— Soit dit en passant, ils ont bien fait de partir. Juste à temps, fit remarquer Star. Après le coup de feu de Karakozov contre le tsar, on les aurait tous, sans faire de détail, envoyés « bâtir pacifiquement » dans un bagne sibérien.

La première colonie était composée de vingt personnes : quatorze garçons et six filles. Leur intention était de créer le noyau d’un nouveau mode de vie, fondé sur un travail sain et honnête. Sans exploitation, sans esclavage familial. Tout était en commun : la terre, le bétail, les outils de travail, les enfants. Seuls étaient possédés en propre les vêtements, les chaussures et les objets de toilette.

Comme président, ils avaient choisi un certain Kouzma Loukov. Il était le seul parmi ces jeunes citadins à s’y connaître en agriculture, car il était le fils d’un meunier et avait étudié à l’académie agricole de Pétrovsko-Razoumovskoié.

Ces utopistes avaient un peu d’argent, étant donné que certains d’entre eux appartenaient à de bonnes familles. Les colons auraient parfaitement pu acheter un terrain fertile quelque part dans une région déjà exploitée de l’Est, mais la propriété des terres étant contraire à leur conception du monde, les jeunes gens avaient pris le chemin du Far West et s’étaient installés dans le Montana, où la terre était libre et en friche.

— Le plus étonnant est qu’ils ne se soient pas fait exterminer par les Peaux-Rouges. Car il faut savoir que nos idiots n’avaient même pas d’armes. (Le colonel lissa comiquement sa barbichette.) Je ne vois qu’une explication possible : les Sioux considèrent comme indigne de s’en prendre aux faibles d’esprit.

Les fermiers de fraîche date étaient inexpérimentés et passablement empotés, mais en revanche ils étaient appliqués, et la terre qui n’avait jusqu’alors jamais connu la charrue était fertile. Leur affaire commençait à bien tourner, quand un malheur s’était abattu sur eux. Un affairiste sans scrupule, profitant de l’incurie de nos communards, acquit officiellement les terres défrichées. Il est vrai que, juridiquement, elles continuaient de n’appartenir à personne. Les adeptes de Tchernychevski n’avaient plus eu qu’à partir en abandonnant constructions et récolte sur pied. Leur situation était désespérée. C’est alors que le colonel Star, qui à cette époque connaissait déjà quelque succès comme entrepreneur, avait volé au secours de ses compatriotes.

— J’ai fait construire non loin d’ici une ligne de chemin de fer. Et j’ai aidé cette bande d’empotés à s’installer à Dream Valley. Je me suis dit : l’endroit est calme, tranquille, à l’écart de tout, personne ne viendra les embêter. Un paradis pour l’agriculture. A cette époque-là, le propriétaire aurait volontiers vendu la vallée tout entière pour des broutilles, mais rappelez-vous que nos petits malins refusaient la propriété ! (Star balaya l’air de la main, la mine affligée.) Bon, ils prirent la moitié de la vallée à bail emphytéotique. Ils commencèrent à cultiver de l’orge, à élever des moutons. Ils s’installèrent, s’acclimatèrent. Ils baptisèrent leur commune « Le Rayon de Lumière ». De Russie, vinrent les rejoindre d’autres illuminés du même genre. L’affaire allait bon train – non sans mon aide, évidemment. Ils ne sont pas arrivés à créer le paradis rationnel dont rêvait Tchernychevski, mais pour ce qui est de l’égalité et de la fraternité, ils en ont à revendre. L’argent n’a pas du tout cours au sein de la commune. Le président est le seul à sortir de temps en temps des limites de la vallée. Il part avec la production, la vend et avec l’argent récolté il achète tout ce qui est nécessaire à la ferme. Tous travaillent à égalité. Celui qui réussit mieux que les autres est particulièrement honoré : son nom est solennellement cité au cours d’une assemblée générale. Aucune récompense spéciale n’est prévue en dehors des compliments de ses camarades.

— A en juger par votre sourire et votre ton humoristique, tout n’est pas sans nuage dans la vie de vos c-communards, nota Fandorine.

Il observait le narrateur dans le miroir, tandis que son valet le rasait habilement avec un poignard japonais soigneusement aiguisé.

— Vous comprenez, il est vite apparu qu’il était infiniment plus facile de détruire les rapports d’argent que ceux liés aux sexes. Qui l’aurait cru ? (Star mima l’étonnement ingénu.) L’idée de cohabitation débarrassée des liens familiaux produisit d’assez étranges résultats. Tout d’abord, les femmes, en tant que camarades égales des hommes en droits et en devoirs, voulurent labourer la terre. Mais la force de ces frêles jeunes filles aux mains fines n’était pas adaptée. On dut revoir le système. Les femmes reçurent le statut de « maîtresse de la maison ». Les hommes vivaient tous ensemble, dans une habitation collective, tandis que chaque femme avait droit à une maison, dont elle était la maîtresse, décidant personnellement de l’agencement, du confort et des repas. Chaque travailleur choisissait librement celle des maisons dans laquelle il souhaitait se reposer et manger. Plus une maîtresse de maison recevait d’hommes, plus elle était honorée. Ce système n’impliquait aucune grivoiserie. Mais la vie est ce qu’elle est. Très vite, la saine compétition entre les femmes laissa place à une rivalité d’une tout autre nature. A savoir que, pour le choix de leur maîtresse de maison, les hommes n’étaient pas seulement guidés par les exigences de leur estomac… Rappelons qu’ils étaient tous jeunes, et qu’une commune n’est pas un monastère. Bref, en quelque temps, le Rayon de Lumière se mua en une sorte de royaume des abeilles. Chaque ruche, autrement dit chaque maison, avait sa reine, autour de laquelle tournaient plusieurs époux. Dans la vallée, les femmes ont toujours été moins nombreuses que les hommes.

Massa, qui jusqu’alors n’avait pas manifesté d’intérêt particulier pour le récit, tendit l’oreille.

— Intéléssant, dit-il, immobilisant le blaireau plein de savon au-dessus de la joue de son maître. Et ils se sont tous mis à s’entletuer ?

— Figurez-vous que non. N’oubliez pas qu’ils s’agit de gens conscients et progressistes. Tous sans exception sont des Lebeziatnikov, si vous vous rappelez ce personnage de Crime et châtiment. La jalousie et la monogamie sont strictement interdites dans la commune en tant que phénomènes socialement dangereux. Un couple qui refuse de partager son amour avec ses camarades est exclu de la commune et doit quitter définitivement la vallée. Les enfants sont l’objet des soins de tous. La mère de l’enfant est connue, mais tous les hommes se considèrent comme son père ou son frère, selon leur âge.

— Que se passe-t-il quand les enfants grandissent ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous n’allez pas me dire qu’aucun n’a envie de s’extraire de ce… c-collectif pour découvrir le vaste monde.

— Certains le font. Mais presque tous reviennent très rapidement. Dans le vaste monde, on se retrouve seul et on a peur si l’on est habitué à ne vivre que parmi les siens.

— Et il y a beaucoup de monde dans cette c-commune ?

— Une cinquantaine d’adultes et une vingtaine d’enfants. Quoique là-bas les adultes soient aussi des enfants. Dénués d’esprit pratique, incapables de se défendre. (Le sourire du colonel s’effaça, son visage prit un air préoccupé.) Et quelqu’un a décidé de profiter de la situation. Je me suis adressé à vous parce que le Rayon de Lumière a besoin d’aide. Des bandits terrorisent nos communards. Il s’agit de cette même bande qui a essayé de dévaliser le train : les Foulards noirs. Ils sont apparus il y a peu, personne ne sait vraiment qui ils sont. Il y a quelque temps, ils ont pillé un train postal. Aujourd’hui, de nouveau, ils ont commis une agression sur la ligne de chemin de fer. On suppose que leur tanière est dans Dream Valley, mais on ne peut pas l’affirmer avec certitude.

Eraste Pétrovitch leva le menton pour permettre à Massa de nouer plus commodément sa cravate.

— Je ne comprends pas. En quoi avez-vous besoin d’un détective privé ? Pourquoi ne pas tout simplement faire appel à la police ?

— Ici nous ne sommes pas à New York ou Boston. Il n’y a pas de police au sens strict. Dans la petite ville de Splitstone voisine de la vallée, il y a le marshal, mais celui-ci est déjà incapable de ramener l’ordre sur son propre territoire. Le comté de Crook a son propre marshal fédéral, mais il n’entreprendra rien tant qu’il n’aura pas de preuves.

— Preuves de quoi ?

— Que la bande s’est effectivement installée à Dream Valley. Et là, il y a une difficulté réelle. (Star grimaça nerveusement et fit craquer ses longs doigts.) Personne ne croit que les Foulards noirs se cachent dans la vallée. Les Russes ne jouissent d’aucune confiance de la part des autorités, qui les considèrent comme des mécréants et des excentriques suspects. La situation est effectivement singulière. Vous comprenez, il y a d’autres fermiers à Dream Valley, une communauté de mormons. Non seulement ils n’ont jamais vu de bandits, mais ils sont convaincus qu’il n’y a pas l’ombre d’un Foulard noir dans la vallée.

— Mais elle est grande, cette vallée ?

— Non, et c’est bien là le problème. Trois, quatre miles d’une extrémité à l’autre. De deux choses l’une, soit ce sont les communards qui mentent, soit ce sont les mormons. Dans quel but ? Mystère. Voilà, c’est cette énigme que je voudrais que vous éclaircissiez. Si la bande terrorise effectivement nos socialistes, il faut lui faire entendre raison. En douceur… ou sinon par la force.

Eraste Pétrovitch ne réfléchit pas longtemps.

— Comment sont les relations entre Russes et mormons ?

— Exécrables. Ou plus exactement inexistantes. Les communards considèrent leur voisins comme des obscurantistes ignorants. Et, pour les mormons, les Russes sont des suppôts de Satan. Ajoutez à cela les éternelles querelles à propos de terrains litigieux.

L’affaire semblait si limpide que Fandorine se contentait de hocher régulièrement la tête. Vous parlez d’une « énigme » ! Une élémentaire équation à une inconnue, oui. Il faillit demander ironiquement : « Et il ne vous est pas venu à l’esprit que n’importe qui pouvait se nouer un foulard noir autour de la tête ? » Mais il posa une autre question :

— Mavriki Christophorovitch, quel intérêt avez-vous à vous mêler de ces chamailleries ? Vous êtes un égoïste rationnel, pas un altruiste.

Star toussota, l’air gêné.

— Oui, c’est vrai, je suis un égoïste. Je suis préoccupé de ma tranquillité personnelle. Kouzma Kouzmitch, le président, est un vrai crampon. Il m’empoisonne la vie avec ses plaintes, il ne me lâche pas. « Aidez-moi, sauvez-nous, tout notre espoir est en vous. » A sa façon, il a raison. C’est moi qui leur ai trouvé cette vallée, qui les ai aidés à s’installer. Ce qui veut dire que je porte une certaine responsabilité. Ils ont peur pour de bon, ils pensent à s’enfuir d’ici… Ah, à l’époque, je n’aurais jamais dû écouter ces illuminés et acheter la vallée en mon nom propre. Ensuite, ils en auraient fait ce qu’ils voulaient. Maintenant, c’est trop tard. Il y a quelque temps, j’en ai touché un mot au propriétaire, Cork Culligan, mais ce maudit Irlandais m’a demandé une somme astronomique. Toute la superficie, y compris la part des mormons, ne vaut pas dix mille dollars, et il en exige dix fois plus. Cent mille dollars pour apaiser ma conscience, excusez-moi, mais là, c’est de l’égoïsme plus du tout rationnel. Pour une telle somme, on peut s’offrir toutes les vallées de l’Etat du Wyoming. Cependant, je ne peux pas non plus laisser ces pauvres idiots dans le malheur. C’est la dernière fois que je les sors du pétrin, parole d’honneur ! Si, bien entendu, vous êtes d’accord pour vous occuper de cette affaire épineuse. Mais si vous ne la prenez pas, franchement, je les envoie balader. Qu’ils aillent au diable. J’en ai assez d’eux.

Il regarda Eraste Pétrovich, en feignant si bien la dureté que Fandorine sourit.

Cet « égoïste rationnel » lui était sympathique.

— Bon, je vais essayer de démêler cette histoire. Je pense que cela ne me p-prendra pas longtemps.

— C’est vrai ? Merci, mon ami ! Vous m’ôtez un poids de la conscience.

Star était fou de joie et il se mit à s’affairer comme s’il craignait que le détective ne changeât d’avis. Il se précipita vers Fandorine, l’aida à passer sa main dans la manche de sa redingote et, le poussant presque, l’entraîna vers la sortie.

— Ce chèque est pour vous, gardez-le. Comme je vous l’ai promis, c’est un dédommagement. Et pour avoir accepté de venir, en voici un autre, à titre d’avance et pour vos dépenses, dit-il en glissant les deux chèques dans la poche de Fandorine. Et si vous terminez l’affaire, nous ferons les comptes définitifs, et vous n’en serez pas pour vos frais, parole de Maurice Star. Vous allez vous rendre à Splitstone, où il vous faudra acheter des chevaux ; c’est le seul moyen de se déplacer dans Dream Valley. Je reste ici. J’ai beaucoup à faire et, d’ailleurs, de quelle aide pourrais-je vous être ? Mais jusqu’à Splitstone vous jouirez de tout le confort, car je vous prête mon carrosse. Un moyen de transport sensationnel, vous verrez ! Allons-y, allons-y, et pendant ce temps je vais vous parler du propriétaire de la vallée…

Devant le portail, un équipage attelé attendait effectivement. Au premier regard, Fandorine eut l’impression que, tel le Phénix, le wagon-salon ravagé était ressuscité de ses cendres. Même emblème d’or avec une étoile, parois en laque étincelante, lanternes de cristal aux quatre coins. Seule la dimension était un peu moindre, et devant, à la place de la locomotive, se trouvaient quatre percherons. Le cocher quant à lui portait haut-de-forme et gants blancs.

— Le voilà, mon fameux corbillard, déclara fièrement le colonel. Vous n’en trouverez pas un pareil dans le monde entier. Il a été construit à Londres spécialement pour moi. Comme ça, à Splitstone, les gens vous traiteront avec respect. Dans l’Ouest, comme partout, on vous juge sur l’apparence. Et la population de là-bas est du genre bagarreur, vous le verrez vous-même… Bon, allez-y et que Dieu vous garde, même si je ne crois pas en Lui. Venez en aide à nos compatriotes. Qui les tirera d’affaire sinon nous deux ?

Il serra vigoureusement la main de Fandorine. Puis, soudain, il sourit et dit sur le ton de la confidence :

— Vous savez, je suis parti de Russie sans un regard en arrière. Et je n’y suis jamais retourné depuis. J’ai toujours considéré ceci : là où est ta besogne, là est ta patrie. Or, ces derniers temps, je surprends chez moi un curieux sentiment. (Il baissa la voix comme s’il avouait quelque chose de légèrement inconvenant.) J’ai de la peine pour la Russie. Je me sens un peu coupable à son égard. Je vieillis, c’est sans doute ça. Je deviens sentimental. Regardez-nous tous les deux, forts et chanceux, nous l’avons abandonnée. Et tout va à merveille pour nous. Et elle, on la laisse tomber ou quoi ?

— Ne surestimons pas notre importance p-personnelle, répondit Eraste Pétrovitch avec une certaine irritation (le « curieux sentiment » dont parlait mister Star ne lui était pas totalement étranger). Elle a survécu aux Mongols et à bien des drames. Sans votre aide et sans la mienne. La Russie est une f-femme de caractère.

Mais, apparemment, Star ne l’écoutait pas. L’humeur changeante du colonel zigzagua de nouveau. Il regarda par-dessus l’épaule de son interlocuteur et plissa des yeux malicieux, comme s’il lui était venu une idée inattendue.

— A propos de femmes de caractère, dit-il en chuchotant. Regardez donc cette jolie rousse.

Juste en face, se trouvait l’hôtel Majestic, un imposant bâtiment de deux étages, d’architecture parisienne. Devant la porte en verre, attendait une solide calèche attelée à une paire de magnifiques petits chevaux à la robe d’un roux ardent. A côté, faisait les cent pas une jeune fille en habit de voyage et chapeau d’où dépassaient de somptueuses boucles, exactement de la même couleur flamboyante. En même temps qu’elle houspillait les boys de l’hôtel en train de charger dans la calèche un nombre impressionnant de paquets et de boîtes, la demoiselle examinait avec curiosité le carrosse de mister Star. Elle s’approcha, effleura de la main la portière étincelante, secoua la tête d’un air extasié. Elle ne remarqua pas Fandorine et le colonel qui se tenaient dans l’ombre.

— Elle tombe à pic, fit Star, toujours à voix basse. C’est miss Ashleen, la fille du vieux Cork Culligan, le propriétaire de Dream Valley. Apparemment, elle est venue faire des courses à Crooktown et elle s’apprête à rentrer au ranch familial. Et si vous emmeniez la dame ? Vous n’allez pas la laisser se faire secouer dans cette carriole sur la route poussiéreuse ? (Star fit un clin d’śil.) Et par la même occasion, vous pourriez parler de l’achat de la vallée. On dit que le papa ne refuse rien à sa fille. Qu’en dites-vous ?

— Je n’ai pas été embauché pour mener des négociations c-commerciales, répondit sèchement Fandorine.

Il essayait péniblement de voir si la jeune fille était jolie. Elle était un peu trop loin et en plus elle n’arrêtait pas de bouger, comme si elle ne tenait pas en place.

— Ce n’est pas un ordre, mais une prière, dit le colonel d’un ton pénétrant. Si l’Irlandais me vendait la vallée, je saurais y mettre de l’ordre… en tant que propriétaire. Ce n’est pas pour moi que je me décarcasse, mais pour nos compatriotes…

Le jeune fille finit par tourner la tête de ce côté-ci. Elle s’accroupit et, des deux mains, secoua la roue : elle vérifiait la souplesse des ressorts.

Arbitre de la beauté féminine, Massa la fixait d’un regard médusé. Conclusion, elle était mignonne.

— Si c’est pour des compatriotes… prononça sèchement Fandorine. Mais miss Culligan acceptera-t-elle de partager le carrosse d’un inconnu ?

La perle des prairies

La tâche n’était pas des plus simples. Comment entrer en contact avec une demoiselle qui ne vous a pas été présentée ?

Mister Star s’était soustrait à cette mission délicate, arguant de ses relations difficiles avec Culligan père. Une nouvelle fois, il souhaita rapidement bonne chance à Fandorine dans l’accomplissement de sa noble tâche, puis disparut derrière le portail.

Eraste Pétrovitch resta seul. Il lui vint une assez bonne idée : il faudrait que miss Culligan laisse tomber quelque chose. Il le lui ramasserait, elle le remercierait. Un mot en entraînant un autre, le contact serait établi.

Mais, malheureusement, Ashleen Culligan ne voulut pas faciliter la tâche de Fandorine. A en juger par ses gestes habiles et assurés, cette jeune fille laissait rarement tomber quoi que ce fût.

Elle effleura d’un doigt délicat la gueule du lion de bronze qui ornait le moyeu de la roue. Elle se redressa, et alla à l’arrière du carrosse. Là, elle parut intéressée par le compartiment à bagages. Elle se haussa sur la pointe des pieds. Mais comme elle était encore trop petite, elle sauta pour voir.

Les jeunes ladies de Boston et de New York, sans parler des Européennes, ne se comportaient jamais dans la rue avec une telle spontanéité. Et si, compte tenu de l’éloignement des foyers de la civilisation, je m’approchais tout simplement, levais mon chapeau et disais quelque chose d’un air dégagé ? se demanda Eraste Pétrovitch, hésitant.

Au même instant, le cocher et Massa entreprirent de fixer les bagages à l’arrière de la voiture. Miss Culligan dévisagea avec curiosité le Japonais, lequel faisait mine de l’ignorer. Puis elle se retourna brusquement, remarqua Fandorine, toujours en proie à l’indécision, et s’exclama :

— C’est votre Chinois ? Comme il est drôle ! Mais alors, c’est vous qui voyagez dans le carrosse du colonel Star ? Vous êtes qui pour lui ?

Seule une ravissante jeune femme peut se permettre une telle conduite sans pour autant sombrer dans le sans-gêne ou la vulgarité, se dit Fandorine, faisant quelques pas en avant.

Premièrement, il leva son haut-de-forme. Deuxièmement, il se présenta. Troisièmement, il expliqua que Massa n’était pas chinois mais japonais. Quatrièmement, il déclara qu’il se rendait à Splitstone. Cinquièmement, il voulut dire qu’il était partenaire en affaires de mister Star, mais il n’en n’eut pas le loisir, car en entendant prononcer le mot Splitstone, la demoiselle leva les bras au ciel :

— Oh, c’est vrai ? Mais alors, nous allons dans la même direction ! Mon papa a un ranch près de Splitstone, Double C. Vous avez dû en entendre parler. Non ? Comment est-ce possible ? Nos vaches portent la marque « Deux lunes », tout le monde les connaît. Je me présente, Ashleen Culligan. Puisque nous faisons la même route, peut-être pourrais-je monter avec vous dans le carrosse ? J’en ai tellement entendu parler ! (Voyant que Fandorine, légèrement hébété, ne répondait pas, elle le prit par la main et implora :) Oh, s’il vous plaît !

Mais Eraste Pétrovitch était toujours incapable de prononcer un mot. Non par désarroi. Il était simplement quelque peu stupéfait devant une telle beauté.

Quelqu’un qui aurait vu miss Culligan sur une photographie ne l’aurait sans doute pas qualifiée de beauté : ses pommettes étaient un peu trop larges, sa bouche trop épaisse, presque comme celle des Africains, et son nez était semé de taches de rousseur. En revanche, un peintre de talent, particulièrement de l’école impressionniste, aurait immédiatement essayé de saisir le rayonnement qui émanait de ce visage ; ces yeux vert clair expressifs ; la blancheur de cette peau ; cette émanation de vie débordante et joyeuse et, bien sûr, cette auréole de cheveux roux qui étincelaient au soleil. Ashleen était grande, presque de la taille de Fandorine, et ses mains, qui serraient la sienne, auraient certainement pu casser une noix sans difficulté.

Eraste Pétrovitch se remémora une chanson que, quelques années plus tôt, on chantait dans les cafés-concerts parisiens. Elle s’appelait La Perle fine des prairies, et il y était question d’un vaillant chasseur de bisons dont une belle Peau-Rouge avait brisé le cśur.

Ne te reverrai-je donc jamais ?

De l’insupportable perte, sais-tu que je mourrai !

Ta flèche a brisé mon cśur et ma vie,

Petite perle rouge des prairies.

Il se souvenait que cette chanson lui paraissait alors non seulement d’un goût douteux mais également stupide : les perles fines ne sont jamais rouges, et on les trouve, comme chacun le sait, dans la mer et non dans les prairies. Aujourd’hui, pourtant, sa rencontre avec Ashleen Culligan amenait Eraste Pétrovitch à revoir son jugement.

— Je voulais moi-même vous le proposer, dit-il en s’inclinant. Ce sera p-pour moi un honneur et un plaisir.

Le demoiselle poussa un cri d’extase.

— C’est vrai, je peux ? Eh, mon gars ! cria-t-elle aussitôt, faisant signe au cocher. Attelle mes chevaux derrière. Ils sont gentils, ils suivront sagement… Eh bien, qu’attendez-vous, mister Fendorin ! Donnez-moi votre bras !

Elle s’appuya au coude d’Eraste Pétrovitch pour le principe, car elle pouvait parfaitement monter sur le marchepied sans aide masculine. Elle prolongea légèrement la contact (également sans aucune nécessité), serra insensiblement son avant-bras comme pour vérifier la fermeté de ses muscles. Elle leva son pied, releva le pan bas de sa robe si haut que Fandorine eut un battement de cils. Le regardant dans les yeux, elle sourit angéliquement.

Et ce n’est qu’après ces manśuvres exécutées avec virtuosité qu’elle franchit, souple et légère, la portière grande ouverte.

Juste devant le nez d’Eraste Pétrovitch se balança un étourdissant postérieur rond enveloppé de soie verte, et à l’intérieur du carrosse retentit un cri admiratif :

— Waouh ! Une entrée avec un miroir !

Fandorine monta à son tour.

Effectivement, en haut du marchepied, on entrait directement dans une petite pièce tendue de moire et pourvue d’un grand miroir dans lequel se refléta le visage quelque peu rougissant du détective. Eraste Pétrovitch en profita pour rectifier le côté droit de sa moustache légèrement asymétrique, et se tourna en entendant la voix sonore de la demoiselle :

— Un lit ! Et moelleux en plus !

Non, ce n’est pas possible, se dit Fandorine. Il passa la tête à travers les plis de la portière et découvrit non seulement un somptueux salon avec une alcôve occupée par un vrai lit, mais également une table avec des chaises, un divan et même une petite cuisinière à la cheminée en bronze !

Le cocher fit claquer son fouet, les puissants percherons s’élancèrent et, dans une légère oscillation, le fantastique équipage s’ébranla. Au plafond se mirent à tourner silencieusement les hélices d’un ventilateur, qui, ainsi que le détermina immédiatement Eraste Pétrovitch de son śil expérimenté, recevait sans aucun doute son énergie du mouvement des roues. Une remarquable trouvaille d’ingénieur !

Fandorine devait bien reconnaître qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de voir semblable équipage.

Ni semblable demoiselle, d’ailleurs.

Miss Culligan ne se calma pas avant d’avoir mis son nez dans les moindres placards et ouvert toutes les portes. Derrière l’une d’elles, elle découvrit un water-closet, ce qui ne suscita aucune gêne chez la perle des prairies, mais seulement un nouveau hurlement d’enthousiasme :

— Une cuvette en porcelaine ! Mais où va la merde ?

Par bonheur, Ashleen trouva toute seule la réponse à sa question, et le bruit de l’eau jaillissant fut couvert par un nouveau « waouh ! » accompagné d’un applaudissement.

Ce n’est pas une demoiselle, conclut Fandorine. C’est un être primitif, une vraie sauvageonne de la steppe. Certes, elle porte une robe de soie et une montre en or, mais elle n’a aucune éducation ni la moindre notion des convenances.

Il essaya de se souvenir de tout ce que Star avait eu le temps de lui apprendre sur la famille Culligan.

Le vieux Cork Culligan avait commencé comme simple conducteur de troupeaux entre le Texas et le Nord. Puis il s’était doté de son propre ranch. Il avait trouvé de l’or dans une vallée de montagne, qu’il avait ensuite achetée aux Indiens et baptisée Dream Valley. Mais le gisement s’était vite épuisé. Quelques années après, un riche filon avait été découvert non loin, dans les Black Hills, les « Montagnes noires ». Comprenant qu’il n’avait pas misé sur le bon cheval, Culligan avait perdu tout intérêt pour Dream Valley. Depuis, il n’avait plus foi qu’en l’« or à cornes », qui avait fait de lui le plus riche marchand de bestiaux de toute la région. Le vieil homme avait trois grands fils, qui étaient chacun dans l’affaire. L’aîné rassemblait les troupeaux dans le Texas ; le second dirigeait un abattoir à Chicago ; le benjamin était en train de monter une conserverie à Minneapolis. L’intention des Culligan était de contrôler toute la chaîne de production de la viande, depuis les pâturages jusqu’à la vente en magasin.

Qu’avait dit d’autre le colonel ?

Pour la réalisation de son ambitieux projet, Cork avait emprunté beaucoup d’argent à la banque et avait besoin de gros capitaux, raison pour laquelle, selon Star, il demandait de Dream Valley une somme aussi déraisonnable.

Par contre, concernant la fille, le colonel n’avait pas dit un mot, du moins jusqu’à ce qu’il l’aperçoive devant l’hôtel Majestic.

Miss Culligan jacassait sans interruption. Elle posait des questions auxquelles elle répondait elle-même, aucunement gênée par le laconisme de son interlocuteur.

— Vous êtes bègue, hein ? Quel malheur ! Surtout pour un homme aussi imposant ! C’est de naissance ? Au ranch, nous avons un garçon, Sammy je ne sais plus comment, qui lui aussi est devenu bègue après qu’un mustang lui a donné un coup de sabot. Et il y avait aussi une gamine à la pension. Mais là, en plus, c’est ma faute. Une nuit, je me suis enroulée dans mon drap et je me suis mise à hurler dans un pot en cuivre : hou ! hou ! hou ! Suzy Shortfield, une gourde absolue, a eu tellement peur qu’après elle ne pouvait plus rien sortir que des bêêê, bêêê… A mourir de rire ! Son vieux voulait traduire papa en justice. Mister Fendorin, vous avez déjà été en prison ?

Tout en secouant poliment la tête, Fandorine réfléchissait à ce que serait en Russie l’équivalent d’Ashleen Culligan. Une fille de marchand parvenu, de paysan sibérien ayant fait fortune dans le commerce des fourrures ou du thé chinois. Elle aurait tant bien que mal appris à pianoter et à dire quelques phrases en français, ce qui n’aurait pas empêché que, dans l’intimité, ce soient les mśurs barbares et primitives qui dominent. C’était exactement ce genre de filles de nouveaux riches qui donnaient les aventurières de haut vol et les briseuses de cśur. Parce qu’elles n’avaient aucun tabou psychologique et encore moins de bonnes manières, guidées par leur seul instinct et leur soif de nouvelles sensations. Qu’une telle fille se lance à la conquête de Moscou ou de Saint-Pétersbourg munie d’un sac d’argent de son papa, pour peu qu’elle soit jolie, elle était assurée de faire des ravages.

En quelque trente minutes, miss Ashleen eut le temps de raconter à son compagnon de voyage ses dix-huit années d’existence. Elle lui parla des chevaux et des vaches ; de son souvenir d’enfance le plus marquant – l’attaque des Indiens Shoshones ; de l’horrible année passée dans une pension de Washington ; de nouveau des vaches.

On aurait pu considérer cette pipelette comme une charmante gamine, s’il n’y avait eu certaines particularités de son comportement.

Bien que l’éventail mécanique dispensât un agréable air frais à l’intérieur du carrosse, la demoiselle déclara qu’elle mourait de chaud et déboutonna le haut de sa robe. Dans l’échancrure, étroitement serrés dans un corsage, se mirent à trembloter deux hémisphères rien moins qu’enfantins. Un quart d’heure plus tard, Ashleen déclara avoir les jambes engourdies. Elle ôta ses bottines et posa ses pieds sur le divan, à côté d’Eraste Pétrovitch.

La conclusion suivante s’imposait : la jeune chatte ressentait déjà sa puissance féminine et l’éprouvait avec entrain sur tout homme un tant soit peu attirant : elle se faisait les dents et les griffes. Il ne fallait en aucun cas prendre au sérieux cette coquetterie.

Perché à l’avant à côté du cocher, Massa passait de temps à autre son nez épaté à travers la portière de velours qui se trouvait derrière miss Ashleen. Il levait alors les yeux au ciel, faisait des clins d’śil éloquents en direction de l’alcôve, ce à quoi Eraste Pétrovitch se contentait de répondre en fronçant les sourcils d’un air menaçant.

A quoi bon cacher que les manśuvres naïves de la jeune beauté locale ne laissaient pas indifférent le voyageur ? Bien sûr, il s’interdisait le moindre regard dans les profondeurs de la robe entrouverte, mais une fois, faisant mine de chercher sa montre dans sa poche, il loucha sur les jambes de miss Culligan. Il apparut que ses chevilles étaient d’une extrême finesse et qu’elle portait des bas noirs, en résille, qui là non plus n’avaient rien d’enfantin.

— Regardez, les m-montagnes ! s’exclama Fandorine qui s’était mis à regarder par la fenêtre. C’est magnifique !

Le paysage, en effet, était fantastiquement beau. Le ciel changeait à chaque instant de lumière, comme s’il faisait des essais de couleurs. Turquoise, soit, mais topaze, émeraude ! Au loin se découpaient des rochers eux aussi multicolores et de formes étonnantes. Dans la fenêtre de droite, l’horizon se hérissait de montagnes verdoyantes, tandis que dans celle de gauche il était arrondi, et la steppe semblait un châle d’or jeté sur la surface de la terre.

— C’est vrai, la végétation est exceptionnelle cette année, reconnut Ashleen. Nos longhorns d’un an ont pris chacune une stone et demie cette saison, parole d’honneur. Et dans les vallées de montagne, l’herbe a poussé jusque-là.

Elle porta la main à sa poitrine, ce qui donnait à son interlocuteur une raison légitime de diriger son regard vers cet endroit éminent dans tous les sens du terme, mais Eraste Pétrovitch fit preuve d’une grande force de volonté et s’en abstint.

Au contraire, entendant prononcer le mot « vallée », il décida que cela suffisait de plaisanter. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

— A p-propos de vallées. Justement, je me rends dans l’une d’elles. Elle s’appelle Dream Valley.

Il s’attendait à ce que miss Culligan l’interroge sur le but de son voyage et, devançant sa question, il précisa :

— Là-bas, vivent des colons russes, mes compatriotes…

— Et moi qui pensais que vous étiez anglais, prononça Ashleen de la voix traînante et modulée des gens de l’Ouest. Vous parlez l’anglais d’une manière vraiment bizarre. Comme si vous coupiez du carton avec des ciseaux. Vous avez des parents à Dream Valley, c’est ça ?

Et, comme à son habitude sans attendre la réponse, elle annonça fièrement :

— Au fait, vous savez que la vallée m’appartient ?

— A votre père, vous voulez dire.

— Non, à moi. Papa a décidé que ce serait ma dot. Il m’a dit : « Tu es ma dream-girl, c’est pour ça que je te donne Dream Valley. » (La demoiselle tordit sa bouche aux lèvres pulpeuses.) Il aurait pu se fendre de quelque chose d’un peu plus consistant. Le ranch, le bétail, les titres… tout ça reviendra à mes frères. Je comprends bien : la dot de sa fille, c’est autant de perdu pour le business familial. Mais que voulez-vous que je fasse de ce trou perdu au milieu des montagnes ?

— Le v-vendre. Si, bien entendu, vous trouvez un acheteur, dit prudemment Fandorine.

De manière inattendue, la jeune fille pouffa de rire :

— Ah, le sale petit malin que vous faites. Vous voyagez dans le carrosse de Star, en plus pour aller à Dream Valley, mais vous jouez les innocents. Comme si vous ne saviez pas que le colonel cherche à acheter la vallée pour vos pays et que pour ça il propose dix mille cerfs.

— C’est quoi, des « cerfs » ? s’étonna Eraste Pétrovitch entendant le mot bucks.

— C’est comme ça qu’on appelle les dollars, ici dans l’Ouest. Parce qu’autrefois, à l’époque où les gens vivaient de la chasse, on leur donnait un dollar par peau de cerf… Personnellement, je vendrais bien Dream Valley, croyez-moi. Le prix est honnête. Mais papa ne veut pour rien au monde. Quand je crèverai, qu’il répète, tu feras ce que tu voudras, mais tant que je suis vivant, c’est moi qui décide. Il dit ça à cause de Rattler4.

Et, de nouveau, Eraste Pétrovitch leva un sourcil interrogateur, ne comprenant pas ce qu’un serpent à sonnette venait faire dans l’histoire.

— C’est mon fiancé, expliqua Ashleen. Je l’aime et je n’épouserai personne d’autre… Parce que je n’ai pas rencontré mieux que lui, ajouta-t-elle après une courte réflexion. Mais papa ne veut pas que je devienne la femme d’un simple tophand. C’est pour cela qu’il s’entête sur le prix. Cent mille dollars pour Dream Valley ! C’est complètement loufoque ! Et du coup, moi je vais rester vieille fille, se plaignit-elle amèrement.

— Si vous aimez votre fiancé, qu’importe la dot, fit remarquer Fandorine.

— C’est ça, pour que je fasse comme feu ma pauvre maman, que je traie moi-même les vaches, que je castre les taureaux et que j’aille chercher l’eau au puits ? Et pour qu’à trente ans j’aie l’air d’une petite vieille et qu’à quarante, quand l’argent commencera tout juste à couler, je crève de phtisie ? (Miss Culligan, renifla, et même ce bruit peu romantique eut chez elle quelque chose de charmant.) Je ne suis pas aussi stupide ! Et papa le sait parfaitement. Il me dit : « Trouve-toi un mari un peu plus sérieux, et, qui sait, peut-être que Dream Valley vaudra moins cher. »

Cette situation imprévue, dont le colonel n’avait aucune idée, méritait réflexion. Eraste Pétrovitch décida que, dès son premier compte rendu, il devrait expliquer à mister Star la raison pour laquelle il était impossible d’acheter la vallée. Sans doute faudrait-il renoncer à ce projet, Ashleen Culligan n’étant pas moins têtue que son père. A bon chat bon rat.

Tandis qu’il réfléchissait, la jeune fille le dévisageait sans vergogne.

— Vous avez une femme ? demanda-t-elle.

Fandorine secoua la tête.

— Pas possible ! Un si bel homme ! Au début je croyais que vous étiez vieux. A cause de vos tempes grises. Mais maintenant je vois que vous êtes encore pas mal du tout. Vous avez dû être marié. Mais vous avez quitté votre femme, hein ? A moins qu’elle ne soit morte. Racontez ! C’est follement intéressant. Comment s’appelait-elle ?

Le visage assombri, Eraste Pétrovitchtoucha son faux col en se demandant comment éluder poliment la question, mais il s’avéra que la question n’était qu’un prétexte. En réalité, ce que voulait la demoiselle, c’était parler de son promis.

— Moi, mon fiancé s’appelle Rattler Ted. C’est un beau nom, pas vrai ?

— P-pourquoi dire son nom de famille avant son prénom ?

Miss Culligan se mit à rire.

— Ce n’est pas son nom de famille, c’est son surnom. Il est rapide comme un serpent qui attaque. Et tout aussi mortel, ajouta-t-elle fièrement. Je l’ai aimé dès le premier regard. Enfin, presque le premier. C’était à Splitstone, j’étais attablée à la Tête d’Indien – c’est le nom d’un saloon. Parfois j’y attends papa quand il revient des pâturages les plus éloignés et moi des plus proches. Sur le côté, le saloon a une salle réservée aux dames, enfin, pas vraiment une salle, mais une espèce de compartiment derrière une colonne. C’est très pratique : on est assis à l’écart des braillards et des soûlauds, mais on voit tout. Ted a tout de suite attiré mon attention. Je regarde, je n’ai jamais vu ce gars-là. Beau comme un astre et autrement habillé que les loqueteux d’ici. Une vraie gravure de mode. Il est assis, boit de la bière, lit le journal. Or, à l’époque, on considérait que le pire bagarreur à Splitstone était un certain Dakota Jim. Un type répugnant ! Il avait tué deux hommes en territoire indien, tout le monde le savait. Et voilà que Dakota (il était debout au bar) commence à s’en prendre à Ted. Tout simplement parce que Ted était bien mis et qu’il n’était pas de chez nous. Ted, lui, endure, répond poliment. « Vous avez tort, sir, de parler ainsi. » « Je préférerais éviter une querelle avec vous, sir. » Et autres sorties du même genre. J’en étais même agacée. Beau, mais trouillard… Puis Dakota, déchaîné, a le culot de cracher dans le bock de Ted. « Sors dehors, qu’il dit, si t’es un homme et pas une fillette en culotte. » Alors, Ted se lève et prend tout le monde à témoin : « Vous avez vu, gentlemen. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter une effusion de sang. » Tout le monde est sorti dans la rue, moi j’ai regardé par la fenêtre. Je n’ai jamais vu une telle rapidité, parole d’honneur ! (Les yeux verts de la ravissante demoiselle s’élargirent au souvenir enthousiaste de la scène.) Dakota n’avait même pas eu le temps de porter la main à son étui de revolver que : pan ! pan ! pan ! Trois trous dans le citron. C’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse de Rattler. A son procès, j’ai témoigné en sa faveur. Il avait beau ne pas être de Splitstone, on l’a acquitté. Parce que personne ne pouvait supporter Dakota, et aussi que la parole de la fille de Cork Culligan, ce n’est pas rien.

— Trois b-balles dans la tête ? insista Eraste Pétrovitch, intéressé par cette pittoresque illustration de la vie dans l’Ouest sauvage. (Ils avaient vraiment des mśurs sanguinaires dans le coin.)

— Oui. A dix pas ! Ted n’est pas seulement rapide, mais aussi très précis. Une fois, c’était il y a longtemps, j’ai assisté à une vraie fusillade dans un corral. Sept hommes se sont tiré dessus pendant deux minutes de façon ininterrompue, sans se faire le moindre mal. A part un type qui a eu le bout du nez arraché par une balle, et encore par ricochet. Mais Ted, s’il sort son arme, il touche. Il travaille chez nous en tant que premier tophand. C’est le principal adjoint du chef de troupeau. Avec les vaches, Ted ne s’en sort pas trop bien, mais par contre il tient les hommes comme ça. (Ashleen serra son poing petit mais solide.) Les rustlers ne s’approchent pas de nos troupeaux. Pourquoi vous me regardez comme ça ? Vous ne savez ce que sont des rustlers ? Vous êtes bizarres, vous les gens de l’Est. Les rustlers, ce sont les voleurs de troupeaux. Ils piquent les vaches des autres et y mettent leur marque… Oh, regardez ! s’interrompit miss Culligan. On aperçoit déjà Splitstone. Je vais descendre à la fourche. De là, notre ranch n’est pas loin. Merci de m’avoir amenée. Vous êtes très gentil.

Alors qu’elle était déjà assise dans sa propre calèche, elle prit tout à coup un air sérieux et regarda Fandorine debout à côté.

— Vous savez… (Elle s’arrêta comme hésitante.) Mettez votre haut-de-forme, sinon vous allez cuire. On a beau être en septembre, le soleil tape… Et autre chose. Vous vous arrêtez bien à Splitstone ? De toute façon, il n’y a plus rien après. Il y a des chambres à la Tête d’Indien et au Great Western. Mais prenez plutôt une chambre au Great Western, d’accord ?

— C’est un m-meilleur hôtel ?

— Non, moins bon. Mais ce sera mieux, répondit, énigmatique, la demoiselle. Promettez-moi !

— Pourquoi devrais-je choisir l’hôtel le plus mauvais ? demanda Fandorine avec un sourire.

— Promettez, c’est tout. Donnez-moi votre parole de gentleman.

Ses yeux immenses lui lançaient des regards presque suppliants, il était impossible de refuser.

— Bien. Je descendrai au Great Western. Je vous en donne ma parole.

— Et ne marchez pas dans la rue. On vous apportera ce qu’il vous faut dans votre chambre. (Ashleen secoua ses boucles divines, saisit les rênes.) Allez, hue !

Et en guise d’adieu elle cria :

— Si vous avez besoin d’un cheval, venez chez nous ! Je dirai qu’on vous fasse un bon prix !

Une ville de bergers

« Ville » est un mot fier qui suppose des croisements, des places, des bâtiments administratifs et au moins deux ou trois mille habitants. Splitstone n’avait rien de tout cela. La ville la plus proche de Dream Valley se résumait à une rue unique au-dessus de laquelle tourbillonnait une poussière jaune. Elle était bordée par deux rangées de maisons en planches, de plain-pied ou d’un étage, avec, à l’arrière, les enclos pour les chevaux et les granges.

Juché sur le siège du cocher pour mieux voir, Fandorine examina le bourg, inconfortablement situé sur le versant d’une colline.

Le cocher grimaça et se détourna de Splitstone, montrant par toute son attitude qu’il considérait indigne de lui de regarder un spectacle aussi misérable.

Quant à Massa, il déclara :

— Chez nous, en Russie, on ne donnerait même pas le nom de « village » à un trou pareil, il n’y a même pas d’église.

Il n’y avait en effet pas d’église, mais seulement une espèce de tourelle miteuse avec un clocher, dont l’aiguille était toutefois dépourvue de croix. Une tour de signalisation quelconque ?

— Autrefois, pas mal de monde devait vivre ici, dit le Japonais, continuant de faire part de ses observations et montrant un vaste cimetière aux pierres tombales de guingois. Mais la plupart sont morts.

Eraste Pétrovitch demanda au cocher :

— Apparemment, Splitstone a connu des jours meilleurs, non ?

— J’en doute, sir. Il n’y a jamais eu de jours meilleurs ici, et il y a peu de chance qu’il y en ait dans l’avenir, répondit ce dernier en crachant avec mépris. En un mot, une ville de bergers.

A l’entrée de la ville, on pouvait admirer un énorme panneau criblé de balles :

SPLITSTONE

THE MOST PEACEFUL TOWN

ON THE PLAINS

Firearms Must be Checked at Marshal’s Office5

Leur éternelle forfanterie, tel était le trait de caractère que Fandorine trouvait le plus pénible chez les Américains. Tout chez eux devait forcément être most ou greatest, ou, au pire, simplement great. Comme s’ils voulaient se convaincre eux-mêmes de leur propre supériorité.

Comme de bien entendu, l’unique petite rue de Splitstone s’appelait « Broadway » et commençait par le fameux bureau du marshal mentionné sur le panneau.

L’ordre est l’ordre. Fandorine entra dans la minable petite grange, donna au représentant de la loi – un petit vieux chétif au nez violacé – son Herstal. Le marshal prit le revolver et griffonna même un reçu illisible, mais, bizarrement, il eut l’air de tomber des nues.

La raison de cette étrange réaction s’expliqua immédiatement. Dans la rue, ainsi que le constata Eraste Pétrovitch en regardant par la fenêtre du carrosse, tous les hommes, adolescents compris, portaient une arme. Et sur le perron d’un magasin dont l’enseigne annonçait MAGASIN GÉNÉRAL DE MELVIN SCOTT, les pieds posé sur la rampe, une cigarette éteinte à la bouche, était assis un homme qui, pour sa part, allez savoir pourquoi, était même armé de deux revolvers. De sous son chapeau rabaissé vers l’avant, ses yeux fixaient l’étranger en lançant des éclairs.

D’ailleurs, il ne manquait pas de curieux désireux d’admirer le luxueux équipage. Les hommes aux chapeaux à large bord et bottes à éperons suivaient le carrosse du regard. Beaucoup lorgnaient depuis les fenêtres. L’idée de mister Star se révélait un succès : son représentant était accueilli conformément à son image. Mais en silence : les badauds ne prononçaient pas un mot et se contentaient d’actionner leurs mâchoires avec application, crachant de temps à autre un jet de salive couleur de tabac.

Le cocher arrêta les percherons au milieu du bourg, entre les deux plus grands bâtiments – également en bois, mais avec une certaine prétention décorative. Celui de gauche (Saloon La Tête d’Indien) était orné de colonnes et de balconnets, celui de droite (Restaurant, Saloon et Hôtel Great Western) jouait sur les couleurs : sur la façade flottaient pas moins de quatre bannières étoilées plus un immense drapeau de l’Etat du Wyoming : un bison blanc sur fond bleu.

Se souvenant de la parole donnée à la perle rouge des prairies, Fandorine ordonna à Massa de porter les bagages à droite. Le cocher prit congé, parvint tant bien que mal à faire faire demi-tour à son encombrant équipage, manquant de justesse heurter la terrasse d’un des saloons, et repartit majestueusement, quittant sans regret la pitoyable « ville de bergers ».

Fandorine s’apprêtait à gravir le perron du Great Western à la suite de Massa, quand, soudain, il entendit derrière lui :

— Eraste Pétrovitch ? Monsieur Fandorine ?

Sur les marches de la Tête d’Indien se tenait un homme d’un certain âge à la barbe rare et négligée. Il regardait le nouvel arrivant avec un sourire attendri. Même s’il n’avait pas parlé russe, la nationalité de cet homme n’eût fait aucun doute. De sous son panama blanc informe, comme en portent les vacanciers à Yalta, dépassaient des cheveux coupés à la façon paysanne ; sur sa blouse à la Tolstoï était nouée une ceinture ouvragée ; ses pantalons de velours étaient rentrés dans des bottes de vachette lustrées typiquement russes (les Américains n’en fabriquaient pas de telles).

Fandorine fit un léger salut, et le sourire de l’inconnu se fit plus avenant encore.

— Bienvenue dans notre lointaine contrée ! Loukov, Kouzma Kouzmitch. Président de la communauté le Rayon de Lumière.

Le compatriote traversa la route en trottinant et tendit sa main blanche, étonnamment douce pour un fermier.

— Je suis très sincèrement heureux ! Nous vous attendions avec tellement d’impatience ! Je suis venu ici au district chercher une delivery à l’épicerie, et un cable de ce cher Mavriki Christophorovitch au télégraphe. Je vous attends depuis ce matin. J’ai même commandé un lunch au restaurant, copieux avec du vin, en signe de bienvenue. (D’un geste large, il indiqua la Tête d’Indien.) Je vous en prie, venez vous restaurer. Un vrai repas complet, avec même du vin !

Quand Fandorine essaya de se soustraire au « lunch copieux », Kouzma Kouzmitch s’alarma :

— Mais comment ça, comment ça ! Cela ne se fait pas, chez les Russes, de refuser une invitation ! Et j’ai payé d’avance, avec l’argent collectif. Notre conseil a donné son accord, en l’honneur de notre précieux hôte. Full course, trois plats ! Avec du vin !

Il insistait particulièrement sur le vin, supposant sans doute que les détectives privés étaient tous portés sur la bouteille. A moins qu’un tel repas avec du vin ne représente une dépense importante pour la commune. Cette dernière réflexion emporta la décision d’Eraste Pétrovitch.

— Je vous suis infiniment r-reconnaissant, dit-il en suivant Loukov à la Tête d’Indien, ce qui le faisait à la fois renier sa parole d’honneur et renoncer au succulent repas japonais (boulettes de riz, légumes marinés, thé vert) que Massa allait de ce pas engouffrer en solitaire.

— Et quelle idée de vous ruiner avec une chambre d’hôtel ! roucoula le président en poussant un des deux battants de la porte. Vous auriez pu vous installer chez nous, dans la vallée.

— Ici, il y a un t-télégraphe, expliqua brièvement Fandorine tout en inspectant le « restaurant » du regard.

L’établissement était des plus modestes. En Russie, on ne l’aurait même pas qualifié de taverne, mais plutôt de gargote ou, mieux, de mastroquet, dans la mesure où l’essentiel de la place était occupé par un long comptoir avec des bouteilles et des verres.

Pour le reste, il y avait quelques tables en bois brut avec de grossières chaises. Le sol était recouvert de sciure. Au mur, était accroché un miroir, grand mais cassé : un trou apparaissait en plein milieu. La décoration se résumait à peu de chose : des tresses d’oignons et de piments séchés pendant du plafond et, juste au-dessus du comptoir, sur une petite étagère à part, un bocal poussiéreux, dans lequel marinait une tête de chou défraîchi et noirâtre.

Sur le côté, en effet, derrière un rideau en peluche ouvert, on voyait une pièce un tout petit peu plus coquette, où un écriteau indiquait « Réservé aux dames ». De toute évidence, il s’agissait du coin dont avait parlé Ashleen Culligan.

Le saloon était presque désert. Seul, assis à l’une des tables, un petit groupe jouait aux cartes : deux hommes vêtus simplement, en chemises à carreaux et chapeaux de paysans, et deux autres en costume de ville. Les premiers étaient visiblement du coin, car tous deux étaient armés. Mais quand l’un de ceux qui étaient en redingote se retourna, l’on put également discerner sous son aisselle une bosse parfaitement éloquente.

— Des gens suspects, murmura Kouzma Kouzmitch avec un regard de biais aux quatre joueurs.

Mais Fandorine ne regardait déjà plus dans cette direction, il en avait assez vu comme cela.

— On ne peut qualifier de « suspects » que les gens qui suscitent le d-doute, dit-il en s’asseyant à une table recouverte d’une nappe, au milieu de laquelle trônait une bouteille ventrue, non de vin, toutefois, mais de whisky. Mais ici, tout est absolument limpide. Tenez, les deux, là, en plastron, qui s’appellent « sir » entre eux, comme s’ils venaient juste de faire connaissance, eh bien, ce sont des tricheurs. Et à en juger par le fait qu’ils sont tous les deux armés, ce sont également des b-bretteurs. L’un d’eux vient de remporter un gros tas de monnaie, tandis que le second fait comme s’il avait la poisse, vous voyez ? Quant aux gens du coin, ils se voient attribuer le rôle de d-dindon de la farce. Bon, mais laissons-les. Ce n’est pas notre affaire. Et maintenant, racontez-moi ce qui se passe dans votre vallée.

— Non, d’abord il faut manger. (Loukov se tourna vers le comptoir et fit un signe de la main.) Please, mister ! Okay ! On va d’abord nous apporter une bonne petite soupe de maïs. Ensuite, une côte de bśuf de trois livres. Et comme dessert, un gâteau à la mélasse. Mais buvez du vin, buvez. Je vais vous servir.

Par politesse, Eraste Pétrovitch avala une cuillerée à soupe d’un brouet fort peu appétissant, mangea du bout des dents quelques morceaux d’une tranche de bśuf dure comme de la semelle, quant à sa part de gâteau, il en laissa la moitié sur le bord de l’assiette. Il porta le whisky à ses lèvres et le reposa aussitôt. A côté de cette boisson, le tord-boyaux offert par le chauffeur de la locomotive faisait figure de Dom Pérignon.

Pendant ce temps, tout en frottant ses mains grassouillettes et en jetant des regards nerveux en direction des joueurs, Kouzma Kouzmitch conta à mi-voix les malheurs des pauvres adeptes de la non-violence tolstoïenne.

— … Nous sommes des gens pacifiques, ennemis de toute espèce de violence. Nous n’avons pas d’armes ; même les corbeaux, nous les chassons de nos potagers uniquement en criant. Le propriétaire de la terre, mister Culligan, aurait mauvaise grâce de se plaindre de nous. Nous payons ponctuellement la rent, nous faisons en sorte de ne pas nous disputer avec nos voisins célestins, alors que, pour être franc, c’est une bande d’obscurantistes et de goujats comme la terre n’en a jamais porté.

— Des c-célestins ? fit répéter Fandorine. Mavriki Christophorovitch m’avait parlé de mormons.

— Ce sont en effet d’anciens mormons. Mais ils se sont fâchés avec leurs semblables et ont quitté le lac Salé pour venir s’installer ici. Celestial Brothers, « les frères célestes », c’est comme ça qu’ils s’appellent eux-mêmes. Ou bien simplement célestins. Ils sont effectivement frères : l’apôtre Moroni, l’aîné, et ses six cadets. Chacun ayant des femmes et des enfants.

— Mais je croyais pourtant que les mormons récusaient la polygamie.

— Les mormons, oui, mais pas Moroni et ses frères. C’est pour ça qu’ils sont partis de là-bas pour venir dans ce trou perdu où, Dieu me pardonne, il n’y a ni loi ni ordre. Ah, si vous saviez ce qu’ils nous ont fait endurer, Eraste Pétrovitch ! Jusqu’à ce que l’on ait l’idée de séparer notre moitié de propriété par une haie. Manière de dire, vivez comme bon vous semble mais ne touchez pas à notre privacy. Ça, c’est une chose que les Américains comprennent… Mais à peine commençait-on à se faire à ces bonnets pointus (les célestins portent de drôles de petits chapeaux, c’est pour ça qu’entre nous on les appelle « les bonnets pointus ») qu’un nouveau malheur est arrivé, et celui-là mille fois pire que l’autre. Cela a commencé il y a trois semaines.

Le président soupira plusieurs fois et reprit son affligeant récit.

— Vers la fin de l’été, quand l’herbe d’en bas devient sèche, nous faisons paître nos moutons en haut, sur les terrasses. Cette terre nous appartient, légalement. C’est écrit noir sur blanc dans l’agreement. C’est un bon endroit, protégé du ravin par une barrière. Or voilà qu’une nuit, pan ! pan ! pan ! Une fusillade. Mais fort, comme s’il y avait la guerre. On a pris peur et on s’est tous enfermés dans nos maisons. Kharitocha, le petit berger, arrive alors en courant. Il tremble comme une feuille. Il explique que des cavaliers ont surgi de la nuit, les visages cachés derrière des foulards noirs, et que ça s’est mis à tirer dans tous les sens. C’est de justesse qu’il a pu s’échapper… Le matin, prenant notre courage à deux mains, nous sommes montés : les moutons sont par terre, tous massacrés. Il manque seulement trois agneaux : les brigands les ont emportés avec eux. Ce qui veut dire que les autres ont été bousillés pour rien, par pure sauvagerie. Cent vingt têtes ! (Kouzma Kouzmitch faillit éclater en sanglots.) Et ils ont laissé un signe : un crâne au bout d’une pique. Manière de dire : ne foutez plus les pieds ici, sinon on vous tue… Et la suite est encore pire. Comme si les terrasses d’en haut ne leur suffisaient pas, ils ont commencé à lorgner le champ où nous avons l’avoine. En plein jour, cette fois, cinq hommes ont déboulé, armés, la gueule cachée par des foulards noirs. Ils ont brûlé toute l’avoine. Ils ont mis le feu aux meules. Et à la grange qui se trouvait non loin. Et, de nouveau, ils ont planté une pique avec un crâne. L’avoine, bon, d’accord. Mais après il y a le ruisseau, or c’est le seul endroit où peut boire le bétail. Les femmes ont peur d’aller laver le linge. Et surtout, qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Si ces gunfighters repoussent la frontière encore plus loin, nous sommes fichus.

— Qui ? demanda Fandorine, entendant un mot inconnu de lui.

— Les gunfighters. Les plus affreux de tous les Américains. Des bandits et des assassins. Pour un oui pour un non, ils tirent dans tous les sens avec leurs fusils et leurs pistolets… Nous nous sommes plaints au marshal, le chef de la police d’ici, et on a écrit au comté. Tout ça pour rien. Seul Mavriki Christophorovitch nous a apporté un peu de réconfort. Je vais vous envoyer quelqu’un, il a dit, un Russe, un homme bien. Il va démêler ça.

Loukov posa sur Eraste Pétrovitch un regard plein d’espoir et dit d’un ton pressant :

— Il serait souhaitable, bien sûr, que vous y arriviez sans violence et sans effusion de sang. Mais si les moyens pacifiques ne donnent rien, nous ne vous en voudrons pas.

— M-merci, fit Fandorine en hochant la tête avec ennui.

Cette affaire lui paraissait décidément ne pas valoir tripette.

Soudain, Kouzma Kouzmitch s’alarma :

— Attendez, mais c’est que vous êtes seul. Et ces brigands sont nombreux. Vous n’en viendrez jamais à bout !

— Je ne suis pas seul, le rassura Eraste Pétrovitch.

Les portes du saloon s’ouvrirent sur un homme avec chapeau rabattu sur les yeux, une cigarette éteinte à la bouche et deux revolvers aux côtés. Celui-là même, semblait-il, qui un peu plus tôt était assis devant le « Magasin général ».

Se tournant vers l’homme qui venait d’entrer, un des joueurs (en chemise à carreaux, pas en redingote) lança amicalement d’une voix de basse :

— Salut, Mel. Où t’étais passé ? T’étais parti, ou quoi ?

Une question comme une autre, rien de particulier. Pourtant, sans retirer son mégot de sa bouche, celui qu’on venait d’appeler Mel répondit d’un ton grinçant :

— Tu poses beaucoup de questions, Ruddy. La curiosité, ça peut coûter cher.

Ruddy devint rouge, bondit de sa chaise et fit un curieux mouvement de la main droite, comme s’il voulait se gratter la hanche, mais sous le regard de l’offenseur, le joueur renifla un coup et se rassit.

Fandorine était déconcerté. Tout d’abord, par l’incompréhensible agressivité de nouvel arrivant, et ensuite, par la retenue de mister Ruddy, homme qui donnait l’impression d’être tout à fait à même de se défendre. L’énorme main qui tenait les cartes était de la grosseur d’un melon.

D’un pas nonchalant, le rustre rejoignit le comptoir, y jeta son chapeau et, sans un mot, pointa son doigt sur l’une des bouteilles. Dès qu’il fut servi, il se mit à boire au goulot. Il s’assit sur une chaise.

Les joueurs l’observaient en silence. Puis un des deux tricheurs, un homme aux fines moustaches de l’épaisseur d’un fil, demanda avec impatience :

— Gentlemen, nous jouons, oui ou non ? Je double la mise.

Le jeu reprit.

— C’est mister Melvin Scott, expliqua tout bas Kouzma Kouzmitch. Une vraie brute. C’est un ex-outlaw, un voleur de grand chemin. Mais par la suite il a reçu le pardon du gouverneur et a commencé à travailler pour l’agency de Pinkerton. Ici, c’est habituel. Parmi les shérifs, les marshals et les « pinks » (ce sont les agents de Pinkerton), il y a quantité de repris de justice. C’est un type affreux. Mais on est bien obligé d’avoir affaire à lui. Il possède l’unique commerce de la ville.

En entendant parler de l’agency, Fandorine se mit à observer Melvin Scott plus attentivement. La lettre de recommandation de Robert Pinkerton, dont il aurait peut-être à se servir, devait être adressée à cet homme.

Son visage était couleur de terre cuite. Ses cheveux couleur d’herbe sèche. Sa bouche ressemblait à une crevasse. Ses yeux étaient plissés. Impossible de savoir ce qu’ils regardaient. Il n’était pas en redingote mais en simple gilet. Du gousset, pendait une chaîne de montre en or massif. Détail curieux : nonobstant le temps chaud, il portait des gants noirs en beau cuir fin. L’homme était sérieux, cela se voyait tout de suite.

— Je vais aller le saluer, dit Loukov. J’ai des petites courses à faire. Pour l’exploitation, pour la maison. J’ai toute une liste.

Au même instant, parvinrent de la rue un martèlement de sabots, des cris, des ululements.

Le patron s’empressa de débarrasser le bar de la vaisselle qui l’encombrait, ne laissant que les bouteilles. Les joueurs et le « pink » n’accordèrent aucune attention au vacarme ; en revanche, Kouzma Kouzmitch changea de visage.

— Ecoutez, si vous avez terminé de déjeuner, mieux vaut partir. Ce sont les bergers qui arrivent !

Il avait l’air tellement effrayé qu’Eraste Pétrovitch s’en étonna. Bergers et bergères, vaches et moutons, tout cela constituait un monde paisible, inoffensif et pour tout dire pastoral. Pourquoi alors une telle crainte ?

— Hier, les bergers (les cowboys, comme on dit ici) ont amené leur troupeau du Texas. Et maintenant ils vont faire du scandale. Ah, trop tard !

Dans un déferlement de gros rires et de cris, une dizaine de malotrus de la pire espèce déboula dans le saloon. Tous portaient des chapeaux, des culottes de grossier tissu bleu marine, des bottes à bout pointu et des revolvers. Celui qui marchait en tête s’offrit cette plaisanterie : depuis la porte, il lança son long fouet de cuir et, du bout, saisit habilement une des bouteilles posées sur le comptoir. L’instant d’après, la bouteille était dans sa main.

Le tour de force fut accueilli par un rugissement enthousiaste.

Toute la clique se jeta sur le bar en braillant à plein gosier, réclamant qui du gin, qui du whisky, qui de la bière.

Melvin Scott enfonça son chapeau sur sa tête, l’air irrité et, attrapant une bouteille, alla s’asseoir dans le coin le plus reculé de la salle. En chemin, il heurta de l’épaule l’un des braillards, mais rien ne se passa : le cow-boy s’écarta simplement. Visiblement, les bergers connaissaient l’agent.

— Je préfère attendre mister Scott devant son magasin, bredouilla le président, manifestement pressé de déguerpir. Il va finir sa bière et partir. Je connais ses habitudes. Ensuite, j’irai vous retrouver.

Il attrapa son panama d’estivant et fila. Fandorine pour sa part sortit un cigare et décida d’étudier encore un peu les mśurs locales.

Très vite, à la seconde ou troisième allumette, son assiduité fut récompensée par une petite scène pittoresque.

Poussant la porte et entrant tranquillement, apparut un homme à la peau noire, vêtu d’horribles haillons : chapeau au bord avachi, vêtements entièrement rapiécés, au côté un étui à revolver en grosse toile crasseuse d’où dépassait une crosse de bois entourée d’un sparadrap.

D’une démarche traînante, il s’approcha de la table des joueurs, fixa avec avidité le tas de dollars en argent qui se trouvaient près du coude de l’homme aux fines moustaches.

Le nègre avait des cheveux poivre et sel, d’une belle teinte qui rappelait l’astrakan argenté, comme sa courte barbe, d’ailleurs.

Les nouveaux arrivants ne lui accordèrent aucune attention, mais les autochtones le saluèrent :

— Salut, Wash !

— Comment ça va, Wash ?

Ce dernier se contenta de déglutir. Ses yeux striés de veinules rouges ne pouvaient se détacher des cartes qui voltigeaient au-dessus de la table.

Une minute plus tard, le tricheur aux fines moustaches lâcha négligemment :

— Tire-toi de là, oncle Tom.

Le nègre ne bougea pas d’un pouce.

Alors, le moustachu, cette fois sur un ton irrité, fit remarquer :

— Chez nous, dans le Sud, les endroits comme il faut sont interdits aux négros.

Les joueurs en chemise à carreaux échangèrent un regard.

Ruddy commença à mi-voix :

— Mister, à votre place, j’éviterais de m’en prendre à Washington Reed…

Mais le second lui fit un clin d’śil (de côté, Fandorine voyait tout) et lui donna un coup de pied sous la table.

Ruddy eut un sourire malicieux et laissa sa phrase en suspens.

Pendant une demi-minute encore, les cartes continuèrent à claquer sur la table dans un silence absolu. Soudain, le nègre au nom sonore tapa sur l’épaule du bretteur à moustaches :

— Eh, le héros blanc, c’est quoi ce qui sort de ta manche ?

A la table, tous se figèrent.

Le tricheur se tourna lentement.

— Tu veux jeter un śil dans ma manche, le noiraud ? Pour commencer, tu vas devoir regarder sous mon bras.

D’un geste il ouvrit sa redingote et chacun put voir un revolver dans son étui.

— Dis donc, le héros blanc, je t’ai posé une question, fit Washington Reed en étouffant un bâillement. Il faut y répondre.

Désormais, on n’entendait plus un bruit, même au comptoir. Les bergers avaient remarqué qu’il se passait quelque chose d’intéressant à la table, et tous s’étaient tournés dans cette direction.

Le bretteur découvrit des dents jaunes en un sourire mauvais et demanda, sans quitter le nègre des yeux :

— C’est combien l’amende, dans le Wyoming, pour avoir abattu un emmerdeur de négro ?

Les individus de ce genre, Fandorine les connaissait parfaitement, ils étaient les mêmes dans tous les pays du monde. Un meurtre allait avoir lieu.

Eraste Pétrovitch se leva, prêt à intervenir. Personne ne le regardait, tous les regards étaient dirigés sur le tricheur et le nègre.

— Chez nous, dans le Wyoming, tous les gens sont égaux, mister, déclara Ruddy, assez fort pour que tout le monde entende. Qu’on tue un Blanc ou qu’on tue un Noir, c’est du pareil au même. Chez nous, même les bonnes femmes votent, vous ne le saviez pas ?

Les bergers partirent d’un gros rire. De toute évidence, la participation des femmes aux élections était ici un des sujets favoris de rigolade.

Satisfait du rôle qui lui était dévolu, Ruddy lança à la cantonade :

— J’ai ici un dollar (Il montra une pièce.) Je vais le jeter en l’air. Dès qu’il touche la table, on peut tirer.

A la table de jeu, tous disparurent en coup de vent, à l’exception du bretteur moustachu qui resta seul assis.

Chose étonnante : il n’y avait personne derrière lui, mais ceux qui se trouvaient derrière le nègre étaient directement dans sa ligne de mire et ne manifestaient pas la moindre intention de s’écarter, sans compter que beaucoup affichaient un sourire moqueur.

Eraste Pétrovitch se rassit et ralluma son cigare. Apparemment, personne ici n’avait besoin de son aide.

Le petit rond d’argent vola en l’air avec un reflet mat et résonna quand sa tranche heurta le monticule que formaient les autres pièces.

La main du bretteur plongea sous sa redingote… et s’immobilisa comme saisie d’une brusque paralysie. Juste sous le nez de l’aventurier, pointait le canon d’un vieux colt couvert d’éraflures. Fandorine n’avait même pas eu le temps de voir Washington Reed sortir son arme de son étui. Même un guerrier japonais expérimenté aurait pu être fier de dégainer son katana avec une telle rapidité.

— Voyez ce héros blanc. Vraiment blanc, dit le nègre en regardant le visage livide du tricheur.

Dans le saloon on aurait entendu une mouche voler.

Du bout des doigts, Reed tira une carte de la manche gauche de son adversaire et la jeta sur le tapis de jeu. C’était un as.

Ruddy siffla et avança d’un pas vers la table. Mais le comparse du tricheur le devança.

— Messieurs, c’est un escroc ! brailla-t-il. Il m’a estampé de trente-quatre dollars ! Ah, espèce de salaud !

Il fonça en avant et dans son élan envoya son poing dans le visage du filou démasqué. Ce dernier s’écroula avec sa chaise. Mais pour sa « victime » hors d’elle, c’était apparemment trop peu. Le second tricheur saisit le premier au collet, le balança au milieu de la salle et, sous les huées générales, le sortit dehors à grands coups de pied. Puis, suffoquant d’une juste colère, il regagna sa table.

Bravo, se dit Eraste Pétrovitch, admirant la présence d’esprit du comparse. Il a sauvé son camarade d’une sévère raclée, sinon de la mort.

A la place laissée libre par l’arnaqueur confondu était déjà installé Washington Reed. Il avança le tas d’argent vers lui, non sans demander préalablement :

— Personne n’y voit d’inconvénient ?

Aucune protestation ne se manifestant, la partie put reprendre, avec un effectif modifié d’un quart.

Tous les autres présents recommencèrent à faire tinter leurs verres, commentant tout d’abord l’incident puis passant à d’autres sujets, mais Eraste Pétrovitch les comprenait difficilement du fait de leur fort accent et de l’abondance de mots inconnus dont était truffé leur discours. Il était question de vaches, de squaws, de chevaux boiteux et de paye non versée. Fandorine cessa d’écouter ce bavardage sans grand intérêt, et il s’apprêtait à partir quand, brusquement, une phrase le fit sursauter.

— Tu viens bien de parler de Dream Valley, Romero ? demanda Washington Reed d’une voix forte en se tournant vers le comptoir. Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

— Je rassemblais les bouvillons des mormons, répondit l’un des cow-boys. Je vous le dis, ça chauffe, là-bas. Le Cavalier sans Tête a refait surface. Les barbus crèvent de peur, personne ne met le pied dehors la nuit.

— Des bobards, répliqua un autre. Je ne crois pas un mot de ces fables.

— Et moi j’y crois. (Reed se gratta la nuque tout en examinant ses cartes.) J’ai toujours dit qu’il reviendrait. Tant qu’il ne trouvera pas ce qu’il cherche, il ne se calmera pas. Et je ne parierais pas qu’il va se contenter d’une seule vallée. Sale affaire. Que Dieu nous garde de nous trouver sur son chemin. Un jour, il y a huit ans de cela, je l’ai vu galoper le long du canyon sinueux sur son cheval truité. Rien qu’à y penser, j’en ai la chair de poule.

Beaucoup accueillirent ces mots par des rires, mais le patron du saloon dit :

— T’es fort pour raconter des craques, Wash.

Le nègre le menaça du doigt.

— A ta place, Syd Stanley, je resterais bien tranquille à ma place et je prierais Dieu. Tu sais bien ce que cherche Roc Brisé. Eh bien, dès qu’il va sentir l’odeur, il va descendre de la vallée et te tomber dessus sans crier gare.

Il pointa son doigt quelque part vers le haut, mais où exactement, Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de le voir car, au même moment, la porte du saloon s’ouvrit en grand dans un fracas assourdissant, comme si quelqu’un avait poussé les battants à coups de pied.

Apparemment, c’était bien ce qui s’était passé. Dans l’embrasure apparut une haute et belle silhouette ; les bergers se turent tous instantanément et se mirent à faire des gestes de la main :

— Salut, Ted ! Viens nous rejoindre !

— Voilà Rattler, notre gaillard ! Assieds-toi donc ici !

C’était donc lui, l’homme qui avait conquis le cśur de la jeune miss Culligan.

Eraste Pétrovitch entreprit d’examiner avec curiosité le nouveau venu.

Fédia, le Serpent à Sonnette

Et, à franchement parler, il fut déçu. L’élu du cśur de la rousse Ashleen était incontestablement beau, mais, d’une certaine manière, à l’excès. Comme d’ailleurs tout ici, dans l’Ouest. Cheveux blonds tombant en boucles jusqu’aux épaules, menton rasé de près, favoris si impeccables qu’on les aurait dit faux, lèvres pleines, nez régulier, juste à peine retroussé. Sa tenue faisait impression, mais avait un petit côté costume d’opérette : sombrero noir avec des fanfreluches en argent, veste de daim brodée de perles, ceinture en peau de serpent, culottes à franges, bottes de cuir jaune avec d’énormes éperons. Ils faisaient un tel bruit à chaque pas que Fandorine se dit que plutôt que Serpent à Sonnette, on aurait mieux fait de le surnommer Eperons Sonnants.

Toutefois, un détail interdisait l’ironie à l’égard du beau jeune homme : ses yeux. Bleus, froids, ils semblaient ne pas regarder les gens mais éprouver leur résistance. Son regard erra lentement sur la salle et s’arrêta sur Eraste Pétrovitch, ce qui n’avait rien d’étonnant : il ne devait pas être si courant, dans ce bouge, de voir un homme assis avec devant lui des gants blancs et un haut-de-forme de soie chatoyant ?

Finalement, on peut tout de même comprendre la demoiselle, pensa Fandorine sans détourner le regard. Comparé aux autres bergers, mister Fédia avait l’air d’un prince. De qui d’autre aurait pu tomber amoureuse une pauvre jeune fille au cśur ardent, condamnée à vivre dans un tel milieu ?

Le jeu « à qui détournera le regard le premier » s’éternisa quelque peu. Deux paires d’yeux bleus se regardaient fixement. Finalement, honteux de céder à de tels enfantillages, Eraste Pétrovitch reporta son regard sur le bout de son cigare en train de se consumer.

C’est alors qu’une voix sonore retentit :

— Eh, les gars ! Je vais vous montrer un truc à mourir de rire !

Ces paroles avaient été prononcées de sorte que tout le monde les entende.

Rattler avança au milieu de la salle.

— Je passe chez le vieux Ned O’Peary, je lui dis : « Salut, marshal, quelles nouvelles ? » Et lui me répond : « Tu me croiras jamais, Ted. Pour la première fois dans l’histoire de Splitstone, il s’est trouvé un crétin pour laisser son arme à l’entrée. Un gommeux de l’Est… » Attendez avant de vous esclaffer, fit Rattler en levant la main et en regardant Fandorine. Vous n’avez pas encore vu cette arme mortelle. Tenez, la voilà.

Il déposa sur la table le petit Herstal qui avait en effet l’air d’un jouet inoffensif en comparaison des colts et autres Smith & Wesson qui pendaient à la ceinture des cow-boys.

Ceux-ci entreprirent de faire assaut d’esprit.

— Un truc pratique pour se curer les oreilles.

— Et parfait pour les bonnes femmes, ça peut se glisser sous une jarretelle !

Puis suivirent des propositions d’un goût encore plus douteux, tandis que Ted approchait de la table où était assis Eraste Pétrovitch et, avec un air désormais ouvertement provocateur, demandait :

— Dites, sir, vous ne sauriez pas par hasard à quel clown appartient cette bricole ?

Fandorine soupira d’un air désolé.

Tout était clair. Le Serpent à Sonnette avait appris qu’un original avait amené sa belle en luxueux carrosse et, jaloux, il lui cherchait maintenant querelle. Il ne lui manquait plus qu’un duel avec cet Othello local. C’était stupide. Il fallait à tout prix éviter la confrontation, cela pouvait entraîner des complications dans la poursuite de son travail.

— Ce revolver est à moi, dit Eraste Pétrovitch. Merci de me l’avoir rapporté, serviable jeune homme. Voici pour votre dérangement.

Et il jeta sur la table une pièce de dix cents.

Dans le saloon personne ne songeait plus à rire ; le silence s’était fait, comme un peu plus tôt quand le tricheur avait été mis dehors. De toute évidence, les bagarres et les querelles sont l’unique divertissement dont disposent les autochtones, pensa Fandorine, tout en se demandant ce qui lui avait pris. Il fallait trouver le moyen de rectifier le tir avant qu’il ne soit trop tard.

Le visage de Ted s’illumina d’un sourire triomphant.

— Les gars, vous avez tous entendu comment il m’a offensé ? Il m’a traité comme un morveux et balancé une dime à la figure. Moi, le tophand en chef du ranch des Deux Lunes ! Joe, tu as entendu ? Et toi, Sleazy ?

— On a entendu, Rattler, répondirent immédiatement plusieurs voix. Nous sommes tous témoins. Y a qu’une mauviette qui peut laisser passer une telle offense.

Eraste Pétrovitch se rappela le récit de miss Culligan à propos de la politesse de son fiancé et de son incroyable placidité. Il fallait croire que Ted Rattler ne se conduisait de la sorte que dans une ville étrangère où personne ne le connaissait et où, pour un tir bien ajusté sur une cible vivante, on pouvait se retrouver au bout d’une corde. Mais ici tous les témoins lui étaient acquis d’avance, de sorte qu’il considérait comme superflu de faire des cérémonies.

Avec un salut affecté qui suscita les rires enthousiastes du public, le jaloux demanda :

— Pour votre part, sir, vous êtes ou vous n’êtes pas une lavette ?

Se maudissant pour sa stupide provocation, Eraste Pétrovitch resta silencieux.

— Vous vous taisez. Vous êtes donc une lavette ?

— A quel point, vous n’imaginez pas, répondit Fandorine, résigné (de toute façon, il ne reviendrait pas en arrière) – et il se leva de sa table. Dès que je vois la moindre saleté quelque part, il faut que je nettoie. Pour que tout soit propre.

Quelqu’un ricana bruyamment. Apparemment, il s’agissait du Pinkerton local, toujours assis près de la porte.

— Ça alors ! Encore un affront ! (Rattler se tourna vers le « pink », feignant le désarroi.) Qu’est-ce que tu en dis, Mel ? Tu fais autorité en la matière, et d’ailleurs tu es presque un serviteur de la loi.

— Deux chapeaux, je ne vois que ça. Si tu veux, prends le mien, répondit pensivement Scott. Tu es la partie offensée, c’est donc à toi de les disposer.

Ces paroles énigmatiques parurent pleinement satisfaire Ted.

— Eh bien, monsieur la grande gueule, prenez votre redoutable mortier, je vous invite à une petite promenade.

Le bagarreur sortit le premier, en sifflotant. Un des cow-boys lança à Eraste Pétrovitch son Herstal.

Toutes les balles étaient en place. Le percuteur était intact. Le canon impeccable. Le barillet tournait normalement.

Visiblement, on s’orientait vers un duel ou l’équivalent local pour désigner deux mâles stupides prêts à s’entretuer à cause d’une femelle.

Ce n’est pas grave, se dit Fandorine. Je vais faire un petit trou dans la main du fiancé. Il sera guéri pour le mariage.

Tous guettaient ce qu’allait faire le drôle d’étranger.

Le patron, bonne âme, s’approcha et lui glissa à l’oreille :

— Derrière le comptoir, il y a une porte qui donne dans la cour.

Les autres se montrèrent moins charitables.

— Il faudrait prévenir Ron le fabricant de cercueils qu’il va avoir du boulot dans pas longtemps.

— Eh, le joli cśur, dis-nous au moins comment tu t’appelles ?

— Eraste Pétrovitch, répondit celui-ci en ajustant son haut-de-forme devant le miroir cassé.

— Quoi, quoi ? Ecris plutôt ça sur un bout de papier. Tes parents vont venir, et sur ta tombe y aura ni ton nom, ni rien du tout. Ça se fait pas.

Il était temps de mettre un terme à cette farce.

Eraste Pétrovitch sortit dans la rue et constata que Ted Rattler, le Serpent à Sonnette, était tout sauf simplet.

Deux chapeaux, remplissant la fonction de barrières, étaient disposés très loin l’un de l’autre, une quarantaine de pas au minimum. Une distance normale pour le Smith & Wesson automatique qui pendait à la ceinture de l’adversaire. Mais pour le petit revolver de ville à canon court, prévu pour un tir rapide, une telle distance dépassait les limites d’un tir ajusté. Cela faisait maintenant trois fois au cours des derniers jours que le Herstal ne se montrait pas à la hauteur. Cette arme ne convenait pas pour l’Amérique, Fandorine allait devoir se doter de quelque chose d’un peu plus puissant. Si, bien entendu, l’avenir lui en offrait la possibilité.

A en juger par son attitude faussement détendue et au léger mouvement de sa main droite (destiné à activer la circulation sanguine avant le tir), Rattler était un adversaire expérimenté, doué d’un redoutable sang-froid.

Les spectateurs sortaient les uns après les autres sur la terrasse du saloon. Il était possible de demander un revolver à l’un d’entre eux, mais à en juger par l’expression de leurs visages, aucun n’accepterait. Ted, le Serpent à Sonnette, était leur idole. Les bergers étaient là pour le voir abattre le gommeux venu de l’Est. Cela alimenterait leurs bavardages au saloon et au ranch. Une semaine de conversation assurée au minimum.

Melvin Scott s’arrogea la double fonction de juge et de témoin. Ce rôle n’était apparemment pas nouveau pour lui.

Se saisissant d’un de ses deux revolvers et le pointant en l’air, il déclara :

— Au coup de feu, considérez-vous comme libres d’agir, gentlemen. Courez, sautez, tirez. Je vous demande seulement d’éviter les spectateurs et de ne pas casser les vitres.

De nombreux visages apparaissaient aux fenêtres, tous animés d’une même expression d’attente fébrile et de curiosité avide.

Depuis le premier étage du Great Western, son valet observait Eraste Pétrovitch. Le Japonais haussa un sourcil : maître, avez-vous besoin d’aide ?

Fandorine haussa l’épaule d’un geste mécontent : va au diable. Massa s’installa alors plus confortablement sur le rebord de la fenêtre, sortit de sa poche une minuscule pipe, qu’il bourra d’un tabac japonais semblable à du crin de cheval haché menu.

Il n’y avait qu’une seule possibilité : réduire la distance. Par mouvements saccadés, en évitant les balles, s’approcher de l’adversaire jusqu’à une quinzaine de pas, et là, tirer. Le risque principal, si Rattler tirait à la hanche, sans viser, était de prendre une balle aveugle. Le plus sûr était de faire une triple culbute en avant, mais il avait déjà esquinté un costume, il ne manquerait plus qu’il bousille le second. Tout bien pesé, mieux valait choisir la solution la plus risquée. Et maintenant, sur quoi allait tirer Scott ? Pas sur un corbeau tout de même ?

Le coup de feu retentit, aussitôt couvert par un « bong ! » sonore, loin d’être déplaisant : la balle avait percuté la cloche de la tour qu’Eraste Pétrovitch avait failli initialement prendre pour une église.

Le duel commença.

Sans détacher son regard de la main droite de Ted, Fandorine se prépara à bondir. Il ne pensait plus à rien, ses deux Guides superflus s’étaient retirés dans l’ombre, il ne lui en restait qu’un, et celui-là connaissait son affaire.

Mais Rattler ne se pressa pas de sortir son arme. La raison en était claire : il voulait que ce soit son adversaire qui tire le premier avec son joujou – il en serait tenu compte lors du procès.

Un pas en avant. Un autre. Un autre encore.

Visiblement, le Serpent à Sonnette avait compris la tactique. Sa main fit un mouvement rapide comme l’éclair et se retrouva armée du revolver. Mais toujours pas de coup de feu. Le canon bougeait imperceptiblement au rythme irrégulier des sautillements tantôt à droite tantôt à gauche de Fandorine.

Fichtre, cet Othello était encore plus dangereux qu’on aurait pu le penser à première vue. Jamais il ne le laisserait approcher à quinze pas. Il allait malgré tout falloir salir le costume noir. Or, avec son mélange de terre, la poussière ici était rouge, Massa n’arriverait sûrement pas à la nettoyer.

D’un geste vif, Fandorine enleva son haut-de-forme, qu’il était inutile d’écraser, et l’envoya de côté. Celui-ci vola en l’air, décrivit un arc et faillit atterrir sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de Massa, mais Rattler dirigea son canon dans sa direction, en fit jaillir une langue de feu. Le couvre-chef, après avoir tourbillonné, tomba, la carre transpercée.

Le salaud ! Le deuxième haut-de-forme anglais en quatre jours !

Autour, une rumeur s’éleva, accompagnée d’applaudissements. Un sourire d’autosatisfaction traversa fugitivement le visage concentré du Serpent à Sonnette.

C’était le moment !

Un peu plus, et Eraste Pétrovitch, furieux, aurait répondu au truc du chapeau percé par un de ces tours dont il avait le génie, plus spectaculaire encore. On pouvait en effet douter que les habitants de Splitstone aient jamais vu un triple salto à trajectoire en zigzag assorti d’un coup de feu tiré la tête en bas. Mais au même instant, venant de derrière, parvint un martèlement de sabots et un cri désespéré :

— Ted ! Teddy ! Je t’interdis !

Rattler, la mâchoire pendante, abaissa son Smith & Wesson.

Dans la rue, laissant derrière elle un nuage de poussière, miss Culligan arrivait au galop. La cavalière cabra son cheval entre les deux adversaires et se mit à tournoyer sur place.

La demoiselle avait eu le temps de se changer. Elle avait troqué sa robe de soie contre une veste et des pantalons, et son chapeau contre un sombrero blanc. C’était surprenant, mais même ce costume disgracieux lui allait comme un charme.

— Vous m’aviez pourtant promis de ne pas mettre le nez à la Tête d’Indien ! cria d’un ton de reproche la jeune cavalière en se tournant vers Fandorine. Vous aviez donné votre parole de gentleman, c’est honteux !

— Oui, m-mais c’est que…

— Quant à toi, maudit crétin, je ne t’aimerai plus si c’est comme ça, sache-le une bonne fois pour toutes ! cria Ashleen à son fiancé sans écouter les explications de Fandorine. Qu’est-ce que tu m’avais promis ? Ce que vous pouvez être menteurs, tous autant que vous êtes ! Je vais le dire à papa et il te foutra à la porte du ranch ! Il ne demande que ça !

— Ash, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ? bredouilla Rattler, s’éloignant de la bouche menaçante du cheval. Je ne faisais que…

— Tais-toi, imbécile ! Je ne veux plus te voir !

Les spectateurs observaient les amoureux en train de se quereller avec exactement la même curiosité avide avec laquelle ils avaient assisté au duel un instant plus tôt. Décidément, on avait l’air de manquer cruellement de distractions à Splitstone.

Eraste Pétrovitch pour sa part était désolé pour la jeune fille. Elle aurait pu se trouver un fiancé un peu mieux que cette vermine à sonnette.

Le ranch des Deux Lunes

Derrière, quelqu’un lui tapa sur l’épaule.

Il s’agissait du témoin, l’homme qui avait tiré dans la cloche, propriétaire de l’épicerie et par la même occasion agent local de Pinkerton.

— Eh bien, puisque vous n’êtes pas mort aujourd’hui et que vous allez passer encore un certain temps chez nous, il vaudrait mieux troquer votre joujou contre quelque chose d’un peu plus sérieux, dit-il poliment en indiquant le Herstal. Dans le « Magasin général » de Mel Scott vous trouverez tout ce dont vous pouvez avoir besoin pour votre survie et votre confort. Arme, selle, harnachement, conserves, dynamite, vêtements pour…

— J’ai une lettre de r-recommandation de mister Robert Pinkerton, l’interrompit Fandorine.

Scott regarda autour de lui. Prit son interlocuteur par le coude.

— J’ai tout de suite flairé que vous n’étiez pas là par hasard. Eloignons-nous. On crie trop ici.

Il lut deux fois la courte lettre adressée « A tous les agents titulaires et auxiliaires ». Plissant les yeux, il regarda Eraste Pétrovitch.

— Vous auriez dû vous adresser directement à moi. J’aurais au moins pu vous déconseiller de vous en prendre à Rattler. Il est écrit : « toute assistance ». En quoi puis-je vous aider ?

— Equipez-moi un peu mieux. Non pas comme un intrus à qui l’on cherche à soutirer le plus d’argent possible, mais comme un c-collègue et ami. Je suis nouveau dans ces contrées, c’est pourquoi je compte sur vous.

Le « pink » se gratta le bout du nez.

— C’est tout ?

— Pour le moment, oui. Peut-être que plus tard je m’adresserai à vous pour vous demander également une aide professionnelle. Si la tâche se révèle plus difficile que je ne le s-suppose.

Dans les yeux de Scott s’allumèrent des étincelles malicieuses, mais elle ne s’accompagnèrent d’aucun commentaire.

— Dans ce cas, allons au magasin.

Après avoir fait signe à son valet de chambre de les rejoindre, Eraste Pétrovitch suivit le « pink ».

— Vous préférez garder le secret, c’est votre affaire, dit ce dernier après un bref silence. De toute façon, je sais ce qui nous vaut votre visite. Les Foulards noirs, n’est-ce pas ? Ce n’est pas difficile à deviner. On vous a vu attablé avec ce bouffon russe de Dream Valley.

— Je suis également russe, rétorqua froidement Fandorine.

— Je ne voulais pas vous froisser. Si vous avez bien noté, ce n’est pas sur le mot « russe » que j’ai appuyé mais sur le mot « bouffon ». Vous ne contesterez pas que mister Kouzma Loukov est un vrai pitre ?

Non, Eraste Pétrovitch ne le contesterait pas.

— Si vous voulez connaître mon opinion, fit Scott en haussant les épaules, il n’y a pas de bandits dans la vallée et il n’y en aura pas. Les Foulards noirs, tout le montre, sont des gars sérieux, comme tous ceux qui s’attaquent aux trains. Que voulez-vous qu’ils fassent d’un village russe ? Qu’est-ce qu’on peut tirer de ces farfelus, à part des livres écrits dans une langue illisible ? Il arrive souvent qu’une bande de brigands choisisse un coin retiré pour s’installer un repaire clandestin. Mais dans ce cas pourquoi aller embêter des Russes ? Des inventions, tout ça, voilà ce que j’en pense. Mais si le colonel Star veut tirer ça au clair, c’est son droit. Si vous avez besoin de moi, je reste à votre entière disposition. Dans sa lettre, mister Pinkerton vous garantit un rabais de trente pour cent. Je ne vous coûterai donc que trois dollars cinquante par jour.

— C’est entendu.

Après une courte hésitation, Fandorine décida que ce n’était pas la peine pour l’instant de poser trop de questions sur Dream Valley. Il se tourna vers Massa et lui résuma la situation en japonais.

Sur le perron du Magasin général, attendait Loukov.

— Faites vos c-courses, Kouzma Kouzmitch. Nous aussi avons quelques petites choses à acheter à monsieur Scott.

Pour une raison inconnue, ces simples mots jetèrent le président dans le désarroi.

— Non, non, dit-il, l’air gêné. Ce n’est pas urgent, je ferai ça plus tard. Ma liste est longue.

Les sons de la langue russe réjouirent Scott.

— Vous avez une langue amusante. On dirait que vous parlez en roulant un galet dans votre bouche.

— Comment se fait-il que vous laissiez votre porte grande ouverte ? demanda Fandorine en entrant dans le magasin, un vaste entrepôt encombré d’une multitude de caisses, boîtes et autres ballots. N’y aurait-il pas de voleurs à Splitstone ?

— Il y en a, et comment ! Seulement ils ne s’attaquent pas à Mel Scott. Parce qu’ils savent que je les dénicherais où qu’ils soient et que je les écorcherais vifs.

— Vous travaillez depuis longtemps pour l’agence ?

De la poche arrière de son pantalon, le boutiquier sortit une bouteille plate, probablement récupérée au saloon, et en but une longue gorgée.

— Cela fait maintenant vingt ans, mister Pinkerton et moi avons ensemble fait la chasse à la bande des frères James. C’était le bon temps. Maintenant je ne suis plus là qu’en réserve, et je reçois une paye réduite de moitié, cinquante dollars par mois, une misère. C’est pour ça que je tiens le magasin. Ici, tout ce que vous voyez est à vendre. Sauf ça. (Il tapota tendrement au garrot la tête de bison poussiéreuse accrochée au mur.) Il fut un temps où ce machin n’aurait pas valu plus d’un dollar, parce que des troupeaux considérables erraient par centaines à travers les plaines. Désormais, il n’y a plus un seul bison, on les a tous tués. Je peux vous le laisser pour quatre cents dollars, et encore uniquement parce qu’on est entre collègues. Vous le voulez ? Bon, à vous de voir.

Après s’être tourné vers Loukov, qui, resté à l’extérieur, ne pouvait entendre la conversation, Eraste Pétrovitch demanda :

— Et les frères célestins, ils s’approvisionnent aussi chez vous ?

Scott fit un clin d’śil malicieux :

— Je comprends où vous voulez en venir. Vous cherchez des informations gratis sur Dream Valley, pas vrai ? Eh bien, embauchez-moi comme assistant, vous pourrez me cuisiner autant que vous le voulez.

De nouveau, il colla sa bouche au goulot et but le whisky jusqu’à la dernière goutte. Il sortit une autre bouteille de sous son comptoir, l’ouvrit, puis s’arrêta brusquement, en proie à une hésitation.

— Minute.

Il saisit le fusil qui était appuyé contre le mur. Il s’approcha de la fenêtre et dirigea son arme vers le haut.

Eraste Pétrovitch suivit l’orientation du canon : visiblement, le « pink » visait de nouveau la cloche de la tour.

Le coup retentit sèchement. Sur le perron, Kouzma Kouzmitch sursauta, faisant tomber son panama.

— Raté, lâcha Scott avant de remettre la bouteille d’où elle venait. Ce qui veut dire que ça suffit pour aujourd’hui. Je connais mes limites. Bon, alors, qu’est-ce que je vous propose ? Tout d’abord, vous devez vous habiller normalement. Il vous faut des chapeaux à large bord pour ne pas être aveuglé par le soleil. Des bottes de cow-boy. Vous voyez, elles ont des bouts pointus pour pouvoir plus facilement enfiler les étriers. Vos pantalons vont être déchirés par les épines de cactus, il vous faut acheter des jeans. Vous avez également besoin d’une paire de couvertures en laine. De gourdes. D’une hache ou d’un coupe-choux…

Massa se tournait et se retournait déjà devant le miroir, essayant un immense chapeau sous lequel il disparaissait presque complètement. Les bottes lui avaient également tapé dans l’śil, avec leur cuir estampé, leurs rivets de cuivre et leurs énormes talons biseautés.

En revanche, les habits de bergers ne plaisaient guère à Fandorine. Pour monter à cheval il pouvait parfaitement utiliser son costume blanc taché de charbon. Et pour ne pas déchirer le pantalon, Eraste Pétrovitch fit l’acquisition de chaparajos, des jambières de cuir à lacets. Pour remplacer son haut-de-forme troué, il décida de prendre un très convenable casque en liège de fabrication britannique, dont on se demandait comment il avait échoué dans ce bric-à-brac.

— Pas possible ! Il y a bien dix ans que ce pot de chambre a atterri chez moi. Je pensais qu’on ne me l’achèterait jamais, se réjouit le maître des lieux. Un lord anglais a séjourné ici, à l’époque où l’on était encore en territoire indien. Il était venu chasser le bison. Les Shoshones l’ont scalpé. Vous voyez, à l’intérieur, il reste un peu de sang séché.

Fandorine changea d’avis. Il acheta un chapeau gris cendré : cela irait parfaitement avec son costume.

— On ne s’aventure pas dans les montagnes sans fusil. (Scott commença à ouvrir de longues boîtes, qu’il posa sur la table.) Lesquels préférez-vous ? Tenez, je peux vous recommander celui-ci. Un excellent fusil à plomb avec un barillet de quatre logements.

Tirant sur sa botte et pour cette raison sautant sur un pied, Massa dit :

— Remington. Calibre 50. Deux.

— Une arme sérieuse. Votre Chinois a bon goût.

— Il est japonais.

Ayant posé les deux fusils sur le comptoir, avec leurs cartouchières et leur réserve de munitions, Scott fit claquer son boulier et poursuivit :

— Maintenant, les revolvers. Puisque vous êtes russe, je vous propose un Smith & Wesson de calibre 44, dit « russian ». A double action, il a été fabriqué sur commande de votre grand-duc Alexis quand il est venu ici chasser le bison avec Buffalo Bill. Balle de plomb huilée, 246 grains, 23 grains de poudre noire. Crosse en gutta-percha, très commode.

— Je c-connais. Ce revolver fait partie de l’équipement de l’armée russe. C’est bon, donnez.

— Et pour votre Japonais deux autres ? demanda le marchand, voyant que Massa venait d’accrocher deux étuis à sa ceinture de cuir jaune.

— Hidari-no ho ni nunchaku-o, migi-ni wakizashi-o sasunda6, grommela-t-il pour lui-même, l’air satisfait.

— Non, lui n’a pas besoin de revolver, traduisit Eraste Pétrovitch.

L’achat le plus coûteux fut des jumelles Zeiss, avec grossissement dix-huit fois. Sur quoi, l’équipement fut terminé.

— Il ne reste plus qu’à vous procurer des chevaux, conclut Scott. Pour cela il faudra vous adresser à un ranch.

Se rappelant la proposition que lui avait faite miss Culligan, Fandorine demanda négligemment :

— Le ranch des Deux Lunes est loin d’ici ?

— Vous voulez faire affaire avec Cork Culligan ? fit Scott avec un hochement de tête approbateur. C’est une bonne idée. Le vieil homme a d’excellents chevaux, mais il va vous en demander un prix fou.

— On m’a p-promis un rabais.

Le domaine de Culligan n’était séparé de la ville que de trois milles, si bien qu’après avoir déposé leurs achats à l’hôtel Fandorine et son serviteur s’y rendirent à pied.

Au début, Massa marchait allègrement en faisant sonner ses éperons. Mais rapidement, il commença à trébucher à cause de ses hauts talons, indubitablement pratiques quand on allait à cheval, mais mal adaptés aux randonnées pédestres. Finalement, Eraste Pétrovitch laissa son serviteur clopiner derrière, et ce fut donc seul qu’il pénétra dans le ranch.

Le portail était curieux. Il était là, tout seul, sans palissade, comme une arche plantée au milieu d’un champ. Sur le côté un grand panneau : DOMAINE DE CORK CULLIGAN. ICI LES VOLEURS DE BÉTAIL SONT LIQUIDÉS SUR PLACE. Et pour plus de conviction, en dessous était maladroitement dessiné un arbre avec un pendu.

Sur la droite, on voyait un pâturage clôturé où paissaient un nombre impressionnant de vaches à longues cornes, apparemment ce même troupeau qui avait été ramené du Texas peu auparavant. Sur la gauche, on distinguait les silhouettes sombres de diverses constructions : des granges, des baraques, des entrepôts. La maison principale s’élevait au milieu. C’était une grande bâtisse de bois, revêtue de planches peintes en blanc. Elle s’efforçait autant qu’elle le pouvait de paraître majestueuse, ce qui expliquait les quatre colonnes ventrues sur le devant, la tourelle plantée au-dessus et les deux lions de pierre encadrant le perron. Mais comment aspirer à la grandeur quand tout est imprégné d’une odeur de fumier ? Apparemment, les habitants de Culligan House étaient insensibles à cette odeur si pénible pour un nez citadin. En tout cas, le corral se trouvait juste devant la façade.

Eraste Pétrovitch regarda les chevaux (des bêtes plus magnifiques les unes que les autres), observa l’un des cow-boys en train de dresser un étalon sauvage. A Moscou, l’ex-fonctionnaire chargé des missions spéciales était considéré comme assez bon cavalier, mais sur pareil mustang, il était à parier qu’il ne tiendrait pas en selle plus d’une demi-minute.

Pendant ce temps, les bergers de Culligan (ils étaient une vingtaine à traîner autour du corral) examinaient Fandorine sans bienveillance particulière, mais sans arrogance non plus. De toute évidence, l’une d’eux devait se trouver à la Tête d’Indien et avait raconté aux autres que le gommeux à la petite cravate savait se défendre.

Apparut Massa, portant par-dessus l’épaule ses bottes reliées par une mince corde. Chevauchant un splendide cheval, Ashleen Culligan avançait au pas à ses côtés. La jument morelle, qui avait déjà attiré l’attention de Fandorine un peu plus tôt en ville, ondulait avec coquetterie, lançant ses fines jambes d’un côté et de l’autre.

Derrière, à une dizaine de pas, Ted Rattler se balançait sur sa selle, plus sombre qu’une nuée d’orage. Sans un regard à Fandorine, il sauta à terre, lança ses rênes à l’un des bergers et se planta à l’écart. Il s’obligeait consciencieusement à ne pas regarder de ce côté, mais il ne serait parti pour rien au monde.

— Votre boy m’a dit que vous étiez ici ! cria de loin la demoiselle. Vous êtes venu chercher des chevaux, c’est ça ? Où tu vas comme ça, Selma, où tu vas ? dit-elle à sa jument qui s’était approchée d’Eraste Pétrovitch et lui tendait ses lèvres veloutées en hennissant tout doucement.

Il tapota la petite étoile blanche qu’elle avait sur le front :

— Tu es belle, tu es b-belle.

— C’est la première fois que je vois Selma se montrer familière avec un étranger, s’étonna Ashleen, sautant lestement de son cheval. Ma petite fille a bon goût. Bon, ça va, ça va, recule !

Elle éloigna la jument sur le point de poser son chanfrein sur l’épaule d’Eraste Pétrovitch, tandis que Massa disait, vindicatif :

— On a la fiancée qu’on peut.

Cette expression, il la connaissait pour l’avoir entendue plus d’une fois à son propos dans la bouche de son maître.

— J’aimerais acheter un cheval endurant, mais pas rétif, expliqua Fandorine. J’avoue que je ne suis pas un t-très bon cavalier. Rien à voir avec ces jeunes gaillards.

Au même moment, dans le corral, le dresseur s’écrasa par terre après une tentative manquée de grimper sur le mustang. Le coursier sauvage gratifia le cow-boy à terre d’un coup de sabot avant de le mordre à la tête.

— Je veux un poney. Vous avez des poneys ? demanda nerveusement Massa.

— Au ranch des Deux Lunes, il y a de tout. Eh, les gars, arrêtez de vous occuper de Kid, cria miss Culligan. Amenez l’alezane de trois ans que j’ai dressée la semaine dernière. Et pour le boy de mister Fandorine choisissez un bon poney texan. En tout et pour tout, y compris les selles, je ne vous prendrai que quatre-vingts dollars, dit-elle, s’adressant à Eraste Pétrovitch. Mais si papa vous pose la question dites cent vingt, d’accord. Venez, je vais vous le présenter.

— Heureux de voir enfin un vrai gentleman dans l’entourage de ma fille, cela change de la canaille qui tourne autour d’elle en permanence.

Mister Culligan ressemblait énormément à sa fille, sinon que tout ce qui chez elle paraissait charmant tournait chez lui au désavantage : ses yeux verts couleur de bouteille mal lavée, ses cheveux rouille plutôt que roux et les taches de son qui, sur son visage, donnaient une impression de saleté incrustée. La voix du « baron bestial » était vulgaire et retentissante, ses façons des plus primaires (par exemple, au tout début du repas, il n’hésita pas à se moucher dans sa serviette, puis ordonna à la servante de lui en apporter une autre). Toutefois, le vieil Irlandais faisait tout son possible pour être aimable avec son hôte.

— Vous êtes originaire d’où ?

— De Moscou.

La réponse n’étonna aucunement le marchand de bestiaux.

— Tiens donc. Je n’ai moi-même jamais eu l’occasion d’y aller, mais j’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de belles choses dans votre ville. A ce qu’il paraît, chez vous, même en juillet, les puits ne sont jamais à sec. C’est vrai ?

— C’est la stricte v-vérité, répondit Fandorine quelque peu étonné, tout en se coupant un petit morceau d’un énorme bifteck dégoulinant de sang.

La viande était de premier ordre, digne du meilleur restaurant, quoique un peu trop poivrée peut-être.

Culligan eut un clappement de lèvres admiratif à l’intention des puits russes.

— Pour le Texas, c’est exceptionnel.

— P-pourquoi parlez-vous du Texas ?

Il y eut une courte pause. Le maître de maison et son hôte se regardèrent d’un air perplexe. Le premier à saisir le malentendu fut Cork.

— Ah, vous n’êtes pas de la Moscou du Texas, mais de celle de l’Iowa, c’est ça ? J’avais complètement oublié son existence. J’ai jadis employé un tophand qui était natif de là-bas. C’était un as du lasso.

— Non, sir, je viens de la Moscou qui se trouve en Russie.

De celle-là, le papa de la perle rouge n’avait visiblement jamais entendu parler. Il remualégèrement ses puissantes mâchoires, l’air de réfléchir, puis jugeant que les bavardages mondains avaient assez duré, il passa au sujet qui l’intéressait.

— Vous travaillez pour le colonel ? Ou vous êtes simplement un de ses amis, et vous allez dans les montagnes chasser la chèvre sauvage ?

— Je travaille.

Eraste Pétrovitch repoussa son assiette et trempa ses lèvres dans son whisky soda, un délicieux breuvage au goût fumé, d’au moins vingt ans d’âge.

— Quelle est votre profession ?

— Ingénieur.

De toute façon, cela se saura, pensa Fandorine avant d’ajouter prudemment :

— Mais je suis ici pour une autre raison. Mister Star m’a demandé de faire la lumière s-sur les événements de Dream Valley. Vous avez certainement entendu dire qu’il s’y passait des choses étranges.

Le père et la fille échangèrent un regard.

— Il se raconte je ne sais quelles sottises, lâcha Culligan avec une indifférence feinte. A propos de bandits aux foulards noirs, de fantôme sans tête… Mais il ne faut pas croire les gens de là-bas. Les uns sont des païens, les autres des mécréants.

— Et vous n’êtes pas curieux de c-connaître la vérité ? Après tout, la vallée est votre propriété.

Cork plissa des yeux malicieux.

— Vous cherchez à me soutirer de l’argent ? Pas question. Je ne vous ai pas embauché. Si le colonel veut payer, c’est son affaire. T’as vu, Ash, le petit malin ? Il est prêt à toucher deux fois pour le même travail !

La jeune fille, il faut lui rendre cette justice, rougit légèrement, honteuse pour son papa.

— Ce n’est pas le genre de mister Fendorin.

Le paternel se contenta de balayer la remarque d’un geste, avec l’air de dire : moi, je connais les gens.

— Ecoutez-moi bien, poursuivit-il en baissant la voix. Si vous voulez vous faire de l’argent en plus, dites au colonel que vous avez remarqué à Dream Valley une certaine roche habituellement riche en argent ou en or. J’ignore les termes exacts, mais vous êtes ingénieur, vous devez vous y connaître. Et là, vous pourrez compter sur ma reconnaissance. Vous voyez où je veux en venir ?

Le marchand de bestiaux fixa son hôte dans l’attente de sa réponse.

Ce dernier, quant à lui, regardait Ashleen. Mais elle, qu’est-ce qu’elle en pensait ?

Pas l’ombre d’un trouble. Calmement assise, elle affichait un sourire radieux. Tel père, telle fille…

— Je le v-vois très bien. Vous voulez que mister Star paie plus cher pour la vallée. Vous avez besoin d’argent pour développer votre business. Mais je ne suis pas ingénieur des mines et je n’y connais rien en matière de gisements. Et d’un. Par ailleurs, je ne mens jamais par appât du gain. Et de deux.

Le maître des lieux regarda Fandorine sans rien dire pendant quelque temps, avec l’air de supputer quelque chose. Puis il prononça une phrase pas totalement claire :

— Voyez-vous, c’est très agréable d’avoir affaire à un homme honnête et suffisamment intelligent.

Cependant, l’on voyait que Cork avait désormais perdu tout intérêt pour son interlocuteur. Une minute ne s’était pas écoulée qu’il se levait et, prétextant une tâche urgente, quittait la salle à manger.

La servante voulut débarrasser les assiettes sales et servir le dessert, mais Ashleen la rembarra :

— Va-t’en, Sally ! Il n’y a rien à glaner ici.

Puis, à peine la porte se fut-elle refermée qu’avec une délicieuse spontanéité la jeune fille rapprocha sa chaise et, se penchant vers Fandorine jusqu’à toucher son visage, murmura :

— Quelle idiote je peux faire ! Dans le carrosse déjà vous aviez parlé de Dream Valley, mais ça m’est rentré par une oreille et sorti par l’autre. Tous ces bruits m’inquiètent terriblement. Je sais très bien pourquoi le colonel vous a envoyé ici. S’il est vrai qu’une bande s’est installée dans la vallée, plus personne n’achètera cette terre, même pour dix mille dollars. Et alors, je resterai indéfiniment vieille fille ! Mister Fendorin, mon cher ami, il est évident que vous êtes un homme intelligent et expérimenté. Aidez-moi ! Ne ruinez pas l’avenir d’une pauvre jeune fille ! Vous êtes un gentleman, un vrai, à cent pour cent ! Et pas seulement par vos manières, comme les autres, mais pour de bon !

Entre les demoiselles de la ville très collet monté et Ashleen Culligan il y avait un abîme. C’était la deuxième ou la troisième fois que celle-ci discutait avec Eraste Pétrovitch, et elle se comportait comme s’ils étaient amis depuis des années. Elle murmurait si près de son oreille qu’une de ses boucles rousses chatouilla la joue de Fandorine, mais il ne recula pas. Et pas seulement parce que c’eût été impoli.

— Moi, je sais ce qui se trame là-bas, dit-elle en se tournant de temps à autre vers la porte. Les Russes et les mormons font semblant de ne pas pouvoir se supporter, mais en fait ils sont de mèche. J’en suis sûre ! Ils font exprès de faire courir des bruits alarmants pour que papa baisse le fermage. Or, soit dit en passant, il s’agit légalement de mon argent. C’est vrai que ce n’est pas énorme : deux mille dollars par an en tout et pour tout. Mais papa ne me donne rien d’autre, il dépense tout pour le business. (Ashleen pressa sa main sur sa poitrine.) Si les fermiers ont raison, c’est un vrai drame… Ils vont prendre leurs jambes à leur cou et quitter la vallée, et essayez donc après d’en attirer de nouveaux. Qui peut s’intéresser à Dream Valley ? Des prés et des pâturages, il n’y a que ça ici, c’est partout de la prairie. Or la terre, à part les mormons et les Russes, personne ne la cultive dans ces contrées. Et moi, alors, il faut que je porte les robes des années précédentes, c’est ça ? Mon cher mister Fendorin, promettez-moi une chose !

Elle serra le poignet d’Eraste Pétrovitch de ses doigts brûlants.

— Si les mormons sont de connivence avec les Russes, vous ne jouerez pas leur jeu, vous les démasquerez. Le prix de Dream Valley ne doit pas baisser !

Quatre pouces tout au plus le séparaient du visage enflammé d’Ashleen. Eraste Pétrovitch huma l’odeur de sa peau virginale et baissa les yeux. Mais ce fut pis encore.

D’en haut, à travers le col déboutonné de sa chemise, s’offrait une vue merveilleuse sur la poitrine soulevée par l’émotion de la jeune fille. Plus tôt, dans le carrosse, il n’avait pas osé plonger dans le décolleté de la demoiselle, c’est donc seulement maintenant qu’il découvrait ce phénomène naturel fascinant : la poitrine d’Ashleen ne présentait pas une seule tache de rousseur et était d’un blanc laiteux, ainsi qu’on l’observait généralement chez les blondes mais pratiquement jamais chez les rousses.

— Donnez-moi votre parole que vous ne jouerez pas contre moi, murmura-t-elle, ses lèvres entrouvertes tremblant légèrement.

En d’autres circonstances, Fandorine se serait dit : cette fille cherche à se faire embrasser. Mais il avait parfaitement compris que c’était pour sa dot qu’elle faisait tous ces efforts. Elle voulait se marier avec ce Ted qui rampait à ses pieds.

— Parole d’honneur, dit Eraste Pétrovitch – et il se leva.

Un rayon de lumière dans le royaume des ténèbres

Ils passèrent la nuit à Splitstone et se mirent en route tôt le matin.

A quelques miles de la bourgade, la plaine butait contre les rochers. Peu élevés au début, ils s’empilaient de plus en plus haut à mesure que l’on avançait pour finir par rejoindre la crête de la montagne avec ses cimes pointues et dentelées.

L’étroite passe de Bottle Neck, le Goulot de Bouteille, faisait penser à une fissure dans un mur de pierre. Les fermiers n’avaient pas pu (ou pas voulu) pratiquer de chemin à travers l’étroit défilé, de sorte que l’on ne pouvait se déplacer à cet endroit qu’à pied ou à cheval. Kouzma Kouzmitch avait chargé tous ses achats sur deux mules qu’il menait par la bride. Fandorine marchait à côté de la jument rousse (une excellente bête, effectivement très accommodante). Massa trottinait derrière sur un poney ventru et pelucheux, émettant un son mélodique lorsque ses imposants éperons heurtaient une pierre.

A mi-parcours eut lieu un petit incident. Une des mules glissa, manqua tomber, et son chargement se renversa par terre : un nouveau soc pour la charrue et un sac de toile. Le soc n’eut aucun dommage, mais le sac s’ouvrit et tout un bric-à-brac s’en déversa : de la vaisselle en étain, des livres, des chiffons, parmi lesquels brillait quelque chose d’un rouge recherché avec un reflet doré.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Massa.

— Un livre, répondit Loukov, s’empressant de bourrer tous les objets dans le sac. L’auteur s’appelle Tchekhov. Apparemment, un nouvel écrivain. Evdokia l’a commandé car, le trimestre dernier, c’est elle qui a remporté la palme pour le nombre d’heures de travail. Elle a donc droit à une récompense de la part du conseil.

— Non, ça.

Le Japonais tira sur l’objet intrigant qui avait déjà été remis dans le sac. Il s’agissait d’un corsage rouge avec des rubans noirs, bientôt suivi par des pantalons roses en dentelle.

Le président reprit à Massa les dessous féminins et les cacha tout au fond du sac.

— C’est pour les gamins. Les femmes les recoupent pour en faire des robes de poupées. Les enfants sont notre avenir, rien n’est trop beau pour eux.

— Des robes de poupées ? Avec du linge fin venu de P-paris ?

Kouzma Kouzmitch leva ses petits yeux bleus sur Fandorine et dit d’un air candide :

— Oh, vous savez, je n’y connais rien dans ces choses-là. J’ai demandé à mister Scott de faire venir n’importe quoi pourvu que ce soit en soie, impérativement avec des rubans et le plus bariolé possible. Peut-être qu’ils n’avaient rien d’autre là-bas. Ou qu’il a voulu se moquer de nous. Vous l’avez vu, c’est un homme grossier et sarcastique.

Eraste Pétrovitch ne répondit rien. Après tout, ce n’était pas son affaire.

Et maintenant, il n’y avait plus qu’à repartir.

Dream Valley s’ouvrit d’un coup, sans prévenir. Au détour d’un rocher d’un triste gris, l’espace se déploya brusquement comme un gigantesque éventail vert. La coupe ovale que formait la vallée était de toutes parts entourée de montagnes peu élevées, aux versants entièrement couverts de sapins. En divers endroits, les parois de la coupe étaient traversées d’étroits canyons où, tels des fils d’argent, miroitaient des torrents ; au fond, les bandes jaunes et orange des champs alternaient avec les carrés vert clair des prés et les taches vert foncé des bosquets. D’une extrémité à l’autre, la vallée devait être longue d’environ cinq kilomètres.

— La voilà, notre terre nourricière ! s’exclama Loukov avec ferveur. Là où vous voyez le seigle et les prés, c’est notre moitié. Entièrement aménagée par nous, arrosée de nos larmes et de notre sueur. Un paradis terrestre. Un rayon de lumière dans le royaume des ténèbres7. Et sur la droite, où il y a du blé et du maïs, ce sont les célestins. Le trait au milieu, vous le voyez ? C’est la haie qui marque la frontière.

— Tlès beau, fit Massa, admiratif. Si on plantait du liz, ce selait encole plus beau. Comme un miloil sous le soleil.

Du col, partait un vrai chemin, et même deux : pavé, pour celui qui partait vers la droite, alors que celui qui menait vers la gauche était en simple terre battue, amoureusement planté de sapins toutefois. L’on suivit ce dernier environ un quart d’heure, et là, apparut une arche en bois avec cette inscription en lettres surajoutées :

Collective Farm « Luch Sveta »8

— C’est en quel honneur ? demanda avec méfiance Eraste Pétrovitch en montrant les guirlandes de fleurs et les drapeaux russes qui ornaient l’ouvrage d’architecture.

Il craignait que les communards n’aient manigancé quelque cérémonie pour accueillir leur supposé libérateur.

Grâce à Dieu, il n’en était rien.

— C’est fête aujourd’hui, expliqua Kouzma Kouzmitch avec un geste d’invite. Vous avez choisi une date célèbre pour nous faire le plaisir de votre venue. Pour les Américains, nous sommes le 7 septembre, mais d’après notre calendrier russe, c’est aujourd’hui le 26 août, jour de Borodino. Il y aura un banquet, des chants et des danses. Comment pourrait-on ne pas fêter le triomphe de l’armée russe ?

Effectivement, une légère brise apportait les sons lointains d’une musique mêlant trompette, harmonica et violon. Fandorine crut reconnaître la marche du régiment Préobrajenski, un morceau inattendu dans le répertoire d’émigrés partisans de la non-violence.

Le président fit passer ses hôtes devant des maisons jumelles toutes décorées en expliquant fièrement :

— Ici, c’est le potager d’enfants, où l’on élève les petits. Tous nos bambins sont ensemble, comme des petits radis sur une plate-bande, c’est pourquoi l’on parle de potager. La tyrannie familiale n’a pas sa place ici, c’est la totale égalité de tous. Autant d’adultes, autant de parents. Vous voyez, là-bas, c’est l’école. Chez nous, garçons et filles étudient ensemble. Ici, c’est le conseil. Là, ce sont les deux dortoirs pour les hommes.

Derrière un grand bâtiment dont la pancarte indiquait « Maison des Loisirs » retentit un chant. Dans une parfaite harmonie, le chśur, où l’on pouvait distinguer des voix d’hommes, de femmes et d’enfants, entonna La Trique, un célèbre chant des bateliers de la Volga.

— Toute la communauté est réunie pour la fête, expliqua le président. Venez, je vous en prie. Il va y avoir de la joie !

Massa resta à desseller sa monture, tandis qu’Eraste Pétrovitch suivait Loukov.

Sur la petite place, autour de tables disposées en fer à cheval, étaient assises plusieurs dizaines de personnes : à première vue, des paysans russes ordinaires, si ce n’était qu’ils s’étaient faits beaux pour cette occasion solennelle. Les femmes portaient des foulards blancs et des robes à fleurs, les hommes étaient tous barbus et avaient les cheveux coupés au bol. Toutefois, après un examen plus attentif, ces paysans étaient un peu étranges. Beaucoup portaient des lunettes ou des pince-nez, et les visages prédominants étaient fins et délicats, autant de signes qui, en Russie, permettaient de distinguer avec certitude un intellectuel, fût-il habillé des pieds à la tête comme un moujik.

La chanson s’interrompit au milieu du refrain et tous se tournèrent vers le président et l’inconnu en costume sale et chapeau de cow-boy qui l’accompagnait.

— Mes chers frères et sśurs, voici celui que nous attendions ! Je vous demande de l’accueillir comme il se doit ! Eraste Pétrovitch Fandorine, notre compatriote. Notre bienfaiteur Mavriki Christophorovitch nous l’envoie pour nous aider et nous protéger. Je vous prie, cher hôte, de prendre place à table. Restaurez-vous, reposez-vous. Evdokia va prendre soin de vous.

Pivotant sur elle-même, une bossue remarquable d’agilité (vu son nom, il s’agissait de la femme qui avait reçu la palme du nombre d’heures travaillées) installa Fandorine au milieu de la table centrale et disposa aussitôt sur son assiette des petits pâtés en croûte, de la choucroute, des pelmenis9, et lui servit une chope de kvas. Depuis des années qu’il était en exil, Eraste Pétrovitch avait oublié toutes ces merveilleuses nourritures et c’est à peine s’il eut la patience d’attendre qu’Evdokia saisisse la cruche et lui verse de l’eau sur les mains. Il s’essuya à une serviette de lin ornée de coqs brodés et put dès lors faire honneur à la table.

On servit également du cochon de lait avec une sauce au raifort, du veau en gelée, de la soupe froide à l’oseille et aux orties, tout cela pas moins bien préparé que dans la meilleure taverne du vieux Moscou.

Assis près de Fandorine, Massa lorgna du côté de la corbeille pleine de craquelins aux graines de pavot dont il raffolait. Il les approcha de lui et en engloutit dix d’un coup, après quoi il se renversa contre le dossier de sa chaise et commença à lancer des śillades en direction des dames.

Elles étaient infiniment moins nombreuses que les hommes. Les plus âgées devaient avoir la cinquantaine, mais il y en avait aussi de très jeunes.

— Oh, comme elle est mignonne ! dit le valet de chambre en japonais.

Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas attendu Massa pour remarquer la ravissante jeune fille au foulard rouge. Il était difficile de ne pas y attarder son regard. Un visage frais et animé, un rire argentin, des yeux noirs rayonnants… Au milieu de ces communardes aux faces de carême, cette jeune beauté était telle une fleur éclatante dans un pré d’herbe flétrie. A sa gauche, était assis Loukov.

D’une voix sonore qui portait loin, la charmante s’exclama :

— Oh, Kouzma, tu ne sais pas ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! C’est terrible !

Tous les membres de la communauté, indépendamment de leur âge, se tutoyaient les uns les autres comme les membres d’une même famille. Fandorine l’avait déjà remarqué et ne s’en étonna donc pas. Autre chose, en revanche, le stupéfia : la réaction de Kouzma Kouzmitch. Il poussa un cri et porta la main à son cśur.

— Quoi donc, ma petite Nastia ?! Parle, rassure-moi !

Il n’y avait rien de feint dans cette réaction, elle était sincère.

Les joues roses d’excitation, Nastia se tourna en riant vers ses autres voisins (elle n’était entourée que d’hommes) :

— Je vous ai déjà raconté l’histoire cent fois. Cela ne fait rien ?

Tous d’une seule voix lui assurèrent qu’ils écouteraient de nouveau son récit avec plaisir. Et comment donc ! Avec une voix et un minois aussi délicieux, elle aurait tout aussi bien pu réciter la table de multiplication ; l’admiration du sexe opposé lui était acquise quoi qu’elle dît.

— De nouveau, je les ai vus ! Les Foulards noirs !

— Qu’est-ce que tu dis là ?! s’écria Loukov, levant les mains en l’air. Comment ça ? Où ? Ils ne t’ont rien fait, au moins ?!

— Ne m’interromps pas. (Telle une gamine capricieuse, la jeune fille donna une tape sur la main du président.) C’était ce matin, alors que j’allais cueillir des fleurs près du ruisseau. Tout d’un coup, je sens comme un froid dans le dos. Je me retourne, et je vois qu’on me regarde depuis les buissons de l’autre côté. Deux hommes ! Les visages noirs ! J’ai eu vite fait de décamper ! J’ai couru comme une folle jusqu’au village, j’en ai même perdu une chaussure, une jolie chaussure en maroquin, de celles que tu m’as rapportées la dernière fois que tu es allé au district. Heureusement, Michenka n’a pas hésité à aller me la rechercher.

Sans retirer sa main de celle de Kouzma Kouzmitch, elle caressa l’épaule du garçon assis à sa droite tout en regardant dans une autre direction.

— C’est moi qu’elle regarde, murmura Massa en offrant son profil à la jeune beauté afin qu’elle puisse l’admirer à son aise.

Ce n’est pas toi, c’est moi, faillit dire Eraste Pétrovitch, mais il se retint.

— Voyez-moi ça, ce matin elle cueillait des fleurs, bougonna une femme assise non loin. On était toutes aux champs en train de trimer, et Nastia, elle, pendant ce temps, elle se la coulait douce.

Un vieux communard vêtu d’un uniforme antédiluvien avec des épaulettes d’enseigne et la médaille de la « Conquête de la Tchétchénie et du Daguestan », se leva pour porter un toast.

— Chers camarades ! En ce jour du quatre-vingt-deuxième anniversaire de la bataille de Borodino, je veux lever ce verre d’hydromel à la gloire de l’armée russe ! Les Américains n’ont jamais vaincu personne à part les malheureux Mexicains, alors que avons battu Napoléon en personne ! A notre glorieuse patrie !

Puis, d’une voix chevrotante, il entonna : « Retentis, tonnerre de la victoire, réjouis-toi, brave Russie !10 »

Beaucoup le suivirent avec ferveur, mais pas tous.

Par exemple, la bossue, qui ne s’était pas assise un seul instant, veillant à ce que les assiettes de Fandorine et de Massa ne soient jamais vides. Non seulement elle s’abstint de chanter mais elle lâcha d’un ton caustique :

— Borodino, c’était il y a des lustres. Il serait temps de vaincre quelqu’un d’autre, sinon cela commence à être gênant.

C’est la fervente lectrice de Tchekhov, se rappela Fandorine en regardant son visage intelligent aux lèvres fines.

— P-pardon, mais que faites-vous de la campagne de Turquie ?

— C’est un borgne qui a vaincu un aveugle, et qui lui-même a fini par perdre la vue.

Etant du même avis en ce qui concernait la guerre des Balkans, Eraste Pétrovitch ne contesta pas.

— Mangez, mangez, insistait Evdokia. C’est moi qui ai préparé tous les plats. Je suis une sorte d’Olivier ici. J’ai lu qu’il y avait un restaurant célèbre à Moscou qui portait ce nom. On y mange bien ?

— Avant, oui. Mais ces dernières années, on y vient moins pour manger que pour… (Eraste Pétrovitch, gêné, chercha le mot adéquat.) Prendre du bon temps. Maintenant, il y a des cabinets privés au-dessus du restaurant.

— C’est une bonne combinaison, dit en riant Evdokia, manifestement peu encline à la pruderie. On attire les hommes avec le plumage, mais on les retient avec la bonne chère. Je l’ai toujours su, c’est pour cela que j’ai appris à cuisiner. Jusqu’à ce que notre Nastia ait l’âge (elle fit un signe de tête en direction de la jeune beauté au foulard rouge), c’était moi qui avais le plus de maris.

Là, la discussion qui commençait à être intéressante s’interrompit, car une grosse dame en blouse brodée de paysanne et pince-nez vint s’asseoir près de Fandorine.

— Vous-même, de quel Etat vous êtes-t’y ? demanda-t-elle, imitant de façon assez peu convaincante le parler populaire.

— Je suis de Boston.

— Et là-bas, y a-t’y beaucoup des nôtres ?

— Des Russes ? Pratiquement aucun.

— C’est donc que vous vivez au milieu des Américains, dit-elle avec un soupir désolé. Et y a longtemps que vous avez quitté le pays ?

— Cela va faire quatre ans. Mais je fais un tour en Russie de temps à autre.

La grosse femme s’anima.

— C’est comment là-bas, l’horreur ? La faim, la pauvreté ?

Eraste Pétrovitch était pessimiste quant à l’état des choses dans sa patrie, mais il n’eut pas envie de faire plaisir à son interlocutrice.

— Pourquoi donc ? Les journaux disent que l’industrie se développe, que le rouble se renforce. La pauvreté demeure, mais c’en est fini de la famine.

— Et vous le croyez ? C’est de la propagande, fit la dame avec une grimace de mépris. Croyez-vous qu’en Russie de simples paysans comme nous puissent se permettre un tel festin ? (Elle indiqua la table d’un geste circulaire et acheva sur un ton sans réplique :) C’est l’enfer là-bas, et chez nous, c’est le paradis. Un paradis construit de ces mains-là.

Après avoir exhibé à Eraste Pétrovitch et Massa ses doigts boudinés, la matrone s’éloigna fièrement.

— Kanojo mo wakuru naï na11, commenta le Japonais en clappant de la langue.

— Votre Chinois a dit qu’elle était idiote ? demanda Evdokia avec un sourire. Bien sûr, Lipotchka n’a pas inventé la poudre à canon, mais elle dit la vérité. Ici, c’est un vrai paradis. Particulièrement pour les gens comme moi.

Massa poussa un soupir.

— Je suis japonais.

Quant à Fandorine, il demanda :

— P-pour des gens comme vous ? Que voulez-vous dire, Evdokia… pardonnez-moi, j’ignore votre patronyme.

— Appelez-moi simplement par mon diminutif, Dacha. Ici, on ne fait pas de chichis… Vous êtes un vrai chevalier. Vous faites comme si vous n’aviez pas compris. Je faisais allusion à ma bosse. (Lançant en arrière son bras démesurément long, elle se tapa sur le dos et éclata d’un rire sans amertume.) Il faut dire que, contrairement aux autres filles et garçons, je ne suis pas venue ici pour l’égalité et la fraternité. Mais pour ma satisfaction en tant que femme. Et je ne me suis pas trompée. Chez nous, je n’aurais eu ni mari, ni enfants, ni travail. Mon seul avenir, c’était le couvent. Mais quand on ne croit pas en Dieu, cela a quelque chose de méprisable. Ici, par contre, j’ai plusieurs maris et j’ai mis au monde des enfants, et même quatre. Au début, les hommes venaient me voir par charité. Parce que, sur l’île de la justice, il ne doit pas y avoir d’offensés. Ensuite ils se sont habitués et sont restés. Je fais bien la cuisine, je sais écouter et, au besoin, consoler. Il n’y a rien de plus important pour les hommes.

— Ainsi aucune ombre ne vient t-ternir votre existence ?

Eraste Pétrovitch jeta un regard en biais du côté de Nastia en train de rire aux éclats.

L’ayant parfaitement compris, Dacha répondit :

— Vous voulez parler de Nastia ? Une ravissante gamine. Et pas sotte du tout. Elle a compris qu’avec un physique pareil on pouvait s’abstenir de travailler. La moitié des hommes sont fous d’elle, particulièrement les plus vieux, comme Kouzma. Elle m’a piqué deux maris, mais j’en ai quand même gardé trois. Et quant aux deux premiers, ils reviendront, j’en suis sûre. Cette jolie libellule ne s’éternisera pas ici. Elle se languit, s’ennuie. Elle veut voler vers d’autres horizons, mais n’arrive pas encore à se décider. Il y a de quoi avoir peur quand on n’a jamais rien vu d’autre que la Vallée du Rêve.

Eraste Pétrovitch appréciait la façon dont cette femme s’exprimait – calmement et sans méchanceté.

— Quoique, si les choses continuent à ce train-là, il ne restera plus aucun de nous ici, ajouta tristement la bossue. Les méchants à muselière noire briseront notre rêve…

Ce n’est qu’après le repas, au conseil, que l’on parla de l’affaire. A part le président, prirent part à la discussion deux autres membres parmi les plus âgés de la communauté : l’enseigne dont il a été question précédemment et un homme sécot portant des lunettes noires, qui expliqua d’emblée que sa vue avait souffert de son séjour dans un cachot sans lumière, où il avait été jeté à cause de ses convictions.

Fandorine n’entendit rien de nouveau de la part de ce trio, sinon des plaintes et des lamentations. Certes, on lui promit l’aide dont il aurait besoin, hormis toute participation à des actions violentes.

Suivit l’interrogatoire des témoins. Il n’en sortit, hélas, quasiment rien.

Nastia ne trouva rien à ajouter à son récit.

Kharitocha, le berger dont le troupeau avait été décimé, n’avait pas eu le temps de distinguer grand-chose. Il avait vu des cavaliers avec des bandages ou des foulards noirs sur le visage. Les bandits criaient des paroles incompréhensibles, tiraient des coups de feu dans tous les sens. Il avait pris peur et s’était enfui. Même à la question la plus simple (n’apercevait-on pas des barbes sous les foulards des brigands ?), le garçon peina à répondre.

Eraste Pétrovitch se rendit sur le lieu du massacre, seul, dans la mesure où aucun des communards n’avait accepté de dépasser une limite signalée par un pieu surmonté d’un crâne. Dans le pré, gisaient ici et là des cadavres de moutons au-dessus desquels tournoyaient des nuées de mouches. Tout en se pinçant le nez à cause de l’horrible odeur, Fandorine entreprit d’extraire quelques balles fichées dans les arbres. Des balles sans rien de particulier : de fusils, de carabines, de revolvers. Bon, en tout cas, une chose était sûre, cette histoire d’attaque n’était pas une invention.

Ensuite, il examina les deux crânes. Il ne découvrit là non plus rien qui pût lui être utile. Le premier présentait un impact de balle dans la zone sincipitale. Quelqu’un avait tiré de derrière et d’en haut à une distance très rapprochée. De toute évidence, depuis son embuscade, derrière un arbre ou un rocher. Cela s’était produit une quinzaine d’années plus tôt, sinon une vingtaine. Le second crâne était encore plus vieux. Sans altération autre qu’une trace de couteau sur le dessus. On l’avait sans doute scalpé, mais en appuyant le couteau plus fort que nécessaire.

Dans ce coin, les sentiers de montagne devaient regorger d’ossements humains datant de l’époque des Indiens.

Sur le territoire qui auparavant appartenait à la commune et qui avait désormais été annexé par les Foulards noirs, Fandorine découvrit de nombreuses traces de chevaux. Toutefois, elles ne le menèrent pas loin. Seulement jusqu’aux rochers. A partir de là, les sabots ne laissaient pas d’empreinte sur la pierre nue. Pour suivre une telle piste, il fallait posséder une expérience dont était privé l’homme de la ville qu’était Fandorine.

Il faisait déjà nuit quand il rentra au village. Les communards, rassemblés en un groupe compact, attendaient ce qu’allait raconter le spécialiste.

Mais Eraste Pétrovitch ne leur raconta rien. Il ordonna à Massa d’atteler et, sans un mot, monta en selle.

— Où partez-vous à la nuit tombée ? ne put s’empêcher de demander Kouzma Kouzmitch.

— Je vais faire un t-tour. Pour vérifier mon hypothèse numéro un.

Blanche-Neige et les sept nains

L’hypothèse numéro un était pour l’instant la seule. Et, selon Eraste Pétrovitch, la plus logique.

Dans un espace clos cohabitent deux voisins dont les relations sont tellement mauvaises qu’ils se sont séparés l’un de l’autre par une barrière. Les communards sont des gens pacifiques et accommodants, tandis que les mormons exilés sont, d’après les récits, des gens belliqueux et vindicatifs. Ils ne font pas de quartier avec les étrangers et savent parfaitement manier les armes.

Concernant les célestins, voici ce que Fandorine avait pu apprendre.

L’apôtre Moroni et six de ses frères avaient quitté l’Utah, ancien bastion de leur antique religion, quand les pères de l’Eglise mormone avaient vacillé sous la pression des autorités et commencé à se demander si la communauté ne devait pas rompre avec la polygamie. En 1890, le quatrième président de l’Eglise, Wilford Woodruff, avait publié un manifeste interdisant aux mormons d’avoir plus d’une femme, et les célestins avaient cessé définitivement toute relation avec leurs anciens coreligionnaires.

Leur société était encore plus coupée du monde extérieur que le Rayon de Lumière. Ils ne laissaient personne pénétrer sur leur territoire. En chemin, Kouzma Kouzmitch avait raconté que Moroni avait mis le « chef de la police » de Splitstone devant le choix suivant : qu’il pointe son nez, et il serait abattu sur place ; qu’il se tienne à distance et il recevrait cent dollars par mois. Etant donné que cette somme équivalait à deux fois son salaire, le marshal avait bien volontiers accepté (qu’attendre d’autre de ce héros au nez rubicond ?). Il déclara que la question de la juridiction de Dream Valley était litigieuse. Il n’était d’ailleurs pas certain que la vallée fît partie du district dont il avait la responsabilité. Tant que ce litige ne serait pas tranché par les autorités compétentes, il n’aurait rien à faire là-bas. Par la même occasion, il déclina toute responsabilité pour ce qui pourrait également se passer dans la partie russe, ce qui se révéla très utile par la suite, quand la bande de brigands fit son apparition.

Ainsi, personne ne touchait aux célestins, personne ne les empêchait de vivre selon leurs coutumes.

Chacun des frères avait plusieurs femmes, le chef en ayant à lui seul pas loin d’une douzaine. Les familles avaient de dix à vingt enfants. Dans la population adulte, l’équilibre entre hommes et femmes était maintenu grâce au fait que, une fois atteinte la majorité, seul le fils aîné avait le droit de rester à la maison. On le mariait, généralement à deux femmes à la fois : des cousines. Les autres fils étaient « envoyés dans le monde » et ne pouvaient revenir que s’ils ramenaient avec eux au moins deux jeunes filles nouvellement converties, appelées « tourterelles ».

Les célestins étaient riches. Ils n’admettaient aucun livre hors l’Ancien Testament. Ils étaient travailleurs. Très superstitieux. Excellents cavaliers. Ils portaient des chapeaux particuliers avec une haute calotte en pointe, pour que leurs pensées se dirigent vers le haut, en direction du ciel. Les hommes ne se rasaient que la moustache, mais ne touchaient pas à leurs poils de barbe, car y résidait toute leur sainteté.

Ayant entendu parler de la bande des Foulards noirs, dont personne n’avait jamais vu les visages, les barbus avaient décidé de tirer parti de la situation. Une ruse cousue de fil blanc. Il n’était même pas nécessaire de recourir au bon vieux principe du « cherche à qui profite le crime ». Il n’y avait tout simplement pas d’autres suspects. Quant à la minable histoire du fantôme sans tête, elle avait sûrement été inventée par ces mêmes célestins. Dans leur esprit indigent, ce subterfuge enfantin devait brouiller les pistes et donner l’impression qu’eux-mêmes étaient victimes.

Hélas, dans l’Ouest américain tout est primitif, même les desseins criminels, se dit Eraste Pétrovitch.

Il lui fallait sans délai, dès le soir même, mettre un point final à cette histoire idiote. Il pourrait alors rentrer et poursuivre son travail sur le perfectionnement du frein d’arrêt…

Les pensées de Fandorine prirent une direction plus intéressante. La vraie vie était là-bas, dans le laboratoire de génie mécanique du Massachusetts Institute of Technology, où se forgeait l’avenir de l’humanité, un avenir radieux, fondé sur la raison. Face à cela, les mystères à quatre sous de Dream Valley n’étaient qu’absurdités.

La jument rousse avançait à pas réguliers, flottant sans bruit au-dessus de la nappe de brouillard qui couvrait l’herbe. Ses sabots étaient enveloppés de chiffons pour ne pas faire de bruit. Le camouflage par contre laissait à désirer. A la lumière du jour, le costume blanc sali pouvait ne pas paraître blanc, mais dans l’obscurité il ressortait très distinctement.

En revanche, il était impossible de voir ni d’entendre Massa. Il restait caché à distance, protégeant les arrières. Il avait laissé au village ses bottes à éperons et mis à la place des chaussettes russes et des laptis, chaussures tressées en écorce de bouleau prêtées par Kouzma Kouzmitch. Il ne suivait pas le sentier et restait dans l’ombre.

Pendant environ un quart d’heure, Eraste Pétrovitch suivit au pas la clôture en bois qui séparait la vallée en deux, dans l’espoir de trouver un passage. Il commença à envisager de sauter la barrière et retira même son fusil de l’étui fixé à la selle, afin de ne pas risquer de blesser son cheval en franchissant l’obstacle.

Soudain, un étrange bruissement se fit entendre, une chose longue et fine fendit l’air et, avant même que le cavalier ait compris de quoi il retournait, un nśud de corde lui tomba sur les épaules. L’instant suivant, Fandorine était sauvagement arraché de sa selle.

Le Remington alla voltiger dans un cliquetis métallique. Eraste Pétrovitch avait jadis appris l’art de tomber en douceur, mais, faute d’entraînement, il avait perdu les réflexes. Il n’eut pas le temps de bien contracter certains muscles tout en relâchant les autres comme il l’aurait fallu, et il atterrit si lourdement que ses oreilles se mirent à tinter avec fureur. D’ailleurs, un homme qui n’aurait pas du tout appris à tomber se serait sans doute brisé le cou après une telle voltige.

Si, à cause de l’ignoble bruit qui résonnait dans sa tête, Eraste Pétrovitch resta sourd quelques secondes, il distingua en revanche parfaitement les deux taches sombres apparues de l’autre côté de la clôture. Un arbre craqua, et les taches se muèrent en ombres furtives.

Fandorine restait allongé, immobile, le bras retourné dans une position anormale, comme quelqu’un qui gît sans connaissance. Pourvu seulement que Massa ne se précipite pas à son secours. Mais il ne le ferait pas, c’était un homme d’expérience.

A en juger par les mouvements et les voix, les gens qui s’approchaient prudemment d’Eraste Pétrovitch étaient très jeunes.

— Qu’est-ce que t’en penses, on le descend ? demanda le premier d’une voix tendue aux accents enfantins.

Le deuxième ne répondit pas tout de suite.

— Tu as la balle d’argent ?

— Evidemment, qu’est-ce que tu crois ?

Ils se tenaient à environ trois pas, comme s’ils hésitaient à venir plus près.

— Attends un peu. (Bruit d’un flacon qu’on débouche.) On va d’abord l’asperger d’eau bénite.

Des gouttelettes froides arrosèrent Eraste Pétrovitch. C’était quoi, cette comédie ?

Les deux garçons (ils ne devaient pas avoir plus de vingt ans) marmonnèrent en chśur une prière :

— … Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal. Amen.

— Et la tête, il en a une ? demanda le premier en reniflant.

— Oui, on dirait qu’il en avait une… Quoique avec ces suppôts de Satan, on ne sait jamais… Tu l’as vu flotter au-dessus du sol ? C’était comme s’il volait. Brrr !

— Je vais toucher… (Il frappa la tête de l’homme à terre avec le canon de son fusil.) Il a une tête !

Bon, cela commençait à bien faire.

De là où il était, sans se lever, Eraste Pétrovitch réalisa un double fauchage. Ses jambes se mirent à décrire des cercles, telles des aiguilles folles sur le cadran d’une horloge, et l’un de ses agresseurs s’écroula en arrière avec un hurlement. Pour ce qui est du second, Fandorine se souleva légèrement, l’attrapa de la main gauche par la ceinture et le tira à lui, en même temps qu’il lui plantait son poing droit à la racine du nez. Après quoi, il ne resta plus qu’à se tourner vers le premier, et avant qu’il ne reprenne ses sens, lui assener un léger coup sur les vertèbres cervicales.

Et voilà, les deux oiseaux étaient maintenant paisiblement allongés l’un à côté de l’autre.

S’ébrouant, Fandorine se leva. Il arracha avec fureur le lasso qui entourait ses épaules et l’envoya promener.

— Massa, que diable, où es-tu ? Qu’est-ce que tu fiches là-bas ?

Le Japonais sortit lentement de l’obscurité, tenant la jument rousse par la bride.

— On peut dire que tu me couvres bien ! rugit Eraste Pétrovitch, frottant son coude meurtri dans la chute. Et si ce n’était pas un lasso qu’ils avaient envoyé ? S’ils m’avaient tiré dessus de deux fusils à la fois ? Qu’est-ce qui se serait passé ?

— Je vous aurais vengé sans pitié, maître, répondit avec insouciance l’indigne assistant. Regardons plutôt qui sont ces gens. Ce sera intéressant.

Pendant que Fandorine sortait sa lampe d’une des poches de sa selle, Massa ligota rapidement les deux prisonniers puis les retourna sur le dos.

Ils ne portaient pas de foulards noirs, telle fut la première chose que remarqua, non sans une certaine déception, Fandorine, quand le rayon électrique éclaira les visages des deux brigands. Comme supposé, il s’agissait de vrais gamins. L’un avait sur les joues et le menton un long duvet ridicule rappelant celui des canards. Les poils du second étaient plus drus et plus longs, mais encore très rares.

— Mais où sont donc leurs f-fameux chapeaux à bout pointu ? marmonna Fandorine.

Massa partit en quête de l’autre côté de la clôture et, des buissons, rapporta deux couvre-chefs de forme inhabituelle. Immédiatement, il coiffa l’un d’entre eux.

— Retire ça, dit Eraste Pétrovitch à la vue de la silhouette dense, ronde et se terminant en pointe de son serviteur. Tu as l’air d’une p-poire à lavement.

— Et vous, maître, vous vous êtes fait prendre au lasso par deux blancs-becs, rétorqua le Japonais, vexé.

— Bon, ça va, ça va. Aide-moi plutôt.

A deux, ils balancèrent les célestins inconscients en travers du cheval.

— On les ramène là-bas ? demanda Massa en indiquant le village russe d’un mouvement de tête.

— Là-bas, fit Fandorine en montrant la direction du village des célestins. Et toi, disparais. Au cas où, tu sais ce que tu as à faire.

Massa recula tout en saluant et se fondit dans l’obscurité.

D’un coup de pied, Eraste Pétrovitch brisa un morceau de la barrière et mena la jument à travers le champ à l’extrémité duquel brillaient des feux.

Le village des mormons dissidents était logé au creux d’un énorme éperon rocheux. L’arrière était protégé par des parois verticales montant jusqu’au ciel, tandis que devant s’alignait, menaçante, une palissade en rondins aux bouts pointus. Solidement bâtie, elle s’appuyait à chaque extrémité à la montagne ; au centre, au-dessus d’un portail massif, s’élevait une tour de guet. Tout l’espace s’étendant devant cette forteresse, fruit des efforts conjugués de l’homme et de la nature, était éclairé par des flambeaux plantés dans la terre. Impossible d’approcher sans être vu.

Mais il n’était aucunement dans les intentions de Fandorine de passer inaperçu.

Alors qu’il pénétrait dans l’espace éclairé, à tout hasard, pour que le vigile ne lui tire pas dessus, il se plaça derrière la croupe de son cheval et cria à pleine voix :

— Hé, de la tour !

Les deux jeunes ficelés sur le cheval avaient repris connaissance. Ils se tortillaient, grognaient (Massa n’avait pas manqué de placer un bâillon entre les mâchoires de chacun d’eux).

— Qui va là ? demanda une voix tremblante depuis la tour de guet. Tu es un homme ou le démon ? Frères, frères !!!

Il fit sonner le tocsin, et aussitôt, derrière la palissade, montèrent des cris et le martèlement d’une multitude de pas.

Il fallait attendre un peu.

— Du calme, arrêtez de vous tordre dans tous les sens, dit Eraste Pétrovitch aux prisonniers. Si vous m’obéissez, je vous libère bientôt.

Entre les extrémités taillées en pointe des rondins apparurent des têtes surmontées de chapeaux coniques, scintillèrent des canons de fusils.

— Dites que c’est vous, intima Fandorine en retirant leur bâillon aux deux jeunes célestins.

— C’est nous ! C’est nous ! se mirent docilement à crier ces derniers.

— Qui ça, « nous » ? répondit une voix de basse. Si vous êtes les esprits des ténèbres, vous feriez mieux de passer votre chemin. Nous avons des balles d’argent et de l’eau bénite !

— Josiah et Absalom ! On nous a ligotés.

— Qui vous a ligotés ?

Estimant le moment propice, Eraste Pétrovitch s’écarta de derrière le cheval.

— Moi ! Je m’appelle Eraste Pétrovitch. Je traversais la vallée à cheval, quand ces deux vauriens m’ont attaqué sans prévenir. J’aurais pu les tuer. Ou les conduire chez le marshal. Mais j’ai eu pitié d’eux. Ce ne sont que des gamins.

Derrière la palissade on se consulta. Puis la même voix de basse cria :

— Eraste Pétrovitch, c’est un bon nom. Tu es de nos frères, tu es mormon ?

— Non, je suis russe. Je suis venu rendre visite à mes compatriotes. Qu’est-ce que je dois faire de ces deux brigands ? S’ils ne sont pas de chez vous, je les conduis à Splitstone.

Nouveau conciliabule, un peu plus long. Puis une porte grinça.

— Ce n’est pas grave que tu sois russe. Tous les hommes sont frères. Entre, brave homme. Tu as agi avec miséricorde.

Sur un espace triangulaire resserré entre la palissade et l’escarpement, s’élevaient sept maisons principales à un étage, avec leurs bâtiments agricoles. Un peu à l’écart, on distinguait des granges, une vaste étable, une porcherie, la forge, le corral. Partout brûlaient des lampes à huile, et il était visible qu’ici chaque parcelle de terre faisait l’objet d’amour et de soin attentif. Au milieu scintillait l’eau sombre d’un petit étang idyllique. Des parterres de fleurs embaumaient. Un pont si petit qu’on eût dit un jouet enjambait un joli ruisseau bordé de pierres.

Une autre sorte de paradis terrestre, pensa Eraste Pétrovitch en promenant son regard sur les « Frères Célestes » qui s’étaient précipités dehors.

En vérité, il s’agissait pour l’essentiel de sśurs. Toutes portaient des tabliers blancs, et leurs visages disparaissaient presque complètement sous d’énormes bonnets de dentelle. Les femmes se tenaient en groupes compacts devant leurs maisons respectives et se contentaient de regarder, laissant les hommes agir.

Ces derniers étaient peu nombreux, environ une vingtaine. D’âges divers, mais semblablement habillés : chapeaux pointus, costumes sombres, chemises blanches sans cravate. Tous portaient la barbe très longue, pour certains jusqu’en dessous de la ceinture.

Celui qui commandait était un petit homme aux épais sourcils, d’environ cinquante ans, avec une redingote marron et une boucle d’argent à son chapeau. Ce devait être lui qui avait mené les discussions depuis la tour. Fandorine pensa qu’il s’agissait de l’apôtre, mais, ainsi que la suite le montra, il se trompait.

Pendant que les célestins détachaient puis interrogeaient les jeunes gens aux noms bibliques, le petit homme aux épais sourcils s’éclipsa un moment, puis revint et entraîna Eraste Pétrovitch à l’écart.

— Au nom de l’apôtre Moroni et de toute notre communauté, je te présente mes profondes excuses, noble voyageur. Pardonne à nos frères leur déraison. Ils ont agi de leur propre chef et seront sévèrement punis. Je suis Razis, un ancien. Les autres anciens et l’apôtre lui-même te prient de leur faire l’honneur de venir discuter.

Tout en s’inclinant respectueusement, il indiqua la plus grande des maisons, sur laquelle on distinguait la silhouette noire d’une croix en fer forgé.

— M-merci.

Avant de suivre l’ancien, Eraste Pétrovitch se retourna et d’un rapide regard parcourut la palissade hérissée.

Parfait : à l’extrémité, juste au pied de l’escarpement, il distingua une tache ronde entre les pointes. C’était Massa qui avait pris là son poste d’observation.

La vaste pièce aux murs blancs était vide. Fandorine se retourna, mais Razis, qui l’avait laissé passer devant, s’était comme évaporé. Haussant les épaules, Eraste Pétrovitch franchit le seuil et regarda autour de lui.

L’ameublement était succinct, mais en même temps solennel ; d’une certaine manière, l’un n’empêchait pas l’autre. Longue table avec sept hauts fauteuils de bois massif ; celui du centre, au dossier entièrement sculpté de motifs compliqués, rappelait un trône. En face, une chaise isolée, apparemment destinée à l’hôte. Ou bien à l’accusé ?

Seul élément décoratif : une imposante gravure représentant un magnifique temple gothique dans lequel Eraste Pétrovitch reconnut la fameuse cathédrale mormone de Salt Lake City.

C’était tout ce qu’il y avait à regarder dans la pièce. Commençant à trouver le temps long, Fandorine prit place sur la chaise, et aussitôt, comme si elle avait justement attendu ce moment, la porte blanche à double battant située à l’extrémité opposée s’ouvrit en grand.

Dans la salle, sept hommes vêtus, comme Razis, de redingotes marron et portant de longues voire très longues barbes entrèrent cérémonieusement et s’installèrent avec solennité à leur place. Tous étaient petits et râblés, avec des sourcils touffus. On voyait tout de suite qu’ils étaient frères.

Le fauteuil central était occupé par un solide gaillard à cheveux gris, aux joues rouges et à la bouche démesurément large, pincée et sévère. A l’instar des autres, il portait un chapeau orné d’une large boucle, mais pas en argent, en or. Ce ne pouvait être que l’apôtre Moroni, sinon qui d’autre ?

Il n’y eut aucune parole de bienvenue. Les sept frères regardèrent fixement l’homme en costume d’un blanc grisâtre. Même Razis qui, pourtant, avait eu la possibilité d’admirer le Russe précédemment.

Eraste Pétrovitch, à son tour, examina les anciens de la communauté. Je suis comme Blanche-Neige et les sept nains, se dit-il, et il se mordit la lèvre pour ne pas sourire.

— Nous vivons des temps terribles, dit Moroni d’une voix grinçante, les autres acquiesçant de la tête en silence. Josiah et Absalom sont braves mais irréfléchis. Ils ont décidé à leurs risques et périls de dépister le diable venu attaquer notre paisible communauté. Selon leurs dires, une silhouette blanche à cheval a émergé sans bruit de la nuit. Et voilà, ils ont imaginé le pire.

— Je ne chevauchais pas sur vos terres, mais du côté russe.

— Les gamins ont vu un cavalier armé d’un fusil. Tout le monde sait que les Russes sont des pleutres et ne portent pas d’armes. Qui es-tu en réalité ?

Eraste Pétrovitch expliqua brièvement l’objet de la mission que lui avait confiée le colonel Star, tout en observant les visages des anciens. Ces derniers l’écoutaient avec la plus grande attention. A l’évocation des Foulards noirs, certains esquissèrent un sourire, sans malice ni méchanceté, mais plutôt avec mépris.

— Tu es un homme courageux si tu parcours la vallée seul la nuit ! s’exclama Razis. Aucun des nôtres ne s’y risquerait. Même ces chiens fous d’Absalom et Josiah sont partis à deux !

— Pourquoi devrais-je craindre les b-bandits ? Je ne suis pas venu ici pour m’en cacher mais pour les trouver. Mister Star est prêt à s’entendre avec eux.

Il fit une pause éloquente, mais la réponse de Moroni fut inattendue :

— Notre ancien, Razis, ne parle pas de bandits. Premièrement parce qu’il n’y en a pas dans la vallée, sinon nous le saurions. Deuxièmement, les célestins ne craignent aucun habitant de la terre, à plus forte raison de pitoyables voleurs.

— Qui craignez-vous donc alors ? demanda Fandorine avec un sourire. Pas un prétendu cavalier sans tête, tout de même ?

Sa question moqueuse créa le trouble parmi les frères. Ils se mirent à murmurer entre eux, et ceux qui étaient assis aux extrémités bondirent de leur siège pour venir prendre part au conciliabule.

Eraste Pétrovitch détourna délicatement le regard, mais ne manqua pas pour autant de tendre l’oreille. Le sujet du débat était obscur, mais, apparemment, les opinions divergeaient.

— Tu connaissais l’existence du Cavalier sans Tête et tu es néanmoins parti te promener dans la nuit ? demanda l’apôtre, incrédule.

— Oui, j’en ai vaguement entendu parler.

Fandorine n’arrivait pas à comprendre : était-ce possible que ces gens d’un âge respectable, censés avoir acquis une certaine sagesse, puissent sérieusement croire à un fantôme ?

— Tu as entendu parler de l’Indien et de son étalon truité ? interrogea Moroni, toujours sur le même ton.

Il était temps d’y voir clair dans toutes ces salades. La veille, c’était le Noir, Washington Reed, qui effrayait tout le monde au saloon, maintenant c’était au tour de ces sept nains.

— Je vous serais reconnaissant si vous me parliez plus en d-détail du Cavalier sans Tête.

L’apôtre fit signe à l’ancien assis à sa droite.

— Relate, Jérémie, comme tu sais le faire.

Le vieil homme à la barbe blanche nommé Jérémie ne se fit pas prier. De toute évidence, il jouissait dans la communauté d’une réputation de grand conteur.

Après s’être bruyamment raclé la gorge, ce qui en soi était d’assez mauvais augure, l’ancien entama son récit avec des intonations et des mimiques de tragédien provincial.

— Le 23 août était le treizième anniversaire du terrible jour. Cela faisait treize ans exactement !

Il avait lancé ces derniers mots sur le ton du prophète annonçant la fin des temps. Les frères se signèrent à l’unisson.

— Au temps de la fièvre de l’or, il n’était en ces lieux de plus farouche bandit qu’un chef indien de la tribu lakota nommé Roc Brisé. Il mesurait sept pieds de haut et chevauchait un immense cheval truité qui combattait avec ses sabots avant. Roc Brisé traitait les colons de « nuée de sauterelles pâles » et ne les considérait pas comme des êtres humains, les tuant tous indistinctement, y compris femmes et enfants. Ce sauvage assoiffé de sang pensait que les Blancs étaient aussi nombreux parce que leurs morts ressuscitaient et réapparaissaient indéfiniment sur la terre des Indiens. C’est pour cette raison qu’il transperçait le tympan de ses victimes. Un chamane lui avait dit qu’en procédant ainsi l’âme disparaissait sous terre et ne revenait plus.

« Tu as évidemment entendu parler de cet énorme ramassis de tribus indiennes qui, en 1876, a anéanti le 7e régiment de cavalerie du général Custer, ne laissant pas un seul homme vivant ? demanda Jérémie. Beaucoup évoquèrent alors un terrible mystère.

— J’ai entendu parler du massacre de Little Big Horn. Mais j’ai aussi entendu dire qu’en son temps George Custer était sorti dernier de sa promotion à l’académie militaire. Ce qui, sans doute, explique le « terrible mystère ».

— Je ne parle pas des raisons de la défaite mais de l’effrayante découverte que firent les éclaireurs qui, les premiers, arrivèrent sur le champ de bataille. (Jérémie passa à un murmure terrifiant.) Chacun des deux cent soixante-six soldats et officiers avait les oreilles transpercées. Voilà le genre d’homme qu’était Roc Brisé. Ce n’est pas un hasard si, du Colorado au Montana, on se servait de lui pour faire peur aux enfants. Tous les autres chefs avaient été depuis longtemps tués, ou s’étaient rendus et fixés dans les réserves, mais Roc Brisé continuait de sillonner les prairies et les montagnes avec ses Peaux-Rouges, semant partout la mort et la terreur. Il échappa par miracle à moult pièges et embuscades. Chaque fois, son cheval permettait au scélérat d’échapper aux poursuites. Mais un beau jour, ce fut la fin pour Roc Brisé aussi. Comme c’est le cas pour beaucoup d’hommes, c’est une femme qui causa sa perte.

Dans un bel ensemble, les anciens hochèrent la tête. Polygames invétérés, on pouvait les considérer comme experts en la matière.

— On l’appelait Geai Bleu. Une squaw ordinaire, sans rien de spécial. Je l’ai vue par la suite dans la réserve. Maigre, rien ici, rien là, montra Jérémie sur son propre corps. Mais Roc Brisé était fou d’elle. Et quand les éclaireurs du colonel McCanley encerclèrent son camp près de Cotton Creek (c’est à quinze miles d’ici), il engagea des négociations avec la cavalerie, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Auparavant, il aurait ordonné à ses guerriers d’abandonner femmes et enfants, aurait foncé comme un ouragan et disparu sur son diable truité. Mais là, à cause de Geai Bleu, il hésita. Il se rendit dans des conditions honorables, contre l’engagement qu’on ne toucherait à aucun Indien et que tous pourraient gagner la réserve. Le colonel en personne serra la main de Roc Brisé pour sceller l’accord. Et il tint parole. Enfin, presque. Au premier bivouac, là-bas, près du canyon du Serpent (le narrateur montra un point quelque part vers le haut), pendant que le colonel McCanley dormait ou faisait semblant de dormir, des volontaires traînèrent le chef indien jusqu’au bord du précipice et le pendirent. Pour toutes ses actions sanglantes et particulièrement les oreilles transpercées. Personne ne lorgna sur le cheval truité, bien qu’il s’agît d’une bête remarquable : on l’abattit purement et simplement, sans même récupérer sa peau. En revanche, tous les autres prisonniers furent loyalement conduits dans la réserve… C’est donc ainsi que Roc Brisé fut pendu le 23 août 1881 à quelque cinq cents pas d’ici. Si nous avions su qu’une aussi sombre affaire s’était déroulée en ces lieux, pour rien au monde nous ne nous y serions installés.

— Assurément, soupira Moroni.

Et chacun de répéter à son tour : « Assurément. »

— L’histoire est sans conteste p-pittoresque, mais quel rapport avec le cavalier sans tête ?

— C’est vrai, Jérémie, tu as omis de parler de la tête, dit le frère apôtre sur un ton de reproche.

— Je gardais cela pour la fin…

Jérémie se pencha en avant et, cette fois sans jouer la comédie, tremblant de peur pour de bon, il murmura :

— Là-bas, tout au bord du canyon se trouvait un arbre sec. Il y est d’ailleurs toujours… Les volontaires nouèrent une longue corde autour du cou de l’Indien et le poussèrent dans le vide. Mais le corps de celui-ci était puissant, lourd… Les vertèbres n’ont pas tenu, et sur la corde seule est restée à se balancer la tête arrachée avec le cou… Le vieux Nègre Washington Reed, qui se trouvait sur place et a tout vu, a tout de suite dit : « Ne vous faites pas d’illusions. L’Indien reviendra rechercher sa tête. » Et c’est ce qui s’est passé. Le chef est revenu. Il erre dans la vallée, cherche ce qu’il a perdu…

L’apôtre se mit à marmonner un psaume destiné à se protéger des forces impures, que les anciens reprirent en chśur.

— Quelqu’un d’entre vous a-t-il vu le Cavalier sans Tête de ses p-propres yeux ? demanda Fandorine après avoir attendu que la prière fût finie.

— La première fois dans la nuit du 23 août, confirma Moroni, se tournant vers l’ancien qui siégeait à sa gauche. Judas, tu y étais.

Ce dernier, contrairement à Jérémie, n’avait aucun don d’élocution.

Grattant sa barbe touffue, Judas grommela à contrecśur :

— J’ai déjà tout raconté cent fois… Bon, je n’arrivais pas à dormir. Je suis sorti faire un tour, regarder la lune. Au-dessus du ravin, il faisait bon, il y avait un petit vent frais. Tout à coup, un bruit de sabots. Je me dis : qui ça pourrait être ? Et là, juste au bord, lui. (Judas frissonna.) Sans tête. Le cheval est tacheté, comme une vache. Il se cabre, juste au-dessus du précipice, à côté de l’arbre sec. Il fait demi-tour et part au galop… Evidemment, je me suis rappelé Roc Brisé. Ça m’a fait un coup au cśur. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison…

Le récit méritait incontestablement une certaine attention : les gens tels que Judas ne savaient ni mentir ni inventer.

— N’y a-t-il que mister Judas qui ait vu le cavalier ou quelqu’un d’autre encore ?

— Le jeune Saül l’a vu également. Du moins nous le pensons, répondit obscurément Moroni.

— Il l’a sûrement vu, comment pourrait-il en être autrement ? fit remarquer un des anciens.

— Et tout ça, parce qu’il n’a pas écouté son père ! s’exclama un autre avant d’éclater en sanglots.

Ses voisins le serrèrent dans leurs bras, le consolèrent.

— Saül était le fils de Mathusalem, expliqua tristement l’apôtre en regardant l’homme qui pleurait. Le plus intrépide de nos jeunes. Rien ne lui faisait peur. Et maintenant, nous ne savons plus quoi faire de lui. L’enterrer en terre consacrée ou simplement lui creuser un trou n’importe où ?

Eraste Pétrovitch écoutait, le front plissé. L’histoire du Cavalier sans Tête commençait à lui paraître moins amusante qu’il ne lui avait semblé au début.

— Que s’est-il passé ?

— Allons-y. Tu verras toi-même…

Dans la cave froide qui, en temps ordinaire, était visiblement utilisée pour conserver les denrées, un cercueil en bois brut était à même le sol. Dedans, entouré de toutes parts de glaçons, reposait le défunt. Sauf qu’il n’avait pas du tout l’air reposé. Son visage violet était figé en une grimace de terreur inexprimable ; quant à ses yeux, bien que recouverts de pièces de monnaie en argent, on voyait à la façon dont les sourcils s’étiraient vers le milieu du front qu’ils étaient sortis de leur orbite.

— Regarde, dit Moroni en approchant la lampe d’un côté puis de l’autre.

Les deux oreilles du mort étaient noires de sang coagulé.

— Les t-tympans ont été transpercés ? prononça doucement Eraste Pétrovitch avec un frisson involontaire. On ne peut laisser les choses en l’état. Il faut y voir clair dans cette histoire.

L’apôtre soupira, l’air abattu.

— Comment peux-tu y voir clair dans les menées du diable ?

— Je fais comme pour celles des hommes. (Serrant les dents, Fandorine tira le linceul qui recouvrait le corps, à la recherche d’éventuelles lésions.) Il faut dresser une liste d’hypothèses et, ensuite, les examiner l’une après l’autre.

Le corps ne présentait aucune blessure.

— De quoi est-il m-mort ?

Les anciens chuchotèrent entre eux. De nouveau, ils semblaient en désaccord.

— De peur, répondit Moroni. Nous avons trouvé Saül le matin, près du canyon du Serpent. Il gisait face contre terre. Sans une égratignure, avec les oreilles percées, c’est tout…

Il leva la main pour intimer aux frères l’ordre de se taire.

— Dis-moi, le Russe, peut-être que tu ne crois pas en Dieu ? demanda l’apôtre sans réprobation, et même comme avec espoir.

— C’est une question compliquée. On ne peut y répondre par oui ou par non.

Le vieux Razis s’exclama :

— Ah, ah ! C’est bien ce que je pensais ! Seul un mécréant peut faire une telle réponse ! Et si tu ne crois pas en Dieu, cela veut dire que tu ne crois pas non plus au diable.

— En effet, je ne crois pas, avoua Eraste Pétrovitch.

— Je vous le dis, c’est la Providence qui nous l’a envoyé !

Razis se tourna vers les autres et se mit de nouveau à parler tout bas. Fandorine ne distingua qu’une bribe de phrase : « C’est encore mieux que… »

Impossible de savoir de quoi Razis essayait de convaincre les autres frères. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y parvint pas.

— On fera comme j’en ai décidé ! trancha Moroni en élevant la voix. Assez discuté !

Il tira sa montre de sa poche, en fit éloquemment claquer le couvercle, et la discussion fut close.

— Il est minuit passé, et nous nous levons tôt, dit poliment mais fermement l’apôtre en se tournant vers Fandorine. Nous te sommes reconnaissants, mais le règlement de la communauté ne nous permet pas d’abriter un impie. Dis, où pouvons-nous te trouver ? Il est possible que nous ayons quelque chose à te demander.

— Au village russe, ou bien à l’hôtel Great Western, dit Eraste Pétrovitch. En effet, il est temps de partir.

Dehors, on lui amena son cheval, on lui exprima de nouveau excuses et remerciements, mais tout cela à un rythme clairement accéléré.

Curieux, pensa Fandorine, et, avant de monter en selle, il essuya son front de sa main ouverte vers l’extérieur, ce qui, dans le langage gestuel des ninjas, voulait dire « reste où tu es ».

On lui répéta au moins trois fois qu’il devait partir vers la gauche, que par là le chemin jusqu’à la haie était plus court. On lui proposa un guide avec insistance, mais Eraste Pétrovitch parvint à s’en dépêtrer.

Il prit effectivement à gauche, mais environ deux cents pas plus loin il effectua un large demi-cercle et revint vers la palissade. Toutefois, il ne se dirigea pas vers les portes mais vers l’extrémité adossée à la paroi rocheuse.

Il mit pied à terre à une distance respectable, s’approcha furtivement de la palissade en prenant soin de rester dans l’ombre du rocher.

— Par ici, maître, par ici, lui indiqua Massa à voix basse.

Le Japonais posa l’un sur l’autre trois tronçons de sapin laissés là depuis l’époque de la construction de la palissade et se percha tout en haut, ce qui lui offrait la possibilité de voir tout ce qui se passait à l’intérieur de la forteresse des célestins.

— Alors, qu’est-ce que tu vois ?

Eraste Pétrovitch s’assit par terre, adossé à un rondin.

— Ils s’agitent. Ils courent. Les fenêtres restent éclairées.

— Ils attendent quelqu’un. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé promener aussi p-précipitamment. Ce sera intéressant de voir qui cela peut être à une heure pareille. Patientons.

Ils restèrent un moment silencieux.

Puis le Japonais murmura :

— Maître, dans ce village les femmes sont dix fois plus nombreuses que les hommes. Pourquoi ?

L’explication suscitait chez lui le plus vif intérêt.

— Si je devais passer ma vie entière dans cette vallée, dit pensivement Massa, je n’irais pas m’installer chez les Russes, je me ferais frère céleste. Et vous, maître ?

Essayant de s’imaginer d’abord en communard, ensuite en célestin, Fandorine frissonna d’horreur :

— Mieux vaut encore être le Cavalier sans Tête.

Sur quoi il parla à son adjoint de la légende et du cadavre dans la glacière. Massa hocha la tête et clappa de la langue.

— Oui, tout peut arriver. Tenez, dans la ville d’Edo, au temps du shogun Tsunayoshi, il y a eu un cas pareil. Le seigneur Tsunayoshi préférait les chiens à ses sujets à deux pattes, c’est pour cela qu’on le surnommait shogun Chien. Il avait fait construire dans tout le pays des mangeoires et des refuges pour les chiens errants, et toute personne qui faisait du mal à un chien était mise à mort. Ainsi, un jour, un pauvre rônin du nom de Bakamono Rotaro eut le malheur d’abattre d’un coup de sabre un cabot qui avait uriné sur son kimono – juste sur le blason de sa famille, en plus. Le rônin fut, bien entendu, condamné à se faire hara-kiri. Il exécuta l’ordre des autorités, mais avant de mourir, il jura de se venger du déshonneur de terrible façon. Alors, dans les rues de la Capitale de l’Est, est apparu un être effrayant. Des pieds jusqu’aux épaules, c’était un samouraï, mais sa tête était celle d’un chien. Dès qu’il voyait un cabot, errant ou accompagné de son maître, peu importe, il sortait immédiatement son épée et coupait l’animal en menus morceaux. C’est vrai qu’il n’a jamais tué de chienne en chaleur. Là, son côté mâle reprenait le dessus, et il…

Massa s’interrompit au milieu de sa phrase et fit un geste de mise en garde : il avait entendu quelque chose. Il avait l’ouïe plus fine que son maître.

— Quelqu’un vient ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch.

Mais la seconde suivante, lui-même perçut un vague bruit de sabots.

Son assistant fixa un point dans le lointain.

— Un homme, commenta-t-il. En blanc. A cheval. Il avance lentement.

Puis, brusquement, il se tut. Il vacilla sur son piédestal branlant. N’arrivant pas à se rétablir, il dégringola. Fandorine parvint de justesse à retenir les rondins, afin d’éviter l’inévitable fracas (pour sa part, Massa avait atterri en douceur : il excellait à cet exercice).

— Qu’est-ce qui te prend ?! lui siffla Eraste Pétrovitch.

Incapable de répondre, le Japonais se contenta de rester la bouche grande ouverte, les yeux exorbités et le doigt pointé dans le vide.

Fandorine se retourna et, à son tour, se pétrifia d’horreur.

De l’obscurité venait de surgir un cheval gris, sur le dos duquel se balançait un cavalier, gris lui aussi. Au-dessus de ses épaules, il n’avait rien : seulement du noir.

— C’est lui, Roc Brisé ! fit Massa d’une voix étranglée en même temps qu’il faisait le signe de croix orthodoxe et bredouillait une prière bouddhiste.

— J’en doute, fit remarquer Eraste Pétrovitch. Le chef indien avait un cheval truité, pas gris. Ensuite, regarde, les célestins sont très tranquillement en train d’ouvrir lesportes.

Le cavalier leva le bras, et il s’avéra qu’il n’avait pas non plus de main sortant de sa manche.

— Salut à tous ! lança l’homme sans tête d’une voix sifflante que Fandorine crut reconnaître. Me voici, comme promis !

L’apparition se rapprocha des flambeaux, et l’on put voir qu’elle avait et une tête et des mains… noires, tout simplement. Il s’agissait de Washington Reed, le joueur à la peau noire vu au saloon.

— Tu devrais avoir honte ! dit Fandorine au Japonais, avant de rempiler rapidement les tronçons de bois et de grimper dessus.

Massa, reniflant d’un air coupable, s’érigea un piédestal identique – des restes de bois traînaient en quantité.

Ils virent le nègre passer les portes. Dans la cour l’attendaient les sept frères, les autres habitants du village se tenant en retrait, à distance respectable.

Reed mit pied à terre, murmura quelque chose à l’oreille de sa haridelle grise, gonflée comme un tonneau, et celle-ci trottina d’elle-même jusqu’au piquet. Là, elle plongea la tête dans un sac, et l’on entendit l’avoine croustiller sous ses dents.

— Je note que dans ce pays les chevaux sont infiniment plus intelligents que les gens, lâcha amèrement Massa, que sa méprise ne cessait de tourmenter.

— Chut, ne me dérange pas.

De toute évidence, sous les cieux célestins, les gens à la peau noire n’étaient pas considérés comme des frères : personne n’invita Reed à entrer dans la maison, personne ne lui serra la main, et la discussion eut lieu à la belle étoile. Mais il était impossible de distinguer de quoi les anciens discutaient avec un si étrange interlocuteur. Ils parlaient bas et la distance était conséquente : une cinquantaine de pas.

Eraste Pétrovitch porta ses jumelles à ses yeux.

Apparemment, on essayait de convaincre Reed de faire quelque chose, mais il n’était pas d’accord. Son visage était renfrogné. Voire apeuré. Le nègre se gratta la nuque (il n’avait pas de chapeau), fit non de la tête. Moroni lui tendit alors des papiers. Fandorine tourna la molette de ses jumelles. Deux coupures de vingt dollars chacune. Ce grossissement de dix-huit fois était vraiment une aubaine.

Pour un loqueteux tel que Washington Reed, quarante dollars étaient une somme, et pourtant le Noir secoua de nouveau la tête. L’apôtre ajouta un troisième billet aux deux autres.

Reed râla, cracha, grommela quelque chose et prit les coupures. Il siffla son cheval. Celui-ci sortit sa tête du sac et s’approcha au trot. Le nègre monta lestement en selle, porta deux doigts à son front et franchit le portail au pas. Les anciens le regardèrent s’éloigner en faisant des signes de croix dans sa direction.

Sautant avec souplesse, Fandorine ordonna :

— Suis-le. Il avance lentement, tu n’auras aucun mal. A la rigueur, tu devras courir un peu, cela te fera du bien.

— Et où nous retrouverons-nous, maître ?

— Je vais discuter avec les c-communards, après quoi je regagnerai Splitstone. Je serai à l’hôtel.

De l’obscurité qui recouvrait maintenant le cavalier montèrent des notes mélancoliques. C’était Washington Reed qui venait d’entonner une triste mélodie nocturne.

Dans le bruissement de ses chaussures de paille, Massa s’élança dans son sillage.

Le spécialiste

De loin déjà, alors que commençaient à peine à se profiler les bâtiments du village russe, Eraste Pétrovitch entendit des cris, puis, arrivé plus près, il distingua des silhouettes qui s’agitaient entre les maisons. Apparemment, toute la population du village, enfants compris, s’était répandue dehors.

Fandorine supposait bien sûr que son retour serait attendu avec impatience, mais il n’imaginait pas un accueil aussi nombreux et enthousiaste. Avec des cris et même des pleurs de joie !

Mais quand la brise nocturne apporta ce qui était clairement des sanglots de désespoir, Fandorine éperonna son cheval. Un malheur s’était manifestement abattu sur la commune.

En résumé de ce qu’il avait entendu d’une bonne douzaine de narrateurs capables de laisser de côté leurs émotions, leurs larmes et leurs cris d’indignation, l’histoire se présentait comme suit.

Tard le soir, après le dîner, les danses et la ronde sans laquelle il ne pouvait y avoir de fête digne de ce nom au Rayon de Lumière, la belle Nastia était partie se promener au bord de la rivière, en compagnie d’un jeune homme, un certain Savva. Tout à coup, surgissant de la rive opposée, deux hommes à cheval aux visages dissimulés sous des foulards noirs avaient passé le gué. L’un d’eux avait attrapé la jeune fille et l’avait jetée en travers de sa selle, tandis que l’autre assommait son compagnon d’un coup sur la tête. Puis les deux cavaliers avaient filé.

Quand à sa demande Eraste Pétrovitch fut conduit auprès du témoin, celui-ci n’ajouta pas grand-chose. Le charmant jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux couleur de bleuet était allongé sur son lit. Sa tête était entourée d’une bande à travers laquelle suintait une tache de sang. Beaucoup de communards des deux sexes s’étaient rassemblés dans la pièce et tous écoutèrent la même histoire pour la énième fois.

— Nous étions assis dans l’herbe en train de discuter… (La voix de Savva tremblait, ses lèvres étaient agitées de tics nerveux.) Nous ne les avons pas entendus approcher… Un bruit de sabots, un clapot… Je crie : « Qui êtes-vous ?! Laissez-la ! » Et il me fiche un coup de crosse…

— Toi seul es fautif, toi seul ! s’écria Loukov en se tordant les mains. Pourquoi fallait-il que tu emmènes Nastia à la rivière ? Et, d’ailleurs, de quel droit lui faisais-tu la cour ? Tu es mineur, que je sache ! Tu ne connais pas le règlement ?

On voyait que le président était hors de lui. Il répéta au moins trois fois encore son accusation à l’encontre du jeune Savva et, pour finir, fondit en larmes.

— Que faire, Eraste Pétrovitch ? Que faire ? sanglotait Loukov, s’agrippant à la main de Fandorine et l’empêchant de se concentrer. Vous devez sauver Nastia ! La ramener !

Autour, tous répétaient la même chose. Toutefois, y regardant de plus près, Eraste Pétrovitch remarqua que la moitié féminine de la commune était moins accablée que la moitié masculine. Parmi les représentantes du sexe faible, seule Dacha essuyait des larmes.

Quand elle se mit à parler, tous se turent. Apparemment, on avait pour habitude ici de prendre au sérieux l’opinion de la bossue.

— C’est triste pour Nastia, dit-elle. Pauvre petite ! Mais que peut faire Eraste Pétrovitch seul face à toute une bande ? Or, mes sśurs, allons-nous livrer nos hommes aux balles des bandits ?

— Et quoi encore ! Pour rien au monde ! crièrent les « sśurs ».

L’une d’elles, à lunettes, s’écria d’une voix grêle :

— On n’obtient rien de bon par la force !

La bossue leva la main, appelant chacun à se taire.

— Camarades, une chose est sûre. Il faut partir d’ici. Et le plus vite sera le mieux. Nous ne pouvons plus rester dans la vallée.

De nouveau la rumeur monta parmi la foule, mais maintenant, c’était surtout des voix d’hommes qu’on entendait.

— Partir comment ? Partir où ? Tout abandonner ?

Et quelques hommes se mirent à protester avec indignation :

— Et Nastia ? Abandonner Nastia ? Les principes sont les principes, mais c’est tout simplement une ignominie !

Aussitôt, une des communardes attaqua celui qui venait de prononcer la dernière phrase, à propos de l’ignominie, et ce, de la manière la moins raffinée :

— Tu ferais mieux de te taire, espèce de porc ! Pendant dix-huit ans, je lui ai fait sa cuisine, sa lessive, et il n’a rien trouvé de mieux que de me plaquer pour cette écervelée ! C’est bien fait pour elle !

S’ensuivit un véritable charivari : tous parlaient ensemble, s’interrompant et gesticulant. Tout cela donnait l’impression que la question du sexe et de la famille dans une société collective n’était pas complètement résolue.

— Vous êtes en état de marcher ? demanda doucement Eraste Pétrovitch au blessé. Alors, allons-y. Montrez-moi où cela s’est passé.

Sans même se faire remarquer par les querelleurs de plus en plus échauffés, ils sortirent de la maison. Seul Loukov leur emboîta le pas.

Dehors, les premières lueurs de l’aube commençaient à blanchir le ciel, et le temps d’arriver à la rivière, il faisait tout à fait jour.

— Ne vous approchez pas plus, ordonna Fandorine à ses compagnons de route. Où vous trouviez-vous exactement ?

— Nous étions assis là-bas, sous le bosquet.

A en juger par l’herbe foulée, ils n’étaient pas assis, mais allongés, jugea Eraste Pétrovitch, s’abstenant toutefois de faire part de sa découverte, afin d’éviter une nouvelle crise d’hystérie de la part de Loukov. Le président était déjà assez déboussolé comme ça.

— Je le sais ! cria-t-il. J’ai deviné ! Vous ne croyez pas aux Foulards noirs, n’est-ce pas ? Vous soupçonnez les mormons de vouloir nous foutre dehors ! Je l’ai compris à votre attitude. Et maintenant, je suis d’accord avec vous. Ce sont eux, ces barbus sauvages ! Ils ont emmené Nastia dans leur harem !

— Je ne le pense pas, prononça Fandorine, accroupi dans l’herbe. Je ne le pense pas…

Voilà, c’était ici que les deux cavaliers avaient traversé la rivière. Une trace de pied, féminin vu sa petitesse : sans doute Nastia s’était-elle levée brusquement pour tenter de s’enfuir. Un creux dans le sol, quelques gouttes de sang : c’était Savva qui, assommé, s’était effondré là.

Eraste Pétrovitch traversa le gué pour rejoindre l’autre rive.

Donc. Deux hommes étaient restés allongés ici dans les buissons, pendant un temps assez long. Une bonne demi-douzaine de mégots en témoignaient. Mais ces mégots ne dataient pas de la nuit, ils étaient plus anciens que ça. Leur présence excluait définitivement les célestins, pour qui le tabac était une « substance satanique ».

Les chevaux avaient été attachés un peu plus loin : il suffisait d’observer les traces de sabots et les branches cassées.

Fandorine se souvint du récit de Nastia à propos de sa promenade matinale et des deux hommes qui l’épiaient depuis l’autre rive. Ils avaient repéré leur proie, puis étaient revenus la chercher, mais la belle écervelée avait facilité la tâche des chasseurs : elle était d’elle-même venue à la rivière. Exactement au même endroit, ce qui n’avait rien d’étonnant : une clairière pittoresque, des saules penchés au-dessus de l’eau…

Fandorine suivit les traces durant un certain temps. Sur un buisson, il trouva un lambeau de soie : la robe de la jeune fille s’était accrochée à une épine.

Mais plus loin, là où l’herbe laissait place à un terrain caillouteux, comme la fois précédente la trace se perdait. Le détective cavala d’un côté et de l’autre, puis capitula. Robert Pinkerton avait raison quand il disait : « Un homme de la ville ne peut pas s’en sortir sans l’aide d’un spécialiste local. »

Moralité, il allait falloir mobiliser le spécialiste.

A Splitstone, il fit d’abord un saut à l’hôtel, le temps de se laver, de changer de chemise et de savoir s’il y avait des nouvelles de son assistant.

Le portier lui dit :

— Il y a un mot écrit en pattes de mouche de la part de votre Chinois.

— Il est japonais.

Le message rédigé en idéogrammes soigneusement tracés disait :

8 heures 45 minutes du huitième jour du neuvième mois.

L’homme noir est dans la grange où vit son cheval. Lui-même, semble-t-il, y vit aussi. Il a sifflé une bouteille entière de saké américain et il dort. Je le tiens à l’śil. C’est à l’arrière de la tour au clocher.

Votre fidèle vassal Shibata Massahiro.

Après avoir pris un café au rez-de-chaussée (infect, comme d’ailleurs partout en Amérique), Eraste Pétrovitch passa à l’endroit indiqué. Le chemin était court, une centaine de pas depuis le Great Western.

Il n’aurait jamais pu découvrir le Japonais si celui-ci n’avait susurré depuis une meule de foin :

— Maître, je suis ici. Et lui est là-bas.

Emergeant de la paille, une main pointa un doigt gros et court en direction d’une grange délabrée, au-delà de laquelle commençait la prairie.

Marchant sans bruit, Fandorine s’approcha et regarda par une fente.

Après la lumière vive du soleil, il ne distingua tout d’abord rien, hormis un ronflement régulier et un sifflement. Puis ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre, et il vit dans un coin le cheval gris sans attache. Il mâchait du foin. Le bruit de ses mandibules était accompagné par le sifflement de son maître. Celui-ci dormait paisiblement contre les sabots arrière de sa rosse, laquelle, prévenante, agitait sa longue queue, chassant les mouches de son visage et lui assurant une douce ventilation.

Brusquement, le cheval gris cessa de manger, dressa les oreilles et tourna du côté de Fandorine son gros śil globuleux. Ses narines se gonflèrent. Le cheval se retourna et renâcla, son chanfrein touchant le visage de l’homme allongé. Au même moment, Washington Reed ouvrit les yeux et s’assit, mais à sa main apparut un revolver surgi d’on ne sait où.

Eraste Pétrovitch s’écarta sans bruit de la grange, recula.

— Qu’est-ce que t’as, ma vieille ? entendit-il grogner Reed. T’en as assez d’attendre à rien faire, c’est ça ? Je vais pioncer encore un peu, parce que cette nuit, on pourra pas…

Et, d’après le bruissement qu’on entendit, il s’allongea à nouveau.

— Tu ne le quittes pas des yeux, murmura Fandorine en passant devant la meule. Je reviens ce soir.

Ayant écouté jusqu’à la fin, le spécialiste ne répondit rien. Il va refuser, pensa Eraste Pétrovitch, observant sur le visage brûlé par le soleil de Scott le va-et-vient de ses sourcils blanchâtres.

Après s’être envoyé une bonne rasade au goulot (par chance, la bouteille n’en était pas encore à la moitié), le « pink » se décida enfin à desserrer les dents.

— Ça ne marche pas. Dans sa lettre, mister Pinkerton parle de « consultations et conseils ». Or là, on peut se prendre un balle comme un rien. Non, non, n’insistez pas. (Melvin tapa du poing sur le comptoir.) Quand il s’agit de ma peau, il n’est plus question de rabais de trente pour cent. Cinq dollars par jour, en une seule fois. Et pas de mauvais tour. C’est clair ?

— C’est clair, répondit immédiatement Fandorine. Et j’en rajouterai encore si vous me c-conduisez au repaire de la bande. Il faut au plus vite tirer d’affaire cette jeune fille.

Le « pink » avala une gorgée.

— Dans ce genre d’affaires, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. D’autant que, d’après ce que j’ai pu comprendre en vous écoutant, cette ravissante personne n’est pas tout à fait une jeune fille. Elle n’a pas grand-chose à perdre.

Eraste Pétrovitch se retint difficilement pour ne pas exploser de colère.

— Comment p-pouvez-vous dire une chose pareille ? Voilà déjà douze heures qu’elle est entre les pattes de ces bandits. Personne ne peut savoir ce qu’ils sont en train de lui faire !

— Justement, on le sait très bien, lâcha froidement Scott avec un large sourire. Bon, ça va, pas la peine de me fusiller du regard. Ce qu’il est possible de faire, on le fera.

Et, il faut lui rendre cette justice, il se prépara en un temps record.

Vingt minutes plus tard, deux cavaliers quittaient Splitstone en direction des rochers. Ils n’allaient pas très vite ; la faute n’en revenait pas au « pink » mais à Fandorine : sa jument rousse était fourbue et refusait d’aller au trot.

Durant tout le chemin, Melvin ne cessa de blablater, sans oublier de siroter son whisky. Quand sa bouteille fut vide, il en sortit une autre.

— … et ne l’oubliez pas, l’ami : je me suis fait embaucher uniquement pour vous mettre sur la piste. Je n’ai aucune intention de me battre contre les gars aux foulards noirs. Ça, c’était bon autrefois, quand j’étais jeune et que je me fichais de tout, mais maintenant, je dois penser à mes vieux jours. Passe encore si j’étais sûr de mourir sur le coup, mais si jamais je restais infirme, hein ? Qui irait s’occuper d’un invalide seul et abandonné ? J’en ai trop vu dans ma vie, des pauvres bougres comme ça. Je ne veux pas crever contre un mur comme un chien errant.

— Et comment vous voudriez c-crever ? interrogea Eraste Pétrovitch.

Scott sourit rêveusement.

— Dans un lit de plumes. Avec une épouse qui me tiendrait la main, et des gamins en pleurs qui se bousculeraient sur le seuil de la chambre. Et, quand on me conduira au cimetière, qu’il n’y ait pas dans toute la procession un seul fils de chien qui porte un revolver à la ceinture. Eh, l’ami, il paraît qu’il y a des endroits sur terre où les gens se baladent dans la rue sans arme et où il y a plein, plein de femmes, et convenables par-dessus le marché. Mon drame c’est que je n’ai jamais su mettre de l’argent de côté, j’ai tout claqué. J’aurais un bon pécule, cinq mille, dix mille… Je partirais, que diable. Je fonderais une famille. Mais où est-ce que je prendrais un tel paquet de fric ? (Il eut un petit rire.) Je ne vais tout de même pas attaquer un train ? Pourtant, j’en serais capable. Seulement, il ne faut pas galoper le long du train en tirant dans tous les sens comme ces andouilles de Foulards noirs. Il faut mettre une vache crevée en travers de la voie, et la locomotive s’arrêtera d’elle-même. Ensuite, rien de plus facile. L’équipe de la locomotive te laissera faire, pourquoi s’attirer des ennuis ? Inutile par ailleurs de s’en prendre aux passagers. Pour ce qu’on peut en tirer… Il faut tout de suite foncer vers le wagon postal. Placer une charge de dynamite sur la porte – ça, dans le cas où les postiers n’ouvriraient pas de leur plein gré. Prendre les sacs portant le sceau du Trésor public. Et salut la compagnie ! Simple comme bonjour. Un seul problème : des coéquipiers astucieux. Combien de gens sérieux ont échoué à cause de crétins qui ne savaient pas tenir leur langue ou buvaient trop. (Melvin était si affligé qu’il vida pas loin du quart de sa bouteille.) Tenez, avec vous j’essaierais bien. On voit tout de suite que vous n’êtes pas du genre à parler pour ne rien dire ni à perdre votre sang-froid.

Il fit alors un clin d’śil, et il apparut que tout cela n’était qu’une plaisanterie.

Ils contournèrent le village russe afin de ne pas perdre de temps. Pour le distraire, Melvin Scott fit à son compagnon de route un cours sur la manière de cambrioler les banques. Il s’avéra que c’était encore plus simple que de dévaliser les wagons postaux.

Mais il suffit que les deux partenaires atteignent l’endroit où Fandorine avait perdu la trace pour que le « pink » s’interrompe au milieu d’une phrase, saute de cheval et colle le nez par terre, examinant quelque chose. Il se jeta de côté, là où s’ouvrait un étroit passage entre deux blocs de pierre, et se mit à renifler comme un chien.

— Ça sent à plein nez la sueur de canasson… Un cheval ne peut pas passer ici sans que sa croupe frotte contre la pierre. Tenez, prenez le mien par la bride. Et ne restez pas collé à moi, ça me dérange.

Voir travailler un vrai professionnel était toujours un délice.

Où était passé le cynique poivrot qui, pendant deux bonnes heures, avait épuisé Eraste Pétrovitch avec ses bavardages creux ?

Les mouvements de Scott étaient mesurés, harmonieux, voire gracieux. Tantôt il faisait quelques pas rapides en avant, tantôt il se figeait sur place, tantôt il se mettait à humer l’air autour de lui.

Jamais Eraste Pétrovitch n’aurait prêté attention à cette entaille à peine visible sur une dalle de pierre. Or elle avait été faite par le fer d’un cheval, et, d’après le « pink », pas plus tard que la nuit précédente. Puis, indiquant du doigt une branche cassée, Scott tourna à gauche, où le lit d’un ruisseau asséché conduisit les deux limiers à un sentier sinueux, de plus en plus raide à mesure qu’il montait. D’un côté, se trouvait le versant abrupt de la montagne, de l’autre, au pied du précipice, s’étendait la vallée.

Vue de là, elle ressemblait à une immense écuelle de soupe à l’oseille, où flottait, tel un jaune d’śuf, le champ de seigle du Rayon de Lumière. Eraste Pétrovitch arrêta sa jument afin d’admirer ce chef-d’śuvre culinaire naturel. Le cheval bai du « pink » piaffait nerveusement, tirant sur sa bride, accrochée au pommeau de la selle de Fandorine. Soudain, avec un hennissement affolé, il se cabra et fit un bond de côté. S’échappant de sous son sabot, un long serpent tacheté fila dans les buissons. Surprise par ce mouvement inattendu, la jument rousse fit à son tour un brusque écart vers le précipice, et l’amateur de beau, parvenant de justesse à se retenir à la bride, bascula dans le gouffre.

Enfin, gouffre était un grand mot. C’était plutôt un espace vide d’une centaine de mètres au-dessus duquel, impuissant, était suspendu Fandorine. La chute semblait inévitable. Avec un mugissement désespéré la jument rousse tira sur ses quatre jambes pour se maintenir sur le sentier, mais elle n’était pas de force à retenir l’homme. Ses sabots dérapant sur les cailloux, l’animal glissait progressivement vers le précipice.

Fandorine devait lâcher la bride. A quoi servirait-il d’entraîner dans sa chute un animal innocent ?

L’homme noble ne capitule jamais, même si la défaite est inévitable. C’est uniquement cette considération, et nullement le désir de différer l’échéance fatale, qui poussa Eraste Pétrovitch à s’agripper à une racine qui saillait de la paroi verticale et à lâcher la bride.

La racine était sèche, morte, et bien sûr incapable de supporter un tel poids. Elle ne cassa pas, mais commença à s’extraire de la terre. Du sable et des cailloux se mirent à pleuvoir. Fandorine tâtonnait avec le bout de sa botte, cherchant le moindre appui, mais son pied se détachait sans arrêt.

Au cours des années passées, le chemin de l’enfant gâté de la fortune aurait pu s’interrompre des dizaines, sinon des centaines de fois, et dans des situations infiniment plus subtiles, mais le sort, comme chacun le sait, a ses raisons, il est donc vain de se lamenter sur son compte. Le chemin se terminait bêtement, mais, au moins, il le faisait joliment : mourir en volant, en ayant le temps de dire « au revoir et merci » à la vie n’était pas le pire des dénouements.

— Au revoir et… marmonna-t-il, mais il n’eut pas le temps de terminer.

Au-dessus de lui était apparu le visage renfrogné de Melvin Scott. Alors qu’il était à un cheveu de la mort, une main robuste saisit Eraste Pétrovitch par le poignet.

— Inutile, prononça ce dernier d’une voix enrouée à travers ses dents serrées. Je vais vous entraîner…

— Je me retiens à une pierre, répondit le « pink » d’une voix tout aussi étranglée.

Echappée de la petit poche de gilet de Scott, une chaîne de montre en or se balançait en luisant. Magnifique comme la vie qui se dérobe.

Le pied de Fandorine trouva enfin un appui solide, apparemment une pierre.

— Maintenant, tout doucement, sans à-coups. (Mel tira Fandorine vers le haut.) En souplesse, en souplesse…

Environ une minute plus tard, les deux hommes étaient assis au bord du précipice, les jambes pendantes et le souffle court. Scott regardait en bas, Eraste Pétrovitch vers le ciel. Et voilà une mort manquée de plus.

— Merci, dit-il tout haut. Si tu n’avais pas été là, je faisais le grand saut.

— Tu n’en seras pas quitte avec un « merci ». (Le « pink » se leva tout en secouant son pantalon.) Tu me dois une prime. Pour la journée d’aujourd’hui, tu paieras le double. D’après moi, c’est honnête. Qu’est-ce que tu en penses ?

Eraste Pétrovitch approuva de la tête, stupéfait. Jamais jusqu’à maintenant personne n’avait estimé à cinq dollars le prix de sa vie…

Scott eut un sourire réjoui.

— Voilà qui est parfait. Et tu m’as aussi promis un supplément si je te conduisais à la bande. Il me semble que je sais maintenant où est leur cachette. Allons-y, ce n’est pas loin.

Pendant environ une demi-heure ils gravirent le sentier, lequel les amena à un plateau : à droite il y avait toujours le précipice, mais jusqu’à la prochaine enfilade de rochers s’ouvrait un vaste terrain plat, parsemé de blocs de pierre arrondis. Devant, des rochers ressemblant à des tours de château gothique s’élevaient en une muraille compacte.

— Voilà, on y est. Ils sont cachés dans l’ancienne mine. L’endroit est confortable. Ne te montre pas ! dit Scott, faisant se baisser Fandorine et se cachant lui-même derrière une pierre. Il y a une sentinelle là-bas !

— Où d-donc ?

— Tu vois les Deux Doigts ?

Eraste Pétrovitch distingua sur le rempart naturel un espace d’où partaient deux étroits rochers ressemblant au V de la victoire que les Américains aimaient tant à représenter avec l’index et le majeur.

— Regarde dans tes jumelles… Non, pas là, plus bas.

Voilà bien longtemps que Fandorine avait perdu l’habitude de jouer le rôle de l’amateur. Il avait oublié combien il était agréable de se trouver aux côtés d’une homme d’expérience qui sait mieux que soi-même ce qu’il convient de faire.

Balayant de ses oculaires la surface grise de la paroi rocheuse, Eraste Pétrovitch tomba sur une tache noire. Il régla la distance focale.

Un chapeau. Un foulard noir sur la moitié du visage. Un canon de fusil scintillant.

Au milieu du « doigt » de gauche il semblait y avoir une cavité. Voilà, c’était là qu’était posté le guetteur. Sans le « pink », Fandorine ne l’aurait jamais repéré.

— Mission accomplie, déclara Melvin, satisfait. Tu me dois quinze bucks : cinq pour la journée de travail, cinq pour t’avoir sauvé la vie et cinq pour le résultat. Là-bas, derrière les Deux Doigts, il y a un boyau qui mène à l’ancienne mine d’or de Cork Culligan. Un endroit parfait pour qui cherche un refuge. Il doit rester quelques cabanes datant de l’époque, ce qui veut dire qu’on a un toit au-dessus de la tête. Il y a également de l’eau. Mais surtout, personne ne risque de venir t’embêter ici. A partir d’une telle position, on peut arrêter toute une armée.

Il avait raison. Depuis la barrière rocheuse, le terrain découvert était entièrement accessible aux regards comme aux fusils. C’était un miracle si la sentinelle ne l’avait pas remarqué. Merci au prudent Scott.

— Est-il possible qu’il n’y ait vraiment rien à faire ? demanda Eraste Pétrovitch, l’air soucieux. Il n’existe aucune autre voie d’accès ?

Scott fit un large sourire.

— Il n’y en a pas, mais tu es tombé dans le mille, l’ami. On peut les enfermer à l’intérieur comme un ours dans sa tanière. Disposer des tireurs derrière tous ces blocs de pierre afin d’avoir le passage en ligne de mire. Cela nécessite quarante à cinquante hommes. Et là, on peut commencer à négocier. Tous les atouts seront dans notre jeu. Considère cela comme un conseil supplémentaire. Ce qui nous amène à un total de vingt dollars.

— Dix-huit cinquante. Pour les conseils, il était prévu un rabais de t-trente pour cent, répondit Fandorine au diapason, se sentant devenir un vrai Américain.

On reprend du service

— Dream Valley ne fait pas partie de mon territoire, répéta pour la vingtième fois le marshal de la ville Ned O’Perry. Adressez-vous à Crooktown, au marshal fédéral.

— On n’a pas le temps, dit pour la vingt et unième fois Fandorine. Il faut sauver cette jeune fille.

Melvin Scott était assis sur le rebord de la fenêtre et buvait à la bouteille. Il ne prenait pas part à la discussion. Il avait conduit Fandorine auprès du représentant de la loi, sur quoi, apparemment, il avait considéré sa mission comme définitivement achevée.

— Sauf que le marshal fédéral ne voudra pas non plus s’occuper de ça. (L’air songeur, O’Perry plissa des yeux à la vue d’une mouche bourdonnante.) Après tout, il n’y a pas mort d’homme. Tu dis qu’ils ont enlevé la fille. Peut-être qu’ils veulent lui proposer le mariage.

Le « pink » eut un sourire malicieux mais ne dit mot. Le marshal regarda avec une évidente convoitise la bouteille qu’il tenait à la main.

— Bon, cela dit, gentlemen, il se fait tard et ma journée de travail est terminée. Je m’en vais dîner au saloon.

O’Perry se leva ave dignité.

— T’as tout simplement la frousse, vieille canaille, dit Scott, en rebouchant sa bouteille. Mais si tu ne veux pas te mouiller personnellement, tu peux peut-être laisser les autres le faire, non ?

Le marshal ne se vexa pas le moins du monde. Au contraire, son visage s’illumina et il se rassit.

— Ça, tant que vous voulez. (Il sortit du tiroir de son bureau deux étoiles en fer-blanc, qu’il posa sur la table.) Eh bien, levez chacun la main droite et répétez après moi : « Je jure de respecter pieusement les lois fédérales et les lois de l’Etat du Wyoming. Je jure de ne pas outrepasser les pouvoirs qui me sont conférés. Je jure… »

— La ferme, l’interrompit le « pink », poussant les deux étoiles vers Fandorine. Et maintenant, va au diable.

Ramassant son chapeau, O’Perry se rua dehors.

— Qu’est-ce que cela s-signifie ?

Eraste Pétrovitch ramassa une des étoiles et l’examina. Il y était inscrit « Deputy Marshal ».

— Le marshal a le droit d’assermenter autant de deputy marshals, c’est-à-dire d’assistants, qu’il le veut. Et ceux-là ont, à leur tour, le droit de constituer des posse.

— Des quoi ? demanda Fandorine, ignorant de quoi il était question.

— Des posse. Disons des détachements de défenseurs de la loi bénévoles.

Ce mot charmant doit venir du latin posse comitatus12, supposa Eraste Pétrovitch.

Scott cracha derrière le marshal parti en courant.

— De toute façon on n’aurait rien obtenu de plus de Ned. Seulement, avec ça on ne va pas aller loin.

— Pourquoi ?

— Personne ne te suivra. Ici, tu es un étranger.

Ils sortirent, laissant ouverte la porte du bureau. De toute manière, il n’y avait rien à voler.

— Et t-toi ?

— Moi, sans doute qu’on me suivrait. Si je promettais une bonne prime et une bringue par-dessus le marché. Mais je ne peux pas être assistant marshal. Premièrement, pour nous, les « pinks », ce n’est pas autorisé. Deuxièmement, je te l’ai dit : je n’ai pas envie de me prendre une balle dans la peau. A deux contre toute une bande ? Pour rien au monde !

Des heures perdues pour rien ! pensa Eraste Pétrovitch. Le temps de revenir de la vallée, d’essayer de convaincre le marshal… Dans deux heures environ, il ferait nuit.

— Pas à deux. Et d’un. Tu n’auras pas à te mettre en danger. Et de deux. Trois, je t-triple ton salaire. Maintenant, on y va !

Scott le regarda avec étonnement.

— A ce que je vois, les rôles sont inversés. C’est de nouveau toi le patron. Eh bien, tes trois points me plaisent assez. Mais il me semble que, pour aujourd’hui, il est déjà tard.

— Peu importe, on peut très bien boucher le passage à la lumière de la lune.

En guise de réponse, Melvin saisit un revolver à long canon, visa en l’air et tira. Aucun bruit ne se fit entendre.

— Trop tard, je te dis. Nous irons demain, quand j’aurai dormi mon content.

Fandorine, irrité, tordit la bouche, mais il n’y avait rien à faire. Il dépendait de cet homme.

— A qu-quelle heure ?

— Je n’ai pas de montre.

— Et ça, c’est quoi ? demanda Eraste Pétrovitch en montrant la chaîne en or qui pendait à la poche de gilet du « pink ».

Scott déclara tristement :

— J’ai accumulé assez d’argent pour la chaîne, mais pas encore pour la montre. Dès que le soleil se lève, on se retrouve devant la dernière maison.

Il bâilla, fit un geste d’adieu de la main et, traînant les pieds de fatigue, il prit la direction de son magasin.

A la vue de son locataire, le portier prononça les mêmes mots que la fois précédente :

— Il y a un mot écrit en pattes de mouche de la part de votre Chinois.

— Il est japonais, corrigea mécaniquement Eraste Pétrovitch tout en dépliant la feuille.

Cette fois, le message était des plus laconiques :

Avons déménagé à la sakaya.

La sakaya était l’endroit où l’on vendait le saké. Il s’agissait donc du saloon.

La poussière et plus encore les gesticulations au bord du précipice avaient rendu définitivement immettable le costume initialement blanc. Il fallait se changer et mettre le noir.

La nuit précédente, Fandorine n’avait pas fermé l’śil et il n’avait rien avalé de toute la journée. S’il arriverait à dormir un peu, pour l’instant il l’ignorait, mais pourquoi ne pas manger un morceau maintenant ?

Lavé et rasé, il traversa la rue et entra à la Tête d’Indien.

L’endroit était peuplé et bruyant, au comptoir des bergers riaient aux éclats et s’invectivaient. Ils regardèrent Eraste Pétrovitch sans animosité : s’il n’était pas devenu des leurs, il avait cessé d’être un intrus.

Le patron, voyant un nouvel étui de revolver à la ceinture de l’étranger, dit d’un ton approbateur :

— Un « russian » ? C’est tout de même autre chose. Ça fait tout de suite plus sérieux. Vous prenez quoi ?

La seule chose non suspecte dans le menu crasseux qu’on lui tendit était les śufs. Eraste Pétrovitch en commanda une demi-douzaine, crus (le meilleur moyen pour reconstituer ses forces), ainsi que du pain et un bol de thé.

— Vous n’êtes pas comme votre Chinois, loin de là. Il a engouffré deux steaks, une grosse tranche de saucisson grillé et une dizaine de pains. Et maintenant, il roupille dans son coin.

Le patron, admiratif, indiqua Massa tout au fond de la salle. Renversé contre le dossier de sa chaise et son chapeau rabattu sur les yeux, celui-ci faisait mine de dormir.

— Il est japonais, dit Fandorine avant d’aller s’asseoir à côté de son valet de chambre.

Washington Reed était là, lui aussi, deux tables plus loin. Il jouait aux dés avec un berger. Sur la table, devant le nègre, trois malheureuses pièces se battaient en duel, tandis que devant son partenaire s’entassait une montagne de pièces et de billets.

— C’est bon, tu p-peux arrêter. De toute façon, avec ta tête et ton appétit, tu ne risques pas de passer inaperçu.

Massa se redressa.

— Permettez-moi de vous faire mon rapport, maître. L’homme noir a dormi dans la grange jusqu’à trois heures. Ensuite il s’est immédiatement rendu ici. D’abord il avait beaucoup d’argent. Ensuite presque plus. Ensuite il a un peu gagné. Et maintenant il perd de nouveau.

— C’est tout ?

— Absolument tout, maître.

On apporta les śufs. Eraste Pétrovitch les goba les uns après les autres. Les fit passer avec un morceau de pain. Il huma le thé et renonça à le boire. Il se leva.

— Si j’en juge par tes yeux b-bouffis, tu oublies de me dire que tu as également pas mal dormi. Pour ma part, je ne tiens plus debout. Je serai dans ma chambre. Je vais laisser la fenêtre ouverte. S’il se passe quelque chose d’intéressant, préviens-moi par un signal.

— Le ruri, ça ira ? demanda Massa.

Le ruri était un petit oiseau japonais d’une magnifique teinte azurée. Son chant n’était pas particulièrement beau, mais en revanche on ne pouvait le confondre avec rien d’autre. Et surtout, il n’y avait pas de ruri dans le Wyoming.

Le ruri se mit à gazouiller au plus mauvais moment, empêchant Fandorine de voir la fin de son rêve enchanteur. Il était un frère célestin vivant paisiblement dans une vallée paradisiaque, entouré des femmes qui, à différentes époques de sa vie, lui avaient offert leur amour. Telles des sśurs, elles étaient tendres les unes avec les autres, et toutes étaient heureuses d’être ensemble.

La conscience disciplinée d’Eraste Pétrovitch refusait de se réveiller quand sous la fenêtre hennissaient des chevaux ou se bagarraient des cow-boys avinés, mais elle réagit instantanément au cri discret et ingrat de la fausse mésange bleue.

Fandorine s’assit sur le lit, ouvrit les yeux et vit par la fenêtre qu’il faisait nuit noire.

L’oiseau japonais fit de nouveau entendre un pépiement.

Eraste Pétrovitch se pencha à la fenêtre.

La rue était déserte. On n’y voyait goutte. Même aux fenêtres du saloon, la lumière était éteinte.

De l’obscurité montèrent deux nouveaux trilles courts et mécontents. Cela signifiait : « Vite, maître ! Qu’est-ce que vous fichez ? »

Dans la mesure où il s’était couché sans se déshabiller ni se déchausser, Fandorine n’eut qu’à sauter par la fenêtre. Après un vol court et rafraîchissant depuis le premier étage, l’atterrissage tout en souplesse acheva de le réveiller.

Massa apparut comme un diable sortant de sa boîte.

— Maître, il a perdu jusqu’au dernier cent. Il est resté à boire tout seul. Il est sorti du saloon l’avant-dernier. Et le dernier, ç’a été moi. Le patron a fermé derrière mon dos.

— Pourquoi n’as-tu pas suivi Reed ?

— Parce qu’il va bientôt revenir ici. Dans le saloon, alors qu’il ne restait presque plus personne et que le patron avait le dos tourné, l’homme noir a en douce soulevé l’espagnolette de la fenêtre, et du coup la fenêtre est restée ouverte. C’est pour pouvoir plus tard s’y glisser depuis l’extérieur.

Eraste Pétrovitch se fâcha :

— Reed n’a pas d’argent pour se payer à boire. Il a l’intention de rafler une bouteille ou deux pendant que le patron n’est pas là. Et c’est pour ça que tu m’as réveillé ? Et moi qui rêvais que j’étais un frère célestin.

A ces mots, Massa fit claquer sa langue avec envie.

— Chut ! lui intima Fandorine en se collant contre le mur. Le voilà !

Près de la terrasse du saloon on entendit un frôlement, une ombre furtive sauta par-dessus la balustrade. Une fenêtre grinça.

Pendant environ deux minutes, il n’y eut plus aucun bruit. Puis l’homme repassa la fenêtre en sens inverse, mais maintenant il se mouvait lentement et précautionneusement, serrant contre sa poitrine un objet de grande taille et, visiblement, assez lourd. Il heurta le rebord de la fenêtre, et l’on perçut un bruit de verre et de liquide.

— Oh là, il a escamoté une pleine bonbonne de gnôle, murmura Massa. Et maintenant, il va se soûler à mort.

Le voleur s’accroupit et fourra son butin dans un sac, de toute évidence préparé d’avance.

— Maître, qu’est-ce qu’il fait ?

— Je l’ignore. Mais nous allons t-tout de suite le savoir.

Eraste Pétrovitch traversa la rue à la hâte et alluma sa lampe de poche.

Aveuglé par la lumière éblouissante, Washington Reed se tourna, le blanc de ses yeux éperdus étincelant dans la nuit.

— Eh, l’homme, qui tu es ? Je ne te vois pas. Ne tire pas ! Regarde, mon revolver est dans son étui et voici mes mains ! Tu as déjà sorti le tien, je parie…

— Non. Mais mon coéquipier vous tient en joue. (Fandorine s’approcha tout près.) Allez, montrez ce que vous avez là.

Toujours accroupi, Reed essaya de s’écarter du sac.

— Je vous reconnais à votre voix. Vous êtes le gentleman de l’Est qui a un petit pistolet marrant. Ecoutez, sir, je n’ai rien fait de mal. Je vous serais très reconnaissant si ce petit incident restait entre nous. Ici, les gens ne se conduisent pas trop mal avec moi, mais si jamais il leur vient à l’idée que je suis un sorcier… Déjà que ce n’est pas simple pour un Noir de vivre parmi les Blancs…

Tout en prononçant ces mots, le nègre bougeait rapidement sa tête d’un côté et de l’autre, essayant de repérer le deuxième homme.

— Massa, fais du b-bruit, sinon monsieur Reed va croire que je bluffe et essayer de me tuer. Il manie le revolver avec beaucoup d’habileté.

Un toussotement menaçant brisa le silence.

— Vous avez tort de penser cela de moi, sir ! Le vieux Washington Reed n’a jamais tué personne. Je ne suis pas un assassin. C’est vrai, je tire bien. Mais même pendant la guerre quand je servais dans un détachement de snipers, je n’ai jamais tiré que dans les jambes. Je suis depuis trente ans dans l’Ouest, j’ai transpercé quelques dizaines de mains qui se tendaient mal à propos vers une arme, mais je n’ai jamais ôté la vie à personne. Vous pouvez demander à n’importe qui.

— Assez bavardé ! lui lança Fandorine. Montrez ce que vous avez volé !

Reed se signa et sortit du sac une grosse bonbonne en verre, celle-là même qui trônait au-dessus du comptoir, entourée de tresses de piments et d’oignons.

— Du chou mariné, mais pour quoi faire ?!

La lampe éclaira mieux la bonbonne. Le faisceau vacilla. Eraste Pétrovitch fit malgré lui un pas en arrière.

Ce n’était pas du chou, mais une tête humaine. Sur le visage gris aux yeux tristement fermés se détachaient un large nez busqué et une immense bouche. Les cheveux noirs pendaient en touffes désordonnées, le cou se terminait par des lambeaux de chair.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?!

— Tout le monde le sait, murmura Reed avec recueillement. C’est la tête de l’Indien. Du fameux Roc Brisé. Voilà treize ans qu’elle trône au-dessus du comptoir. Ne vous trompez pas, ce n’est pas pour faire de la sorcellerie que je l’ai fauchée. C’est pour une bonne et, peut-on même dire, pour une noble cause. Mais si vous l’ordonnez, je la remets à sa place.

Désormais, le tableau s’éclaircissait. C’était donc pour ce travail que les célestins avaient payé la rondelette somme de soixante dollars.

— Est-il possible que vous croyiez à cette histoire de f-fantôme qui cherche sa tête ? Ou bien avez-vous simplement décidé de tirer profit de la superstition ?

— Le chef indien a été vu ! Et plus d’une fois ! Et vous savez qu’il a déjà envoyé l’un des mormons en enfer.

En effet, pensa Eraste Pétrovitch. Le Cavalier sans Tête était peut-être une chimère, mais le cadavre dans la glacière était bel et bien réel. C’était quoi, cette diablerie !

Tout en regardant autour de lui, le nègre dit :

— Et ce n’est que le début, c’est moi qui vous le dis. Il ne nous lâchera pas tant qu’il n’aura pas eu ce qu’il voulait. Il faut rendre sa fichue caboche à Roc Brisé. Alors il se calmera et regagnera ses pénates. J’ai promis aux barbus de leur apporter la tête avant le lever du jour. Parce que le Cavalier sans Tête apparaît toujours à l’aube, au milieu des brumes. Vous ne me dénoncerez pas, sir ?

Cette sombre histoire n’avait pas de rapport direct avec la mission confiée par le colonel Star. De plus, la prochaine journée s’annonçait particulièrement chargée. Mais Fandorine ne supportait pas les énigmes non résolues. Surtout à caractère mystique.

Grâce à Dieu, il avait eu le temps de dormir un peu, et sa jument rousse était reposée.

— Je ne vous trahirai pas. Mieux, je v-vous accompagne.

— C’est vrai ? se réjouit Reed. Ah, ce que ce serait bien ! Pour être franc, j’ai une peur bleue à l’idée de devoir trimballer un tel fardeau à travers tout Dream Valley, surtout la nuit… Mais pourquoi cette envie subite ? Vous avez voulu vous moquer du vieux Wash, c’est ça ?

— Aucunement. J’ai envie de voir comment Roc Brisé va récupérer sa t-tête, déclara Eraste Pétrovitch avec le plus grand sérieux. Ce sera probablement un spectacle unique.

Le Noir parut pour de bon avoir repris courage.

— A deux, ça va, on peut le faire. A vrai dire, si je ne m’étais pas fait plumer aux dés et si les barbus ne m’avaient pas promis cent dollars de plus à la livraison, je crois que je les aurais roulés et que je n’y serais pas allé… Mais en bonne compagnie, c’est une autre affaire. Avec votre permission, je vais siffler ma Peggy. Elle est déjà sellée…

Fandorine se tourna et dit en japonais :

— Amène ma jument. N’oublie pas de fixer le fusil à l’arrière de la selle. Au lever du jour, rejoins l’agent de Pinkerton à la sortie de la ville, devant la dernière maison. Nous nous retrouverons au village russe.

— Haï.

Massa sortit de son abri et s’inclina. En présence d’étrangers, il respectait strictement l’étiquette dans ses rapports avec son maître.

— Et puis encore une chose. On reprend du service. Comme assistants temporaires du chef de la police locale. Demain, nous accrocherons les insignes à nos vêtements.

Comme tout Japonais, Massa adorait les attributs du pouvoir, et il s’empara des étoiles en fer-blanc avec le plus extrême respect.

— Ç’aurait été mieux qu’on nous donne un uniforme et un sabre. Mais que peut-on attendre des Américains ? Je vais arranger ces armoiries. Elle vont briller comme de l’or, promit le valet de chambre.

Le cavalier sans tête

— … et donc, j’ai fui au Nord, j’en avais assez de trimer pour que dalle dans les plantations. Quand la guerre a commencé, j’ai enfilé la culotte rouge et je me suis enrôlé dans le premier régiment de Caroline du Sud, où on était tous des nègres. Ensuite, je suis parti pour l’Ouest. Là, j’ai commencé à conduire les troupeaux. Au Texas, des cow-boys noirs, il y en a tant et plus, c’est seulement ici qu’on me regarde avec des yeux ronds.

Washington Reed montait en amazone, les jambes croisées de surcroît. L’intelligente petite Peggy allait bon train, et pourtant c’est à peine si son maître se balançait. Elle se contentait de chauvir des oreilles, comme si elle écoutait le récit. Dans l’esprit d’Eraste Pétrovitch, s’insinua le soupçon que Reed lui racontait des bobards, même en l’absence d’autres auditeurs.

— J’ai même été chercheur d’or. J’ai lavé les paillettes dans les rivières, creusé dans les mines. Ah, il en est passé entre mes mains, de cette saleté jaune, mais il n’en est rien resté. Tout est parti dans les cartes et les dés, maudits soient-ils. Pourtant, je suis plutôt un gars qui a de la jugeote. Mais c’est plus fort que moi. Le jeu, c’est… (Reed écarta les mains poétiquement.) C’est comme le bonheur. Ou comme une femme d’une stupéfiante beauté qui te gratifie d’un unique regard, d’un sourire. Tu sais qu’elle ne t’appartiendra jamais et pourtant tu espères, tu te refuses à regarder les autres femmes. Après un tel sourire, tout le reste n’est que cendre et poussière. Hmm… (Il sourit tristement, sortit sa pipe taillée dans un épi de maïs.) Une seule fois dans ma vie j’ai vraiment eu du bol. Quand je m’étais assis à table, j’avais sur moi deux lingots, pour un total de cent cinquante dollars. Mais quand je me suis levé, c’est trois mille et quelque que j’ai ramassés dans mon chapeau. C’était en 74, dans les Black Hills, au plus fort de la fièvre de l’or. Je suis rentré chez moi, à Savannah, où je n’avais pas remis les pieds depuis l’époque de l’esclavage. Je roulais en carrosse blanc, avec une perle à la cravate, comme ton roi. Et j’ai proposé le mariage à la plus belle fille noire de tout l’Etat, une certaine miss Florence Dubois Franklin. Tu aurais vu cette beauté ! Ne sois pas jalouse, Peggy, tu n’étais pas encore née à cette époque.

— Elle a refusé ? demanda Fandorine.

Ils traversaient le Goulot de Bouteille, et Eraste Pétrovitch était légèrement en retrait, car il n’y avait pas assez de place pour chevaucher côte à côte.

— Elle a accepté. Il faut dire que je n’étais pas comme maintenant. Gai, beau, avec des médailles sur la poitrine (par la suite je les ai perdues au poker). Je vais aller à l’Ouest, je lui dis, je vais chercher un ranch, et quand j’aurai trouvé ce qu’il nous faut, je te ferai venir. Elle, elle me dit : va, je t’attendrai autant qu’il le faudra… Mais voilà, dès la première ville, je ne peux même pas me rappeler son nom, j’ai paumé tout mon argent en même temps que le carrosse, la perle de cravate et la cravate elle-même… Je ne suis plus jamais retourné à Savannah et je doute d’y revenir un jour. J’espère seulement que Florence Dubois Franklin ne m’a pas attendu trop longtemps…

Il baissa la tête, se mit à soupirer, et sa jument s’ébroua comme si elle avait senti l’humeur de son maître.

— Comment pouvez-vous vous passer d’étriers et d’éperons ? demanda Fandorine qui, depuis longtemps déjà, avait noté cette étrangeté. Vous les avez aussi perdus au jeu ?

— Avec une fille intelligente comme Peggy, je n’en ai pas besoin. Vous vous rendez compte, je ne touche même jamais à la bride. Je n’ai qu’à lui dire et elle fait. Et encore, pas besoin de parler, elle comprend tout d’elle-même. Vous ne me croyez pas ? Je vous parie un dollar que je lui dis « Peggy arrête-toi à cette pierre » et qu’elle s’arrête.

Eraste Pétrovitch se mit à rire.

— Allez, ma vieille, glissa Reed à l’oreille de sa jument. Tu vois cette grosse pierre qui ressemble à une tête de taureau ? Arrête-toi juste là.

Il devait y avoir un truc. Par exemple, il effleurait le flanc du cheval avec son talon et bien autre chose. Quoi qu’il en soit, à l’endroit désigné, Peggy s’arrêta, comme clouée sur place.

Le nègre passa ses bras autour du cou de la jument et l’embrassa.

— C’est le seul être au monde qui m’aime et me comprend. Vous savez ce qui me mine ? C’est la peur de mourir avant elle. Qui va récupérer ma Peggy ? Comment est-ce qu’on va la traiter ?

Les rochers s’écartèrent. Au-delà du bosquet, c’était déjà le territoire des célestins.

Dans la nuit noire, un silence particulier, funeste, pesait sur la vallée. Pas un feuillage qui frémisse, pas le moindre ruisseau qui murmure : pas un bruit. Seulement le martèlement des sabots.

Reed regardait de plus en plus souvent tout autour ; sa jument accéléra le pas et passa à un petit trot maladroit et saccadé.

Quand sur une branche, juste au-dessus des voyageurs, un grand duc se mit à hululer, le nègre porta la main à son cśur.

— Peggy, stop ! Ouf… (On entendait claquer les dents de Reed.) Vous savez quoi, sir ? Allez donc porter vous-même la bonbonne. Et nous partagerons en deux les cent dollars. C’est tout de même moi qui l’ai sortie du saloon, pas vrai ? Je n’irai pas plus loin. Je le sens au fond de moi, tout ça va mal finir.

Cinq minutes, sinon dix, passèrent à le convaincre de continuer.

Mais près du champ de maïs, alors que dans le ciel avançait un énorme nuage noir, Reed se mit de nouveau à trembler de peur.

— Faites comme vous voulez, mais moi je fais demi-tour ! Voilà le sac. Gardez tout l’argent, je n’en ai pas besoin !

Et Fandorine eut beau se démener, impossible de le faire repartir.

Heureusement, une idée salvatrice lui vint à l’esprit.

— Ecoutez, Reed, est-ce que vous avez des cartes ou des dés ?

— Je n’ai pas de cartes, mais j’ai des dés. Qu’est-ce que vous voulez en faire ? (Pour la énième fois, Washington essaya de desserrer les doigts d’Eraste Pétrovitch, qui tenaient fermement la bride de Peggy.) Mais lâchez-la, enfin !

— On j-joue ? Si vous gagnez, vous pouvez retourner à Splitstone. Je porte la tête aux célestins et les cent dollars sont à vous.

Wash avala bruyamment sa salive.

— Vous êtes le diable en personne. Pire que le Cavalier sans Tête… Mais comment jouer aux dés quand il fait nuit noire ?

— Vous savez bien que j’ai une lampe de poche.

… Une minute plus tard, ils avaient repris la route. Eraste Pétrovitch avait mis les petits cubes en os et le gobelet dans sa poche, convaincu qu’ils serviraient encore.

Jusqu’à l’arrivée dans la vallée, Reed n’avait cessé de jacasser, mais maintenant, c’était comme s’il avait perdu sa langue. S’il remuait les lèvres, aucun son n’en sortait : apparemment il disait des prières ou peut-être des incantations. Mais il n’essayait plus de déserter, car cela aurait signifié violer sa parole de joueur. Et quand bien même aurait-il misé sa propre vie et perdu, c’eût été pareil : dette de jeu, dette d’honneur.

Les portes de la forteresse des célestins étaient grandes ouvertes. A la rencontre de Reed qui chevauchait en tête, s’élancèrent ensemble les sept anciens.

— Pourquoi as-tu été si long ? cria Moroni. C’est bientôt l’aurore ! Tu l’as apportée ?

Il remarqua alors Fandorine et se troubla.

Ne faites pas attention à moi, indiqua par gestes Eraste Pétrovitch, mettant pied à terre et restant à l’écart.

Les anciens s’interrogèrent du regard.

— C’est même mieux comme ça, dit Razis. Un mécréant peut être utile.

L’apôtre, impatient, fit un pas en direction du nègre.

— Voici ton argent. Allez, montre !

— Admirez vous-même.

Avec précaution, Reed posa le sac par terre, prit les billets et, sans les regarder, les glissa sous sa veste, après quoi il se détourna. Même à la lueur blafarde des flambeaux, on pouvait voir que ses lèvres tremblaient.

Fandorine s’abstint de regarder la bonbonne et son affreux contenu (une fois suffisait). D’ailleurs, la réaction des célestins l’intéressait infiniment plus. Eraste Pétrovitch ne fut pas déçu.

Moroni dénoua le sac, sortit le récipient de verre et poussa un cri.

Un bruit de verre cassé, un clapotement, une chose lourde qui roule par terre. Les anciens firent un bond de côté.

Dans le silence lugubre, retentit la voix mélancolique de Wash :

— Vous avez fait tomber la tête de Roc Brisé, bande de crétins ? Vous allez le payer, maintenant. Chef indien, tu sais, je n’y suis pour rien. Au contraire, j’ai rapporté ce que tu cherches !

L’apôtre se ressaisit.

— Du calme ! Il aurait de toute façon fallu casser la bonbonne. Donnez-moi un chiffon. Et apportez quelque chose où la mettre. Un panier, par exemple. Non ! Dans la chapelle, il y a un plateau en argent, ce sera plus respectueux !

Quelqu’un partit à toutes jambes, tandis que quelqu’un d’autre ramassait la tête et l’essuyait.

Les autres entonnèrent un psaume.

— Eh, le nègre ! Combien tu prendrais pour porter la tête au canyon du Serpent ? demanda Razis d’un ton patelin. Tu veux trois cents… non, cinq cents dollars ? En or, ça te va ?

Reed toucha sa jument, laquelle bondit avec une vivacité inattendue et alla se poster à une vingtaine de pas.

— Voyez-moi ces malins ! cria-t-il à distance de sécurité. Et si le Cavalier sans Tête me reconnaît ? N’oublions pas que j’étais le seul Noir quand on l’a pendu. Je me tenais sur le côté, d’accord, mais quand même… Je n’accepterai pas pour tout l’or du monde ! C’est vous que ça intéresse, vous n’avez qu’à la porter vous-même.

— Mille ! lancèrent désespérément les anciens.

En guise de réponse, Reed fit reculer sa jument de dix pas supplémentaires, se fondant presque dans l’obscurité.

Eraste Pétrovitch hésita. Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait gagner mille dollars or en se donnant aussi peu de mal : il ne s’agissait finalement que d’une petite promenade (certes, chargé d’un fardeau des moins appétissants). Mais était-il admissible d’abuser de la peur de gens superstitieux ? Un homme d’honneur ne l’aurait vraisemblablement pas fait.

C’est alors qu’une meilleure idée vint à l’esprit de Fandorine. Une idée à laquelle Confucius lui-même n’aurait certainement rien trouvé de répréhensible.

— Messieurs, si vous couvrez cette ch-chose d’une serviette quelconque, je peux la porter jusqu’au canyon du Serpent. Je ne demande pas d’argent, mais un service en échange d’un service. Au matin, je partirai pour une expédition contre les bandits. J’ai besoin d’un solide posse. Des gens sachant manier le fusil. Si vous me donniez quinze, vingt hommes…

— Nous sommes vingt-huit hommes adultes ! s’écria Razis. Nous irons tous !

Un autre vint appuyer ses dires :

— On peut également prendre les gamins de plus de quinze ans, cela leur sera profitable. Ce qui fera pas loin de quarante cavaliers !

Et comme ça, on pourra faire d’une pierre deux coups, pensa Fandorine. Même trois. Sauver la jeune fille, chasser les bandits de la vallée, et, pour finir, arranger les relations entre les voisins. Le colonel Star serait satisfait.

Mais la proposition ne faisait pas l’unanimité parmi les anciens.

— Ça ne marchera pas, dit le père du jeune homme tué par le fantôme. Roc Brisé n’apparaîtra pas à un mécréant. Pire, ça va le mettre en boule. Et c’est sur nous que ça va retomber.

Ce fut Moroni en personne qui mit un point final à la discussion.

— Mathusalem a raison. C’est mal, pour nous gens de foi, de recourir à l’aide d’un mécréant. Le nègre aussi a raison. C’est nous que cela intéresse, c’est à nous de la porter.

Personne n’osa contredire l’apôtre. La décision était prise.

— Mais qui va s’en charger ? demanda Razis.

Et tous regardèrent avec crainte la tête posée sur un grand plateau d’argent dont les bords reflétaient la flamme en sinistres taches rouge sang.

— Moi, répondit brièvement Moroni en se signant. Qui d’autre ?

Eraste Pétrovitch le regarda avec admiration. Visiblement, ce n’était pas pour rien que les célestins avaient reconnu leur apôtre en ce petit barbu et quitté leurs pénates pour le suivre au diable. C’est comme cela que devait se conduire un vrai chef.

— Si je… si je ne reviens pas… (Moroni s’appliquait de toutes ses forces à parler d’une voix ferme.) Ce sera à toi de prendre le gouvernail, Razis. Et vous, frères, faites le serment de lui obéir comme vous m’avez obéi.

Les autres le regardèrent avec vénération et se contentèrent de s’incliner en signe d’obéissance.

Ils allèrent tous ensemble jusqu’à une petite chênaie au-delà de laquelle s’étendait le champ limité par le canyon. Du côté opposé, les rochers s’entassaient, mais leurs sommets se perdaient dans la brume. Le jour n’était pas levé, mais il était proche.

— Voilà, là-bas, l’arbre sec, montra Washington Reed.

A environ trois cents pas se découpait une forme noire. C’était apparemment là que se trouvait le bord du canyon.

Pâle et solennel, Moroni se tenait raide, portant devant lui le plateau sur lequel la tête coupée dessinait une tache sombre. On dirait un ambassadeur venu offrir la miche de pain de bienvenue, pensa Fandorine. Il ne manque que le sel.

— Surtout, ne pas dire de prières ni évoquer le nom du Christ, souffla Reed à l’apôtre. Si jamais il disparaît sans avoir récupéré sa tête, il faudra tout recommencer demain. Vous la portez là-bas, vous la déposez juste au pied de l’arbre et vous rappliquez. En courant si vous préférez, ça n’a pas d’importance. Ah oui, autre chose, n’oubliez pas de dire : « Ce n’est pas nous qui l’avons prise, mais c’est nous qui la rendons. »

D’un geste de la main, Moroni repoussa le conseilleur.

— Frères, un fusil ! Au cas où, je ne me rendrai pas sans combattre.

On tendit à l’apôtre un antique mousqueton à bouche évasée, dans laquelle il introduisit une énorme balle d’argent. Ses mains tremblaient. Fandorine reconnut une fois de plus la justesse de la maxime : le vrai courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité à la surmonter.

— Pas de fusil ! implora Wash. Ça ne fera qu’envenimer les choses !

Mais l’apôtre ne l’écouta pas.

— Pour l’instant ne priez pas, dit-il aux frères en guise d’adieu. Vous prierez après.

Et, seul, il partit à travers champs. La brume qui s’étirait au-dessus de l’herbe lui monta d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille, de sorte qu’il semblait traverser à gué un fleuve de lait.

— Il est à mi-chemin, dit Reed. Encore cinq minutes, et tout sera…

— Ahhhh ! s’écria l’un des anciens en pointant quelque chose au loin. Là-bas, c’est lui ! C’est lui !

Tous se tournèrent d’un bloc dans la direction indiquée ; un soupir collectif monta de l’assemblée.

Sur le côté, émergeant de l’obscurité vers où la nuit reculait, apparut un cavalier noir dont la cape volait au vent. Il montait un puissant cheval pommelé ; lui-même était d’une taille surnaturelle, mais sur ses épaules incroyablement larges il n’y avait rien : du vide !

Même Fandorine éprouva un malaise à la vue d’un tel spectacle, et quant aux célestins, ils prirent la poudre d’escampette avec force cris et gémissements. A côté d’Eraste Pétrovitch, ne resta que Washington Reed.

— Jette la tête ! Jette-la ! hurla-t-il à Moroni. Jette-la sinon tu es perdu !

L’apôtre se retourna, sans que l’on sache si c’était le cri ou le martèlement des sabots qui avait attiré son attention. Il vit le fantôme qui fonçait sur lui et se pétrifia.

— Ne reste pas immobile ! Lance le plateau et file ! s’égosilla Wash.

L’apôtre voulut faire demi-tour, mais le fantôme lui barrait déjà la route vers la chênaie. Alors, Moroni repartit en avant, tenant toujours le plateau devant lui. Le mousqueton chargé d’une balle en argent lui était manifestement sorti de l’esprit.

Eraste Pétrovitch s’élança vers son cheval et arracha le fusil de son étui.

Le nègre l’attrapa et tira sur ses bras :

— Mais enfin, qu’est-ce que vous faites ?! Vous êtes fou ?!

De toute façon, il n’avait déjà plus assez de temps pour viser.

Moroni courut jusqu’à l’arbre, devançant le cavalier de quelques secondes. Il se retourna, leva le plateau au-dessus de sa tête, mais ne put supporter l’abominable spectacle. Il recula, vacilla et bascula dans le précipice avec son fardeau.

Fandorine et Reed poussèrent un cri.

Arrivé au bord du canyon, le terrifiant cavalier fit cabrer son cheval truité et pivota. Telle une ombre noire, il longea furtivement le précipice et disparut dans la brume.

— Il est venu chercher sa tête, balbutia Reed. Si vous lui aviez tiré dessus, c’en était fini de nous.

Eraste Pétrovitch le repoussa, se rua en avant en direction de l’arbre.

Une lueur rosâtre commença à ruisseler du sommet de la montagne, tandis que la brume se dispersait à vue d’śil.

Mais les entrailles du canyon étaient encore plongées dans les ténèbres. Fandorine, penché, resta longuement à sonder l’obscurité, sans pouvoir toutefois distinguer le corps du malheureux Moroni. Quelque part, très loin en contrebas, on entendait seulement couler une eau vive.

Wash se tenait à distance. Il n’osait pas approcher de l’arbre.

— Que pensez-vous de ces traces ? lui demanda Eraste Pétrovitch, montrant des empreintes de sabots parfaitement nettes.

S’approchant avec précaution et, pour plus d’assurance, crachant par-dessus son épaule, le nègre déclara :

— Des clous à tête carrée ? C’est ainsi que les tribus Lakota ferraient leurs chevaux. Partons d’ici, d’accord ?

— Parce que les Indiens ferraient leurs chevaux ? s’étonna Fandorine.

Tout de même, le vieil autochtone devait le savoir mieux que lui.

Les traces de fers longeaient le canyon, puis se perdaient dans les cailloux. Si Melvin Scott avait été à proximité, Eraste Pétrovitch aurait sans doute pu continuer ses recherches, alors que Wash Reed ne lui était pas d’un grand secours. Il se traînait en arrière sur sa Peggy, essayant sans cesse de le convaincre de rentrer.

Finalement, il fallut capituler.

— Désormais, c’est Razis l’apôtre, et avec lui les rapports seront plus faciles qu’avec Moroni, dit Eraste Pétrovitch alors qu’ils approchaient des portes grandes ouvertes. Il va falloir sortir le corps du gouffre et, bien sûr, la tête. Si le courant ne l’a pas emportée. Demain matin, nous réitérerons l’expérience. Je m’en chargerai p-personellement. Mais en attendant, je vais profiter de la journée pour rendre visite aux Foulards noirs. Les célestins m’aideront. Et vous vous joindrez également à nous. Je vous paierai comme mister Scott : triple tarif, à savoir quinze dollars par jour.

— Ça marche, accepta facilement Reed.

A mesure que le soleil se levait et que le canyon du Serpent s’éloignait, il s’était montré de plus en plus gai.

— Où sont-ils tous passés ? Ils avaient tellement peur qu’ils sont allés se cacher sous les lits ? fit Wash en riant de ses dents blanches.

Effectivement, dans la cour de la forteresse, il n’y avait pas âme qui vive.

Les portes des maisons étaient ouvertes, çà et là traînaient des objets que d’ordinaire l’on ne s’attend pas à voir par terre : un bonnet d’enfant, un chapeau à bout pointu, une casserole, un vieux livre de prières.

On n’entendait pas une seule voix, mais de l’écurie provenait un meuglement prolongé et perplexe.

— Ils se sont enfuis ! cria Reed, sautant de cheval et se ruant dans la première maison.

Une minute plus tard, il passait la tête par la fenêtre.

— Ils ont tout abandonné et pris la poudre d’escampette ! Fichu Cavalier sans Tête ! C’est quand même fort, il est arrivé à mettre en fuite tout le village de mormons !

Ils firent le tour de la colonie et partout découvrirent des traces de départ précipité. Des poêles non éteints fumaient, quelque part sur un fourneau grésillait du lait débordé. Dans la chambre d’une des maisons volait du duvet provenant d’un édredon éventré – sans doute un objet précieux y était-il caché.

— A qui reviendront tous ces biens ? demanda Wash, tournant la tête en tous sens.

La vue des logis abandonnés l’effraya. Mais il faut dire que le spectacle était éprouvant.

— A personne, sans doute, se répondit à lui-même le Noir. Après une aussi terrible affaire, il y a peu de chance que quelqu’un ait envie de vivre ici. Et quant à nous deux, nous ferions mieux de filer sans demander notre reste. Vous savez quoi, sir ? Pour vos quinze dollars… J’ai changé d’avis. J’en ai une centaine, ça me suffit pour faire une partie ou deux. Jamais plus je ne remettrai les pieds à Dream Valley.

Il ne fallait en aucun cas laisser partir Reed. Désormais, après lasoudaine désertion des célestins, chaque assistant valait de l’or pour Fandorine. Surtout s’il savait tenir un fusil.

— Vous dites que vous avez cent dollars ?

Eraste Pétrovitch sortit de sa poche le godet et les dés.

Le posse

Le posse constitué par Fandorine était imposant. De loin, on aurait cru toute une armée.

En tête se trouvaient les deux deputy marshals officiellement investis des pleins pouvoirs : Eraste Pétrovitch et Massa. Suivaient deux cavaliers, Melvin Scott et Washington Reed. A leur tenue en selle, aux chapeaux négligemment penchés, on voyait que c’était des gens sérieux, de vrais gunfighters. A bonne distance de l’avant-garde à cheval, suivait le gros des troupes, en formation d’infanterie. Toute la population adulte du Rayon de Lumière, quarante-sept canons de fusils. Ou, plus exactement, quarante-sept bâtons, car les communards avaient catégoriquement refusé de prendre en main des armes. De sorte que cette armée ne pouvait impressionner l’ennemi que de loin. On avait fait mettre des pantalons aux femmes et on les avait placées en queue de peloton. Tous étaient coiffés de chapeaux pointus (il y en avait autant qu’on voulait dans le village abandonné par les célestins).

D’après les calculs de l’état-major général, composé d’Eraste Pétrovitch et de Scott, la ruse devait marcher. A condition de disposer les « fantassins » à l’arrière du détachement, avec ordre de ne pas se montrer. Il restait à espérer que l’on n’en arriverait pas à l’affrontement.

Fandorine était tendu et sombre : il sentait peser sur lui la responsabilité de ce qui pouvait arriver aux pacifistes que, quoi qu’on en dise, il avait entraînés dans une entreprise diablement dangereuse. Juché sur son poney, Massa, en revanche, rayonnait telle la pleine lune. Tout lui plaisait : le costume de cow-boy, le splendide paysage, la balade en plein air et, surtout, l’étoile. Il s’était échiné une heure entière sur les deux bouts de ferraille, qui brillaient maintenant à en faire mal aux yeux.

La paire qui suivait le Chevalier à la Triste Figure et son joyeux écuyer se présentait à peu près de la même façon : le « pink » était pâle et morose (non du fait de souffrances morales, il est vrai, mais d’une solide gueule de bois) ; le nègre était gai et souriant : les fantômes dormaient le jour, et les bandits, Wash n’en avait pas peur. La participation de Reed à l’expédition avait été pour Eraste Pétrovitch l’affaire de deux coups de dés. Après le premier, le Noir avait perdu ses cent dollars, après le deuxième, il s’était retrouvé parmi les volontaires. Ses cent dollars lui avaient été rendus en guise de consolation.

Toutefois, au milieu du parcours déjà, le plan de campagne commença à se fissurer.

Alors qu’il fredonnait quelque chanson légère, Washington Reed se tut brusquement et sauta de cheval.

Il se pencha vers le sol et pointa un doigt tremblant sur une empreinte de sabot.

— Regardez, les clous carrés ! Le Cavalier sans Tête est passé ici ! Il y a peu !

Scott s’accroupit, toucha la trace.

— Un grand cheval. Mais qui te dit que c’est le Cavalier sans Tête ?

— Je le sais…

Reed tremblait comme une feuille. Son visage était devenu terreux.

— Il est de mèche avec les Foulards noirs !

Ça se complique, comprit Eraste Pétrovitch avant de s’exclamer avec un faux entrain :

— Parfait, nous ferons d’une pierre deux coups !

Wash recula.

— Oui, mais sans moi. Je ne me suis pas fait embaucher pour me battre contre le Cavalier sans Tête. Peggy, ma vieille, on s’en va !

Inébranlable, il commença à redescendre le sentier. Sa jument grise se mit à trottiner derrière lui.

— Eh ! cria Eraste Pétrovitch. Et si on lançait les dés ? On joue ce que vous voulez !

De derrière le tournant, on entendit :

— Arrière, Satan !

C’est ainsi que la cavalerie de Fandorine perdit un quart de ses effectifs.

Cet événement n’eut pas pour effet de renforcer l’esprit combatif du détachement. Néanmoins l’on continua.

Vu l’étroitesse du chemin, le posse s’étirait en une longue file. Mais, avant d’atteindre le plateau, Eraste Pétrovitch rassembla ses troupes et leur expliqua une nouvelle fois ce qu’elles avaient à faire.

— Mesdames et m-messieurs ! Chacun de vous s’est vu attribuer un numéro. Les numéros pairs courent à droite, les numéro impairs à gauche. L’espace découvert est entièrement bordé de petits rochers. Cachez-vous derrière par groupes de deux ou de trois. Vous laissez dépasser vos bâtons et vous ne vous montrez sous aucun prétexte. C-compris ?

— Compris ! C’est clair ! répondit un chśur discordant où dominaient les voix de femmes.

Un mauvais pressentiment étreignit le cśur d’Eraste Pétrovitch. Mais il était trop tard pour changer de plan.

— En avant ! dit-il aux cavaliers tout en sortant un chiffon blanc.

Le moment le plus risqué de l’opération se situait maintenant. Si, voyant trois cavaliers et derrière eux des fantassins en train de prendre position, la sentinelle ouvrait le feu, il pouvait y avoir des victimes. Tout l’espoir reposait sur le drapeau blanc.

Fandorine galopa en avant en agitant son chiffon de toutes ses forces et en criant :

— Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Nous voulons discuter !

La sentinelle tira. Apparemment pas en direction des parlementaires, mais en l’air, pour donner l’alerte.

Scott rattrapa Fandorine.

— Ça suffit ! On met pied à terre ! cria-t-il en montrant un grand bloc de pierre au centre du plateau.

Cela avait été convenu d’avance. Tous les trois sautèrent de selle. Scott fit fuir les chevaux, qui repartirent au galop. On n’aurait plus besoin d’eux.

Collé à la paroi de pierre chauffée par le soleil, Eraste Pétrovitch regarda autour de lui et poussa un soupir de soulagement.

La première étape de l’opération s’était déroulée sans accroc.

Le point important stratégiquement, d’où seraient menées les négociations, était occupé. Les communards étaient tous indemnes et postés à l’abri derrière leurs rochers. On ne voyait pointer que les sommets de leurs chapeaux et de leurs bâtons. Même d’ici, on aurait cru des canons de fusils, à plus forte raison depuis la forteresse rocheuse.

— Nous allons attendre un peu, murmura Scott. Le temps que leur chef rapplique. Nous n’allons tout de même pas négocier avec la sentinelle…

A la jumelle, on voyait distinctement la tête de l’homme de guet qui dépassait d’une pierre : chapeau à large bord, foulard noir sur le visage. Le canon de sa Winchester allait de droite à gauche : l’homme était nerveux.

Environ cinq minutes plus tard, deux autres chapeaux apparurent à ses côtés.

— C’est le moment, dit Melvin, dont l’acuité visuelle n’avait rien à envier à la technique Zeiss. C’est toi qui discutes ?

— Mieux vaut que ce soit toi. Ils te connaissent sans doute.

Dans la main du « pink » apparut un porte-voix en cuir. Après s’être éclairci la voix et avoir bu une gorgée à la bouteille, Scott se mit à hurler si fort qu’Eraste Pétrovitch en eut l’oreille brisée.

— Hé, vous autres, bande de bâtards ! C’est Melvin Scott de l’agence Pinkerton qui vous parle. J’ai avec moi deux assistants marshals et un posse d’une cinquantaine d’hommes ! Vous ne pouvez pas vous échapper d’une telle souricière ! Sortez un par un, les mains en l’air !

Aucune réponse. Deux chapeaux disparurent, un seul resta.

— Pour les mains en l’air, vous n’auriez pas dû, dit Fandorine, mécontent. C’est quelque chose qu’ils n’accepteront jamais. Nous nous étions pourtant mis d’accord sur tout ! Ils doivent rendre la jeune fille et quitter la v-vallée !

— Ce n’est tout de même pas toi qui vas m’apprendre comment négocier avec des bandits. (Scott secoua la bouteille et prit l’air affligé : il ne restait plus qu’un petit fond de whisky.) Tu exiges un dollar pour avoir dix cents. Ce sont les lois du commerce.

Sur le rempart, on vit s’agiter un chiffon.

— Eh, Scott ! Si tu veux parler sérieusement, venez jusqu’ici ! A deux !

— Pourquoi à deux ? demanda Eraste Pétrovitch.

— C’est toujours comme ça qu’on procède. L’un marchande, l’autre fait des allers et retours pour rendre compte au chef. On peut évidemment leur dire de venir ici, mais c’est risqué. Dieu nous garde qu’ils voient de près ce qu’on a comme posse. Ce serait la fin de tout.

La remarque était sensée.

— S’il faut deux personnes, j’y vais avec Massa. Toi, tu restes ici.

— D’accord. On ne peut quand même pas faire passer le Chinois pour le chef.

— Il est japonais.

— Quelle différence ? Seulement, prends garde : en aucun cas ils ne doivent deviner que c’est toi qui es aux commandes. Sinon, ils ne vous lâcheront plus. Qu’ils pensent que c’est Melvin Scott qui a amené un posse.

Fandorine et Massa sortirent à découvert. Alors qu’ils se dirigeaient vers les Deux Doigts, le valet de chambre dit :

— C’est très bien, maître, qu’on ait ici pour habitude de faire appel à deux délégués pour discuter. On pourra peut-être se débrouiller tout seuls avec les gens au furosiki noir. S’ils sont moins de dix.

Il apparut que, dans le rocher où avait été ménagée la niche de la sentinelle, des marches grossières avaient été taillées.

— Posez vos armes par terre, et faites en sorte que je vous voie faire ! cria-t-on d’en haut. Ensuite montez !

Eraste Pétrovitch posa par terre son revolver « russe », Massa, sa courte épée.

— Dis donc, le bridé, et l’autre étui ?

— Dedans, il y a seulement des baguettes pour mandzer le liz.

Massa dégrafa son étui à revolver et montra les deux baguettes de bois qui en sortaient.

Ils entamèrent l’ascension.

— Attention, pas de mauvais tours ! Laissez vos mains en vue ! Je vous ai dans ma ligne de mire ! criaillait toujours la même voix.

A une vingtaine de mètres du sol, le rocher présentait un creux, comme une cavité dans une dent pourrie.

Ce parfait abri naturel avait été agrandi et aménagé afin d’assurer à la sentinelle à la fois la sécurité et un angle de vue idéal. S’y trouvaient une chaise en bois et un récipient contenant de l’eau. Le sol était jonché de mégots. Un fusil était appuyé contre la paroi.

Un homme au chapeau ramené sur le visage tenait deux revolvers pointés sur les négociateurs. Au-dessus du foulard noir, on distinguait des yeux marron sur le qui-vive.

— Par là, l’un après l’autre et doucement, très doucement.

D’un mouvement du menton, il indiqua un endroit sur le côté. Au fond, apparaissaient d’autres marches rudimentaires.

Eraste Pétrovitch s’y dirigea le premier.

Il apparut que le poste de guet n’était qu’à mi-pente. Un escalier, taillé dans la roche sur le versant invisible depuis la plaine, conduisait au sommet.

De là, le regard englobait le « boyau », dont l’entrée était gardée par les Deux Doigts. C’était un étroit passage qui s’encastrait dans la montagne. A l’autre extrémité, se trouvaient une baraque en planches, un corral avec des chevaux et un trou noir percé dans la pente : l’entrée de la mine abandonnée, sans doute.

Les marches conduisaient à un palier plat et uniforme d’une douzaine de pas de diamètre, entouré d’un semblant de parapet. Là, attendaient deux autres individus aux visages dissimulés sous des foulards : le premier avait des yeux bleus et le front lisse d’un jeune homme ; le second avait un seul śil, noir et menaçant, tandis qu’un renfoncement occupait la place de l’autre śil.

— Tu as mal cherché, Dick, fit le borgne, s’adressant à celui qui les avait escortés. Sous le pan de sa redingote, le beau gosse a un Derringer. Le Chinetoque a un couteau dans sa botte et une saloperie quelconque dans son étui droit.

— Je ne suis pas Sinetoque, répliqua Massa.

Il sortit le stylet de sa tige de botte, et quant à son nunchaku, il essaya de nouveau de le faire passer pour une paire de baguettes, mais son numéro ne marcha pas avec le borgne. Sous les rires du jeune, ce dernier déclara :

— Tu boufferas du riz plus tard. Si tu es encore en vie… Enlève ton ceinturon. Jette-le. Voilà, comme ça.

Il fallut sortir le Herstal de l’étui arrière et le jeter sur le côté. Les trois bandits tenaient en joue les deux émissaires – il n’y avait qu’à s’exécuter sans discuter.

Mais là n’était pas le pire.

D’ici, à savoir du sommet du promontoire, on embrassait d’un regard l’ensemble du plateau : Melvin Scott retranché derrière son bloc de pierre et les communards disposés en demi-cercle. Un bon tireur pouvait sans difficulté atteindre n’importe lequel d’entre eux, au choix.

Autre chose : les bandits étaient trois, mais dans le corral se trouvaient une bonne quinzaine de chevaux. Où étaient les autres malfaiteurs ?

Mais c’est une autre question que posa Eraste Pétrovitch.

— La jeune fille ? Elle est vivante ? demanda-t-il.

— On ne peut plus vivante, répondit l’homme à l’śil noir.

Les deux autres brigands étaient hilares, en particulier le plus jeune – celui qui avait les yeux bleus –, qui hurlait carrément de rire.

— Je n’avais jamais vu un Chinois avec une étoile de shérif ! s’exclama-t-il d’une voix sonore, encore enfantine, avant de pouffer de plus belle. Jorge, regarde-moi ça !

— Il est japonais. Et ce n’est pas une étoile de shérif mais de m-marshal. Nous sommes assistants du marshal et investis des pleins pouvoirs. (Fandorine s’efforçait de parler sur le ton le plus officiel possible. Il y avait quelque chose qui lui déplaisait dans le fou rire du jeune bandit.) Vous voyez vous-mêmes combien nous sommes. Rendez-nous la jeune fille, et j’essaierai d’obtenir qu’on vous laisse quitter la vallée. Les célestins sont furieux contre vous pour la plaisanterie du Cavalier sans Tête, mais j’essaierai de les c-convaincre.

Il se tut en attendant de voir quelle serait la réaction à ces paroles.

La réaction fut la même que précédemment : l’homme aux yeux bleus se tordit de rire, celui qui avait les yeux marron ricana et Jorge plissa légèrement son unique śil noir.

— Nous vous sommes très reconnaissants de votre magnanimité, señor, plaisanta-t-il, faussement sérieux. Vous avez beaucoup de monde, c’est vrai. Mais à quoi bon ? Personne ne nous délogera d’ici. Voyez vous-même. Nous avons de l’eau dans le campement. De la nourriture également. Au pire, nous pouvons manger du cheval, nous en avons assez pour tenir un an.

— Alors toi, Jorge ! Du cheval ! fit le jeune en gloussant. C’est à mourir de rire !

Fandorine dit rapidement en japonais :

— Ils préparent un mauvais tour. Ils essaient de gagner du temps.

Massa sourit.

— Ils vont nous tomber dessus maintenant. Moi, je me charge d’Śil Noir. C’est le plus dangereux. Vous, maître, vous prenez les deux autres. D’après moi, c’est honnête.

— Shu, shu, shu… singea le joyeux drille. Ha, ha, ha !

Mais le Japonais se trompait. Personne n’attaqua les deux émissaires. Des coups de feu éclatèrent dans la plaine.

S’étant retourné, Eraste Pétrovitch vit une scène surprenante : comme dans un conte, des hommes jaillissaient un à un de la paroi verticale de la montagne et se répandaient sur le plateau. Ils étaient une douzaine. Leurs visages étaient cachés par des foulards noirs.

Tirant tout en courant, les bandits approchaient de Melvin Scott en le prenant à revers.

Ils se désintéressaient complètement des faux célestins ; visiblement, les brigands ne s’étaient pas laissé abuser.

Le « pink » bondit sur ses jambes, saisit ses deux revolvers et eut même le temps de presser plusieurs fois la détente, mais un instant plus tard, il tomba à la renverse. Plusieurs hommes s’approchèrent de lui. L’un d’eux tenait son épaule touchée par une balle. Même d’en haut, on pouvait l’entendre déverser des bordées de jurons. Il donna un coup de botte dans l’homme gisant à terre, puis vida sur lui tout son barillet. Deux autres bandits attrapèrent le mort par les pieds et le traînèrent jusqu’au précipice.

Dans le même temps, après avoir jeté les chapeaux et les bâtons qui n’avaient trompé personne, les pacifistes s’étaient mis à détaler à toutes jambes en direction du sentier. Leur fuite s’accompagnait du cri d’orfraie des femmes. Les bandits tirèrent à plusieurs reprises dans leur sillage, mais, semble-t-il, surtout pour leur faire peur.

La bataille n’avait pas pris plus d’une demi-minute.

Quand on balança le corps du « pink » dans le vide, Eraste Pétrovitch tourna la tête, préférant ne pas voir.

Trois armes étaient braquées sur lui et Massa. Ou, plus exactement, quatre, car le borgne tenait un revolver dans chaque main.

— Señores, que préférez-vous, être fusillés ou être pendus ? demanda Jorge avec une courtoisie empreinte de sarcasme. La première solution est évidemment moins douloureuse, mais la seconde a aussi ses avantages. Le temps que les gars arrivent, qu’on prépare le nśud… Ça fait bien une demi-heure de vie en plus.

Dick, l’homme aux yeux marron, dit :

— Je n’ai encore jamais pendu d’assistant marshal. Et toi, Billy ?

— Nan. Ce sera marrant de les voir se contorsionner.

Le gamin hurla à nouveau de rire.

Echangeant un regard, Fandorine et Massa firent le même geste au même moment : ils posèrent la main droite sur leur étoile en fer-blanc.

— Vous voulez l’enlever ? Démissionner ? demanda Jorge. Trop tard, señores.

Le jeune bandit aux yeux bleus trouva la réplique si drôle qu’il se plia carrément en deux. Simplifiant par la même occasion la tâche de Fandorine : il était tout de même plus compliqué de venir à bout de deux ennemis plutôt que d’un seul.

— Iti-ni… san13, lança Massa.

Une étoile alla se planter dans le front de Dick, l’autre dans la gorge de Jorge, le borgne. En même temps, Fandorine et Massa firent un bond chacun de son côté.

L’homme aux yeux marron, moins dégourdi, n’eut pas le temps de tirer : il porta les mains à son front fendu. Une nouvelle fois, le calcul d’Eraste Pétrovitch s’avéra juste. Les bords de l’étoile avaient beau être soigneusement aiguisés (ce n’était pas pour rien que Massa s’était aussi longuement échiné dessus), on ne tranchait pas une artère avec une telle arme ; ce n’était tout de même pas de l’acier. En revanche, on pouvait étourdir durant un instant l’adversaire, pour autant que le jet soit suffisamment puissant.

Or Jorge, malgré sa gorge entaillée, tira de ses deux revolvers à la fois. De sorte que le saut de côté se révéla une précaution utile.

Fandorine ne pouvait aider le Japonais pour l’instant, il avait assez à faire comme ça. D’abord, il devait neutraliser le rigolard. Celui-ci se redressa, écarquilla ses yeux bleus et parvint même à poser son doigt sur la détente. Mais rien de plus. Avec la vitesse de l’éclair, Eraste Pétrovitch franchit d’un bond la distance le séparant du bandit et, du tranchant de la main, lui donna un coup juste au-dessous de l’oreille. Ce fut suffisant.

L’homme aux yeux marron passa sa main sur son visage dégoulinant de sang, montra les dents et leva son arme. Fandorine évita la balle en se penchant sur le côté, mais il ne permit pas à son adversaire de tirer une seconde fois. Appelé « serre du faucon », le procédé était cruel et il n’était permis d’y recourir qu’en dernière extrémité. Les doigts écartés et contractés, on frappait le visage en faisant en sorte que l’attaque porte simultanément sur cinq points vitaux : la racine du nez, les deux yeux et les centres nerveux situés sous les pommettes. La mort était instantanée.

Désormais, il pouvait venir à la rescousse du Japonais. Mais Massa s’était débrouillé sans son aide. Poussant un hurlement guttural, il avait renversé le borgne en se jetant dans ses jambes. Il s’était alors légèrement relevé et, prenant appui sur son coude, il avait enfoncé son poing de fer en plein dans le cśur de son adversaire ; les côtes du bandit en avaient craqué.

— Le gredin ! Il m’a touché à la cuisse ! se plaignit Massa en se relevant.

Sur le pantalon bleu, à travers la grossière toile, suintait une tache sombre qui s’élargissait rapidement.

— Fais-toi un garrot, lui ordonna Eraste Pétrovitch, contrarié.

Qui aurait cru que les choses tourneraient si mal ? Et le pire restait à venir.

Ayant entendu les coups de feu, les Foulards noirs accouraient en direction des Deux Doigts. Fandorine ramassa un des fusils, tira. Les ennemis se couchèrent, mais répliquèrent en ouvrant le feu à leur tour. Les balles claquaient sur les pierres, un ricochet siffla juste au-dessus de l’oreille d’Eraste Pétrovitch.

Impossible de viser tout le monde à la fois, quelqu’un allait forcément finir par passer, et dès lors il ne serait plus possible de redescendre de ce fichu rocher. Et Massa qui perdait son sang…

— Et après ça, va faire confiance aux spécialistes, dit Fandorine, furieux, s’en prenant au défunt « pink », qui lui avait assuré qu’il n’y avait pas d’autre passage. Il faut se tirer d’ici au plus vite. Descends le premier, le boiteux !

Il se pencha entre les pierres et tira encore deux fois, mais il n’était pas possible de viser correctement. Les Foulards noirs étaient trop près, ils tiraient sans discontinuer et, il fallait leur rendre cette justice, ils tiraient bien.

Tandis que Massa descendait les marches en gémissant, Eraste Pétrovitch se pencha sur le gamin aux yeux bleus. Il gisait, inconscient, la tête renversée en arrière.

Sur son cou, un peu plus bas que le foulard, sa pomme d’Adam frémissait, vulnérable.

Qu’il vive, et que le diable l’emporte.

Ramassant son Herstal et tirant plusieurs fois vers le bas, afin que les bandits ne se pressent pas trop, Fandorine courut rejoindre son serviteur.

Il n’y avait qu’un chemin possible : le boyau, en direction de la mine.

C’est ainsi qu’ils se traînèrent jusqu’à la longue baraque en planches, où devaient jadis vivre les chercheurs d’or.

— Nastia ! Où êtes-vous ? cria Eraste Pétrovitch en poussant la porte.

Une longue pièce crasseuse. Des couvertures à même le sol, des selles, des bouteilles vides. C’était donc ici qu’habitait la bande. Personne à l’intérieur. Ce qui voulait dire que la clique au grand complet était partie à l’attaque.

La jeune fille n’était nulle part.

— Maître, venez par ici ! cria Massa de l’extérieur.

Il se tenait près du corral.

— Vous le reconnaissez ?

Le Japonais montra un imposant cheval. L’animal, qui devait naturellement avoir une robe blanche, était grossièrement barbouillé de grandes taches. De près, on voyait qu’il s’agissait de noir de fumée.

— Le cheval truité du Cavalier sans Tête, acquiesça Fandorine. Mais comment le sais-tu ? Tu n’étais pas présent au canyon du Serpent, pourtant ?

Massa prit l’air étonné.

— Je ne peux rien dire à propos de votre fameux cavalier, mais ce que je sais, c’est que le chef des bandits qui ont attaqué notre train montait ce cheval.

Exact ! Ce cheval avait la même stature, le même port de tête.

— Et voilà le linceul de notre f-fantôme.

Eraste Pétrovitch ramassa par terre un long poncho, avec, fixée au niveau des épaules, une barre de bois rudimentaire munie d’un cercle métallique et, devant, taillée dans le tissu, une ouverture pour le visage. On posait le cercle sur le dessus du crâne, et l’on avait immédiatement une immense silhouette sans tête. Effrayante, vue de loin, particulièrement la nuit ou au lever du jour.

Toutefois, l’heure n’était pas aux déductions.

Il fallait d’abord découvrir la jeune fille et trouver comment sortir de ce cul-de-sac. Les bandits avaient bien trouvé le moyen de s’infiltrer dans la montagne !

— Où va-t-on maintenant, maître ? demanda Massa. Vous entendez, ils ont cessé de tirer. On ferait bien de se presser.

— Par ici, montra Fandorine en indiquant la gueule noire de l’ancienne mine.

De toute façon, il n’y avait pas le choix.

Sous terre

Il laissa son assistant à l’entrée. Quand leurs poursuivants déboucheraient de la gorge, deux ou trois coups de fusil suffiraient à modérer pour quelque temps leur ardeur.

Autant la baraque était sale et en désordre, autant la grotte creusée dans l’épaisseur de la roche semblait propre et bien tenue.

Fandorine s’étonna en voyant les parois revêtues de bois, le sol couvert de sciure fraîche, les lampes à huile pendant à des crochets, ainsi que plusieurs cellules pourvues de vraies portes.

Ce doit être ici que loge le chef, séparément de ses coupe-jarrets, pensa Fandorine. Et tout à coup, il remarqua que la porte de la pièce située tout au fond de la grotte était verrouillée de l’extérieur.

— Nastia ! Vous êtes là ? appela-t-il tout en faisant glisser la tige métallique.

— Oui, oui ! Qui est-ce ? répondit une douce voix de jeune fille derrière la porte.

Fandorine tira brusquement le battant, tout en sortant sa lampe électrique de sa poche afin d’éclairer le cachot.

A ceci près que ce n’était pas du tout un cachot.

Dans la pièce assez vaste, brûlait une lampe à kérosène agrémentée d’un abat-jour en tissu. Sur le sol étaient étalées plusieurs peaux de bison. Il y avait également une petite armoire à glace, une table convenable et deux fauteuils. Loin d’être sur un tas de paille pourrissante, la prisonnière était assise sur un grand lit de fer, au milieu d’oreillers moelleux.

On ne pouvait pas dire non plus que Nastia eût l’air d’avoir beaucoup souffert de son enlèvement.

Certes, elle se réjouit à la vue de son sauveur : elle sauta de sa couche, poussa un cri triomphant, se jeta même au cou d’Eraste Pétrovitch en le couvrant de baisers sonores.

— Vous êtes s-saine et sauve ? demanda celui-ci à tout hasard, bien qu’il fût évident que la jeune fille était en parfaite santé. Dans ce cas, vite. Il faut partir d’ici. D’une minute à l’autre les bandits vont arriver.

Comme pour confirmer ces paroles, un coup de feu retentit à l’entrée, puis un second. Massa lâcha un juron en japonais : il avait dû manquer sa cible.

En réponse, d’autres coups de feu éclatèrent, nombreux, mais assourdis par les murs épais.

— Mais où voulez-vous aller ?

La jeune beauté ne bougeait pas, se contentant de regarder tendrement le visage inquiet d’Eraste Pétrovitch.

— Il doit y avoir une sortie quelque part ici. Vous ne s-sauriez pas où ?

Nastia haussa sa petite épaule.

— Dans le fond de la grotte j’ai vu une espèce de galerie. Mais pas question que je me faufile là-dedans. Ce doit être dégoûtant. Avec des chauves-souris et je ne sais encore quelle horreur.

Il la regarda, ahuri.

— Mais enfin, comprenez, nous n’allons pas pouvoir les retenir encore longtemps ! Mon assistant a peu de c-cartouches !

— Dans ce cas, ne traînez pas. Filez. Mais sans moi.

— Pourquoi ?!

Son joli minois se crispant, Nastia prononça d’une voix traînante :

— Retourner chez les camarades communards ? Jamais ! Qu’ils aillent au diable ! C’est plus drôle ici. Et les galants sont autrement plus intéressants.

Elle s’étira voluptueusement, faisant tout à fait penser à un chat qui se prélasse.

Les voilà bien, les fruits de l’éducation socialiste, pensa Eraste Pétrovitch en frémissant. C’est alors seulement qu’il remarqua sur la table une bouteille de vin, une coupe de fruits, une boîte de chocolats.

— Bien sûr, ces gamins sont un peu rustres, continua, pensive, la jeune fille émancipée. Mais ce n’est pas grave. On peut les dresser. Une femme intelligente se trouvant seule parmi des hommes peut toujours se débrouiller. Si elle ne perd pas sa présence d’esprit. Regardez ce qu’ils m’ont offert ! (Elle tira de sous sa robe une pépite d’or au bout d’une chaîne.) C’est tout de même autre chose que les dessous en dentelle de Kouzma Kouzmitch.

Un nouveau coup de feu retentit.

— Maître, il ne me reste plus que trois balles ! cria Massa. Si la demoiselle ne peut pas marcher, prenez-la dans vos bras et partons vite !

— Encore une minute ! lui lança Eraste Pétrovitch. Mais, enfin, Nastia, qu’est-ce qu’il va advenir d-de vous ? Vous y avez pensé ?

— Evidemment. (La jeune fille eut un sourire charmant.) Je vais accumuler un peu plus de cadeaux de ce genre. Il y a ici vingt-trois jeunes gens très mignons. Je choisirai l’un d’eux, le plus sympathique. Et je m’enfuirai avec lui. Il y a tant de choses intéressantes dans la vie !

Eraste Pétrovitch regarda avec dégoût la belle fille à l’esprit calculateur. Ah, le rêve de Vera Pavlovna14 ! La pomme était tombée loin du pommier de l’utopie. Que d’efforts dépensés pour sauver cette petite fripouille avide et sans principes, sans compter que plusieurs personnes avaient perdu la vie, parmi lesquelles le pauvre Scott, qui finalement n’aurait jamais rejoint les endroits bénis où les gens marchent dans la rue sans étui à revolver à la ceinture.

Un samouraï du Moyen Age aurait coupé en deux la débauchée et aurait considéré qu’il avait accompli une bonne action. Fandorine pour sa part se contenta de reculer d’un pas.

Nastia interpréta mal son geste.

— Mais je changerai mon plan si vous promettez de me prendre avec vous, roucoula-t-elle. Avec un homme tel que vous, j’irai au bout du monde. Je me glisserai même dans le souterrain au milieu des chauves-souris.

— Surtout pas, restez… (Il chercha ses mots.) Je vous souhaite… une vie intéressante, madame.

Massa était à la porte et piaffait d’impatience.

— Où est la jeune fille ? demanda-t-il. Il va falloir la prendre dans vos bras.

— Non, ce ne s-sera pas nécessaire. Nous partons seuls.

Fandorine se dirigea rapidement vers le fond de la grotte, où, d’après Nastia, devait se trouver une galerie. Mais les paroles prononcées dans son dos l’obligèrent à s’arrêter.

— Tant mieux, maître. Parce que porter deux personnes, cela fait trop lourd, même pour un homme aussi résistant que vous.

Le Japonais était appuyé au mur et soutenait son membre blessé. Il était très pâle et vacillait légèrement.

— Je suis désolé, maître, mais je ne sens plus du tout ma jambe. Je vous demande l’autorisation de m’appuyer à votre épaule.

Se retournant, Eraste Pétrovitch attrapa Massa par la taille puis, clopinant et sautillant tout à la fois, ils s’enfoncèrent dans les entrailles sombres de la mine.

Un passage, pas très long et faiblement éclairé, conduisait à un puits qui s’enfonçait à la verticale. Un solide escalier en bois y descendait. Deux câbles, fixés à des poulies, couraient tout le long. Un système de levage hérité d’autrefois ?

Massa se dérida un peu.

— C’est très bien, maître. Je vais pouvoir me déplacer tout seul.

Se glissant entre deux échelons, il se retrouva sous l’échelle, pendu par les bras. Puis, à la vitesse de l’éclair, s’agrippant comme un singe, il entama sa descente. Ayant pour sa part choisi de descendre normalement, à savoir de face en s’aidant de ses pieds et de ses mains, Eraste Pétrovitch se fit immédiatement distancer.

L’échelle se terminait par un palier en planches sous lequel commençait une nouvelle volée de marches.

Il ne faisait pas sombre. Le long de la paroi du puits, à intervalles réguliers, étaient suspendues des lampes à huile qui dispensaient une lumière faible mais uniforme.

Ayant descendu quelques étages supplémentaires, Fandorine s’arrêta et prêta l’oreille aux bruits venant d’en haut. A en juger par l’écho sonore, les bandits avaient déjà pénétré dans la grotte supérieure.

— Maître, descendez vite ! entendit-il. C’est tellement beau ici !

Dans quel sens ? Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil en bas, mais ne vit rien d’autre que les barreaux qui se succédaient.

Il continua sa descente et, après trois autres volées de marches, il mit enfin le pied sur un sol de pierre.

Massa se tenait debout sur une jambe, promenant de tous côtés une lampe décrochée du mur.

— Regardez, regardez ! ne cessait-il de répéter.

A en juger par les traces de coups de pioche manifestement fraîches, cette cavité assez vaste avait été creusée tout récemment dans la roche. Mais ce ne furent ni les entailles dans la pierre ni les amas de résidus rocheux qui attirèrent l’attention de Fandorine.

Sur toute la hauteur d’un des murs de quartz, scintillait une curieuse forme rappelant un arbre touffu… comme si quelqu’un avait incrusté un buisson ardent à la feuille de métal.

Le long des parois étaient empilées des caisses, certaines hautes, d’autres plates.

Massa enleva le couvercle d’une des caisses plates et s’écria d’un ton enjoué :

— De la dynamite ! Beaucoup !

Il fourra dans ses poches une paire de pétards, sans oublier les mèches, et précisa, satisfait :

— C’est bien, cela pourra nous servir.

Fandorine se pencha au-dessus d’une autre caisse, haute et non clouée. Elle ne contenait pas de la dynamite, mais des sacs de toile, pas très gros mais étonnamment lourds.

En haut, l’échelle émit un fracas menaçant : des gens descendaient, en grand nombre.

— Combien de balles reste-t-il dans votre petit pistolet, maître ? demanda Massa.

Dégageant le barillet, Eraste Pétrovitch compta :

— Seulement trois.

— Cela ne suffira pas. Moi, je n’ai pas d’arme du tout. Et je ne pourrai me battre que si l’on s’approche tout près de moi. Trouvons vite une sortie, maître. Pour autant qu’il y en ait une.

Se saisissant de sa lampe de poche, Fandorine se mit à tourner sur place, balayant les parois de son faisceau lumineux. Le long de trois murs, s’entassaient des morceaux de quartz. Le quatrième se mit à étinceler d’un reflet magique, mais ce n’était pas le moment de s’extasier.

— Allez-y, encore une fois dans ce coin-là ! dit le Japonais, attrapant son maître par le coude.

Eraste Pétrovitch dirigea sa lampe dans la direction indiquée par Massa et vit ce qui lui avait échappé la première fois : derrière un amas de pierres se dessinait un rectangle noir.

Un trou ? Une bouche d’accès ?

D’une façon comme de l’autre, il fallait vérifier.

Arrimés l’un à l’autre, les deux assistants du marshal clopinèrent jusqu’au coin en question. Fandorine fourra un petit sac de toile sous sa redingote. Pour étude ultérieure.

Dans l’étroit passage, il faisait sombre, même la lampe n’était d’aucune utilité : seuls des grains de poussière dansaient dans le faisceau lumineux. Mais ce chemin avait bien été creusé pour quelque chose…

Ils continuèrent à progresser, Fandorine portant Massa sur son dos : cela permettait d’aller plus vite. Le Japonais en était malade de voir son maître obligé de se donner tout ce mal et il n’arrêtait pas de demander pardon pour sa faute stupide. Il était honteux pour un individu expérimenté de trente-quatre ans d’offrir ainsi sa jambe à un morceau de plomb ! Cela était incompréhensible et impardonnable. Un homme tel que Fandorine-dono était obligé de traîner sur ses épaules son pitoyable vassal, lequel méritait seulement qu’on l’abandonne, afin qu’il soit dynamité en même temps que les vils bandits américains.

— Ferme-la, bougonna Eraste Pétrovitch. J’en ai assez de t’entendre.

Il inspira avec son nez. Un courant d’air. Ma parole, un courant d’air !

Une centaine de pas plus loin, une faible clarté commença à percer.

Fandorine reprit son souffle.

— Voilà, c’est p-par ici qu’ils sont sortis pour aller attaquer par l’arrière. Donne-moi ta dynamite.

Ils laissèrent les pétards avec les mèches allumées à l’intérieur du tunnel, et s’éloignèrent à la hâte de leur allure saccadée.

Quoique d’une certaine intensité, à en juger par la détonation, l’explosion se révéla insuffisamment puissante. Si un éboulis l’obturait, l’entrée ne s’était pas entièrement effondrée.

Eh bien, les poursuivants allaient tout de même devoir passer un certain temps à déblayer. Un répit qu’il faudrait mettre à profit pour rejoindre l’endroit où devaient se trouver les chevaux.

Le lieu où l’armée légale avait subi une honteuse défaite était jonché de bâtons et de chapeaux à bout pointu. Il n’y avait pas de chevaux sur le sentier. Sans doute avaient-ils eu peur des coups de feu ou bien avaient-ils cédé à la panique générale.

Par conséquent, il allait falloir redescendre dans la vallée sur ses deux jambes. En l’occurrence, sur ses trois.

Bien que le temps fût précieux, il fallut s’attarder quelques minutes, afin d’enlever le garrot et de rétablir momentanément la circulation sanguine dans la jambe blessée.

Massa serra les dents et n’émit pas un son quand il recouvra sa sensibilité. L’os, apparemment, n’était pas touché, mais la blessure ne plaisait pas à Fandorine : il avait suffi qu’il desserre le garrot pour que le sang se mette à couler avec la même force qu’au début.

Il n’y avait rien d’autre à faire que serrer de nouveau. Ils entamèrent la descente.

Au début assez rapidement, car Massa était capable de marcher seul, mais, très vite, sa jambe s’engourdit à nouveau, et Eraste Pétrovitch dut le traîner avec lui.

Il fallait absolument atteindre le village russe avant que les bandits ne les rattrapent.

Ils n’étaient certainement pas tous restés dans le tunnel à déblayer l’entrée, on ne tenait pas à plus de deux pour ce travail. Les autres allaient remonter, rejoindre le corral et prendre les chevaux.

De toute façon, ils ne laisseraient jamais les fuyards sortir de la vallée. Maintenant que le secret de la mine était découvert, ils ne le permettraient sous aucun prétexte.

Ils allaient suivre leurs traces, c’est une chose qu’ils savaient faire. Or, le Herstal ne contenait plus que trois balles.

Ruisselant de sueur, Fandorine porta son assistant jusqu’en bas. Il ne restait plus qu’à traverser le pré et le ruisseau. De là, le Rayon de Lumière se trouverait à portée de fusil.

Au village, ils viendraient en aide à Massa. Et il y avait des chevaux.

Mais à quoi bon des chevaux ? se demanda Eraste Pétrovitch.

Allait-il s’enfuir en laissant ses compatriotes aux prises avec les Foulards noirs ? Impossible. Et avec quoi les défendre, quand ces idiots n’avaient aucune arme ?

Le but apparemment si salutaire de cette marche forcée en montagne avait perdu toute signification avant même d’avoir été atteint.

Ainsi que les Américains aimaient à le dire en plaisantant, deux nouvelles les attendaient au Rayon de Lumière : une bonne et une mauvaise.

La bonne, c’était que Fandorine n’aurait pas à prendre la responsabilité de défendre des gens sans armes. Pour la bonne raison qu’il n’y avait personne à défendre. Comme les célestins avant eux, les communards avaient tous sans exception déserté le village, abandonnant tout le saint-frusquin. Les moutons bêlaient dans leur enclos, les poules caquetaient de façon hystérique et le coq s’égosillait à contretemps. Néanmoins, il est vrai, on n’entendait pas aboyer les chiens : ils les avaient pris avec eux. Les chats aussi.

C’était, bien sûr, touchant, mais les communards avaient emmené également tous les animaux de selle et de trait, parmi lesquels la jument rousse de Fandorine et le poney de Massa. C’était en cela que résidait la mauvaise nouvelle. Forcément : Fandorine et son assistant avaient été considérés comme morts ou, à l’extrême rigueur, faits prisonniers.

On dirait bien que c’est la fin, pensa Eraste Pétrovitch. Impossible de sortir de la vallée en clopinant ainsi. Et quand bien même y parviendraient-ils, ils seraient rattrapés dans le Goulot de Bouteille. Et là, à coup sûr…

Cependant l’homme noble ne cède jamais au désespoir quelle que soit la situation, car l’Acte n’est jamais dénué de sens.

— Maître, j’ai une excellente proposition, dit Massa. Laissez-moi votre petit pistolet et sauvez-vous. Il est stupide de mourir à deux, quand l’un des deux peut sauver sa peau. Vous reviendrez avec un fusil et, peut-être, avec du renfort. Vengez-moi comme il convient et je serai heureux dans l’autre monde.

— Moi, en revanche, je serai malheureux.

Dans la cour, traînait une brouette renversée. C’était tout de même un moyen de transport.

Relevant son serviteur malgré ses protestations, Eraste Pétrovitch l’installa dans le véhicule rudimentaire et se mit à pousser, d’abord en marchant, puis, après avoir pris de l’élan, en courant.

— Cette brouette a servi à transporter du fumier, se plaignit le valet de chambre. Maître, je ne veux pas mourir couvert de merde de vache.

— Eh bien, tu n’as qu’à ne pas mourir.

Le spectacle doit être curieux, vu d’en haut, pensa Fandorine. Un homme vêtu d’un costume tout ce qu’il y a de convenable, quoique légèrement poussiéreux, qui pousse à travers la campagne une brouette où est assis un cow-boy japonais. Et quelque part derrière, des cavaliers qui approchent à toute vitesse. Tout cela ressemblait à un jeu enfantin, ridicule mais divertissant.

Il trébucha contre une pierre et tomba. La brouette se retourna. Massa s’étala dans la poussière.

Respirant difficilement, Eraste Pétrovitch se précipita sur lui.

Le Japonais gisait, inconscient. La maudite brouette avait perdu sa roue.

Cette fois, c’en était fini pour de bon.

Leurs poursuivants n’étaient pas encore en vue, et non loin, derrière les buissons, un ruisseau murmurait. Une aubaine. On allait pouvoir se désaltérer, se remettre en état. Et nettoyer un peu Massa, puisqu’il était si délicat.

Après avoir étanché sa soif, s’être lavé et avoir humecté son mouchoir, Eraste Pétrovitch retourna auprès de Massa avec l’intention de le traîner dans un endroit ombragé, quand, soudain, il entendit des bruits de sabots.

C’était étonnant, à en juger par le bruit il n’y avait qu’un seul cheval, qui, loin de galoper, avançait au pas.

S’emparant de son Herstal, Fandorine se retourna et vit, émergeant des buissons et secouant sa crinière, Peggy, la jument grise. Derrière elle, les mains dans les poches, apparut Washington Reed en train de siffloter.

— J’allais voir comment ça s’était terminé pour vous, déclara-t-il joyeusement. J’étais assis à l’entrée du Goulot de Bouteille, je me faisais du souci. Tout à coup, les Russes arrivent, en foule. A l’aide, ils crient, les bandits arrivent ! Ils tuent tout le monde ! Moi je demande : « Et le Cavalier sans Tête ? » Eux : « Il n’y a pas de Cavalier sans Tête. Ce sont les Foulards noirs qui nous pourchassent. » Et ils sont repartis à toutes jambes. Je crie : « Et où sont Mel Scott et mister Fandorine ? Et le Chinois ? » – Ils ont été tués, tout le monde a été tué ! » Et je n’ai plus vu qu’un nuage de poussière. Alors, puisqu’il n’y avait plus de Cavalier sans Tête, Peggy et moi, on est venus voir.

Reed jacassait, jacassait, mais cela ne l’empêcha pas d’appréhender immédiatement la situation, sans aucune explication.

Il aida à installer Massa, toujours inconscient, sur sa selle, l’attacha au cou du cheval à l’aide de son lasso puis, alors seulement, demanda :

— Et Scott, c’est vrai qu’ils l’ont balancé dans le précipice ?

— C’est vrai. Et ils seront là d’une m-minute à l’autre.

Le nègre murmura quelque chose à l’oreille de son cheval, lui donna une légère tape sur la croupe, et Peggy partit à un trot rapide mais en même temps si régulier que Massa était à peine secoué.

— Elle ne s’arrêtera pas avant d’arriver au saloon, dit Reed en regardant s’éloigner sa jument. Quelqu’un appellera le toubib. Tout le monde sait que c’est votre Chinois.

— Il est japonais.

A quoi, Wash fit remarquer avec philosophie :

— Les Blancs ont ramené mon arrière-grand-père de Sénégambie. Eh bien, vous croyez que quelqu’un m’a jamais qualifié de Sénégambien ? Pour vous, nous sommes tous des « nègres », et encore, dans le meilleur des cas. D’un autre côté, si vous allez en Afrique, je doute que quelqu’un vous qualifie de « russe ». J’ai entendu dire que les Africains traitent tous les Blancs de « faces de talon ». Et pour être plus polis de « faces de paume ».

Eraste Pétrovitch tourna la tête en direction des montagnes.

— Mister Reed, vous ne pourriez pas marcher un peu plus vite ?

Wash haussa négligemment les épaules, rajustant la courroie de sa carabine.

— Pourquoi ? Le défilé est là. A une portée de fusil.

— Mais justement, dans le défilé, nous n’aurons nulle part où nous abriter !

Mais l’homme à la peau noire ne montra pas la moindre intention d’accélérer le pas, et son amour-propre interdisait à Fandorine d’insister.

Ainsi arriva ce qui devait arriver.

Ils n’avaient pas fait cinq cents pas dans le Goulot de Bouteille qu’ils entendirent derrière eux des chevaux en grand nombre, des cris, un hululement.

Se retournant, Eraste Pétrovitch vit un tourbillon de poussière au milieu duquel transparaissaient les silhouettes sombres des cavaliers.

Courir eût été insensé. Il saisit son Herstal et s’abrita derrière une grosse pierre, non pour se cacher mais pour laisser ses poursuivants se rapprocher jusqu’à portée de tir de son revolver.

Reed était posté à côté de lui. Même dans cette situation, il n’avait pas perdu sa placidité. Il ôta sa carabine de son épaule, vérifia le guidon, actionna le verrou.

— Ne tirez pas avant qu’ils soient tout près, le prévint Fandorine. Sinon, avec mon arme, je ne vous s-serai d’aucune aide.

— Pourquoi j’aurais besoin d’aide ?

Wash visa et tira.

Le premier des cavaliers s’écroula avec son cheval, mais se releva aussitôt et plongea derrière une saillie rocheuse.

— Le d-diable vous emporte ! Vous l’avez loupé !

La carabine rugit à nouveau.

Un autre des cavaliers qui tournoyaient dans la poussière bascula avec sa monture… et se cacha à son tour, pas même blessé, vu sa vivacité.

Les autres disparurent du champ de vision de Wash et d’Eraste Pétrovitch : ils se dispersèrent et se mirent à l’abri des balles.

— De nouveau vous avez t-tiré dans le cheval ! lança Fandorine, furieux contre le tireur maladroit.

Le nègre répondit :

— On ne peut tout de même pas tirer sur les gens ? Je pourrais tuer quelqu’un, et que ce soit un homme bien. Ou bien l’estropier, alors qu’il a une famille. Vous, après, vous allez repartir, mais moi, je reste ici. (Il appuya encore deux fois sur la détente, mais désormais sans même viser.) Bah, maintenant, ils vont rester tranquilles. Eux aussi tiennent à la vie.

Effectivement. Là-bas on tirait, mais si la fusillade était dense, les balles partaient en l’air. De toute évidence, les bandits n’avaient pas compris d’où on les canardait : l’écho était trompeur.

— On peut avancer doucement.

Plié en deux, Wash sortit de derrière la pierre. Fandorine le suivit.

Après le tournant suivant, ils se redressèrent pour continuer leur chemin. Les coups de feu n’étaient pas moins rares, mais ils n’étaient déjà plus assourdissants.

— Bon, alors, vous êtes rassuré ? demanda Reed, faisant preuve d’une perspicacité inattendue. (Eraste Pétrovitch, en effet, commençait seulement à croire qu’il allait sortir vivant de la Vallée du Rêve.) Dans ce cas, racontez-moi ce qui vous est arrivé là-bas.

Ayant écouté le récit, il avala sa salive et demanda d’une voix bizarrement sourde :

— Montrez-moi le petit sac que vous avez ramassé là-bas.

Il versa dans sa paume des fragments plus ou moins gros d’un minerai gris-jaune, en lécha un. Le visage de Wash se couvrit de rides.

— C’est ce à quoi je p-pense ?

— De l’or ! lâcha Reed. Avec une seule pépite comme celle-là, on peut boire et faire la fête pendant un mois entier dans les meilleurs établissements de Crooktown ! Et il y a beaucoup de caisses ?

— Une trentaine. A peu près grandes comme ça.

— Et sur tout le mur il y a des inclusions granuleuses ? Du sol au plafond ? Avec un tronc qui s’élargit vers le bas.

— Oui.

— Et de la gangue, il y en a combien ?

— … Je dirais une dizaine de t-tas, d’un mètre chacun environ.

Reed calcula quelque chose, se tapa sur la cuisse.

— C’est incroyable ! Il n’y avait même pas ça à Eagle Creek, où j’ai une fois extrait sept livres en une journée ! Il cracha sur une des pépites, l’essuya avec son doigt. Et quelle pureté ! Que je sois maudit si le titre est inférieur à 950. Et je m’y connais !

Dressons le bilan

— … Votre chercheur d’or, à l’aide de sa salive, a réalisé une analyse assez précise, fit l’expert en retenant un sourire, alors qu’il en arrivait à l’essentiel. L’examen de laboratoire des échantillons a conclu à un or titrant à 959 millièmes, appartenant donc à la catégorie « très bon aloi ». Les pépites sont débarrassées de leur gangue minérale et sont, de par leur composition chimique, identiques au minerai extrait des mines de Wayne dans les Black Hills.

— C’étaient les mines les plus riches de tout le Middle West… jusqu’à ce qu’elles s’épuisent ! s’écria le colonel Star avec enthousiasme. Mais de grâce, docteur Fobb, continuez !

L’expert rajusta ses lunettes, jeta un coup d’śil au calepin contenant ses notes.

— Comme vous le savez, l’or dans les mines de Wayne n’est pas épuisé. Simplement, une fois atteinte une profondeur de mille pieds, la production a cessé d’être rentable, et le travail d’extraction a été abandonné. Le plus vraisemblable est que les échantillons analysés proviennent d’une branche du même filon, mais affleurant à un autre endroit.

Le docteur Fobb, spécialiste des mines de la compagnie de Star, s’éclaircit la voix et, regardant Eraste Pétrovitch en hochant la tête, prononça avec une insistance particulière :

— Si l’on se laisse guider par les déclarations du témoin, la puissance du filon ne peut pas être inférieure à huit-dix pieds, et sa profondeur ne doit pas excéder cent pieds. Ce qui signifie que l’on peut s’enfoncer jusqu’à une centaine de pieds en conservant un haut coefficient de rentabilité. Selon l’estimation la plus prudente, je dirais même la plus pessimiste, ce gisement est capable de procurer de l’ordre de dix tonnes de métal…

Le colonel émit un sifflement comique, et le géologue s’empressa de préciser :

— Cela étant, je ne serai à même de fournir une estimation précise – une estimation sur laquelle je pourrais engager ma responsabilité – que lorsque je prélèverai moi-même les échantillons et que je réaliserai sur place les mesures. Or, mister Star, vous avez dit que cela était pour l’instant impossible, n’est-ce pas ?

— Pour l’instant, en effet. Mais bientôt vous pourrez vous rendre sur place avec tous vos collaborateurs.

Cette conversation se déroulait à l’hôtel Great Western, que l’égoïste rationnel avait entièrement loué, remplaçant le personnel par ses propres serviteurs. L’objet de la discussion exigeait une totale confidentialité. La veille au matin, déjà, recevant de Fandorine le télégramme de deux mots « Venez immédiatement », le colonel avait laissé en plan toutes ses affaires et quitté Crooktown dans son fabuleux carrosse. Son flair infaillible, qui de l’immigrant russe avait fait un magnat américain, avait suggéré à Star qu’il s’était passé quelque chose d’exceptionnel.

Pas plus de cinq minutes après sa discussion initiale avec Eraste Pétrovitch, il avait envoyé un télégramme au bureau central de la compagnie pour demander au docteur Fobb de venir. Le soir même, le contenu du sac en toile était sur la table du laboratoire concerné. Le lendemain matin, le compte rendu de l’expert était prêt.

— Je vous remercie, docteur. Allez vous reposer après cette nuit blanche, dit le colonel, libérant le géologue.

Lui-même n’avait pas dormi de la nuit, pourtant il n’avait pas l’air fatigué. Ses yeux luisaient d’un éclat fiévreux, ses mouvements étaient vifs et énergiques.

— Eh bien, si on faisait le bilan ? dit le millionnaire en se frottant les mains quand il se retrouva en tête à tête avec Eraste Pétrovitch. L’enquête menée par vous a mis au jour la cause des mystérieux événements de Dream Valley. La bande de malfaiteurs installée dans la montagne a découvert dans l’ancienne mine un riche gisement d’or exigeant une extraction industrielle. Tous les actes suivants des bandits tendaient vers un seul et unique but : mettre la main sur le filon. Je suppose que la légende concernant les pillards aux visages éternellement cachés sous des foulards noirs a été construite pour l’occasion. Dans le but de faire peur. Les deux attaques de trains ressemblent également à des manśuvres destinées à faire le plus de bruit possible, à inspirer la terreur. Vous êtes d’accord ?

— Sans d-doute. Il leur faut débarrasser la vallée de tous les étrangers. Et d’un. Deux, faire baisser le prix du terrain, l’endroit étant « maudit ». Alors, ils pourront de façon tout à fait légale racheter au rabais Dream Valley à Culligan, puis passer à l’exploitation industrielle du filon. N’ayant plus de raison d’être, les Foulards noirs disparaîtront sans laisser de trace. En revanche, apparaîtront des propriétaires légaux, gentlemen parfaitement respectables. Il serait intéressant de savoir qui exactement… (Eraste Pétrovitch eut un sourire malicieux.) En tout cas, des gens ingénieux, on ne peut pas dire le contraire. Ils ont effrayé les craintifs communards avec les brigands, et envoyé aux courageux célestins le Cavalier sans Tête. Très psychologues !

— Et comment ! s’exclama Star. Voyez, ils sont d’ailleurs arrivés à leurs fins. La vallée s’est vidée de ses habitants, il n’y a plus personne pour les gêner. Avec tout ce tapage et tous ces commérages, il n’y aura désormais plus aucun acheteur, même pour dix dollars. Culligan ne va plus toucher de loyer. Désormais il sera bien content de se débarrasser de ce fardeau. Si vous n’aviez pas été là, leur plan aurait fonctionné à merveille. Vous vous êtes brillamment acquitté de votre tâche.

— Mais les c-communards ont perdu tout ce qu’ils possédaient.

Le colonel eut un sourire bienveillant.

— Oh, ne vous en faites pas pour nos idéalistes. Je leur ai déjà trouvé un emplacement parfait dans le Montana. Je vais officialiser leur droit de propriété, leur fournir tout ce dont ils ont besoin, pourvoir à leur déménagement… Ils oublieront Dream Valley, comme un mauvais rêve.

Le cheminement des pensées de l’égoïste rationnel était clair.

Fandorine regarda d’un air contrarié la manche poussiéreuse de sa redingote. Sans Massa, il n’avait personne à qui donner ses vêtements à nettoyer.

— Je c-comprends… Désormais, vous non plus, vous ne voulez plus d’eux dans la vallée. Qu’est-ce que vous allez faire des Foulards noirs ? Sans une artillerie de montagne, il sera impossible de les déloger de leur repaire. C’est une forteresse imprenable.

Le colonel fit une grimace méprisante.

— Vous rigolez. Je parlerai au gouverneur. S’il faut envoyer l’artillerie, on l’enverra. Si nous autres citoyens payons des impôts, c’est bien pour que l’Etat use de sa puissance pour défendre notre propriété.

— Notre ?

Un sourire triomphant apparut sur le visage de Star.

— Toute la nuit j’ai marchandé avec Cork Culligan. Je lui dis : « Désormais plus personne n’a besoin de Dream Valley. Mais je suis quand même prêt à l’acheter. » Lui me répond : « J’ai fixé mon prix : cent mille. » Là, j’avoue, j’ai fait une gaffe. Il fallait crier : « Une terre infestée de bandits et de revenants ?! Cent mille et quoi encore ?! Prends cinq cents dollars et remercie-moi par-dessus le marché. » En fin de compte on se serait sûrement mis d’accord sur six ou sept mille. Au lieu de ça, je me suis conduit comme une andouille. « OK, je lui dis. Va pour cent mille. » Vous ne me croirez jamais ! Ce vieux roublard ne répond d’abord rien, il se contente de cligner des yeux. Puis brusquement, il dit : « J’ai changé d’avis. Je ne vendrai pas pour moins de quatre cent mille. » (Le colonel partit d’un éclat de rire.) Quel impertinent, pas vrai ?

— Je n’aurais pas cru que cela le peine autant de se séparer de sa fille, fit remarquer Eraste Pétrovitch.

Faisant la sourde oreille, Star acheva d’un ton excité :

— Bref, nous avons topé à trois cent mille. Aujourd’hui à trois heures de l’après-midi, nous nous retrouvons chez le notaire de Crooktown. J’ai volontairement fixé le rendez-vous dans l’après-midi afin d’avoir le temps de recevoir les conclusions de l’expert.

Ce qui veut dire que cent mille dollars ne valent pas le bonheur de sa fille, mais trois cent mille, oui, pensa Fandorine. La rousse Ashleen allait tout de même accomplir son rêve et épouser son serpent à sonnette. Ah, la pauvre !

Le colonel n’arrivait pas à tenir en place. Il sortit sa montre, ouvrit le couvercle d’une chiquenaude.

— Il va être temps d’y aller. Pourvu que Culligan n’ait rien flairé… Je me suis mis d’accord avec votre nègre. J’ai promis cinq mille dollars à ce chenapan s’il tenait sa langue. Il ne les touchera qu’une fois le marché signé chez le notaire.

Il marqua une hésitation et regarda son interlocuteur avec une expression particulière qui déplut souverainement à Fandorine.

— Hum, Eraste Pétrovitch… prononça Star, rougissant légèrement et l’air soudain affairé. Nous n’avons pas encore parlé de votre rétribution. L’avance était de mille dollars. Pour avoir mené à bien l’enquête, voici encore quatre mille dollars. (Il sortit de sa poche un chèque déjà rempli.) Et cinq mille pour soigner votre Chinois. A propos, comment va-t-il ?

— M-merci, mon Japonais va mieux.

Fandorine regarda Mavriki Christophorovitch d’un air interrogateur, sentant que celui-ci allait enfin en venir à l’essentiel.

— Vous êtes étonné d’une aussi modeste rémunération eu égard aux… nouvelles circonstances ? fit Star avec un sourire entendu, avant de poursuivre, plus du tout gêné : Pour la mine, vous recevrez une prime spéciale. Vingt mille ! (Il leva un doigt pour souligner l’importance de la somme.) Sitôt la signature du contrat avec Culligan. Tope là ?

Il serra la main tendue de son interlocuteur et se hâta d’en finir.

— Bon, bon, j’y vais. L’hôtel reste à votre entière disposition… tout le temps que vous le voudrez. Que votre serviteur se remette tranquillement. Si besoin est, je peux vous envoyer mon médecin personnel, tous les médicaments…

— Inutile, chez Massa tout cicatrise tout seul, comme chez un ch-chien. Je le connais. Il va dormir pendant deux jours, ensuite manger copieusement, et il sera à nouveau frais comme un gardon.

— Parfait, parfait ! entendit-on du bout du couloir.

En bas, les portes claquèrent. Le colonel sortit avec la vivacité d’un gamin, sauta sur le marchepied de son luxueux carrosse, tandis que deux serviteurs bondissaient à l’arrière, leurs Winchesters pointées à l’oblique. L’équipage disparut dans un nuage de poussière, sous le regard admiratif des habitants de Splitstone.

Resté seul, Eraste Pétrovitch prit un cigare, le garda un instant entre ses doigts et le reposa. Fumer, comme moyen de méditation et non comme mauvaise habitude, exige un certain état d’esprit. Dans l’idéal, une totale paix intérieure.

Dans l’hôtel, le calme régnait. Massa dormait sous la surveillance du médecin de la ville. L’expert géologue, apparemment, se reposait également après ses travaux nocturnes. Pour autant, le silence n’était pas un gage de sérénité. Et, de fait, l’humeur de Fandorine était assez mauvaise.

L’agitation dans laquelle l’or avait mis l’égoïste rationnel lui laissait un arrière-goût désagréable. Et d’un.

Il était piqué au vif par la manière dont le colonel lui avait précisé que les vingt mille dollars de prime ne lui seraient versés qu’après la signature du contrat. Pour éviter qu’il ne soit tenté de révéler le secret à Culligan ? Au fond, le colonel avait mis le détective sur le même plan que ce « chenapan » de Wash, si ce n’est qu’il lui avait promis une plus grosse somme en échange de son silence. Et de deux.

Et enfin, trois, le plus pénible. Le résultat de tout cela n’était-il pas que lui, Fandorine, devenait complice d’une escroquerie ? Cork Culligan n’ignorait-il pas la réelle valeur de Dream Valley ? Comparés à la dizaine de tonnes d’or supposée, trois cent mille dollars était une broutille. Et si l’on se rappelait que la vallée était la dot d’Ashleen, il en ressortait que la vraie victime de cette transaction douteuse n’était autre que la jeune fille. Pour l’heure, elle était, certes, au septième ciel, mais bientôt la vérité éclaterait au grand jour, c’était inévitable. Quelle serait alors l’opinion de miss Culligan sur le gentleman russe qui lui avait donné sa parole de ne pas jouer contre elle ?

Et surtout, quelle opinion aurait-il de lui-même ?

Eraste Pétrovitch se pencha sur le secrétaire, trempa une plume d’acier dans l’encre et, d’une large écriture, écrivit quelques courtes phrases en anglais, disant en substance : je suis désolé, mais ma participation à des opérations commerciales douteuses n’entrait pas dans le cadre de ma mission, raison pour laquelle je renonce aux vingt mille dollars et me considère libre d’agir à ma guise.

Il hésita : devait-il rendre les quatre mille dollars reçus ?

Pour quelle raison, après tout ? Il s’était entièrement acquitté de sa mission, laquelle n’était pas des plus simples.

Il envoya son message par télégraphe directement à l’étude notariale de Crooktown. Avec cette mention : « A l’attention de mister Maurice Star. Urgent. A remettre en mains propres. » Autrement dit, il accomplit un acte digne d’un homme noble. Confucius aurait été satisfait.

L’aventure la plus risquée de la vie d’Eraste Fandorine

Le ranch des Deux Lunes était pratiquement désert. Seuls trois cow-boys se trouvaient dans le grand corral près de la maison principale. Ils s’affairaient sur un harnais posé sur la clôture. Ils mirent les mains en visière pour regarder le cavalier en costume noir qui s’avançait (l’homme avait le soleil dans le dos), puis, l’ayant reconnu, ils se mirent à chuchoter entre eux. Si leur regard n’était pas franchement accueillant, il n’avait rien de provocant. L’un d’eux était très jeune, les deux autres un peu plus vieux.

Arrivé à leur hauteur, Eraste Pétrovitch les salua. Non seulement ils ne lui répondirent pas, mais ils lui tournèrent le dos.

Alors, sachant que la douceur agit plus efficacement sur les gens frustes que les cris, il leur souhaita à nouveau le bonjour, mais d’une voix à peine audible. Il se pencha en arrière, en position d’attente.

Alors, les bergers répondirent à son salut. Et même poliment.

— A vous de même, répondit l’un des plus âgés.

— Salut à vous, dit l’autre.

Le jeunot hocha la tête en silence et rajusta le petit foulard rouge qu’il avait autour du cou.

Fandorine n’avait pas la moindre intention d’apprendre la politesse à ces bouseux, il voulait simplement demander si mister Culligan ou sa fille étaient chez eux, mais ce ne fut pas nécessaire.

Un hennissement bruyant et joyeux retentit, et, de l’extrémité du corral, lançant en avant sa longue tête effilée, la belle Selma à la robe noire arriva au galop. Elle gonfla les naseaux, de ses dents toucha amicalement l’épaule d’Eraste Pétrovitch, qui, en retour, la gratta au front, à l’endroit de sa petite étoile blanche.

Eh bien, Ashleen au moins est à la maison, se dit-il, et au même instant il entendit la voix de la perle de la prairie :

— Mister Fandorine, vous ?!

Elle se tenait à une fenêtre ouverte et le regardait avec de grands yeux étonnés. Son visage était rouge, sa poitrine se soulevait, haletante. Pourquoi cela ?

Il effleura le bord de son chapeau : ici, dans l’Ouest, on ne retirait pas complètement son couvre-chef pour saluer une dame. Il y avait dans cette habitude une certaine élégance, et Eraste Pétrovitch l’avait volontiers faite sienne.

— Comme vous pouvez le constater, on a plaisir à vous voir, lança miss Culligan. (Après une courte pause, elle indiqua Selma d’un mouvement du menton, puis éclata de rire, ravie de cette plaisanterie gentiment ambiguë.) Entrez, entrez ! On n’arrête pas de parler de vous, ici !

Il gravit le perron.

Ashleen vint l’accueillir dans le vestibule et le conduisit dans la pièce voisine, le salon, où une seconde porte, pour autant qu’il se souvenait, menait à la salle à manger. Les vantaux étaient entrouverts et battaient légèrement sous l’effet d’un agréable petit courant d’air ; des rideaux blancs frémissaient aux fenêtres baignées de soleil.

La jeune fille était manifestement troublée par quelque chose, ce qui n’allait pas vraiment avec son caractère. Que signifiaient cette rougeur sur ses joues, ces cils qui frémissaient, ce souffle court ? Eraste Pétrovitch repoussa résolument une première supposition, trop flatteuse pour son amour-propre.

Et il eut raison.

L’émoi de miss Culligan trouva immédiatement son explication.

— Mon Dieu, il vient de se passer un véritable miracle ! s’exclama-t-elle en saisissant la main de son visiteur. Vous êtes déjà au courant ? Le colonel donne à papa trois cent mille dollarspour ma vallée ! TROIS CENT MILLE ! Désormais, je suis le plus riche parti de tout l’Etat du Wyoming ! Je suis mon propre maître ! Dans un mois, je serai majeure et je pourrai épouser qui bon me semble !

— F-félicitations, dit Fandorine, s’asseyant sur le rebord de la fenêtre pour profiter de l’air. La fois précédente, le ranch grouillait de monde. Et aujourd’hui, c’est le désert.

— Les gars ont conduit un troupeau au chemin de fer, et papa vient de partir à Crooktown, chez le notaire. La signature de la vente a lieu à trois heures, mais avant, il voulait passer à la banque, pour leur demander de préparer un coffre. Mister Star a promis de payer la moitié en liquide !

Les nobles actions exigent une certaine théâtralité, il faut soigner ses effets. Pour cette raison, Eraste Pétrovitch ne se refusa pas le plaisir de forcer un peu sur la gravité de son information.

— Madame, je vous apporte des nouvelles importantes, commença-t-il d’un air sombre puis, se rappelant fort à propos la plaisanterie américaine, il ajouta : Une bonne et une mauvaise. Par laquelle souhaitez-vous c-commencer ?

— Commencez plutôt par la mauvaise.

— Vous ne serez pas le plus riche parti de l’Etat du Wyoming, dit-il en essayant de toutes ses forces de retenir un sourire.

— Ah ! fit miss Culligan, désolée.

— Vous serez le plus riche parti de toute l’Amérique.

— Oh ! s’exclama la jeune fille avec étonnement.

Et cette fois, Fandorine éclata ouvertement de rire. Bien que sans prétention, son numéro avait fait forte impression sur l’auditoire.

Brièvement, sans détails superflus, il expliqua le sens de ses paroles. Ashleen écoutait, ses lèvres roses entrouvertes et son visage changeant constamment de couleur : de rouge, il devint pâle, puis s’empourpra de nouveau.

— … Il faut envoyer un télégramme à votre père, résuma Eraste Pétrovitch. Si mister Star veut acheter Dream Valley, qu’il paye le prix réel. Je ne suis pas spécialiste, mais je suis sûr qu’en l’occurrence celui-ci se mesure en millions.

Dans la salle à manger, quelque chose tinta, et Ashleen porta aussitôt son doigt à la bouche.

Elle se précipita vers la porte entrouverte et cria, furieuse :

— Sally ! Sors d’ici ! Tu rangeras plus tard !

Elle referma soigneusement la porte, se retourna.

Il était agréable de voir aussi décontenancée cette demoiselle capricieuse et sûre d’elle.

— J’ai… j’ai écouté, mais comme dans un brouillard, balbutia-t-elle. J’ai peut-être mal compris… Combien vous avez dit ? Dix tonnes ?!

— C’est une première et, de toute évidence, trop prudente estim…

Un nouveau souffle de vent avait soulevé le rideau, qui était venu chatouiller la joue d’Eraste Pétrovitch. Repoussant le léger tissu, il en avait profité pour regarder distraitement dans la cour, et, brusquement, s’était arrêté sans finir sa phrase.

Les trois bergers se tenaient près de la barrière du corral, en train de discuter.

— Diable, marmonna Fandorine. Comment ai-je pu…

— Quoi ? s’étonna Ashleen. Qu’est-ce que vous disiez ?

— Veuillez m’excuser. Je reviens tout de suite.

Il enjamba la fenêtre et sauta.

— Eh, boy ! dit Eraste Pétrovitch en s’approchant du jeune garçon au foulard rouge autour du cou. Pourquoi tu ne m’as pas salué tout à l’heure ?

Les deux autres s’écartèrent par précaution. Le gamin pâlit et commença à cligner de ses yeux bleus. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Eh bien, dis quelque chose. J’aimerais entendre le s-son de ta voix.

Le garçon aux yeux bleus recula, s’appuya dos à la barrière.

— Eh, mister, tenta d’intervenir l’un des bergers. Pourquoi vous vous en prenez à Bill ? Il n’a rien…

Refusant d’écouter, Fandorine arracha le foulard du cou du garçon aux yeux bleus. C’était bien ça ! Sur le côté, juste sous l’oreille gauche, on pouvait voir un long hématome violacé : la trace du coup donné avec le tranchant de la main, appelé jumeshasu, autrement dit « invitation au sommeil ».

— Salut, fiston. (Eraste Pétrovitch tapa sur l’épaule de Billy, interloqué.) J’ai eu raison de te laisser en vie. Je te regarde, et je me dis que j’ai déjà vu ces yeux-là. Tu n’ouvres pas la bouche. En plus, tu cherches à cacher ton cou pour une raison quelconque… Bon, si on p-parlait un peu ?

Sans la jument morelle, Fandorine n’aurait certainement pas eu l’idée de se retourner, trop content qu’il était de cette rencontre inattendue. Mais Selma, qui lui tendait son museau par-dessus la barrière, tressaillit brusquement et s’écarta si nerveusement qu’Eraste Pétrovitch tourna machinalement la tête. Du coin de l’śil, il remarqua un mouvement dans son dos.

Il fit volte-face.

Se figea.

Sur le perron, côte à côte, se tenaient trois hommes : Ted Rattler, Washington Reed et (ce qui était carrément incroyable) Melvin Scott, qui pour un mort avait plutôt bonne mine.

Ted avait la main sur son étui de revolver, le « pink », une main sur chacun de ses deux étuis. Reed se frottait frileusement les paumes et paraissait quelque peu confus. Ashleen pour sa part était penchée à la fenêtre, ses yeux verts luisant de haine, et cette métamorphose était pire que tout le reste.

Les trois bergers s’éloignèrent à la hâte d’Eraste Pétrovitch : ils ne voulaient pas risquer de prendre une balle perdue. Selma courait en tous sens dans l’enclos, se cabrait, mais en quoi aurait-elle pu aider l’élu de son cśur de jument ?

— Je vois, miss Culligan, que votre Sally a déjà rangé la vaisselle, dit Fandorine pour qu’ils ne pensent pas que la peur l’empêchait de parler. Salut, Mel. Tu ne t’es pas fait trop mal en tombant dans le précipice ? Tu avais placé un matelas de plume pour te recevoir ou quoi ?

Il pouvait faire le fanfaron autant qu’il le voulait, la situation n’en était pas moins critique. Dans son dos pendait l’étui contenant son Herstal, lequel était justement chargé de trois balles. Mais Fandorine savait parfaitement qu’il était insensé de vouloir rivaliser en rapidité avec ces maîtres de la gâchette.

— Idiot ! proféra Ashleen avec méchanceté. Tu as failli tout gâcher !

D’un pas souple, Ted et Melvin descendirent les marches. Les deux hommes avaient la même démarche féline et regardaient fixement leur adversaire avec exactement la même expression : froide et extrêmement attentive.

Washington Reed rattrapa ses complices, s’empressant de dire :

— S’il vous donne sa parole qu’il se taira, il le fera. Je le connais. Laissez-moi lui parler !

— Non ! trancha Rattler.

Quant à Scott, il haussa les épaules :

— Pourquoi prendre des risques inutiles ?

Mais ce fut Ashleen qui mit un point final à la discussion.

— Assez bavardé ! Finissez-en avec lui ! cria-t-elle, et elle tourna le dos.

Avec la vitesse de l’éclair, Ted et Mel saisirent leurs armes et ouvrirent le feu de trois revolvers à la fois. Mais à une distance d’environ cinquante pieds, en tirant à la hanche de surcroît, il n’est pas si facile que ça d’atteindre sa cible, surtout mobile. Et mobile, elle l’était de façon tout simplement incroyable. C’est autre chose, monsieur le Serpent à Sonnette, que de tirer sur un chapeau qui suit une trajectoire régulière.

Mais plutôt que sur la vitesse, c’est sur la précision que Fandorine décida de miser. C’est pourquoi, tout en faisant des mouvements si alambiqués et si heurtés que ses adversaires en avaient la vue trouble, il s’efforça de viser correctement. Pour la première fois depuis longtemps, les caractéristiques de tir du Herstal, à savoir la souplesse de la détente et la faiblesse du recul, arrivaient à point nommé.

Le fiancé rampant réussit à manquer trois fois sa cible, le « pink » même quatre, avant que ce combat inégal ne se termine. Par deux coups de feu tirés d’un petit chef-d’śuvre de l’armurerie belge.

La première balle qu’Eraste Pétrovitch tira à partir de la position « tierce inférieure gauche » fractura le coude droit de Ted, parce qu’il n’est pas bien de tuer un homme à la veille de son mariage. La seconde (en position de tierce supérieure droite) atteignit Melvin Scott en plein front. Parce qu’il est mal de se conduire lâchement, parce qu’on ne tire pas de deux armes à la fois, et puis, mort pour mort…

Quant à la troisième balle, elle resta dans le barillet, car finalement Wash Reed laissa son bon vieux colt dans son étui.

Miss Culligan, qui s’était retournée en entendant le bruit, s’écria :

— Oh my God !

On pouvait comprendre sa stupéfaction.

Un instant plus tôt quatre hommes se trouvaient dans la cour : un condamné et trois bourreaux. Or maintenant il n’y avait plus personne, à l’exception de Scott qui ne bougeait plus (et dont l’âme, au demeurant, s’était déjà envolée).

Et le fait était que, tenant son bras blessé, Rattler avait filé derrière la maison. Eraste Pétrovitch, de son côté, après avoir hésité sur l’opportunité de laisser ou non le gredin s’échapper, l’avait finalement suivi.

Reed avait lui aussi considéré que mieux valait ne pas s’attarder. Il s’était élancé dans la direction opposée, où, sans doute, l’attendait sa fidèle Peggy.

Ah, oui. A distance respectable de la récente bataille, les trois bergers étaient figés sur place, les mains en l’air (à tout hasard). Mais ils n’expliquèrent rien à la jeune fille abasourdie.

Rattraper le Serpent à Sonnette ou, en tout cas, lui loger une autre balle dans la peau n’aurait pas été difficile.

Ted courait vite, mais il mit trop de temps à grimper sur son immense étalon. Le cheval était blanc avec des traces de suie sur la croupe. Eraste Pétrovitch alla même jusqu’à viser, mais en fin de compte ne tira pas.

Le cheval jadis truité partit au galop, laissant derrière lui une traînée de poussière et des empreintes caractéristiques : ses sabots avaient des clous à tête carrée.

Il aurait tout de même fallu arracher la tête à ce cavalier, soupira Eraste Pétrovitch. Il pouvait dire merci à miss Culligan. Bien qu’elle eût crié « finissez-en avec lui », la jeune fille s’était tout de même retournée, ce qui voulait dire qu’elle n’était pas complètement corrompue.

Il aurait été intéressant de terminer la discussion, mais il y avait peu de chance que la demoiselle lui en offre la possibilité.

Sur ce point, Fandorine se trompait.

Il n’y avait pas à dire, cette jolie perle avait un sacré toupet. Elle ne songea pas un instant à se cacher. Elle attendit Eraste Pétrovitch à l’endroit même où il l’avait laissée : dans le salon.

Et, immédiatement, elle passa à l’offensive.

— Tu seras pendu ! cria miss Culligan, à peine apparut-il sur le seuil de la porte. Tu as descendu l’agent de Pinkerton sous les yeux de six témoins ! Et personne n’essaiera même d’écouter tes boniments.

Il fallait reconnaître que la fureur lui allait bien. En particulier ses cheveux flamboyants en désordre. Sans oublier, bien sûr, ses yeux qui lançaient des éclairs.

— Vous avez six témoins, et moi presque cinquante. (Eraste Pétrovitch essuya son front avec son mouchoir, car les sauts et la course l’avaient légèrement fait transpirer.) Et ils ont tous vu mister Scott se faire tirer dessus une première fois et être jeté dans le vide. Votre astucieux plan a échoué, madame. Un peu plus et vous nous rouliez dans la farine, le colonel et moi. Mais Confucius dit fort justement : « Les actions justes conduisent toujours à un résultat juste. »

— C’est qui, ça, Confucius ? demanda Ashleen, tout en calculant fiévreusement quelque chose.

— Un homme s-sage originaire de Chine.

— Dommage qu’on lui ait seulement troué la jambe, à ton Confucius !

Elle tapa méchamment du talon, n’ayant finalement trouvé aucun moyen de retourner la situation à son avantage.

Eraste Pétrovitch s’inclina d’un air goguenard et recula en direction de la porte, sans quitter des yeux la ravissante créature. Elle était bien capable de lui tirer dans le dos.

— Où allez-vous ? cria-t-elle avec une charmante inconstance en s’élançant vers lui.

— Au télégraphe. Je dois envoyer un message au colonel Star. J’en ai déjà envoyé un. Je pense qu’on lui remettra les deux ensemble.

Il sortit sur le perron. Elle ne le lâchait pas.

Ses yeux ne lançaient plus d’éclairs ; elle avait maintenant l’air curieusement songeur.

— Adieu, miss. Je ne pensais pas que n-notre relation se révélerait à ce point houleuse.

Fandorine descendit prudemment une marche.

Ashleen murmura :

— Tu n’imagines même pas jusqu’à quel point elle peut devenir houleuse…

Il lui sembla qu’il avait mal entendu. D’autant que, la seconde suivante, la jeune fille se détourna de lui et cria avec fureur aux bergers :

— Eh, vous, espèces d’abrutis ! Qu’est-ce que vous avez à rester plantés sans rien faire ? Ramassez-moi cette charogne ! (D’un air dégoûté, elle pointa son joli doigt en direction du corps de Scott.) Emmenez-le n’importe où loin d’ici et enterrez-le ! Et toi, Billy, j’aurai un mot à te dire.

Les cow-boys accoururent, saisirent le corps par les bras et par les jambes. De la poche de gilet du mort glissa une chaîne en or, et derrière elle, une montre, également en or.

Quand un homme est un menteur invétéré, cela se manifeste dans les grandes choses comme dans les plus petites, pensa Fandorine, philosophe, se rappelant le bobard du défunt à propos de la montre qu’il n’avait pu acheter faute d’avoir amassé suffisamment d’argent.

L’un des deux vachers, regardant autour de lui comme un voleur, ramassa l’objet en or, l’examina et cracha, écśuré.

— Une merveille pareille, complètement bousillée !

Intéressé, Eraste Pétrovitch s’approcha un peu plus. La montre n’avait plus de verre, ses aiguilles étaient tordues, et derrière, dans le boîtier, apparaissait un trou. Laissé par une balle d’un calibre bien connu : exactement celui du Herstal.

Désormais, la suite logique était définitivement établie. Il ne restait plus aucune tache sombre dans l’histoire.

En quelques secondes, l’esprit déductif de l’enquêteur reconstitua l’enchaînement des événements du début à la fin.

Cork Culligan avait un pressant besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Le colonel avait raconté que le vieil Irlandais était pris à la gorge par les crédits qui lui avaient permis de développer son empire dans le domaine de l’élevage et de la viande. Les malheureux dix mille dollars proposés par Maurice Star pour Dream Valley ne pouvaient en aucun cas le tirer d’affaire. Mais une idée s’était fait jour. Qui en était l’auteur – Cork lui-même, son entreprenante fille ou Ted le serpent –, l’histoire ne le disait pas, mais l’essentiel n’était pas là. D’une manière ou d’une autre, ces trois-là travaillaient main dans la main. D’abord, il fallait créer l’impression qu’une force occulte voulait à tout prix chasser de la vallée tous ceux qui y vivaient. Ainsi était apparue la bande des Foulards noirs, constituée des pires têtes brûlées parmi les vachers du ranch de Culligan. En même temps avait surgi le Cavalier sans Tête.

Connaissant le colonel, les conspirateurs étaient certains que celui-ci n’abandonnerait pas ses compatriotes dans le malheur et chercherait à découvrir en quoi ils avaient pu déplaire à quelqu’un. Il était logique de supposer que Star demanderait de l’aide au plus expérimenté des détectives locaux : Melvin Scott. Mais avec celui-là tout avait déjà été convenu. Il mettrait brillamment à nu le projet des « bandits », dévoilerait à son client l’existence d’un filon d’or, et Star proposerait pour la vallée non plus dix mille dollars, mais un grand nombre de fois cette somme.

Mais les petits malins avaient oublié une chose : les membres de la communauté du Rayon de Lumière n’accepteraient pour rien au monde de laisser un Américain débarquer chez eux. Sans compter qu’à cette même période les journaux commençaient à parler d’un génial détective d’origine russe. Quand le colonel décida de faire appel aux services de cet original pour mener l’enquête, toute la machination se trouva menacée.

Mais la demande fut adressée par le biais de l’agence, et les Culligan l’apprirent – sans doute de la bouche de Melvin Scott lui-même, celui-ci ayant des amis au bureau de New York.

La célébrité du détective de Boston, amplifiée par les journalistes, effraya les conspirateurs à tel point qu’ils décidèrent de liquider le dangereux personnage avant même qu’il commence son enquête. C’est dans ce but qu’à New York avait été missionné Scott, lequel avait bien essayé de tuer Fandorine en lui tirant dans le dos, mais n’était finalement revenu qu’avec une montre hors d’usage. C’était pour ça que le « pink » s’était mis en fureur quand le joueur du saloon lui avait demandé : « Où t’étais passé ? T’étais parti, ou quoi ? »

Quand il apparut que l’homme de Boston ne se laisserait pas avoir facilement, les conspirateurs redoublèrent de peur. Cette fois, toute la bande avait attaqué le train conduisant Fandorine de Cheyenne à Crooktown. Et de nouveau sans résultat !

C’est alors que miss Culligan était entrée en jeu. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait tourné à dessein autour de la maison du colonel, et sa joie à l’idée de voyager dans le merveilleux carrosse était absolument sincère. Il est probable que la jeune Dalila s’était fixé comme tâche de séduire le Samson nouvellement arrivé, ou, au moins, de faire en sorte qu’il ne puisse échapper à la rencontre avec Ted. Dans un endroit comme Splitstone, où la loi n’était qu’un vain mot, fomenter une dispute avec l’étranger n’était pas difficile, et pour ce qui était du verdict des jurés, on pouvait être tranquille.

Cependant, après avoir attentivement observé le célèbre et terrible « Fendorin », l’intelligente Ashleen avait compris qu’il n’était pas aussi terrible que cela. En outre, on pouvait parfaitement utiliser ce garçon intelligent dans l’intérêt de l’affaire. Ce n’en serait que mieux. Star croirait plus volontiers un compatriote.

C’était pour cela que la charmante demoiselle avait empêché le duel avec Ted. C’était pour cela que Scott n’avait pas laissé son coéquipier tomber dans le précipice. Et c’était la même raison qui expliquait la mollesse de la poursuite mise en scène par les Foulards noirs après la découverte du « secret » de la mine.

Peinturlurer une « veine d’or » dans un souterrain sombre et même bourrer la première caisse de la pile de vraies pépites n’était pas si compliqué que cela.

Le sympathique Wash Reed, habilement mis dans les pattes du détective de Boston, s’était fort à propos révélé un chercheur d’or expérimenté. Cela, pour le cas où le citadin totalement profane en la matière n’aurait pas eu conscience de ce qu’il voyait dans la mine.

Tout ce spectacle mûrement réfléchi jusqu’au moindre détail avait été merveilleusement joué.

Fandorine avait brillamment interprété le rôle de la marionnette. (A cette pensée, Eraste Pétrovitch devint rouge de colère.)

L’expert géologue avait donné un avis juste.

Le colonel avait gobé l’hameçon.

Un seul facteur avait été omis par les marionnettistes : la susceptibilité de la marionnette. Mais l’erreur était pardonnable : après tout ils n’avaient aucune idée du genre de poisson qu’il était ni de la façon dont on le dégustait…

Cette avalanche de déductions traversa l’esprit d’Eraste Pétrovitch en l’espace d’une minute ou à peine plus, le temps que les deux cow-boys mettent le cadavre hors de vue, ce qu’ils firent sans égards particuliers, mais au moins dans un silence de mort.

Selma s’approcha de la barrière et tendit vers Fandorine son cou de cygne.

— Merci, ma b-belle, dit-il sérieusement avant de déposer un baiser sur la joue veloutée de la jument morelle.

Du perron, parvint un rire sonore.

— Tu n’embrasses que les juments ?

Miss Culligan était debout sur le perron, les mains sur les hanches, et elle le regardait de haut en bas. Eclairée par le soleil matinal, elle rayonnait, et même pourrait-on dire chatoyait, comme si elle était en or fondu.

Changement de tactique élémentaire, se dit en souriant Eraste Pétrovitch, néanmoins ébloui.

— Viens ici. A moins que tu n’aies peur de moi ?

Elle tendit vers lui ses fines mains aux ongles longs et pointus comme des griffes.

Cela se pourrait bien que j’aie peur, pensa-t-il.

— Je comprends, miss, qu’après ce qui vient de se passer vous n’ayez pas une très haute opinion de mes facultés intellectuelles. Mais, tout de même, à votre place, j’agirais un peu plus subtilement.

Rejetant la tête en arrière, Ashleen partit d’un grand éclat de rire.

— Dans les relations entre un homme et une femme, les subtilités sont inutiles. Elles ne font que gêner. Tu penses que je joue la comédie ? Que je veux t’attirer dans le seul but de te planter mes dents dans le gosier ?

— Quelque chose dans ce genre. Il y a quelques minutes, vous me regardiez avec une autre expression. A franchement parler, vous haïssez avec plus de talent que vous ne séduisez.

Ce qui était absolument faux. Tout en prononçant ces paroles au plus haut point raisonnables, il s’approchait d’elle, comme attiré par un fil invisible, mais très solide.

Elle courut à sa rencontre, sans cesser de fixer sur lui ses yeux où brillait une lueur de victoire, mais désormais elle ne le regardait plus de haut en bas mais de bas en haut.

— C’est vrai, il y a quelques instants je te méprisais, et j’aimais Rattler. Maintenant, c’est le contraire. Il s’est enfui comme le dernier des poltrons. Il est plus faible que toi. Je n’ai pas besoin d’un tel mari. C’est toi que je veux !

Diable, mais c’est qu’elle parle sérieusement, comprit Fandorine, en proie à un étrange sentiment. En même temps qu’il était flatté, il éprouvait une certaine frayeur.

— Epouse-moi ! dit l’audacieuse demoiselle en le prenant par la main. Je ne trouverai de toute façon pas mieux que toi. Et toi, tu ne trouveras nulle part au monde une femme telle que moi. Regarde-moi bien. Mais pas avec les yeux de l’intelligence, avec ceux du cśur. C’est moi qu’il te faut. Chaque jour de ta vie sera une bataille et une fête. Avec moi, tu ne t’ennuieras jamais. Et nos enfants ? Les garçons seront des lions, les filles des panthères.

Tout de même, ces Américains sont les rois de la réclame, ils savent comme personne vanter la marchandise, se dit Fandorine, essayant encore d’ironiser. Mais ses affaires allaient mal. Par exemple, il avait très envie, par instinct de conservation, de détourner les yeux, mais cela était impossible. Le regard de la jeune fille le tenait captif, refusait de le libérer de son emprise couleur d’émeraude.

Et plus ça allait, pire c’était.

Miss Culligan se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa furtivement au coin de la bouche, comme si elle marquait un mustang au fer rouge. En tout cas, Fandorine se sentit brûler.

Mais était-ce une si belle perspective que cela d’avoir une femme qui donnerait naissance à des lions et des panthères ? Il s’imagina en dresseur de fauves, entrant chaque jour dans une cage, un fouet dans une main, un morceau de viande crue dans l’autre.

— Et en plus de tout le reste, je suis également une fiancée très riche, roucoula la séductrice. Dotée de trois cent mille dollars !

— Je me contenterais même de dix mille. Ta v-vallée ne vaut pas plus, répondit-il d’une voix quelque peu enrouée, tout en se disant qu’une fille pareille n’avait de toute façon pas besoin de dot.

Elle se recula brutalement.

— Par contre, moi, je ne me contente pas d’un fiancé qui se contenterait de dix mille ! Choisis : c’est moi avec trois cent mille dollars ou tu vas au diable.

Entrant dans son rôle de dresseur, Eraste Pétrovitch fit claquer un fouet imaginaire et dit :

— C’est toi qui choisis. Moi et un marché honnête, ou b-bien tu vas au diable.

La lionne, avec un rugissement (pas au sens figuré mais tout ce qu’il y a de propre), se jeta sur lui en cherchant à lui enfoncer ses ongles dans le visage. C’est à peine s’il eut le temps d’intercepter son poignet.

Se tortillant comme un ver entre ses mains puissantes, miss Culligan voulut donner un coup de genou dans l’aine de son offenseur, et leva même la jambe. Mais le coup n’eut pas lieu. Sa jambe au galbe parfait ralentit son mouvement, se leva très haut, autant que le permettait sa jupe, et s’enroula autour de Fandorine.

Jamais jusqu’à présent aucune demoiselle en robe de soie ne s’était comportée de cette manière avec Eraste Pétrovitch. De surprise, il détacha ses doigts.

Profitant de sa liberté retrouvée, Ashleen l’enlaça et lui planta sur la bouche quelque chose entre le baiser et la morsure, difficile de savoir. En tout cas, il y eut du sang, un sang dont le goût ne fit qu’ajouter de l’intensité à l’étreinte.

— Non ? murmura-t-elle, se détachant un instant.

— Non, répondit-il. Ou honnêtement ou pas du tout.

— Idiot !

Suivit un nouveau baiser, plus ardent et plus long que le précédent.

S’interrompant pour avaler une bouffée d’air, miss Culligan dit :

— Pas mal. Je n’ai pas besoin d’un empoté pareil comme mari, mais pour « stationner une nuit » tu feras l’affaire.

Fandorine ne comprit pas tout de suite ce que signifiait one night stand, mais quand il finit par saisir, il jeta un regard en biais à la pendule de la cheminée.

Dix heures cinq. Le rendez-vous de Star et de Culligan avait été fixé à trois heures. Il avait encore le temps (merci au télégraphe).

Qu’est-ce qui te prend ?! s’offusqua la Raison. Pars tant que tu es entier ! Au plus fort de l’étreinte cette furie carnassière va t’arracher la gorge avec les dents. Pour trois cent mille dollars ?

Le deuxième Guide, l’Esprit, se taisait. Miss Culligan ne présentait pour lui aucun intérêt.

Eraste Pétrovitch essaya d’apporter la contradiction au premier Guide : si les étreintes étaient de qualité, elle ne l’égorgerait pas.

Mais pouvait-on avoir le dernier mot face à un tel contradicteur ? Dans ce cas, elle le fera quand l’étreinte sera terminée, paria le premier Guide, qui, bien sûr, avait à cent pour cent raison.

Il faut décamper au plus vite, se dit Fandorine.

Mais Ashleen se serra contre lui, de son corps souple émanèrent chaleur et frémissement. A cette vibration magique réagit le troisième des Guides, qui, jouant des coudes, supplanta les deux autres. Brusquement, dans l’esprit de Fandorine surgit une maxime russe, absolument non confucianiste : « Qui vivra verra ! », et, intrépide, il se jeta tête la première dans l’aventure la plus risquée de toute son existence.

1- Late, late ! (« Plus tard, plus tard ! ») prononcé par Massa avec l’accent japonais. (N.d.T.)

2- « Les Foulards noirs ! Les Foulards noirs ! »

3- « Je vous prie d’excuser cet accoutrement. Comme vous pouvez le voir, la dernière partie de mon voyage n’a pas précisément été une partie de campagne. »

4- Serpent à sonnette.

5- Splistone. La ville la plus paisible des Plaines. Laisser ses armes à feu au bureau du marshal.

6- Un nunchaku dans l’étui de gauche, un poignard dans celui de droite.

7- Formule utilisée par le philosophe et critique littéraire Nicolas Dobrolioubov pour qualifier L’Orage de Nicolas Ostrovski, pièce qui aborde le sujet du droit des femmes à aimer qui bon leur semble. (N.d.T.)

8- Ferme collective « Le Rayon de Lumière ».

9- Sortes de raviolis. (N.d.T.)

10- Chant patriotique célébrant la victoire du général Souvorov sur les Turcs en 1791, sous le règne de Catherine II. (N.d.T.)

11- Une belle femme également.

12- Pouvoir du comté.

13- Un, deux… trois !

14- Héroïne de Que faire ? de Tchernychevski. (N.d.T)

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21.06.2020

Fiction Book Description

Akounine, Boris

Avant la fin du monde

(Dédicaces - 3)

Parure précieuse qui s'évanouit dans la nature, serpent monstrueux s'attaquant aux héritiers d'une famille fortunée, crime presque parfait, " épidémie " de suicides au fin fond d'une Sibérie rongée par la superstition... Aucune énigme, si machiavélique soit-elle, ne résiste à la sagacité d'Eraste Fandorine. Ces quatre enquêtes dédiées aux maîtres du roman policier que sont Arthur Conan Doyle, Patricia Highsmith, Agatha Christie et Umberto Eco révèlent un Boris Akounine au sommet de son art, capable de naviguer d'un univers littéraire à un autre avec une aisance époustouflante.

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

L’Attrapeur de libellules

Altyn Tolobas

Bon sang ne saurait mentir tomes 1 et 2

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Le Chapelet de jade

Boris Akounine

AVANT LA FIN

DU MONDE

et autres nouvelles

Dédicaces 3

Traduit du russe par Luba Jurgenson

Titres originaux : Skarpeja Baskakovyh

Odna desjataja procenta

Čaepitie v Bristole

Pered koncom sveta

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2010 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08705-7

LA GUIVRE DES BASKAKOV

Cette nouvelle est dédiée

à Arthur Conan Doyle

I

— Tioulpanov, vous craignez les serpents ?

Cette question surprit Anissi alors qu’il buvait sa deuxième tasse de thé. C’était le meilleur moment de la journée : toutes les affaires avaient déjà été expédiées, la soirée ne faisait que commencer, il n’avait résolument pas à se presser. Cela le mettait d’humeur calme, philosophique.

La conversation portait sur un tout autre sujet : la visite à Moscou de Sa Majesté l’impératrice, prévue pour le lendemain. Pourtant, Anissi ne fut pas désarçonné par cette question inattendue, habitué qu’il était déjà à ce que Fandorine, son supérieur, sautât du coq à l’âne.

Cela ne l’empêcha pas de bien réfléchir avant de répondre. La question était peut-être oiseuse, et alors il fallait la prendre au sens figuré, mais peut-être n’était-ce pas le cas. Par exemple, une fois, Eraste Pétrovitch lui avait demandé : « Aimeriez-vous, Tioulpanov, devenir tellement habile et fort qu’aucun géant ne saurait vous résister ? » Anissi avait eu le malheur de répondre : « Bien sûr ! » Depuis ce jour, et cela faisait plus d’un an, il était obligé de suivre l’enseignement de Massa, le valet du patron, et ce Japonais qui ne songeait qu’à le tourmenter lui faisait vivre un véritable martyre : il devait courir dans la neige, vêtu de ses seuls sous-vêtements, ou marcher sur les mains pendant une demi-heure, tel un antipode australien, en s’écorchant les paumes sur le plancher hérissé d’échardes.

— Quel genre de serpents ? s’enquit Anissi, prudent. Les vrais, ceux qui rampent, ou bien les serpentins que l’on jette les jours de fête ?

— Les vrais. Pourquoi craindrait-on les serpentins ?

Après mûre réflexion, le secrétaire de gouvernement décréta que la question de son supérieur ne recelait aucun piège. Bien sûr, tout le monde a peur du cobra ou de l’échidné, mais il y avait peu de chances qu’on en trouvât à Moscou, rue Saint-Nikita.

— Non, je ne les crains pas du tout.

Eraste Pétrovitch inclina la tête d’un air satisfait.

— C’est parfait. Donc, demain, vous partirez pour le district de Pakhrinsk. Un anaconda inouï y a été vu. Le curé de la paroisse nous fait part de manigances de S-satan et déplore la mécréance des pouvoirs terrestres, tandis que le président de l’Assemblée du district dénonce l’Eglise, qui sème la confusion dans les esprits et propage les superstitions. Allez là-bas et tirez cela au clair. Je ne vous raconte pas les détails, car je ne les connais que par ouï-dire et il n’y a rien de pire quand on veut se faire une idée précise des faits. Cette histoire est si absurde et fantastique que, n’était la visite de Sa Majesté, je n’aurais pas hésité à m’y rendre moi-même.

Avant de passer chez lui pour préparer son voyage, Anissi chercha le mot inconnu dans une encyclopédie. L’anaconda était en fait un énorme serpent des marais amazoniens. Qu’avait donc voulu dire son supérieur ? C’était tout sauf clair. Le méchant homme : à présent, Anissi brûlait d’en savoir plus.

Toute la sainte journée, Anissi voyagea sur de mauvaises routes dans une calèche ballottée dans tous les sens : après la grande route mal pavée, il tourna sur une voie en terre et, à la fin, dut faire les onze derniers kilomètres sur un chemin de village tout criblé de flaques et de nids-de-poule. Parti avant l’aube, à quatre heures du matin, il n’arriva à Pakhrinsk que le soir.

Ne connaissant encore rien à l’affaire, Tioulpanov avait décidé que, dans le conflit qui opposait les deux factions de Pakhrinsk, il prendrait le parti du progrès. Aussi avait-il envoyé un télégramme au Conseil de l’Assemblée pour annoncer son arrivée. A présent, le président du Conseil en personne attendait le visiteur de Moscou, malgré l’heure tardive.

— Bienvenue, monsieur Tioulpanov, dit-il en passant sa main sur les épaules de son hôte pour secouer la poussière grise qui s’y était accumulée pendant le voyage. De la part des personnes progressistes qui sont, certes, minoritaires dans notre modeste district, je vous présente mes excuses pour le dérangement que nous vous avons causé. Ce sont nos Torquemada du cru qui sèment le trouble du haut de la chaire. Heureusement que c’est M. Fandorine, un homme intelligent et cultivé, qui a été chargé de cette affaire, et non quelque grenouille de bénitier obscurantiste. Il est nécessaire de démasquer ces superstitions nuisibles. Toute notre région vit encore au Moyen Age ! Les éléments les plus incultes, les plus réactionnaires lèvent la tête. Les popes sont ravis, ils organisent des processions et des prières à longueur de journées, et on voit apparaître un nombre incalculable de sorciers et de magiciennes. On ne parle que de la Guivre des marais.

De quoi, de quoi ? faillit demander Anissi. Mais il se mordit la langue : il fallait être patient, le président du Conseil allait tout lui raconter.

Après avoir toisé d’un regard sceptique la silhouette peu virile et le visage glabre du secrétaire de gouvernement, Antoine Maximilianovitch Blinov (tel était son nom) ajouta :

— C’est bien dommage qu’Eraste Pétrovitch n’ait pas pu venir lui-même, mais ce n’est pas grave. L’assistant d’un homme aussi exceptionnel doit être quelqu’un d’extraordinaire, lui aussi.

Tioulpanov fronça les sourcils : il avait saisi le doute dans l’intonation du président. Celui-ci en demandait trop : que Fandorine se déplace en personne ! Il ne manquait que ça ! Son supérieur allait-il se rendre dans ce trou perdu, pour des vétilles ? Il ne fallait pas rêver.

Pour ne pas trahir son ignorance humiliante de l’affaire, Tioulpanov décida de jouer les hauts personnages devant ce petit chef provincial. Il ne posa pas de questions, n’exprima aucun jugement si ce n’est à propos du temps qu’il faisait (sec, mais pas trop chaud, ce qui était fort agréable) et, pour commencer, se limita à des interjections.

En sortant du bâtiment de l’Assemblée, ils montèrent directement dans la carriole vieillotte du président et roulèrent à travers un paysage où alternaient champs et bosquets, avant de pénétrer dans une épaisse forêt.

— Je vous laisserai près du chemin des Tatars, c’est à deux pas de Baskakovka, expliqua Blinov. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Je ne peux pas me montrer chez Barbara Ilinitchna, en ce moment, je suis devenu persona non grata. Pour l’héritière de ce nouveau latifundium, votre serviteur est un reproche vivant, pénible souvenir de son bon accueil d’autrefois.

Anissi acquiesça d’un signe de tête. Pourtant, c’était la première fois qu’il entendait parler de cette héritière et le sens du mot « latifundium » n’était pas tout à fait clair pour lui. Cela devait désigner aussi quelque chose de sud-américain.

Antoine Maximilianovitch devisait sans discontinuer, essentiellement à propos de choses qui n’avaient rien à voir avec l’affaire : la région de Pakhrinsk, qui était très ancienne, la beauté de la nature, le bel avenir de ces petits villages vétustes, de ces lentes rivières et marécages mélancoliques. Blinov était absolument convaincu que ce trou perdu était promis à un avenir radieux, lequel était attendu pour le printemps prochain, date prévue pour l’inauguration d’un chemin de fer qui allait traverser le district.

— Vous imaginez ce que ça va être, aimable Anissi Pitirimovitch ?

Le président du Conseil se retourna et, dans son exaltation, il saisit la main du jeune homme si fort que Tioulpanov fit une grimace : l’enthousiaste avait une poigne puissante.

— Aujourd’hui, personne n’a besoin de nos petites industries ni de nos forêts mixtes. Lorsqu’on pourra se rendre à Moscou dans un compartiment confortable avec des banquettes moelleuses, les estivants viendront par milliers. Bénie soit cette sous-espèce oisive de l’Homo sapiens ! Ils apporteront de l’argent, des routes praticables, des emplois pour les habitants du cru ! Alors, l’ivrognerie et la mendicité disparaîtront, on fera bâtir des hôpitaux et des fermes. Dans deux ou trois ans, on ne reconnaîtra plus notre district !

— C’est pour cela que vous avez appelé Baskakovka « un nouveau latifudium » ? dit Anissi en répétant le mot ronflant d’un air détaché.

Il espérait l’avoir bien retenu. Ce n’était pas tout à fait le cas : Blinov le reprit.

— Latifundium. Qu’était donc Baskakovka jusqu’à présent ? Vingt mille hectares de terre épuisée, pauvre en humus, coincée entre le marécage de Gnilovo et les terrains vagues de Mokchino. Papakhine (un de nos entrepreneurs locaux) avait proposé d’acheter tout le domaine pour trente mille roubles, qu’il voulait débourser en plusieurs fois. A présent, ce sont deux mille terrains pour des villégiatures ! Chacun pourra être vendu à des promoteurs et des constructeurs pour mille roubles.

— Deux millions ! calcula immédiatement Tioulpanov, qui sifflota.

— D’après les calculs les plus modestes, remarquez. Ces millions lui sont montés à la tête, à Barbara Ilinitchna.

— C’est la propriétaire ? s’enquit le secrétaire.

— A présent, oui. Alors qu’il y a un mois elle n’était que la fille adoptive de Sophie Konstantinovna, la propriétaire, et donc, une pique-assiette. Feu Sophie Konstantinovna vivait chichement et envoyait ses maigres revenus à son fils unique, Serge Gavrilovitch, qui servait au bataillon de chasseurs des montagnes, à Kouchka. A l’époque, je les fréquentais. Imaginez, quelquefois pour le thé, il n’y avait sur la table que des biscottes avec de la confiture d’airelles, rien d’autre.

En entendant l’expression « feu Sophie Konstantinovna », Tioulpanov retrouva ses esprits tel un corbeau qui aperçoit soudain, en rase campagne, sous un saule, la proie qu’il cherchait. En criminologie, une fortune inattendue promettait beaucoup ou, comme disait son supérieur, ouvrait de vastes perspectives.

— Que lui est-il donc arrivé, à la pauvre vieille ? demanda-t-il d’une voix onctueuse, tout en se disant : Ce serait bien qu’il s’agisse d’un meurtre, et des plus mystérieux ! Alors je n’aurais pas perdu ma journée à avaler de la poussière.

— Comment ? Vous n’allez pas me dire que votre supérieur ne vous a pas mis au courant ? s’étonna Blinov.

Tioulpanov dut faire comme si sa question avait un sens purement rhétorique, une sorte de conversation à voix haute avec soi-même.

— Elle n’était pas du tout vieille, répondit le président du Conseil. Dans les quarante-cinq ans, et robuste. Quant à son fils, Serge Gavrilovitch, c’était un vrai preux, un gars d’une belle carrure. De la vieille race des Baskakov. C’est donc plutôt par sentimentalisme et mépris de la maladie que Sophie Konstantinovna avait ajouté le nom de sa fille adoptive à son testament…

Le corbeau fondit sur sa proie.

— Ajouté à son testament ?

— Mais oui. L’année dernière, Mme Baskakov était tombée de sa calèche – son cheval s’était emporté – et elle s’était fait mal. Elle avait passé une semaine au lit, puis elle s’était relevée plus en forme que jamais. Mais, pendant qu’elle était malade, elle s’était fait donner l’extrême-onction et s’était souciée d’écrire son testament. Naturellement, elle léguait tout à son fils unique et, à la fin, elle avait ajouté une clause : si son fils mourait sans laisser d’héritier, tout reviendrait à sa fille adoptive Barbara. Car celle-ci avait vraiment pris soin d’elle : elle lui faisait des compresses, des potions… Sophie Konstantinovna voulait lui faire plaisir. Et voilà le résultat…

— Quel résultat ? demanda le jeune homme, qui n’arrivait pas à tenir sa langue.

— Jugez par vous-même. L’année dernière, au moment où la Baskakov a rédigé son testament, c’était une personne encore vaillante et pas du tout vieille, malgré ses hématomes sur le dos. En plus, elle avait un héritier légitime, son sous-lieutenant de fils aux joues vermeilles avec une moustache comme ça. Entre nous, l’héritage était plutôt minable. Il y a un mois, trois événements sont survenus coup sur coup : deux tragiques et un heureux, qui ont tout changé…

Soudain, le président du Conseil se mit à marmonner des paroles incompréhensibles :

— Des caqueteurs, des caqueteurs, vous les entendez qui jacassent dans le marais ?

Son visage devint tendrement rêveur.

— Ce sont les canards d’ici, une espèce extrêmement rare, poursuivit-il. D’ailleurs, il y a beaucoup d’oiseaux rares dans nos contrées. Nos braconniers, les villageois du coin, les avaient pratiquement exterminés, mais à présent plus personne n’ose s’aventurer dans les marais : à quelque chose malheur est bon. Il y a une nouvelle génération de canards. Bientôt, on pourra y faire un tour avec un fusil. J’ai une maison de l’autre côté du marais. Une ruine, vestige du nid familial. Tout mon temps est consacré à la communauté, je n’en ai pas pour m’occuper de mon patrimoine à moi. Et puis, vous parlez d’un patrimoine ! Rien du tout ! Je l’aurais bien laissé tomber, mais c’est qu’il y a la nature, et la chasse ! Vous n’êtes pas chasseur ?

— Moi ? s’écria Tioulpanov en faisant la grimace, agacé par cette digression. Non.

— Et moi, c’est mon péché mignon.

Anissi, rappelant à l’ordre le conteur indiscipliné :

— Vous avez parlé d’événements tragiques et joyeux…

— Oui, oui. D’abord, une terrible nouvelle est arrivée du Pamir : le sous-lieutenant Baskakov était tombé dans un combat contre les Afghans. Bouleversée, Sophie Konstantinovna a eu une crise cardiaque. Et, trois jours plus tard, il lui est arrivé ça. Ce pourquoi vous êtes venu ici.

Blinov baissa la voix, alors qu’ils étaient seuls, et Tioulpanov se sentit de nouveau en colère contre son supérieur. Pouvait-on se moquer de la sorte de son assistant dévoué ?

— A peine a-t-on enterré Mme Baskakov, à peine Barbara Ilinitchna est-elle entrée en possession de ses biens, qui lui étaient tombés dessus de façon si inattendue, que nous avons appris qu’il allait y avoir le chemin de fer.

— Et alors, l’héritière ? demanda Anissi, curieux. Tous ces événements ne l’ont-ils pas perturbée ? Elle n’avait pas un sou, et la voilà à la tête d’une fortune.

— Au début, elle a pris peur. Dans un premier temps, elle a même cherché auprès de moi consolation et soutien : à l’époque, j’étais son confident numéro un. Il faut vous dire qu’autrefois, Barbara Ilinitchna faisait preuve d’une grande indépendance d’esprit. Elle voulait servir le peuple et la société, faire des études pour devenir institutrice ou sage-femme. Combien de fois n’avions-nous pas rêvé ensemble à un miracle qui transformerait notre modeste contrée : par exemple, on construirait une usine, ou bien un industriel prévoyant déciderait d’assécher le marais de Gnilovo, ou encore un riche propriétaire originaire de la région léguerait cent ou deux cent mille roubles pour la mise en valeur de son pays natal.

Antoine Maximilianovitch poussa un soupir et Tioulpanov imagina vivement cette scène : un fonctionnaire dévoué à la communauté, un peu malmené par la vie mais encore tout à fait vert, et une demoiselle modeste, jolie ; une vieille demeure, de douces soirées. Cela devait bien finir par quelque romance.

— Et alors ? Une fois devenue riche, Barbara Ilinitchna a-t-elle renoncé à faire une donation pour le district ?

— Pas tout de suite, répondit Blinov avec un soupir encore plus douloureux. Au début, elle a poursuivi son idée. Elle a même rédigé son testament, léguant tous ses biens à la municipalité de Pakhrinsk…

— Je suppose que c’était pour la forme, dit le secrétaire avec un sourire moqueur. S’agissant d’une jeune demoiselle…

Le président jeta un coup d’śil rapide au fonctionnaire moscovite.

— Non, mon cher Anissi Pitirimovitch, ce n’était pas du tout pour la forme. Barbara Ilinitchna est phtisique. Elle a toujours pensé qu’elle mourrait jeune. De là lui venait son sens du sacrifice, son désintéressement. Mais, là-dessus, des charognards se sont manifestés : quoi de plus normal ? Egor Ivanovitch Papakhine, qui cette fois-ci a proposé bien plus que trente mille. Makhmetchine, l’entrepreneur tatar qui voudrait ouvrir un hôpital pour offrir des cures de koumys dans les bosquets de Baskakovka. Il a proposé deux fois plus que Papakhine. Ils ont fait croire à Barbara Ilinitchna qu’à présent on savait soigner la phtisie en Suisse. Ils lui ont complètement troublé l’esprit. Et de lui parler de Paris, de Menton… Et c’est comme ça que j’ai perdu sa confiance.

On ne voyait presque plus la route, uniquement des murailles d’arbustes des deux côtés. En haut, dans l’espace étroit entre les cimes des hauts pins, la bande noire du ciel scintillait de myriades d’étoiles.

Soudain, le cheval se mit à piaffer, à replier ses postérieurs, et Anissi sentit son cśur se serrer. Une créature se tenait devant eux sur le bord de la route : un être blafard, maigre, de taille immense, qui produisait de petits bruits perçants, à vous troubler l’âme. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau au méchant sorcier Babaï que sa maman évoquait pour lui faire peur, quand il était petit : « Si tu n’obéis pas, il te prendra par le toupet, il te jettera dans sa besace et il te portera dans la clairière aux démons. »

Blinov tira sur les rênes, cria plusieurs fois « Halte ! » pour calmer le cheval effrayé.

— Vladimir Ivanovitch, c’est vous ? Vous revenez d’Olkhovka ?

La créature bougea et cessa sa complainte. En fait, ce n’était pas du tout le sorcier Babaï, mais un paysan très grand et maigre vêtu d’une chemise blanche, qu’il portait par-dessus son pantalon en velours de coton, avec des chaussons en tille aux pieds. La lune sortit et éclaira un visage barbu aux joues creuses, les yeux très enfoncés – on aurait dit des trous noirs – et un fin mirliton qu’il tenait à la main.

— Bonsoir, Antoine Maximilianovitch, dit le moujik d’une voix douce et agréable.

Il s’inclina devant Tioulpanov, non pas à la manière des gens du peuple, mais comme on fait dans les salons.

— Vous avez deviné : j’étais allé à Olkhovka pour voir les vieilles de là-bas, pour noter les adages locaux. Je me suis fait un mirliton. Ne trouvez-vous pas que c’est une tonalité étonnante ?

— Oui, elle nous casse les oreilles, acquiesça le président du Conseil. Anissi Pitirimovitch, je vous présente Vladimir Ivanovitch Petrov, un vrai Russe, connaisseur de l’art oral populaire. Il ne se soucie de rien au monde à l’exception du folklore et des métiers paysans. Il est venu de Pétersbourg et il loge à Baskakovka. D’ailleurs, il n’y a pas tellement d’autre solution. Cela tombe très bien : vous aurez un guide. Et voici M. Tioulpanov, fonctionnaire du secrétariat du général gouverneur. Il nous a été envoyé pour démêler l’histoire que vous connaissez.

Tout le monde connaissait l’histoire, même ce joueur de mirliton, sauf lui !

Ils se séparèrent de Blinov, car le savant de Saint-Pétersbourg prit un raccourci à travers la forêt. A la différence du volubile président du Conseil, l’ethnographe était taciturne, et ne se retournait pas sur son compagnon ; de temps en temps, il tirait de son mirliton des trilles mélancoliques qui semblaient malveillants à Tioulpanov.

Le jeune homme attendit cinq minutes : la conversation n’allait-elle pas rouler tout naturellement sur les habitants du village, ou du moins le folklore de Pakhrinsk ? Qu’importe, à partir du moment où il y a échange… Mais Petrov se taisait toujours et Tioulpanov se vit obligé de faire le premier pas.

— En tant que spécialiste des légendes, vous avez dû entendre souvent des histoires bizarres. Encore plus bizarres que celle dont parlait Antoine Maximilianovitch.

Il n’aurait pas pu commencer de manière plus maladroite.

— Encore plus bizarre ? Je crois que cela n’existe pas, marmonna Petrov.

Mais, après ce début prometteur, il se tut de nouveau.

Tioulpanov décida alors de prendre le taureau par les cornes. Il fallait en finir avec les détours.

— J’ai remarqué, Vladimir Ivanovitch, que vous évitez de me parler des récents événements de Baskakovka. Pourquoi ? Y a-t-il des raisons à cela ?

C’était le meilleur moyen pour faire parler ce personnage taciturne : il fallait le surprendre par un assaut brutal et l’obliger à se justifier. Le perspicace Eraste Pétrovitch avait enseigné cette manśuvre à son assistant.

Son stratagème réussit au-delà de ses espérances. Petrov enfonça sa tête dans ses épaules, se retourna et ouvrit ses bras osseux en un geste d’excuse.

— Je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui ai inventé l’histoire de la Guivre. Je n’ai fait que la raconter, en pensant distraire Sophie Konstantinovna avec cette vieille légende. Qui aurait pu prévoir la manière dont ça allait tourner ?

Tioulpanov ne comprenait rien à ses propos, mais son flair lui dit qu’il touchait au but.

— Racontez-moi tout dans l’ordre, ne sautez pas du coq à l’âne, dit-il d’un air sévère. Cela s’est passé quand ?

— Je dirais une semaine avant…

Vladimir Ivanovitch trébucha, cherchant le mot juste.

— … avant l’événement. C’était son anniversaire. Tout a commencé avec l’icône. Dans son salon, il y a une image de saint Pancrace. Une vieille icône qui date de l’époque de Pierre le Grand. Pancrace a vécu il y a presque cinq siècles, il est le fondateur de la lignée des Baskakov. A côté du saint, on voit un grand serpent avec une couronne lumineuse. C’est tout de même extraordinaire ce que nos aristocrates s’intéressent peu à l’histoire de leur famille ! s’emporta soudain le folkloriste. N’importe quelle paysanne d’Ilinskoïe ou d’Olkhovka vous parlera de la Guivre avec force détails et tant de poésie ! Sophie Konstantinovna savait juste que son aïeul avait bâti sa maison à l’endroit de sa rencontre avec un serpent magique et que cet événement avait un lien avec la canonisation de Pancrace. Quant à l’herbe miraculeuse et la prophétie, elle n’en savait rien !

La situation devenait amusante : la nuit, sur un sentier de forêt, deux hommes sérieux, un savant de Pétersbourg et l’assistant personnel d’un fonctionnaire chargé de missions spéciales auprès du général gouverneur lui-même, menaient une étrange conversation à propos de diableries invraisemblables. Tioulpanov arborait un air méfiant (n’était-on pas en train de duper l’étranger venu de Moscou ?) ; le folkloriste, lui, semblait aux anges.

— Savez-vous, monsieur, que la légende de la Guivre, que l’on appelle aussi la Vouivre ou la Vivre, est répandue dans toute la plaine russe depuis Arkhangelsk jusqu’aux provinces du Sud ? demanda Vladimir Ivanovitch.

De toute évidence, il n’escomptait aucune réponse, car il ne fit pas la moindre pause.

— Etymologiquement, le nom de ce reptile magique remonte probablement à Gwer, le serpent de feu germanique. La tradition dote la Guivre de sagesse, de clairvoyance ; elle est également dispensatrice de richesses. Pourtant, l’image du serpent couronné symbolise aussi la mort inévitable. Toutes ces composantes sont bien présentes dans la légende de la famille Baskakov.

— Comment, les Baskakov auraient-ils leur propre serpent magique familial ?

— Oui. Selon la légende, le serpent qui a permis à leur lignée de s’élever devait un jour causer sa perte. Ce qui s’est passé en effet, ajouta Petrov avec une satisfaction manifeste – sans doute purement scientifique.

A partir de cet instant, Anissi écouta très attentivement, sans interrompre. Le récit coula, savoureux : on voyait bien que ce n’était pas la première fois que le savant le racontait.

— Au XVe siècle, pendant le règne de Vassili l’Obscur, lorsque Moscou était encore sous le joug des khans tatars, le cruel baskak1 Pantar-Murza passait à travers nos forêts et nos marécages avec ses coupe-jarrets afin de prélever le tribut sur les Russes. La légende dit qu’il avait reçu l’ordre de laisser tranquilles les bourgs et les villages, pour ne piller que les trésors des églises et des monastères. Les Tatars arrachaient l’or des bulbes, les encadrements des icônes, les broderies précieuses des habits sacerdotaux. A cause de cette profanation, une plainte montait au-dessus de toute la région de Pakhrinsk. Et voilà qu’au beau milieu du marais de Gnilovo, Pantar-Murza eut une vision. Un immense serpent tout brillant de lumière, avec une couronne sur la tête, lui apparut et proféra d’une voix humaine : « Rends aux églises tout l’or que tu as pris, puis reviens ici, je te récompenserai. » Terrifié, le baskak rendit tout aux popes et aux moines et il retourna dans le marécage. La Guivre vint de nouveau vers lui en disant : « Parce que tu as obéi à ma volonté, je te donne une touffe d’herbe miraculeuse. Chaque fois que tu la jetteras par terre, tu trouveras un trésor. Ta descendance sera riche et prospère pendant de longues années, jusqu’au jour où je reviendrai chercher le dernier de ta lignée. » La Guivre disparut après avoir posé devant lui une touffe d’herbe. Le Tatar, plus mort que vif, partit en courant, fuyant cet endroit enchanté. Dans son affolement, il fit tomber sa touffe d’herbe à l’orée du marécage. Aussitôt, un coffre bardé de fer, rempli de roubles d’or, s’ouvrit devant lui.

A cet endroit, Vladimir Ivanovitch abandonna son intonation chantante et parla normalement, comme s’il faisait une note ou un commentaire scientifique :

— A l’époque de Vassili l’Obscur, il n’y avait pas encore de roubles d’or. Pourtant, c’est bien ce que dit la légende. Après sa rencontre avec la Guivre, Pantar-Murza se convertit au christianisme, bâtit une maison à l’orée du marécage et épousa une jeune fille russe de bonne naissance. A la fin de sa vie, devenu veuf, il prit l’habit et se fit connaître par de nombreuses bonnes actions et même des miracles, ce qui lui a valu plus tard d’être canonisé sous le nom de saint Pancrace. Voilà. Et donc, il y a un mois, la Guivre est revenue et elle a emporté l’âme de la dernière des Baskakov. Du moins, c’est ainsi que les paysans d’ici interprètent la mort de Sophie Konstantinovna. Car, à les entendre, la Guivre apparaît périodiquement aux uns ou aux autres dans les marais. L’accident qui a coûté la vie à Mme Baskakov a d’ailleurs coïncidé avec une nouvelle vague de rumeurs. Il n’y en a pas un qui n’ait pas quelque chose à raconter. Déjà que personne ne mettait les pieds dans les marécages depuis plusieurs mois ! Et il fallait qu’une histoire pareille leur tombe dessus !

Anissi regarda l’ethnographe d’un air embarrassé et il ordonna :

— Racontez-moi la mort de Mme Baskakov dans le moindre détail. Seulement avançons, il se fait tard. Vous pouvez parler tout en marchant.

Ils progressèrent de nouveau sur le sentier bien visible dans le clair de lune, mais plus lentement qu’auparavant, car le savant se tournait sans cesse vers son interlocuteur.

— Vous comprenez, il s’agit bien sûr d’une coïncidence. J’avais raconté la légende à la dame et à ses invités et, quelques jours plus tard, lorsque la triste nouvelle du Pamir est arrivée, il est devenu évident que la lignée allait s’éteindre. La nouvelle de la mort de son fils a bien failli tuer Sophie Konstantinovna : son cśur était brisé. Pendant une journée entière, elle est restée sans connaissance. Elle n’avait plus envie de vivre. Pourtant, elle s’en est sortie ! Le lendemain, elle s’est levée ; le surlendemain, elle a pu descendre dans le jardin, on l’a vue s’y promener, pleurer. C’est dans le jardin que le régisseur Kracheninnikov et sa fille l’ont trouvée. Ils ont raconté qu’elle avait un visage épouvantable : la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Pendant qu’on la transportait dans la maison, elle a eu seulement le temps de répéter deux fois : « La Guivre, la Guivre », après quoi elle est morte. Selon les médecins, les causes de sa mort étaient tout à fait naturelles, une crise cardiaque, et pourtant, avouez que cela fait peur. Lorsqu’on est amené, de par sa profession, à collectionner des légendes sur les sorcières, les naïades et autres créatures maléfiques, on commence à comprendre que ce ne sont pas que des superstitions. Il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit… Il existe des choses dans ce monde dont nos sages n’ont pas la moindre idée.

Là, Vladimir Ivanovitch se tut, manifestement confus de ces propos obscurantistes. Tioulpanov, quant à lui, leva plusieurs fois les sourcils, dans l’espoir de stimuler le travail de l’intellect. A cause de cet exercice, ses oreilles bien décollées se mirent à bouger. Fasciné par ce spectacle, Petrov faillit trébucher.

Tioulpanov finit par formuler sa conclusion :

— Il n’y a absolument rien de surnaturel dans cette histoire. La Baskakov a dû voir tomber une branche ou encore le tuyau d’arrosage, ce qui lui a rappelé la légende. Sachant qu’elle était la dernière de la famille, elle a imaginé que le serpent était venu la chercher. Ajoutez à cela ses nerfs détraqués, son cśur brisé : il y avait de quoi rendre le dernier soupir, que Dieu ait son âme. C’est une histoire banale, pas besoin de faire une enquête.

Petrov finit par trébucher sur le sol plat, et il s’accrocha au tronc d’un tremble.

— Et que faites-vous de la trace ? demanda-t-il en regardant le secrétaire d’un air perplexe.

— Quelle trace ?

— M. Blinov ne vous a-t-il donc rien dit ? Il n’a pas eu le temps. Ou bien il n’a pas voulu vous en parler : c’est un matérialiste. Ce soir-là, il pleuvait. Eh bien, dans la boue, sur le chemin où on a trouvé Sophie Konstantinovna, il restait une trace, comme si un énorme reptile était passé par là.

Vladimir Ivanovitch coula un regard en direction d’Anissi, qui demeurait bouche bée, et il poussa un soupir.

— C’est bien ça, le hic. C’est à cause de ça qu’il y a des rumeurs et des rôdeurs. Kracheninnikov a planté des piquets autour de cet endroit et il a mis une bâche pour garder la trace. Vous pourrez donc vous en assurer vous-même.

II

Sitôt dit, sitôt fait. Il faisait déjà nuit, mais lorsque le régisseur souleva la bâche posée sur quatre piquets et éclaira le sol avec une lampe à huile, Tioulpanov aperçut un long sillon sinueux : on aurait dit que quelqu’un avait traîné une grosse bûche dans la boue…

Mais commençons par le commencement.

Le village de Baskakovka était apparu soudainement aux yeux de Tioulpanov et, à cause de cela sans doute, lui avait fait une étrange impression.

L’ethnographe, qui marchait devant, avait écarté les branches et, derrière un carré d’arbres clairsemés, avait surgi une bâtisse blanche ancienne, dont toutes les vitres étaient illuminées d’une belle lumière. A cause de cela, la maison sembla à Anissi pareille à une lanterne japonaise en papier, un peu comme celles qui étaient accrochées dans le bureau d’Eraste Pétrovitch. On ne se couchait pas si tôt à Baskakovka. D’ailleurs, il était à peine dix heures.

La maîtresse des lieux avait fait un signe de tête à Petrov, comme à une personne de la famille, et ne s’était pas du tout étonnée de la visite impromptue de Tioulpanov. Anissi s’était dit que les incroyables métamorphoses survenues ces derniers temps avaient dû endurcir le cśur de la millionnaire, qui avait désappris à s’étonner.

En tout cas, lorsque Tioulpanov s’était présenté et avait expliqué qu’il était venu de Moscou pour enquêter sur les circonstances du décès de Mme Baskakov, Barbara Ilinitchna avait seulement dit :

« Eh bien, faites votre enquête, puisque vous êtes là pour ça. Samson Stépanovitch vous montrera votre chambre, laissez-y vos bagages et rejoignez-nous dans la véranda, je vous prie, pour prendre le thé. »

L’homme d’un certain âge à la figure sévère, à la chemise russe, chaussé de bottes, que la maîtresse des lieux avait désigné comme Samson Stépanovitch, était justement le régisseur Kracheninnikov, auquel Tioulpanov avait demandé séance tenante de lui montrer la trace mystérieuse.

Il n’en retira pas grand-chose. Il eut beau s’accroupir et toucher du doigt les bords secs, fissurés du sillon : il n’y avait là aucun élément important pour son enquête. Il était évident qu’aucun reptile russe n’aurait pu creuser pareille ornière, pour ne pas dire pareil canyon.

— Que pensez-vous d’un phénomène aussi extraordinaire, Kracheninnikov ? demanda Tioulpanov en regardant le régisseur de bas en haut.

Celui-ci lissait sa longue barbe russe d’un air maussade.

Passé un certain temps, il répondit à contrecśur :

— Il n’y a rien à en penser. Une bête rampante est passée par là. Grosse comme votre mollet, non, comme votre cuisse.

— Eh bien, dit Anissi en se levant d’un air amusé. Nous avons établi les signes particuliers de notre Guivre : elle est aussi grosse que la cuisse du secrétaire de l’adjoint du général gouverneur. A présent, on peut lancer l’avis de recherche. Bon, allons-y, Samson Stépanovitch. Qu’est-ce qu’on va nous servir pour le thé ?

Fini les modestes biscottes mentionnées par le président du Conseil ! Il y avait des friandises si délicieuses qu’Anissi, grand amateur de sucreries, en oublia pourquoi il était venu. Il goûta aux pâtes de fruit à l’abricot, au chocolat blanc suisse (que l’on vend rue du Pont-des-Maréchaux à un rouble et demi la tablette), et à l’ananas de serre, et aux fruits confits de Revel. Cette merveilleuse abondance s’accordait si peu aux meubles vétustes et à la nappe soigneusement reprisée qu’Anissi n’eut aucun mal à se faire une idée de la situation financière de la nouvelle propriétaire. Ses richesses n’existaient qu’en perspective, non en réalité, car les terrains n’avaient pas encore été vendus ni les millions touchés. Toutefois, en prévision des rivières d’or qui allaient descendre sur Baskakovka, elle jouissait d’un généreux crédit auprès des grosses fortunes locales et en profitait à volonté.

Deux de ses possibles prêteurs, Papakhine et Makhmetchine, étaient assis devant le samovar.

Le premier avait versé du thé dans sa soucoupe, et il le buvait en aspirant bruyamment et en plissant ses petits yeux rusés et moqueurs. Il était pourtant vêtu d’un excellent costume de tweed anglais, une perle brillait sur son épingle à cravate, ses doigts soignés qui portaient un morceau de sucre à ses lèvres rouges n’avaient manifestement pas l’habitude du travail physique. Il est vrai que, lorsque le businessman se mit à gesticuler, Anissi aperçut un cor à sa main droite, mais il expliqua ce fait par son engouement pour le nouveau jeu britannique à la mode, le lawn-tennis. Papakhine buvait donc son thé dans la soucoupe et grignotait son morceau de sucre non parce qu’il était un barbare, mais avec une intention secrète et même un défi : Je ne suis pas un aristocrate, je n’ai pas le sang bleu, je suis quelqu’un de simple. D’où la coupe au bol et la barbe en balai-brosse. Bref, ce monsieur avait du caractère.

La deuxième des huiles locales qu’on lui présenta comme Rafik Abdourrakhmanovitch, était encore plus imposante : l’homme portait une redingote noire, une chemise immaculée et une cravate de soie ; un turban enserrait le sommet de son crâne, coiffure qui seyait à son visage hautain aux pommettes saillantes. D’après la manière ironique qu’avait Egor Ivanovitch de s’adresser à son concurrent en lui donnant du « Hodja », ainsi que toutes sortes d’allusions à La Mecque, la ville sacrée des musulmans, le secrétaire de gouvernement comprit que Rafik Abdourrakhmanovitch avait effectué récemment un pèlerinage en Orient, ce qui expliquait sa coiffure.

En revanche, la propriétaire déçut Tioulpanov. Dans l’entrée sombre, il n’avait pas pu bien la voir. A présent, sous l’abat-jour, il fallait se rendre à l’évidence : Barbara Ilinitchna n’était pas jolie. Sa peau était terne, ses cheveux, qu’elle avait eu la mauvaise idée de rassembler en chignon, étaient clairsemés, et son visage était étonnamment petit et couvert de drôles de bosses minuscules. En écoutant le récit du président du Conseil, il s’en était fait une tout autre image : une demoiselle pâle, mais bien de sa personne, le regard effarouché d’un être sans défense, complètement perdue face au destin qui avait pris un tour imprévu et attendant le preux chevalier qui allait la délivrer, la prendre sous sa protection, la rassurer et la sauver. Elle le paierait en retour en lui offrant lagratitude du cśur, un amour passionné – on dit que les jeunes filles phtisiques sont particulièrement ardentes – et, naturellement, une dot de deux millions.

La dot, Anissi s’était mis à en rêver en marchant avec Petrov vers la maison par une allée sombre. A présent, le secrétaire de gouvernement dévisageait Barbara Ilinitchna non sans une pensée secrète : oui, les millions, c’était une fort bonne chose, mais il lui faudrait la suivre à Menton, démissionner de son travail. Avec une fortune pareille, c’eût été idiot d’user ses souliers pour gagner cinquante roubles par mois. Or, sans son supérieur, Eraste Pétrovitch, sans Massa, son tortionnaire à la figure lunaire, il risquait de sombrer dans l’ennui et de se mettre à boire. Qu’elle aille au diable, cette fortune !

Après s’être rempli la panse de friandises et avoir résolu la question de la fortune, Tioulpanov commença son enquête.

— Et les autres invités, sont-ils partis ? demanda-t-il en montrant les tasses vides et les serviettes froissées.

— Dans notre campagne, on se couche tôt, répondit la maîtresse de maison avec un sourire condescendant. Ils ont mangé des tartes et des gâteaux, ils m’ont bien observée, histoire de pouvoir jaser à volonté, et ils sont rentrés se coucher. Ils doivent dormir à présent. Nos propriétaires sont des gens ennuyeux, monsieur Tioulpanov. Heureusement que Rafik Abdourrakhmanovitch et M. Papakhine ne m’oublient pas, sinon je resterais seule devant mon samovar. Vladimir Ivanovitch, lui, ne compte pas : rien ne l’intéresse en dehors de ses antiquités.

En effet, le savant ethnographe s’était mis dans un coin avec sa tasse de thé, le nez dans un gros bloc-notes relié en cuir. Au-dessus de sa tête, Anissi aperçut l’icône dont il venait d’apprendre l’histoire : un vieillard (aussi malingre que Vladimir Ivanovitch lui-même, avec la même barbe et un livre saint à la main à la place du bloc-notes) et, devant lui, un serpent moucheté portant une couronne lumineuse.

Anissi n’apprécia pas du tout les propos de Barbara Ilinitchna sur les propriétaires du coin. Un mois plus tôt, elle-même n’était qu’une pique-assiette et, à présent, elle crachait sur ses voisins ? Il eut envie de lui dire une vacherie.

— Et votre régisseur, Samson Stépanovitch ? Pourquoi ne l’invitez-vous pas à prendre le thé ? Vous ne le jugez pas digne de votre compagnie ?

Barbara Ilinitchna, que cette remarque était censée confondre (ne s’était-elle pas souciée du bien du peuple ?), ne se troubla pas le moins du monde mais, au contraire, monta sur ses grands chevaux :

— Il ne viendra pas ! C’est une sorte d’arrogance spéciale, quand on se fait tout petit par orgueil. Les Kracheninnikov sont au service des Baskakov depuis presque cent ans. Pour eux, s’asseoir à la table des maîtres, c’est comme découper du saucisson sur un autel d’église. Et puis, qui suis-je pour Samson Stépanovitch ? Une parvenue, une obscure. Si vous saviez les propos qu’il a tenus !

Elle se mit à rire, mais hélas, son rire se mua en une quinte de toux sèche, convulsive, c’en était pénible à regarder. Après s’être essuyé les yeux avec un mouchoir et repris son souffle, Barbara Ilinitchna poursuivit comme si de rien n’était :

— Il aime lire des livres anciens, il s’occupe de l’église. Il voudrait que j’emploie mon héritage à construire une église à la mémoire de saint Pancrace et de la famille Baskakov. Et que je me fasse moniale pour passer le reste de ma vie à prier pour les Baskakov, afin que leurs péchés leur soient pardonnés. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Elle rit de nouveau, sans tousser, mais d’un rire douloureux, triste.

— Kracheninnikov habite-t-il dans la maison ? s’enquit Anissi, qui se demandait s’il ne devait pas commencer par observer le régisseur.

— Non, pensez-vous. Il a sa maisonnette au fond du jardin. Et aussi une guérite au bord de l’étang qu’on appelle le « bureau ». Il s’y retire pour lire les livres pieux et alors, il n’est pas question de le déranger. Même sa fille n’a pas le droit d’y entrer. Il est veuf, il vit avec sa fille, ajouta la maîtresse de maison. Une personne délicieuse, une véritable beauté russe.

M. Papakhine s’anima.

— Un vrai bouton de rose ! Dommage qu’elle ait un père pareil : sa vie sera gâchée. Serioguine, le clerc, a demandé sa main, et il s’est fait jeter de la belle manière. (Egor Ivanovitch donna un coup de poing à un adversaire imaginaire). Samson Stépanovitch n’acceptera jamais de se séparer d’elle, il la gardera auprès de lui jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en âge de se marier. Elle n’aura plus alors qu’à se faire moniale. Pourtant, avec une tenue élégante et un peu d’instruction, et un petit voyage à Paris pour voir l’Exposition, elle s’épanouirait, je ne vous dis pas !

Cette réplique montrait que les échanges entre la propriétaire et Papakhine étaient tout ce qu’il y a de plus libre. Bien que l’industriel eût accompagné les mots « un peu d’instruction » d’un clin d’śil entendu, Barbara Ilinitchna ne se fâcha pas, ne le rabroua pas, elle sourit même. Ce petit détail n’échappa pas à Anissi.

Il était temps de passer aux choses sérieuses.

— J’ai eu l’occasion d’entendre des avis divergents sur le triste événement survenu il y a un mois. (Anissi jeta un coup d’śil discret à la propriétaire : n’allait-elle pas se renfrogner ? Mais non, pas du tout.) M. Blinov estime qu’il n’y a rien de surnaturel dans cette histoire. Il a déclaré que la rumeur sur la Guivre n’était qu’une superstition sans fondement…

— … qui risque de décourager les estivants, renchérit Papakhine, et d’empêcher que Pakhrinsk devienne un pays de cocagne. Antoine Maximilianovitch a dû vous décrire l’existence merveilleuse et progressiste que nous mènerons ici dans deux cents ans grâce au progrès ? Non ? Ce sera pour la prochaine fois, alors. (Egor Ivanovitch pouffa.) Foutaises ! Les estivants se fichent des légendes locales. Ils ont besoin d’air pur, d’un hamac, de baignades et de lait frais. Quant à notre président, c’est un beau parleur et un imbécile. Savez-vous que l’année dernière, il a fait un voyage en Extrême-Orient ? Il espérait faire fortune en vendant des peaux de tigre. Un commerçant, lui ! Il a failli se faire trancher la tête par les Honghuzi chinois, les « Barbes rouges ». D’ailleurs, ça n’aurait pas été une grosse perte, il ne s’en serait même pas aperçu !

— Egor Ivanovitch est furieux parce que Antoine Maximilianovitch a gagné les élections contre lui, expliqua Barbara Ilinitchna d’un air amusé.

On n’avait pas du tout l’impression que le souvenir de Blinov, ce doux rêveur, éveillait en elle des remords.

Le Tatar esquissa un sourire et inclina son turban, mais Tioulpanov ne s’intéressait pas aux élections locales, et il revint au sujet initial :

— Mais M. Petrov, qui est dans une disposition beaucoup plus romantique, a exprimé un tout autre point de vue. Votre Samson Stépanovitch m’a montré la trace du serpent dans le jardin.

Anissi poursuivait son idée, tout en regardant son reflet dans le samovar. Une drôle de tête avec des joues en forme de melons comme celles du Japonais Massa, et les oreilles semblables à des crêpes.

— Impressionnant, reprit-il. A ma connaissance, dans notre patrie, il n’existe pas de reptiles de cette taille. Je voudrais savoir ce que vous, vous pensez de cette Guivre, Barbara Ilinitchna. Elle vous fait peur ?

Aussitôt, il tourna la tête et darda son regard sur la maîtresse de maison. C’était son supérieur qui lui avait appris ce truc. Certains se troublaient – ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille.

Barbara Ilinitchna ne se laissa pas impressionner. Elle pouffa de nouveau. Toujours à rire, malgré sa maladie. Sans doute cette fortune qui lui tombait dessus avait-elle ébranlé son esprit.

— Et pourquoi devrais-je la craindre ? C’est la pauvre Sophie Konstantinovna qui n’arrêtait pas de répéter, une fois qu’elle a appris pour Serge Gavrilovitch : « Je suis la dernière des Baskakov, je suis la dernière des Baskakov », et elle pleurait, elle pleurait…

Sans aucune transition, sans même avoir effacé le sourire de son visage, la demoiselle étouffa un sanglot, renifla plusieurs fois et conclut :

— Je ne suis pas une Baskakov, la Guivre ne me fera rien.

— Vous y allez un peu vite, ma chère Barbara Ilinitchna, dit Papakhine en la menaçant du doigt. Vous héritez de la fortune des Baskakov qui vient du coffre magique, et donc, de la relique familiale.

Il montra ses dents solides, toutes jaunes à cause du tabac, écarquilla les yeux et imita le sifflement d’un serpent.

— Nous autres, les Papakhine, nous avons aussi notre fantôme familial, poursuivit-il. Dans la maison de mon père, il y avait une vieillarde blafarde derrière le poêle. Toute petite, toute grise, à fureter partout. Enfant, j’en avais une peur bleue. A Ilinskoïe, il y a des créatures maléfiques dans chaque isba, et c’est comme ça depuis la nuit des temps. Il ne faut pas vous étonner, mon cher, c’est la région qui veut ça, les marécages de Gnilovo sont tout près. Qu’est-ce que tu veux, Serioguine ?

En posant cette question, il avait tourné légèrement la tête. Anissi suivit son regard et vit dans la pénombre, hors du cercle de lumière distillée par la lampe, un petit homme voûté vêtu de manière étrange : il portait veste et cravate, mais était chaussé de bottes qui lui arrivaient aux genoux. Il tenait dans ses bras un gros chat roux et lui grattait le menton. Le chat plissait les yeux.

— Ce n’est pas à vous, mais à Barbara Ilinitchna que je le dirai, répondit cet avorton avec dignité tout en regardant de biais le fonctionnaire en uniforme. Ce matin, Samson Stépanovitch a récupéré à la poste un courrier de l’administration des arpentages, et il ne vous en a pas dit un mot. En tant qu’homme honnête, j’estime qu’il est de mon devoir…

— Enfin ! s’écria la maîtresse de maison, ravie. Est-ce le certificat de superficie pour ma propriété ?

— Parfaitement, et même tout à fait récent, il date de l’année dernière.

— Dieu soit loué ! A présent, je peux vendre le domaine ! Et partir à Menton, à Paris, à Marienbad !

Barbara Ilinitchna bondit sur ses pieds et se mit à tourner : sa robe modeste, qu’elle avait gardée de son ancienne existence, enfla un instant comme une cloche, mais aussitôt retomba et s’enroula autour de ses jambes de façon disgracieuse.

Papakhine fit un clin d’śil à Anissi et dit en montrant Serioguine :

— Ce vaurien cherche à faire couler le régisseur. Il imagine que Barbara Ilinitchna le prendra avec elle à l’étranger. Et qu’il pourra emmener Minette avec lui. A présent que son projet de mariage est tombé à l’eau, Minette lui tient lieu de fiancée.

— Il y a des créatures animales qui sont beaucoup plus honnêtes que certains marchands, n’est-ce pas, Minette ? dit le clerc en embrassant le chat sur le nez. Barbara Ilinitchna est gentille, elle nous prendra avec elle à Paris.

— C’est ton seul espoir, dit Egor Ivanovitch dans un rictus avant de se tourner vers Tioulpanov : Il sait que je le mettrai à la porte dès que j’aurai acheté le domaine.

— Des acheteurs comme vous, on en a vu, rétorqua Serioguine sans même daigner regarder le millionnaire. Rafik Abdourrakhmanovitch propose davantage.

Papakhine se tourna vers la valseuse.

— Barbara Ilinitchna ! cria-t-il. Ma mignonne ! Est-ce possible que vous songiez à vendre Baskakovka à un marchand de koumys à la tête rasée ? Ce serait un péché, un vrai péché.

La jeune femme cessa de danser et répondit, toute joyeuse :

— Pas du tout, ce serait même tout à fait juste. Ce domaine nous vient d’un Tatar, qu’il revienne à un Tatar.

A ces mots, Rafik Abdourrakhmanovitch porta sa main à son front, puis à sa poitrine, et intervint dans la conversation pour la première fois :

— Ma parole est sûre. Un million et demi. Si vous êtes d’accord, mes gars vous les apporteront demain. Quant à l’acte de vente, on pourra le rédiger après.

Egor Ivanovitch donna un coup de poing sur la table : on entendit tinter les tasses.

— Il va construire une mosquée ici, et on se mettra à dos tous les popes. Moi, je vous en donne un million six !

— Ça ne me fait ni chaud ni froid ! répondit en riant Barbara Ilinitchna, qui semblait heureuse d’avoir réussi à jouer ces deux richards l’un contre l’autre. Moi, je partirai en Europe et je ne remettrai plus jamais les pieds ici.

— C’est la vérité vraie, dit le clerc en embrassant Minette sur ses joues poilues.

Rafik Abdourrakhmanovitch haussa les épaules.

— Une mosquée ? Pourquoi ? La mosquée, je la construirai dans le quartier musulman et ici, je ferai des affaires. Un million sept.

Le secrétaire sentit l’ennui le gagner. Il était évident qu’au terme de ce marchandage, ils arriveraient à deux millions, comme prévu. Et même si le prix grimpait au-dessus, qu’est-ce que cela changerait pour lui ?

Prétextant la fatigue, Tioulpanov se retira dans sa chambre, mais il n’arriva pas à dormir et rédigea un rapport détaillé à son supérieur à propos de tout ce qu’il avait vu et entendu, multipliant portraits et descriptions, relatant les conversations. Dans ce genre d’affaire, les détails secondaires peuvent présenter un intérêt particulier. Barbara Ilinitchna avait bien dit que le fils du jardinier courrait à la poste dès le matin. La lettre parviendrait alors à son destinataire le jour même. Le surlendemain, Anissi pouvait s’attendre à recevoir des recommandations ou des conseils de la part d’Eraste Pétrovitch.

Il était plus de minuit lorsqu’il se coucha. Il avait beau se tourner et se retourner, il ne réussit pas à s’endormir. A peine fermait-il les yeux qu’il voyait des serpents avec une langue fourchue et une tête plate en forme de losange, couronnée par-dessus le marché.

Il fut pris de colère contre lui-même. Vous n’avez pas sommeil, Anissi Pitirimovitch ? Alors, ce n’est pas la peine d’user le matelas pour rien. Allez faire une promenade. Comme dit Massa le sage : « Petite balade, bonne dolmade. »

Il enfila le manteau par-dessus sa chemise de nuit, glissa ses pieds nus dans ses bottes et sortit dans le jardin. Les fenêtres étaient toutes sombres à présent, la maison était plongée dans l’obscurité, tout à fait silencieuse. De nombreux bruits mystérieux, clapotis, grincements, claquements résonnaient dans la nuit : des oiseaux ou des crapauds tramaient leur conspiration. Rien à voir avec les bruits, les odeurs et l’obscurité d’une nuit moscovite. Une créature se glissa entre les buissons derrière lesquels se trouvaient l’étang et, un peu plus loin, les marais de Gnilovo. Une ombre noire passa dans l’allée – il l’aperçut du coin de l’śil. Un superstitieux ou un homme aux nerfs fragiles aurait sans doute pris peur. Mais Anissi, à qui son supérieur avait souvent dit que le plus terrible se trouvait à l’intérieur de l’homme, avançait d’un pas alerte, sans crainte.

Il écarta les branches et vit, juste devant lui, l’étang qui brillait de toutes les étoiles reflétées par ses eaux. Ça sentait la vase, les grenouilles et quelque chose d’autre qu’Anissi ne réussit pas à identifier. Il s’assit sur une souche et se mit à réfléchir : à quel endroit, vu d’ici, se trouvait la trace de la Guivre protégée par la bâche ?

Au bout de cinq minutes à peine, il entendit un frôlement tout près, derrière les framboisiers. Quelqu’un bougeait, en gémissant et en marmonnant. Anissi se sentit mal à l’aise et regretta d’avoir laissé le revolver dans son sac de voyage. Cependant, s’il s’agissait d’un vivant, il n’y avait rien à craindre. Et contre une créature surnaturelle, le revolver était sans secours.

Créature surnaturelle ? Mais où as-tu la tête ! se dit le secrétaire de gouvernement en reprenant ses esprits. Quelqu’un rôde dans la nuit en gémissant et en marmonnant, c’est tout. Ce serait intéressant d’en savoir plus.

Tioulpanov descendit de sa souche, s’accroupit, plissa les yeux pour percer l’obscurité, se figea.

Kracheninnikov !

Oui, c’était bien lui. Anissi reconnut sa silhouette et, lorsque l’homme se tourna, il vit le contour de sa longue barbe.

Le régisseur portait sur son dos une petite besace. De temps à autre il s’arrêtait, en sortait une boulette et la jetait par terre tout près de l’eau. A quoi jouait-il ?

Anissi le suivit tout doucement, sans bruit. Il tâta la terre, trouva quelque chose de mou comme une boule de feutre. Il porta la chose à ses yeux et la rejeta immédiatement, dégoûté. Deux souris mortes nouées ensemble par leurs queues. Pouah !

Sacré village, Baskakovka. Une vraie cour des miracles. Ils étaient tous plus ou moins fous. A l’exception de Papakhine, pas fou du tout, lui. Il savait ce qu’il voulait et il allait parvenir à ses fins.

Anissi n’eut pas le temps d’aller loin dans ses réflexions sur Papakhine car un cri terrifiant retentit à cet instant-là, au loin, dans la maison des maîtres. Ce hurlement était si atroce que le secrétaire sentit ses genoux fléchir.

III

A Son Excellence M. le conseiller de collège E. Fandorine, en mains propres.

Monsieur,

Je vous envoie cette lettre en même temps que celle d’hier, que je vous prie de lire d’abord. J’ai complété ma première lettre en y ajoutant le récit de ma promenade nocturne dans le jardin, des agissements fous de Kracheninnikov et du cri, pour ne plus y revenir, et à présent je passe directement à la description du crime.

Une fois arrivé à la maison, j’ai su que ce cri déchirant avait été poussé par Anastasie Triapkina, la femme de chambre, qui était entrée chez sa maîtresse à deux heures et demie du matin.

Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne dormait pas et pourquoi elle avait pénétré dans la chambre, elle a répondu que le soir, en se retirant chez elle, la demoiselle lui avait dit d’attendre avant de l’aider à se déshabiller : elle avait envie de rêver un peu devant la fenêtre.

Elle avait attendu plus d’une heure. Selon ses dires, elle n’avait pas bougé du couloir. A ceci près qu’elle n’était pas restée devant la porte, mais dans la cage d’escalier : il y a là des images sur le mur, et elle les regardait pour se distraire. Cependant elle jure que personne n’est entré dans la chambre, elle s’en serait aperçue et puis la porte grince. Enfin, pensant que la demoiselle s’était endormie dans son fauteuil tout habillée, elle s’était décidée à aller la voir. C’est alors qu’elle a poussé son cri avant de s’évanouir.

J’ai été la deuxième personne à arriver sur les lieux du crime, c’est pourquoi je décris tout ce qui suit d’après mes propres observations.

En approchant de la porte ouverte de la chambre, j’ai vu d’abord le corps inerte de Triapkina et tâté l’artère à son cou. Quand il m’est devenu évident qu’elle était en vie et qu’il n’y avait pas de blessures visibles sur son corps, j’ai pénétré dans la pièce.

Vous savez que j’ai été amené, de par mon travail, à voir toutes sortes de choses. Vous rappelez-vous, l’année dernière, l’assassinat de la marchande Grymzina ? J’avais gardé mes esprits, j’avais même fait respirer des sels à l’enquêteur Moskalenko. Tandis que là, il n’y avait ni sang, ni membres tranchés, et pourtant, c’était absolument terrifiant.

Mais je préfère raconter dans l’ordre.

La jeune femme tuée était assise dans son fauteuil devant la fenêtre ouverte. J’ai vu immédiatement qu’elle était bel et bien morte, car sa tête pendait comme une marguerite ou un pissenlit sur une tige cassée.

Au début, je n’ai pas eu peur : après tout, ce n’était qu’un meurtre. Un assassinat tout ce qu’il y a de plus ordinaire, on va voir ça, me suis-je dit. Même lorsque j’ai allumé la lampe et que j’ai vu une trace tout autour de son cou, je n’y ai pas attaché d’importance particulière. On l’avait étranglée, c’était clair. Or, cette trace était très large, ce qui m’a paru étonnant. Généralement, on étrangle avec un cordon, une ceinture, une ficelle, tandis que là, il y avait une trace rouge de la largeur d’un bras.

Tout d’abord, je me suis précipité vers la fenêtre ouverte. Le rebord était tout à fait propre. J’ai sauté en bas, j’ai éclairé le sol avec ma lampe. Et là, j’ai été saisi d’une telle frayeur que pendant une minute ou deux, je me suis senti incapable de bouger, ma parole.

Autour de la maison, la terre est recouverte de sable fin afin que l’eau s’évacue mieux après les pluies. Eh bien, sur ce sable, on voyait clairement une trace sinueuse qui allait de la fenêtre jusqu’aux buissons. Exactement la même que celle que j’avais vue la veille sous la bâche.

Vous me connaissez, chef. Je ne crois pas aux créatures surnaturelles, mais d’où venait donc cette trace ? A supposer même qu’une bête gigantesque soit apparue dans le marais de Gnilovo (tout est possible, après tout), comment aurait-elle fait pour grimper jusqu’à la fenêtre ? C’est impossible.

Je dois vous avouer qu’à ma grande honte, j’ai même récité une prière pour me protéger de cette diablerie. Et c’est seulement après que je me suis un peu calmé et que j’ai commencé à réfléchir comme vous me l’avez appris.

Bon, me suis-je dit. Comment cet assassinat aurait-il pu être commis sans l’intervention d’une cause surnaturelle ?

Supposons que le scélérat se soit caché dans la chambre. Lorsque Barbara Ilinitchna s’est assise à la fenêtre, il s’est approché par-derrière, l’a étranglée, mettons, avec une serviette enroulée, après quoi il a sauté sur le sable et a imité la trace de la Guivre, en traînant une bûche ou un autre objet.

Il y a là de nombreuses traces de pieds, il y a du passage toute la journée, mais vous savez comme moi qu’on ne peut pas lire les traces laissées sur le sable.

Bien sûr, le chef de la police est arrivé, accompagné d’un médecin et de l’enquêteur du chef-lieu du district. Ce dernier m’a fait une piètre impression. Il s’est réjoui de la présence de votre assistant à Baskakovka, trop heureux de se décharger de l’enquête sur moi. « Chez nous, a-t-il dit, c’est la Russie profonde, il n’y a jamais eu de crimes aussi sophistiqués, il faut que vous soyez à la hauteur, Anissi Pitirimovitch. Vous êtes notre seul espoir. » Il a dit aux policiers de m’obéir et il est parti, ce vaurien.

Je comprends bien que vous soyez tenu de rester auprès de Sa Majesté l’impératrice et qu’il vous soit impossible de vous absenter, mais aidez-moi donc au moins par un conseil.

J’ai fait ma liste de suspects.

En premier lieu, ceux à qui cette mort profite. Ce sont, bien sûr, Papakhine et Makhmetchine. Le premier est resté hier jusqu’à une heure du matin, il est donc parti une heure avant le meurtre. Il a un cabriolet anglais attelé à un seul cheval, qu’il conduit lui-même, allez savoir s’il est rentré chez lui. Makhmetchine, lui, avait un cocher, un Tatar comme lui. Ces gens-là ne dénonceront jamais un des leurs. Le chef de la police m’a expliqué ce qu’ils gagnaient avec la disparition de Barbara Ilinitchna. Il n’y avait plus d’héritier pour le domaine. Passé un certain délai, si aucun descendant ne se déclarait, le bien reviendrait à l’Etat, en l’occurrence à l’Assemblée locale. Celle-ci allait-elle s’enquiquiner à le gérer ? Bien sûr qu’elle allait le revendre aux mêmes entrepreneurs, mais à bas prix, moyennant un pot-de-vin de cinq à dix mille roubles au fonctionnaire chargé de l’affaire. Il y avait moyen de gagner un demi-million, ce n’est pas rien !

Ensuite, il y a le régisseur Kracheninnikov. Lui, il n’aurait pas commis le crime par intérêt, il est fou, le vieux, cela se voit ! La famille Baskakov est pour lui comme Allah pour les musulmans et tout donne à penser qu’il méprisait et haïssait même la défunte.

Reste encore le savant pétersbourgeois, Vladimir Ivanovitch Petrov. C’est lui qui a découvert et décrit de manière bien pittoresque la légende de la Guivre. Mais je ne vois pas vraiment l’intérêt qu’aurait eu ce folkloriste à tuer d’abord Mme Baskakov, puis sa fille adoptive.

Pour le moment, c’est tout ce qui me vient à l’esprit.

La femme de chambre Triapkina, le jardinier et le concierge ont fait leurs malles et ils ont quitté Baskakovka avant la nuit. Le clerc Serioguine vit dans un réduit sous l’escalier. Voici ce qui lui est arrivé. Le matin, il faisait montre d’un sang-froid à toute épreuve, la nouvelle de la mort de sa propriétaire ne l’avait pas ému plus que cela, il s’était lancé dans des considérations sur l’impuissance des mortels face à la volonté de la providence. Le soir, après le départ de la police, il est entré chez moi en larmes, se mouchant sans arrêt, et disant qu’il allait mettre fin à ses jours. Savez-vous pourquoi ? Son chat était mort. Il avait mangé une saloperie dans le jardin. Son affliction était sans bornes ! Il a fallu lui donner des gouttes de valériane. Il a l’intention de partir. Au Brésil ou en Australie, car il ne veut pas vivre dans le même hémisphère que ces empoisonneurs et ces Héliogabale pernicieux. Il a fait sa malle, a pris le chandelier des maîtres représentant Méphistophélès « pour mémoriation » et il est parti dans une direction inconnue.

Je suis resté tout seul dans la maison. Bon, ce n’est pas grave, j’ai été élevé à la dure, je suis capable de me débrouiller sans serviteurs.

Ci-joint les copies de l’examen des lieux du crime et de la conclusion du médecin légiste réalisées sur ma demande par le chef de la police et le médecin.

J’attends votre réponse et vos conseils.

Votre Tioulpanov

Mes salutations les plus respectueuses à M. Massa.

24 août 1888

IV

Anissi n’était pas tout à fait sincère. Il avait exposé les faits et les circonstances avec une parfaite précision, de même que sa version du crime, mais il n’avait rien dit de ses soupçons. Ainsi, en cas d’erreur, il n’aurait pas à rougir, et en cas de succès il aurait de quoi être fier.

Bien sûr, Papakhine et Makhmetchine avaient tout à gagner à la disparition de Barbara Ilinitchna, c’était indéniable. Mais ces millionnaires n’étaient pas des gens à se lancer dans une mystification de ce genre, même pour un gros magot. C’était l’śuvre d’un cerveau tout à fait spécial, sombre, sinueux et forcément perturbé.

Son supérieur disait qu’il ne pouvait y avoir que quatre motifs du crime prémédité : l’intérêt, la peur, la passion (l’exaspération amoureuse, par exemple jalousie, vengeance, envie), enfin la folie. Les crimes les plus difficiles à élucider entraient dans cette dernière catégorie, car un maniaque vit dans un monde imaginaire dont l’organisation et la logique échappent aux gens normaux.

L’histoire de la Guivre faisait penser à un crime de maniaque et, dans ce cas, Kracheninnikov devenait le suspect numéro un.

Un homme sombre, renfermé, au comportement étrange. Et d’un.

Lecteur de livres religieux. Et de deux.

Il s’était opposé à la vente du domaine. Et de trois.

Et il nourrissait des idées malsaines sur la grandeur de la famille Baskakov. Et de quatre.

Bien sûr, le plus grave était qu’il avait jeté des souris mortes la nuit.

Anissi feuilleta un manuel apporté de Moscou et glana quelques termes de criminologie pour épater son chef plus tard. Sa version du crime semblait à présent tout à fait convaincante.

Les choses s’étaient passées de la manière suivante. A cause de son penchant pour les vieux livres et d’une fétichisation obsessionnelle de sa situation de vassal auprès des Baskakov, Samson Stépanovitch Kracheninnikov avait perdu la raison, basculant, sans même s’en apercevoir, dans l’univers de ses fantasmes malsains. Probablement, la légende du serpent magique entendue dans la bouche du folkloriste pétersbourgeois y était pour quelque chose. Le régisseur avait imaginé que, de par sa situation dans la famille Baskakov, il était au service de la Guivre, protectrice de leur lignée. En apprenant la mort du jeune Baskakov, il avait compris que cette antique lignée prendrait fin avec la disparition de Sophie Konstantinovna, et il avait entendu l’appel imaginaire de la souveraine des marais. Il devait être sujet aux hallucinations et sans doute même au dédoublement de la personnalité. En faisant croire à l’apparition de la Guivre grâce à quelque moyen technique, il avait immédiatement oublié qu’il s’agissait d’une mise en scène. Sinon, comment expliquer qu’il eût déposé la nourriture pour le serpent au bord de l’étang ? Non, il n’était pas mû par l’intérêt, mais par une véritable folie. Il avait tout fait pour que Mme Baskakov meure d’une crise cardiaque, afin que la prophétie s’accomplisse, et ensuite il avait sans doute voulu punir Barbara Ilinitchna parce qu’elle avait attenté à la fortune de la famille. Ayant compris que l’héritière ne ferait pas bâtir d’église en l’honneur de saint Pancrace, il avait sacrifié la malheureuse au rituel sanglant.

Cette version était logique, il manquait juste des preuves.

C’est pourquoi, le lendemain du crime, Anissi s’installa dans une cachette en face de la maison du régisseur, dès le petit matin, pour observer les alentours.

Kracheninnikov habitait au fond de l’immense jardin des Baskakov, dans une isba en rondins solidement bâtie, surmontée d’un toit de tôle.

Anissi vit sortir une jeune fille de haute taille avec une longue natte châtain. Elle donna à manger aux poules, puisa de l’eau dans le puits, arrosa les fleurs dans un petit jardinet bien propret. Papakhine avait raison, la fille du régisseur était une vraie beauté.

Cependant, sa tentative de surveiller Samson Stépanovitch lui-même se révéla inutile. A huit heures passées, le régisseur descendit le perron, le visage renfrogné et préoccupé. Il sella son cheval et s’en fut. Tioulpanov avait eu tort de s’installer dans les buissons. A présent, il était tout trempé par la rosée et avait trois méchantes piqûres de moustiques.

Tout allait de travers ce jour-là.

Poussé par une sensation de vide au creux de l’estomac et des borborygmes, il se rendit à Olkhovka pour chercher à manger, mais le village était désert. Il réussit enfin à trouver dans une isba une centenaire qui arrivait à peine à bouger ses jambes. Comme il lui demanda où étaient passés les gens, elle répondit :

— Ils ont fui la Guivre. Moi, je ne crains rien, j’ai déjà vécu ma vie. Tu ne viens pas de sa part, des fois ? Me chercher, hein ?

Et elle plissa ses yeux bigleux, dans l’espoir qu’il dise oui.

Le président du Conseil avait dit vrai : c’était le Moyen Age ici, l’obscurantisme ! Dire qu’on n’était qu’à soixante kilomètres de Moscou !

La vieille n’avait que du kvas et un bout de pain. N’ayant trouvé personne pour lui prêter un cheval, il se rendit à pied à Ilinskoïe, où il y avait une épicerie et un bureau de poste. Il acheta des craquelins, du thé, du sucre, du saucisson. Il attendit longtemps le facteur : il espérait une réponse du chef à sa missive de la veille. En vain.

Il dut rentrer à Baskakovka à pied. Aucun paysan n’accepta de l’y conduire, même pour un rouble ou deux. Le matin, passe encore, disaient-ils, mais à la tombée de la nuit, pour rien au monde. Ignorance et superstition.

Il faisait déjà nuit lorsqu’il regagna le domaine vide. Il était fatigué, furieux. Vous agissez mal, Eraste Pétrovitch. Que vous ne m’ayez rien raconté sur la Guivre, je veux bien. Vous souhaitiez que je me fasse une idée par moi-même. Soit. Mais pourquoi ne pas répondre à ma lettre ? Il ne s’agit tout de même pas de futilités, hein ?

Comment coincer ce Kracheninnikov ? Il fallait procéder par déduction. Ou alors, l’attraper par la peau du cou et lui faire cracher le morceau ? Mais il fallait des indices, et il n’en avait pas. Les souris mortes ne suffisaient pas. Donc, il devait retourner dans les buissons ?

Tioulpanov n’était pas complètement fixé sur la démarche à suivre. Il longea l’étang, se dirigeant vers la maison de Kracheninnikov. Son supérieur disait que même le maniaque le plus endurci conservait toujours un bon fond et que cette parcelle encore vivante de l’âme humaine était le meilleur partenaire de l’instruction, car elle poussait souvent le fou criminel à se dénoncer et même à se repentir.

Peut-être y avait-il un moyen de parler avec lui tranquillement, à cśur ouvert. Il parviendrait ainsi à toucher ce bon fond et, qui sait, à obtenir des aveux ? De toute façon, Kracheninnikov était bon pour l’asile, on ne l’enverrait pas au bagne.

Tioulpanov réfléchissait ainsi en longeant la sombre étendue d’eau parsemée de taches noires : troncs à moitié engloutis, broussailles de joncs, petits îlots. Un voile de brume blanchâtre s’élevait au-dessus de l’étang. L’été n’était pas encore fini, et pourtant, on sentait déjà un petit froid pénétrant.

Il avait pris son revolver pour le cas où le côté méchant l’emporterait chez le régisseur.

Soudain, derrière l’îlot le plus proche, une grosse bête tout ébouriffée surgit dans un clapotis. Anissi porta sa main gauche à son cśur tandis que la droite saisissait l’arme. La détente se prit dans les replis de sa poche : il faillit se tirer une balle dans le pied.

Ce n’était pas un monstre des marais, ni le légendaire serpent Gorynytch des bylines russes qui sortait de l’eau, mais un grand moujik chaussé de bottes et tout couvert de vase. Une énorme barbe noire hirsute lui arrivait presque aux yeux.

— Qui es-tu ? s’écria le secrétaire d’une voix tremblante en serrant la poignée de son arme.

L’homme trempé tendit sa main en direction du marais et poussa un cri inarticulé. Il était soit muet, soit malade.

L’idiot du village, se dit Anissi, rassuré. C’est pour cela qu’il n’a peur de rien. Les autres ont fui et lui, il est allé carrément se mettre dans le marécage.

Depuis qu’il était tout jeune, Tioulpanov éprouvait de la compassion pour les faibles d’esprit. Il donna un morceau de sucre à l’idiot et lui dit d’un ton gentil :

— Va-t’en, va-t’en. Tu n’as pas à rôder ici.

Il n’aurait pas dû : le pauvre fou se mit à l’accompagner. Tantôt il marchait loin derrière, tantôt il le devançait et toujours il se retournait vers le marécage. Soudain, il poussa Anissi, tomba à quatre pattes et se mit à marmonner des sons inarticulés en montrant la terre avec sa main.

Tioulpanov faillit se mettre en colère, mais à cet instant la lune parut derrière les nuages, éclairant la rive humide, et le jeune homme aperçut dans la boue glaiseuse l’horrible trace sinueuse qu’il ne connaissait que trop bien. Le serpent, de nouveau !

L’homme des marais mugit, gloussa, hocha sa tête hirsute dans tous les sens comme s’il venait de perdre une âme sśur. Anissi le laissa là, près de l’étang.

A présent, il marchait vite, avec entrain. Assez de tours de magie ! Que l’idiot du village cherche le serpent mythique, je m’en vais vous dire vos quatre vérités, Samson Stépanovitch !

Deux minutes plus tard, il se trouvait devant la maison de Kracheninnikov. Avant de monter sur le perron, il leva le chien du revolver, glissa celui-ci sous sa ceinture et referma son manteau.

Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit la porte. De près, elle paraissait encore plus belle : le visage blanc, lisse, les yeux purs, lumineux, le regard attentif. La pauvre, ce ne devait pas être facile que de vivre avec un forcené.

Anissi souleva sa casquette, se présenta, lui demanda comment elle s’appelait. Elle répondit : Angeline.

— Papa n’est pas là, ajouta-t-elle. Il est dans son « bureau ». Il est parti il y a longtemps, avant la nuit.

— C’est où ? demanda Tioulpanov en scrutant attentivement les lieux. De quel côté ?

— Il ne me permet pas d’y entrer, expliqua la belle jeune fille. La table est mise depuis longtemps, tout est prêt, mais je ne peux pas aller le chercher. Voulez-vous l’attendre ? Nous pourrons dîner ensemble.

Le secrétaire de gouvernement se renfrogna et répondit d’un air distrait :

— Je vous remercie. Une autre fois… Vous savez… Je dois voir votre père, c’est urgent. Je vais prendre le risque de le déranger. Pourriez-vous juste m’accompagner ?

On voyait bien que c’était une fille intelligente. Elle ne dit plus rien, fronça ses sourcils fins, réfléchit quelques instants, puis jeta un châle sur ses épaules et conduisit Anissi par un étroit chemin qui longeait la clairière, puis à travers les groseilliers et le verger. De lourdes pommes bien mûres pendaient aux branches, les tirant vers la terre. Tioulpanov se cogna le front sur une de ces grosses pommes juteuses.

— Il est là-bas, le bureau, dit Angeline.

Une petite guérite avec une seule fenêtre se dressait au bord de l’étang. A l’intérieur, la lumière brillait derrière un rideau d’indienne.

Anissi aurait bien aimé regarder à travers le rideau, mais il n’osa pas le faire devant la jeune fille. Il frappa quelques coups, plutôt pour la forme, puis poussa la porte. Il avait vraiment envie de surprendre Kracheninnikov à quelque occupation criminelle.

Il vit d’abord la lampe à pétrole sur une table en bois, une gourde dans un étui en daim avec un petit verre, et seulement après, il aperçut Samson Stépanovitch lui-même. Le régisseur était affalé sur sa chaise, la tête renversée en arrière. Il était vêtu d’un habit large et informe semblable à une tunique asiatique à motifs.

Angeline poussa un cri terrifiant derrière le dos d’Anissi. Elle le repoussa et se précipita vers son père mais, à mi-chemin, agita convulsivement ses bras et s’effondra sur le sol : elle avait perdu connaissance.

Il y avait de quoi. Le visage du régisseur était terriblement bleu et enflé ; sur son cou, à côté de la barbe, on voyait deux points noirs, une goutte de sang s’écoulait de chacun.

Anissi fut même content que la jeune fille soit tombée en pâmoison. Sans cela, il aurait dû la consoler, lui apporter de l’eau. Or, c’était le meilleur moment pour travailler : il fallait tout examiner, chercher des traces, prendre des mesures.

Le secrétaire tendit la main pour toucher la pomme d’Adam du mort : était-elle déjà froide ou encore tiède ?

Soudain sa tunique orientale se mit à bouger. Anissi plissa les yeux.

Ce n’était pas une tunique, mais un serpent de taille inouïe qui s’était enroulé autour du cadavre. Il leva sa tête rétrécie sur le devant, ses petits yeux couleur d’agate brillèrent, et il ouvrit une gueule effrayante, montrant deux crocs fins.

Anissi se trouva mal. Il avança mollement sa main en direction de la Guivre, l’air de dire « pas la peine de me parler d’une voix humaine, je ne te croirai pas », et s’écroula sur le côté. Son regard glissa sur le plafond sombre, sur les bouts de toiles d’araignée, puis ses yeux se révulsèrent et Tioulpanov prit congé de sa conscience.

V

Le plus honteux, c’était que la jeune fille avait repris connaissance bien avant le limier expérimenté, et en plus, elle avait eu du mal à le ranimer. Elle lui avait frotté les oreilles, l’avait aspergé avec de l’eau du baquet, tout en sanglotant, en claquant des dents, en priant. Lorsque Tioulpanov revint à lui, clignant des yeux plusieurs fois avant de comprendre où il se trouvait, ce qui s’était passé et pourquoi une magnifique jeune fille sanglotait, penchée sur lui, l’horrible reptile avait disparu : sans doute s’en était-il allé par la porte ouverte.

Anissi pensa dans un premier temps qu’il avait eu une hallucination, que le serpent avec la gueule ouverte était le produit de ses nerfs à vif, mais Angeline, elle aussi, avait vu le monstre et, d’ailleurs, les traces de la morsure sur le cou du malheureux Samson Stépanovitch ne laissaient aucun doute.

Le lendemain matin, Anissi se rendit au centre administratif et en revint avec toute une équipe d’enquêteurs. Ayant effectué l’autopsie, le médecin légiste déclara que le décès était dû à une paralysie respiratoire provoquée par un poison organique non identifié – la science de cet Esculape rural s’arrêtait là. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que la conclusion fût aussi imprécise : le médecin semblait éméché et ne tenait pas bien sur ses jambes. Heureusement qu’il avait au moins réussi à ne pas se blesser avec son scalpel.

Bon, la campagne, c’est la campagne.

Vers midi, Anissi y voyait à peu près clair dans les crimes de Baskakovka. Le secrétaire de gouvernement exposa les faits objectifs et ses propres conclusions dans un rapport détaillé à son supérieur, y joignit les copies des procès-verbaux d’instruction. Un courrier de la police partit à cheval à Moscou, rue Saint-Nikita, afin de remettre ce pli important à M. le conseiller de collège en mains propres.

Sa première version s’était révélée presque juste : c’était la seule chose dont Tioulpanov pouvait être fier dans cette histoire. Kracheninnikov était effectivement devenu fou et s’était imaginé l’esclave de la Guivre. Dans ses déductions, Anissi ne s’était trompé que sur un point : le serpent géant existait bel et bien et pas seulement dans l’imagination malade du régisseur. Mais c’était là une chose qu’aucune personne saine d’esprit n’aurait pu envisager.

Et il n’y avait rien d’étonnant à ce que Kracheninnikov soit devenu fou en voyant le monstre. Il y avait en effet de quoi perdre la raison, surtout quand on connaissait la légende des Baskakov. Anissi, lui, s’était bien évanoui, et pourtant, il n’était pas un lâche…

L’idiot du village qu’Anissi avait croisé la veille avait sans doute aperçu le reptile, mais, étant privé d’imagination, il n’avait pas eu peur. Bien au contraire, il était ravi de sa découverte et il s’était mis en tête d’attraper cette drôle de palanche. Bienheureux les pauvres d’esprit. Quant au pieux Samson Stépanovitch, il avait pris peur et s’était mis à vénérer la Guivre à l’instar des fils d’Israël qui faisaient fumer l’encens devant Nehushtan, le serpent de cuivre. Il donnait à manger à l’horrible bête, essayant de l’apprivoiser, il lui avait très probablement offert le gîte dans son « bureau » en la laissant sortir en promenade de temps à autre, jusqu’au jour où il était mort, victime de sa rampante souveraine.

Dans la guérite, on trouva un sac rempli de souris et de grenouilles, devant le seuil il y avait une grande gamelle avec des restes de lait et, dans la poche du défunt, on découvrit un petit mirliton en jonc, sans doute pour appeler la bête. Angeline ne l’avait jamais vu auparavant chez son père.

Anissi interrogea personnellement la jeune fille anéantie par le chagrin, sans le chef de la police ni le juge d’instruction, et il dressa lui-même le procès-verbal. Premièrement, la pauvrette lui faisait pitié ; deuxièmement, ce n’était pas la peine que tout le monde sache que Tioulpanov avait les nerfs fragiles, cela pouvait saper l’autorité de l’enquêteur. Lorsque le médecin eut terminé l’autopsie, on plaça le cadavre sur une simple charrette et Angeline transporta son scélérat de père au village. Mais il n’était pas du tout certain que les paysans lui permettent d’enterrer le sorcier au cimetière. La pauvre ! Qu’allait-elle devenir ?

Après avoir pris congé de la jeune fille qui avait été témoin de son déshonneur, Anissi retrouva son courage et prétendit devant ses collègues qu’il avait tenté de saisir la Guivre par la queue, mais que cette maudite saucisse lui avait échappé.

Comment savoir pourquoi elle s’était retournée contre son bienfaiteur ? Peut-être qu’il l’avait agacée en lui accordant trop d’attention, ou peut-être qu’il ne la laissait pas assez sortir. Toujours est-il qu’elle avait planté ses dents meurtrières dans son cou.

Anissi eut un débat scientifique avec le chef de la police et le médecin sur l’espèce biologique à laquelle appartenait la bête.

Le médecin prétendait que c’était très vraisemblablement une Vipera berus qui, en vertu de quelque circonstance, avait atteint une longueur incroyable. N’avait-il pas lu qu’en Italie, quelque temps auparavant, des paysans avaient attrapé un reptile venimeux qui faisait une fois et demie la taille d’un homme ordinaire ? Comme Tioulpanov répliqua que la Guivre mesurait, à vue de nez, au moins cinq mètres, le médecin resta sceptique et se permit même une remarque du style « quand on voit avec les yeux de la peur… ».

Le chef de la police, lui, doutait que ce fût une vipère. Anissi avait parfaitement retenu le motif qui ornait la peau du serpent, noir avec des zigzags jaunes. Il n’y avait jamais eu de vipères pareilles dans les marais de Gnilovo.

Le soir, après avoir bu avec les autres de la vodka de genièvre pour la paix de l’âme des victimes de la Guivre et le succès de l’enquête, Anissi décida d’agir sans tarder : il allait mobiliser toute la police de la région et même du district, faire appel à la population et passer le marais au peigne fin. Le monstre n’avait pas pu se cacher ailleurs. Il fallait le trouver et le capturer ou bien, à défaut, le détruire. C’est alors qu’ils pourraient trancher quant à son espèce et voir si les yeux de la peur d’Anissi étaient réellement aussi énormes (lança Tioulpanov au médecin d’un ton caustique).

Ses compagnons de bouteille soutinrent son idée. Ils résolurent de réserver la journée du lendemain aux préparatifs et de partir combattre le dragon le surlendemain à l’aube.

L’expédition ne fut pas aussi importante qu’Anissi l’avait imaginé. Deux dizaines de gardes sous la direction du chef de la police et quelques volontaires, voilà toute la troupe. Trois propriétaires du voisinage amenés par Antoine Maximilianovitch Blinov, qui, en tant qu’ancien chasseur, avait été promu au rôle d’archistratège, le savant folkloriste Petrov (sans fusil, avec un filet, comme s’il était venu à la chasse aux papillons), le médecin Tsarevokokchaïski et les deux millionnaires de Pakhrinsk, Papakhine et Makhmetchine. Ces derniers cherchaient sans doute à se faire bien voir des autorités locales en vue des futures transactions avantageuses. Le Tatar amenait avec lui une demi-douzaine de commis basanés aux yeux bridés, qui faisaient beaucoup de bruit et riaient sans cesse, montrant que les superstitions chrétiennes ne les concernaient pas. Egor Ivanovitch Papakhine arriva seul, on aurait dit un Anglais partant chasser le renard : képi noir, redingote rouge, un fin fouet à la main (ce qui d’ailleurs n’était pas si bête).

Malgré la récompense promise, un seul paysan eut le cran de s’aventurer dans le marécage : un grand-père chétif coiffé d’un bonnet de fourrure. Antoine Maximilianovitch serra la main de ce volontaire et déclara que c’était là un « représentant de la nouvelle paysannerie consciente », mais, vu de plus près, il apparut que ce représentant n’était pas tout à fait sobre. Complètement déguenillé, il portait cependant de gros gants de toile bien solides et, sur son épaule, une besace vide dont Anissi ne saisit pas bien l’utilité. De temps en temps, il buvait un coup à même la bouteille, dansotait sur place, chantonnait des refrains monotones. Le folkloriste tenta de se rapprocher de ce porteur de l’art populaire oral et sortit son calepin, mais le paysan l’envoya promener vertement.

La nouvelle connaissance d’Anissi, le moujik muet qui cherchait la Guivre dans l’étang, apparut aussi. En voyant Tioulpanov, il montra sa bouche, sans doute pour demander du sucre. Il avait beau être idiot, il avait bien compris pourquoi tout ce monde s’était réuni là. Il sifflait à la manière d’un serpent, mugissait, sautillait, cherchant à montrer de toutes les manières possibles qu’il approuvait cette entreprise. Il n’y avait nul moyen de le chasser.

Ils formèrent une file de trente-six personnes, ce qui était bien sûr insuffisant pour passer le marécage au peigne fin. Celui-ci faisait huit kilomètres de long, un et demi de large : peine perdue !

Tous les espoirs reposaient sur Antoine Maximilianovitch, qui connaissait les lieux comme sa poche. Le président du Conseil fronça les sourcils et désigna sa place à chacun. Il plaça Anissi à sa droite en tant que personnalité officielle. A la demande de Tioulpanov, il mit juste derrière eux l’unique paysan (qu’il fallait surveiller pour qu’il ne se noie pas) ainsi que l’idiot muet (dont le secrétaire de gouvernement se sentait également responsable).

— Nous sommes peu, nous ne pourrons donc pas fouiller tout le marécage, déclara Blinov. Au milieu, il y a un îlot où je n’ai jamais l’occasion de m’aventurer. Nous allons l’examiner. Là, il n’y aura que sept à huit pas d’intervalle entre les rangées. En avant, messieurs ! N’ayez pas peur ! Si quelqu’un s’enfonce, ses voisins le tirent de l’eau.

Et il entra le premier dans le liquide verdâtre.

Jusqu’à l’îlot, ils marchèrent en file indienne. Anissi se retournait sans cesse sur le paysan, mais celui-ci suivait sans tomber, bien qu’en titubant. Quant à l’idiot, il semblait se sentir comme un poisson dans l’eau. En revanche, le secrétaire de gouvernement eut un moment de faiblesse : il bondit sur le côté en voyant surgir, à la surface du marécage, une petite tête noire avec des taches jaunes sur les côtés. Et aussitôt, il fut englouti. Antoine Maximilianovitch le tira par les cheveux et le ramena sur le sentier, mais il avait eu le temps d’avaler de la vase avec des śufs de grenouille. Cet incident le rendit mélancolique et ses genoux se mirent à trembler nerveusement. S’il avait eu peur d’une simple couleuvre, qu’allait-il se passer s’il voyait apparaître derrière une butte une tête de serpent grosse comme un melon ? Et puis, il était trempé, ce qui n’arrangeait pas les choses. Il y avait un bon seau d’eau dans chacune de ses énormes bottes.

Ils finirent par déboucher sur un îlot de terre ferme où ils purent se déployer en ordre de bataille.

— Au printemps, quand je chassais les bécasses, j’avais vu des trous de bête derrière ces buissons-là, dit Blinov. Mais je n’y avais pas fait attention, je pensais que c’étaient des ratons laveurs. Venez, Anissi Pitirimovitch, on va regarder ça.

En effet, derrière les buissons, au milieu des racines, on voyait trois trous : deux côte à côte et un plus loin.

— Vous avez des gants ? demanda le président. Non ? Prenez le mien. Moi, j’y mettrai ma main gauche.

Les autres chasseurs allèrent plus loin, seul le vieux paysan s’arrêta un moment : on entendit glouglouter le tord-boyaux dans sa bouteille. L’idiot s’accroupit devant le trou.

Anissi enfila le gant glacé de Blinov, repoussa l’idiot et attendit un peu pour se donner du courage. Il n’avait aucune envie de s’enfoncer dans la trouée noire. Même s’il ne s’agissait que d’un raton laveur, il risquait une morsure au doigt, ce n’était pas de la blague !

Mais, comme Antoine Maximilianovitch, lui, n’hésita pas une seconde à plonger son bras jusqu’à l’épaule dans le premier trou, Tioulpanov se sentit coupable. Il se mordit la lèvre, s’accroupit et fit de même.

Un sifflement retentit : Chhhhhhoooohhhh ! et, avant qu’il eût le temps de reculer, une terrible douleur lui brûla la main.

Il bondit en arrière avec un cri sauvage, retira son bras d’un coup sec et se mit à hurler de terreur en voyant surgir, accrochée à sa main, l’énorme tête en forme de losange aux petits yeux féroces qu’il connaissait déjà. Derrière la tête s’étirait le corps élastique jaune et noir aussi gros que le cou d’Anissi ou peut-être même plus volumineux.

— Aïe, aïe, aïe, maman ! cria Anissi, secoué de sanglots, tout en agitant sa main pour l’arracher à la gueule venimeuse.

La Guivre desserra ses mâchoires et s’enfuit dans les broussailles avec une habileté insoupçonnée.

— Attrapez-la ! hurla Blinov en pointant son fusil.

L’idiot fit un bond de chat et s’accrocha à la queue jaune et noir du serpent, mais fut immédiatement emporté dans les hautes herbes couleur rouille. Le vieil ivrogne s’y précipita aussi.

— Au secours, marmonna Anissi en serrant sa main endolorie contre sa poitrine. Faites quelque chose, je vous en supplie !

Il arracha le gant et vit, entre le pouce et l’index, deux petits trous par lesquels s’écoulait du sang. Etait-ce la mort ?

Le président du Conseil s’agitait autour de Tioulpanov agonisant.

— Mon Dieu, quel malheur ! Respirez profondément, la bouche ouverte ! L’essentiel, c’est que la cage thoracique ne soit pas paralysée !

C’était trop tard. Anissi sentit justement qu’il ne pouvait plus respirer. Il avait beau ouvrir la bouche, l’air n’entrait pas dans ses poumons. C’était bien cela, la paralysie respiratoire.

Montrant le gros couteau qui pendait à la ceinture d’Antoine Maximilianovitch, Tioulpanov dit dans un râle :

— Coupez… Coupez-moi la main…

— Que dites-vous ! s’écria Blinov avant de reculer, affolé. Je ne pourrai pas.

Et il ouvrit ses bras dans un geste d’excuse : un pauvre type !

Avec sa main gauche, Anissi sortit son propre couteau, le brandit, mais comprit que lui non plus, il ne le pourrait pas. D’ailleurs, c’était trop tard, car il suffoquait déjà.

Les deux paysans surgirent des broussailles. Ils ressemblaient à deux jumeaux siamois réunis par le flanc. De sa main gantée de grosse toile, le vieux tenait le cou de la Guivre ; le benêt, lui, serrait sa queue contre sa poitrine. Tous les deux avançaient enroulés d’anneaux vivants, vibrants.

On dirait Laocoon, se dit Anissi, prostré. A cet instant, il pensait à feu sa mère, à sa sśur Sonia, à Eraste Pétrovitch, à Massa. Adieu tous ceux que j’aime. Adieu, le ciel bleu et l’herbe verte.

— Tuez le monstre ! hurla Blinov. A vos couteaux !

La réponse tomba :

— Pourquoi donc ? Sa place est dans un zoo…

Anissi, à l’agonie, râlait, s’étranglait. Dans son délire, il avait cru entendre la voix d’Eraste Pétrovitch.

Les vaillants guerriers vainqueurs du dragon étaient en train de mettre la bête, qui résistait désespérément, dans la besace. Tioulpanov se sentait complètement détaché de cette agitation indigne.

C’est alors qu’il entendit de nouveau cette voix qu’il connaissait si bien. Elle disait avec reproche :

— Vous êtes un méchant homme, Blinov. Vous traitez votre ami de monstre, vous souhaitez le voir mourir.

— C’est vous, chef ? murmura Anissi dans un souffle en regardant avec stupéfaction l’idiot du village tout rouge après son combat avec le serpent. Est-ce possible ?

Le faible d’esprit montra sa bouche édentée dans un grand sourire, et il mugit. Ce fut le vieil ivrogne qui répondit à sa place.

— Je vous remercie, Tioulpanov. Vous me flattez en pensant que mes talents d’acteur vont aussi loin.

Le jeune homme n’essaya même pas de comprendre par quel miracle le vieil ivrogne s’était soudain transformé en Eraste Pétrovitch : ces choses terrestres n’avaient plus aucune importance à présent qu’il ne lui restait qu’un petit fond de vie qui s’écoulait goutte à goutte. Quel que fût ce tour de magie extraordinaire, Anissi n’aurait pu souhaiter un meilleur cadeau d’adieu.

— Adieu, chef, murmura-t-il en puisant dans les dernières provisions d’air que ses poumons retenaient encore.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils :

— Eh, Tioulpanov ! Vous n’avez pas l’intention de r-rendre l’âme pour de vrai ? Ce serait tout de même honteux de mourir de peur !

Le secrétaire de gouvernement jeta à son supérieur un regard plein de reproche. Pourquoi m’humiliez-vous alors que je me meurs, monsieur Fandorine ? C’est un péché.

Blessé dans son amour-propre, il eut encore assez de souffle pour bredouiller :

— C’est du poison… Une douleur atroce…

— Normal que vous ayez mal ! Vous avez vu un peu ses dents !

Le chef examina le gant lacéré par le serpent.

— Il n’a pas r-réussi à percer la toile, mais vos gants glacés, il n’en a fait qu’une bouchée. Ça fait mal, mais il n’y a aucun danger. Il n’est pas venimeux, le serpent. C’est un éryx de l’Amour, Tioulpanov. Sur la base de votre rapport et du témoignage d’Angeline Kracheninnikova (qui est plus observatrice que vous), j’ai consulté l’atlas zoologique à la bibliothèque de la ville. Un exemplaire magnifique, n’est-ce pas, Antoine Maximilianovitch ?

Le président du Conseil, livide, secouait la tête comme pour chasser une hallucination.

Anissi, qui n’avait plus la force de parler, montra sa pomme d’Adam comme pour demander : et la paralysie respiratoire ?

Le chef ordonna :

— Dites : « Atchoum ! »

Tioulpanov, fort étonné, s’obligea à éternuer. Et, miracle, sans même s’en rendre compte, il aspira un peu d’air. Il répéta cet exercice encore et encore, jusqu’à respirer enfin à pleins poumons.

— Qui êtes-vous, monsieur le saltimbanque ? demanda le président du Conseil en retrouvant ses esprits. Qui est-ce, Anissi Pitirimovitch ? Et quelles sont ces insinuations à mon égard ?

Eraste Pétrovitch se tourna vers lui :

— Je suis le conseiller de collège Fandorine. Ah, vous avez une nouvelle gourde, à ce que je vois ? (Il montra la gourde en cuivre toute brillante qui pendait à la ceinture d’Antoine Maximilianovitch.) Et l’ancienne, où est-elle ? Je parie qu’elle avait un étui en daim et qu’elle se refermait avec un joli bouchon en argent qui pouvait servir de verre à l’occasion.

Ces paroles eurent un effet étrange. L’élu du peuple cessa de protester et fit quelques pas en arrière.

VI

— Dites, Tioulpanov, avez-vous lu vous-même le procès-verbal que vous m’avez envoyé hier ? Celui où le chef de la police décrit les lieux du meurtre de Kracheninnikov ?

Fandorine regardait son assistant avec reproche.

— Non, pour quoi faire ? Je lui avais juste demandé de me faire une copie carbone… J’avais tout vu de mes propres yeux et je vous avais tout raconté dans mon rapport.

— Justement ! Vous aviez écrit que sur la table il y avait une gourde dans un étui en daim avec un petit verre, mais le chef de la police, lui, ne l’avait pas remarquée. Cela voulait dire que, pendant que vous étiez sans connaissance, ce récipient avait miraculeusement disparu de la table. Ce n’était tout de même pas le serpent qui l’avait emporté, n’est-ce pas ?

Anissi cilla et fronça ses sourcils clairs.

— Il n’y avait personne à part moi et la fille de Kracheninnikov !

— C’est justement pour ça que j’ai d’abord soupçonné la jeune fille. Hier matin, Sa Majesté l’impératrice étant enfin repartie à Pétersbourg, je suis venu directement ici. J’ai retrouvé Kracheninnikova à Ilinskoïe et je l’ai interrogée. Si elle m’avait dit qu’elle n’avait pas vu la gourde, cela aurait signifié que la c-criminelle, c’était elle. Car elle avait repris connaissance avant vous. Mais elle avait remarqué la gourde, et elle s’est rappelé qu’après son évanouissement celle-ci avait disparu. Il se trouvait donc là un troisième personnage, caché dans le noir, qui vous observait. Après qu’elle m’a décrit le serpent dans le détail et que j’ai pu m’assurer qu’il s’agissait d’un éryx inoffensif, il était devenu évident que la mort du régisseur n’avait pas été causée par la morsure. Vraisemblablement, le poison se trouvait justement dans la gourde, disparue comme par magie. Un certain visiteur que Samson Stépanovitch avait reçu dans sa guérite lui avait offert une boisson empoisonnée, puis avait pratiqué deux petites incisions sur le cou du défunt pour imiter une morsure de serpent. Notre expert local est tombé dans le piège. Le fait que nous ayons affaire à un éryx de l’Amour m’a mis immédiatement sur la trace du vrai assassin.

Fandorine ne regardait plus Anissi, il fixait le président du Conseil, qui se tenait immobile, mordillant ses lèvres blafardes.

— Qui d’autre que vous, Blinov, aurait pu apporter ici un éryx de l’Amour ? L’année dernière, vous aviez fait un voyage en Extrême-Orient. Vous n’en aviez pas rapporté de peaux de tigre, en revanche vous vous étiez procuré un magnifique trophée vivant. Vous aviez alors un objectif innocent et je dirais même noble : éloigner les paysans braconniers du marécage de Gnilovo afin qu’ils ne détruisent pas les espèces rares d’oiseaux et ne vous empêchent pas de chasser. Votre projet était original, et il avait réussi. Mais votre éryx avait été vu non seulement par les paysans superstitieux, mais aussi par Kracheninnikov. En tout cas, lui, il savait bien que la Guivre n’était pas une invention des femmes hystériques, seulement il s’était bien gardé d’en parler au juge d’instruction. Sans doute craignait-il de passer pour un fou. A propos, Tioulpanov, pour moi, dès le début, Kracheninnikov n’était pas suspect. Vous savez pourquoi ? Parce qu’il jetait sur les bords de l’étang des appâts empoisonnés pour le serpent.

— Pourquoi empoisonnés, chef ? s’étonna Anissi. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Fandorine poussa un soupir :

— Et le chat du clerc Serioguine ? Il est évident qu’il a succombé après avoir goûté aux mets distribués par Kracheninnikov. Non, Samson Stépanovitch n’avait pas cru à l’histoire de la Guivre magique et vous avez jugé qu’il serait plus sûr de l’envoyer dans l’autre monde. Entre-temps avait mûri le projet de tout lui mettre sur le dos et vous y étiez presque parvenu. Vous lui avez rendu visite dans sa guérite, lui avez offert du vin empoisonné et avez arrangé le décor selon vos besoins. Vous avez glissé dans la poche du mort un mirliton en jonc, puis apporté une gamelle avec du lait. Quant au sac rempli de souris et de grenouilles, le pauvre Samson Stépanovitch l’avait préparé lui-même, ce qui convenait parfaitement pour votre mise en scène. Mais vous avez oublié votre gourde, et il vous a fallu retourner la chercher. La nature morte au serpent que vous aviez réussi à créer avait fait tellement peur aux témoins qu’ils s’étaient évanouis, si bien que vous avez réussi à subtiliser l’indice s-sans problème. Cependant, vous étiez inquiet. La jeune fille ne vous préoccupait pas beaucoup : elle ne pouvait pas retourner à Baskakovka. Mais il y avait Tioulpanov. Il risquait malgré tout de se pencher sur le procès-verbal du chef de la police et de remarquer la disparition de la gourde. Vous avez alors trouvé une manière habile de vous débarrasser du témoin sans prendre aucun risque. Vous avez conduit Tioulpanov directement vers le trou où habitait le serpent apprivoisé par vous et vous l’avez poussé à…

Antoine Maximilianovitch interrompit l’accusateur.

— Un instant, monsieur ! Vous venez de dire que le serpent était inoffensif. Si je suis le monstre que vous décrivez, votre assistant ne risquait rien en mettant sa main dans le trou.

— L’exemple de Mme Baskakov vous avait donné l’occasion de vous assurer que la peur tuait une personne émotive plus sûrement que le couteau. Tioulpanov ne doutait pas une seconde de l’effet mortel de la morsure et croyait dur comme fer à la paralysie respiratoire. Encore un peu, et il se serait étouffé pour de vrai.

Le secrétaire de gouvernement porta sa main à sa poitrine et prit une profonde inspiration. Seigneur, quel bonheur c’était que de respirer, simplement respirer !

Il y avait là une autre personne parfaitement heureuse : l’idiot. Assis par terre, il caressait affectueusement la besace qui enflait et ondulait. Le reptile de l’Extrême-Orient venait de trouver un nouvel ami bien plus fidèle que celui qu’il avait perdu.

Anissi ne douta pas une seconde que Fandorine eût raison. Il demanda :

— Mais à quoi lui servait de tuer Mme Baskakov ? Qu’est-ce qu’il gagnait avec sa mort ?

— Il y avait un intérêt immédiat. En tant que président de l’Assemblée du district, Blinov a été le premier au courant de la construction d’une ligne de chemin de fer et a compris que Baskakovka deviendrait une mine d’or. La situation de ce monsieur était désespérée. J’ai appris au secrétariat que l’Assemblée de Pakhrinsk était suspectée d’avoir détourné des fonds publics à grande échelle et qu’une inspection allait avoir lieu. Ça sentait le tribunal et la prison. M. Blinov avait terriblement besoin d’argent pour couvrir sa dette. Il a donc mis au point un p-plan habile, très habile. C’est que les circonstances lui étaient si favorables, n’est-ce pas, Antoine Maximilianovitch ? Le fils unique de Mme Baskakov avait été tué. De chagrin, la propriétaire avait développé une maladie du cśur, et elle avait perdu la tête. C’est sans doute elle qui s’est mise à répandre l’idée que la Guivre viendrait chercher la dernière des Baskakov. Peu de temps avant, Petrov avait déniché cette vieille légende. Vous saviez que Barbara Ilinitchna avait hérité de Baskakovka. La jeune fille partageait vos idées sur la nécessité de se mettre au service du bien public, et il ne vous a pas été difficile de lui faire rédiger un testament en faveur de l’Assemblée.

Antoine Maximilianovitch tenta de parer cette nouvelle attaque :

— Remarquez : de l’Assemblée, et non en ma faveur à moi !

— Même Tioulpanov a compris que le répartiteur des biens immobiliers de l’Etat pouvait s’enrichir grâce à la location des lopins.

Anissi fit la moue en entendant ce « même » et Eraste Pétrovitch ajouta :

— Il ne s’agit plus en l’occurrence de pots-de-vin de cinq ou de dix mille, comme vous le supposiez dans votre lettre, Tioulpanov, mais de sommes beaucoup plus importantes. La location de datchas risque de rapporter aux entrepreneurs pas loin de deux cent mille roubles de bénéfice annuel : vous pensez bien qu’ils n’auraient pas hésité à donner un bakchich. Je crains que cette mode de la villégiature ne corrompe définitivement les autorités des régions aux alentours de Moscou. La perspective de faire fortune sans effort est trop tentante.

Fandorine sortit son mouchoir et se frotta le visage, faisant disparaître ses rides ; peu à peu, sa peau terreuse redevint blanche.

— Trois meurtres, Blinov. Tel est le bilan de votre mystification. Pour tuer la malheureuse Mme Baskakov, il a suffi de lui montrer votre serpent exotique. Mais avec Barbara Ilinitchna, il vous a fallu vous salir les mains. Une serviette enroulée, exactement, Tioulpanov. Apparemment, là, votre version du crime est exacte. C’était une idée courageuse que de faire de l’enquêteur moscovite un témoin. Vous avez laissé la Guivre se promener un peu sous la fenêtre, apportant une confirmation supplémentaire à la version « surnaturelle »… Comment s’appelle votre copine ? demanda le conseiller de collège en indiquant la besace qui bougeait dans tous les sens.

Antoine Maximilianovitch avait manifestement compris qu’il ne servait à rien de nier les faits. Ses lèvres se tordirent dans un rictus.

— Victoria… Suis-je en état d’arrestation ?

Fandorine se détourna et dit à mi-voix :

— C’est comme vous voudrez.

Tioulpanov crut avoir mal entendu : il ne s’attendait pas du tout à cela. Le président du Conseil avala sa salive, cligna des yeux. Puis il salua en inclinant légèrement le buste :

— Je vous remercie.

Il saisit son fusil par la bandoulière et s’en alla sans hâte. Sur le chemin, il cueillit une fleur, la sentit. Quelques pas plus loin, les hautes herbes qui dépassaient la taille d’un homme se refermèrent derrière lui.

— Il risque de s’enfuir ? demanda Anissi.

— Où ? Sur les routes ? Pour parcourir notre mère la Russie avec une besace en demandant l’aumône ? Non, ce n’est pas du tout dans les habitudes de ce monsieur. Et en plus, avec le risque de se faire prendre et d’être condamné au bagne à perpétuité. Laissons à Antoine Maximilianovitch cinq minutes et évitons au Conseil d’être compromis en tant qu’institution. Les accidents de chasse ne sont pas rares, hélas.

Fandorine se frotta la joue, marquée par des piqûres de moustiques, et dit d’un air dégoûté :

— Vivement qu’on retourne à Moscou ! Cesséjours en plein air ne me plaisent pas du tout. Les moustiques d’ici, on dirait des piranhas.

— Chef… dit Anissi.

Et il s’arrêta à mi-phrase.

— Qu’y a-t-il encore ?

— A propos d’Angeline, la fille de Kracheninnikov. C’est une jeune fille très bien. Elle a vécu un cauchemar et elle est seule au monde à présent. Si elle reste ici, elle est perdue. C’est trop affreux. Ne peut-on pas faire quelque chose pour elle ?

— D’accord. Prenons cette jeune fille très bien avec nous.

Dans les broussailles, on entendit un coup de feu. Un rapide écho parcourut les marais.

Les épaules d’Anissi tressaillirent. Il se signa trois fois. L’idiot, quant à lui, sembla apprécier ce lointain bruit de crécelle. Tout en caressant sa besace, qu’il ne quittait plus des yeux, il cria :

— Poum-poum-poum !

Et il partit d’un éclat de rire joyeux.

1- Collecteur d’impôt.

0,1 POUR CENT

Cette nouvelle est dédiée

à Patricia Highsmith

1

L’assemblée trimestrielle des institutions judiciaires qui se déroula en présence de Son Excellence ressemblait parfaitement à toutes les manifestations de ce genre, toutes ces cérémonies où l’on dresse les bilans, bref elle rappelait un ballet ennuyeux et solennel dans le genre de Giselle, d’Adolphe Adam.

Le procureur du tribunal fut le premier à exécuter son adagio en déplorant les effroyables statistiques des crimes graves dans la capitale : sept meurtres rien que pendant les trois derniers mois.

Ensuite, le chef de la police criminelle et celui de la police de sûreté dansèrent leur pas de deux optimiste : certes, la criminalité augmentait, mais tous les meurtriers avaient été arrêtés et les organes de la police n’étaient pas responsables des tares de la société.

Son Excellence le général gouverneur commença à somnoler pendant l’exposé du procureur. Pendant celui du chef de la police criminelle, sa tête s’inclina sur sa poitrine, sa perruque glissa sur le côté. Lorsque le colonel de la Sûreté prit la parole, il ronflait déjà. Vladimir Andreïevitch était âgé : plus de quatre-vingts ans.

Lorsque le chef de tous les juges d’instruction moscovites, un homme débordant d’énergie, éleva sa voix puissante par excès de zèle, le prince se mit à mâchouiller dans son sommeil. Aussitôt, un vieillard en livrée avec des galons sortit sa tête de derrière le rideau et menaça le colonel du doigt. C’était le valet de chambre de Son Excellence, le tout-puissant Frol Vedichtchev. Le chef de la Sûreté passa immédiatement de son puissant forte à un pianissimo léger ; quant aux orateurs suivants, c’est tout juste s’ils ne chuchotaient pas.

Eraste Pétrovitch avait fait exprès de s’installer près de la fenêtre. Il regardait les voitures descendre la rue de Tver, suivait des yeux les nuages légers et vaporeux qui flottaient dans le ciel, et écoutait les gouttes printanières tomber sur le rebord. Les discours n’intéressaient absolument pas le conseiller d’Etat. Il connaissait les faits, pouvait prédire les opinions au mot près. Toutefois, lorsque le chef de la police, M. Schubert, prit la parole, Fandorine y prêta l’oreille un instant, tournant la tête vers la tribune non pour entendre son allocution, mais pour observer l’orateur. Celui-ci venait d’être nommé à Moscou.

Pour le moment, on ne pouvait être sûr que d’une chose : Schubert était un homme du monde, courtois. Cependant, Fandorine, qui dans sa vie avait vu un grand nombre de fonctionnaires, comprit immédiatement que celui-ci ne tiendrait pas longtemps à ce poste. Ce général semblait onctueux, fuyant, et manquait de fermeté. Autant de qualités qui rendaient la carrière plus facile à Pétersbourg qu’à Moscou.

L’ayant observé pendant un moment, le conseiller d’Etat s’en désintéressa et se tourna de nouveau vers la fenêtre.

Tout se déroulait comme prévu. Le prince, lui aussi, répondit aux attentes de ses subordonnés, qui ne cessaient de s’étonner de cette étonnante qualité de Son Excellence : comme toujours, à l’instant même où le dernier orateur avait refermé la bouche, le général gouverneur s’éveillait. Il ouvrit les yeux, promena un regard pétillant sur les murs de la salle revêtus de marbre blanc et prononça, d’un air de reproche, sa phrase habituelle :

— Eh bien, mes chers messieurs, il faudra faire un effort. Il y a trop de désordre. Bon, Dieu est miséricordieux. Je remercie tout le monde. Vous pouvez disposer.

Dans le couloir, le chef de la police s’approcha de Fandorine, qui sortait le dernier, et lui dit avec un délicieux sourire :

— Vous n’êtes pas venu chasser dimanche dernier, Eraste Pétrovitch, dommage !

Il s’agissait d’une grande chasse organisée par le gouverneur, qui ouvrait traditionnellement la saison de printemps. Toute la haute société moscovite prenait part à cette sortie, mais Fandorine refusait ce genre de réjouissances.

— Je n’aime pas ça, dit-il. Pourquoi tuerais-je des êtres vivants qui ne m’ont fait aucun mal ?

— Je sais que vous avez des opinions originales, dit Son Excellence, dont le sourire se fit encore plus sympathique. Mais ce n’est pas pour les coqs de bruyère que j’ai regretté votre absence. Avez-vous entendu parler de l’accident ?

— Le décès du prince Borovski ? Oui, on m’en a parlé. Homicide involontaire à la suite d’une imprudence, n’est-ce pas ?

Le général baissa la tête et la voix :

— Involontaire ?

— Pourquoi, il y a des doutes ?

Prenant le conseiller d’Etat par le bras, Schubert l’entraîna près de la fenêtre.

— C’est pour cette raison que je me permets de vous déranger… Voyez-vous, on a découvert de nouvelles circonstances… Afin de ne pas vous faire perdre votre temps, faisons ainsi : vous me racontez ce que vous savez sur la mort de Borovski et moi, je compléterai.

Fandorine tenta de se souvenir des récits qu’il avait entendus dans la bouche de ceux qui avaient pris part à cette chasse.

— Quand les rabatteurs ont fait partir les coqs de bruyère (il y a un terme spécial pour ça, je ne m’en souviens plus), le jeune homme qui se tenait à côté de Borovski a visé trop bas et, par inadvertance, a planté une cartouche à plombs dans la nuque du malheureux. Je crois que le nom de ce tireur infortuné est Koulebiakine : ai-je bien retenu ? (Le chef de la police confirma.) Qu’y a-t-il d’autre ? On m’a dit que ce Koulebiakine était sérieusement éméché après un déjeuner au champagne. C’est sans doute ce qui explique une erreur aussi énorme. Pourquoi donc vous intéresser à une histoire triste, mais absolument banale ? Quelles sont ces nouvelles circonstances ?

— Un témoin s’est présenté.

Le général poussa un profond soupir. Il semblait dépité par la tournure que prenait cette histoire.

— Il est venu avant-hier, reprit-il. Car, le jour de l’accident, on n’avait même pas appelé la police. Tout était clair, les invités faisaient partie de la haute société et, après tout, le chef de la police était présent !

Schubert rit et se frotta la tempe, l’air gêné.

— Je crois que je n’ai pas été à la hauteur. Je viens de la garde, je n’ai jamais travaillé dans la police auparavant. Je me suis contenté de demander à M. Koulebiakine de ne pas quitter son hôtel en attendant la fin de l’enquête.

— Il vit donc à l’hôtel ?

— Au Dusseaux. Il est de Pétersbourg, de passage à Moscou pour régler des questions financières. Il est le neveu et l’unique héritier d’Ivan Dmitrievitch Koulebiakine, l’industriel. Comme vous l’avez sans doute appris par les journaux, son oncle est mort il y a quinze jours, et le jeune homme hérite d’une fortune colossale. Il est célibataire, bien de sa personne et fabuleusement riche. Naturellement, à Moscou, on a fait un cirque inimaginable autour de lui : il était invité à des soirées, à des bals, dans des salons, et on a organisé à son intention une véritable foire aux jeunes filles. Il va de soi qu’il était invité à la chasse. Il vit sur un grand pied. Il a loué une chambre avec une fontaine, à cinquante roubles la nuit, il dépense à droite et à gauche. C’est naturel : une fortune pareille. Dimanche, il était éméché dès le matin, on vous a dit la vérité. D’ailleurs, pendant qu’on plaçait les chasseurs deux par deux, je l’ai vu boire à sa gourde…

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? C-continuez.

— Naturellement, personne n’a pu imaginer qu’il y avait préméditation. En effet : Koulebiakine, dans sa situation, à quoi bon ? Par intérêt ? C’est franchement risible. Vengeance personnelle ? Mais il avait rencontré le prince une demi-heure avant la tragédie. J’ai fait mon enquête : c’est le baron Norfeldt qui les a présentés. Aussitôt, ils se sont rendu compte qu’ils étaient tous les deux amateurs passionnés de théâtre, une conversation animée s’est nouée et ils ont demandé eux-mêmes qu’on les place ensemble. Non, cela ne peut pas être une vengeance personnelle. Et pourtant…

Le général fit une pause : deux fonctionnaires de la chancellerie passaient devant eux. Ils saluèrent Eraste Pétrovitch et s’inclinèrent en silence devant le chef de la police. Enfin, ce dernier put continuer.

— Hier, un chasseur est venu chez le chef de la police de la ville de Zvenigorod, un dénommé (Schubert consulta son carnet) Antip Sapryka, qui a déclaré qu’il avait vu de ses propres yeux ce qui s’était passé. M. Koulebiakine dit avoir pressé la détente trop tôt en levant son fusil. Ce chasseur affirme que le geste de Koulebiakine ne laissait aucun doute : il a planté le canon sur la nuque du prince et il a tiré. Le chef de la police a vérifié : depuis l’endroit où se trouvait ce chasseur, on pouvait en effet observer la scène. Naturellement, le témoignage d’un Sapryka ne pèse pas lourd face à la parole d’un jeune homme aussi brillant, mais d’un autre côté, pour quelle raison ce chasseur calomnierait-il Koulebiakine ? C’est un moujik d’un certain âge, de mśurs sobres, et il a une excellente réputation. Il travaille dans le domaine du général gouverneur depuis presque trente ans.

— Cela devient sérieux, reconnut le conseiller d’Etat. Il faut une enquête détaillée.

— C’est bien ce que je dis. Ce n’est pas un coq de bruyère qu’on a tiré, mais le prince Borovksi. Quel homme c’était ! A présent, la moitié des dames moscovites sont en deuil.

— Je sais, Borovski avait une réputation de don Juan. C’est p-peut-être un crime passionnel ? Une histoire d’amour, un triangle fatal, un drame de la jalousie ?

Le chef de la police leva les bras au ciel.

— Tout à fait possible. Mais Borovski avait des goûts raffinés, il ne frayait jamais avec des soubrettes ou des demi-mondaines. Et il était toujours très délicat dans ses liaisons, jamais il n’aurait compromis une dame. Un vrai gentleman. Comment voulez-vous que je m’y prenne ? Mes bourriques ne franchiront même pas le seuil de ces maisons ! Bien sûr, on peut passer par les domestiques, nos limiers savent faire ça. Mais il y a le risque de faire beaucoup de bruit pour un résultat nul. L’intrusion dans la vie privée des familles respectables, la juste colère des dames et de leurs époux… (Schubert frissonna.) Non merci. Tandis que vous, vous êtes chez vous dans ce milieu. Vous pouvez agir avec tact, discrètement. Je serais vraiment heureux de vous voir vous charger de cette affaire. Je vous assure, Eraste Pétrovitch, pour vous ce n’est pas grand-chose et pour moi ce sera un immense soulagement.

Il n’eut pas de mal à convaincre le conseiller d’Etat. La tâche semblait captivante, quoique simple.

2

Naturellement, il commença par se rendre au district de Zvenigorod pour interroger le chasseur.

La conversation se déroula sur les lieux du crime : c’était plus simple ainsi, et aucune oreille indiscrète ne pouvait les surprendre.

Antip Sapryka, un moujik imposant dans la cinquantaine, expliqua posément :

— Le jeune barine ivre se tenait là-bas. L’autre, le grand moustachu, juste devant. Dès que les nôtres ont commencé à faire du bruit et que les coqs de bruyère se sont envolés, le jeune a fait un pas en arrière, comme ça, et je le vois qui vise avec son fusil directement dans la nuque du plus âgé. Le grand, lui, ne s’en doute pas, il tend le cou et guette les coqs de bruyère. J’ai voulu lui crier : « Monsieur, levez votre fusil ! », mais à cet instant il a tiré. C’était fini. J’étais tout glacé. Quel malheur, que je me suis dit. Tronche imbibée, mains tordues ! Qu’a-t-il fait ! Seulement, je me suis aperçu qu’il n’était pas si ivre que ça. Il a regardé partout autour de lui, très prudent. Il ne m’avait pas vu, je me tenais derrière le sapin. Il y avait un bruit d’enfer, tout le monde tirait et lui, l’assassin, il s’est accroupi et il a bougé le mort dans tous les sens, et c’est seulement après qu’il a appelé. Tout s’est passé comme ça, Votre Excellence. Je vous le dis comme à confesse.

On voyait qu’il disait vrai.

Fandorine ne lui posa qu’une question :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait de déclaration tout de suite, pourquoi avez-vous attendu le lendemain ?

Le chasseur baissa la tête et poussa un gémissement.

— Ben, c’est que ça fait peur. C’est une affaire de nobles. Je n’avais pas intérêt à m’en mêler. Lui, il a un fusil Meffert à mille roubles, des bottes vernies, une montre de gousset avec une chaîne en or. Il me livrera à ses avocats et j’irai au bagne à sa place. Je n’aurais pas été le dénoncer si le pope ne m’y avait pas obligé. Imbécile que je suis, j’ai été me confesser au père Constantin, je lui ai raconté ce que j’avais vu. Et lui, il me dit : « Ne te charge pas d’un péché, Antip. Honte à toi. Va en ville demain matin et moi, je vais prier pour toi. » Et j’y suis allé… L’enfroqué m’a eu. A présent, il doit le regretter lui-même.

— On ne peut tout de même pas laisser un meurtre impuni, dit Fandorine d’un air distrait en réfléchissant à la stratégie qu’il allait choisir.

A présent, il pouvait rencontrer Koulebiakine.

Le riche héritier avait en effet une fontaine dans sa chambre d’hôtel. Cette belle fleur en marbre avec une nymphe nue se trouvait au milieu du salon et produisait un murmure continu dont Fandorine se lassa au bout de deux minutes.

L’habitant de ce magnifique palais lui fit une impression désagréable : un jeune homme brun à la physionomie avenante, d’une trentaine d’années, fané avant l’âge.

Avec le représentant des autorités, Athanase Koulebiakine se montra décontracté et même insolent, surtout qu’on ne lui avait pas encore fait part du témoignage de Sapryka.

— Oui, désolé. J’ai trébuché sur un terrain plat et le fusil m’est tombé des mains. J’avais abusé du cognac, voilà. Avez-vous eu l’occasion de goûter du Martell quarante ans d’âge ? C’est du charbon ardent ! On a l’impression de planer sur un nuage, tout est plongé dans une brume délicieuse.

Assis dans son fauteuil, jambes croisées, l’assassin balançait son pied chaussé d’une pantoufle brodée, n’essayant même pas de simuler un choc ou une émotion quelconque.

— Que peut-on y faire ? J’ai joué de malchance. C’est le destin, le fatum. L’hiver dernier, à la chasse chez le grand-duc, le comte Vrede a troué lui aussi le cavalier de la garde Saltykov. Vous n’avez pas lu cette histoire ? Le comte a été condamné par son curé à faire pénitence. Moi aussi, j’irai me confesser, évidemment. (Koulebiakine se signa d’un grand geste.) J’allumerai dix cierges de quinze kilos chacun. Et je ne me limiterai pas à cela, parole de gentleman. On raconte que le défunt avait beau être prince, il n’avait pas un grand revenu. Je m’apprête à offrir à la veuve vingt ou trente mille roubles pour la dédommager de ce tragique malentendu. D’après vous, acceptera-t-elle ? Je pense que oui. Bien sûr, il y a son orgueil d’aristocrate et tout le tralala, mais c’est tout de même une somme. Sa situation ne lui permet pas de faire la fine bouche…

Fandorine l’interrompit au milieu d’une phrase, ce qui fit l’effet d’une douche froide :

— Il y a un témoin qui vous a vu viser la nuque du prince avant de tirer.

Il croisa les doigts, observant la réaction de son interlocuteur.

Koulebiakine s’étrangla, cligna des yeux, cessa de balancer son pied, se redressa dans son fauteuil.

— Un témoin ? demanda-t-il, tendu. Ce n’est pas possible.

Eraste Pétrovitch dut constater qu’il était inquiet, mais pas outre mesure.

— Un des chasseurs, qui se tenait à une dizaine de pas à votre g-gauche, sous un arbre.

Le suspect se rejeta sur le dossier du fauteuil et agita sa main d’un air insouciant.

— Ah, il y a de quoi s’inquiéter ! Il devait être ivre, votre chasseur, il a eu une vision. Ou encore, il a appris que j’étais riche et il veut me faire chanter. Quelle idée ! Et pour quelle raison aurais-je vidé deux canons de plombs dans la tête d’un homme que je connais à peine ?

Le conseiller d’Etat n’avait rien à répondre.

D’après les quelques renseignements qu’il avait réussi à glaner, le crime passionnel semblait exclu. Il ne s’agissait pas du tout de ce genre de personnalité. Le jeune homme ne fuyait nullement les plaisirs de la chair, mais préférait l’amour-marchandise à l’amour-passion et, d’après les rumeurs, avait une idée tout ce qu’il y a de plus cynique du beau sexe. Des gens comme ça ne tuaient pas par jalousie ni pour venger l’honneur d’une femme.

En un mot, la rencontre dans le bel appartement à la fontaine n’apportait aucun élément nouveau à l’enquête.

Hormis la conviction absolue que Koulebiakine mentait, à la différence du chasseur. Il n’avait pas tué le prince par hasard, mais avec préméditation, de sang-froid.

Mais pour quelle raison, en effet ?

Dans quel cas un homme en tue-t-il un autre volontairement ? Ainsi que le disait feu Xavier Grouchine, le premier maître d’Eraste Pétrovitch dans les affaires policières, il fallait qu’il y ait « passion, intérêt, vengeance ou danger ». Mais Fandorine avait beau chercher, il ne trouvait pas la moindre présence d’aucun de ces motifs.

Il existe des hommes dégénérés qui prennent plaisir à tuer, surtout s’ils peuvent le faire impunément. Ce genre de maladie mentale frappe deux types humains : ceux qui ont versé beaucoup de sang à la guerre et ceux qui depuis la petite enfance aiment faire souffrir. Or, Athanase Koulebiakine n’avait jamais servi sous les drapeaux, sans parler de guerre. Et, selon les renseignements fournis par la police de Saint-Pétersbourg en réponse à ses questions détaillées et classées par rubriques, le jeune homme n’avait jamais manifesté de pulsions sadiques. La justice connaissait bien Koulebiakine, noceur invétéré, qui avait déjà signé des lettres de créance sans provision et avait fait de la prison pour dettes. Mais il ne fouettait pas les prostituées, ne frappait pas ses domestiques et n’avait jamais été mêlé à un accident mortel auparavant. Le juge d’instruction moscovite, vieil ami d’Eraste Pétrovitch, interrogea même ses camarades de lycée, mais en vain : petit, Koulebiakine ne torturait pas les chats ; il n’avait jamais pendu de chien ni fait cuire des rats à petit feu. C’était un enfant espiègle, capable de vous bourrer le mou. En quatrième, il avait réussi à coller le professeur de dessin à sa chaise. Mais on ne lui avait jamais remarqué aucune cruauté pathologique.

Fandorine comprit qu’il devrait s’occuper de cette affaire sérieusement, et que pour cela il lui faudrait se rendre à Saint-Pétersbourg.

3

Après deux jours à la capitale, la biographie de Koulebiakine ne présentait plus de secret pour le conseiller d’Etat.

A dire vrai, celle-ci était sans grand intérêt. Le jeune homme, renvoyé pour piètres résultats et mauvaise conduite, n’avait pas terminé le lycée. Il avait ensuite travaillé sans succès dans six institutions différentes où il était chaque fois admis sur la recommandation de son oncle qui ne désespérait pas de transformer ce polisson en un bon membre de la société. Il ne pouvait se fixer nulle part et fut régulièrement jeté dehors à la suite d’un scandale. A la fin, Koulebiakine senior avait capitulé, cessant de s’occuper de son neveu. Ces derniers temps, il avait même fait savoir qu’il songeait à modifier son testament pour léguer son immense fortune à des śuvres de bienfaisance. Cela dit, il n’avait pas semblé pressé de mettre sa menace à exécution, car n’étant pas âgé il avait l’intention de vivre encore longtemps.

Mais le sort en avait décidé autrement. Une quinzaine de jours auparavant, il avait dîné au yacht-club avec un groupe d’amis. Soudain, il s’était senti mal, avait perdu connaissance et était décédé sur le chemin de l’hôpital. Le décès avait été provoqué par une crise cardiaque.

Voyons, voyons, se dit Eraste Pétrovitch. Et il se mit à creuser plus profond.

Il découvrit une circonstance inexplicable : on n’avait pas pratiqué d’autopsie. Compte tenu de la fin subite du milliardaire, c’était pour le moins étrange.

Puis, en lisant le procès-verbal dressé par l’agent de police, il apprit que parmi les compagnons de bouteille du millionnaire il y avait un certain Dr Boukvine, médecin connu, professeur et sommité en cardiologie. Il avait tenté de venir en aide à l’agonisant et, lorsque Koulebiakine senior eut rendu l’âme, avait constaté tous les signes d’une rupture d’anévrisme. On pouvait donc parfaitement comprendre le policier qui avait décidé d’autoriser l’enterrement sans autopsie : dans aucune morgue on n’aurait fait une expertise plus sûre.

Or, le fonctionnaire venu de Moscou se permit de mettre en doute cette expertise. Avec l’autorisation du procureur, il ordonna d’ouvrir la tombe et d’exhumer le corps.

Et alors ? L’expertise du médecin légiste permit de découvrir dans les tissus du défunt une dose anormalement élevée d’acide prussique.

Il avait été empoisonné !

Un télégramme fut immédiatement envoyé à Schubert, le chef de la police :

Koulebiakine doit rester assigné à résidence. J’ai l’intention de tenter une expérience. Fandorine.

4

Ainsi, une semaine avant le coup de feu d’Athanase Koulebiakine qui avait coûté la vie au prince Borovski, un autre assassinat avait eu lieu, dont l’héritier tirait un avantage immédiat.

L’acide prussique à haute dose est un poison violent qui agit vite. Dans la mesure où l’oncle s’était senti mal à la fin d’un dîner entre amis qui s’était prolongé, il était difficile de supposer que son neveu l’avait empoisonné avant, chez lui par exemple. Il apparut d’ailleurs que, depuis belle lurette, le jeune homme dévoyé était interdit d’entrée chez son oncle. Athanase n’était pas présent au restaurant. Il avait un alibi solide : trois jours avant la mort de son oncle, il s’était retrouvé derrière les barreaux, ses créanciers ayant réussi à le faire jeter en prison. Dieu sait combien de temps il y aurait passé, car son oncle n’avait pas l’intention de le racheter.

Eraste Pétrovitch avait justement besoin de monter une expérience pour élucider ce mystère.

Il décida de reconstituer cette malheureuse soirée dans les moindres détails, de sonder le cśur du professeur Boukvine et des autres connaissances du défunt, d’étudier le comportement du personnel. Le conseiller d’Etat soupçonnait particulièrement ce dernier. N’avait-il pas été acheté ? Il est facile pour un maître queux, et plus encore pour un serveur, de jeter du poison dans un plat ou un verre de vin.

S’il s’avérait que Koulebiakine avait tué son oncle, fût-ce par personne interposée, alors Fandorine pourrait formuler son idée sur le motif du second meurtre, celui de la partie de chasse : un motif sans doute un peu compliqué, mais pas tout à fait fantastique. Des cas de ce genre se présentaient quelquefois en criminologie et il avait déjà rencontré dans sa pratique d’enquêteur des histoires encore plus extraordinaires.

Un homme qui a réussi un crime habilement monté peut éprouver un sentiment de toute-puissance, de supériorité sur le troupeau humain qu’il juge pitoyable, obtus, docile. Il a alors l’impression de diriger secrètement le monde en faiseur de destins clandestin, et jouit de ce pouvoir illimité purement imaginaire. C’est une sensation très forte qui a constamment besoin d’être alimentée. Je peux faire tout ce que je veux, la loi est impuissante contre moi, se dit le maniaque. Et il dépose une machine infernale au milieu de la foule, sachant qu’on ne le trouvera jamais, car on se lancera à la recherche de terroristes. Ou bien, à un raout, il verse du poison dans un des verres sur le plateau, avec un sourire méphistophélique, uniquement pour voir qui sera choisi par le fatum.

Sans doute, pour quelqu’un qui se trouve dans cette position démente, abattre en plein jour à bout portant un homme presque inconnu, un prince de surcroît, et s’en sortir indemne, présentait un plaisir vertigineux. En effet, à moins de prouver la préméditation, le meurtrier n’encourait guère de châtiment. On frémissait rien qu’en pensant à la distraction qu’il se choisirait la prochaine fois.

L’accident de chasse n’offrait aucune prise à l’instruction. Il était facile de prévoir le verdict : après avoir entendu l’accusé et l’unique témoin, on déciderait de classer l’affaire sans suite faute de preuves, appliquant au prévenu la formule juridique inoffensive : « Demeure suspect ». Ou encore, très probablement, Koulebiakine exigerait d’être jugé par la cour d’assises et ces beaux parleurs d’avocats lui obtiendraient l’acquittement.

Non, c’est seulement ici, à Saint-Pétersbourg, que Fandorine avait une chance de démasquer le criminel, et il décida de la saisir.

Etant donné les résultats de l’exhumation, et les conclusions graves qui s’imposaient, aucune des trois personnes ayant participé au dîner fatidique n’avait osé refuser son invitation. Pourtant, tous étaient des gens importants, occupés.

Frank, directeur de banque, annula une réunion du comité. Lioubouchkine, conseiller secret, déplaça une mission. Le professeur Boukvine arriva spécialement de Moscou. Il vivait sur deux maisons et sur deux villes, donnant des consultations et réalisant des opérations à tour de rôle dans chacune des deux capitales.

Naturellement, on fit venir le même cuisinier et le même serveur.

Ils s’assirent. Fandorine prit la place du défunt. Tout se déroulait très lentement, Eraste Pétrovitch ayant insisté pour reconstituer le dîner dans le moindre détail, et les trois hommes se disputaient sans cesse.

— Non, permettez, Excellence, disait le banquier, je me rappelle parfaitement que vous avez d’abord fini le bortsch et seulement ensuite goûté la tourte.

Un agent placé à la cuisine observait les gestes du cuisinier, qui devait préparer exactement les mêmes plats.

Un autre agent suivait le serveur comme une ombre.

Le conseiller d’Etat pensait que le plus facile était de verser du poison dans la liqueur de sorbier : son goût amer masquait celui du poison. Mais les témoins affirmèrent tous comme un seul homme que Koulebiakine n’avait pas pris d’alcool.

Ils reconstituèrent le contenu des propos de table, mais là non plus, il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Le dîner était donné en l’honneur de Boukvine, qui avait l’intention d’adhérer au club. Les membres du comité directeur, Frank et Lioubouchkine, connaissaient le docteur depuis très longtemps, le président le voyait pour la première fois. Ils avaient parlé voiles et modèles de yachts, vins, santé (chose inévitable dès lors qu’il y a un médecin à table), évoqué l’emprunt russe en France. Il n’y avait eu ni dispute ni discussion.

Eraste Pétrovitch observait attentivement, écoutait et perdait de plus en plus contenance. Etait-il possible que son expérience ne donnât aucun résultat ?

Ce fut le docteur qui lui asséna le coup de grâce, au moment où le serveur apportait un plat de fruits secs et le posait devant Fandorine en disant :

— Monsieur en avait demandé, avant l’esturgeon.

Le professeur frappa du plat de la main sur la table en s’écriant :

— Vous dites un empoisonnement à l’acide prussique ? (Tous tressaillirent.) Mais bien sûr ! Ah, quelle erreur impardonnable pour un médecin qui a trente ans d’expérience ! Les symptômes sont tellement semblables : une douleur aiguë ici, vertige, nausée, puis respiration difficile, souffle court, douloureux et, bientôt, l’arrêt cardiaque. Etant donné que pendant le repas, Ivan Dmitrievitch s’était plaint de son angine de poitrine… Bon, cela ne sert à rien de me justifier, je me suis trompé dans ma conclusion, je le reconnais. Cela peut arriver à tout le monde. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit ! Messieurs, il n’y a pas eu d’empoisonneur ! Vous vous rappelez que notre défunt président avait commandé des abricots ?

— Oui, c’était dans son habitude, répondit le banquier. Avant les plats chauds, Ivan Dmitrievitch exigeait toujours des abricots secs. Il les mettait à côté de lui et les mangeait à sa manière un peu spéciale : uniquement les noyaux, après les avoir décortiqués, tandis qu’il laissait la chair.

— Exactement, confirma le serveur. Nous lui connaissions en effet cette habitude. Il en prenait au moins trois livres par repas, si on compte le poids des fruits entiers. Les noyaux seuls pesaient moins, naturellement.

— Excusez-moi, quel rapport avec notre affaire ? demanda Fandorine en dévisageant le grand cardiologue avec étonnement.

Le médecin se mit à rire :

— Un rapport direct. Savez-vous, mon cher monsieur, que les noyaux d’abricot contiennent de l’acide prussique ? En toute petite quantité, si bien qu’il est difficile de s’empoisonner avec, il faut pour cela avaler plusieurs centaines de noyaux. Mais parfois, très rarement, on tombe sur des noyaux anormaux qui en contiennent une quantité beaucoup plus élevée. Je le sais, car pendant la guerre contre les Turcs, un de nos aides-soignants s’est gravement intoxiqué en mangeant trop de noyaux, on l’a sauvé in extremis. S’il avait eu le cśur moins solide, il y serait passé.

— C’est juste ! s’écria le conseiller secret en levant les mains au ciel. Vous vous rappelez, messieurs ? Après avoir avalé un noyau, il avait fait la grimace en disant : « Ce qu’il est amer, pouah ! »

Le conseiller d’Etat rentrait à Moscou bredouille. Sa conviction quant à la culpabilité de Koulebiakine avait été bien ébranlée. Il n’y avait ni indice ni piste. Apparemment, il n’avait rien à voir avec la mort de son oncle. Peut-être qu’après tout il avait tué Borovski sans préméditation ? Le chasseur avait dit qu’il avait d’abord reculé et examiné le cadavre et que c’est seulement après qu’il avait appelé. Et alors ? Cela pouvait être le comportement d’un homme ivre complètement hébété ou au contraire d’un homme en état de choc. Dans ce genre d’états, on peut agir de manière très étrange, surtout vu de l’extérieur…

C’était un compartiment à deux places.

En face de Fandorine se trouvait un homme corpulent avec une barbiche. Au début de leur voyage, il s’était présenté, mais Eraste Pétrovitch n’avait pas retenu son nom, car il avait l’esprit ailleurs et était dépité. Un professeur adjoint ou un privat-docent.

Ce professeur adjoint, ou privat-docent, était triste, lui aussi, il soupirait sans cesse en silence. Mais, à la fin, il céda à la tentation bien russe de s’ouvrir à un compagnon de hasard.

Il s’adressa à Fandorine en ces termes :

— Je vois que vous aussi, vous êtes d’humeur plutôt mélancolique ?

5

Quatre semaines plus tôt, dans ce même compartiment, se déroulait une conversation qui avait commencé de la même manière.

Deux hommes qui ne se connaissaient pas se rendaient de Moscou à Pétersbourg. Tous les deux tiraient une mine maussade. Au début, ils se taisaient. Puis le plus âgé des voyageurs regarda soudain son compagnon et lui dit :

— Eh, mon cher monsieur, à votre visage je vois bien que vous en avez gros sur le cśur. Voulez-vous un peu de ce breuvage revigorant ?

Il avait ouvert sa sacoche où un petit compartiment bien pratique était réservé à chaque chose : affaires de toilette, petits verres, petites brosses, fioles de toutes sortes parmi lesquelles il s’était même trouvé une gourde avec du cognac. On voyait bien que c’était un homme ordonné, bien organisé et qu’il avait l’habitude de voyager.

Le jeune accepta volontiers. Ils burent un premier verre sans manger (« a cappella », selon l’expression du plus âgé), un deuxième avec une rondelle de citron, un troisième avec du chocolat, un quatrième en fumant un cigare. Ils s’aperçurent alors que la gourde était vide.

Ivre, non pas à cause de la quantité de cognac, mais pour avoir expédié ce rituel à la vitesse record, le plus âgé demanda soudain :

— Dites, avez-vous déjà eu envie de tuer un homme ? Une envie féroce, à en avoir les doigts qui tremblent, à grincer des dents…

Le jeune tressaillit, regarda son compagnon de bouteille avec angoisse :

— Comme c’est étrange que vous en parliez maintenant… J’y pensais justement…

Il s’arrêta.

Le plus âgé poursuivit ses épanchements sans accorder grande attention à ses propos.

— Je vais vous raconter…

Il se pencha sur la table, son visage lisse se convulsionna.

— Je dois le raconter à quelqu’un. Cela me brûle de l’intérieur.

Et il se mit à raconter fiévreusement, en sautant du coq à l’âne :

— Seigneur, comme je le hais ! Cette tête idiote, avenante, ce regard de conquérant ! Comment a-t-elle pu ! Elle si chaste, elle qui a une âme si sensible !

Il n’y avait rien de spécialement captivant dans son récit : une histoire ordinaire d’homme mûr qui avait eu la bêtise d’épouser une jeune demoiselle dont il était fou amoureux. Naturellement, au bout de quelque temps elle s’était éprise d’un autre, un beau mondain de Moscou qui avait la réputation d’être un croqueur de cśurs.

— Elle n’y est pour rien, affirmait le plus âgé, cherchant à convaincre son auditeur qui l’écoutait avec une attention soutenue. C’est lui qui est coupable, ce Satan, ce séducteur. S’il pouvait crever… Ou si je trouvais le moyen de le tuer de mes propres mains, ce serait encore mieux. Mais en échappant à la loi ! bredouilla le passager sans se rendre compte que son visage était inondé de larmes.

Là, le jeune homme coupa l’ennuyeuse confession du cocu.

— Ecoutez, dit-il en se tournant en direction de la porte et en baissant la voix. C’est le destin qui nous a réunis. Vous pouvez vous débarrasser de votre offenseur. Et il ne vous arrivera rien. Parole d’honneur.

— Pourquoi vous moquez-vous d’un homme devenu fou de chagrin ? demanda son compagnon d’un air tragique. C’est cruel !

— Je ne me moque pas ! (Le jeune était si ému qu’il contenait à peine un tremblement nerveux). Ecoutez-moi sans m’interrompre ! C’est moi qui tuerai l’homme qui a séduit votre femme. En contrepartie, vous tuerez celui qui m’empêche de vivre, moi ! Mon oncle, un Gobseck avare et sans cśur ! Nous nous aiderons l’un l’autre. Vous récupérerez votre femme et moi, je serai riche.

— Vous dites ça sous l’effet du cognac, mais après, une fois les vapeurs d’alcool dissipées, vous ferez marche arrière, remarqua le plus âgé après réflexion. Qu’est-ce que l’appât des richesses auprès des souffrances d’un cśur offensé ? Si encore vous étiez en train de mourir de faim, mais non, vous voyagez en première classe, vous avez un diamant à votre épingle à cravate.

Le jeune homme sortit l’épingle, la jeta sur la table, en colère.

— C’est de la pacotille, une vie à crédit ! Demain, ce diamant sera déposé au mont-de-piété, ou bien je me retrouverai en prison. Croyez-moi, je ne suis pas ivre. Et si je vous donne ma parole, je ne reculerai pas. En tuant votre ennemi, j’imaginerai que j’ai devant moi mon cher oncle. Et vous, vous n’avez qu’à imaginer que mon oncle est votre offenseur. Seulement, attendez ! dit-il, pris soudain de doute.

Son regard glissa sur la figure pacifique de son interlocuteur.

— Etes-vous capable de tuer ?

— Je n’ai pas le choix. Sans cela je deviendrais fou ou je me suiciderais. J’aime votre idée.

L’homme plus âgé se calmait de minute en minute, sa voix se fit plus ferme.

— Ce sera un double crime parfait. Quelque chose de ce genre est décrit dans un roman américain, je ne me souviens plus de son titre. Aucun motif, aucun lien entre le meurtrier et sa victime. Le prince ne vous connaît pas, votre oncle ne me connaît pas. Même si on soupçonne l’un de nous deux, il sera impossible de prouver la préméditation. La probabilité de l’échec est de 0,1 pour cent : il faudrait un concours de circonstances particulièrement malheureux. Dans ces conditions, je suis prêt à prendre le risque.

En guise de réponse, le jeune lui serra la main. Ce fut une poignée de main bien forte.

— Eh bien, parlez-moi de votre oncle. (L’homme plus âgé ouvrit un calepin.) Son mode de vie, ses habitudes. Alimentaires, surtout. Je suis médecin, le plus facile pour moi est de recourir au poison. Qu’est-ce qu’il aime manger ?

— Le diable seul le sait. Non, attendez. Le vieil imbécile adore les noyaux d’abricot. Faute de casse-noix, il les croque avec ses dents. Ça me donne la nausée de le voir ouvrir le noyau et envoyer son contenu dans sa bouche avec ses doigts boudinés…

6

Le privat-docent (et non professeur adjoint) tortura longtemps Fandorine en lui racontant les intrigues qu’il subissait à la faculté de théologie. Eraste Pétrovitch faisait semblant d’écouter en égrenant son chapelet chinois.

Deux heures ou presque de ce récit dramatique valurent au conseiller d’Etat un moment de somnolence. Il s’endormit un bref instant, mais aussitôt, un bruit sec le réveilla : son chapelet avait glissé de sa main, tombant par terre.

Il dut se pencher sous la petite table, tâter le sol malpropre.

— Diantre, je n’y vois rien ! jura Fandorine. Ne pourriez-vous pas me passer vos allumettes ?

Comment ce maudit chapelet avait-il fait pour tomber dans le coin opposé ? Ses perles vertes brillaient faiblement.

— Regardez, une épingle à cravate, dit Fandorine en montrant sa trouvaille à son compagnon de route. C’est un passager qui l’a perdue. Il faut la remettre au chef de voiture.

— Faites voir…

Le privat-docent saisit le bijou, le tourna entre ses doigts, le regarda à la lumière.

— Non, il n’est pas question de le confier au chef de voiture. C’est un vrai diamant, il vaut au moins cinq cents roubles. Le chef de voiture est un escroc, il le volera. Faisons autre chose, dit-il en rendant l’épingle au conseiller d’Etat. Sur cette ligne, on a coutume de noter les noms des passagers de première classe sur un registre spécial qui est gardé par le chef de train. Justement pour le cas où l’on découvrirait dans un compartiment un objet perdu ou oublié. En janvier, j’ai fait tomber par terre un dossier avec mes cours et je ne m’en suis rendu compte qu’à la maison. Je pensais qu’il était perdu, mais que pensez-vous ? On me l’a restitué. D’après les règles du chemin de fer, la liste des passagers est conservée durant un mois.

— Vous me conseillez donc de la remettre au chef de train ? demanda Eraste Pétrovitch en réprimant un bâillement.

— Nullement. L’homme est faible.

Le théologien leva le doigt, faisant comprendre qu’il était bien placé pour connaître la nature humaine.

— Il est bien dit : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Demandez au chef de train à consulter son journal de bord et relevez le nom des passagers qui ont voyagé dans notre compartiment ce dernier mois. Qu’on vous fasse une liste. Et c’est la police qui se chargera de contacter ces gens.

— Vous avez raison. C’est ce que je vais faire, répondit Fandorine dans un soupir.

— Et ce sera là une action noble, véritablement chrétienne. Pas du tout comme notre cher adjoint du recteur qui, figurez-vous, m’a convoqué pour me dire…

Le privat-docent avait repris son interminable monologue.

LE FIVE O’CLOCK

À BRISTOL

Cette nouvelle est dédiée

à Agatha Christie

Le football, ce jeu dont les amis britanniques de Fandorine lui avaient rebattu les oreilles, n’avait en réalité aucun intérêt. Ce n’était pas un sport, mais une manière de lutte des classes : une foule de gens en tricot rouge se jetait sur une autre foule en tricot blanc, et à cause de quoi ? D’un ballon en cuir de porc ! Une vraie compétition sportive, que ce soit la boxe, le lawn-tennis ou la course cycliste, est l’héritière des tournois médiévaux. Pendant le match de football, en revanche, chacun pouvait se faire attaquer par deux ou trois personnes à la fois. C’était tout sauf chevaleresque ! Et les spectateurs étaient à l’avenant. Ils hurlaient, gesticulaient, sautaient sur les bancs. On aurait dit des Papous et non des Britanniques.

Persuadé que ce jeu n’avait aucun avenir, Eraste Pétrovitch quitta le stade sans avoir su si l’équipe locale réussirait à faire partie de la Ligue occidentale, dont il ne savait par ailleurs strictement rien.

En réalité, ce ne fut pas le jeu qui démoralisa le fonctionnaire moscovite en vadrouille, mais le sentiment de solitude absolue, irrémédiable qui s’empara de lui au milieu de cette multitude humaine.

Naturellement, il avait l’habitude de vivre en solitaire, mais trop, c’était trop : un pays étranger, une ville inconnue, l’écroulement de toute son existence passée, un flou total quant à son avenir et, en plus, ce sentiment humiliant d’être sans le sou, sentiment dont Fandorine s’était déshabitué.

Eh oui, il n’aurait pas dû défier les autorités. Deux mois auparavant, il était une personne influente et frôlait l’avancement au poste de chef de la police de Moscou, et à présent, il n’était plus personne. A trente-cinq ans, il devait repartir à zéro.

Il ne faisait pas de doute pour lui que cette vie nouvelle, il allait la commencer dans le Nouveau Monde. Cela allait de soi. Encore fallait-il y arriver, et ce n’était guère facile !

En attendant, le conseiller d’Etat en disgrâce restait à Bristol, d’où partaient pour New York des bateaux de la compagnie City-Line. Cela faisait plus de quinze jours qu’il attendait son serviteur japonais.

Il avait dû quitter Moscou en toute hâte, sans même attendre que sa demande de démission soit agréée. Il n’avait aucune chance de toucher son salaire ni les récompenses qui lui étaient dues, or il n’avait amassé aucun pécule durant les années de son travail. Il possédait juste une petite maison rue Saint-Nikita, maison que Massa était justement chargé de vendre. Cet argent suffirait pour deux ans, et pendant ce temps il pourrait apprendre un nouveau métier. Par exemple, celui d’ingénieur.

Une autre voie, plus simple, vers l’indépendance financière passait par Wiesbaden ou Monte-Carlo. Il aurait suffi à Fandorine, avec sa chance phénoménale aux « games of chance », de passer une journée à jouer à la roulette pour n’avoir plus jamais à gagner sa croûte. Une seule chose le gênait : le sentiment que ce serait malhonnête. Eraste Pétrovitch avait un peu honte de son don exceptionnel, il essayait de ne l’utiliser que dans les cas de nécessité extrême, et n’avait nulle intention de se faire maquereau de la Fortune.

Aussi en était-il réduit à circuler en omnibus, à ne fumer que la moitié d’un cigare à la fois et, au lieu de vivre au Royal Hotel, à louer une chambre avec pension (déjeuner et thé) pour une livre deux shillings et six pence par semaine.

Il est vrai que le quartier était tout à fait convenable, en fait le meilleur de la ville. Situé sur une colline, il abritait des hôtels particuliers sans intérêt aucun pour ce qui était de leur architecture, mais entourés de magnifiques jardins. Au bout d’une semaine, l’ex-conseiller d’Etat avait la nausée à force de se promener dans les allées ratissées et de contempler l’unique monument de la ville : un pont de cent cinquante mètres de long suspendu au-dessus de l’Avon.

C’était le début d’avril. Les arbres arboraient de petites feuilles fraîches et brillantes, les gazons étaient d’un vert insoutenable. En se promenant au milieu de cette magnificence, Eraste Pétrovitch tirait une tête de novembre.

L’unique consolation de l’exilé, c’était le thé qu’il prenait tous les jours avec sa logeuse, Mlle Palmer.

Pourtant, lorsqu’ils s’étaient rencontrés la première fois, il l’avait trouvée complètement gâteuse.

Une petite vieille toute maigre, semblable à une poupée de porcelaine, lui avait ouvert la porte. En apprenant que le visiteur venait pour louer une chambre, ayant lu son annonce dans le Western Daily Press, elle avait arrangé ses petites lunettes et, toisant ce grand brun de ses yeux bleu clair, avait demandé après hésitation :

« Jouez-vous de l’harmonica, monsieur ? »

Fandorine, qui s’était déjà habitué aux bizarreries des Anglais, avait secoué la tête en signe de négation. Et la dame de poursuivre son interrogatoire :

« Vous avez sans doute pris part à la défense de Khartoum ? »

Eraste Pétrovitch s’était raclé la gorge pour surmonter son irritation croissante (il avait tout de même une dame en face de lui !), et avait remarqué avec une certaine réserve :

« Si vous louez la chambre uniquement aux d-défenseurs de Khartoum et aux joueurs d’harmonica, vous auriez dû l’indiquer dans l’annonce. »

Il était certain de repartir bredouille. A deux reprises déjà, en apprenant qu’il était étranger, les propriétaires avaient refusé de lui louer la chambre, or les maisons qu’il avait visitées auparavant étaient plus modestes : celle-ci, entourée d’un parc, avec un portail en fer forgé surmonté d’armoiries où était représenté un ours massif coiffé d’une couronne de comte, était somptueuse. Il n’aurait même pas dû monter jusqu’à cet aristocratique Clifton.

« Bienvenue, monsieur, avait dit alors la vieille dame en le laissant entrer. Vous venez de Russie, je suppose ? J’aurais dû m’en douter. Vous êtes officier ou fonctionnaire militaire ? »

Jusque-là, Eraste Pétrovitch était persuadé qu’il parlait l’anglais sans accent. Il se sentit décontenancé.

« C’est à ma prononciation que vous l’avez deviné ?

— Non, monsieur. A l’expression de votre visage et à votre façon de vous tenir. Vous savez, j’étais infirmière à Sébastopol et j’y ai vu nombre de vos compatriotes. Un capitaine prisonnier m’a même fait la cour. Cela s’explique sans doute par le fait qu’il n’y avait pas d’autres femmes, ajouta-t-elle, modeste. De toute façon, cela n’a eu aucune conséquence. »

Ce souvenir avait fait rosir légèrement les joues fanées de la vieille dame et, grâce à ce capitaine anonyme qui, quarante ans auparavant, avait flirté avec l’Anglaise, Fandorine réussit enfin à trouver un toit.

« Je n’occupe que ce petit bâtiment dans l’hôtel particulier de lord Berkeley, il n’y a même pas de remise. Mais vous n’avez pas beaucoup de bagages, n’est-ce pas ? » s’était enquise la perspicace vieille dame.

Avec le temps, il découvrit que Mlle Palmer était extraordinairement observatrice et clairvoyante. Il comprit également les étranges questions qu’elle avait posées le jour de leur rencontre.

C’est tout récemment qu’elle s’était décidée à prendre un locataire, et elle avait eu deux expériences malheureuses. Le premier passait sa journée à jouer de l’harmonica, le second, qui avait assisté à un massacre à Khartoum en 1885, souffrait de cauchemars. Chaque nuit, des cris terribles retentissaient dans la maison : « A bas Issa ! » et « Allah Akbar ! » Pour échapper aux couteaux recourbés, le malheureux reniait le Christ, encore et encore.

Chaque après-midi, de cinq à six, Mlle Palmer offrait du thé à son locataire. La vénérable boisson, déjà pas très forte, était coupée de lait, ce qui achevait de la gâter ; quant aux crackers, ils s’émiettaient et collaient aux dents. En revanche, la conversation de la vieille dame était délicieuse. Eraste Pétrovitch faisait tout pour ne jamais manquer ce moment.

Dès les premiers jours, sa logeuse lui narra son histoire.

Elle avait connu un sort triste et beau qui, hélas, n’échoit que trop fréquemment aux femmes véritablement nobles.

Janet Palmer ne se souvenait pas de ses parents, on pouvait même dire qu’elle ne les avait pas connus. Son père, officier subalterne dans les dragons, était tombé à Waterloo. Il venait de se marier, sa veuve n’avait que dix-huit ans. Elle était enceinte et la terrible nouvelle avait provoqué un accouchement prématuré. On n’avait pas réussi à sauver la parturiente. Tout le monde prédisait une mort rapide à la fillette née dans des circonstances aussi tristes, mais la petite s’était accrochée à la vie. Le colonel lord Berkeley, chef du régiment où servait feu son père, l’avait adoptée et élevée avec ses propres enfants. Janet était si reconnaissante à son bienfaiteur que, lorsque celui-ci, victime d’une attaque d’apoplexie, s’était retrouvé paralysé, elle était restée auprès de lui afin de rendre sa fin moins pénible : après tout, la gratitude imposait bien des devoirs !

La « fin » s’était étalée sur vingt ans. L’homme qui aimait Janet avait d’abord admiré son sacrifice et lui avait promis d’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Mais la patience a ses limites. Lorsque le vieux lord mourut enfin et que Mlle Palmer recouvra sa liberté, il était trop tard.

Le comte lui avait légué une bonne part de sa fortune, mais ses enfants légitimes avaient entrepris de contester le testament en entamant un procès. Sans doute n’auraient-ils pas gagné, car les dernières volontés du défunt avaient été rédigées selon les règles, mais l’héritière avait d’elle-même renoncé à cette fortune, considérant qu’elle n’avait pas mérité une telle récompense. Après tout, elle n’avait fait qu’accomplir son devoir.

Le fils aîné du défunt, l’actuel lord Berkeley, l’avait alors dédommagée en mettant à sa disposition, à vie, un bâtiment de la maison familiale.

Quarante ans avaient passé depuis. Le lord, comme jadis son père, avait perdu la raison à la suite d’une attaque ; il se mourait quelque part dans les pièces reculées de l’hôtel particulier, tandis que ses descendants ignoraient pourquoi un des bâtiments était occupé par une vieille totalement inutile.

« Qui aurait pu croire que je vivrais si longtemps ? disait la vieille dame en soupirant. Mon père a coûté cher à la Couronne, le pauvre garçon : sa vie s’est arrêtée avant ses vingt-deux ans, et sa fille, elle, touche une pension depuis trois quarts de siècle ! »

Tant que Mlle Palmer vivait aux frais du colonel, sa pension d’orpheline s’accumulait à la banque et, aujourd’hui, les intérêts de ce petit capital lui suffisaient tant bien que mal pour joindre les deux bouts, étant donné ses besoins microscopiques et sa prodigieuse ingéniosité en matière d’économies. Son seul souci était l’hostilité des habitants de la grande maison ! Ils avaient essayé de la déloger par tous les moyens, rendant son existence insupportable.

Ils ne pouvaient l’empêcher de se promener dans le jardin (dont elle avait la jouissance, selon les documents), mais ils lui avaient interdit de passer par le portail, si bien qu’elle devait sortir dans la rue par le petit portillon de derrière. Ils l’avaient obligée à se séparer de son chat, qui vivait avec elle depuis quinze ans. Ils lui avaient imposé également d’autres contraintes.

Tout cela avait fait germer un projet : Mlle Palmer allait trouver une source de revenus complémentaire afin d’acheter une petite maison à la campagne non loin d’Exmoor pour regarder la mer tous les matins.

C’est à cette fin qu’elle avait publié une petite annonce dans le Western Daily Press. Même si elle n’avait pas eu beaucoup de chance avec ses premiers locataires et n’avait réussi à économiser que trente livres, c’est-à-dire un dixième de la somme requise, elle ne perdait pas l’espoir.

Son moral d’acier et sa capacité à faire des projets à l’âge de soixante-quinze ans inspiraient à Fandorine une grande admiration, à laquelle vint s’ajouter bientôt – après rencontre avec ses voisins – une profonde compassion.

Il les croisa en sortant se promener dans le jardin, qui était impeccablement propre, avec de petits sentiers pavés, des statues de marbre et de jolies tonnelles.

Eraste Pétrovitch se tenait devant un saule couvert de fleurs blanches duveteuses, en proie à des émotions que seul peut éprouver un Russe en exil. Le sorbier et le bouleau provoquent les mêmes sentiments, mais on peut les voir toute l’année, tandis que cette variété de saules ne peut être reconnue par un citadin qu’en début de printemps. La nostalgie égratigna son âme d’autant plus intensément.

C’est justement à cause de ce sentiment chanté par les poètes mais au fond très désagréable que Fandorine leva ses yeux baignés de larmes sur un groupe de personnes qui s’approchaient de lui et leur sourit même, comme pour s’excuser d’être aussi bêtement sentimental.

Probablement son sourire avait-il été perçu comme une tentative de faire connaissance. Toute la nombreuse compagnie – des personnes des deux sexes et d’âges différents – s’arrêta pour le considérer avec une sorte de froid étonnement.

— Ah, dit bien fort un monsieur âgé aux joues rondes. Ce doit être le nouvel occupant1 de l’annexe.

— Indeed, répondit un autre gentleman qui, à juger d’après son col, appartenait à la gent ecclésiastique mais, pour tout le reste, était le portrait craché du premier en plus petit et moins ravagé par les ans.

Les informations que lui avait communiquées Mlle Palmer suffisaient pour comprendre qui était qui. Le frère aîné était Daniel Linn, l’héritier du vieux lord Berkeley. Le pasteur, le père Matthieu Linn, le fils cadet. La femme brune à la mine aigrie et deux adolescents tout aussi bougons qui formaient le flanc droit de cette armée étaient l’épouse et les fils de lord Daniel, la blonde qui faisait une tête de carême et deux fillettes qui avaient l’air de s’ennuyer à mourir sur le flanc gauche, la famille du pasteur.

Tous les Linn (tel était le nom héraldique des lords Berkeley) s’étaient réunis dans leur nid familial pour fêter les quatre-vingts ans du patriarche. Il ne manquait à cette promenade familiale que le troisième frère, le très respecté Tobias Linn, que Mlle Palmer appelait the black sheep of the family2.

— Quelqu’un doit mettre fin à cela, dit lady Linn en considérant Eraste Pétrovitch avec horreur. Il n’y avait pourtant vraiment pas de quoi avoir peur. Un gentleman élégant, tiré à quatre épingles, avec une violette pâle à la boutonnière et une canne de bambou à la main.

Il promena son regard au-dessus de toute cette assemblée, montrant ainsi que son sourire ne leur était pas adressé à eux, mais au soleil de printemps, et il voulut passer son chemin, mais à cet instant, derrière les buissons, apparut le dernier membre de la famille, avec à ses côtés un compagnon fort exotique que Mlle Palmer avait en effet mentionné dans ses récits.

La raison pour laquelle le plus jeune des frères était resté célibataire et avait terminé son service au grade de capitaine seulement se devinait sans même que l’on eût besoin de faire appel aux procédés de déduction. La brebis galeuse de cette famille aristocratique avait en effet un air piteux : ses yeux étaient troubles, une résille de vaisseaux rouges recouvrait ses joues, rondes comme chez ses frères ; des cendres de cigare parsemaient sa redingote.

Cependant, Fandorine contemplait non pas Tobias Linn, mais la bête somptueuse que ce respecté monsieur tenait en laisse. C’était un léopard d’Afrique. Le majordome avait raconté à Mlle Palmer que le capitaine ne se séparait jamais du prédateur et l’emmenait partout avec lui. Elle avait également appris que, la nuit, la bête restait dehors, attachée à la tonnelle avec une chaîne. Aussi avait-elle cessé de se promener. Elle soupçonnait qu’on avait fait venir cet Africain féroce à Berkeley House à la seule fin de faire mourir de peur l’habitante de l’annexe.

Mais Eraste Pétrovitch ne trouva pas le léopard effrayant. Certes, l’animal avait le regard fixe d’un meurtrier-né, une démarche souple, et le bout d’un croc pointu brilla comme par hasard sous sa lèvre molle, mais la beauté de cet énorme chat jaune et noir faisait oublier le danger. Un large collier en velours rouge orné de strass et une chaîne en or que le capitaine serrait dans sa main complétaient ce magnifique tableau.

— Admire, Tobias, dit lord Daniel en montrant Fandorine du menton. Elle a transformé notre jardin en une cour de passage.

Le plus jeune des frères eut un rictus mauvais et émit un étrange sifflement : les poils du léopard se hérissèrent, le fauve baissa la tête, de petites lumières brillèrent dans ses yeux dirigés sur Eraste Pétrovitch.

Les nièces et les neveux du capitaine firent un bond en arrière et les deux ladies reculèrent aussi, par précaution.

— Scalpeur n’aime pas voir des étrangers rôder autour de la maison, maugréa Tobias Linn entre ses dents. Il n’y a pas longtemps, il a scalpé un voleur qui avait pénétré dans la maison.

Il siffla encore une fois. La bête frappa nerveusement le sol avec sa queue et montra ses crocs.

— Cessez de provoquer cet animal ! lança le capitaine avec un incroyable aplomb. Vous êtes tous témoins, ce type n’a pas arrêté de titiller Scalpeur !

A quoi le pasteur fit remarquer avec une férocité pas très chrétienne :

— Tu ne risques pas d’avoir des ennuis avec la loi si Scalpeur écorche cet insolent. Après tout, personne ne l’a invité dans notre jardin.

Lorsqu’il y a plusieurs adversaires, il faut se concentrer sur le plus fort. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch n’accorda pas la moindre attention au capitaine ni au prêtre, et se tourna vers la bête.

L’homme qui avait appris à Fandorine à maîtriser n’importe quel adversaire lui disait : « Si tu es menacé par un animal, un tigre ou un serpent, fais-lui comprendre tout de suite que tu ne lui veux aucun mal, mais que tu n’as pas peur. Ne bouge pas, concentre toute ton énergie Ki dans ton regard. Si ta réserve de Ki est médiocre, tu mourras. Si tu as assez de force, la bête reculera. »

Pendant trente secondes, Eraste Pétrovitch mit à l’épreuve son énergie en fixant le chat sauvage. Apparemment, sa provision de Ki était suffisante : le léopard s’assit, plissa les yeux et bâilla, bien que son maître sifflât sans discontinuer, telle une bouilloire sur le feu.

En conformité avec les règles du combat, une fois l’adversaire le plus fort vaincu, les autres se firent petits.

— Vous êtes dompteur de cirque, c’est ça ? demanda le capitaine avec mépris, mais sans défi.

— Quelque chose dans ce genre.

Fandorine fit un pas en avant, si bien que le pasteur dut s’écarter et le capitaine tirer son compagnon de côté.

Après cet incident, il était impossible d’imaginer des relations de voisinage civilisées avec les Linn. En les croisant dans le jardin, Eraste Pétrovitch ne les saluait pas, mais cédait le passage en silence s’il s’agissait d’une dame.

En revanche, il rendait visite au léopard, la nuit.

Il restait devant la tonnelle en fer forgé, à aspirer les parfums du printemps. Les yeux phosphorescents de la bête transperçaient l’obscurité, tantôt jaunes, tantôt verts. Eraste Pétrovitch ne la caressait pas – c’eût été trop familier –, mais parfois il lui disait : « Minou, minou », et le léopard se mettait à ronronner comme un chat.

Par une belle nuit étoilée, chose rare à Bristol, Fandorine et Scalpeur restèrent la tête en l’air, chacun saisi par la nostalgie de sa patrie. Pour le léopard, c’était compréhensible : on sait combien les étoiles de la savane sont éclatantes. En revanche, Eraste Pétrovitch, fils des cieux pâles du Nord, n’avait pas grand-chose à regretter. Mais c’était le ciel étoilé qui voulait cela : en le regardant, on a toujours un petit pincement au cśur. Peut-être venons-nous en effet de quelque planète lointaine ?

Cette idée était amusante et, en se promenant dans le jardin obscur, Fandorine réfléchit encore un moment aux autres univers.

La lune se cacha derrière un petit nuage, la lumière des étoiles se fit encore plus éclatante, surtout la Grande Ourse, qu’il vaut mieux observer au printemps.

Eraste Pétrovitch demeurait figé, la tête en l’air.

Soudain, pas très loin de lui, une voix zézayante dit :

— There she waits for me, under the Bear3.

En se retournant, le rêveur aperçut dans l’ombre profonde d’un buisson un très vieux gentleman en fauteuil roulant. Il était emmitouflé dans un plaid et portait sur la tête un bonnet de laine.

C’est cette coiffure qui permit à Fandorine de deviner qu’il avait devant lui lord Berkeley en personne. Un jour, Eraste Pétrovitch avait aperçu ce bonnet à une des fenêtres de la grande maison, et Mlle Palmer avait dit :

« Voici le pauvre comte. Il regarde par la fenêtre. Que peut-il faire d’autre ? Jadis, il avait une voix de tonnerre, il frappait du pied comme ça – la terre tremblait. Aujourd’hui, il est enchaîné à son fauteuil et il ne se sépare jamais de son valet… »

En effet, il entendit une voix douce dans l’obscurité :

— Bonsoir, monsieur. (Fandorine vit briller le galon d’une livrée.) Je m’appelle Jim. Chaque fois qu’il y a une nuit étoilée, Sa Grâce a une insomnie. Il n’y a rien à faire.

Eraste Pétrovitch les salua tous les deux en s’inclinant légèrement. Il voulut dire quelque chose d’agréable au vieillard, mais le paralytique ne le regardait pas : il avait les yeux rivés sur la Grande Ourse.

— Oh, yes, right under, marmonnèrent ses lèvres anémiques.

Le vieux lord bougea, le plaid glissa de ses épaules et Fandorine vit qu’il était attaché au dossier et aux accoudoirs avec des sangles.

Sans doute par précaution, pour éviter qu’il ne tombe ?

Fandorine avait beau inviter sa nouvelle amie à descendre dans le jardin le soir pour faire connaissance avec Scalpeur, Mlle Palmer poussait des « Oh ! » et des « Ah ! », et levait les yeux au ciel. Il ne pouvait y avoir qu’une explication à son attitude : elle aimait bien se faire peur. La vieille dame n’était ni craintive ni impressionnable, et faisait preuve d’une intelligence fine comme une lame de rasoir. Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion de s’en assurer dès le premier jeudi.

C’est que le jeudi, le majordome de Berkeley House, M. Pursley, les rejoignait pour le thé. Ils se connaissaient depuis quarante ans et naguère Pursley passait à l’annexe presque tous les jours, mais à cause des tensions entre les habitants de la grande maison et Mlle Palmer, il avait restreint ses visites afin de montrer sa loyauté à l’égard de ses employeurs. Le jeudi, le majordome avait son jour de congé. Il remettait toutes les affaires à son remplaçant, enfilait une veste et ne se mêlait plus de la marche de la maison. Le matin, il lisait le journal et fumait la pipe dans le jardin, à midi il allait déjeuner dans un pub et dans l’après-midi il venait prendre le thé à l’annexe en toute légitimité.

M. Pursley et Mlle Palmer s’amusaient de la façon suivante : lui lisait The Standard à haute voix, généralement les chroniques criminelles, elle émettait son jugement. Le majordome tombait invariablement d’accord avec la vieille dame et passait à l’article suivant.

Par exemple, lors de leur première réunion, ils avaient eu pour objet de discussion un article au titre accrocheur :

LA MORT DANS UN CLOAQUE

Dick Stylet a été retrouvé.

Mais où est donc l’inspecteur O’Leary ?

Lors du nettoyage annuel des égouts sous la rue d’Oxford, les ouvriers ont découvert un cadavre d’homme enchaîné à l’échelle dans le conduit souterrain. D’après l’état du corps, le décès a été causé par la faim.

Le visage du défunt a été rongé par les rats, mais les tatouages et la cicatrice à la gorge ont permis d’établir son identité : il s’agit du tristement célèbre Dick Stylet, qui avait égorgé trois personnes à Whitechapel. L’inspecteur O’Leary, le meilleur enquêteur de Scotland Yard, qui suivait le meurtrier à la trace, a disparu il y a trois semaines. La police était persuadée que Stylet avait réussi à assassiner l’homme qui le poursuivait et à enterrer son corps ou à le jeter dans la Tamise, mais la découverte d’aujourd’hui contredit cette version et permet d’espérer que le vaillant inspecteur est toujours en vie. En tout cas, les menottes découvertes dans le souterrain malodorant appartiennent à O’Leary.

On n’a pas trouvé sur le cadavre le poignard auquel Dick doit son terrible surnom. Celui-ci aurait permis au prisonnier de se libérer en ouvrant le mécanisme avec la lame. Il paraît raisonnable de supposer que l’inspecteur qui avait arrêté le malfrat avait pris soin de le désarmer. On reconstitue facilement le déroulement des faits. O’Leary a arrêté et enchaîné le scélérat à l’échelle, après quoi il s’est absenté pour ne plus jamais revenir. Privé de la possibilité de bouger ou d’appeler au secours, Dick a souffert une longue agonie de deux, voire trois semaines. Il pouvait étancher sa soif : juste à ses pieds se déversaient des eaux usées, breuvage infect, mais capable de satisfaire les besoins du corps.

Cependant, si les circonstances de la mort de Stylet sont plus ou moins claires, certaines questions demeurent à ce jour sans réponse. Pourquoi l’inspecteur O’Leary, qui a la réputation d’un fonctionnaire rigoureux et respectueux de la loi, a-t-il condamné son prisonnier à une mort aussi atroce ? Et surtout : où est l’inspecteur O’Leary lui-même ?

Le public aura-t-il des réponses à ces questions ou resteront-elles un mystère comme la récente affaire de Jack l’Eventreur ?

— Comment peut-on comparer ? s’indigna M. Pursley en reposant le journal. Je ne suis pas un limier, mais je peux deviner ce qui s’est passé. D’après son nom, cet O’Leary est irlandais, ce qui signifie qu’il aime bien lever le coude. Il a attrapé le bandit dans les égouts, l’a désarmé, l’a menotté, et il est allé fêter la chose après avoir attaché le gars à l’échelle pour qu’il ne s’enfuie pas. Je connais les Irlandais et leur façon de faire la fête. Vous vous rappelez Peter O’Reylli, mademoiselle Palmer ? Notre ancien laquais ? J’imagine que cet inspecteur, lui aussi, boit semaine après semaine, sans discontinuer. Et si, à un moment, il s’est rendu compte de ce qu’il avait fait, il s’est planqué. Tout le mystère est là.

— Elle est bien, votre version, reconnut Mlle Palmer en servant le thé. Et vous, que pensez-vous, monsieur ? Cette affaire vous semble-t-elle aussi mystérieuse que celle de Jack l’Eventreur ?

Pour Eraste Pétrovitch, l’affaire de Jack l’Eventreur ne présentait aucun mystère, mais il se garda de le dire. Il avait également son hypothèse concernant la disparition de l’inspecteur (ce n’était pas bien compliqué), mais à quoi bon brasser l’air pour rien ? Il se contenta de dire :

— Je connais un peu le monde de la police. Un vieux limier n’ira jamais faire la fête tant qu’il n’aura pas conduit le criminel au poste et établi le procès-verbal. Sa prime et son avancement en dépendent.

— Alors, je donne ma langue au chat, dit M. Pursley. C’est une énigme insoluble. A moins que Mlle Palmer n’y arrive.

Eraste Pétrovitch répondit par un sourire poli : il pensa que c’était une blague.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque la vieille dame objecta en trempant un morceau de biscuit dans son thé :

— Il n’y a là aucune énigme. L’absence du stylet explique justement tout.

Fandorine, qui pensait exactement la même chose, la considéra avec curiosité.

— Plus la puanteur, ajouta-t-il à mi-voix.

— Plus la puanteur, acquiesça Mlle Palmer. J’imagine l’horrible odeur qui règne dans ce cloaque ! Les policiers ont dû se boucher le nez avec leur mouchoir. Sinon, ils auraient compris qu’il y a dans ce tunnel deux cadavres en décomposition et non un seul.

Le majordome poussa un cri :

— Pourquoi deux ? Est-ce possible ?

— Voici comment les choses se sont passées, poursuivit la vieille dame. L’inspecteur a poursuivi le criminel jusque dans les égouts. Ils se sont battus et O’Leary l’a emporté. Pour souffler, il a enchaîné son prisonnier à l’échelle. Et c’est alors que chacun des deux a commis une erreur fatale. L’inspecteur n’a pas fouillé immédiatement Dick, et n’a pas découvert le couteau que celui-ci avait caché. Quant à Dick, il a manqué de cervelle pour comprendre les conséquences de ce qu’il s’apprêtait à faire.

— Qu’a-t-il donc fait ? demanda M. Pursley, qui faisait un effort pour deviner.

— Il a sorti son stylet et a poignardé le policier. L’inspecteur a chancelé et il est tombé dans les eaux usées, trop loin pour que l’enchaîné puisse l’atteindre. Le pauvre Irlandais y repose toujours. Peut-être que son corps a juste été déporté de quelques mètres, jusqu’au premier tournant.

— Brillante déduction ! déclara Fandorine.

Il inclina la tête, plein d’admiration. Le majordome, quant à lui, se retira en toute hâte : il s’apprêtait à communiquer cette découverte sensationnelle au Standard.

Dans la quatrième semaine de son séjour à Bristol, un mardi, en rentrant de sa promenade à cinq heures tapantes, Eraste Pétrovitch crut avoir perdu le compte des jours : étant donné le rythme monotone de sa vie, cela n’aurait rien eu d’étonnant.

Dans l’entrée, il aperçut les galoches en cuir de M. Pursley, puis il entendit dans le salon la voix nourrie et légèrement rauque du majordome. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : on était jeudi et non mardi.

Cependant, en jetant un coup d’śil dans le salon, il vit que le majordome portait sa livrée, qu’il se tenait debout et que la table était dressée pour deux personnes seulement.

Une phrase bien étrange parvint à ses oreilles.

— Par-dessus le marché, cela résoudrait votre problème ! Vous pourriez vous acheter votre maison à Exmoor. Mille livres, ce n’est pas de la blague !

On pouvait donc en conclure que :

On n’était pas jeudi. Et d’un.

Il s’était passé quelque chose d’exceptionnel. Et de deux.

Il fallait monter dans la chambre sans attirer l’attention de la vieille dame. Et de trois.

Mais la logeuse avait aperçu Fandorine et l’invita à table. Lorsqu’il répondit qu’il ne voulait pas troubler leur conversation, M. Pursley dit quelque chose d’encore plus étrange :

— Ce serait ridicule d’en faire un mystère alors que ce soir ce sera annoncé en première page du Western Daily Press !

Et il raconta la chose suivante.

La veille au soir, lord Berkeley avait disparu. Le domestique qui le gardait s’était absenté quelques instants et, à son retour, il avait découvert le fauteuil vide : le vieillard avait réussi à se détacher. On licencia le laquais écervelé sans indemnité, mais cela ne changeait rien au problème. Il était absolument évident que Sa Grâce était sortie de la maison et s’était perdue, comme cela arrive aux vieillards gâteux. Le fils de l’épicier qui avait sa boutique dans une rue voisine avait vu le comte marcher en direction de Clifton Wood Road en pantoufles et robe de chambre. D’après le gamin, « il clopinait même très vite ». Malheureusement, le garçon était lui-même pressé et n’en avait parlé que le lendemain matin. Entre-temps, on avait cherché l’aristocrate dans le jardin, le grenier et la cave. A présent, il était évident qu’il fallait élargir la zone de recherches.

Les fils du comte ainsi que M. Pursley avec ses aides étaient épuisés. Il était raisonnable de supposer que le vieillard avait emprunté un itinéraire de sa vie précédente. Or, on ne l’avait vu ni à la banque où il avait travaillé comme gérant avant son attaque, ni chez ses vieux amis. La police avait pris le relais : en vain. La famille affolée avait promis une récompense de mille livres sterling.

— A celui qui retrouvera le vieillard ? demanda Fandorine. C’est généreux.

— Pas le vieillard, la serviette ! dit le majordome avec un soupir. C’est à cause de la serviette qu’ils sont devenus fous. Voyez, monsieur, le vieux gentleman a réussi non seulement à se détacher de son fauteuil, mais aussi, par je ne sais quel miracle, à trouver la clé du secrétaire dans le cabinet de lord Daniel. D’ailleurs, ce n’est pas si étonnant : il connaît toutes les cachettes de la maison. Dans ce secrétaire, au côté de l’argent, des papiers de valeur et autres documents importants, se trouvait une serviette en maroquin qui contenait le testament de lord Berkeley et, surtout, le bijou familial des Berkeley, la rivière de diamants appelée « Voie lactée ». Le grand-père de notre lord, le premier comte Berkeley, l’a rapportée d’Inde. Elle est toujours gardée sous clé, on ne la sort que pour le mariage du fils aîné. Moi, j’ai pu la voir deux fois dans ma vie : en 1841 au cou de lady Berkeley et en 1870 lorsque lord Daniel s’est marié. Il est difficile d’évaluer cette relique, mais au moment de la crise ferroviaire, comme nous avions des ennuis financiers, la banque Barclays offrait cent mille livres pour prendre en dépôt ce bijou. Naturellement, nous avions refusé.

— Est-on sûr que c’est le vieillard qui a la serviette ? demanda Eraste Pétrovitch. Et si…

— C’est sûr, c’est sûr ! s’écria le majordome.

Le seul fait qu’il se fût permis d’interrompre son interlocuteur témoignait déjà de l’extrême émotion dans laquelle il se trouvait. Le fils de l’épicier avait remarqué que lord Berkeley serrait un « sac gris-roux » sous le bras. Ce petit ignorant désignait ainsi la vieille serviette en maroquin.

Mlle Palmer plissa les yeux d’un air méditatif, puis s’enquit :

— Avez-vous rendu visite à cette femme, à Bath ?

— Bien sûr. C’est la première chose que j’ai faite ! J’y suis allé moi-même. Mais cela n’a rien donné. Déjà à l’époque ce n’était pas vraiment une lady, et aujourd’hui elle a encore grossi. Ses bras, on dirait des jambons.

— Elle a été grossière avec vous ? demanda Mlle Palmer en hochant la tête d’un air compatissant.

— Elle m’a jeté en bas de l’escalier ! Elle est forte comme un débardeur. Et le pire, c’est que Monsieur n’était pas chez elle. J’ai fait la tournée de ses voisins, et la police a cherché en vain des témoins sur le chemin de Bristol à Bath. Personne n’avait vu un vieillard en robe de chambre avec une serviette sous le bras.

Fandorine s’étonna :

— A ma connaissance, Bath est à une quinzaine de miles de Bristol. Un homme âgé qui ne quitte pas son fauteuil roulant pouvait-il aller si loin ?

— Ah, mais c’est la tête de Monsieur qui a flanché, ses jambes le portent bien. C’est pour cela qu’on l’attachait à son fauteuil, il est trop turbulent. En plus, on peut aller jusqu’à la gare en omnibus et, après, en train jusqu’à Bath.

— Et c’est donc sur cet itinéraire que la police a interrogé les témoins ? demanda Mlle Palmer d’un air de reproche.

— Bien sûr ! Il n’y a pas trente-six façons de se rendre à Bath.

— Mais en ce qui concerne lord Berkeley, c’est exclu, trancha-t-elle. Premièrement, il y a vingt-huit ans, lorsqu’il est sorti de chez lui pour la dernière fois, l’omnibus n’existait pas encore. Deuxièmement, il ne prenait jamais le train pour aller chez cette femme. Il s’y rendait à cheval ou en dog-cart : vous vous rappelez, il avait une charmante voiture à deux places laquée noir ? Dites à la police de le chercher sur la route quelque part entre Brislington et Caynsham ou encore au-delà de Saltford. Là-bas, il y a au bord de la route une grande quantité de buissons, de bosquets et de petits bois.

Le majordome se gratta le favori :

— Eh bien, j’ai l’habitude de me fier à votre intuition. Je m’en vais donner un télégramme à Dodd, l’inspecteur en chef. Cependant, croyez-moi : nous ne reverrons plus le vieux comte vivant. Le malheureux gît quelque part la gorge tranchée. Quant à la rivière de diamants, elle réapparaîtra un jour ou l’autre chez un receleur. Ou, bien pire : on risque de la défaire pour vendre les pierres au détail. Et ce sera la fin de la « Voie lactée ».

— Non, cela ne rime à rien, dit Mlle Palmer d’un air pensif une fois le majordome parti. La zone de recherches est trop vaste. Le temps que la police la passe au peigne fin, le pauvre Jeffrey attrapera une pneumonie : les nuits sont froides et il n’a que sa robe de chambre sur le dos. Il est vrai qu’il ne m’a jamais aimée et, enfant, j’ai eu à souffrir de ses offenses…

Elle semblait hésiter.

— Il faudrait que je traverse le jardin et, là-bas, il y a cette horrible bête… Encore que Mlle Flame soit peut-être bien pire qu’un léopard. Et si elle me jette en bas de l’escalier ? D’un autre côté, je suis tellement redevable au père de Jeffrey… Et cela fait si longtemps que je n’ai pas pris le train… Que me conseillez-vous, monsieur Fandorine ?

— Avant que je me permette de d-donner des conseils, je voudrais préciser certaines choses. Si je comprends bien, Mlle Flame et « cette femme » mentionnée tout à l’heure sont une seule et même personne ? Une ancienne maîtresse de lord Berkeley ou quelque chose dans ce genre ? Et elle vit à Bath.

— Exactement. L’histoire est parfaitement triviale, à l’exception du finale. Prenez une tasse de thé et mangez un cracker pendant que je vous parle de la femme de Bath. Ce sera bref.

Eraste Pétrovitch refusa poliment les biscuits, remua son thé avec une petite cuillère et s’apprêta à écouter.

— Il est arrivé à Jeffrey ce qui arrive fréquemment aux quinquagénaires qui ont mené une vie ennuyeuse et raisonnable. C’était un homme très à cheval sur les principes et en même temps assez grossier, qualités qui voisinent souvent chez les personnes jouissant d’une belle situation. Toujours sûr d’avoir raison, paroissien exemplaire, président d’une société de lutte contre la dégradation des mśurs, etc. Puis, un beau jour, il a eu une attaque, comme son père en son temps, mais plutôt bénigne, si bien qu’il s’est rétabli assez vite. Pourtant, il a changé. Je suppose que, pour la première fois, il s’était rendu compte qu’il était mortel et qu’il avait plus ou moins raté sa vie. Nous autres femmes, nous supportons généralement mieux ce genre de découvertes, fit remarquer Mlle Palmer avec un petit sourire triste. Il est vrai aussi qu’à cinquante ans nous avons bien moins de chances de « perdre la tête ». C’est exactement ce qui est arrivé à notre lord : il a perdu la tête, on ne le tenait plus.

— Le démon de midi, comme on dit chez nous, commenta Fandorine.

— Exactement. Une jeune fille en fleurs nommée Molly Flame se produisait dans un cirque à la station balnéaire de Bath : elle faisait des tours de magie, mettait sa tête dans la gueule du lion et, surtout, charmait le public en dansant merveilleusement sur une corde. Je ne l’ai pas vue moi-même, mais on m’a raconté que le succès de ce numéro tenait non pas tant aux « pas » raffinés qu’au pantalon moulant de la danseuse. (La vieille dame baissa les yeux chastement.) Pour aller vite, M. Berkeley, cette incarnation de la vertu, a perdu la tête. Au début, il essayait de sauver les apparences, mais, à la fin, il a dépassé toutes les limites : il la comblait de cadeaux et de fleurs, achetait toutes les places dans la salle afin de profiter seul du spectacle et ainsi de suite. Heureusement, à l’époque, lady Berkeley était encore en vie, sans quoi il aurait sans doute épousé sa saltimbanque. Mais il a trouvé mieux dans le genre scandaleux. Un beau jour, il a réuni les membres de sa famille pour déclarer qu’il aimait Mlle Flame plus que la vie et que, ne pouvant pas s’unir à elle dans l’existence terrestre, il désirait ne point être séparé d’elle après la mort. Vous imaginez la scène ! La pauvre lady a dû respirer les sels par quatre fois. Mais le pire, Jeffrey le réservait pour la fin. Le notaire a lu le testament selon lequel Mlle Flame devait être enterrée dans le caveau familial à côté du comte. Si les héritiers ne respectaient pas la volonté du défunt, tous les biens hormis ceux qui constituaient le majorat reviendraient au Fonds impérial des veuves et des orphelins. En plus des comptes personnels de lord Berkeley entrait dans cette catégorie la « Voie lactée », trésor principal de la famille.

— Je vous remercie. C’est très curieux.

Eraste Pétrovitch accepta qu’elle lui serve une deuxième tasse de thé mais fit signe de ne pas y ajouter de lait.

— Naturellement, un conseil de famille s’est réuni, en cachette du comte. Il ne paraissait guère possible de déclarer que le père de famille n’était plus en possession de ses moyens, ni de contester le testament, rédigé en bonne et due forme. Ils se sont rassurés en se disant que le lord était encore ingambe, qu’il finirait par reprendre ses esprits et par renoncer à son idée choquante. Mais c’était compter sans les plans de Jeffrey. Tandis que sa famille tenait conseil, il s’est rendu à Bath. On ne sait pas quelles étaient ses intentions, mais il ne fait aucun doute qu’il avait pris des décisions radicales. L’écervelé a été retrouvé dans la rue, près de l’appartement de Mlle Flame, avec un pistolet chargé dans sa poche.

— Que signifie « retrouvé » ?

— Il avait été terrassé par une deuxième crise bien plus forte que la précédente. C’était il y a vingt-huit ans. Depuis ce jour, Jeffrey n’a pas recouvré la raison. Avait-il eu le temps de se rendre chez Mlle Flame ou était-il tombé au seuil de sa maison ? On l’ignore. Elle-même n’en a pas parlé. Enfin, elle a refusé toute négociation avec la famille du malade, et en usant d’expressions fortes, à son habitude. Voilà donc toute l’histoire.

— Cela veut-il dire que le « testament choquant » reste en vigueur ?

— Bien sûr. N’étant plus « en possession de ses moyens », le testateur a perdu la possibilité de le modifier.

— Et ce document se trouvait, avec la rivière de diamants, dans la serviette en maroquin ? (Eraste Pétrovitch réfléchit.) Dans ce cas, il vaut mieux se rendre à Bath et essayer de faire parler Mlle Flame.

— Vous êtes de cet avis aussi ? demanda Mlle Palmer d’une voix éteinte. Si vous saviez comme cela me répugne ! Mais si nous ne faisions que ce qui nous fait plaisir et refusions de faire notre devoir, l’humanité en serait encore à se promener nue. Eh bien, je passerai devant le léopard et n’hésiterai même pas à mettre ma tête dans la gueule de « cette femme ».

La vieille dame frappa vigoureusement la table de sa petite main, mais sa voix tremblait légèrement et Fandorine dit :

— Permettez-moi de vous accompagner. Je me débrouillerai avec le léopard ; quant à Mlle Flame, il lui sera plus difficile de précipiter deux personnes en bas de l’escalier.

Sa proposition fut acceptée avec gratitude.

Devant l’une des plus vieilles gares anglaises se tenait une loterie de bienfaisance. Sous une banderole multicolore arborant l’inscription Aidez le Bien et Dieu vous récompensera ! Un lot de 500 livres à gagner !, on pouvait voir plusieurs corbeilles avec des billets.

Fandorine et sa dame observèrent un moment le commerce du Bien : il restait plus d’un quart d’heure avant le train et ils n’avaient rien à faire.

L’attention d’Eraste Pétrovitch fut attirée par un billet placé juste sous la vitre. Ce bout de carton qui était exactement comme les autres semblait pourtant spécial.

Le vendeur tourna la manivelle, le billet se déplaça, se perdit dans le tas, puis ressortit de l’autre côté. Fandorine eût juré que c’était le billet gagnant. Il en émanait une sorte de lueur.

Eraste Pétrovitch se détourna avec une grimace. Il n’allait tout de même pas profiter des śuvres de bienfaisance.

— J’hésite à dépenser un shilling, dit Mlle Palmer dans un soupir, sans cela j’aurais bien aimé apporter mon obole à l’śuvre du Bien, et par la même occasion, j’aurais tenté ma chance. Cinq cents livres ! Cela aurait résolu mes problèmes d’un coup…

— Je pense que faire le Bien en jouant sur la cupidité et d’autres bas instincts est un sacrilège, dit Fandorine.

Il n’avait pas complètement surmonté la tentation. Lui-même n’aurait pas refusé cinq cents livres en ce moment.

— Je me permettrai de vous contredire, mon cher Eraste, dit sa compagne qui, déjà dans l’omnibus, avait demandé à son chevalier servant si elle pouvait l’appeler par son prénom. Le Bien doit apprendre à être une marchandise et à vivre selon les lois du marché. L’une des erreurs profondes de notre civilisation consiste à penser que l’avantage du Bien sur le Mal n’a plus besoin d’être prouvé. Satan n’est pas un disciple dévoyé de Dieu. Il s’agit de deux corporations égales en force et en droits. Je suis au monde depuis longtemps et je suis arrivée à la conclusion que le Bien perd sur tous les plans parce qu’il ne sait pas se présenter ou, si vous voulez, ne sait pas se vendre. Rien ne garantit la victoire de Dieu sur Satan, ni celle du Bien sur le Mal. Espérer en Dieu dans les moments difficiles est une position absolument irresponsable et infantile.

— Chez nous, on dit « Espère en Dieu, et débrouille-toi par toi-même », acquiesça Fandorine.

Mlle Palmer abonda dans son sens :

— Un peuple qui a inventé pareille maxime a un grand avenir devant lui. Pourquoi notre monde est-il si souvent horrible ? Pourquoi y a-t-il tant de crimes ? Parce que le Mal se vend bien mieux. L’homme vient au monde et, des deux côtés, on lui propose des marchandises au choix : tu peux être honnête ou escroc, fidèle en amour ou débauché, vivre selon les lois de la justice ou celles de la méchanceté. Satan sait attirer ses clients, il les convainc qu’il est bien plus avantageux d’être escroc et salaud et bien plus agréable d’être un débauché. Il faut que Dieu, lui, arrête de s’enorgueillir de sa bonne foi et qu’il se mette au commerce, à moins que notre sort lui soit absolument indifférent. Le gage de la victoire du Bien sur le Mal, c’est la publicité réussie, le joli emballage et les bonus pour les clients fidèles.

Fandorine rit et baisa la main de sa dame. Mlle Palmer lui inspirait une admiration sans bornes.

— Allons-y, il est temps.

Ils montèrent dans une voiture de seconde classe. Quarante minutes plus tard, ils étaient arrivés à Bath.

La maison où vivait l’ancienne passion de lord Berkeley se trouvait dans une impasse à peine éclairée par un unique lampadaire à gaz.

Après avoir regardé les murs aveugles des autres maisons, Mlle Palmer fit remarquer :

— A la place de M. Pursley, je ne ferais pas trop confiance aux voisins. Jeffrey aurait pu passer inaperçu, surtout s’il est arrivé avant l’aube, au crépuscule.

Elle hocha la tête, leva son parapluie – il pleuvinait – et avança courageusement en essayant de ne pas glisser sur le trottoir humide.

— A l’attaque !

Ainsi qu’il fallait s’y attendre d’après l’aspect extérieur du logis, Mlle Flame n’avait pas de domestiques. Ce fut elle-même qui leur ouvrit la porte.

Une femme de haute stature et forte, aux cheveux grisonnants dépeignés, se tenait sur le seuil, toisant les intrus d’un air menaçant. Derrière son dos, on voyait un escalier étroit et raide qui menait au premier étage.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix grave.

Sans doute, jeune, avait-elle été ravissante : une de ces beautés plantureuses qui vous ravissent sur les toiles de Fragonard. Mais, avec les années, son charmant embonpoint avait pris des proportions imposantes tandis que le duvet sur sa lèvre supérieure, plutôt séduisant à l’époque, s’était mué en une vraie moustache. Il n’était pas difficile d’imaginer cette amazone aux épaules larges précipiter le pauvre M. Pursley en bas de l’escalier de ses mains puissantes. Le plus étonnant était qu’elle lui eût permis de monter.

— Ah, je sais ! s’écria-t-elle, les poings aux côtés. Vous venez encore pour ce crétin de Jeff ? On peut m’avoir une fois, mais pas deux ! « Deux mots en tête à tête au sujet d’une affaire importante qui vous concerne directement ! » C’est ce qu’il m’avait dit, ce vieil orang-outan avec des favoris. Vous pouvez toujours courir ! Ne me mêlez pas à vos sales histoires ! Allez au diable ! Je ne le répéterai pas deux fois !

On sentait bien que, chez cette femme, les paroles étaient suivies d’actions. Eraste Pétrovitch n’avait plus qu’à recourir à son énergie Ki, de même que dans le cas du léopard : il n’allait tout de même pas se battre avec une représentante du sexe faible.

Il la regarda fixement dans les yeux, essayant de concentrer toute sa force intérieure. Comme il s’agissait malgré tout d’une dame, il n’oublia pas de composer un léger sourire, après quoi il recourut à la persuasion verbale.

— Je suis absolument désolé de cette intrusion. Mais Mlle Palmer a fait un long voyage, elle est fatiguée et trempée par la pluie. Lui permettrez-vous de se reposer un peu avant que nous repartions ?

Soit l’énergie Ki avait joué son rôle, soit la maîtresse des lieux était moins féroce qu’elle n’en avait l’air, ou pour une autre raison encore, en tout cas Mlle Flame dit soudain, sans détourner le regard d’Eraste Pétrovitch :

— D’accord. Vous pouvez monter un instant. Je vous servirai un grog, mais n’espérez pas plus.

Et elle monta la première. Ses pas d’éléphant résonnèrent dans l’escalier.

Mlle Palmer, quant à elle, mit beaucoup plus de temps à monter. Probablement la vieille dame faisait-elle exprès de jouer les impotentes.

— Comme j’ai eu raison de vous emmener avec moi, dit-elle dans un souffle. Un brun aux yeux bleus ne laisse jamais indifférente une femme de ce genre.

Ils se retrouvèrent dans un petit salon. Mlle Flame n’y était pas : sans doute était-elle allée préparer le grog. Les visiteurs eurent le temps d’examiner les lieux. Les murs de la pièce étaient couverts de vieilles affiches représentant Mlle Flame dans divers spectacles : elle montait à cheval, marchait sur une corde, mettait sa tête dans la gueule d’un lion et même s’envolait, propulsée par un canon. Il y avait là également un portrait peint à l’huile, très mauvais, mais expressif, qui rappelait bien davantage Rubens que Fragonard. En tout cas, Mlle Flame y était représentée en Bethsabée. Ses formes opulentes, peut-être un peu exagérées par l’artiste, étaient impressionnantes.

— Voilà comment était donc l’amour fatal du pauvre Jeffrey, fit remarquer Mlle Palmer en considérant la toile. Eh bien, elle a changé. A présent, on devrait plutôt parler d’un vieil amour, « old Flame ».

Ce calembour fit sourire Fandorine.

La maîtresse de maison revint. Elle apportait un carafon de grog et trois petits verres. Elle avait eu le temps de se pomponner : on voyait bien qu’elle s’y connaissait en déguisements express. A présent, elle portait une vaste cape brodée de fils d’or ; un turban de soie aux couleurs chatoyantes ornait sa tête.

— Molly Flame, c’est votre pseudonyme d’artiste ? demanda Eraste Pétrovitch, suivant la règle d’or de l’interrogatoire d’enquête : il fallait commencer par une question à laquelle la personne aurait du plaisir à répondre. C’est beau, ajouta-t-il.

— C’est moi qui l’ai trouvé, se vanta la dame en vidant son verre d’un trait pour le remplir aussitôt. Pendant dix-sept ans, mon nom était connu dans tout le Sud-Ouest, depuis Gloucester jusqu’à Weymouth et depuis Falmouth jusqu’à Salisbury ! N’était ce lion qui m’a mordue en 69… Avec des tours de magie, on ne va pas très loin.

— Comment « mordue ? » demanda Fandorine d’un air horrifié. Mon Dieu !

Elle s’approcha d’une affiche et montra le lion du doigt.

— C’est lui. Il s’appelait Chaka. Il fallait voir ses dents, on aurait dit des couteaux de boucher. C’était de ma faute : j’avais oublié de retirer une épingle à cheveux. Il s’était piqué. J’ai bien failli y laisser ma peau. Regardez.

La vieille artiste baissa la tête, releva son turban. De longs et profonds sillons marquaient son cou et sa nuque.

Eraste Pétrovitch sifflota, Mlle Palmer poussa des « Oh ! » et des « Ah ! », et une conversation à bâtons rompus s’engagea.

Au bout d’une heure ou une heure et demie, après leur avoir narré ses moments de gloire et apporté un troisième carafon de grog, elle en arriva à l’histoire de lord Berkeley, sans doute l’épisode le plus marquant de sa carrière de dompteuse de lions et de cśurs. Elle conta par le menu toutes les folies commises par le comte amoureux, puis aborda enfin ce jour fatal où le malheureux s’était écroulé sur son seuil, terrassé par une crise d’apoplexie.

— A la fin, il était devenu complètement fou. Il avait de ces idées ! Un jour il est venu me voir, ses yeux brillaient. « M’aimeras-tu jusqu’au tombeau ? » Et moi : « Naturellement. » Pouvais-je dire autre chose, alors que ses lèvres tremblaient et qu’il avait les larmes aux yeux ? « J’ai pensé à tout. On ne nous séparera jamais. Nous reposerons côte à côte, comme Roméo et Juliette. » Et de me raconter des histoires à dormir debout à propos de son testament et de la Voie lactée. Bref, il délirait, quoi. Sur ce, il a sorti un pistolet ! Je vous le jure ! J’ai eu les jetons ! « N’aie pas peur, qu’il me dit. Je sais que les femmes craignent les coups de feu. Le pistolet, c’est pour moi, toi, je t’ai préparé du poison. » Et en effet, il m’a donné une fiole. Bon, je ne me suis pas laissé impressionner plus que ça, j’ai toujours été une fille maligne. Il ne sert à rien de discuter avec un fou. « D’accord, je vais le boire, ton poison. Mais toi, tu ne peux pas te tuer. Les testaments des suicidés sont automatiquement annulés. » C’était un ami juriste qui me l’avait dit il y a longtemps, j’y ai pensé à ce moment-là. Je lui ai pris son poison, je l’ai bu d’un coup et paf ! j’ai jeté la fiole contre la cheminée, elle a volé en mille éclats.

— Comment, vous l’avez bu ? s’écria Mlle Palmer en portant une main à son cśur.

— Comme ça, répondit l’artiste.

Elle prit un verre dans le buffet, y versa du grog et le vida d’un coup. Puis elle leur montra que tout le contenu du verre s’était déversé dans un tube transparent fixé sur le côté et caché astucieusement dans sa manche.

— Un tour de passe-passe élémentaire. J’avais débuté avec des trucs de ce genre à l’âge de quinze ans, je n’étais alors qu’une gamine idiote. Bref, j’ai bu le poison, j’ai chancelé, les larmes ont jailli de mes yeux. J’avais un talent, vous n’avez pas idée ! Une fois, Sarah Bernhardt elle-même est venue à un de mes spectacles : elle s’est levée pour applaudir ! Je vous le jure ! C’était quand je me produisais dans l’attraction « L’étoile du sérail »…

— Et lord Berkeley, alors ? demanda Mlle Palmer prudemment, pour lui faire reprendre le fil de la conversation.

— Je lui ai dit d’une manière terriblement touchante : « Va, mon bien-aimé ! Vis ! Je t’attendrai, tu ne pourras plus me perdre ! » Le vieil idiot a éclaté en sanglots. Il m’a crié : « Tu n’auras pas longtemps à attendre ! », et il est sorti en courant, sans même me regarder mourir. Il est passé à côté de quelque chose : je savais rendre l’âme de manière magistrale ! Vous voulez que je vous montre ?

— T-tout à l’heure, pria Eraste Pétrovitch. Mais, dites-moi, que pouviez-vous escompter ? Vous n’aviez pas peur qu’il revienne ?

— Bien sûr que j’avais peur ! Ma décision était prise : j’en avais ma claque, j’allais faire mes malles. On ne me reverrait plus à Bath. Il y avait longtemps qu’on me proposait un engagement à Glasgow, j’avais l’intention de m’y enfuir. Seulement, le pauvre idiot n’est pas allé bien loin. Une fois dans la rue, il s’est effondré. Un coup de sang. Je ne l’avais jamais aimé, mais il me faisait tellement pitié ! J’ai passé une semaine à pleurer ! (En le disant, Mlle Flame avait les larmes aux yeux.) Jamais personne ne m’a aimée comme lui, ni avant ni après.

Et elle éclata en sanglots. Ils ne réussirent plus à lui tirer un mot.

— Vous savez, j’aurai passé ma vie à me persuader du bien-fondé des vérités banales, dit Mlle Palmer lorsque, sortis de chez Molly Flame, ils pressèrent le pas pour attraper le dernier train. Depuis notre petite enfance, on nous sert sur un plateau toute la sagesse de l’humanité. Chaque jour, nous entendons : « Les eaux tranquilles sont profondes », « Tant que nous sommes en vie, il y a de l’espoir », « Chaque nuage a son envers argenté », et ainsi de suite, mais c’est jeter des perles aux cochons que nous offrir ça ! Tant qu’on n’aura pas trébuché soi-même sur la pierre où des millions de personnes avaient achoppé avant nous, on ne comprendra ni n’apprendra rien. En revanche, une fois qu’on a fait sa petite découverte, on a envie de crier au monde entier : « Braves gens ! Ecoutez-moi tous ! Savez-vous que les amis véritables se reconnaissent à l’épreuve du malheur ? Je viens de le découvrir ! » Ou encore : « Comme vous vous trompez ! Sachez donc que tout ce qui luit n’est pas or ! » Mais il est inutile de crier, vous userez vos cordes vocales pour rien. Eh bien, mon cher Eraste, je vais de découverte en découverte. Par exemple, je viens de comprendre que le diable n’est pas aussi terrible qu’il en a l’air. La redoutable Mlle Flame est en fait une personne plutôt agréable, vous ne trouvez pas ? Il ne faut jamais se fier aux réputations, surtout lorsqu’elles sont mauvaises.

— Il est difficile de ranger ça parmi les banalités, dit Fandorine avec un sourire. C’est une idée tout à fait originale.

— Non, non ! protesta Mlle Palmer. Je ne suis pas capable d’idées originales. Je suis une vieille femme tout à fait ordinaire et banale, un recueil de trivialités ambulant. Soixante-seize ans de solitude m’ont permis de tester sur moi-même tous les adages existants et de me convaincre de leur absolue vérité. A l’exception, naturellement, des banalités de l’amour : je n’ai pas connu cette facette de la vie.

— Je ne suis pas certain qu’il faille le regretter.

La vieille dame le regarda avec pitié.

— Vous le dites avec amertume. Je ne puis croire cependant que vous manquiez d’amour féminin. Au contraire, on a dû trop vous gâter, et il paraît que c’est dangereux. Mais vous savez ce que je vais vous dire ? Il vaut mieux encaisser cent coups du sort plutôt que passer sa vie à fuir son destin. Voilà, je viens de dire une banalité de plus. Que pensez-vous donc du récit de Mlle Flame ?

— Lord Berkeley n’est pas allé chez elle.

— C’est bien ce que je crois aussi.

Ils marchaient lentement dans la rue en regardant le ciel de temps à autre. La pluie s’était arrêtée, des étoiles brillaient dans la voûte dégagée.

Après un assez long silence, Mlle Palmer dit :

— Je crois savoir où il faut chercher Jeffrey.

— Et moi, il me manque un détail…

Fandorine aida la vieille dame à enjamber une flaque et il poursuivit :

— Si seulement vous pouviez me dire… Attention, ne marchez pas dedans ! Un chien est passé par là…

— Merci ! Vous dire quoi ?

— Il y a un ours là-bas ?

— Oui, un énorme.

Elle fit un geste de dépit :

— Et moi qui voulais vous faire la surprise. Alors, on y va ?

— C-carrément ? Ne risquons-nous pas de nous faire arrêter pour ce genre d’initiative ? Je pense qu’il serait plus prudent d’avertir la police.

— Je vous propose que nous nous présentions au poste de police de Brislington, pour voir l’inspecteur.

— Donc, c’est à Brislington ?

C’est ainsi que s’appelait la petite ville située entre Bath et Bristol.

Ils aperçurent enfin le bâtiment de la gare, éclairé par des lumières électriques.

— A quoi sert d’aller chez l’inspecteur ? s’étonna Fandorine. Il est tard, vous êtes fatiguée. Nous pouvons téléphoner de la gare.

— Ah, ce que je suis bête ! J’oublie toujours ces conquêtes du progrès. Vous me montrerez comment faire pour parler dans le combiné ?

C’est Eraste Pétrovitch qui dut s’expliquer avec l’opératrice : Mlle Palmer n’avait pas osé aborder une demoiselle inconnue en lui lançant un « Allô ! La centrale ? » qui lui paraissait bien familier. En revanche, les instructions qu’elle donna à l’inspecteur de police furent claires et précises :

— Comment, vous ne connaissez pas le caveau de famille des lords Berkeley ? Ah, il n’y a pas longtemps que vous êtes en poste ici. C’est très simple, jeune homme. Vous entrez dans le cimetière par la porte centrale, avancez jusqu’à la stèle, tournez à droite. Au bout de l’allée, vous verrez un mausolée. Il est impossible de le confondre avec autre chose : sur le toit, vous verrez une grande sculpture d’ours coiffé d’une couronne de comte.

A peine furent-ils rentrés, à peine Mlle Palmer eut-elle défait les rubans de son chapeau et Fandorine eut-il suspendu son képi à un crochet qu’on frappa à la porte. C’était le majordome.

— On l’a trouvé ! Trouvé ! s’écria-t-il tout excité. L’inspecteur de Brislington a téléphoné ! Il est sain et sauf ! On l’a découvert dans le caveau de famille, il y dormait tranquillement. Pour se protéger du froid, il s’était couvert avec des couronnes de fleurs prises sur des tombes voisines. On le ramène ici !

— Et l’inspecteur, a-t-il dit que c’est moi qui lui ai té-lé-pho-né ? demanda Mlle Palmer en savourant le mot nouveau.

— Oui, mais je doute que vous touchiez la récompense. La serviette a été retrouvée, le lord l’avait utilisée comme oreiller, mais la rivière de diamants a disparu.

— Et le testament aussi ?

— Le testament est là. Il ne manque que le collier. Je suppose que la famille aurait préféré le contraire.

M. Pursley devait se trouver dans un état de grande exaltation pour se permettre pareille plaisanterie.

— Mais que dites-vous donc de Monsieur le comte ! ajouta-t-il. Vingt-quatre heures sans boire ni manger, à dormir sur des pierres nues, et aucune séquelle ! Il est en fer !

Tous les trois observèrent le retour du père prodigue par la fenêtre : il avait été formellement interdit aux domestiques de descendre dans le jardin au moment de l’arrivée du vieux comte.

Toute la famille était réunie, même les enfants, alors qu’il était minuit passé.

Lord Daniel, l’héritier du titre, marchait de long en large en se tordant les mains. Le père Matthieu priait, les paupières closes. Tobias fumait le cigare en toussotant. Les femmes des deux frères susurraient quelque chose à l’oreille des enfants : sans doute leur donnaient-elles les dernières recommandations. En guise d’accompagnement, un hurlement angoissé retentit au fond du jardin : Scalpeur le léopard désapprouvait ce tapage nocturne.

Enfin, la calèche pénétra dans la cour. L’inspecteur, flanqué d’un subalterne, aida lord Berkeley, enveloppé dans une pèlerine de policier, à descendre, en prenant mille précautions.

Le fils aîné se précipita vers son père avec un plaid, le cadet avança le fauteuil, le benjamin remercia brièvement les serviteurs de la loi et s’empressa de les mettre à la porte. Manifestement, la famille n’avait pas besoin de témoins supplémentaires.

— Quelle chance que vous soyez en vie, papa ! s’écria lord Daniel.

Le pasteur se débattait avec le fauteuil : il arrangea le coussin, ajusta des rouages.

— Asseyez-vous, papa ! C’est votre fauteuil préféré, vous y serez très bien !

Lord Berkeley jetait des regards affolés alentour. Il refusa de s’asseoir dans le fauteuil et tenta même de reculer vers le portail : on le retint par les épaules.

— J’ai ordonné qu’on vous prépare la meilleure chambre à coucher, roucoulait lady Linn. Elle est bien plus grande et claire que la vôtre. Ah, cher papa, vous pourrez vous y reposer si bien ! Venez, entrons dans la maison. Regardez comme tout le monde est heureux de vous retrouver. Allez, ne vous obstinez pas.

— Molly est là-bas ? marmonna le comte.

Tout le monde se regarda, ne sachant manifestement que répondre.

— Je sais, Molly m’attend au paradis, et moi, on m’a emmené au purgatoire, se plaignit le malade en regardant avec dégoût sa famille, les murs sinistres de Berkeley House et la cour sombre. Ce n’est pas juste. Le purgatoire n’existe que chez les catholiques et moi, je suis de confession anglicane. C’est une erreur ! Ramenez-moi au cimetière !

Tous se ruèrent alors sur le malheureux lord pour essayer de l’asseoir dans le fauteuil, mais il opposa une résistance farouche à sa famille.

Lady Linn fit signe à la femme du pasteur, qui poussa les enfants vers le vieillard. Ils se précipitèrent vers l’aïeul et se jetèrent dans ses bras à tour de rôle.

— Grand-père chéri !

— Papi adoré !

— Nous étions si inquiets !

— Tu nous as tellement manqué !

Le comte rentra la tête dans les épaules et se boucha les oreilles.

Ce fut alors lord Daniel qui prit les choses en main. Il fit taire les enfants, les écarta et, prenant son père par les épaules, le secoua de belle manière en criant :

— Pour l’amour du ciel ! Qu’as-tu fait de la « Voie lactée » ?

Cette mesure énergique fit son effet. Lord Berkeley regarda son fils aîné. Il répondit même, en articulant parfaitement :

— Ne le sais-tu pas ? Elle est là.

Il montra le ciel où brillait en effet la Voie lactée.

Lord Daniel poussa une sorte de rugissement. Le cadet le repoussa.

— C’est mal de se moquer de ceux qui vous aiment tant, dit le pasteur avec un ton de gentil reproche. Vous voulez aller au paradis ?

— Chez Molly ? demanda le comte.

Et d’acquiescer de la tête.

— Je vais vous aider. Savez-vous ce que c’est ?

Matthieu Linn sortit un missel de poche.

— C’est un psautier. Si vous mettez votre main dessus et que vous dites la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, votre place au paradis vous est assurée. Vous comprenez ?

Lord Berkeley haussa les épaules avec impatience :

— Qu’y a-t-il donc à comprendre ?

Et il posa sa main sur le livre.

Un grand silence se fit dans la cour.

— Dites-nous qui a sorti la rivière de diamants de cette serviette ? Je veux dire, des pierres brillantes sur un fil ? (La voix du pasteur fléchit d’émotion.) Quelqu’un s’est-il approché de vous ? Quelqu’un vous a-t-il adressé la parole ? Essayez de vous rappeler. Cela vous assurera une place merveilleuse au paradis.

Lord Berkeley contempla longuement son fils en plissant le front.

— Il va se rappeler ! murmura M. Pursley en serrant le coude de Fandorine. Allez, mon vieux ! Allez !

Dans la cour, Sa Grâce poussa un soupir et dit au pasteur d’un air compatissant :

— Vous a-t-on déjà dit, monsieur, que vous aviez un visage extrêmement désagréable ? Fourbe, hypocrite et méchant. A votre place, je me laisserais pousser la barbe, ça se verrait moins.

— Diable ! Bon sang ! C’est une perte de temps ! hurla Tobias Linn en crachant par terre.

Il jeta son cigare avec colère : une cascade d’étincelles s’envola du pavage.

— Le c-capitaine a raison. Le vieux ne dira rien, remarqua Eraste Pétrovitch.

— Parce qu’il ne sait pas où est le collier, ajouta Mlle Palmer.

Le majordome les regarda.

— Vous voulez dire que la rivière de diamants a été dérobée pendant que le comte dormait dans le caveau ?

— Nous voulons dire que le collier n’était pas dans la serviette.

Mlle Palmer s’éloigna de la fenêtre.

— Je n’ai pas le cśur de les regarder torturer ce malheureux Jeffrey. Dites-moi plutôt, monsieur Pursley, le laquais Jim, celui qui a été licencié, a-t-il déjà quitté les lieux ?

— Non, je lui ai permis de rester dans la guérite jusqu’à samedi. Il est très coupable, bien sûr, mais il n’est pas bon de frapper celui qui est à terre. Ce crétin n’a pas où aller, il n’a pas un sou. Samedi, son frère viendra le chercher pour l’emmener travailler dans sa forge. De toute façon, après ce qui est arrivé, il ne trouvera jamais une bonne place.

— S’il n’a pas de travail, il n’a pas à se lever tôt, conclut Mlle Palmer. Eraste, peut-être que vous accepteriez de le réveiller pour lui parler ?

— J-je m’apprêtais à le faire un peu plus tard. Mais vous avez raison. Dans le jardin, il ne va plus rien se passer d’intéressant.

Eraste Pétrovitch sorti, Mlle Palmer fit à son ami une proposition tout à fait extravagante, à savoir : prendre un thé. Il était deux heures du matin. Il fallait bien tuer le temps.

Ils n’avaient pas encore terminé leur première tasse que Fandorine était déjà de retour.

Il n’y avait plus personne dans la cour. La famille avait réussi à conduire le vieillard gâteux dans la maison. Pourtant, Berkeley House ne s’était pas plongée dans le noir pour autant : les fenêtres du grand salon restaient éclairées. Manifestement, il s’y tenait un conseil de famille extraordinaire.

— Lequel des trois, alors ? demanda la maîtresse des lieux en se tournant vers Eraste Pétrovitch d’un mouvement vif.

— C’est sans surprise, répondit ce dernier, laconique, en prenant une chaise.

Mlle Palmer se montra dépitée :

— Dommage. J’espérais que ce soit le cadet. Jeffrey a raison : il est encore plus repoussant que les autres.

Le majordome, hébété, tournait la tête dans tous les sens, essayant de percer le sens de cet échange énigmatique.

— Non, non, ne me racontez pas ! dit la vieille dame, arrêtant Fandorine. Je voudrais deviner toute seule. Il a confié quelque mission à Jim pour l’éloigner, c’est cela ?

— Non, cela aurait été trop gros. Il a fait semblant de croiser le laquais par hasard, lorsque celui-ci portait au comte son lait du soir, et l’a poussé. Le temps que Jim se change, qu’on fasse chauffer un nouveau pot de lait à la cuisine, une demi-heure était passée. C’était amplement suffisant.

— Suffisant pour quoi ? s’écria M. Pursley, complètement perdu. Je n’y comprends rien ! De qui parlez-vous ?

— Du capitaine, bien évidemment.

Mlle Palmer versa du thé à Fandorine.

— Je le soupçonnais depuis le début. Venir pour l’anniversaire de son père sans escompter quelque gain ? Cela ne ressemblait pas du tout à Tobias. En plus, il avait perdu une grosse somme au jeu, il est criblé de dettes.

On entendit un petit tintement fin et régulier : la cuillère dans la main du majordome heurtait la tasse.

— Le respecté lord Linn aurait dépouillé sa propre famille ? Mais c’est tout simplement impossible !

— Pourquoi donc ? (Mlle Palmer prit la cuillère de la main du majordome et la posa sur la nappe.) Il savait certainement où se trouvait la clé du secrétaire. Il a sorti la serviette, caché la rivière de diamants. Puis il s’est débarrassé du domestique, a détaché son père du fauteuil et l’a conduit dans le jardin. Il a dû lui susurrer quelque chose comme « Molly vous attend », et le malheureux est allé au rendez-vous. Il n’a sans doute pas été difficile de fourrer la serviette sous le bras du vieux, qui était habitué à la porter du temps où il travaillait à la banque.

— Non ! Vous vous trompez ! s’écria M. Pursley, qui bondit, renversant presque sa chaise. Je vous donne toujours raison, mais là, vous êtes dans l’erreur ! Si l’un des membres de la famille avait réellement participé à cet enlèvement, il aurait pris soin de faire disparaître, en premier lieu, le testament honteux ! Or le testament est là !

— Ne cassez pas mes meubles, Piter. Des chaises comme ça, on n’en fait plus de nos jours. A quoi servait de détruire le testament, puisqu’une copie a été déposée chez le notaire ?

Le majordome s’affaissa lourdement sur la chaise, on aurait dit un ballon dégonflé.

— Mon Dieu, quelle époque… dit-il sourdement. Le monde a vu toutes sortes de choses, mais voler la relique familiale en rejetant la faute sur son père ? Où va l’Angleterre ? Le pire, c’est que ce crime restera impuni. Où chercher la « Voie lactée » à présent ? Tobias Linn ne le dira certainement pas…

Mlle Palmer caressa le bras de son vieil ami.

— Ne désespérez pas. On retrouvera le collier. Le capitaine ne s’est pas absenté, depuis hier, n’est-ce pas ? Je suis persuadée que la « Voie lactée » se trouve dans le seul endroit où personne n’oserait mettre son nez à l’exception de Tobias lui-même.

Elle se tourna vers Fandorine, qui grignotait un biscuit avec appétit. Chose étrange, il commençait à apprécier ces morceaux de pâte trop cuite.

— Cher Eraste, je crains que cette tâche ne soit au-dessus de mes forces. Il faut le courage de Lancelot et la force d’Hercule.

— Je n’ai eu besoin ni de l’un ni de l’autre, répondit Fandorine en s’essuyant la bouche avec une serviette. Il m’a suffi de gratter Scalpeur derrière l’oreille et il m’a gentiment p-permis de lui retirer son collier. Vous avez parfaitement raison. La rivière de diamants se trouvait à l’intérieur.

Il sortit de sa poche intérieure le bijou qui brillait d’étincelles irisées et le posa sur la table.

— J’ai rendu visite à mon ami à mon retour de la guérite.

A l’ombre de la théière, loin de la lumière de la lampe, le collier faisait piètre impression. Les pierres ne brillaient pas, ne chatoyaient pas. Elles ressemblaient à des bouts de verre facettés.

— Dites-leur que vous venez de la découvrir dans l’herbe près de la tonnelle de fonte, conseilla Fandorine en poussant la parure vers le majordome. Elle a dû tomber de la serviette au moment où lord Berkeley avait pris la fuite. D’ailleurs, on ne vous posera aucune question : la famille sera trop heureuse de l’avoir retrouvée. A l’exception du capitaine, bien sûr, qui va croire qu’il n’avait pas bien refermé le collier du fauve. Cependant, il se fait tard. Mlle Palmer doit être épuisée. Moi aussi, je ferais bien un petit somme…

Le lendemain, tandis que Mlle Palmer et son locataire déjeunaient – un peu plus tard que d’ordinaire –, le majordome vint en visite officielle : il portait sa livrée des grands jours, le bicorne et des gants blancs.

— Tout s’est passé exactement comme vous l’avez prédit, monsieur. Tobias Linn a exprimé son bonheur plus fort que les autres ! On a déclaré que j’avais sauvé l’honneur de la famille – ce que je ne mérite absolument pas – et on m’a offert ce chèque de mille livres sterling que je remets à mon tour à celle… ou plutôt à celui… Bref, à ceux auxquels il revient de plein droit. Le porteur du chèque pourra toucher la somme.

Il s’inclina et posa sur la table une étroite bande de papier avec des filigranes.

— La récompense revient à Mlle Palmer sans aucun doute, dit Eraste Pétrovitch en fronçant les sourcils. C’est elle qui a trouvé la clé de l’énigme, je n’ai été qu’un exécutant.

Il apparut alors que la vieille dame était parfaitement capable de se fâcher.

— Quelles bêtises ! s’écria-t-elle en devenant toute rouge. C’est vous qui avez réussi à faire parler Mlle Flame. Et pour le caveau de famille, vous avez trouvé la solution en même temps que moi. En ce qui concerne le collier, vous l’avez récupéré avant même que je ne formule ma version ! Si vous voulez m’offenser en me faisant l’aumône, eh bien sachez que j’ai vécu toute ma vie en ne comptant que sur moi-même, et que je ne l’ai jamais regretté !

Ils se regardaient droit dans les yeux et on voyait bien qu’aucun des deux ne céderait.

— Il arrive que des personnes intelligentes soient bien pires que les gens simples. Il leur faut alors un simplet comme moi pour les aider, intervint M. Pursley. Partagez cet argent et n’en parlons plus. Cinq cents livres vous suffiront, mademoiselle Palmer, pour acheter une maison au bord de la mer. Et vous, monsieur, ne faites pas le fier : vous les avez gagnées honnêtement.

— « Parfois, les personnes intelligentes sont bien pis que les gens simples. Il leur faut alors un simplet pour les aider ! » répéta Mlle Palmer avec étonnement. Quelle banalité merveilleuse ! Je la retiens.

Fandorine s’étonna aussi, pour une autre raison. Cinq cents livres sterling ! C’était presque le salaire annuel qu’il touchait au service de l’Etat. Une somme importante, qu’il avait gagnée sans se donner beaucoup de peine. Ainsi donc, la déduction pouvait devenir un gagne-pain ?

1- En français dans le texte.

2- « La brebis galeuse de la famille ».

3- En anglais dans le texte : « Là-bas, elle m’attend sous l’ourse. »

AVANT LA FIN DU MONDE

Cette nouvelle est dédiée

à Umberto Eco

A propos de rêves

Les gens courageux font souvent des cauchemars. Si à l’état de veille ils ont l’habitude de refouler leur peur grâce à un effort de volonté, la nuit, lorsqu’ils relâchent le contrôle, les sous-sols verrouillés de leur mémoire laissent échapper des visions si effroyables que ces téméraires se réveillent ruisselants de sueurs froides.

Fandorine avait trois cauchemars récurrents qui le hantaient d’année en année : une main arrachée avec une alliance au doigt ; un visage de jeune fille coupé en deux, la première moitié blanche, angélique, la seconde noire, diabolique ; enfin, un troisième, apparu plus tard, sans doute le plus terrible.

C’était chaque fois la même chose : d’abord, un voile laiteux trouble, tempête de neige ou brume épaisse. Ensuite, une surface tachetée transparaissait sous ce fond blanc, se transformant peu à peu en une pièce d’étoffe grossière. A chaque instant la visibilité devenait meilleure, comme si une main tournait l’objectif pour régler la netteté de l’image.

Sur un bout de toile écrue dont il percevait chaque fibre se trouvait un bébé soigneusement langé. Son visage poupin était calme et détendu. Le soleil éclairait ses traits insouciants, ses cils fermés étaient teintés d’or. Un joli cristal de neige duveteux reposait sur le bout retroussé de son nez, et ne fondait pas. Eraste Pétrovitch tendait la main pour le faire partir et c’est alors qu’un énorme ver gras sortait de la narine minuscule…

Il s’éveillait en sursaut, ses doigts tremblants cherchant et ne trouvant pas les allumettes sur sa table de chevet.

Fandorine s’asseyait sur son lit, allumait un cigare et chassait Ephialtès, le démon des mauvais rêves, en recourant à l’unique méthode efficace : il s’obligeait à se remémorer tout ce qui s’était réellement passé.

Il regardait le bout de son cigare rougeoyer dans le noir et, à la place du point lumineux, apparaissaient une rivière toute blanche bordée de forêts argentées, une terre noire gelée sous laquelle retentissait un doux chśur d’anges…

C’est seulement au petit matin qu’il parvenait à se calmer, à s’endormir. Pas toujours, d’ailleurs.

Bon anniversaire, monsieur Kouznetsov

Au début, tout allait bien, c’en était même ennuyeux. Eraste Pétrovitch avait fêté ses quarante et un ans dans la solitude la plus absolue. Assis dans le compartiment d’un train rapide, il regardait par la fenêtre. Dehors, il n’y avait rien : une absence totale de paysage, un champ blanc nu et un ciel de la même couleur. La Russie, janvier. On pouvait peindre tout ce qu’on voulait sur cette toile : la tempête de neige finirait par tout effacer.

Fandorine était tout seul car, selon une règle russe stupide, qu’il avait eu le temps d’oublier durant ses années de vie à l’étranger, les domestiques n’avaient pas le droit de voyager en première classe. Il aurait dû dire en achetant son billet que Massa était non pas son valet, mais par exemple un vicomte japonais ! Il se serait moins ennuyé. C’était sa maudite honnêteté qui l’avait perdu, une séquelle de son passage aux Etats-Unis, dont il avait du mal à se débarrasser. C’était d’autant plus ridicule qu’il voyageait sous une fausse identité, celle d’Eraste Kouznetsov, marchand ».

Pauvre Massa, ballotté sur une banquette dure avec des compagnons de route qui écarquillaient les yeux devant sa physionomie asiatique en lui posant des questions sur la vie en Chine, car le Japon, ils n’en avaient jamais entendu parler.

Eraste Pétrovitch sortit un mouchoir en soie représentant deux lutteurs de sumo qui se choquaient avec leurs gros ventres. Le matin, Massa avait offert cet objet magnifique à son maître, en s’inclinant devant lui. Dieu seul savait où il l’avait trouvé et combien de temps il l’avait gardé en attendant la grande occasion.

Le deuxième cadeau, un voyage dans son pays natal, Fandorine se l’était offert lui-même. Levant son verre, il le fit tinter contre la vitre, trinquant avec le paysage d’hiver. Ce faisant, il dit :

— Bon anniversaire, monsieur Kouznetsov.

Il avait choisi ce nom russe parmi les plus répandus pour ne pas se faire remarquer. Il avait également veillé à ce que son apparence réponde à la moyenne statistique, toujours pour passer inaperçu mais aussi parce que son voyage était justement consacré à la science des statistiques. Mais expliquons d’abord sa discrétion, les statistiques viendront ensuite.

La dernière visite du conseiller d’Etat à la retraite au pays de sa naissance, en mai de l’année précédente, avait achevé de gâcher ses relations avec les autorités moscovites. Au point que l’on avait envoyé aux policiers de tous les coins de l’empire la description du fonctionnaire en disgrâce. Non pas pour l’arrêter, car il n’y avait à cela aucune raison légale, mais pour le surveiller en douce. Défenseur acharné de la vie privée, Fandorine était révolté par l’idée même de filature et, qui plus est, tout le monde connaît les coups tordus dont est capable le pouvoir en Russie lorsqu’il se sent offensé. De la surveillance à l’arrestation, le pas est vite franchi.

C’est pourquoi le visiteur non désiré avait changé sa tenue vestimentaire, remplaçant la redingote par une chemise russe, coiffant une casquette au lieu d’un chapeau ou d’un képi, chaussant des bottes en forme de bouteilles. Il s’était fait pousser la barbe, ce qui rendait son visage moins repérable, masquant son signe particulier le plus frappant : ses tempes blanches. Il était apparu que, si la moustache d’Eraste Pétrovitch était toujours d’un noir de jais, sa barbe grisonnait fortement. Il n’était pas facile de reconnaître le dandy Fandorine dans le barbu vieillissant Kouznetsov.

Sans doute, après ses aventures moscovites de l’année dernière, il eût été bien plus raisonnable de ne pas se montrer dans sa ville natale pendant une année ou deux. Mais Fandorine refusait tout compromis de ce genre. Il considérait qu’il avait autant le droit de se déplacer partout en Russie que le grand-duc ou l’empereur lui-même. Si les circonstances, ou, comme aujourd’hui, l’intérêt scientifique, exigeaient sa présence dans sa patrie, ces augustes personnes n’avaient rien à dire. Qu’elles portassent la couronne n’y changeait rien. Les souverains avaient plus de devoirs que les autres. Lorsqu’on vit dans un palais, qu’on mange dans de la vaisselle d’or et qu’on est servi par l’empire tout entier, on doit reconnaître ses responsabilités. Hélas, il y avait peu de chances que notre Russie ait un jour un souverain capable d’admettre que le pouvoir est un chemin de croix et la couronne, une couronne d’épines.

Des idées de ce genre traversaient souvent l’esprit d’Eraste Pétrovitch et, chaque fois, elles avaient sur lui un effet démoralisant. Ceux de ses compatriotes qui pensaient comme lui voulaient la révolution et se disaient socialistes. Fandorine, lui, ne croyait pas aux vertus de la révolution, et il ressentait un dégoût insurmontable pour toutes les théories qui spéculaient sur les concepts de « peuple », de « nation », de « classe » et de « masses ». Quelle idée : classer les gens selon tel ou tel critère extérieur ! Réduire l’homme, ce sommet de la création, fait à l’image de Dieu, un univers en soi, à une fonction sociale, au rôle d’une fourmi dans une fourmilière !

Et c’est pour cela qu’à présent, un dénommé Eraste Pétrovitch Kouznetsov, brebis galeuse, parcourait la vaste plaine russe, regardait le paysage blanc, plus maussade de kilomètre en kilomètre, et se rongeait les sangs tout à fait à la russe et pas du tout comme un Américain.

Un Américain essayait toujours de trouver une raison d’être optimiste, surtout le jour de son anniversaire.

Peut-être pourrait-il se distraire en lisant ?

Fandorine ouvrit le livre qu’il avait emporté avec lui : La Sonate à Kreutzer. Mais bientôt, il le reposa. La direction qu’avait prise depuis quelques années le génie de Tolstoï l’agaçait prodigieusement.

Il y avait une étagère sur laquelle se trouvaient quelques volumes prévus pour les voyageurs de première classe. Des lectures pieuses et édifiantes, car cet itinéraire était généralement choisi par les pèlerins qui se rendaient dans les lieux saints du Nord. L’attention du passager mélancolique fut attirée par une brochure, « Noms et fêtes », où il trouva de brèves vies de saints avec les jours de leur commémoration et des commentaires amusants à propos de noms chrétiens. Une lecture parfaite pour un jour d’anniversaire.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Fandorine n’avait jamais cherché à savoir en l’honneur de quel saint on l’avait affublé d’un prénom aussi peu courant. Il se mit à lire, allant d’étonnement en étonnement.

Saint Eraste avait vécu au Ier siècle de notre ère et fait partie des soixante-dix apôtres appelés par Jésus pour servir Dieu, au côté des douze premiers. Il n’était pas juif mais grec, ce qui était assez exotique pour cette première période du christianisme. Il provenait d’une famille noble et occupait un poste important à Corinthe. Cependant, répondant à l’appel de son cśur, il avait tout abandonné pour suivre saint Paul, allant avec lui de ville en ville. Il était ensuite devenu évêque en Palestine ou en Macédoine. On ne connaissait pratiquement rien de la vie de ce personnage presque mythique de l’Antiquité. Selon une des versions, palestinienne, Eraste avait vécu très longtemps et s’était éteint paisiblement. Selon une autre, macédonienne, il avait ceint la couronne du martyr à l’époque des persécutions sous Néron.

Fandorine donna d’abord sa prédilection au finale palestinien. Mais, à la réflexion… Il reposa le livre, haussa les épaules : après tout, chacune des deux variantes avait ses avantages.

Voici ce qu’il put lire au sujet de son nom : en grec, erastos signifie « bien-aimé ». Il y avait deux types d’Eraste : ceux d’hiver et ceux d’été, selon leur date de naissance. Les premiers avaient le caractère inquiet et indépendant, n’espéraient qu’en eux-mêmes et s’engageaient dans des sentiers rocailleux. Les seconds étaient souvent de bonne humeur, ne prenaient rien à cśur, leur existence était insouciante et agréable.

Fandorine envia ses homonymes nés l’été et réfléchit encore un peu à son prénom.

Il était peu probable que son père l’eût appelé ainsi en l’honneur d’Eraste de Corinthe. Son défunt géniteur était loin d’être pieux et ne respectait pas les traditions de l’Eglise. Plus vraisemblablement l’avait-il prénommé de la sorte par chagrin, ne pardonnant pas à son fils d’avoir causé la mort de sa mère, qui avait succombé à la fièvre puerpérale. La malheureuse s’appelait Lise, comme l’héroïne du livre de Karamzine, et le veuf inconsolable avait donné à son fils le prénom d’Eraste, personnage qui, dans Pauvre Lise, causait la perte de la jeune femme. Cela revenait à le maudire : vingt ans plus tard, l’ombre cruelle de la nouvelle de Karamzine allait s’abattre sur le jeune Fandorine une fois de plus. Sa femme s’appellerait Lise et mourrait, elle aussi, par sa faute…

Le train avait fini de traverser la plaine et s’était engagé dans une forêt de sapins. La nuit tombait, mais Fandorine était toujours très loin d’un optimisme à l’américaine.

Il mobilisa alors toute sa volonté pour chasser la mélancolie. Il s’interdit d’évoquer l’avenir incertain de sa patrie et ses chers disparus, obligeant sa pensée à s’élever vers les sommets étincelants du Progrès. Fandorine était convaincu que la Russie ne pourrait être sauvée que grâce à l’avancée rapide de la science et à une prompte évolution sociale. C’était son seul espoir.

Il commença à faire le plan détaillé de son expédition, ce qui eut pour effet de lui remonter immédiatement le moral.

CCS : un champion

Le but de son voyage était directement lié à la question des statistiques, la reine des sciences humaines. Depuis quelque temps, Fandorine se passionnait pour cette sphère du savoir.

Alors qu’il était en mission à New York, il avait fait un tour, par pure curiosité, au congrès de la Société internationale de statistique qui se déroulait sous la devise : « Statistics, the Champion of Progress ». Et comme par un fait exprès, ce jour-là, un conférencier de Saint-Pétersbourg, un dénommé Troïnitski, conseiller secret, y faisait justement son exposé. Son Excellence avait parlé du recensement de la population qui se préparait en Russie, le premier de toute l’histoire russe. Le sujet de sa communication était extrêmement intéressant, l’ampleur et les difficultés de la tâche étaient à peine imaginables. Eraste Pétrovitch avait écouté son exposé jusqu’au bout, était intervenu dans la discussion et avait jugé utile de se présenter ensuite au conférencier.

Cet homme lui avait fait une forte impression. Il ne ressemblait pas du tout à une Excellence russe ordinaire : il n’y avait pas de végétation abondante sur son visage, aucune morgue dans ses manières, pas de grandiloquence dans ses propos. Il était énergique, moderne, laconique. Même sur sa carte de visite il n’y avait pas un mot de trop. Son grade de général n’y figurait pas, comme s’il s’agissait d’une chose superflue, seule sa fonction y était inscrite : Directeur du CCS (Comité central aux statistiques). Fandorine avait même pensé : Si on utilise des abréviations chez nous, c’est que la Russie entre dans le XXe siècle, où la rapidité et la précision seront les qualités les plus appréciées.

Eraste Pétrovitch avait retiré de l’exposé et de sa conversation avec le conseiller secret un grand nombre de renseignements passionnants.

Le recensement de tous les sujets de l’empire (cent millions d’âmes selon des calculs très approximatifs) serait réalisé en une seule journée, le 28 janvier 1897. Pour mener à bien cette tâche titanesque, les recenseurs devraient préalablement visiter chaque maison afin de préparer des listes et d’expliquer à la population le sens de cette démarche. Cent trente-cinq mille personnes, statisticiens et aides bénévoles, recrutés parmi les intellectuels, les paysans sachant lire et écrire, les militaires retraités et le clergé prendraient part à ce travail préliminaire qui s’étendrait sur plusieurs semaines.

Ensuite, en l’espace de vingt-quatre heures, les listes de recensement seraient remplies et envoyées au CCS. Ce champion du progrès traiterait les données selon les méthodes de calcul les plus récentes. Les tabulateurs Hollerith mis au point par les Américains permettraient de trier et de classer les renseignements concernant les cent millions de personnes selon les différentes rubriques de l’enquête : confession, sexe, âge, situation familiale, métier, etc.

Il était facile de croire dans ce triomphe du progrès en étant à New York au quinzième étage de Bowling Green, le gratte-ciel où se tenait ce congrès de savants, mais à peine Eraste Pétrovitch fermait-il les yeux pour ressusciter dans son souvenir les vastes plaines de sa patrie et les visages renfrognés de ses habitants qu’il se mettait à douter. N’était-ce pas de la poudre aux yeux ?

Il avait écrit à un de ses vieux amis pétersbourgeois qui, de par son travail, était au courant de tous les grands projets de l’Etat, pour lui demander son avis. La réponse avait été plutôt sceptique : oui, d’importants subsides avaient été alloués à ce projet. Le travail avait commencé et avançait à grands pas, mais les perspectives semblaient incertaines. Par exemple, on ne voyait pas bien comment recenser les habitants des villages du Caucase, peuplés à moitié de bandits, ou les nomades de l’Asie centrale, ou encore les schismatiques d’outre-Volga et de Sterjenets qui interprétaient chaque initiative du pouvoir comme la fin du monde et l’avènement de l’Antéchrist.

Après avoir lu ces remarques sur les schismatiques, Fandorine s’était décidé une bonne fois pour toutes à se rendre dans le nord de la Russie. Il avait envie d’observer de ses propres yeux le heurt entre le XXe et le XVIIe siècle, il voulait voir cette Russie d’avant Pierre le Grand entrer sur les cartes perforées.

La civilisation américaine avait donné au monde une autre grande invention : le tourisme culturel. Armés de vouchers inventés par Cook, d’un guide de voyage, d’une baignoire en caoutchouc et de pastilles désinfectantes, les Yankees téméraires prenaient d’assaut les contreforts des Andes ou du Kilimandjaro et les déserts australiens. Le touriste Eraste Kouznetsov avait choisi un itinéraire non moins exotique, mais bien plus confortable : en train, il se rendrait de Saint-Pétersbourg à Iaroslavl, puis à Vologda et de là, en traîneau, enveloppé dans une peau d’ours douillette, par une route des postes bien dégagée, jusqu’à Sterjenets, chef-lieu de district. De là, il prendrait la direction que lui indiquerait le président de la commission statistique locale, pour lequel le voyageur avait une lettre de recommandation.

Le don Quichotte de Sterjenets

Il n’eut pas besoin de présenter sa lettre de recommandation (très circonstanciée, émanant justement de l’ami qui était « au courant des grands projets de l’Etat »). Le principal statisticien du district fut si heureux de recevoir un homme venu de la capitale qu’il n’y jeta même pas un coup d’śil.

Aloïs Stépanovitch Kokhanovski était lui-même de Pétersbourg. C’est pour obéir à l’appel de son cśur qu’il était venu s’enterrer dans ce trou perdu un an auparavant. Très jeune, il citait sans arrêt des poèmes de Nekrassov, ce chantre de la Russie paysanne, et pensait que les assemblées rurales allaient révolutionner la Russie.

La ville de Sterjenets était toute petite, en fait pas une vraie ville, plutôt un bourg moyen. Il n’y avait pas un seul bâtiment en pierre, même l’église était en bois.

En écoutant cet enthousiaste vanter les vertus proprement révolutionnaires du recensement, Eraste Pétrovitch se persuada que dans son Massachusetts il avait complètement perdu le fil de la vie russe et que l’image qu’il avait de son pays natal devait changer.

— Le recensement, c’est un premier pas vers la civilisation non pas pour une couche de lasociété, mais pour toute la masse du peuple ! disait le statisticien avec passion en agitant sa cuillère à thé. La Russie offre des possibilités immenses, illimitées. Qui ne craint pas le travail peut y réaliser des choses grandioses ! Dans quel autre pays aurait-on confié une tâche de cette envergure à un jeune de mon âge ? Notre district est plus vaste que la Belgique. Si on le mesure d’un bout à l’autre, ça fait cinq cents kilomètres. Et, comme on dit, les yeux ont peur, mais les mains agissent. Nous recenserons bien tout le monde ! Les paysans, les païens, les moines dans leurs couvents ! Chaque petit bonhomme, soyez tranquille. Bien sûr, les espaces sont immenses et les routes affreuses, mais si on s’y prend intelligemment, on y arrivera. Tous les villages se trouvent au bord de rivières, ce qui est très astucieux, croyez-moi. L’été, on peut y accéder en barque et, l’hiver, c’est encore plus simple : on y va en traîneau, ça roule tout seul !

Fandorine fut heureux d’observer cet enthousiaste et sa jeune épouse qui buvait ses paroles. Il finit même par admirer son physique : ce grand escogriffe avec sa barbiche pointue ressemblait à s’y méprendre à don Alonso Quijada, à ceci près qu’il portait un pince-nez.

— Et les vieux-croyants ? demanda Eraste Pétrovitch. N’y aura-t-il pas de p-problèmes avec eux ?

— Si, bien sûr, répondit l’hidalgo de Sterjenets, légèrement dégrisé. C’est une difficulté réelle. Demain, je compte prendre la Vyga – c’est une rivière qui se jette dans la mer Blanche non loin d’Oust-Vyjsk. Je ne la descendrai pas, je la remonterai. Tous nos schismatiques vivent là-bas… J’y suis déjà allé en décembre, sans grand succès, il faut que j’y retourne.

Il tritura sa barbiche d’un air dépité, mais il n’était visiblement pas de ceux qui se laissent facilement abattre.

— Ah, vous auriez vu les gens là-bas ! Ils ont un cśur d’or ! Comme dans le poème de Nekrassov : « Cśur libre, sauvé malgré l’esclavage, de l’or, de l’or pur : le cśur du peuple ! » Des personnages du folklore, tous des preux légendaires. (Kokhanovski sourit d’un air embarrassé.) Il est vrai que pour eux, je suis le Dragon qu’ils doivent combattre. Là-bas, je n’ai pas réussi à recruter un seul recenseur. Mais cette fois-ci, j’ai tout prévu, vous verrez par vous-même. Vous m’avez bien dit que vous souhaitiez m’accompagner, n’est-ce pas ?

— Si vous me le permettez, répondit Fandorine. Avec mon serviteur. Il ne vous gênera pas, bien au contraire.

— Mais naturellement, je serai très heureux. J’aurais bien pris aussi ma petite Sonia, elle en rêve, ajouta le statisticien en regardant sa femme avec tendresse. Mais les schismatiques ne l’apprécieront pas.

Son propos se passait de commentaire : il allait de soi que la petite Sonia aux cheveux courts, avec des lunettes, qui fumait cigarette sur cigarette, n’aurait pas été bien accueillie par les vieux-croyants.

— Qu’est-ce qui vous fait espérer que votre deuxième voyage se passera mieux ? demanda Fandorine.

— Deux raisons, absolument infaillibles, déclara Aloïs Stépanovitch, tout fier. Premièrement, l’administration du chef-lieu du gouvernement m’a remis des cartables à distribuer aux recenseurs. Ils sont bon marché, en percaline, mais pour un paysan, c’est quelque chose ! Deuxièmement, j’aurai avec moi un homme qui sait parler aux paysans. Il s’agit de Léon Sokratovitch Kryjov, un relégué. Il a été nommé provisoirement adjoint du président de la commission statistique. Une personnalité extraordinaire, merveilleuse !

Sur la rivière

La personnalité extraordinaire de M. Kryjov se voyait tout de suite : à son mâle visage tanné par le vent, à ses yeux tranquilles, à l’adresse avec laquelle il dirigeait comme si de rien n’était les deux attelages, celui de devant, où il était assis lui-même et celui de derrière où s’était installé Kokhanovski avec ses cartables, ses encriers, ses listes de recensement et autre paperasserie. Le statisticien n’avait pas réussi à maîtriser sa jument alezane rétive et, au deuxième kilomètre, Kryjov lui avait pris les rênes pour les attacher à l’arrière de son traîneau. La jument s’était aussitôt calmée et s’était mise à trotter tranquillement sans même tendre les rênes. Les animaux sentent avec qui on peut se permettre de faire des caprices. Manifestement, Léon Sokratovitch n’était pas de ceux-là.

En revanche, l’adjectif « merveilleux » parut à Fandorine inadéquat pour qualifier l’adjoint du président. Comme le traîneau de Kokhanovski était surchargé, le « touriste » et son domestique s’étaient installés dans celui de devant et Eraste Pétrovitch eut tout le loisir de regarder cet homme de près.

Kryjov avait la cinquantaine. A juger d’après son physique, c’était un paysan ordinaire : il portait une pelisse courte en peau de mouton retournée nouée d’une ceinture, des bottes de feutre, une barbe grise hirsute, à la mode villageoise, et avait de grosses mains aux ongles cassés. Toutefois, il ne jouait pas les moujiks, n’imitait pas le parler paysan et s’exprimait comme un habitant de la capitale. A la différence des intellectuels, il n’avait pas de grandes illusions sur ce peuple russe que les philosophes avaient qualifié de déifère. Lorsque Fandorine lui demanda comment il comptait s’y prendre pour convaincre les schismatiques de ne pas s’opposer au recensement, l’adjoint du président envoya par terre un crachat brunâtre, teinté de gros gris.

— Les « convaincre » ! C’est peine perdue ! Je vais leur faire peur : si vous résistez, les Cosaques, ils sauront vous compter, eux ! Ils n’ont jamais vu de Cosaque vivant, d’ailleurs il n’y en a pas dans notre région. Leur frayeur n’en sera que plus grande ! Le moujik est bête. Ces ours mal léchés, il faut les traîner vers la lumière par la peau du cou et les faire avancer à coups de bâton par-dessus le marché !

Et de fouetter le jeune cheval à poils longs qui tirait sans peine leur traîneau et ses trois passagers. Il alluma une nouvelle cigarette, cracha de nouveau.

Cependant, Léon Sokratovitch préférait garder le silence, n’essayait pas de se rendre agréable. Il n’avait regardé Fandorine et Massa qu’une fois, tout au début, très attentivement, et depuis il n’avait plus tourné la tête dans leur direction. Aloïs Stépanovitch avait donc un peu exagéré en le qualifiant de « merveilleux ».

La journée était maussade, humide, particulièrement douce. Le traîneau avançait sur la neige dure et épaisse mieux que sur une route. En se préparant pour partir dans le Nord, Eraste Pétrovitch s’attendait à devoir affronter les grands froids, or il tombait en plein dégel. Le thermomètre affichait quatre degrés au-dessus de zéro, des gouttes tombaient des branches : ici et là, sous la neige, on voyait transparaître de belles plaques vertes : la glace.

Le Japonais, qui avait enfilé deux couches de sous-vêtements en laine, un pantalon ouatiné, des bottes de feutre avec des caoutchoucs, une pelisse de loup et un bonnet en fourrure de renard, transpirait à grosses gouttes. Enfin, n’y tenant plus, il retira son bonnet, offrant ses cheveux en brosse, mouillés par la sueur, au vent qui lui soufflait dans la figure.

Kryjov, qui apparemment voyait tout ce qui se passait derrière lui, se retourna, saisit le bonnet et l’enfonça sur la tête de Massa en bougonnant :

— Dites à votre Kalmouk qu’il va attraper froid à sa tête stupide. Sur la rivière, en quelques instants, c’est fait.

— Monsieur, je n’aime pas cet homme, se plaignit le serviteur en japonais – mais il garda son bonnet. J’ai très chaud et je regrette beaucoup de n’avoir pas emporté mon éventail.

Pour se consoler, il tira de sa poche un caramel et composa un poème triste en dix-sept syllabes :

Mourir de chaleur

Parmi les glaces et les neiges –

Un supplice d’enfer.

La rivière enneigée serpentait au milieu d’une forêt. Les branches couvertes de glace fondue semblaient en verre et, lorsque le soleil parut un instant derrière les nuages, des lumières irisées brillèrent partout comme si on avait fait bouger les pendeloques en cristal d’un immense lustre.

Le Japonais sensible à la beauté réagit immédiatement en composant un quintil de trente-cinq syllabes :

Je suis descendu aux enfers

Pour voir une beauté

Qui n’existe pas au paradis.

Dis, y a-t-il au monde

Un satori plus raffiné ?

Quant à Léon Sokratovitch, il dit en observant cette orgie de taches lumineuses :

— Bon sang, il y en a assez, de ces feux de joie ! J’en ai mal aux yeux.

Le premier grand bourg de vieux-croyants, Denissievo, était situé à cinquante kilomètres. En partant de Sterjenets à l’aube, ils avaient parcouru deux tiers du chemin à midi.

Sans demander son avis au chef de l’expédition, Kryjov déclara soudain :

— On fait une halte.

Et il dirigea le cheval vers la rive.

Rapidement, sans un geste de trop, il coupa plusieurs branches et alluma un feu. Tout le monde but du thé au rhum préparé dans un pot commun, en revanche chacun mangea ses propres réserves : le statisticien, des sandwiches au fromage peu appétissants ; son adjoint, des espèces de torchons bruns – de la viande d’élan fumée au feu de bois ; quant à Fandorine et Massa, ils mangèrent des rouleaux au riz et au poisson cru.

Après le repas, ils fumèrent : Kryjov du gros gris très parfumé, Kokhanovski une cigarette, Fandorine le cigare, Massa sa pipe japonaise en os.

Pour la première fois, une sorte de conversation commune se noua.

— Vous, vous venez pour quoi ? demanda l’ancien relégué à Eraste Pétrovitch. Voulez-vous voir nos Mohicans par pure curiosité, ou pour le travail ?

— Par curiosité.

Cette réponse laconique et pas très polie sembla plaire à ce grossier personnage. Peut-être parce qu’elle était franche ?

La deuxième question fut étrange :

— Vous êtes de quelle confession ?

Fandorine haussa les épaules.

— Aucune. Ou plutôt, toutes.

— Seriez-vous un panthéiste ? demanda Kryjov avec un petit rire. D’ailleurs, cela m’est égal. Je ne crois pas au bon Dieu. Si je vous l’ai demandé, c’est qu’il y a une raison. Je voudrais vous donner un conseil. Puisque vous semblez prêt à épouser n’importe quelle religion, vous n’avez qu’à vous faire vieux-croyant le temps du voyage. Pas trop pieux, admettons, ça arrive chez les gens des villes, mais dites à tout le monde que vous venez d’une famille de vieux-croyants. Sinon votre voyage risque de tourner court. Personne n’acceptera d’adresser la parole à un « fumeur » et un « qui se signe avec trois doigts ». Cachez donc vos cigares et, en entrant dans le village, signez-vous avec deux doigts, comme les schismatiques. Vous savez y faire ? Non, pas comme ça ! Il faut rapprocher le majeur et l’index et réunir les trois autres doigts de façon que ça fasse une « trinité ». Voilà, montra-t-il.

Son conseil était sensé. Après avoir exhalé un dernier filet de fumée parfumée, Fandorine ordonna à Massa de ranger leurs ustensiles de fumeurs tout au fond de la valise.

— Et pourquoi vous adressent-ils la parole, à vous ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous ne faites pas semblant d’être un vieux-croyant.

— Moi, c’est autre chose. J’ai été en relégation : ils me considèrent donc comme une victime du tsar. C’est pour ça qu’ils me font confiance et tolèrent même mon gros gris.

— Moi, je les admire ! s’écria Aloïs Stépanovitch, qui, manifestement, ressentait le besoin de s’enthousiasmer en permanence. C’est le vrai christianisme russe originel. Ce qui compte, ce n’est pas le rituel, mais l’esprit. L’orthodoxie est devenue un ministère, elle sert bien davantage César que Dieu. Qu’est-ce donc que cette foi en Christ encouragée par les césars ? Tandis que les schismatiques, eux, se tiennent loin de l’Etat. La vraie foi doit être comme la leur : nue, persécutée, sans prêtres ! Elle ne loge pas dans les églises somptueuses ni dans les cathédrales, mais dans les âmes. Les habitants ici rejettent les popes, ils célèbrent les offices eux-mêmes, dans leurs chapelles domestiques. Leur piété repose sur un libre choix et sur le martyre qu’ils sont prêts à subir pour la défendre.

Son adjoint fit une grimace.

— Immobilisme, superstition et obstination obtuse ! Ces moujiks préféreront crever plutôt qu’apporter quelque chose de nouveau à leur vie indigente. Croyez-moi, le recensement nous vaudra des immolations.

— P-pardon ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Oui, ils sont capables de s’immoler. Comme au XVIIe siècle, à l’époque de l’archiprêtre Avvakoum. Ici, dans ces forêts et ces monastères, plus d’un millier de personnes se sont fait brûler vives en récitant des prières et en chantant des cantiques. C’est arrivé au XVIIIe siècle, et aussi au XIXe, sous Nicolas la Trique, au moment des persécutions. Les vieux s’en souviennent. Je parcours les villages, il m’arrive d’entendre des conversations. Pour un schismatique, les listes de recensement, c’est le sceau de l’Antéchrist. Vous savez ce qu’ils disent ? Le Malin, avant la fin du monde, comptera les âmes chrétiennes afin qu’aucune ne puisse se sauver. Il y a des femmes hystériques qui marchent de village en village, qui troublent le peuple. Les unes appellent à s’immoler par le feu, les autres à s’enterrer vivants et les plus modérées à « jeûner », c’est-à-dire, à se laisser mourir de faim.

— Non, on n’en arrivera pas là ! dit Kokhanovski. Ils finiront par se calmer. La seule chose que je crains, c’est qu’ils me sabotent le recensement.

— Pour se calmer, ils se calmeront, reconnut Kryjov avec un regret manifeste. Même le bois sec ne s’enflamme pas sans étincelle. Dommage que les autorités ne nous aient pas fait ce cadeau plus tôt, à l’époque où nous cherchions à éclairer le peuple, idiots que nous étions. On aurait secoué les puces aux moujiks ! Au lieu de ça, des gens formidables ont péri pour rien. Serge Guennadievitch à lui seul valait bien tous nos sociaux-démocrates actuels.

— Qui est-ce ? s’enquit Aloïs Stépanovitch, étonné.

Fandorine regarda l’ancien relégué avec un intérêt nouveau.

La question resta sans réponse. Kryjov ne prenait pas de gants avec son supérieur.

Pour changer de sujet, Léon Sokratovitch demanda si par hasard M. Kouznetsov ne se trouvait pas à Moscou au moment où un grand nombre de personnes avaient été écrasées sur le champ de Khodynka. En apprenant que Fandorine y était en effet, il se mit à lui demander les détails.

Fandorine répondait à contrecśur : des souvenirs pénibles étaient liés pour lui à cet accident. Mais Léon Sokratovitch ne le lâchait pas. Il commentait sans cesse son récit en disant : « Bien ! Très bien ! »

— Qu’y a-t-il de bien ? s’indigna enfin Fandorine. Un millier et demi de morts, plusieurs milliers de mutilés !

— Ça fait une brèche de plus dans la nef des fous. Elle coulera plus vite, trancha Kryjov.

Cette parole de cannibale blessa profondément le principal statisticien de la province : ses yeux clairs et myopes se mirent à cligner et, soudain, il bredouilla quelque chose à propos du temps :

— Quel climat merveilleux ! Nous sommes à mille kilomètres de Moscou et il fait dix degrés de plus ! C’est incroyable ce qu’il fait doux ! Depuis une semaine déjà. Les anciens m’ont raconté qu’ils n’avaient pas vu un mois de janvier pareil depuis mille huit cent…

Kryjov l’interrompit.

— Allez, on y va, dit-il en se levant. Ce maudit dégel tombe très mal. Sur la rivière, là où il y a des courants chauds, la glace a presque fondu. Moi, je fais attention, mais imaginez un gars éméché ou quelqu’un qui ne connaît pas bien les lieux… Il risque de tomber sous la glace.

Bien sûr qu’il allait leur porter la poisse, le méchant homme.

Catastrophie

Au détour d’une falaise, la rivière rétrécit, puis s’élargit de nouveau. Le petit cheval velu prit le tournant à toute allure et bondit de côté en hennissant. Eraste Pétrovitch réussit à s’accrocher au bord du traîneau ; quant à Massa, il roula dans la neige.

Le spectacle qui s’offrit au regard des voyageurs était tout à la fois effrayant et incompréhensible, presque absurde.

Une trouée s’ouvrait dans la glace juste au-dessous de la falaise. Des eaux sombres bouillonnaient dedans. Une bride en toile sortait de l’eau. Un homme grand et maigre vêtu de noir tirait dessus de toutes ses forces. Un autre, accoutré de la même manière, mais petit et gros, se tenait derrière et le tirait par la ceinture. Cette scène rappela à Eraste Pétrovitch le conte du grand gros navet que divers personnages tirent, accrochés les uns aux autres : il ne manquait au tableau que la petite fille, le chat et la souris. Léon Sokratovitch, voyageur expérimenté, comprit immédiatement de quoi il retournait.

— Pouah ! Espèces d’ânes enfroqués ! Ils ont noyé le cheval et le traîneau !

Le gros se retourna, aperçut des gens et s’écria d’une voix plaintive en accentuant les o à la manière des habitants des plaines de la Volga :

— Braves gens ! Aidez-nous à tirer ! C’est une catastrophie ! Notre cheval s’est noyé ! Notre traîneau ! Tous nos biens ! Une pelisse de renard !

C’était un prêtre. A en juger d’après sa riche croix en or, sa physionomie replète, sa belle soutane de laine, il venait d’une paroisse aisée. Le deuxième se retourna aussi, bouche bée. Il était tout jeune, portait une barbiche claire couleur de blé et d’énormes bottes de feutre usées.

— Hé, toi, le diacre, tête de linotte, ne lâche pas la bride ! lui cria le gros en le frappant dans le dos avec son poing. Tire, vas-y, tire donc ! Aidez-nous, gens orthodoxes !

Fandorine voulut descendre du traîneau, mais Léon Sokratovitch l’arrêta d’un geste.

— Il y a longtemps que vous êtes tombés dans le trou ? demanda-t-il.

— Ça fait une demi-heure à peu près, répondit le diacre promptement en examinant les étrangers avec curiosité.

Kokhanovski descendit de son traîneau et commença à se lamenter.

— Père Vincent ! Comment est-ce possible ? Ah, ah ! Pourquoi vous ne bougez pas ? Il faut les aider ! C’est notre curé, le père Vincent ! Léon Sokratovitch, Eraste Pétrovitch, aidez-les à tirer !

— C’est inutile, trancha Kryjov. Le cheval s’est noyé et nous n’arriverons pas à sortir le traîneau. Tu peux lâcher ta bride, le diacre.

Le jeune ecclésiastique ne se fit pas prier et la bride disparut dans l’eau.

Le curé poussa un gémissement.

— J’avais mon coffre ! Avec mon habit, du linge en duvet de chèvre, des chemises fines ! Et la pelisse, la pelisse ! Je l’avais retirée parce que j’avais trop chaud ! C’est à cause de toi, Barnabé ! Tu allais trop vite, espèce de cosse vide ! A présent tu n’as qu’à aller chercher les affaires sous l’eau !

Et il leva la main pour frapper le diacre. Barnabé renifla et fit un pas en arrière. Il n’avait aucune envie de plonger dans l’eau glacée.

— Peine perdue, dit Léon Sokratovitch. Ici il y a un tourbillon, et un courant part du fond. C’est bien la raison pour laquelle la glace était fragile. Il faut la sentir, la glace, quand on voyage sur la rivière ! Bon, messieurs, le temps presse. Nous devons arriver à Denissievo avant la nuit.

Il tira sur la bride, éloignant le cheval de l’endroit dangereux.

— Attendez ! hurla le père Vincent. Et nous ?

Kryjov demeura impassible :

— Vous vous débrouillerez. Le village est à douze kilomètres d’ici, il ne gèle pas. Vous marcherez, ça vous réchauffera.

— C’est péché que de parler ainsi ! vociféra le curé. Vous n’avez aucun respect des serviteurs du culte ! Je ne vous admettrai pas à la communion !

— Hue ! cria Léon Sokratovitch au cheval qui piétinait sur place. Votre communion, vous pouvez vous la garder ! Je suis athée. M. Kokhanovski n’est pas très pieux non plus, Kouznetsov est un schismatique. Et celui-là, l’Asiate, il doit prier un mouton ou un chameau.

Le gentil Aloïs Stépanovitch vint en aide au prêtre.

— La religion n’y est pour rien. On n’abandonne pas quelqu’un dans le malheur ! Nous pouvons nous serrer.

— A la commission des statistiques, c’est vous le chef, répondit Kryjov, implacable. Mais ici, sur la rivière, c’est moi qui prends les décisions. Nos chevaux ne supporteront pas ce poids, c’est trop. Et nous avons un long voyage devant nous, jusqu’à la source.

Kokhanovski ne céda pas non plus. Une vive discussion s’engagea, accompagnée d’exclamations tantôt plaintives, tantôt indignées du prêtre. Le diacre, lui, se taisait. Il reniflait, tournait la tête d’un air curieux, observait les adversaires. A la différence du père Vincent, la perspective de marcher douze kilomètres ne semblait pas lui faire peur.

— Bon ! Je propose de résoudre ce problème par voie démocratique, proposa Aloïs Stépanovitch. J’espère que vous accepterez, en homme progressiste. Procédons au vote : allons-nous les prendre avec nous, oui ou non ?

— Moi, je suis pour ! hurla le curé.

— L’Eglise s’est prononcée contre le suffrage universel, rétorqua Kryjov. Les prêtres ne prendront donc pas part au vote. Moi, je suis contre.

Massa le soutint résolument.

— Moi aussi. Un cheval, c’est un êtle vivant, il faut avoil pitié. Cet homme est tlop glos, dit-il en montrant le père Vincent.

— Pas gros, juste fort, répliqua le prêtre, et de se lamenter : Messieurs les démocrates, vous avez donné le droit de vote à un infidèle aux yeux bridés, et nous autres vrais Russes, vous nous boudez ! Que va-t-il se passer si on vous confie notre mère la Russie !

Il tendit les bras vers Fandorine.

— Vous êtes mon seul espoir ! Peu importe que vous soyez vieux-croyant, nous servons tous le Christ !

— Al-lons, messieurs, il faut partir. Nous avons perdu beaucoup de temps, dit Eraste Pétrovitch, conciliant. Pour ne pas surcharger les chevaux, nous profiterons des traîneaux à tour de rôle. Montez dans le nôtre, mon père, et vous, père diacre, dans le deuxième. Mettez-vous sous la pelisse d’ours, réchauffez-vous. Je marcherai à côté pendant un kilomètre ou deux et ensuite nous échangerons.

— La miséricorde parle par votre bouche, dit le prêtre qui avait presque les larmes aux yeux en se glissant sous la pelisse.

Et de changer immédiatement de ton :

— Alors, qu’est-ce qu’on attend ! Partons !

Dix minutes n’étaient pas passées que Fandorine regrettait déjà son humanisme. Il avait supporté vaillamment que le père Vincent se plaigne d’avoir à accomplir sa mission dans un district dépourvu de fidèles et peuplé de schismatiques : au moins, il pouvait glaner des informations utiles. Mais, une fois réchauffé, le représentant de l’Eglise officielle avait eu la brillante idée de sauver l’âme de son interlocuteur, profitant du fait que l’hérétique ne pouvait se dérober à sa compagnie.

Kryjov, l’homme au cśur sec, ne méritait pas qu’il use sa salive pour lui. Aussi s’attaqua-t-il à Eraste Pétrovitch, qu’il considérait sans doute comme le maillon le plus faible dans la chaîne des infidèles et des athées.

— Comment vous appelez-vous ? Et à quelle communauté appartenez-vous ? demanda le père Vincent d’une voix doucereuse. Vous n’êtes pas d’ici, à ce que je vois.

— Eraste Pétrovitch. Je viens de M-Moscou, répondit Fandorine et, se rappelant que les schismatiques avaient leur quartier dans la capitale, ajouta : Du faubourg de Rogoja.

— Ah, un Moscovite ! Je l’avais perçu à votre parler rude, vous prononcez les o comme des a, on dirait des aboiements de chien. Les vieux-croyants de Rogoja ne sont pas comme les nôtres, vous avez un clergé, et même votre propre évêque. Le respect des autorités, c’est bien : la moitié du chemin vers la vraie foi est déjà franchie. D’après votre visage et vos manières, aimable Eraste Pétrovitch, on voit que vous êtes un homme lettré et cultivé. Comment pouvez-vous refuser alors de vous signer avec trois doigts ? N’est-il pas écrit noir sur blanc : « Avant toute chose il convient de réunir les trois premiers doigts de la dextre, image de la sainte Trinité ? » Et laissez-moi vous interroger sur le patriarche Nikon, qui est pire que le diable pour vos coreligionnaires ? Cet homme n’a-t-il pas accompli une tâche grandiose à l’échelle de l’Etat en réunissant toutes les églises issues de Byzance sous la tutelle de Moscou ? Ne devons-nous pas, nous autres Slaves, lui être reconnaissants ?

Massa, repoussé dans un coin du traîneau par le bonhomme rondouillard, finit par dire en japonais :

— Prenez ma place, maître. Je vais me dégourdir les jambes.

Il descendit promptement et marcha à côté du deuxième traîneau.

Le prêtre fit le commentaire suivant :

— L’impie n’a pas supporté mes pieuses paroles. Voilà qui devrait vous mettre la puce à l’oreille. Si cet infidèle vomit mes paroles, ça veut dire que le diable, lui aussi, les abhorre. Ce qui, selon les lois de la logique, signifie qu’elles sont agréables à Dieu… Réfléchissez, donc, vous qui êtes un homme intelligent : si Dieu agrée mes propos, c’est qu’ils expriment la vérité… Je lis le doute dans votre regard ?

— N-non. Je dois juste dire quelque chose à M. Kokhanovski, marmonna Eraste Pétrovitch.

Il ralentit le pas pour marcher près du deuxième traîneau. Là aussi, on parlait de choses divines.

— Quelle beauté, regardez ! disait le diacre. Comment se fait-il qu’il existe des gens qui ne croient pas en Dieu ? J’ai déjà vu des images peintes par des artistes célèbres. Elles sont belles, il n’y a rien à dire. Mais que sont les plus belles toiles à côté de ça ? fit-il en montrant les rives, l’eau, le ciel. C’est comme une petite flaque à côté de l’océan.

— C’est juste, c’est très juste, ce que vous venez de dire ! reconnut Kokhanovski.

— Evidemment !

Et Barnabé entonna le psaume 24 de sa voix fluette :

— « A l’Eternel la terre et ce qu’elle renferme, le monde et ceux qui l’habitent ! Car Il l’a fondée sur les mers, et affermie sur les fleuves ! »

En l’entendant, Massa s’enfuit de nouveau pour rattraper le premier traîneau. N’ayant pas l’habitude de porter des bottes de feutre, il trébucha et faillit tomber. Le diacre cessa de chanter et éclata de rire : la maladresse de l’étranger l’avait mis de bonne humeur.

Enfin, le village de Denissievo apparut au loin sur le haut du rivage. Les maisons étaient grandes avec de minuscules fenêtres dans un encadrement ciselé. Les cheminées crachaient des colonnes de fumée blanche dans le ciel.

Le traîneau de devant s’arrêta soudain : Léon Sokratovitch avait tiré sur les rênes de toutes ses forces.

— Kokhanovski, vous entendez ? cria-t-il en se soulevant sur son siège. Des chiens qui hurlent. Etrange.

C’est la honte devant l’Europe

En effet, on aurait dit que tous les chiens du village s’étaient donné le mot. On n’entendait ni voix humaines, ni bruits de labeur, mais uniquement le chśur sinistre, inconsolable de la mélancolie canine.

— Qu’est-ce qu’il leur arrive ? demanda Kryjov, perplexe, en redémarrant. Sont-ils tous morts ?

Non, ils n’étaient pas tous morts.

Comme le traîneau s’approchait de l’entrée du village, une vieille femme sortit de la première maison en trottant à tout petits pas, mais à une allure folle. Elle remontait la rue sans même se retourner sur les étrangers, chose étonnante pour une habitante de ce bourg perdu.

Léon Sokratovitch l’appela :

— Hé, la vieille !

Mais la paysanne ne s’arrêta pas.

Kokhanovski sauta à terre et courut derrière elle.

— Hé, ma brave ! Nous venons du chef-lieu du district pour le recensement ! Où pouvons-nous trouver le responsable ?

En entendant le mot « recensement », la vieille femme tourna vers lui un visage convulsé de peur ou d’affliction extrême. Elle se signa avec deux doigts et marmonna « Je crache sur toi ! », puis s’engouffra dans un passage entre deux maisons.

— Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ? bredouilla Aloïs Stépanovitch, complètement désemparé.

Fandorine regardait autour de lui avec curiosité.

Ce bourg de vieux-croyants ne ressemblait pas du tout aux villages de la Russie centrale. Les bâtisses étaient d’une taille impressionnante. Dans la région de Riazan ou d’Orel, même les ménages paysans aisés n’avaient pas d’aussi grandes maisons. Hautes, avec un premier étage parfois surélevé, elles comptaient une dizaine de fenêtres le long de la façade ; certaines arboraient toutes sortes de balcons. On ne voyait pas de clôtures : ici, les gens ne se protégeaient pas de leur voisin. On était frappé par l’aspect propret et soigné des habitations. Il n’y avait ni toits enfoncés, ni tas de détritus, ni remises vétustes de guingois. Toutes les constructions étaient de bonne qualité, solides, impeccables. A cause du long dégel, la neige avait fondu presque partout dans la rue, mais on avait jeté du sable jaune sur la gadoue, et les patins du traîneau ne s’enfonçaient pas, même s’ils grinçaient. Au centre du village, les maisons étaient encore plus luxueuses, avec un soubassement de pierre et des rideaux de dentelle aux fenêtres.

— Pourquoi ce village est si liche, maîtle ? demanda Massa.

— Parce qu’ici, il n’y a jamais eu de propriétaires terriens. En plus, les vieux-croyants ne boivent pas de vodka et ils travaillent beaucoup.

Le Japonais approuva :

— C’est une bonne leligion. Ça lessemble à la secte des Nichilen. Ses adeptes sont tlès disciplinés aussi. Legaldez : tout le monde est léuni su’ la place. Ce doit êtle une fête leligieuse.

Eraste Pétrovitch tourna la tête et vit en effet une sorte de petite place noire de monde. Les gens s’attroupaient devant une maison au toit rouge, aux murs abondamment badigeonnés d’huile de lin. Un sourd brouhaha flottait, déchiré de temps en temps par un éclat de voix, lamentation ou pleur de femme.

— Les casquettes à cocarde sont là ! expliqua Kryjov en se soulevant sur son siège et en regardant par-dessus les têtes. Il s’est passé quelque chose. Hé, vous, gardiens de la vraie foi ! cria-t-il aux gens qui formaient le dernier rang. Poussez-vous ! Laissez passer les autorités !

Plusieurs personnes dans la foule se retournèrent. En voyant des citadins et un pope en soutane, elles s’écartèrent immédiatement, comme si elles craignaient de se salir. Les « autorités » descendirent du traîneau et s’engouffrèrent dans le passage.

Les visages des villageois exprimaient un mélange de méfiance et de dégoût. Lorsque l’imposant père Vincent, qui avançait en se dandinant, effleura un garçonnet blond de la manche de sa soutane, la mère saisit le gamin et le serra contre elle.

Enfin, ils se frayèrent un chemin jusqu’à la maison.

Un petit groupe se tenait là, séparé de tous, comme derrière une barrière invisible : deux hommes en uniforme, deux autres vêtus à la mode citadine.

— C’est notre commissaire de police, expliqua le statisticien en montrant à Eraste Pétrovitch un homme qui essuyait sa calvitie avec un mouchoir. Et celui en uniforme noir, c’est Lebedev, le juge d’instruction… S’il est venu à Denissievo, c’est qu’il y a eu un crime, et un grave… Bonjour, Christophe Ivanovitch ! Que se passe-t-il ?

Le juge d’instruction se retourna.

— Aloïs Stépanovitch ? Vous venez pour le recensement ? Oh, vous tombez mal !

— Que s’est-il passé ?

Les officiels serrèrent la main du président, demandèrent la bénédiction au prêtre et se contentèrent d’un léger signe de tête à Eraste Pétrovitch : manifestement, l’heure n’était pas aux mondanités. Les deux hommes en civil parlaient entre eux, l’air grave. C’est à peine s’ils jetèrent un coup d’śil aux nouveaux arrivants.

Léon Sokratovitch avait disparu. Un instant plus tôt, il se trouvait là, et voilà qu’il s’était volatilisé. Fandorine le chercha des yeux dans la foule : en vain.

— Nos schismatiques ont encore frappé, raconta Lebedev d’un ton véhément. Une famille entière s’est enterrée vivante. Un couple et un bébé de huit mois… Le scandale que ça va faire ! Nous qui prétendons être un pays civilisé ! C’est la honte devant l’Europe !

Kokhanovski poussa un cri :

— Comment, enterrée vivante ? A cause du recensement ? Est-ce possible ?

— Evidemment. Ils ont peur, ces crétins. A présent, on les déterre. Nous avons déjà sorti un cadavre…

Barnabé le diacre poussa un sanglot et se signa. Quant au curé, cette nouvelle lui inspira une réaction étrange : il fit un drôle de bruit avec ses grosses lèvres rouges, gonfla ses narines d’un air guerrier, recula de quelques pas et se perdit dans la foule : on voyait seulement sa toque violette remuer au-dessus des têtes.

Mais Fandorine se souciait peu du comportement du prêtre en cet instant. A trois ans seulement du XXe siècle, dans ce village du nord-est de l’Europe, des gens s’étaient donné la mort par peur d’un recensement ! Certes, il avait entendu parler de ce genre de cas, et Kryjov l’avait averti. Pourtant, c’était incroyable.

— Il y a p-peut-être une autre raison ? demanda-t-il au juge d’instruction.

Celui-ci prit un air résigné.

— Quelle « autre raison » ? Nous avons trouvé un mot au-dessus de la mine. Vous pouvez le lire si vous voulez.

Il sortit de sa serviette une feuille soigneusement pliée.

Fandorine ne comprit pas ce que venait faire là une « mine », et il n’eut pas le temps de poser la question : le juge d’instruction avait été appelé par le commissaire.

En revanche, Léon Sokratovitch réapparut comme par magie. Il avait le visage tendu, maussade, les gestes brusques.

— J’ai fait ma petite enquête, dit-il en se frottant nerveusement les mains. J’ai parlé avec des vieux. C’est l’horreur, le Moyen Age. A Denissievo, la nouvelle du recensement a d’abord été accueillie plutôt calmement. Le village est riche, tout le monde sait lire et écrire. Mais depuis quelques jours, sans raison, c’est une véritable calamité : on ne parle plus que de la fin du monde ! C’est sûr, qu’ils disent, et aucun doute n’est permis : il ne reste plus que quinze jours avant l’avènement de l’Antéchrist. Celui qui ne se sauvera pas par lui-même brûlera dans la géhenne ! Et c’est parti. Les uns pleurent, les autres prient, d’autres encore font leurs adieux. L’ancien du village est un gars intelligent. Il a fait le tour des maisons en disant : « Ne vous inquiétez pas, nous trouverons bien un recours contre l’Antéchrist. Le Seigneur nous enverra un signe. » Il a réussi à convaincre plusieurs personnes. Mais pas toutes. Sabbatios Khvalynov, le premier menuisier du village, a décidé d’agir. Il y a six jours, il s’est enterré dans une mine avec sa femme et son enfant. C’est une sorte de caveau sous terre, en fait un tombeau. Il a suivi l’exemple des anciens qui s’enterraient vivants à l’époque des persécutions. Ils revêtaient un linceul, descendaient dans un trou, bloquaient la sortie et restaient dans le noir à la lumière d’une chandelle, à chanter des cantiques jusqu’à ce que l’air vienne à manquer. A l’automne, dès qu’ils avaient eu vent du recensement, tous les gens de la région s’étaient mis à creuser des mines secrètes. Nos fonctionnaires malins ont cru que les schismatiques voulaient juste faire peur aux autorités, pour qu’elles renoncent à leur idée « diabolique ». Les voilà bien, à présent !

— Le menuisier et sa famille sont descendus dans la mine il y a six jours, pourquoi ne les déterre-t-on que maintenant ?

— L’ancien du village a essayé d’agir, mais les villageois l’en ont empêché. C’est un grave péché que de s’opposer au « salut ». Mais il n’avait pas envie non plus de répondre devant un tribunal. Hier il a réussi à envoyer son fils à la ville, avec ce mot d’adieu que le menuisier avait laissé. Les autorités ont accouru, mais trop tard…

Eraste Pétrovitch déplia le papier jauni couvert d’écritures à l’ancienne, semblables à celles des vieux livres.

Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ. Le Seigneur nous dit dans son saint Evangile : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ; mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. » C’est pourquoi nous vous adressons une réponse brève et définitive : nous refusons de renier Notre-Seigneur Jésus-Christ et la foi chrétienne, et nous confessons la foi que nos saints Pères ont confessée lors des saints conciles, et ce que les saints Pères et les Apôtres ont maudit et renié, nous le maudissons et le renions. Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois et nous désirons mourir pour le Christ.

Kokhanovski, qui lisait par-dessus l’épaule de Fandorine, poussa un cri de désespoir :

— Pourquoi renier le Christ ? Et de quel « règlement » parle-t-il ? C’est un malentendu monstrueux ! Je suis venu moi-même en décembre, je leur ai tout expliqué…

— Ce menuisier était-il un homme lettré ? demanda Eraste Pétrovitch, coupant court aux épanchements du statisticien émotif. Il cite l’Evangile en slavon d’Eglise et il a une écriture presque calligraphique.

— Ici, presque dans chaque maison il y a de vieux livres recopiés à la main, répondit Kryjov.

Il examinait le mot avec intérêt.

— « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois. » Tiens donc ! C’est quelque chose, ça.

Un jeune policier à la dégaine virile arriva du fond de la cour. Son manteau était tout maculé de terre.

— Votre Grâce ! s’adressa-t-il au commissaire. Ça y est, nous avons sorti tout le monde. Heureusement qu’il fait doux, la terre a un peu dégelé, sinon nous en avions encore pour la nuit. Venez, je vous prie.

Les fonctionnaires avancèrent les premiers, suivis par les autres. Eraste Pétrovitch entendit derrière lui un étrange chuintement. Il se retourna et tressaillit. Toute la foule rampait à genoux. Seul Massa, complètement hébété, se tenait debout au milieu des fichus de femmes et des têtes nues des hommes. Le Japonais se retourna avec inquiétude et finit par tomber à genoux, lui aussi. Le code de politesse nippon prescrivait de ne pas se distinguer des autres, car « le clou qui dépasse, on l’enfonce d’un coup de marteau ».

Un petit moujik chauve et barbu, complètement déguenillé à la différence des autres, bougeait plus promptement que tout le monde. Ses pieds nus étaient enveloppés de deux morceaux de peau de mouton entourés de ficelles.

— Bèèè ! Bèèè ! bêla ce fou en Christ en rampant devant tout le monde. Poussez-vous, fumeurs de tabac ! Les brebis du bon Dieu vont se faire immoler ! Bèèè ! Enterrez-vous tous, frères ! Il se fera avoir, le Satan ! Il s’en reviendra bredouille, le chien !

Il brandit la lourde croix de fer qui pendait à son cou crasseux et se mit à aboyer. Fandorine fit une grimace et pressa le pas.

Des mottes de terre noires jonchaient la cour. Un groupe de moujiks renfrognés se tenait un peu plus loin tandis que les représentants de la loi et deux inconnus en civil examinaient une grande natte étalée par terre avec quelque chose dessus.

Une voix de femme aiguë s’éleva derrière eux :

— Ils sont morts dans la béatitude, ils ont sauvé leur âme ! Et nous autres pécheurs, nous allons périr !

L’un des civils, un barbu en bonnet de castor, se retourna vers elle et dit bien fort en accentuant les o :

— Morts dans la béatitude ? Idiote ! Viens voir un peu, avance ton nez ! Vise un peu le spectacle !

En effet, il était difficile de la croire en voyant les cadavres. L’homme avait le visage violacé, la femme mordait sa main toute rongée. Les vers avaient eu le temps d’abîmer les cadavres : merci le dégel !

Fandorine se détourna, bouleversé. Ses compagnons étaient impressionnés aussi par cette vision de cauchemar. Le diacre Barnabé pleurait à chaudes larmes. Aloïs Stépanovitch devint blanc comme neige, chancela et se serait sans doute évanoui si on ne l’avait pas soutenu.

— Regardez ! Regardez ! cria l’homme en bonnet de castor aux villageois. Vous auriez pu être à leur place ! Voilà à quoi conduisent la bêtise et l’ignorance !

Il s’étrangla de colère, se mit à tousser. Personne ne l’écoutait, d’ailleurs. Les paysans se redressèrent, s’attroupèrent en silence autour des corps.

Seul le fol en Christ tournait comme une toupie, secoué de convulsions. Il prit une motte de terre entre ses dents : saletés et écume coulaient sur ses lèvres violacées.

— Enlevez cet infirme d’ici ! fit le commissaire, agacé. Il nous empêche de travailler !

Le jeune policier voulut éloigner le malade, mais un grand vieillard chenu avec une médaille sur la poitrine (probablement l’ancien du village) retint le fonctionnaire en effleurant son épaule.

— Ne le touche pas. C’est Lavroucha, un saint homme. Il va de village en village, il prie pour les gens. Il va se calmer, ce n’est rien.

Fandorine se maîtrisa, s’approcha des défunts. Il s’accroupit, souleva la main de l’homme, comme taillée dans de la glace. Une main de menuisier aux doigts grossiers et calleux. Cette main n’aurait pas pu tracer des écritures calligraphiques.

— Qu’est-ce donc ? demanda Eraste Pétrovitch en montrant un pieu en bois assez gros et taillé au bout qui sortait de terre.

— Je ne sais pas, répondit Kryjov d’un air sombre. J’ignore comment est faite la mine à l’intérieur. Je sais seulement que la mort peut être « dure » ou « douce ». « Dure », c’est quand on s’étouffe lentement. Cette mort-là est plus vénérable. « Douce », c’est quand on est recouvert de terre tout de suite. On dirait que ceux-là ont eu une mort « douce ».

Il tressaillit en regardant les visages horribles des cadavres.

— Dans ce cas, je me demande quelle est la mort « dure » ?

Le policier était en train de fouiller la mine. On voyait que c’était un homme prompt et habile qui n’aimait pas perdre son temps. Il ramassa un bout de chandelle, une icône déchirée.

— Regardez, Votre Grâce !

Il tira de sous un tas de terre humide une feuille recouverte d’écritures, les mêmes que dans le mot d’adieu.

Le commissaire prit le papier crasseux avec une grimace. Il lut avec peine :

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété… » Du délire de schismatique ! Bon, Odintsov, arrêtez de retourner les détritus ! Tout est clair comme ça, dit-il en froissant la feuille avant de la jeter par terre. Mettez les cadavres sur le traîneau, nous les transporterons en ville.

Une sourde rumeur parcourut la foule.

— Où ça en ville ? Vous allez profaner des corps chrétiens en les enterrant dans un cimetière impur ?

Soudain, le prêtre surgit on ne sait d’où.

— Vous rêvez ! cria-t-il aux schismatiques en agitant ses mains. Dans un cimetière ! Qui va vous permettre d’enterrer des suicidés en terre sanctifiée ? On les enterrera derrière l’asile.

La rumeur fit place à un silence pesant, menaçant. Les moujiks, grands et barbus, vêtus de longues chemises et de redingotes à la mode d’autrefois, avancèrent vers les fonctionnaires, épaule contre épaule.

— Nous ne vous laisserons pas emporter les corps, dit fermement l’ancien en faisant un pas en avant. Nous les enterrerons selon notre tradition, avec les honneurs.

Il s’approcha des gradés et leur dit dans un souffle :

— Vous feriez mieux de vous en aller, messieurs. Je crains le pire.

Le commissaire de police, cramoisi, brandit son poing en menaçant les vieux-croyants.

— Gare à vous ! Vous voulez que je vous envoie l’armée ? Pour mener l’enquête et faire le recensement ? Vous pouvez compter sur moi !

— Non, ce n’est pas la peine, répondit l’ancien avec la même voix douce. Si vous avez besoin d’interroger quelqu’un, je vous l’enverrai. Et je vous trouverai des recenseurs aussi. Laissez seulement nos gens reprendre leurs esprits.

— Partons, effectivement, Piotr Loukitch, dit le juge d’instruction entre ses dents en regardant les moujiks d’un air nerveux. Vous avez vu leurs gueules ! Faites comme vous voulez, mais moi je ne passerai pas la nuit ici. Je préfère encore voyager dans le noir.

Le commissaire était lui-même pressé de quitter ce village inhospitalier, mais il ne voulait pas perdre la face.

— M. Lebedev et moi, nous partons pour Sterjenets ! Nous allons examiner votre affaire ! cria-t-il d’une voix puissante. L’agent Odintsov restera ici ! Vous devez lui obéir en tout ! En cas d’incident, tout le monde paiera !

Le juge d’instruction le poussait déjà avec son coude. Les représentants de la loi contournèrent la sinistre foule et s’en allèrent en direction de la place. Ils étaient si pressés qu’ils avaient oublié de reprendre à Fandorine le mot laissé par les suicidés, document indispensable pour l’instruction.

Soudain, le prêtre s’affola.

— Messieurs ! Prenez-moi avec vous ! J’ai été victime d’une véritable catastro… Messieurs !

Il souleva les pans de sa soutane et se précipita à la poursuite des fonctionnaires, mais la foule se referma autour de lui, se pressant devant les morts, inondant la cour…

Le père Vincent courut dans l’autre sens, espérant contourner la maison et lançant des appels désespérés pour qu’on l’attende, mais c’était trop tard : on entendit, venant de la place, un tintement de clochettes qui s’éloignait.

Un détachement sanitaire

Le père Vincent n’avait rien à craindre. Il n’y eut aucun débordement. Bien au contraire, une fois les officiels partis, la tension retomba. Les poings menaçants se desserrèrent. Des femmes se glissèrent vers les premiers rangs et le silence agressif fit place à des soupirs, des lamentations, des pleurs. Le fol en Christ ne se tordait plus, ne grignotait plus la terre : il s’était approché du bébé mort à quatre pattes et sanglotait tout doucement.

Massa faisait respirer les sels à Aloïs Stépanovitch. Ce dernier était toujours livide. Barnabé marmonnait une prière en pleurant. Kryjov aidait le policier à recouvrir les corps d’une toile écrue.

Fandorine, quant à lui, prêta l’oreille aux conversations du bonnet de castor avec l’autre inconnu qui semblait venu tout droit de la capitale, de la perspective Nevski : élégant, rasé de près, il portait des lunettes à la monture d’or et un bonnet d’astrakan en forme de chausson aux choux.

— Ah, ces grosses têtes de la capitale ! Je les avais bien prévenues pourtant ! J’avais sonné le tocsin ! On ne m’a pas écouté ! se plaignait amèrement le binoclard.

C’étaient justement ces paroles qui avaient attiré l’attention d’Eraste Pétrovitch.

— J’ai lu votre article, en effet. Je l’ai même reproduit dans mon journal, répondit le bonnet de castor, un homme d’environ trente-cinq ans, grand et de belle prestance, avec une petite barbiche blonde bien soignée. Mais vous savez très bien que chez nous, en Russie, tant que le ciel ne lui est pas tombé sur la tête, le moujik ne s’inquiète pas.

— Ce n’était pas pour les moujiks que je l’avais écrit, répondit le glabre d’un ton fielleux. Mais pour ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. Mon nom est tout de même suffisamment connu dans les milieux scientifiques, on aurait pu prêter l’oreille aux opinions de Chechouline. Dès que les troubles ont commencé, j’ai prédit qu’à moins de prendre des mesures, on risquait une épidémie psychogène et des victimes humaines ! J’en parlais déjà au mois de septembre !

Cette conversation parut si intéressante à Fandorine qu’il crut nécessaire de s’approcher et de se présenter. La personne avec un chausson aux choux sur la tête était Chechouline, un psychiatre pétersbourgeois de renom. Le bel homme à la barbe dorée était Evpatiev, un industriel de Vologda. Eraste Pétrovitch avait entendu parler de lui à Moscou : bien que venant d’une vieille famille schismatique, il était d’opinions progressistes. Il avait obtenu une maîtrise d’économie en Angleterre, pratiquait des méthodes modernes en affaires, ne croyait pas aux superstitions et éditait même un journal très populaire dans le nord de la Russie.

— Dès que j’ai appris l’existence de ce petit mot, j’ai suivi les fonctionnaires, expliqua-t-il. Quel malheur ! Quel choc pour tous les vieux-croyants ! A présent, à cause de quelques fous, les journaux vont nous traîner dans la boue. Des sauvages, des monstres… En plus, Anatole Ivanovitch, dit-il en montrant le psychiatre, nous assure que ce n’est qu’un début. Il n’a pas hésité à se rendre sur les lieux alors qu’il était à Pétersbourg.

— Vous c-croyez qu’il y aura d’autres suicides ? demanda Eraste Pétrovitch, bouleversé.

Chechouline retira ses lunettes, souffla une poussière qui s’était déposée sur le verre.

— Sans aucun doute. Je suis spécialisé dans les effets de la suggestion sur le psychisme humain. Le cerveau n’est pas un mécanisme aussi complexe que le croient les dilettantes. Tout comme les autres organes du corps, il subit l’influence du milieu ambiant. Ce n’est ni la peste ni le choléra qui donnent les épidémies les plus dangereuses, mais la psychose qui s’empare de toute une couche de la population. Vous rappelez-vous la Croisade des enfants ? Ou la chasse aux sorcières au Moyen Age ? Qu’est-ce que la guerre sinon une maladie psychique qui frappe des pays entiers, des continents ? Rappelez-vous les campagnes napoléoniennes. Des centaines de milliers de personnes, des millions même se mettent soudain à s’égorger entre elles sans aucune raison valable, à brûler les villes, en recouvrant l’Europe d’un monceau de cadavres.

— Je m’intéresse plutôt aux vieux-croyants et au recensement, dit Fandorine, interrompant ce cours d’histoire.

— Eh bien, voilà. Depuis plus de deux siècles, l’idée de la venue prochaine de l’Antéchrist travaille les vieux ritualistes. Ce groupe social vit dans l’attente constante de la fin du monde. Ça, c’est la toile de fond de la maladie. Or, depuis le XVIIe siècle, depuis le patriarche Nikon, les vieux-croyants assimilent l’Antéchrist au pouvoir de l’Etat. Celui-ci leur inspire une peur pathologique. On sait que sont particulièrement sensibles à la suggestion les personnes ayant un faible niveau d’instruction et une personnalité peu développée. C’est le cas de la plupart de nos habitants des forêts : leurs connaissances sur le monde extérieur sont quasi nulles, leur dépendance à l’égard de la communauté extrême. Telle est, pour ainsi dire, la composition du mélange explosif. Pour mettre le feu aux poudres, il suffit d’une étincelle. Les prophètes et les prédicateurs, qui possèdent un grand pouvoir de suggestion, s’en chargeront. J’ai étudié justement l’histoire du schisme. De temps en temps apparaissent parmi ces gens des individus prophétisant la venue prochaine de l’Antéchrist. Aussitôt, le mécanisme s’enclenche : l’attente de l’apocalypse, la peur, la suggestion, et les gens commettent des actes monstrueux. Ils se jettent au feu par familles entières, se noient ou bien s’enterrent vivants, comme ici. En 1679, dans la région de Tobolsk, le pope Dometian, un fou complet, a persuadé mille sept cents fidèles de s’immoler par le feu. Quelques années plus tard, Siméon le prophète a fait mieux : il a poussé au suicide par le feu la population d’une ville entière dans la région de Iaroslavl, quatre mille personnes. Le dernier cas d’épidémie meurtrière a eu lieu il y a trente-six ans dans la province d’Olonets. Quinze personnes, dont des mères avec de petits enfants, s’y sont jetées dans les flammes. Cette psychose avait toujours la même origine : l’attente eschatologique.

— Pardon. L’attente de quoi ?

Passionné par cette leçon, Fandorine n’avait pas vu que d’autres personnes les avaient rejoints : Kokhanovski, qui avait retrouvé ses esprits, Kryjov, Massa, le prêtre, le diacre et même le policier Odintsov. C’était lui qui demandait qu’on lui expliquât le mot inconnu.

— De la fin du monde, répondit le docteur.

Tous se mirent à parler en même temps.

— Seigneur Jésus, sauve et protège tes gens, pria Barnabé d’une petite voix chevrotante, levant les yeux au ciel.

Aloïs Stépanovitch s’écria :

— Cher monsieur, vos prédictions sont atroces !

Massa dit en japonais en suçant un caramel :

— Il s’est passé la même chose à l’époque d’Edo, lorsque Tokugawa Iemitsu a ordonné aux chrétiens de l’île Kyushu de renoncer à leur religion.

Evpatiev, l’industriel, demanda :

— Puisque vous avez une interprétation scientifique de tout ça, vous devez connaître aussi le remède ? Comment stopper cette épidémie ?

— C’est qu’il y a sûrement un monstre qui sème le trouble dans le peuple ? demanda le policier en fronçant ses sourcils blondasses.

Eraste Pétrovitch attendit que chacun eût dit son mot et il se tourna vers Kokhanovski :

— Aloïs Stépanovitch, nous n’avons plus rien à faire à Denissievo. Le staroste nous a promis des recenseurs. Allons dans le village suivant.

— Bravo, Kouznetsov ! cria Evpatiev en brandissant son poing. Le voilà, le remède ! Il faut passer dans tous les villages, parler avec les vieux. J’ai un Kodak dans mon traîneau. Tant qu’il fait encore jour, je vais photographier les cadavres dans toute leur splendeur. Je les leur montrerai. On ne pourra pas imprimer les clichés, mais ce n’est pas grave. Sur une plaque de verre, ce sera encore plus effrayant que sur une photographie ! Vous viendrez, Anatole Ivanovitch ?

Le docteur sourit :

— Bien sûr ! Un détachement sanitaire pour la prévention de l’épidémie ? Bonne idée.

Le policier arrangea sa toque : une touffe de cheveux tomba sur son front, lui donnant un air guerrier.

— Je viens aussi. Il faut arrêter ça. Trouver les semeurs de trouble et les mettre aux arrêts. Je ne les laisserai pas nous pourrir la vie dans mon secteur !

L’industriel, qui semblait connaître le policier, se tourna vers lui :

— Toi, Odintsov, personne ne voudra te parler. En plus, tu vas nous gêner. Tu sais bien que pour les gens d’ici un renégat est bien pire qu’un sans-moustache.

— Je n’ai pas besoin de vos conseils, Nikiphore Andronovitch, rétorqua Odintsov, le regard mauvais. C’est l’Etat qui me paie, pas vous. Pas besoin de votre permission non plus. Dieu merci, j’ai mon propre traîneau.

— Qu’il vienne, intervint le psychiatre. L’épidémie peut prendre des proportions inquiétantes. On aura alors besoin d’un policier armé.

— Laissez-moi vous accompagner, pria le père Vincent. Il faudrait vraiment que vous soyez impitoyable pour laisser deux serviteurs du culte dans ce nid de schismatiques. Je crains que ces mauvais sujets ne nourrissent quelque dessein morbide !

Et il porta sa main à son bide bien rond.

Fandorine fut étonné. Quelques minutes plus tôt, avant de s’approcher d’Evpatiev et de Chechouline, il avait vu le prêtre parler tranquillement avec l’ancien et quelques autres vieillards. Ceux-ci hochaient la tête, acquiesçant à ses propos ou écoutant des paroles de condoléances. Fandorine s’était réjoui pour le prêtre : ce n’était pas du tout un homme sans cśur, mais un vrai serviteur de Dieu capable de compassion.

— Vous, mon père, vous serez vraiment de trop dans notre détachement, rétorqua Chechouline sur un ton qui se voulait respectueux. Votre présence risque d’enflammer les esprits, qui sont déjà bien dérangés.

Le père Vincent leva le doigt.

— Vous qui représentez la profession médicale, la plus humaniste de toutes, vous commettez un péché ! Il est dit : « Je ne repousserai pas celui qui vient à moi. » Si vous m’abandonnez à la mort, je courrai après vous en poussant des cris. Vous aurez honte !

— C’est vrai, on ne peut pas les laisser là ! dit Fandorine avec un soupir. Quant aux esprits enflammés, ça ne change rien. Là où il y a un p-policier, il doit bien y avoir un pope. Allons-y, messieurs. Le temps presse.

Conversations et chansons

Rouler sur la glace pendant la nuit n’était pas plus difficile qu’en plein jour. A peine le village de Denissievo s’était-il caché derrière un méandre de la rivière que la nuit commença à tomber, mais l’obscurité n’était pas totale. Le temps changeait. Les nuages avaient fondu, les étoiles brillaient dans le ciel et la Voie lactée était parfaitement visible, enserrée entre deux rives noires. Le dégel prenait fin, l’air se faisait plus frais d’instant en instant, la neige crissait sous les sabots des chevaux, sous les patins des traîneaux : un délice.

Nos voyageurs s’étaient organisés de la manière suivante.

Léon Sokratovitch, le plus expérimenté de tous, roulait devant. Le docteur Chechouline, lui, avait son propre moyen de transport : une troïka élégante que ce dandy pétersbourgeois avait louée avec cocher à Vologda. Mais le voiturier s’était enivré à mort à Sterjenets et, pour arriver au premier village des vieux-croyants, le psychiatre avait dû faire appel à un paysan de Denissievo croisé en chemin. Car tout seul, il n’arrivait pas à conduire trois chevaux. D’ailleurs, c’était là un luxe superflu. Les gens du cru se contentaient d’un seul cheval ou, tout au plus, de deux : il était plus simple de voyager ainsi sur les routes étroites. Les chevaux du Nord ne payaient pas de mine, mais ils transportaient des charges importantes, ils étaient robustes et habitués au froid. La troïka, en revanche, avançait d’un pas irrégulier en trébuchant ; le traîneau lui-même n’était pas prévu pour de longs trajets : il était tout branlant et grinçait comme un portail que l’on aurait oublié de graisser. Le Japonais monta dedans comme passager, Barnabé prit les rênes.

Quant au prêtre, on le casa chez le gentil Aloïs Stépanovitch, sur la « remorque » accrochée derrière le traîneau bien solide de l’industriel Evpatiev.

Le policier Odintsov sur son traîneau léger aux patins larges comme des skis, bons pour le champ et la forêt, roulait derrière.

Eraste Pétrovitch, quant à lui, avait décidé de se dégourdir les jambes en courant une petite dizaine de kilomètres. Il retira son bonnet, sa pelisse et, aspirant avec grand plaisir l’air pur et froid, trotta à côté du traîneau d’un pas régulier et léger qu’on lui avait enseigné au Japon plusieurs années auparavant.

La neige qui recouvrait la glace était ferme et vibrait sous ses pas ainsi que le macadam chaud sur Broadway au mois d’août. Parfois, Fandorine faisait un bond en avant, dépassant le convoi, et alors il lui semblait qu’il était absolument seul dans ce monde en noir et blanc : il n’y avait que la neige et le ciel étoilé au-dessus de sa tête, comme dans la formule de Kant.

Au bout de quelque temps, il ralentissait le pas et laissait passer le traîneau.

Eraste Pétrovitch poursuivait, en plus de la gymnastique, un autre but. En montant dans un traîneau, il aurait été obligé de parler avec la même personne, tandis que son flair lui disait que tous les membres du « détachement sanitaire de prévention des épidémies » méritaient son attention, et qu’il fallait sonder leur cśur sans tarder. Non qu’il eût une hypothèse ou commencé à construire une version des faits – il n’y avait aucun élément pour cela –, mais Fandorine avait l’habitude de se fier à ses intuitions irrationnelles. En se déplaçant à pied, il gardait toute la liberté de manśuvre et pouvait se trouver au niveau de chacun des traîneaux à tour de rôle.

Les voyageurs s’adonnaient à deux éternels plaisirs russes : le chant et la conversation. Eraste Pétrovitch se demanda si ce n’était pas là l’origine de toute la littérature russe avec sa lenteur, ses investigations des tréfonds de l’âme et sa totale liberté de pensée. A quel moment et où les habitants de ce pays qui n’avait jamais connu la liberté pouvaient-ils enfin se sentir libres ? Lorsqu’ils se trouvaient sur la route ! Là, il n’y avait ni le propriétaire, ni le supérieur, ni la famille. Les distances étaient longues, la nature rude, la solitude infinie. Dans une charrette, dans une voiture des postes ou, mieux encore, dans un traîneau, la mélancolie vous empoignait le cśur mais les pensées, elles, prenaient leurs aises. Comment ne pas ouvrir son cśur à un compagnon de voyage ? On pouvait lui confier l’histoire véridique de sa vie, ou encore lui raconter des bobards, car l’essentiel, ce n’était pas l’authenticité du récit, mais son lent déroulement, les détails que l’on pouvait multiplier, car on avait tout son temps. Et lorsque tous les thèmes de conversation étaient épuisés, on entonnait un chant, long et lent, qui portait sur quelque sujet simple : le corbeau noir, les douze brigands ou la chandelle en train de s’éteindre.

Les passagers du premier traîneau ne chantaient pas : ils ne prisaient pas ce genre d’amusements. Ils parlaient de choses intelligentes. Ils jetèrent un bref coup d’śil à Fandorine et poursuivirent leur conversation.

— Que l’homme est une machine sociale pas très compliquée, ça je l’ai compris il y a longtemps, disait Kryjov. Mais votre idée de machine biologique est pour moi nouvelle. C’est très, très curieux. N’êtes-vous pas en train de vous fourvoyer ?

— Que non, répondit le docteur Chechouline. A propos de la biomachine, ce n’est pas du tout une métaphore, c’est tout ce qu’il y a de plus concret. La nourriture, qui constitue l’apport de matières chimiques venant de l’extérieur, plus la production d’hormones par le corps lui-même, voilà ce qui détermine le caractère, les actes, les qualités personnelles. Un homme noble est un homme qui a un bon équilibre hormonal et dont la nourriture ne contient pas de toxines asociales susceptibles de provoquer l’agressivité. Moi, par exemple, je ne mange jamais de viande rouge : cela rend méchant. Avant de me coucher, je ne bois jamais de thé, en revanche je mange toujours deux carottes : cela permet au cerveau, qui se met en régime de sommeil, de se purifier de la dépression. Voulez-vous que je vous dise ce qui explique le caractère suicidaire des vieux ritualistes du Nord ?

— Par exemple ? demanda Léon Sokratovitch, sceptique.

— Ils consomment beaucoup de poisson cru. Le poisson cru gelé qu’ils mangent en quantités énormes stimule le travail du cśur, mais ralentit en même temps la production d’une hormone « vitapréservationnelle » – le terme m’appartient. J’ai décrit cette hormone pour la première fois dans mon travail intitulé « Certaines particularités du fonctionnement de l’hypophyse à la lumière des nouvelles découvertes en biochimie ». Cet article a eu un énorme succès. Vous ne l’avez pas lu ?

Kryjov fit non de la tête.

— Et vous, monsieur Kouznetsov ?

— Non, je n’ai pas eu ce plaisir, répondit poliment Eraste Pétrovitch.

Il ralentit le pas, et dix secondes plus tard il se trouva, tout naturellement, à côté du deuxième traîneau.

Là, la discussion était si animée qu’on ne le vit même pas.

Le diacre tirait sur les rênes de toutes ses forces pour retenir le limonier qui tentait sans cesse de rattraper le traîneau de devant. Mais, au lieu de regarder devant lui, il tournait la tête vers le Japonais.

— Et alors, si on se comporte bien, dans une prochaine vie, on prend du galon ? C’est ça que vous dites ? questionnait-il. Par exemple, je ne serais plus diacre, mais archiprêtre, c’est ça ? Et si, en tant qu’archiprêtre, je ne fais pas de bêtises, la fois d’après, je serai carrément évêque ?

Eraste Pétrovitch comprit qu’ils parlaient de la métempsycose. C’était au tour de Massa de jouer les missionnaires.

Pour commencer, il avait offert un caramel à son interlocuteur : il en avait une grande quantité en réserve.

— Evêque, c’est possible, si tu as une vie tlès-tlès sainte. Et ton pope, lui, il lenaîtla clapaud, ça dze te le galantis.

— Le père Vincent ? Crapaud ?

Barnabé partit d’un grand éclat de rire. Au bout d’un moment, il se calma et se plongea dans ses pensées.

— Bon, votre religion est bien aussi, mais la nôtre elle est mieux.

— Poulquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de mieux ? s’enflamma Massa.

— Elle est plus clémente. Dieu vient davantage en aide à l’homme, surtout aux faibles. Parce que, chez vous, on en arrive à quoi ? Si tu as l’âme chétive et le cśur timide, tu finiras sangsue ? Et il n’y a personne pour t’épauler, ni Jésus-Christ, ni la Vierge, ni les anges magnanimes ? Ça fait peur d’être tout seul. Jésus, il est plus chaleureux que votre Bouddha, c’est plus facile de vivre avec lui, et l’âme est plus sereine. Il y a plus d’espoir.

Massa souffla, à court d’arguments. Cet ancien yakuza n’était pas vraiment féru de théologie.

Le diacre sentit que son adversaire lâchait du terrain et il passa à l’offensive.

— Et si vous vous faisiez baptiser ? dit-il d’un ton on ne peut plus cordial. Pour vous, ce ne sera pas pire et pour moi, ce serait un grand bonheur que de ramener une âme vivante au Christ. Vraiment, monsieur, qu’est-ce qu’il vous en coûterait ?

— Impossible, trancha Massa avec un soupir. Chez nous, on dit : tu dois selvil le plince qu’a selvi ton pèle. On dit aussi : la vlaie foi, c’est la fidélité.

Ce fut au diacre de réfléchir.

Ne voulant pas gêner la discussion théologique, Eraste Pétrovitch se déplaça vers le troisième traîneau, celui d’Evpatiev.

Celui-ci était une véritable maisonnette sur patins : le dessus en feutre était recouvert d’un toit avec une cheminée d’où s’échappait une petite fumée. La fenêtre était éclairée.

Le cocher, enveloppé dans une énorme pelisse semblable à une boule de fourrure, chantait d’une voix éraillée :

— « Quand j’étais encore jeune fille / Notre armée partait en campagne… »

La chanson était longue à souhait avec un sujet romantique : un amour non réalisé entre une jeune fille paysanne et un officier.

— « Il a bu de l’eau et m’a serré la main / Puis il s’est baissé et il m’a embrassée… »

Ainsi chantait le barbu, avec sentiment. Soudain, la porte de la voiture s’entrouvrit.

— Eraste Pétrovitch ? Vous n’êtes pas fatigué ? Qu’est-ce que vous avez à courir comme un lièvre ? Vous n’êtes plus un jeune homme, avec tous ces cheveux blancs dans votre barbe. Montez, vous vous réchaufferez, dit l’industriel.

Fandorine n’était pas fatigué, et il n’avait certainement pas froid, mais il accepta l’invitation. Cet homme l’intéressait tout particulièrement.

A l’intérieur, le traîneau était merveilleusement bien aménagé. On voyait que Nikiphore Andronovitch se déplaçait souvent l’hiver et qu’il aimait voyager avec confort.

Des lampes à pétrole brillaient aux murs, des deux côtés, un petit poêle à charbon en fer crépitait dans un coin. ErastePétrovitch fut surtout frappé par les sièges.

— C’est de l’hermine ? demanda-t-il en passant sa main sur la fourrure blanche garnie de petits glands noirs.

Elle était soyeuse comme les cheveux d’une magnifique jeune fille.

Evpatiev se mit à rire, montrant ses dents saines et blanches.

— Mon père me disait : celui qui arbore le luxe obtient plus facilement des crédits. Nous autres les Evpatiev, nous ne faisons rien sans calcul.

— Permettez-moi d’en douter. Si vos aïeux avaient été si pragmatiques, ils auraient renoncé à la vieille foi depuis longtemps.

— Vous vous trompez. Un marchand ou un industriel a tout avantage à rester vieux-croyant. (Nikiphore Andronovitch lui fit un clin d’śil malin.) Tous les partenaires savent que la parole d’un vieux-croyant est d’or, ce qui est extrêmement utile, pour les crédits justement. Les commis et les ouvriers ne boivent pas, ne volent pas. Je suis convaincu que la Russie aurait beaucoup à gagner d’un rapprochement avec nous.

Evpatiev ne riait plus, il était sérieux. On sentait bien que ces propos étaient le fruit d’une longue réflexion et d’une longue souffrance.

— Pierre le Grand, ce Satan épileptique, nous a transformés en une quasi-Europe. La gueule glabre, le bide caché sous un gilet, et pourtant, nous sommes toujours complètement à part. A ceci près que nous avons appris à boire et à fumer. Chacun doit vivre à sa manière, selon sa religion, sa nature, sa tradition. Il ne sert à rien de jouer les ours dressés.

— Vous voulez dire qu’il faut avoir peur de l’Antéchrist et s’enterrer vivants ?

Nikiphore Andronovitch poussa un gémissement.

— Voilà ! C’est bien ce que je craignais ! A présent, tout le monde dira pareil ! Une poignée de sauvages des forêts va jeter le discrédit sur notre authenticité. On assimilera les vieux-croyants à des membres d’une secte monstrueuse. Seulement, savez-vous à quoi je viens de penser à cet instant même ?

Il se pencha vers son voisin et une mèche dorée tomba sur son front. Sa coupe de cheveux, qui imitait la coiffure « au bol » – les oreilles recouvertes –, reflétait en fait la dernière mode parisienne, impression confirmée par sa barbiche à la Henri IV.

Les yeux de l’industriel brillaient : de toute évidence, cette pensée venait tout juste de le visiter.

— C’est peut-être même mieux, non ? L’ennemi principal de la vieille foi russe n’est pas l’Eglise officielle, sur laquelle personne ne se fait d’illusions ! Notre malheur, ce sont les fanatiques, ceux qui refusent les prêtres, qui ne reconnaissent aucune forme d’organisation. Alors, savez-vous ce que j’ai pensé ? A quelque chose malheur est bon. Il faut informer toutes les communautés de vieux-croyants des excès auxquels les fanatiques poussent les gens. Certains prendront peur et se détourneront des sans-popes ! Notre Eglise n’en deviendra que plus forte ! Nous nous organiserons, nous nous réunirons, et nous aurons notre propre hiérarchie et notre patriarche. Les autorités cesseront de nous craindre, elles comprendront que nous sommes leurs alliés, parce que nos gens sont travailleurs, sobres et n’ont pas de penchants révolutionnaires. Nous avons les mêmes principes que les puritains anglais, en plus sévères encore ! Sur de pareilles fondations on peut construire un édifice solide !

Il parlait avec tant de conviction et de flamme qu’Eraste Pétrovitch, qui pourtant était en désaccord avec certains de ses propos, y prêta l’oreille malgré lui. Nikiphore Evpatiev ressemblait à un chef de guerre de l’ancienne Russie ou à un preux légendaire.

— Comment pensez-vous donc transformer ce malheur en bonheur ? s’enquit Fandorine.

— Très simplement. De la façon la plus moderne. Dès que nous serons arrivés au prochain village, j’enverrai un courrier à Vologda, à la rédaction de mon journal. Un journaliste sera dépêché à Denissievo, et nous serons les premiers à publier un reportage sur les suicides. Exactement dans l’esprit que je viens de décrire. Mes gars ont la plume alerte ; toute la presse, dans les capitales et en province, reprendra leurs articles. Ici, l’essentiel, c’est d’être le premier et de donner le « la ». Le coup sera porté non pas contre les vieux-croyants, mais contre l’hérésie des sans-popes. Kryjov m’a dit que vous étiez des nôtres. Que pensez-vous de mon idée ?

— Il fait chaud chez vous, dit Fandorine, éludant la question. M-merci de votre accueil, je vais me dégourdir un peu les jambes.

Une fine poussière de neige tourbillonnait dans l’air : le vent s’était levé. Le convoi dut ralentir et Eraste Pétrovitch n’avait plus besoin de courir, il lui suffisait de marcher d’un bon pas.

Le voiturier d’Evpatiev avait fini sa chanson sentimentale sur la jeune paysanne et en avait entonné une autre, sur un cocher en train de mourir de froid dans la steppe, mélancolique comme une berceuse.

Sous l’effet de ce chant, ou à cause du mouvement régulier, tout le monde dormait dans le traîneau accroché à celui de Nikiphore Andronovitch. Le héraut du progrès Kokhanovski et la citadelle de la piété, le père Vincent, ronflaient, appuyés l’un contre l’autre de la plus touchante façon. La neige avait saupoudré leurs bonnets et déposé une pellicule argentée sur leurs barbes, mais ils ne craignaient ni le froid ni la tempête. Le vent gonflait leur plaid devenu tout blanc à la manière d’une voile.

Cela n’avait pas grand sens de s’attarder auprès de ce « Hollandais volant », et Fandorine se déplaça vers le tout dernier traîneau, où le policier, tout seul, chantait à gorge déployée une chanson endiablée qu’Eraste Pétrovitch ne connaissait pas :

— « Me voilà amoureuse / De Vania le gaillard / Moustache valeureuse / Hardi, le regard ! / Sabre à la ceinture / Poitrine médaillée / Pour Vania, je vous jure, / Je donnerais le monde entier ! »

En voyant Fandorine, le fonctionnaire cessa de chanter et cria à travers le sifflement de la tempête :

— Hé, mon brave monsieur, j’ai quelque chose à vous demander ! Vous êtes qui, au juste, et quel bon vent vous amène chez nous ? Pour les autres, je comprends à peu près, par contre j’ai des doutes sur votre compte. Moi, pour vous servir, je suis Julien Odintsov, agent supérieur, l’śil de l’Etat sur deux cents kilomètres alentour. Et vous ?

L’śil de l’Etat avait une voix bien sonore et le regard vif.

Eraste Pétrovitch répondit sur le même ton :

— Si l’śil est perçant, il doit tout voir lui-même. En tant qu’agent supérieur, tu as dû suivre un cours de six mois à l’école de la police ? Que dirais-tu de moi, alors ?

Odintsov plissa les yeux et se mit à triturer les extrémités de sa moustache.

— Vous êtes habillé simplement, mais vous avez de l’instruction, marchand ou citoyen d’honneur. Même que vous avez un Tatar pour laquais. Quoi d’autre ? Vous ne portez pas de bague au doigt, donc pas de famille. Vous venez de Moscou, on le devine à votre parler moscovite. Vous avez fait la guerre et avez été blessé ou contusionné, c’est pour ça que vous trébuchez sur les mots en parlant. Autre chose… Le froid et la marche à pied ne vous font pas peur, vous n’avez même pas enfilé votre pelisse. On a parlé de gens comme vous dans le journal. Des riches, qui n’ont rien à faire, et qui n’ont ni femme ni enfants, s’amusent comme ça : ils veulent à tout prix atteindre la calotte de la Terre. Le pôle Nord que ça s’appelle. Les uns sur des chiens, les autres à skis, d’autres encore carrément sur leurs guibolles. Vous aussi, vous ne faites que passer par chez nous en allant vers le nord. Alors, j’ai trouvé ou pas ?

Il toisa Fandorine d’un air victorieux.

Le raisonnement de ce Sherlock Holmes de Sterjenets n’était délirant qu’à première vue. Après réflexion, Eraste Pétrovitch dut reconnaître l’extraordinaire précision de la formule : peut-être qu’il avait toujours voulu, en effet, atteindre la calotte de la Terre, mais il appelait ça autrement.

— J’ai mis dans le mille ? Vous voyez ! dit Julien Odintsov, tout fier. J’ai l’śil, moi ! Comment que vous vous prénommez ?

Fandorine se présenta et dit avec le sourire :

— A présent, c’est moi qui vais te dire qui tu es.

Il regarda attentivement le policier, se rappela son comportement à Denissievo et ce que les gens disaient sur son compte.

— Tu as entre vingt-huit et trente ans. Tu es d’ici. Tu es un gars courageux, indépendant, tu as l’habitude de n’en faire qu’à ta tête. Tu aimes chasser, surtout l’ours. Tu es né dans une famille de schismatiques, puis passé à l’orthodoxie. Tu l’as décidé toi-même, sans que quelqu’un t’y oblige ou t’y pousse. Parce que tu voulais servir dans la police, chercher des criminels et qu’un vieux-croyant ne peut pas accéder à cette carrière. Tu n’es pas marié, car ici il n’y a que des vieux-croyants. Mais il y en a une, veuve ou célibataire, qui ne refuse pas de t’ouvrir sa porte en secret, ajouta Eraste Pétrovitch en remarquant, sous l’uniforme du policier, l’extrémité d’un foulard noué avec soin. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Je peux te raconter bien d’autres choses sur toi, Julien, mais ce serait mieux que tu le fasses toi-même. Par exemple, l’année dernière, tu as failli laisser ta peau dans les g-griffes d’un ours…

— Vous avez repéré ma cicatrice au cou ! devina le policier et il hocha la tête, admiratif. Eh bien, Eraste, ta science est vaste ! Au lieu de perdre votre temps à aller au pôle Nord, vous feriez mieux de servir dans la police, mon cher monsieur ! Vous auriez pu vous rendre utile. Asseyez-vous, reposez-vous un peu, je marcherai à côté, moi.

Fandorine le remercia et monta dans le traîneau. Il sentait que ce Julien l’hospitalier avait quelque chose d’important à lui dire.

— J’ai un sale pressentiment, lui murmura Odintsov à l’oreille. Je n’arrête pas de circuler dans les villages, dans les hameaux. Le peuple s’agite. Pas devant moi, évidemment, parce que moi, je lis dans leurs cśurs à ces brutes, comme dans un livre ouvert. Il y a un démon qui rôde, qui attrape les âmes. Si on ne le capture pas, il y aura d’autres morts. C’est pourquoi je suis venu avec vous. Seulement, j’ai peur, Eraste Pétrovitch. Pas du démon, évidemment ! J’ai peur de manquer de jugeote ! Vous, vous êtes un dur à cuire, vous en avez vu, des choses. Et si vous m’aidiez, hein ? Votre pôle Nord attendra, il ne va pas s’enfuir. Quatre yeux valent mieux que deux. Si vous remarquez quelque chose, faites-moi signe. Et moi, je ferai pareil.

— C’est d’ac-cord, acquiesça Fandorine en se disant qu’un aide comme Odintsov lui serait bien utile.

Les alliés enlevèrent leur gant et scellèrent leur pacte d’une poignée de main bien forte.

Paradis

Le village suivant était situé à environ quarante-cinq kilomètres. Kryjov leur avait promis qu’ils arriveraient à l’aube. La tempête entravait leur course, des congères s’étaient formées ici et là sur la glace, mais les chevaux habitués aux intempéries franchissaient ces obstacles sans difficulté. Seule la troïka de Vologda posait problème : le limonier s’était blessé la jambe sur une croûte de neige dure et s’était mis à boiter. Malgré cela, le matin, au moment où le ciel hivernal commençait à pâlir, la forêt sur la rive droite s’ouvrit et, sur une petite clairière, parut le village enveloppé de la brume rose de l’aube.

— Voilà notre paradis, annonça avec satisfaction Léon Sokratovitch.

Fandorine, après avoir couru tout son soûl, avait fini la nuit dans son traîneau (le psychiatre était allé dormir dans la maison sur roues d’Evpatiev).

Cette métaphore poétique était inattendue dans la bouche du cynique Kryjov, mais l’endroit était paradisiaque en effet : une jolie clairière toute ronde entourée d’une pineraie des trois côtés, sur une rivière au cours généreux. Même l’hiver, ce paysage était idyllique. En été, ce devait être en effet un vrai jardin d’Eden.

En s’approchant, les voyageurs virent que les maisons étaient encore plus belles qu’à Denissievo, avec des volets ciselés, des girouettes en laiton et des toits de différentes couleurs, chose que l’on n’avait jamais vue dans un village russe.

Pourtant, cette beauté ne fit qu’agacer Kryjov :

— Le paradis qu’ils se sont bâti, ces parasites !

Il expliqua que Paradis, c’était le nom du village, et que ses habitants venaient d’ailleurs : c’étaient des Gousliens.

— Parce qu’ils jouent des gousli ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Peut-être bien, mais leur nom ne vient pas de là. Parce qu’ils viennent de la région de Gouslitsa. Ça fait cent ans qu’ils sont installés là. Ils ont un drôle de métier : ils mendient.

— Comment ça ?

— En professionnels ! Ils sillonnent le monde des vieux-croyants qui, comme on sait, s’étend jusqu’à l’Autriche et la Turquie, en demandant l’aumône. On les connaît partout et on se montre généreux avec eux : ils sont inégalables dans l’art de conter et de chanter. Ils apportent ainsi beaucoup d’argent. C’est toute une philosophie. Elle exprimait jadis l’idée d’humilité et de non-thésaurisation, mais notre moujik est vénal ! Dès qu’il entend sonner les pièces, il ne pense plus au salut de son âme. Ils restent là à amasser. Regardez les palais qu’ils se sont bâtis ! Pour être pieux, ils sont pieux. Le monde est pour eux un enfer, leur maison le paradis, c’est pour ça qu’ils ont appelé leur village ainsi. Il y a une autre chose curieuse. Seuls les vieux et les vieilles sortent pour mendier. Les jeunes n’ont pas le droit de mettre le pied dehors, c’est interdit. Tant que leur âme n’est pas encore mûre et qu’ils ne sont pas garantis contre les tentations du monde, ils doivent rester chez eux à s’occuper du ménage.

— C’est un modus vivendi original, marmonna Eraste Pétrovitch en se soulevant dans le traîneau et en regardant le village avec une inquiétude croissante. Dites, pourquoi la rue est-elle déserte ? Je n’aime pas du tout ça. On n’entend même pas les chiens.

— Les Gousliens n’en ont pas, c’est un péché pour eux. Nous allons voir pourquoi il n’y a personne.

Léon Sokratovitch fouetta le cheval et, un instant plus tard, le traîneau s’engagea entre deux rangées d’isbas à étage. Les pièces chauffées, qu’on appelait « maison d’hiver », se trouvaient au rez-de-chaussée, les pièces d’été au-dessus.

— Hé, brave femme ! cria Kryjov à une paysanne qui courait avec un samovar fumant dans les bras. Qu’est-ce qui se passe chez vous, tout va bien ?

— Dieu merci, répondit-elle d’une voix chantante.

Elle s’arrêta bouche bée devant les inconnus.

— Et pourquoi il n’y a personne ?

Cette question étonna beaucoup l’habitante de Paradis.

— C’est qu’on est dimanche. Tout le monde est à la collégiale, où c’est qu’ils pourraient être sinon ?

— Ah oui ! Vrai, c’est dimanche. Donc, tout est clair.

Léon Sokratovitch dépassa la femme au samovar et dirigea le traîneau vers une longue bâtisse en rondins qui se trouvait au centre du village.

— Qu’est-ce qu’une « collégiale » ? C’est une cha-pelle ? demanda Fandorine, rassuré.

— Non, une maison communautaire. Tout village qui se respecte en a une. L’hiver, quand il n’y a pas grand-chose à faire, ils s’y réunissent le soir. Ils boivent du thé, se racontent des histoires, lisent des livres. Les femmes apportent leur ouvrage. Un rêve de populiste, quoi ! A ceci près qu’ils ne lisent pas Marx et Bakounine, mais des vies de saints et des tropaires. Et comme, pour les Gousliens, c’est un péché que de travailler le dimanche, ils s’y réunissent dès le matin, et ils ne font rien de la journée. Ça tombe bien qu’ils soient tous au même endroit, allons discuter avec le peuple.

A l’intérieur, la collégiale se présentait comme une grande remise tout en longueur, très propre et richement décorée. Au beau milieu, un immense poêle hollandais exhibait ses carreaux de faïence blanc-bleu. Des banquettes avec des coussins brodés étaient disposées le long des murs. Eraste Pétrovitch remarqua que l’espace était divisé en trois zones : dans le coin des icônes, appelé « chambre haute », se trouvait un vrai divan acheté en ville, sur lequel, retranché dans une solitude austère, était assis le premier Gouslien : l’ancien à la longue barbe. A côté, devant une table peinte, sur des chaises viennoises, d’autres vieillards prenaient le thé. Les moujiks plus jeunes se tenaient dans la « chambre médiane » : ils parlaient, jouaient aux dames, certains bricolaient. Les femmes et les jeunes filles étaient assises « en bas » devant des métiers à tisser et à coudre ; elles croquaient des noisettes ; des enfants des deux sexes couraient ou marchaient à quatre pattes partout sans respecter les limites entre les espaces. Il y avait là une bonne soixantaine de personnes, c’est-à-dire le village au grand complet.

On regarda les intrus, qui se tenaient en groupe, avec une certaine animosité. Or, visiblement, Evpatiev était connu et respecté ici. L’ancien se précipita pour accueillir l’industriel, il l’embrassa même. Les autres vieillards s’approchèrent. Fandorine remarqua que tous les moujiks avaient serré la main de Kryjov.

— Alors, âmes sauvées, vous vivez toujours sous la bénédiction divine ? dit Evpatiev d’un ton joyeux en s’adressant aux vieillards.

— Grâce à toi, Nikiphore Andronovitch. Il est bien, le semoir que tu nous as envoyé. Ne pourrais-tu pas nous en procurer un deuxième ? demanda l’ancien avec un sourire plein de sollicitude.

— Si tu nous envoies des recenseurs, tu en auras un autre. Comment que ça va, vieux amis ? Que faites-vous de beau ?

— Nous accueillons des pèlerins.

L’ancien montra le coin le plus éloigné de l’isba, où des gens étaient rassemblés autour d’une table en bois.

— Dès qu’ils auront fini leur repas, ils se mettront à chanter. Faut que vous écoutiez aussi.

Eraste Pétrovitch n’en crut pas ses yeux. A l’angle, les coudes nus pointant à travers ses guenilles, trônait le fol en Christ de Denissievo. Devant lui se trouvait une gamelle de bouillie. Il ingurgitait sa pitance à toute vitesse.

— Lavroucha ! s’étonna le policier. Comment est-il arrivé si vite ? Tout seul, en passant par la forêt ? Pas possible ! Et il n’a pas peur des loups !

— Pas Lavroucha, mais Laurent homme de Dieu, rectifia l’un des vieillards d’un air sévère. Le Seigneur protège le fol en Christ. Et ce matin, à l’aube, la mère Cyrielle est arrivée.

— La mère sérielle ? demanda Fandorine. Cela veut dire quoi ?

Le vieillard se détourna sans répondre. Evpatiev lui vint en aide.

— C’est son prénom : Cyrielle. Un vieux prénom russe. J’ai entendu parler d’elle. Elle s’y connaît en contes et elle chante bien aussi. Venez voir.

Une femme en tunique noire aux manches larges, la tête couverte d’un fichu noir, droite comme un piquet, se trouvait à l’extrémité opposée de la table. Un bandeau noir cachait ses yeux, coupant son visage en deux. Celui-ci n’était ni jeune ni vieux : elle aurait pu avoir quarante ans ou soixante. Elle mangeait de la bouillie aussi, pas comme le fol en Christ, mais lentement, à contrecśur eût-on dit. A part elle et Laurent, il n’y avait personne d’autre à cette table. Quelques femmes se tenaient autour, offrant sans cesse aux pèlerins tantôt du pain, tantôt un pâté aux choux.

— Comment fait-elle pour se déplacer seule, si elle est aveugle ? demanda Eraste Pétrovitch.

Nikiphore Andronovitch regardait avec curiosité la conteuse errante.

— Premièrement, elle n’est pas aveugle. Elle a fait un vśu : ne pas salir sa vue en regardant le monde pécheur. Les vieux-croyants font parfois ce genre de vśux. Cela les engage pour la vie. C’est le vśu le plus dur, il y en a peu qui s’y résolvent. Regardez son visage ! On dirait une schismatique d’antan !

— Et deuxièmement ? demanda Fandorine, bouleversé.

— Deuxièmement, elle a un guide, là, sous la table.

En effet, une gamine toute sale d’environ treize ans, assise par terre, écarquillait ses yeux marron, vifs sur Eraste Pétrovitch. Ses pieds largement écartés étaient chaussés de savates de tille, sa tête couverte d’un foulard en toile tout crasseux. Une grande besace et une longue crosse qui appartenait probablement à Cyrielle traînaient à côté.

— Cabochka, arrête de gigoter ! lui cria la femme. Tiens, attrape !

Elle jeta par terre un bout de pâté aux choux dans lequel elle venait de mordre. La fillette le saisit, le mit dans sa bouche et l’avala presque sans mâcher.

Quel prénom étrange, pensa Fandorine. Qu’est-ce qu’il peut bien signifier ?

— Pourquoi donne-t-on des restes à cette enfant ? entendit-il de la voix indignée de Chechouline. Qu’est-ce que c’est que cette folie ?

— C’est normal, expliqua Evpatiev à voix basse. Cette petite fille est en apprentissage. Il s’agit pour elle de subir une épreuve. L’épreuve de l’humiliation, c’est ainsi que ça s’appelle. Sa guide spirituelle doit la maltraiter, la frapper, l’humilier, l’affamer. Cyrielle est gentille avec elle. Vous l’avez vu, elle avait à peine touché à son pâté, juste pour la forme. Regardez, elle lui en a jeté un autre, tout juste entamé.

— Une drôle de coutume ! fit le psychiatre, ravi.

Et il nota quelque chose dans son carnet.

Le fol en Christ lécha sa gamelle vide et fit un rot. Cyrielle finit de manger, elle aussi, mais ses manières étaient dignes et même nobles : elle essuya sa cuillère avec de la mie de pain qu’elle jeta sous la table pour la gamine et elle s’inclina légèrement.

— Je remercie Notre-Seigneur et vous, braves gens, dit-elle.

— Merci d’avoir daigné manger chez nous ! répondit l’une des femmes, plus âgée que les autres. Laurent Ivanovitch, dis-nous ce qui se passe dans le monde ? Raconte.

Des gens affluèrent de tous les coins de l’isba : le spectacle allait commencer (Fandorine désigna par ce mot pas tout à fait approprié le « mystère » qui allait se jouer ici).

Eraste Pétrovitch s’éloigna de la table et promena son regard sur les trois « chambres ». Le folklore et l’ethnographie, c’était bien intéressant, mais cela ne devait pas l’empêcher d’aller voir ce que faisaient les autres membres de l’expédition.

On ne voyait ni Kryjov, ni le policier. Bon, Odintsov faisait son travail, c’était donc normal. Il était en train d’enquêter. Mais où était passé Léon Sokratovitch ?

Aloïs Stépanovitch expliquait quelque chose à l’ancien en gesticulant. Le vieil homme fronçait les sourcils et se dandinait d’un pied sur l’autre en se rapprochant tout doucement du fol en Christ : il avait envie de l’entendre, lui aussi. Mais Kokhanovski ne voulait pas lâcher le barbu, il le tirait par la manche.

Le père Vincent s’était retiré dans un coin avec deux vieillards. De quoi pouvaient-ils bien parler ?

Barnabé le diacre somnolait près du poêle.

Il y avait un problème avec le Japonais.

Une foule de femmes et de jeunes filles s’était rassemblée autour de lui : elles n’avaient jamais vu pareille merveille. Massa, impassible, promenait son regard par-dessus les fichus multicolores. Eraste Pétrovitch savait parfaitement ce que cachait cette feinte indifférence. Dans la situation où ils se trouvaient et compte tenu des mśurs austères des schismatiques, il valait mieux éviter toute complication avec la gent féminine. Délaissant l’ethnographie un moment, Fandorine se dirigea vers son serviteur pour lui sonner les cloches, mais il n’eut pas besoin d’intervenir.

L’une des jeunes filles, la plus téméraire, osa poser une question :

— D’où c’est que vous venez ?

A peine Massa se tourna-t-il vers elle en plissant ses yeux qu’il croyait irrésistibles que l’un des vieillards se jeta sur les femmes, furieux.

— Ouste, bécasses ! Partez d’ici ! C’est un Asiate ! Ils vivent au Turkestan ! Ils ne croient pas en Dieu, c’est pour ça que l’archange Gabriel les a punis en leur déformant la tronche ! Si vous faites les belles devant lui, il vous arrivera pareil !

L’attroupement féminin se dissipa comme par un coup de vent. Massa, furibond, siffla entre ses dents :

— C’est toi qui as la tronche de travers !

Le vieillard cracha, se signa : il ne voulait pas d’histoires.

Le danger était passé. Fandorine pouvait revenir dans la « chambre médiane ».

Le concert interrompu

Cyrielle était toujours assise dans la même position. L’attention générale s’était portée sur Laurent. Apparemment, selon la hiérarchie locale, le fol en Christ était une figure plus vénérable que la conteuse, il avait donc la parole en premier.

Le regarder était une véritable épreuve. Il ne tenait pas en place une seconde : tantôt il se mettait à tourner, tantôt il reniflait comme un chien ou se précipitait vers une femme, et alors celle-ci faisait un bond en arrière avec un hurlement. Il marmonnait sans discontinuer, toujours plus fort, toujours plus vite.

Au début, Eraste Pétrovitch ne comprit rien à ce récitatif, mais peu à peu il commença à distinguer des mots. Laurent criait :

— Je rôde, je rôde, je flaire, je flaire ! Je vais de-ci, de-là. Je cherche le démon, le démon, le démon !

Là, il se mit à quatre pattes et renifla la jupe de l’une des femmes : la pauvre recula si promptement que ceux qui se trouvaient derrière durent la soutenir, sans quoi elle serait tombée.

— Je sens le Malin, je sens le tortillard ! Mon nez le sent, mon ventre le sent ! Satan s’en vient, sa besace est profonde. Il s’en vient attraper les âmes, les mettre dans sa besace ! Ayez crainte, ayez crainte, ayez crainte !

Il n’eut pas besoin de le dire deux fois : les gens étaient pétrifiés. Même les moujiks avaient le visage pâle et renfrogné, les femmes poussaient des « Oh ! » et des « Ah ! », les enfants sanglotaient.

La prédication du fol en Christ se faisait de plus en plus inarticulée, la sueur ruisselait sur son front. Enfin, il s’arrêta, leva sa croix de fer au-dessus de sa tête et s’écria :

— Gare à toi, Satan ! Je te trouverai ! Je te brûlerai avec le feu de Dieu ! Tu ne me fais pas peur ! La fin du monde, c’est le triomphe du Christ et pour toi, le cornu, du plomb dans la gueule !

Il se tut. On lui apporta du kvas, et il se mit à boire avidement, en haletant.

Le docteur se tourna vers Evpatiev et lui dit de sa voix de basse :

— Impressionnant. Cet homme est atteint d’une maladie psychique, c’est clair. Paranoïa hystérique, je dirais, d’origine épileptique probablement. Mais quelle intensité, quelle influence il a sur la foule ! Même moi, j’ai senti les ondes nerveuses qui émanent de lui. J’aurais bien aimé travailler avec ce spécimen. Des douches écossaises. Une petite séance d’hypnose, pourquoi pas…

Nikiphore Andronovitch s’éloigna : il ne semblait pas apprécier les propos du psychiatre. Le preux schismatique avait l’air ému.

Les villageois se tournèrent vers Cyrielle.

— Chante un peu, ma mère, console-nous, Laurent il nous a fait peur.

— Chanter quoi ? demanda calmement la conteuse en levant son visage aveugle vers le plafond. Voulez-vous l’histoire de Joasaph fils de roi ? Ou celle d’Alexis homme de Dieu ?

Des voix retentirent :

— Chante-nous « La louange du désert » !

— Non, « Le cercueil en bois de pin » !

— Attendez ! Demandons à l’ancien !

L’ancien dit :

— Chante-nous quelque chose de nouveau. Nous allons l’apprendre et ça nous sera utile.

Elle s’inclina et, sans autre préambule, entonna un chant d’une voix claire et forte qui tantôt se déployait, atteignant sa pleine puissance, tantôt baissait jusqu’au souffle. Cyrielle serrait sa main fine et maigre contre son habit noir orné d’une croix à huit branches. Ses doigts tremblaient légèrement.

La belle jeune fille tisse devant sa fenêtre,

Une toile fine elle tisse et elle réfléchit.

Tôt le matin, comme elle allait chercher de l’eau,

Deux colombes s’étaient posées sur elle.

Une colombe grise sur son épaule gauche

Et une noire, sur la droite.

La colombe grise lui disait :

« Ce soir, quand les étoiles apparaîtront dans le ciel,

Sors te promener à l’orée du village,

Là-bas les gars s’amusent avec les filles

Comme des canards avec des canes.

Tiens-toi à l’écart, sous le sorbier.

Ton promis s’approchera de toi.

Ses yeux seront comme des glaçons,

Des glaçons par un jour de printemps.

Le clair soleil les fera fondre,

La lumière de ton regard, ô belle jeune fille… »

Suivait toute une série de réjouissances que la colombe promettait aux amoureux, tout à fait chastes et étonnamment poétiques. Le public, surtout les femmes, avait les larmes aux yeux. Seul le fol en Christ avait repoussé son broc de kvas et gonflait ses narines d’un air féroce. Des étincelles de folie brillaient dans ses yeux écarquillés. Eraste Pétrovitch sourit dans sa moustache : en véritable acteur, le saint homme jalousait sa concurrente.

Le chant coulait toujours :

La colombe grise eut fini de parler,

La colombe noire prit la parole,

Triste et toute noire, cette colombe,

Et ses paroles étaient comme des pleurs.

« Ne va pas à l’orée du village avec les gars,

Couvre-toi d’un voile de moniale

Et suis-moi dans la forêt sombre.

Tu traverseras montagnes et déserts,

Tu mangeras de l’absinthe, herbe amère,

Tu t’abreuveras de larmes salées,

Tu te réchaufferas dans la tempête de neige,

Tu danseras la ronde avec le vent dans le champ… »

Suivit la description des adversités qui attendaient la jeune fille si elle choisissait la voie monastique. Les auditeurs buvaient chacune des paroles de la conteuse. A l’exception de l’ancien du village, qui n’arrivait pas à se libérer : à peine s’était-il débarrassé du statisticien que le père Vincent l’accapara, lui susurrant quelque chose à l’oreille.

— Ça dépend, dit le barbu à voix forte d’un air impatient.

Les gens se tournèrent vers lui, la mine désapprobatrice.

Entre-temps, l’héroïne de la chanson avait posé son ouvrage pour demander conseil à ses parents. S’inclinant devant eux, en pleurs, elle leur demandait de l’éclairer : laquelle des deux colombes devait-elle écouter, la grise ou la noire ? Et son père de répondre :

« Nous t’avons mise au monde, nous t’avons élevée

Mais nous ne sommes pas créateurs de ton âme,

C’est Notre-Seigneur qui l’a fait naître,

C’est à Lui que tu dois obéir.

Il est agréable de vivre pour les joies du corps,

Mais ces joies ne durent pas longtemps.

La belle fleur que tu es fleurira et se fanera,

Il ne restera que poussière de ta beauté.

La beauté de l’âme est éternelle,

Les ans et les malheurs ne la détruisent pas.

Celui qui a rejeté la chair ne se repentira pas,

Le royaume éternel l’attend. »

Naturellement, l’argumentation de la mère était tout autre : elle avait pitié de sa fille et envie d’avoir des petits-enfants. La chanson semblait interminable, mais le public ne s’en lassait pas.

Evpatiev se pencha vers Eraste Pétrovitch en murmurant :

— C’est une parabole sur le libre arbitre, ni plus ni moins. Kant et Schelling peuvent aller se rhabiller. Notre religion est la plus libre de toutes, elle ne risque pas de produire des esclaves !

Fandorine était en effet curieux de savoir quelle voie choisirait l’héroïne, mais il ne connut pas le fin mot de l’histoire. La chanson s’interrompit sur ces paroles : « Et la belle jeune fille leur dit sa volonté, sa décision ferme. »

On entendit un terrible hurlement. Il était si déchirant, si épouvantable qu’avant même d’avoir compris d’où il venait, les femmes poussèrent des glapissements et les enfants se mirent tous à crier. L’instant d’après, tous virent que Laurent le bienheureux était saisi d’un accès de folie.

— Ma fin est venue ! Ah, Seigneur ! Je me meurs ! hurla le fol en Christ. Aaaah ! Je n’en peux plus !

Plusieurs moujiks se précipitèrent vers lui, mais il les repoussa si vigoureusement qu’ils tombèrent. Puis il se projeta de toutes ses forces contre le coin du poêle.

Il s’écroula par terre. Son front ouvert ruisselait de sang, mais il n’avait pas perdu connaissance.

— Pauvre pécheur que je suis ! gémit-il. (Il n’y avait plus de colère dans sa voix, mais seulement une plainte.) Je suis impuissant à sauver tes créatures ! Apprends-moi ce qu’il faut faire, Seigneur ! Les archanges Gabriel et Michel, aidez-moi ! Pauvre de moi ! Honte à moi !

Personne n’osait s’approcher de lui.

Assis par terre, le malheureux frappait sa tête ensanglantée contre le poêle à coups répétés, répandant autour de lui des éclaboussures sanglantes.

Tous étaient désemparés, sauf Chechouline. Eraste Pétrovitch, qui, après avoir écouté les réflexions du grand savant sur la « machine biologique », avait décidé de ne pas le prendre au sérieux, dut changer d’avis.

Chechouline agit promptement et efficacement.

Il fit un pas en avant, cria aux femmes :

— Taisez-vous, les possédées ! C’est pour vous qu’il fait ce spectacle !

Il ordonna aux hommes :

— De l’eau ! Et qu’elle soit bien fraîche !

Il empoigna l’épaule de Laurent, le tourna vers lui et lui asséna deux belles gifles.

L’assistance poussa un grand soupir et ce fut le silence.

Le fol en Christ se tut, écarquillant les yeux sur cet homme à lunettes si résolu.

On apporta à Anatole Ivanovitch une gamelle d’eau et le docteur la renversa sur la tête du saint homme, après quoi il pansa rapidement sa blessure avec un mouchoir. Il serra les tempes de Laurent et se pencha vers lui.

— Regarde-moi dans les yeux !

Le fol en Christ leva le menton, docile.

— Calme, caaalme… Comme ça, bravo.

La voix du docteur se fit traînante et onctueuse comme du miel.

— Gabriel t’aidera, Michel aussi… Et l’archange Anatole est déjà là… Tu sauveras tout le monde, tu délivreras tout le monde… Pas la peine de crier, ni de te cogner la tête… Il faut réfléchir… Réfléchir d’abord, agir ensuite. Et tout ira bien…

Il passa une dizaine de minutes à persuader ainsi le malade.

L’hypnose porta ses fruits. Laurent cessa de trembler de tous ses membres, ses bras pendirent le long du corps, ses yeux se firent plus clairs.

— Laisse-moi partir, ça suffit, dit-il enfin tout doucement.

Il avait retrouvé ses esprits. Il ajouta, s’adressant aux autres :

— Aidez-moi à me relever.

On le mit debout, avec maintes précautions, en le tenant sous les bras. Il s’inclina profondément devant Chechouline.

— Tu m’as aidé. Tu ne sais même pas à quel point. A présent, je sais.

— Que sais-tu ? s’étonna le psychiatre.

Mais le fol en Christ n’en dit pas plus. Il s’ébroua comme un chien, repoussa les mains des moujiks qui le soutenaient et sortit en claquant la porte, sans se retourner.

Dieu l’a permis

A cause du limonier qui boitait, il fallut passer la journée et la nuit à Paradis. Il y avait là un vétérinaire connu dans toute la région. Il assura que le cheval serait guéri le lendemain matin. En attendant, chacun vaquait à ses occupations.

Le pope et le diacre entreprirent de célébrer la liturgie du dimanche dans la chapelle du village. Personne ne les en empêcha, mais ils durent se contenter d’un seul fidèle : le policier. Celui-ci resta au garde-à-vous pendant tout le service, puis fit demi-tour et s’en fut visiter les maisons pour demander aux gens s’ils n’avaient pas vu passer quelque prophète autoproclamé tenant des discours suicidaires.

Le président de la commission statistique donnait les consignes à deux recenseurs, auxquels il finit par remettre les listes de recensement et les serviettes. Ils prirent les listes avec méfiance et les serviettes avec plaisir.

Eraste Pétrovitch errait sans but, observait et écoutait. Il gardait son serviteur avec lui, c’était plus sûr. Il savait que les femmes du village, grandes et fortes, correspondaient parfaitement à son idéal de beauté féminine. Le satané Nippon savait trouver la clé de presque n’importe quel cśur féminin.

Le tour du village n’apporta aucun élément nouveau.

Evpatiev et Chechouline prenaient le thé chez l’ancien.

Léon Sokratovitch parlait avec les paysans. Fandorine ne put entendre leur conversation : ils s’étaient tus en le voyant. Il était vraiment étonnant que les indigènes, si méfiants, s’adressent à ce mécréant avec tant de respect : son nom devait sonner pour eux comme un affront. Kryj : c’était ainsi que les schismatiques appelaient la croix orthodoxe.

La plupart des femmes étaient restées dans la collégiale auprès de Cyrielle. Par discrétion, Eraste Pétrovitch se garda d’y aller : les dames ont toujours de ces thèmes de conversation qui ne sont pas destinés aux oreilles masculines.

La gamine qui faisait le guide auprès de Cyrielle avait l’air de s’ennuyer avec les adultes. En tout cas, elle n’était pas restée avec sa patronne.

Fandorine tomba sur elle dans le vestibule vide de la maison communautaire. Là, près des portemanteaux, se trouvait un miroir dans un cadre en bois peint. La pauvre souillon, sûre d’être seule, y contemplait son reflet : tantôt elle se tournait, tantôt elle se mettait à loucher. Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer. Massa soupira, lui aussi. Il sortit un bonbon et le tendit à la gamine, mais celle-ci s’enfuit comme un petit animal sauvage.

Plus tard, il l’aperçut à l’orée du village avec un groupe d’enfants de paysans. Elle leur racontait quelque chose et ils l’écoutaient bouche bée. L’une des fillettes lui tendit un pain d’épice et Cabochka le dévora immédiatement. Elle prend exemple sur Cyrielle et gagne sa vie en racontant des histoires, pensa Fandorine avec un sourire.

Quant au fol en Christ, il avait disparu.

Ils passèrent la nuit à la collégiale, qui à l’occasion pouvait servir d’auberge.

Sans s’être concertés, les différents membres du groupe se répartirent dans les trois « chambres » de la façon suivante : le cocher d’Evpatiev, Massa et Odintsov dans la chambre « inférieure », la plus proche du vestibule ; le « beau monde » dans la chambre « médiane », près du poêle. Quant à la chambre « haute », ils la laissèrent d’un commun accord au sexe faible, la conteuse et Cabochka. Une fois la longue table recouverte d’une nappe placée devant le divan, celles-ci se retrouvèrent comme derrière un paravent. On ne les voyait ni ne les entendait.

Après une nuit de voyage et une journée froide, tout le monde s’endormit très vite. Eraste Pétrovitch, qui, avec les années, était devenu sensible au moindre bruit, fut le dernier à glisser dans le sommeil, gêné par les ronflements des uns et des autres.

En revanche, il se réveilla le premier.

Il faisait noir dans l’isba. L’obscurité était totale.

Fandorine ouvrit les yeux et descendit ses jambes du banc avant d’avoir compris ce qui l’avait réveillé.

Ça sentait le brûlé !

Il arriva à tâtons jusqu’au poêle et l’ouvrit. Non, il n’y avait pas de flammes ; les charbons de la veille se consumaient doucement.

— Ça sent la fumée, dit la voix de Kryjov dans un coin. Qu’est-ce qui se passe ?

Soudain, des flammes écarlates jaillirent dans l’une des étroites fenêtres, puis dans la deuxième, la troisième ! De l’autre côté aussi !

— Au feu ! Nous brûlons, messieurs ! cria Kryjov.

Un incendie, et volontaire de surcroît ! Fandorine sentit une fine odeur de pétrole. D’ailleurs, un feu spontané n’aurait pas pris de tous les côtés en même temps. Eraste Pétrovitch courut dans le vestibule en essayant de trouver la porte. Il fallait s’y attendre : elle était fermée de l’extérieur.

— Massa, par ici ! cria-t-il.

Ce fut la panique. Les gens couraient dans tous les sens en criant, Kokhanovski, lui-même complètement hystérique, appelait les autres à garder leur calme. On entendit un tintement : quelqu’un avait essayé de briser la vitre, mais les fenêtres étaient trop étroites, comme partout dans le Nord, où l’on veillait à ne pas gaspiller la chaleur.

— Messieurs, vous nous gênez ! cria Fandorine. Que personne ne vienne ! ajouta-t-il à l’intention de Massa en japonais et, à Odintsov : Ne laissez entrer personne !

Massa jeta sans ménagement tout ce monde hors du vestibule. Profitant du fait que la nuit, tous les chats sont gris, le policier distribuait des coups à droite et à gauche. L’espace se libéra.

Après un moment de concentration destiné à mobiliser son énergie intérieure, sans quoi ce n’était même pas la peine de s’attaquer à la grosse porte, Fandorine fit un bond en avant, sauta en l’air et envoya un coup de pied dans le bois de chêne.

Sa réserve d’énergie Ki était-elle trop importante ? La porte était-elle trop vétuste ? Toujours est-il que le bois céda à la première tentative.

— Messieurs, vous pouvez sortir ! appela Eraste Pétrovitch.

Il n’eut pas à le dire deux fois. Tous s’engouffrèrent dans le trou et tombèrent sur la neige. Les uns étaient déshabillés, les autres déchaussés, mais tous étaient sains et saufs.

Il était temps !

Gonflées par le vent, les flammes envahissaient les murs en rondins. Le toit venait de prendre feu, une planche tomba dans un halo d’étincelles.

— C’est un acte criminel ! murmura le policier tout excité à l’oreille d’Eraste Pétrovitch. Ça brûle bien, dis donc ! Ah, ces schismatiques ! Ils ont décidé de se débarrasser de nous tous, d’un coup !

Repoussant le policier, qui le gênait, Fandorine s’accroupit et souleva le bâton avec lequel le ou les malfaiteurs avaient calé la porte. Il n’était pas très gros, il aurait pu ouvrir la porte sans concentrer son énergie Ki. Etrange.

— Tenez-la ! Tenez-la ! crièrent soudain les gens d’une seule voix.

Cabochka, en cheveux, pieds nus, vêtue d’une chemise de toile, essayait de pénétrer dans la maison en pleurant.

— Mère Cyrielle ! Elle est restée là-bas ! hurlait-elle en se tortillant pour échapper aux hommes qui la tenaient. Je suis une affreuse ! Je l’ai laissée, j’ai eu peur !

En effet, Cyrielle n’était pas là. Dans la panique et l’affolement, tout le monde avait oublié la conteuse.

— Où veux-tu aller ? Regarde, tout brûle, disait le policier à la gamine.

Le perron était en flammes, il n’y avait nul moyen de pénétrer dans l’isba.

Fandorine se déplaça rapidement le long du mur en regardant par la fenêtre.

La chambre basse était vide. La médiane aussi.

Voilà !

La conteuse se démenait dans le coin des icônes, entre la table et l’iconostase murale. A présent, la maison était bien éclairée par le brasier.

Impuissante, Cyrielle agitait les manches de son habit. Elle ressemblait à un cygne noir blessé. Son visage levé vers le plafond semblait complètement figé, seules ses lèvres remuaient : sans doute récitait-elle une prière.

— Enlève ton bandeau ! hurla Kryjov. Et cours dans l’entrée ! Tu y arriveras peut-être !

Mais elle ne semblait pas l’entendre.

— Ma mère, pardonne-moi ! hurla Cabochka en s’étranglant dans un sanglot.

Sur le mur d’en face, la chaleur fit éclater une vitre, des étincelles tombèrent sur le sol. Aussitôt, le tapis par terre se mit à fumer.

— Oublie ton vśu ! Tu vas brûler ! s’écria Evpatiev. Non, elle ne voudra pas, ajouta-t-il dans un gémissement. De l’eau ! Une hache ! Cassez l’encadrement de la fenêtre !

Trop tard. Déjà, les flammes dévoraient le mur intérieur, s’approchaient des icônes. La veilleuse se brisa, l’huile répandue s’enflamma aussitôt.

De tous les côtés, des paysans couraient vers la maison, portant seaux et gaffes. L’ancien claudiquait, en sous-vêtements sous sa touloupe courte en peau retournée.

— P-permettez…

Eraste Pétrovitch prit la touloupe au vieillard et s’en couvrit la tête.

L’essentiel était de retenir son souffle, de ne pas aspirer la fumée. S’étant donné cette consigne, il se précipita vers le perron.

— Massa, de l’eau ! cria-t-il en japonais.

Son serviteur le comprit. Il arracha un seau à l’un des moujiks, versa de l’eau glacée sur la peau de mouton.

Enjamber les marches enflammées, passer à travers la porte en feu n’était pas le plus difficile. Le pire était de se diriger à l’intérieur, car on ne pouvait rien voir à cause de la fumée.

Dix pas à gauche, puis une marche, se dit Eraste Pétrovitch. Mais il s’était trompé : le seuil qui séparait la chambre médiane de la chambre inférieure se trouvait à neuf pas seulement. Il trébucha et s’étala par terre.

Cette chute lui sauva la vie. Juste devant lui, une traverse tomba du plafond avec un fracas effroyable. S’il n’était pas tombé, elle lui aurait fracassé le crâne.

Il sauta par-dessus la poutre en flammes et, en quelques bonds, se trouva dans la chambre haute. Il faisait encore plus chaud ici, mais il n’y avait pas autant de fumée.

Sans perdre de temps en discussions inutiles, Eraste Pétrovitch saisit Cyrielle par la taille, la jeta sur son épaule. Elle était étrangement légère, on eût dit un fétu de paille.

Il la recouvrit avec la touloupe et courut vers la sortie.

Ses poumons réclamaient une bouffée d’air, mais se l’accorder eût été du suicide.

Il traversa la maison plongée dans l’obscurité la plus totale, en s’orientant uniquement de mémoire, et réussit à atteindre l’entrée. Son épaule et sa tête cognèrent le linteau. D’un bond, il franchit la porte transformée en un arc de feu, dégringola le perron, tomba dans la neige.

A présent, il pouvait respirer tout son soûl. Ce qu’il fit avec délice.

Massa se pencha sur lui, lui parlant en japonais. Eraste Pétrovitch était tout noir de suie.

— Maître, vous avez une brûlure sur la joue. Et votre barbe est complètement cramée. Vous n’êtes pas beau à voir.

Fandorine, inquiet, porta ses doigts à son visage. Non, ce n’était pas grave. Il aurait une cloque à tous les coups, mais pas de cicatrice.

Aloïs Stépanovitch accourut, tout émoustillé.

— Vous êtes un héros ! J’étais sûr que vous ne sortiriez pas vivant de cet enfer.

Evpatiev, ému, lui serra fort la main, sans un mot.

— Est-elle en vie ? demanda Fandorine en se levant.

Cyrielle semblait saine et sauve. Une foule de femmes jacassait et gémissait autour d’elle ; Cabochka rampait à ses pieds en sanglotant, cognant sans cesse son front par terre en signe de repentir.

Cyrielle tendit sa main, la posa sur le cou fin de la fillette, la caressa un instant.

— Allez, ça suffit. Tu as eu peur, ce n’est rien. Eh, mais tu n’as rien sur le dos. Les femmes, donnez-lui quelque chose à mettre, elle va attraper froid.

Cette femme extraordinaire ne semblait nullement bouleversée par ce qui lui était arrivé.

— Quel caractère incroyable ! dit l’industriel à Fandorine avec fierté. Une vraie nature russe ! Elle aurait péri plutôt que d’enlever son bandeau.

— Vous n’êtes pas brûlée ? demanda Eraste Pétrovitch à Cyrielle en s’approchant. Vous avez mal quelque part ?

— L’âme seule peut éprouver de la douleur, répondit-elle en tournant la tête de son côté. Or, mon âme est en paix, elle se sent bien. C’est vous qui m’avez sortie du feu ? Vous êtes des nôtres, un chrétien, n’est-ce pas ?

— Un chrétien, oui, répondit-il un brin gêné, car il se doutait bien qu’elle entendait par là uniquement les vieux-croyants.

— C’est lui qui t’a délivrée ! crièrent les femmes. Remercie-le !

Cyrielle dit d’un air indifférent :

— Dieu l’a permis. C’est qu’Il a encore besoin de moi.

Les vieillards et les hommes plus jeunes regardaient l’incendie en silence. Il était évident qu’on ne pourrait pas sauver la collégiale, qu’elle brûlerait jusqu’au bout.

Eraste Pétrovitch remarqua que le policier, accroupi, fouillait la neige. Il venait de trouver quelque chose et l’examinait.

Fandorine s’approcha discrètement.

— Un briquet, annonça Odintsov à voix basse. Et un amadou à moitié consumé. Lequel d’entre eux, alors ?

Il parcourut du regard les visages des villageois.

— Tu cherches mal, fit remarquer Eraste Pétrovitch en faisant un pas de côté. Un p-policier, ça !

Il déblaya la neige et ramassa un objet lourd que le reflet des flammes faisait briller légèrement.

C’était une croix en fer massive sur une chaîne dont un des maillons s’était desserré.

Un diable féroce

Le matin, ils reprirent leur voyage, comme prévu.

Ils n’avaient pas perdu grand-chose dans l’incendie nocturne. Fort heureusement, le gros de leurs bagages était resté dans les traîneaux et n’avait pas souffert du feu. Ceux qui n’avaient pas eu le temps de s’habiller avaient dû abandonner leurs vêtements, ce qui n’était pas bien grave. C’était le diacre qui avait souffert le plus : il n’avait plus sa soutane ni sa calotte, et n’avait pas emporté de rechange. Kryjov lui passa sa deuxième paire de bottes de feutre, Kokhanovski un chandail en tricot, Evpatiev une pelisse courte. Barnabé enroula un foulard de laine autour de sa tête à la manière d’un pirate : ainsi accoutré, il devint même pittoresque.

Quant à Cyrielle la miraculée, ils la prirent avec eux : elle se dirigeait vers la source de la rivière. Evpatiev invita respectueusement la conteuse dans son traîneau. Cabochka, emmitouflée dans une couverture, monta à côté du cocher.

Ils partirent.

Cette fois-ci, Fandorine renonça à la promenade à pied : il monta dans le traîneau d’Odintsov. Ils avaient des choses à se dire.

Tandis que le convoi se déployait sur la glace tel un lent mille-pattes, les passagers du dernier traîneau engagèrent une conversation sérieuse à laquelle une oreille non initiée n’aurait rien compris.

— Tout est clair, dit le policier en ralentissant afin que le traîneau d’Evpatiev, qui roulait juste devant lui, prît de l’avance.

— Tu crois ? demanda Eraste Pétrovitch, songeur.

— Et vous, non ? Qui a mis le feu ?

— Lui.

— Son but est clair. Il voulait nous tuer tous, nous autres antéchrists. Pour éviter le recensement. Allez, avance, abruti ! cria-t-il à son cheval qui n’arrivait pas à reprendre le bon rythme. Vous l’avez entendu parler au docteur, hein ? « A présent, je sais », qu’il a dit. C’est-à-dire : je sais comment il faut vous traiter, vipères… Un démon féroce ! Il fait le tour des villages, il trouble les gens.

Odintsov regarda son interlocuteur, qui fronçait les sourcils d’un air soucieux.

— Je me trompe ?

— N-non… Mais tout n’est pas clair. Comment a-t-il fait pour se trouver à Paradis avant nous ? Et d’un. Il voulait brûler des ét-trangers, d’accord. Mais pourquoi Cyrielle avec la gamine ? Et de deux. Et surtout, mon souci principal : où chercher maintenant ce provocateur ?

— Eh, Eraste Pétrovitch, ce n’est pas la peine de vous poser des questions inutiles ! dit le policier avec un sourire condescendant. Que Laurent soit arrivé avant nous, ça n’a rien d’étonnant. Nous avons fait tout un détour en suivant la rivière et lui, il a coupé par la forêt. Qui connaît les sentiers ne peut pas se perdre. Qu’il n’ait pas eu pitié de la bonne femme et de la gamine ? Normal, il est comme un chien enragé. Méchant, fou et, en plus, jaloux. Vous l’avez vu se tordre de fureur pendant que les gens écoutaient Cyrielle ? Il n’a pas supporté ! Je peux aussi répondre à votre troisième question : il faut chercher le scélérat dans les villages plus haut. C’est là qu’il est allé. Il y fera son numéro en terrorisant les gens et il entraînera les âmes fragiles dans le tombeau. Il faut le prendre avant qu’il n’ait commis des crimes pires encore. Quand nous l’aurons attrapé, nous l’amènerons sur la rivière pour le montrer aux gens. Regardez, espèces d’ours mal léchés, qu’on leur dira, admirez ce démon que vous teniez pour un saint, regardez ce monstre qui avait toute votre confiance.

— Est-ce qu’ils nous croiront ?

— Si nous le prenons en flagrant délit devant plusieurs témoins, des gens d’ici, ils seront bien obligés de nous croire… Et pourquoi ce Kryjov avance-t-il si lentement, il dort ou quoi ? Il faut se dépêcher !

— Je v-vais lui dire.

Fandorine sauta sur la glace et courut vers le traîneau de devant.

En apprenant pourquoi ils étaient pressés, Léon Sokratovitch fit claquer son fouet sans un mot et toute la procession accéléra le mouvement : le premier traîneau jouait le rôle de remorqueur pour Kokhanovski. Le troisième, qui transportait le diacre et le Japonais, avait du mal à suivre, mais Barnabé pressa le cheval, qui se mit à bouger ses jambes velues deux fois plus vite.

— Maîtle, appela Massa. Balnabé pa’le de sa femme, c’est tlès intélessant.

Barnabé expliqua pudiquement à Eraste Pétrovitch qui s’était posé sur le bord du traîneau :

— Je m’ennuie de ma diaconesse. Nous nous sommes mariés l’année dernière, juste après Pâques.

— Elle est belle, renchérit Massa, et il montra avec ses mains : Comme ça. Visage lond. Tout le leste lond aussi.

Le diacre rougit, tout heureux, et confirma :

— Oui, c’est une personne d’une beauté extraordinaire.

— Mes f-félicitations.

Eraste Pétrovitch descendit de nouveau sur la neige. En se retournant sur le traîneau d’Evpatiev, il constata que, pendant qu’il parlait avec Kryjov, certains membres de l’équipage avaient échangé leurs places : à présent, c’était Nikiphore Andronovitch qui était assis à côté du cocher, la pelisse ouverte.

— J’ai laissé la gamine se réchauffer un peu, cria-t-il. Regardez à l’intérieur pour voir si tout va bien.

— Tout est parfait, annonça Fandorine en se mettant sur un patin pour regarder par la fenêtre.

Quand personne ne la voyait, Cyrielle ne faisait pas vraiment subir l’épreuve de l’humiliation à sa guide. Certes, Cabochka était assise par terre, mais sa tête reposait sur les genoux de la conteuse. Celle-ci était en train de la peigner en chantonnant une douce berceuse :

— « Sur un lit douillet, / Sur un drap en soie, / Dormir sans bouger / Jusqu’au sixième jour… »

La bouche de la gamine était entrouverte, ses yeux étaient fermés : elle s’était déjà endormie. D’ailleurs Fandorine sentit à cet instant que cette voix douce et affectueuse, cette mélodie lente, le chuintement des paroles lui donnaient terriblement sommeil.

Cyrielle cessa de chanter et tourna sa tête vers la fenêtre.

— Qui est là ?

— Kouznetsov Eraste Pétrovitch, répondit-il à travers la vitre. Que signifie « jusqu’au sixième jour » ?

Elle ne parut pas du tout étonnée et répondit calmement :

— Il est écrit dans les livres anciens que les âmes des justes ressusciteront au sixième jour après la fin du monde.

— Donc, vous aussi, vous craignez une fin du monde im-minente ?

— Pourquoi la craindrais-je ? demanda Cyrielle, surprise.

Elle avait un parler étonnamment pur, sans l’accent des gens de Sterjenets, et tout à fait correct, même s’il s’y glissait par moments des tournures populaires.

— Vous non plus, vous n’avez rien à craindre, poursuivit-elle. Vous n’avez pas adhéré à la foi de Nikon, vous avez le cśur pur, on l’entend à votre voix. C’est les impurs qui doivent craindre la fin du monde, ceux qui n’ont pas su garder leur âme. Mais vous, le Seigneur vous aime. Il vous accueillera comme son fils bien-aimé qui est rentré à la maison.

C’était étonnant : lorsque Laurent le possédé annonçait la fin du monde, cela paraissait effrayant, il n’y avait aucun espoir en perspective, mais Cyrielle, elle, arrivait à vous présenter le Jugement dernier telle une consolation, un rêve.

Eraste Pétrovitch eut envie de lui demander d’où elle venait et pourquoi elle ne parlait pas comme les gens du cru, mais un événement inattendu l’en empêcha.

— Hé ! Arrêtez-vous ! criait-on. Arrêtez-vous !

Un homme à skis se tenait sur la rive, agitant les bras. Il descendit habilement la pente abrupte en biais et leur coupa la route.

Kryjov ralentit et la tête du cheval suivant heurta la nuque du père Vincent endormi. Celui-ci tressaillit et fit tomber son bonnet.

Fandorine reconnut le moujik : c’était un des recenseurs de Paradis.

Avant même d’avoir compris quoi que ce soit, il sentit qu’un incident s’était produit et se précipita vers le skieur.

— Un malheur, criait le moujik dans un râle. Un malheur !

Il avait sans doute couru longtemps à travers la forêt : un nuage de vapeur enveloppait son col, sa barbe grise était couverte de givre et de glaçons.

— Explique ! cria Odintsov en les rejoignant.

Les autres accouraient.

— Les Liapounov… Ils se sont enterrés vivants… Nikita, sa femme Maria et les trois enfants, marmonna le recenseur d’une voix tremblante. Ce matin, la voisine est venue les voir, elle a vu qu’il n’y avait personne dans l’isba… Et dans le potager, la terre était enfoncée, et il y avait ça…

Il plongea sa main sous sa veste et sortit une feuille. Odintsov la saisit, y jeta à peine un coup d’śil et la passa à Eraste Pétrovitch.

— C’est la même écriture !

Fandorine reconnut aussi l’écriture et les paroles. « Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ. » C’était le même texte, mot pour mot. « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois, et nous désirons mourir pour le Christ. »

— Vous les avez sauvés ? demanda-t-il en prenant le messager par l’épaule.

— Pensez-vous ! Ils se sont étouffés… Il faut croire qu’ils se sont enterrés dès la nuit, juste après l’incendie…

Odintsov saisit le moujik à la gorge.

— Est-ce que Laurent le fol en Christ est venu chez vous hier soir ?

Le recenseur regarda avec étonnement le visage contorsionné du policier.

— Bien sûr qu’il est venu demander l’aumône.

— Il est passé chez les Liapounov ?

— Mais oui, Maria est toujours heureuse de recevoir des hommes de Dieu. Etait toujours heureuse, se reprit le messager dont les joues ridées se mirent à trembler.

Le policier grinça des dents.

— Vipère ! Il a réussi à leur inoculer son venin ! Je les connais, les Liapounov. Nikita était un gars doux, de ceux qui sont sous la coupe de leur bonne femme. C’était Maria qui portait la culotte. Très pieuse. Et dire qu’ils n’ont pas eu pitié de leurs petits !

Il courut vers le traîneau.

— Venez, Eraste Pétrovitch, on revient sur nos pas.

Mais Fandorine ne bougea pas.

— V-vas-y tout seul. Moi, je n’ai rien à faire à Paradis.

Odintsov s’arrêta.

— Comment ? Et l’enquête ? Sans vous, je risque de louper quelque chose.

— On aura le temps d’enquêter. Il faut sauver les gens.

Tous s’étaient attroupés autour d’eux à l’exception de Cyrielle et de la gamine, qui étaient restées dans le traîneau, mais personne ne comprenait le sens de cette discussion. Seul Kryjov, à qui Eraste Pétrovitch avait expliqué pourquoi ils devaient se dépêcher, ne montra aucune surprise.

— Léon Sokratovitch, je ne saurais me passer de vous, lui dit Fandorine. Vous viendrez avec moi ?

Kryjov acquiesça en silence.

— Et votre cheval pourra tirer trois personnes ? J’ai mon serviteur. Nous pouvons monter à tour de rôle.

— De quoi parlez-vous ? intervint enfin Evpatiev. Qui qualifiez-vous de serpent venimeux ? Laurent ? En quel sens ?

Le moment était venu de leur parler de l’incendiaire :

— C’est un homme très dangereux qui ne s’arrête devant rien. La nuit dernière, nous avons tous risqué notre peau. Revenez au village avec le policier, m-messieurs. Laurent ne s’y montrera plus, voilà qui est certain, conclut Eraste Pétrovitch. Le recensement attendra, la visite aux fidèles aussi, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre. Nous devons mettre le criminel hors d’état de nuire, et ensuite, libre à vous de vous promener autant que vous le souhaitez.

Après ce qui s’était passé lors de l’incendie, personne n’eut l’idée de mettre en cause la légitimité des décisions imposées par le « touriste ».

Nikiphore Andronovitch Evpatiev dit :

— Vous avez raison. Messieurs, rentrez au village. Et moi, Eraste Pétrovitch, j’irai avec vous. Il faut bien que quelqu’un leur remette la cervelle en place, à ces moujiks. Ils ne vous écouteront pas, vous êtes un étranger pour eux.

— Pour ce qui est de remettre la cervelle en place, c’est plutôt de mon ressort, fit remarquer Chechouline. Surtout si nous retrouvons le bienheureux. C’est un cas classique de mégalomanie paranoïaque à tendance destructrice et suicidaire forte. Comme vous avez pu le remarquer, je sais m’y prendre avec ce genre d’individus.

Le père Vincent se signa et prononça d’un air grave :

— A l’heure des épreuves, un pâtre ne doit-il pas rester auprès de ses brebis ? Je souhaite vous accompagner, monsieur Kouznetsov. Je le considère même comme de mon devoir.

Et même Aloïs Stépanovitch, cet herbivore inoffensif, fit preuve de persévérance :

— Eraste Pétrovitch, j’ai prêté serment à l’Assemblée rurale, en promettant d’accomplir honnêtement et impartialement mon devoir sans reculer devant les obstacles, déclara le statisticien en bombant le torse. Je suis déçu que vous ayez pu supposer que moi, un diplômé de l’université de Saint-Pétersbourg, par crainte du danger…

Odintsov interrompit sa logorrhée.

— Diantre ! cria-t-il en jetant son bonnet à terre. Moi aussi, je viens avec vous ! L’inspecteur et le juge d’instruction n’ont qu’à déterrer les cadavres sans moi ! Je voudrais sauver les vivants !

Evpatiev conclut :

— Donc, nous allons notre chemin. Mais nous sommes bien d’accord, messieurs : nous ne vous avons pas obligés à venir avec nous.

La pyramide

Après cette halte forcée, le convoi avança encore plus vite.

A présent que l’objectif du voyage avait changé, le traîneau du policier roulait devant. Le gardien de la loi fouettait son cheval sans ménagement. Des fontaines de neige gelée jaillissaient sous ses sabots, ses flancs fumants étaient couverts de givre.

Le village suivant où il fallait arriver avant le sinistre prédicateur s’appelait Barbouillevo, et il était habité par des barbouilleurs, c’est-à-dire des peintres, non pas peintres d’icônes, mais des gens insouciants et gais, qui faisaient des louboks, ces images peintes sur l’écorce de bouleau. Dans toutes les isbas du Nord, et pas uniquement chez les vieux-croyants, on pouvait voir leur production aux murs : des sujets spirituels ou profanes reproduits par des moyens artisanaux. Des marchands ambulants vendaient tous ces « Alexis-homme-de-Dieu », ces « Bova-le-prince » et ces « Finist-le-fier-Faucon » dans les villages et les foires pour cinq ou dix kopecks. Un commerce de deux sous, mais qui était avantageux, pour la bonne raison que les acheteurs ne manquaient pas.

Ils arrivèrent avant le coucher du soleil.

— Voici Barbouillevo, dit Odintsov en montrant un petit tas de maisons serrées les unes contre les autres.

Elles étaient bien différentes de celles des deux autres villages : petites, douillettes, avec de jolis volets peints.

— Seigneur, pourvu qu’il ne soit pas trop tard…

Il se souleva, cria un bon coup pour réveiller son cheval isabelle, qui était bien fatigué. Celui-ci agita sa tête hirsute et partit d’un bon trot.

Devant le village, quelques jeunes filles et femmes mariées coiffées de fichus multicolores accomplissaient une besogne bien étrange : elles mettaient de la neige dans des pots.

— Pourquoi font-elles ça ? demanda Eraste Pétrovitch, étonné.

— Chez nous, on croit que la neige de l’Epiphanie guérit quarante maux, expliqua Julien qui tendait le cou pour bien voir le village. Hé, les filles ! Laurent le bienheureux n’est pas chez vous par hasard ?

Les villageoises dévisageaient les étrangers avec curiosité. L’une d’entre elles, plus âgée que les autres, répondit posément :

— Il était là ce matin. Il a mangé, il est passé dans les maisons pour demander l’aumône et il s’en est allé.

— Où ça ?

— Tout le monde est en vie chez vous ?

— Grâce à Dieu, répondit la jeune femme, étonnée, en se tournant d’abord vers Eraste Pétrovitch.

Puis elle lança au policier :

— Où est-ce qu’il est allé ? Dans la forêt, naturellement !

— Tenez ! dit Odintsov en remettant les rênes à son compagnon de traîneau. Sais-tu quel chemin il a pris ? Quelqu’un l’a vu ? Montrez-le-nous !

Nikiphore Andronovitch, qui arriva sur ces entrefaites, s’adressa à son tour aux jeunes femmes :

— Que le Christ vous protège, mes belles ! Est-ce que tout va bien chez vous ? Je suis Evpatiev.

Lesvillageoises le saluèrent en s’inclinant profondément.

— Nous vous connaissons. Grâce à Dieu, tout va bien.

— Conduisez-moi chez l’ancien. Et appelez tout le monde. J’ai à vous parler.

L’une des jeunes filles prit le policier à part pour lui raconter quelque chose. Eraste Pétrovitch les suivit en faisant signe à Massa de se tenir à proximité. Tous les autres allèrent dans le village.

— A la source maléfique ? fit répéter Julien. C’est la direction de Bogomilovo ?

Il se tourna vers Fandorine.

— Ça fait une heure qu’il est parti. Je vais l’attraper ! Il ne m’échappera pas !

— Je viens avec toi.

Odintsov retourna à son traîneau et détacha ses skis, qui étaient accrochés à l’un des patins.

— Vous savez courir sur la neige ?

— Avec des b-bâtons, plutôt bien.

— Chez nous, on ne trouve pas de bâtons. D’ailleurs, ce sont des skis spéciaux, faut avoir l’habitude.

Le policier chaussa deux planches larges et courtes, tendues de peau.

— La nuit va tomber, dit-il. Si vous me perdez de vue, vous risquez de périr. Pas grave, Eraste Pétrovitch ! Je prendrai cet oiseau tout seul !

Il glissa dans sa besace une ficelle, accrocha la carabine à son épaule.

— Bon, d’accord. Admettons que tu l’attrapes. Et après ?

— Je le ligoterai, je l’attacherai à des branches de sapin et je le traînerai, cria Julien en s’éloignant. Pourvu qu’il fasse jour pendant une petite heure encore !

Sa silhouette bien bâtie, nouée d’une ceinture à la taille, filait rapidement vers la forêt à travers champs. Il bougeait les bras à la manière des militaires. Des mottes blanches s’envolaient de sous ses skis.

Un instant plus tard, le brave policier disparut derrière les sapins touffus.

Une jeune fille aux joues vermeilles, qui se tenait à côté, regardait Fandorine avec un mélange de pitié et de crainte. Habitué à inspirer au beau sexe des émotions bien différentes, Eraste Pétrovitch se sentit vexé, mais se rappela aussitôt que sa barbe était brûlée et qu’il avait sur la joue une cloque de la grosseur d’une pièce de cinq kopecks. Comme séducteur, on pouvait imaginer mieux.

Il poussa un soupir et tourna vers la villageoise son profil intact.

— Allez, je veux rejoindre les autres, montre-moi le chemin.

Mais il n’arriva pas immédiatement sur le lieu de la réunion. Avait-il suscité la compassion de la jeune fille ? La moitié intacte de son visage avait-elle fait bonne impression ? Toujours est-il qu’on le conduisit d’abord dans une maison où l’on badigeonna sa brûlure avec une pommade à l’odeur forte, qui fit immédiatement passer la douleur.

— Laisse-moi te couper la barbe, on dirait un cabot galeux, proposa sa bienfaitrice, qui s’appelait Manepha.

Faisant claquer d’énormes ciseaux, elle rétablit la symétrie de sa barbe.

— Dis, tu es marié ?

— Je suis veuf.

— Tu me fais marcher, dis ? demanda Manepha d’une voix chantante. Jure-le sur ta lestovka.

Fandorine ignorait ce qu’était une lestovka, mais cette question lui avait remonté le moral. Il pouvait donc plaire aux filles, même très jeunes et généreusement dotées par la nature.

— Je pourrais être ton père, répondit-il dignement. Et c’est un péché que de jurer pour des bêtises. Viens, on y va.

Il n’y avait pas de collégiale comme à Paradis, et toute la population, une centaine de personnes, s’était rassemblée dans la maison de l’ancien. La partie chauffée étant trop exiguë, la plupart des gens avaient dû occuper les pièces d’été où, bientôt, toutes les fenêtres furent embuées à cause de la respiration d’un grand nombre de personnes.

Lorsque Fandorine entra, Nikiphore Andronovitch était en train de prononcer son discours. Debout devant le poêle, il se tourna plusieurs fois pour embrasser du regard toute l’assemblée. Sa voix, bien que pas très forte, était pénétrante : il cherchait à toucher le cśur de chacun :

— Il nous fait peur en nous parlant de Satan et de l’Antéchrist, mais en fait, c’est lui le diable ! En quoi Dieu se distingue-t-il du diable ? Dieu est amour, le diable est haine. Celui qui prêche la haine et la mort, d’où vient-il, du bon Dieu ou du diable ? C’est clair. Je sais que ce démon va de maison en maison et qu’il sème son ivraie dans les cśurs. Ne l’écoutez pas. Vous êtes des gens à l’âme joyeuse, des artistes, vous aimez la vie.

En réalité, le maître des lieux ne fit pas à Eraste Pétrovitch une impression particulièrement joyeuse. Ce vieillard austère à la longue barbe grise et en chemise blanche, semblable à un patriarche de l’Ancien Testament, était assis sous les icônes, droit comme un piquet. Il écoutait Evpatiev sans le regarder, en fronçant ses sourcils broussailleux. A gauche et à droite de l’ancien se tenaient sa femme et sa catherinette de fille bossue, toutes deux en noir avec des mines de carême. En revanche, les autres habitants de Barbouillevo avaient effectivement des visages gais, et étaient vêtus de couleurs vives, d’étoffes bigarrées. La plupart des hommes étaient minces, agités. Les femmes avaient le teint vermeil et souriaient facilement, les gamins riaient et gigotaient.

En les observant, Eraste Pétrovitch pensa qu’ils ne ressemblaient pas à des vieux-croyants. A ceci près qu’ils ne pouvaient pas rester désśuvrés un seul instant. Les femmes et les jeunes filles tressaient de drôles de colliers avec des lanières de cuir et des bouts de tissu. Chaque collier se terminait par quatre petites plaques triangulaires. Pendant que l’orateur parlait, certains hommes notaient quelque chose sur du papier (avec des crayons tout à fait modernes, sans doute achetés en ville). Fandorine, curieux, jeta un coup d’śil par-dessus l’épaule de son voisin. Il croquait un petit diable cornu très rigolo qui crachait des flammes rouges tandis qu’une fumée noire montait de sous sa queue.

Les murs étaient couverts de louboks, essentiellement des scènes animalières. Eraste Pétrovitch contempla avec étonnement une image intitulée « Comment le crocodile a grugé la tortue », qui représentait en effet les deux bêtes de façon assez ressemblante. Une autre image, sur une grande feuille, figurait les créatures terrestres rendant gloire au Très-Haut : « Que tout ce qui respire loue l’Eternel. » Pratiquement toute la population de La Vie des animaux, de Brehm, jusqu’aux rhinocéros et aux girafes, y était présente.

— C’est Xénia la bossue qui les peint, dit Manepha dans un souffle. Son père lui a apporté de la ville un livre imprimé avec toutes sortes d’animaux. Elle ne le prête à personne. C’est fou ce qu’elle est avare !

Tout le monde lui fit « Chut ! ». Evpatiev avait cessé de parler, l’ancien se levait pour prendre la parole à son tour. Son discours fut bref et se déroula dans un silence de mort.

Eraste Pétrovitch se dit qu’il fallait effectivement un responsable de ce genre à ces gens qui ne tenaient pas en place : réservé, austère. C’était bien connu : les bavards devaient avoir pour chef un taciturne et les taciturnes, un bavard.

Le vieillard dit :

— C’est Dieu qui parle par la bouche du bienheureux. Laurent n’a pas de haine envers les hommes, seulement envers Satan. Pour ce qui est des recenseurs, je vais réfléchir.

Il se rassit.

Trois phrases de l’ancien avaient suffi à détruire l’effet de la longue philippique d’Evpatiev.

Aloïs Stépanovitch prit la parole aussi, mais personne ne l’écouta. La plupart des gens étaient restés, mais chacun vaquait à ses affaires. Des groupes se formèrent. Certains parlaient fort, d’autres riaient. Il y eut un attroupement autour de Cyrielle.

Nikiphore Andronovitch s’approcha de Fandorine.

— C’est ça, la vraie Russie, dit-il avec un sourire amer en désignant la conteuse. L’esprit vif et désintéressé, et avec un bandeau sur les yeux : c’est elle-même qui s’est rendue aveugle, car elle n’a pas besoin de regarder le monde.

— Qu’est-ce qu’elles tressent ? demanda Fandorine.

— Des lestovki. Chaque vieux-croyant en a une. Moi aussi, dit-il en sortant de sous sa chemise anglaise un ruban brodé de perles. Les quatre triangles symbolisent les Evangiles. Les nśuds, on les appelle les « papillons ». Ils permettent de compter les prières et les inclinaisons. Lestovka signifie « escalier ». Chez nous, on croit qu’il permet de grimper au ciel… Venez écouter. Qu’est-ce qui se passe chez eux ? C’est intéressant.

Un brouhaha parvenait de la foule attroupée autour de Cyrielle : les gens commandaient des contes.

— Celui sur Catherine la tsarine !

— Non, sur l’Allemand qui se lavait dans une étuve !

— Sur le pope qui jeûnait sans arrêt !

Une fois tout le monde calmé, l’ancien dit, raisonnable :

— Raconte une histoire qu’on pourrait représenter dans un tableau.

Tout le monde approuva et certains hommes préparèrent du papier pour dessiner.

— Vous les connaissez toutes, répondit Cyrielle, pensive.

Son visage blanc austère était absolument impassible, sans l’ombre d’un sourire, et pourtant, les gens s’attendaient manifestement à entendre quelque chose de drôle.

— A moins que je ne vous raconte l’histoire du roi Petrouchka ? dit-elle. La connaissez-vous ? Il s’agit du conte de la pyramide.

Les barbouilleurs ne le connaissaient pas.

— C’est quoi, une pyramide, ma mère ?

— C’est une construction en pierre en forme de gâteau de Pâques, qu’on bâtissait sur les tombeaux des rois anciens pour sauver leurs âmes, expliqua la conteuse, montrant avec ses mains que la construction était étroite en haut, large en bas. Immense, ajouta-t-elle, comme une montagne. J’en ai vu une dans un livre. Voulez-vous que je vous raconte cette histoire ?

— Raconte, raconte !

Cyrielle commença sur le même ton sérieux, en chantonnant :

— Le tsar Petrouchka avait des yeux de chat, une trogne de cochon, il est mort d’un mal honteux, et les diables l’ont emporté en enfer. Et lui de crier, de se plaindre ! Il s’attendait à ce que les démons lui mettent le nez dans les cendres de tabac et recousent sa barbe coupée sur son menton glabre. Parce que ce dévoyé savait parfaitement qu’il méritait un châtiment pour sa vie de stupre.

Tout le monde ricanait, mais la conteuse poursuivit comme si de rien n’était.

— Mais non. Voilà que le prince des ténèbres l’accueille en personne. Bienvenue, Majesté, qu’il lui dit, il y a longtemps que nous vous attendons.

De nouveaux rires savourant à l’avance le comique de l’histoire.

— Notre Petrouchka se sentit dans ses petits souliers, et il dit : « C’est là-bas que j’étais un grand, et ici, je ne suis qu’un gland. Laissez-moi me mettre dans un coin, et qu’on ne me remarque point. » Et Satan de répliquer : « Chez nous, ça ne se fait pas. Nous sommes honnêtes. Celui qui était tsar chez vous le reste ici. » On conduisit Petrouchka dans un champ. On lui posa sur les épaules une immense planche de bois : il fallait qu’il la tienne, on ne lui a pas laissé le choix. Ses ministres grimpèrent sur cette planche, douze qu’ils étaient. A force de boire de la bière et de manger gras, le tsar était bien gros et large d’épaules : pourtant, il gémit, ses genoux fléchirent. Ses ministres, ravis, sautaient sur la planche : « Nous avons passé notre temps à te distraire, à présent à toi de nous porter. » Mais ils ne s’amusèrent pas très longtemps. Les diables les recouvrirent d’un bouclier de cuivre grand comme une place entière et toute une foule de hobereaux, de popes, de marchands monta dessus. Les ministres se plièrent en quatre, quant au tsar, il ne faisait plus que piailler. Bon. Sur cette place, ils posèrent un miroir en argent grand comme une mer, et ils firent monter dessus paysans et artisans sans nombre, mille fois mille. Les hobereaux, les marchands et les popes furent écrasés et devinrent comme une galette, les ministres se transformèrent en crêpe, quant au tsar, il n’en restait plus qu’une petite flaque. Et toute la chrétienté fut recouverte d’une grille faite de fils d’or, toute légère. Des saints vieillards, des orphelins et des gens pieux ont commencé à s’y promener en toute liberté. Au-dessus d’eux, il n’y avait personne, uniquement le soleil, la lune et les étoiles.

— Vous avez là tout le programme socialiste à l’état pur, dit Kryjov avec un sourire : il avait capté le regard d’Eraste Pétrovitch. Encore un peu, et on secouera tellement notre mère Russie par le bas qu’elle marchera sur la tête.

Mais Fandorine ne le regardait pas, car il observait Massa.

Le Japonais se tenait à l’écart, il n’écoutait pas l’histoire, il examinait d’un air imposant un ficus placé sous les icônes, à la place d’honneur. Eraste Pétrovitch remarqua non sans un certain agacement que la belle Manepha aux joues rouges se tenait tout près de lui et le regardait en cachant sa bouche dans un coin de son fichu.

Il y avait tout de même quelque chose de magnétique dans le succès que Massa avait auprès du sexe faible.

— Vous êtes qui, monsieur ? demanda-t-elle d’un air timide. Pourquoi vous plissez toujours les yeux ? Et vous ne vous êtes pas signé en entrant dans la maison.

L’Asiate ne daigna même pas regarder de son côté et se contenta de froncer les sourcils d’un air pensif.

— Peut-être que vous êtes un démon et que vous nous avez été envoyé en tentation ? insista la jeune fille, de plus en plus effrayée. En signe des derniers temps ?

Il la regarda de biais et lança comme à contrecśur :

— En tentation, c’est ça.

Manepha se signa promptement plusieurs fois.

— Je ne me laisserai pas tenter. Je vais rentrer pour prier devant la sainte icône.

Et toc ! se dit Eraste Pétrovitch avec une joie mauvaise.

Mais les choses n’en restèrent pas là.

— C’est un péché que de se cacher de la tentation. C’est malhonnête, dit Massa d’un air sévère. Il faut lutter.

— Comment lutter ? demanda la jeune fille en faisant des yeux ronds. La chair est faible ! On sait que le démon a une grande force.

Le Japonais la regarda attentivement de haut en bas.

— La chail, ce n’est lien. L’essentiel, c’est de ne pas faiblil dans l’âme, ne pas abandonner la vieille foi.

Il se signa avec deux doigts et demanda :

— Ton âme est-elle felme ?

— Mon âme oui, répondit la pauvre victime.

Elle ne résista point lorsque Massa la prit sous le bras et, profitant du fait que tout le monde écoutait le conte, sortit discrètement de l’isba avec elle.

Fandorine aurait pu intervenir et gâcher la fête à Massa, mais il ne le fit pas. Premièrement, cela aurait eu l’air d’une vengeance mesquine. Deuxièmement, il n’avait aucun divertissement à proposer à Massa. Il n’y avait rien à faire, il fallait attendre le retour d’Odintsov.

Tout en enrageant contre cette décadence des mśurs généralisée qui, à en juger d’après le comportement de Manepha, avait touché même les masses populaires les plus solides, Fandorine sortit prendre l’air : il y avait tant de monde dans l’isba qu’on y étouffait.

Devant le perron, il remarqua un groupe de gamins réunis autour de la jeune guide. Elle racontait de nouveau quelque chose, sans doute un conte terrifiant, avec une voix d’outre-tombe : ses yeux étaient écarquillés, ses doigts en éventail, comme des pinces de crabe. Les petits poussaient des cris de frayeur.

— Il erre, il frappe des pieds, il tourne la tête dans tous les sens, entendit Eraste Pétrovitch.

Il sourit. Mère Cyrielle avait une élève digne d’elle, et qui s’était déjà acquis son propre public.

L’une des fillettes, morveuse, au visage criblé de taches de rousseur, dont les moufles rouges étaient accrochées à une ficelle passée autour du cou, se retourna sur lui. Elle devait avoir dans les huit ans, il manquait plusieurs dents dans sa bouche grande ouverte.

— Attention ! cria-t-elle.

Les enfants se tinrent cois en regardant l’étranger.

Tous avaient la même expression de crainte et de ravissement. Profitant du silence, Cabochka mit un caramel dans sa bouche : sans doute son salaire pour le conte.

— Qu’est-ce que t’as à zieuter ? demanda la fillette aux taches de rousseur. Passe ton chemin.

— Je m’en vais, je m’en vais. Seulement mouche-toi, répondit Fandorine en riant.

Il prit la moufle et lui essuya le nez.

Il se mit au milieu de la rue, leva les yeux et demeura interdit. Jamais il n’avait vu autant d’étoiles, jamais elles n’avaient été aussi brillantes, sauf au-dessus des mers du Midi. Ici le ciel n’était pas aussi intensément noir que dans les contrées méridionales, la blancheur de la neige l’éclairait d’un léger reflet bleuté. Dans ce pays, le ciel est plus vivant et plus chaud que la terre, pensa Fandorine en frissonnant.

Et le policier, seul dans la forêt obscure, comment allait-il s’en sortir ? S’il ne capturait pas le fol en Christ, c’était une catastrophe.

Pourvu qu’il n’y laisse pas sa peau…

A Bogomilovo !

Julien rentra à minuit passé, épuisé, furieux, tout couvert de givre.

En jurant comme un charretier – aucun schismatique ne se serait permis pareilles expressions –, il raconta qu’il avait suivi la trace de Laurent jusqu’au lac, mais qu’ensuite un coup de tabac avait soufflé – on appelait ainsi une bourrasque brève mais violente, semblable à une tempête en mer. Il n’y voyait plus rien, ça tourbillonnait. En dix minutes à peine, la trace que ses skis avaient laissée sur la neige avait été effacée. Il ne savait plus où aller. Il avait eu beau chercher : impossible de s’y retrouver dans le noir.

— Il est parti, le cabot ! Soit à Bogomilovo, ainsi qu’il l’avait annoncé aux villageois, soit vers le haut, vers Losma. Ou au monastère Saint-Daniel, là-bas il y a plein de bonnes femmes hystériques prêtes à s’enterrer ou à se jeter au feu.

— P-pourquoi ? demanda Fandorine en enfilant sa pelisse.

On les avait installés dans différents endroits pour la nuit. Fandorine, qui n’avait pas l’intention de dormir, était resté à l’écurie avec les chevaux. Cyrielle logeait chez l’ancien en tant qu’invitée de marque. Les autres dormaient dans diverses maisons.

— Ce sont des veuves qui y finissent leurs jours en priant pour leur salut du matin au soir et en brûlant des chandelles. C’est un bon public pour notre Laurent.

— Et qu’y a-t-il à Losma ? s’informa Fandorine en sortant.

Il s’arrêta devant la remise à foin, siffla.

— Ce sont des cochers qui y vivent. Ils voyagent entre Arkhangelsk et Iaroslavl. Des gens qui ne sont pas nés de la dernière couvée… Mais vous ne tenez pas en place, vous… Alors que je tombe de fatigue… maugréa le policier.

La tête ronde de Massa apparut en haut de la remise. Il avait une paille derrière l’oreille.

— Vite ! Nous partons ! lui cria Eraste Pétrovitch en japonais. C’est comment, Bogomilovo ?

Le Japonais descendit l’échelle en ronchonnant et en gémissant : toutefois, il n’avait même pas tenté de protester.

— C’est un grand village riche, au bord de la rivière. Ce sont des scribes qui y habitent. Ils recopient les vieux livres : les prières, les vies de saints… Où m’emmenez-vous ? s’écria soudain le policier.

Fandorine le poussa vers l’écurie.

— Sors le cheval, attelle-le. Nous partons.

— Où ?

— A Bogomilovo. C’est loin ?

— Une quarantaine de kilomètres par la rivière.

— Raison de plus.

— Comment savez-vous qu’il est allé à Bogomilovo ?

— Les vieilles femmes n’iront pas s’enterrer vives, pas assez bêtes pour ça ! Et d’un, expliqua brièvement Eraste Pétrovitch en aidant le policier à atteler le cheval. Avec les cochers, la propagande du suicide risque d’échouer aussi. Et de deux. Quant aux scribes, c’est exactement ce qu’il faut. Ils restent au même endroit, plongés dans de vieux bouquins. Et il ne faut pas oublier le mot d’adieu. « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois, et nous désirons mourir pour le Christ. » Tu te rappelles ? Et de trois. On va à Bogomilovo ! Hâtons-nous !

Mais ils ne réussirent pas à partir tout de suite. Le cheval d’Odintsov, qui, la veille, avait été le premier du convoi, s’était égratigné les jambes. Il ne pouvait certainement pas traîner trois passagers.

Ils réveillèrent Kryjov. Au début, Léon Sokratovitch ne voulait pas entendre parler d’un voyage à Bogomilovo. Il affirmait qu’il y aurait une tempête de neige cette nuit et qu’ils n’arriveraient pas à destination. Evpatiev, qui, tout comme son cocher, dormait sous le même toit, s’éveilla. Il déclara qu’il viendrait aussi et qu’il faudrait réveiller le statisticien : Kokhanovski serait désolé de n’être pas des leurs. Par ailleurs, on ne pouvait pas abandonner le psychiatre à Barbouillevo, il se vexerait.

Il fallut faire le tour des maisons et poser la question à chacun. Kryjov tenait à ce que l’on attende le matin, Evpatiev assurait qu’il ne fallait pas craindre la tempête et qu’ils pourraient toujours se cacher dans la forêt.

Ils perdirent une bonne heure en pourparlers, mais à la fin tout le monde se mit en chemin, même le prêtre.

Ils n’avaient pas l’intention de réveiller Cyrielle et Cabochka, mais les fenêtres dans la maison de l’ancien étaient éclairées, on n’y dormait pas, et Nikiphore Andronovitch frappa à la porte.

— A Bogomilovo ? Sûr que j’irai, répondit Cyrielle. Je n’y ai jamais été, et il paraît que c’est un bon village, bien pieux. Cabochka, prends notre baluchon !

Alors, Kryjov n’y tint plus.

— Allez tous au diable ! S’il faut qu’on meure, autant mourir ensemble !

Ils ne moururent pas, mais n’arrivèrent pas au terme de leur voyage non plus : Léon Sokratovitch avait eu raison.

A mi-chemin à peu près, peu avant l’aube, une véritable avalanche de neige s’abattit sur la rivière. Tout avait disparu : le ciel, la forêt, la rive. C’est à peine si Fandorine pouvait voir la croupe du cheval : il soufflait une bourrasque de tous les diables. A la place d’Odintsov, qui dormait sous sa pelisse, une énorme congère s’était formée en un instant.

Ils ne voyaient plus le chemin : il fallut s’arrêter.

Recouvrant le bruit du vent, la voix de Kryjov retentit, venant de nulle part :

— A gauche ! Prenez à gauche ! Tous !

En effet, sous la falaise, le vent soufflait moins fort. Les traîneaux émergèrent du tourbillon de neige l’un après l’autre et se placèrent en arc de cercle.

— Alors, qu’avez-vous obtenu ? cria Léon Sokratovitch, furieux. Laurent, lui, a sans doute réussi à passer par la forêt et nous, on est bloqués. Nous sommes à une bonne vingtaine de kilomètres de Barbouillevo, et il y en a à peu près autant jusqu’à Bogomilovo.

— Sommes-nous en danger ? demanda le docteur Chechouline en secouant la neige de sa barbe. J’ai lu qu’une tempête de neige pouvait durer deux, voire trois jours…

Evpatiev renifla, aspira l’air.

— Celle-ci ne sera pas très longue. Il y en a pour cinq ou six heures. Nous allons attendre. On peut faire du feu là-bas, sous le rocher, il n’y a pas de vent. Ou encore, on peut se réchauffer à tour de rôle dans mon traîneau à moi.

Ils réussirent à s’organiser.

Une demi-heure plus tard, un grand feu brillait dans un enfoncement de la falaise. Les hommes emmitouflés s’étaient installés tout autour sur des branches de sapin. Cyrielle et la gamine étaient restées au chaud dans le traîneau d’Evpatiev, près du poêle.

Tant que le convoi avançait, Fandorine était concentré et tendu, il ne pensait qu’à gagner du temps. Mais à présent qu’ils étaient immobilisés, il ordonna à son cerveau, à son corps et à son esprit de se détendre. Un sage chinois avait dit quelque deux mille ans auparavant : « Lorsqu’un homme noble a fait tout ce qui était en son pouvoir, il se confie au destin. » Eraste Pétrovitch se coucha sur le dos, se recouvrit d’une peau d’ours et s’endormit tranquillement.

Il se réveilla au petit matin. A cause d’un cri. C’était une femme qui criait.

La tempête venait de se calmer : une légère poussière blanche survolait le méandre, mais le monde du bon Dieu était apaisé et serein. A l’exception de cette voix pleurnicharde, geignarde.

— Vous êtes donc là ! Et moi, je ne vous avais pas vus ! J’étais passée à côté ! Aïe, aïe ! Vous nous avez abandonnés ! Au secours ! Aïe, aïe !

Toute blanche comme la Fille des neiges sur la glace enneigée, Manepha, la beauté de Barbouillevo, se tenait sur ses skis, la bouche grande ouverte dans un sanglot ou un appel au secours : mal réveillé, Eraste Pétrovitch ne comprit pas tout de suite ce qu’il en était.

Ses voisins se levaient l’un après l’autre. Cabochka sortit sa tête du traîneau d’Evpatiev.

— Qu’est-ce que tu as à gueuler ? demanda Kryjov. Serait-il arrivé un malheur ?

Fandorine, lui, connaissait déjà la réponse. Il demanda seulement :

— Qui ?

— L’ancien, répondit la jeune fille en pleurant et elle s’accroupit, tendit ses mains toutes rouges vers les charbons encore chauds. Avec sa femme et sa fille… Xénia la bossue peignait si joliment les bêtes…

Le père Vincent se mit à se lamenter :

— Le Seigneur les a privés de raison ! A cause de leur hérésie ! Ne leur ai-je pas dit hier : « Repentez-vous ! Ouvrez vos yeux ! » Mais ils s’étaient bouché les oreilles avec de la cire, et voilà le châtiment !

Les questions pleuvaient :

— Quand a-t-il eu le temps de le faire ?

— On les a déterrés ?

— Et toi, comment tu as fait pour venir jusqu’ici ?

Manepha, le visage baigné de larmes, répondit à tout le monde :

— Dès que vous êtes partis, il a fait le tour des isbas, pour dire adieu aux uns et aux autres. « Ne m’en tenez pas rigueur si j’ai offensé l’un d’entre vous. Nous allons nous sauver et nous intercéderons auprès de Dieu pour toute la communauté. Et vous, restez, mais vous n’en avez plus pour très longtemps non plus. L’heure est proche, alors à quoi bon attendre ? » On a essayé de le convaincre, mais leur décision était ferme. Ils sont descendus dans la cave à choux, ont allumé quarante chandelles et ont colmaté la porte de l’intérieur. Nos gars les ont appelés, mais n’ont pas réussi à leur tirer un traître mot, on les entendait juste chanter des cantiques…

— Pourquoi ne les avez-vous pas retenus de force ? gémit Kokhanovski. Il est clair que c’est de la folie !

— Pourquoi n’avoir pas envoyé quelqu’un me chercher ? demanda Odintsov, l’air menaçant. C’est un crime contre la loi !

— L’assemblée s’est réunie, expliqua Manepha. Les vieux ont décidé de respecter leur volonté : c’est un péché que de s’interposer entre les hommes et Dieu. Et moi, j’ai chaussé mes skis et je suis partie vous chercher en cachette. Seulement la tempête m’a égarée, je ne vous ai pas vus. A présent je m’en retourne…

— T’as pas froid aux yeux, la fille ! dit Kryjov en hochant la tête. Tu n’as eu peur ni des villageois ni de la tempête.

Eraste Pétrovitch avait sa petite idée sur les raisons de cet héroïsme, confirmée par les regards que la jeune fille jetait au Japonais. Lui restait impassible car un homme, un vrai, ne montre pas ses sentiments. Il redressa juste la tête d’un air fier.

Nikiphore Andronovitch s’écria avec douleur :

— « Les vieux ont décidé ! » Nous perdons notre temps, messieurs… Il faut essayer de sortir ces sauvages de leur trou tant qu’ils n’ont pas étouffé. Dis-moi, petite, il y a combien de kilomètres jusqu’à Barbouillevo en passant par la forêt à skis ?

Manepha ne l’avait pas entendu. Elle s’était approchée du Japonais et lui disait quelque chose, toute rosissante.

Ce fut Odintsov qui répondit : il connaissait bien la région.

— Une petite douzaine de kilomètres. Il vient de neiger, il faut donc compter au moins trois heures. Mieux vaut rouler en traîneaux sur la rivière.

— Attelle ! On fait demi-tour ! cria Evpatiev au cocher. Nous retournons à Barbouillevo ! Et toi, l’agent, tu viens avec moi. On aura besoin de toi.

Il fallut troubler le tête-à-tête touchant des amoureux.

— A quelle heure l’ancien s’est-il enfermé dans sa cave ? demanda Eraste Pétrovitch en effleurant le coude de la jeune fille.

— Hein ?

Elle tourna vers lui un regard embrumé, heureux, et répondit :

— Le premier coq n’avait pas encore chanté.

Donc, à deux heures du matin au plus tard, calcula Fandorine.

— Et la cave, est-elle grande ?

— Toute petite. Juste de quoi mettre deux tonneaux à choux.

Pour montrer les dimensions de la cave, elle écarta les bras et se baissa légèrement.

Eraste Pétrovitch, avec une douloureuse grimace, appela Evpatiev et Odintsov, qui étaient déjà montés dans le traîneau.

— Vous perdez votre temps ! Si les moujiks n’ont pas changé d’avis, s’ils n’ont pas défoncé la porte, c’est trop tard. Il n’y a pas plus de deux mètres cubes et demi d’air. Si les fentes sont colmatées et qu’il y brûle quarante chandelles, trois personnes adultes ne peuvent pas tenir plus d’une heure et demie. Or, ça fait plus de sept heures… Manepha, l’ancien n’a-t-il pas laissé un mot ?

— Si, pour les autorités. Il disait qu’il n’était pas d’accord pour renier le Christ. Et il a emporté un livre avec lui dans la cave, un missel je crois.

— C’est la même chose, dit Fandorine en s’adressant au policier. Pareil qu’à Denissievo et à Paradis.

— Laurent le fol en Christ avait-il mangé chez lui ? demanda Odintsov à la jeune fille d’un air menaçant.

— Chez l’ancien ? Evidemment !

Chechouline fit claquer ses doigts.

— La pathologie est claire. Notre patient a réussi à lui faire un lavage de cerveau. C’est pour ça que le vieux était si calme et si abattu. Les autres riaient et s’amusaient, et lui, il faisait une mine d’enterrement. Eh bien, je suis impatient de revoir notre très honoré Laurent. Je m’intéresse beaucoup aux mécanismes de la suggestion obsessionnelle. J’ai lu dans une revue de psychiatrie allemande…

Fandorine n’écouta pas son discours savant jusqu’au bout. Il s’approcha de Cyrielle. En pensant retourner à Barbouillevo, Nikiphore Andronovitch avait fait descendre la conteuse et sa guide. A présent, toutes les deux priaient à genoux : sans doute pour le salut des trépassés.

— Pardonnez-moi de vous déranger, dit doucement Eraste Pétrovitch en s’accroupissant à côté d’elles. Vous avez passé une partie de la nuit dans leur maison. Que faisaient-ils ? Pourquoi la lumière était-elle allumée chez eux ?

— Dès que les gens sont partis, ils se sont mis debout devant l’icône tous les trois et ont commencé à prier, raconta Cyrielle d’une voix triste, mais calme. Une heure est passée, deux, trois, ils priaient toujours. Je ne voulais pas les déranger et j’ai dit à Cabochka de se faire toute petite. Une seule fois je me suis approchée d’eux et je me suis inclinée. « C’est une joie que de voir une telle piété, leur ai-je dit. Me permettriez-vous de prier avec vous ? » Et le maître de répondre : « Regarde où tu es toi et où nous sommes nous. Passe ton chemin. » Et moi, pécheresse que je suis, j’ai pensé que l’ancien du village ne daignait pas s’agenouiller à côté d’une mendiante. Alors qu’il voulait dire tout à fait autre chose : eux, ils étaient déjà passés de l’autre côté, ils s’initiaient au grand mystère…

Cyrielle se signa.

— Je me suis bandé les yeux pour mieux voir avec les yeux du cśur, se plaignit-elle, et voilà que je suis toujours aussi aveugle : je ne m’étais rendu compte de rien.

Et si tu t’en étais rendu compte, cela n’aurait rien changé, pensa Fandorine en se rappelant que l’assemblée de Barbouillevo avait décidé de ne pas se mêler des relations entre les suicidés et Dieu. De drôles de gens que les habitants de ces forêts !

Il pensait aux lettres que les suicidés avaient laissées à l’intention des autorités. Il avait gardé les deux premières sur lui : elles étaient identiques, mot pour mot, et tracées de la même main. D’après Manepha, l’ancien du village en avait remis une aux villageois avant de s’enterrer.

Etait-ce l’śuvre des scribes de Bogomilovo ? Qui de nos jours était capable de calligraphier ainsi les lettres anciennes, l’alphabet d’avant Pierre le Grand ?

— Il est plus de neuf heures, dit Eraste Pétrovitch, soucieux, en s’approchant d’Evpatiev et d’Odintsov. Laurent nous a devancés de beaucoup. Hâtons-nous.

Nikiphore Andronovitch se tourna vers les autres et cria d’une voix tonitruante :

— A Bogomilovo !

A propos de membres secrets

— C’est ça, le village de Bogomilovo ? demanda Fandorine en regardant un misérable tas de constructions en haut d’une colline : quatre petites isbas, une grande et une église en rondins.

— Il y a deux Bogomilovo, expliqua Julien. Ici, c’est le bourg. Parce que le bourg se trouve là où il y a l’église. Les anciens vivent ici, ils sont quatre. L’autre Bogomilovo est situé à un kilomètre et demi, derrière la forêt de sapins. Il est plus grand et il n’y a pas d’église, c’est pourquoi on l’appelle « village ».

Il raconta que les scribes avaient organisé leur existence d’une drôle de manière.

Recopier les livres anciens était un travail non seulement fastidieux, mais aussi sacré. On ne le confiait qu’au doyen de la famille, « celui qui n’était plus en âge de pécher », expliqua Odintsov avec un rictus.

A Bogomilovo, il n’y avait que quatre familles, chacune avait son grand-père. Les grands-pères ne s’abîmaient pas les mains en travaillant, mais ils écrivaient des « listes » du matin au soir. Leurs fils, gendres et petits-fils « tissaient » du papier et reliaient les livres. Les femmes et les jeunes filles broyaient de l’encre, et les plus habiles d’entre elles traçaient des motifs floraux et des dattiers dans les marges à l’or et au vermillon.

On apportait la nourriture aux vieillards, on prenait soin d’eux, on lavait leur linge.

— Il n’y a d-donc que quatre personnes ici ? Pourquoi ne sommes-nous pas allés à l’autre village, celui où il y a toute la population ?

— Ce sont les anciens qui prennent les décisions. Tout dépend de leur parole.

Les traîneaux montèrent la colline les uns après les autres. Personne n’était sorti, personne n’était venu à leur rencontre. Eraste Pétrovitch se redressa, inquiet, mais le policier le rassura :

— Tu vois la fumée ? Ils sont là à écrire.

Quatre isbas ! Les plus petites arboraient de minuscules fenêtres, comme partout dans le Nord, conçues de façon à garder la chaleur. Mais, au milieu, il y avait une construction avec de grandes fenêtres, étonnante pour cette contrée : c’était la seule maison dont la cheminée crachait un petit filet de fumée blanche.

Le policier tira sur les rênes, s’arrêtant devant le perron.

— C’est la salle des manuscrits. Ils sont tous là.

Evpatiev monta les marches, faisant aux autres signe d’attendre.

Peu de temps après, il ressortit.

— Il faut de la patience. Les vieux n’interrompront pas leur travail avant la tombée de la nuit. Et ils ne nous recevront pas. Je leur ai juste posé la question à propos de Laurent. Il est passé ce matin. Il s’est reposé et il a continué son chemin vers la source de la rivière. Les grands-pères écrivent tranquillement : on peut en conclure qu’il ne s’est rien passé de grave. Attendons la nuit.

La courte journée d’hiver touchait à sa fin : l’attente n’allait pas être longue.

Tout le monde monta dans le vestibule pour se réchauffer. Seul Massa resta dans le traîneau, renfrogné et indifférent à tout. Tant que Manepha se trouvait près de lui, il simulait l’impassibilité virile, mais à présent qu’elle était partie, il avait le moral à zéro. Sur le chemin, il n’avait pas dit un mot, n’avait pas sucé de caramels, avait refusé de manger. Ses lèvres remuaient sans cesse. Fandorine comprit qu’il composait des poèmes : tanka ou haïku. Eprouver du chagrin quand on est séparé de sa bien-aimée, c’était admissible et même louable.

D’ailleurs, Eraste Pétrovitch n’avait pas besoin d’interlocuteur à cet instant. Il regardait la forêt lointaine au-dessus de laquelle le ciel se colorait de rouge et essayait d’imaginer la vie dans ce village reculé, loin des hommes, sur une rivière, les journées passées à recopier des livres dont très peu de gens avaient besoin, avec des lettres que presque personne ne pouvait comprendre. Après tout, pour un vieillard, ce n’était pas si mal. Il aurait bien accepté de finir ses jours retiré du monde dans un lieu désert et magnifique, recopiant au pinceau, d’une écriture calligraphique, les sentences des anciens. Entouré d’honneurs par-dessus le marché, nourri, blanchi, chouchouté… N’était-ce pas un véritable paradis ?

A cet instant, Léon Sokratovitch Kryjov et Anatole Ivanovitch Chechouline sortirent sur le perron pour fumer, coupant court à cette rêverie lénifiante. Ils avaient commencé leur conversation dans le vestibule, et le début avait échappé à Fandorine.

— Cela remuera le Nord tout entier ! affirmait l’ancien relégué avec enthousiasme. Des gens enterrés vifs, ça impressionne ! Et ils en rajouteront, les paysans, ils sont doués pour ça. Ça fera un sacré scandale !

— Et, croyez-moi, ce n’est pas fini ! ajouta le psychiatre. Ça fait déjà onze morts, et ce Savonarole schismatique court toujours ! Nul ne sait si on arrivera à l’attraper. Croyez-moi, il tuera encore beaucoup de gens fragiles. Ah, quel matériau extraordinaire ! En rentrant, je donnerai une conférence où je parlerai de tout ça. Vous verrez, ce sera un événement !

Le corbeau dit au corbeau :

Nous nous repaîtrons, mon beau…

Eraste Pétrovitch ne put s’empêcher de penser à ce poème de Pouchkine. Il fit une grimace et voulut s’écarter du charognard, mais à cet instant, Evpatiev parut sur le pas de la porte.

— Assez tergiversé ! C’est l’heure !

Quatre vieillards à la barbe blanche étaient assis à une longue table sur laquelle s’entassaient des piles identiques de papier jaune. Des plumes d’oie trempaient dans des encriers en cuivre vert-de-gris. Les visages des copistes étaient ridés et austères. La tête du plus vieux tremblotait sur son cou fin : il avait l’air de nier ou de refuser quelque chose tout le temps.

Ces grands-pères ressemblaient à des juges ou à une commission d’examen, et nos voyageurs se sentirent mal à l’aise. Ils s’assirent timidement sur les bancs contre le mur à une distance respectueuse de cet aréopage. Cabochka, quant à elle, n’osa pas se montrer chez les austères vieillards, elle courut au village à travers la forêt, sans doute pour gagner sa croûte en racontant des histoires aux gamins.

Avant que les membres de l’expédition franchissent le seuil, Evpatiev les avait prévenus :

« Ils doivent parler les premiers. C’est la règle. »

Mais les anciens n’étaient pas pressés de prendre la parole. Un silence pesant s’installa.

Les copistes regardaient les intrus : leur regard glissait lentement de l’un à l’autre. En voyant Cyrielle, tous les quatre se renfrognèrent : apparemment, une femme, même en habit monastique, n’avait rien à faire dans ce sanctuaire.

Le soleil s’était couché, il commençait à faire sombre dans la pièce. Le cocher d’Evpatiev apporta des chandelles qu’il était allé chercher dans le traîneau. Il les plaça sur la table, les alluma. Les vieillards suivaient ses gestes d’un air désapprobateur.

— Les chandelles servent pour la prière, marmotta le vieillard tremblotant. Un copeau aurait suffi.

Puis ce fut de nouveau le silence. Enfin, l’examen préalable fut terminé.

— Parlez à présent, dit enfin le même vieillard, manifestement le chef. Qui êtes-vous, pourquoi êtes-vous venus ? Toi, Nikiphore, nous te connaissons pour t’avoir déjà vu et les autres, tes compagnons, qui sont-ils ?

Il mit la main en coquille derrière l’oreille : apparemment, il était sourd.

Le policier se leva le premier en tant que représentant officiel des autorités. Respectueux mais strict, il parla des suicides, demanda si le « criminel » qui se présentait comme le bienheureux Laurent se trouvait dans les parages et s’il n’avait pas appelé à suivre le terrible exemple.

Les copistes se regardèrent.

— C’est toi, le criminel. Tu te rases la barbe, et il y a le sceau de l’Antéchrist sur tes boutons, maugréa le doyen. Laurent, lui, il vit dans la grâce du Seigneur. Il était là ce matin. Il nous a parlé des enterrements volontaires. (Les quatre vieillards se signèrent comme un seul homme.) Il pleurait les défunts, mais aussi, il les blâmait. Il a passé le message aux nôtres : protégez les gens de pareils excès et n’écoutez pas les messagers séducteurs, ces sieurs du malheur, si d’aventure ils passaient par là.

— Je comprends, déclara Odintsov avec un sourire.

Il s’assit en jetant un regard entendu à Fandorine. Son coup d’śil signifiait : Espèces de souches pourries ! Tous des menteurs. Ils sont de mèche avec Laurent.

— Et qui sont ces sieuls du malheul ? demanda Massa, intrigué.

— Ceux qui séduisent. Nous, sans doute.

Après le policier, ce fut Aloïs Stépanovitch qui entreprit de séduire les scribes. Il décrivit avec force éloquence le bonheur que le recensement apporterait à la Russie, montra le cartable qu’il avait sur lui et, se croyant sans doute fin diplomate, renia résolument l’Antéchrist : l’Assemblée rurale, dit-il, tenait le Malin pour l’ennemi du genre humain et était prête à le combattre sans merci.

Son discours terminé, le statisticien se retourna fièrement vers ses camarades : son pince-nez brillait dans la lumière des chandelles.

Le verdict des anciens fut sans appel. Après avoir échangé quelques mots avec les autres dans un souffle, l’édenté déclara :

— Nous nous opposons à votre entreprise diabolique. Pas besoin de nous inscrire sur vos listes. Nous savons écrire nous-mêmes.

Kokhanovski se leva d’un bond, commença à protester : en vain.

Nikiphore Andronovitch Evpatiev écoutait en silence, de plus en plus maussade.

— P-permettez-moi, Aloïs Stépanovitch, dit Fandorine en se levant.

Il toucha l’épaule du statisticien, qui était en train de gesticuler.

— Oui, oui, Eraste Pétrovitch ! Dites-leur ! S’ils ne font pas confiance à mes formulaires, ils n’ont qu’à les préparer eux-mêmes. Je les modifierai ensuite !

— Ce n’est pas du recensement que je veux parler.

Fandorine s’approcha de la table, sortit deux feuilles pratiquement identiques : la première provenait de la « mine » de Denissievo, la deuxième de celle de Paradis.

— Veuillez jeter un coup d’śil à ces écrits. Que dites-vous à propos du papier et de l’encre ? Et surtout, c’est l’écriture qui m’intéresse. Comme vous pouvez voir, c’est la même.

Bien que les deux feuilles fussent identiques, les copistes les lurent attentivement. Apparemment, ici on tenait les lunettes pour une ruse du démon, or les vieillards s’étaient abîmé les yeux en recopiant les manuscrits. Le nez sur la feuille, ils mirent une bonne demi-heure à prendre connaissance de la preuve matérielle.

Eraste Pétrovitch attendit patiemment. Il aurait bien aimé voir l’écriture des copistes eux-mêmes. Chacun avait devant lui une pile de feuilles recopiées durant la journée mais, en voyant Fandorine approcher, les quatre vieillards, d’un même geste, avaient retourné le manuscrit afin que le regard d’un étranger ne puisse se poser sur les écritures saintes.

Enfin, ils eurent fini d’étudier le papier. Le doyen répondit pour tous :

— Du papier ordinaire. De l’encre ordinaire. Nous ne savons pas qui l’a écrit. L’écriture est banale, sans ornement.

Les autres opinèrent du chef.

Fandorine n’apprécia pas du tout cette unanimité.

— M-merci.

Il prit les feuilles et se rassit sur le banc.

La visite à Bogomilovo s’annonçait comme un échec sur tous les fronts. Les voyageurs se levèrent, se regardèrent d’un air indécis.

Que faire maintenant ? Continuer ? Mais de quel côté aller ? Et puis les chevaux avaient besoin de repos. Mais il ne fallait pas compter sur l’hospitalité de ces Mathusalem.

— Laissez-moi essayer de les raisonner. Avec l’aide de Dieu, j’y arriverai peut-être, dit le père Vincent au malheureux Aloïs Stépanovitch.

Il contourna la table en faisant froufrouter sa soutane. Puis il se pencha vers le doyen et lui susurra quelque chose à l’oreille. Les trois autres se rapprochèrent.

La tête du doyen se mit à trembler encore plus. Une grimace de dégoût déforma son visage, mais il écouta attentivement. A plusieurs reprises, il fit répéter le prêtre en disant « Hein ? ».

Le pope haussait alors légèrement la voix. L’oreille fine de Fandorine perçut quelques mots prononcés un peu plus fort que les autres.

Tout d’abord, le père Vincent dit : « Une consigne de l’archiprêtre ». Ensuite : « De maison en maison avec une icône ». Et enfin : « Etes-vous d’accord, oui ou non ? »

Après avoir écouté le prêtre, les anciens chuchotèrent entre eux. Le plus âgé écrivit quelque chose sur un bout de papier et le montra au curé, qui leva les yeux au ciel d’un air indigné.

Les copistes reprirent alors leurs messes basses.

Eraste Pétrovitch avait une vue excellente. En faisant un pas en avant et en plissant les yeux, il vit des lettres tracées sur le papier ainsi qu’une espèce de crochet au-dessus : il crut se rappeler que ce genre de signes désignaient des chiffres dans l’alphabet slavon.

Son attention fut soudain attirée par le diacre. Barnabé, lui aussi, avait les yeux rivés sur son supérieur mais, à la différence des autres, qui suivaient ces étranges pourparlers avec curiosité, il avait l’air gêné et malheureux : tout rouge, les yeux baissés, une tête de trois pieds de long.

Fandorine le tira par la manche et, le prenant à part, demanda discrètement :

— Qu’est-ce que c’est que ce commerce ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, répondit Barnabé avec un soupir. Le père Vincent est trop âpre au gain. C’est honteux. Au début, quand il m’a proposé de l’accompagner, j’étais tout content. C’était un si grand honneur pour moi ! Mais après, j’ai compris qu’il m’avait choisi parce qu’il ne me craint pas, il me prend pour un idiot. Quelle est sa mission ? Il devrait convertir ces hérétiques à la vraie orthodoxie, fermer leurs lieux de prière, marier de nouveau les époux. Les schismatiques craignent ça pire que le bagne. Il parle avec les vieux, il les menace, mais après il y renonce contre de l’argent. C’est mal…

— Cela dépend pour qui, dit Eraste Pétrovitch en se retournant vers le pope malin.

Lorsque le diacre entendit ces paroles, son visage s’illumina.

— C’est ce que je pense, moi aussi. Dans le district voisin, il y a aussi des schismatiques. Eh bien là-bas, le prêtre n’accepte pas de cadeaux, il est incorruptible et zélé. Comme il persécute les gens ! Il y en a plein qui ont été jetés en prison à cause de lui. Je pense que le père Vincent est beaucoup plus humain, car la cupidité est un moindre péché que la dureté de cśur.

Cependant, les négociations avaient pris fin, à la grande satisfaction, manifestement, de chacune des parties.

— Je passerai chez vous après, dit le prêtre à voix haute.

Et il les bénit en faisant un signe de croix avec trois doigts.

Les quatre scribes crachèrent par-dessus leur épaule gauche comme un seul homme, mais le prêtre ne se vexa pas.

Il s’approcha de Kokhanovski, l’air ravi.

— Vos camarades ne voulaient pas me prendre avec vous ; pourtant, vous voyez comme je suis utile. Ils ont accepté que je fasse le tour des maisons et que je leur parle tranquillement en tête à tête, que je sonde leurs cśurs. Par la même occasion (il fit un clin d’śil) je me renseignerai sur leur famille. Qui s’appelle comment, quel âge ils ont, etc. Je noterai tout et je vous donnerai ces éléments.

Aloïs Stépanovitch remercia, l’air complètement abattu.

— Et toi, humble moniale, qu’est-ce que tu fais là ? dit le vieillard tremblant en se tournant vers Cyrielle. Pourquoi te frottes-tu aux impurs ?

La conteuse se leva en s’appuyant sur sa crosse. Elle s’inclina avec beaucoup de dignité.

— Un pur ne se salit pas auprès d’impurs, un impur ne se purifie pas auprès de purs. J’ai fait un vśu, mon père. Je marche de par le monde, les yeux fermés, pour le salut de mon âme. J’ai une guide. Je vis d’aumône, je récite des textes anciens. L’hiver, il est difficile de marcher sans y voir, c’est pourquoi j’ai rejoint ces braves gens.

— Toi, réciter des textes anciens ? demanda le scribe avec une moue méprisante. Des contes de bonne femme ou des fables, voilà ce que tu connais, au mieux !

— Je connais des vies de saints, de saintes paroles, rétorqua la conteuse.

— C’est le pire, ça. J’aurais préféré que tu récites des contes frivoles plutôt que d’écorcher les livres saints. Vous autres mendiantes, vous faites du tort à la vieille piété !

Cyrielle écarta sa crosse, s’inclina humblement et répondit :

— Je ne change pas un seul mot, je récite tout comme c’est écrit dans les livres anciens. Tu n’as qu’à m’éprouver, mon père, tu verras par toi-même.

Les copistes s’animèrent. Pour la première fois, quelqu’un d’autre que l’ancien ouvrait la bouche. Il s’agissait d’un grand-père au nez retroussé dont le regard était un peu plus vif que celui des autres.

— Tu connais « Les écrits sur les pères anciens » ? chantonna-t-il d’une voix de ténor.

— Oui, mon père.

— Non, qu’elle récite plutôt les homélies de saint Jean Chrysostome ! proposa un troisième, tout petit, qui avait une épaule plus haute que l’autre.

— C’est trop facile ! Qui ne connaît pas saint Jean Chrysostome ? protesta le quatrième, complètement édenté.

Manifestement, Cyrielle avait trouvé l’unique moyen de ranimer ces rongeurs de manuscrits.

Celui au nez retroussé plissa les yeux d’un air malicieux.

— Tu prétends connaître des vies de saints par cśur ? Connaîtrais-tu celle du moine Epiphane ?

— Oui, mon père.

— Tu n’as qu’à la réciter. Mais pas le début, commence au troisième cahier. La partie où Epiphane construit son ermitage dans la forêt et où le Malin le persécute en lui envoyant des insectes ? Tu te tais, tu ne t’en souviens plus, hein ? ricana l’examinateur.

Cyrielle se redressa et commença à réciter d’une voix égale, blanche :

— « Une autre fois, le diable m’a tenté ainsi : il a introduit dans ma demeure des insectes appelés fourmis sans nombre, et ces fourmis ont commencé à dévorer mes parties intimes en me causant grand mal si bien que je me suis mis à pleurer. »

Le vieillard au nez retroussé monta sur un banc avec une surprenante rapidité, prit sur une étagère un livre relié en cuir, l’ouvrit et les vieillards se penchèrent sur le texte. Ils se mirent à hocher la tête de conserve : manifestement, Cyrielle restituait l’histoire mot pour mot.

— « Et moi, pécheur que je suis, j’ai voulu les ébouillanter. Mais elles ont continué à dévorer mes parties cachées et rien d’autre, ni bras, ni jambes, ni aucune autre partie du corps. Je les écrasais avec mes mains et mes pieds. Mais elles avaient creusé un trou dans le mur et se sont introduites, et dévoraient mes parties intimes. J’ai bouché le trou avec de la terre et j’ai mis de la terre tout autour dans mon ermitage, mais elles ont creusé le mur et la terre et elles dévoraient mes parties intimes. Elles avaient fait leur nid sous le poêle et, de là, elles venaient vers moi et dévoraient mes parties intimes… »

Kokhanovski n’y tint plus : il pouffa de rire et porta sa main à sa bouche. Le policier ricana aussi. Evpatiev, lui, se pencha vers Fandorine et lui susurra à l’oreille, admiratif :

— Qu’est-ce que vous en dites ? Elle récite par cśur !

Cyrielle continua d’énumérer les souffrances endurées par le saint ermite à cause des fourmis pernicieuses.

— « Et j’étais plongé dans l’affliction : quoi que je fisse, elles mordaient mes parties cachées. J’ai pensé coudre un sac pour mes parties intimes, mais je ne l’ai pas fait et j’ai continué de souffrir. J’ai pensé aussi changer mon ermitage de place, mais elles ne me laissaient ni manger, ni travailler de mes mains, ni faire la prière… »

Les vieillards buvaient du petit-lait.

Massa s’adressa à Fandorine pour lui demander en japonais s’il avait bien compris le sens de l’expression « parties intimes ».

— Oui, oui, ne me dérange pas.

Fandorine observait la conteuse avec un grand intérêt. Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire sur son visage impassible, pas la moindre ironie dans ses intonations. C’était une actrice-née ! Si elle avait grandi dans un autre milieu, elle serait devenue une deuxième Sarah Bernhardt ou une Eleonora Duse. Et elle avait une mémoire proprement phénoménale !

Enfin, Epiphane avait réussi à stopper l’invasion des fourmis. Il lui avait suffi en fait de bien prier.

— « Et depuis cette heure-là les fourmis ont cessé de dévorer et de piquer mes parties intimes », conclut Cyrielle. Voulez-vous que je récite aussi le quatrième cahier ou bien cela suffit comme ça ?

Les quatre copistes se levèrent et s’inclinèrent devant elle si bas que leurs têtes touchèrent la table.

— C’est un don de Dieu que tu as, dit le plus âgé, tout ému.

— L’Esprit saint est sur toi, ajouta celui aux épaules déformées.

Celui au nez retroussé essuya une larme et ajouta :

— Je t’invite chez moi, ma mère, nous partagerons ce que le bon Dieu nous donnera.

Les autres en firent autant : chacun voulait inviter Cyrielle chez lui. Une dispute éclata. Profitant de ce moment de confusion, Fandorine s’approcha de la conteuse et lui demanda dans un souffle :

— Demandez-leur par où est parti le fol en Christ. A vous, ils le diront.

Cyrielle ne répondit rien, ne fit même pas un signe de tête, comme si elle n’avait rien entendu. C’eût été tout à fait normal d’ailleurs, car les augustes vieillards faisaient un tapage de tous les diables.

— Je passerai vous voir tous, c’est un grand honneur pour moi, dit-elle bien fort. Et d’ajouter soudain : Seulement dites-moi, mes pères, Laurent le bienheureux, où est-il allé en partant d’ici ? Je l’avais croisé à Denissievo. C’est un homme de grande force.

Plusieurs voix lui répondirent immédiatement :

— Laurent, il est parti vers la source de la rivière.

— Vers le lac Vert !

Les membres de l’expédition échangèrent des regards éloquents.

— Au matin, on part, dit Evpatiev. Les chevaux doivent se reposer. Nous aussi, d’ailleurs. Allons dîner, messieurs – sur le pouce, car personne n’a l’intention de nous inviter.

Ils s’installèrent pour la nuit dans la salle des manuscrits, faute d’autre lieu. Le père Vincent sortit pour prélever le tribut dans les maisons. Il revint en chantonnant.

Kryjov et Kokhanovski firent aussi leur propre tournée : ils espéraient convaincre les vieux un par un. Pour les séduire plus sûrement, ils avaient emporté quatre cartables. En rentrant, ils les avaient toujours sur eux. Un peu plus tard, Cyrielle les rejoignit, conduite par Cabochka. Personne ne lui offrit le gîte : c’eût été un péché. La moniale et la jeune fille s’installèrent dans le vestibule, séparées des hommes.

Tous se couchèrent tôt : il n’était même pas neuf heures, et ils se réveillèrent à quatre heures et demie. La nuit d’hiver était bien sombre.

Le cocher d’Evpatiev s’affairait déjà autour du samovar.

Ils étaient pressés : la journée allait être rude.

Sur le lac Vert, où la rivière Vyga prenait sa source, il y avait quatre villages de vieux-croyants. Comment savoir lequel Laurent avait choisi ? Ils seraient donc bien obligés de les visiter tous.

Ils prirent une rapide collation et partirent.

Le retour

Les cinq traîneaux quittèrent Bogomilovo – le village était silencieux, comme mort – avec force bruit : les chevaux hennissaient, les harnais et les clochettes tintaient. La rivière accueillit le convoi dans son lit blanc moelleux, amortissant aussitôt les sons. On avançait lentement sur la neige fraîche, mais Kryjov, conducteur expérimenté, savait choisir dans l’obscurité les endroits où la couche de neige était plus dure ; les pieds de son cheval, enveloppés dans des sacs de cuir, ne s’enfonçaient presque pas. Dans l’ornière ainsi tracée, les autres suivaient plus facilement.

Le cheval d’Odintsov se trouvait en dernière position, la plus privilégiée : sans cela il n’aurait pas pu tirer trois personnes (cette fois-ci, Eraste Pétrovitch avait pris Massa avec lui).

Fandorine conduisait. Il s’était proposé lui-même. Le rôle du cocher était bien plus facile en queue du convoi, il lui suffisait de suivre.

Accrochée à l’arrière du traîneau d’Evpatiev, une lanterne se balançait devant lui : ainsi, il ne pouvait pas se perdre, même en cas de tempête.

Malgré cela, il avançait lentement, laissant le reste du convoi prendre de l’avance.

Julien, qui parlait de beauté féminine avec Massa (leurs goûts étaient étonnamment semblables), ne s’en rendit pas compte tout de suite. Lorsqu’il jeta un coup d’śil sur le chemin et vit que la lanterne conductrice avait presque disparu dans le noir, il s’en prit au cocher paresseux :

— Qu’est-ce qui se passe, Eraste Pétrovitch ! Accélérez donc ! Donnez-lui un coup de fouet, qu’attendez-vous !

— P-pourquoi frapper un être vivant ? répondit Fandorine d’un air serein.

Et, au lieu de fouetter le cheval, il tira sur les rênes pour arrêter le traîneau.

Il ajouta quelque chose en japonais. Massa sortit leur sac de voyage et se mit à fouiller dedans.

Le policier attendait, se demandant quelle nécessité soudaine avait bien pu provoquer cet arrêt. Quel ne fut pas son étonnement lorsque Massa remit à son maître un cigare et des allumettes.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Vous n’imaginez pas à quel point j’en ai assez de jouer le vieux-croyant !

Eraste Pétrovitch alluma le cigare et fit des ronds de fumée avec délectation.

— Ils ne verront pas que nous ne les suivons plus ! insista Julien.

— Bien sûr que non, pas avant la première halte, reconnut Fandorine. C’est-à-dire dans un bon moment. Et même là, ils n’iront pas nous chercher : j’ai accroché un mot au traîneau de Nikiphore Andronovitch.

Le policier cligna des yeux.

— Un mot ?

— Oui, pour l’informer que nous retournons à Bogomilovo. Je finis juste mon cigare et nous faisons demi-tour.

Odintsov ouvrit de grands yeux étonnés.

— Et nous n’allons plus sauver les gens ? bredouilla-t-il.

— Si, justement. N’avez-vous pas remarqué que les malheurs arrivaient chaque fois après notre départ ? A deux reprises, je m’y suis laissé prendre. Mais il n’y aura pas de troisième fois. Comment faire tourner votre Bucéphale ?

Il tira sur la bride droite : le cheval ne fit que secouer la tête, mécontent. Il tira sur la gauche : l’animal obéit.

— Il est adepte de la circulation du côté gauche, constata Eraste Pétrovitch. Ce cheval est fait pour vivre en Angleterre.

— Diantre, comment n’y ai-je pas pensé moi-même ! Il faut vérifier. Ces vieux ne m’ont pas l’air très nets non plus.

Julien prit les rênes pour remplacer le voiturier qui ne s’en sortait pas – normal, c’était un citadin – et fouetta le cheval de bonne manière. Ils accélérèrent.

Au bout d’une demi-heure, une colline à pente douce surgit dans l’obscurité. Au-dessus apparurent le contour pointu de l’église et des maisons trapues.

Ils entrèrent dans Bogomilovo bien plus discrètement qu’ils en étaient partis.

Ils attachèrent le cheval à un buisson près de la rive, descendirent et avancèrent à pas de loup.

— Où est-ce que nous allons nous cacher ? demanda le policier dans un souffle, avant de répondre lui-même : Dans la salle des manuscrits. Espérons qu’elle n’a pas encore complètement refroidi.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment sans faire grincer les marches du perron, sans claquer la porte. Ils n’allumèrent pas de feu. Massa se posta à une fenêtre, le policier à une autre, Fandorine à une troisième. La quatrième fenêtre donnait sur la rivière, ce n’était pas la peine de la surveiller.

— J’espère m’être trompé, dit Eraste Pétrovitch dans un soupir. S’ils entreprennent de s’enterrer, nous les en empêcherons. Et si tout va bien, nous arriverons bien à rattraper les nôtres.

Tout était silencieux, trop silencieux même. On sait que les vieillards ont le sommeil léger. Sept heures sonnèrent, puis huit : il n’y avait ni lumière ni le moindre mouvement dans aucune des maisons. Certes, il faisait toujours noir. Quand pouvaient-ils faire la grasse matinée sinon pendant l’hiver ?

Fandorine fut distrait un instant de ses pensées inquiètes. Il avait de la chance : la fenêtre qu’il surveillait donnait à l’est.

Le ciel de cette contrée avait un extraordinaire talent de coloriste dans la manière des vieux maîtres vénitiens. Complètement noir au début, il devint bleu peu à peu, ensuite ce bleu s’éclaircit, laissant percer des teintes bordeaux. Il se fit progressivement mauve, écarlate, orange et enfin, un soleil tout rond apparut au-dessus des cimes pointues des sapins, semblable à une pomme qu’un hérisson aurait transportée sur ses piquants.

— Ils dorment trop longtemps, les vieux, dit le policier, coupant court aux élans lyriques de Fandorine. Ils prétendaient se lever à l’aube pour recopier leurs manuscrits. Et ils roupillent !

Eraste Pétrovitch tressaillit, quitta précipitamment son poste d’observation, saisit sa pelisse sur le banc et courut dans la rue.

Massa et Odintsov lui emboîtèrent le pas. Tous les deux crièrent, le policier en russe, Massa en japonais :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Fandorine se trouvait déjà près de la première isba. Il frappa, puis poussa la porte sans attendre la réponse.

Elle s’ouvrit : dans ces contrées, on ne fermait pas le verrou, car il n’y avait pas de voleurs.

La maison était composée d’une seule pièce presque nue, pareille à une cellule de moine. Au milieu, se trouvait une table sans nappe. Dessus, un reste de chandelle et un bout de papier.

Avant même d’y avoir jeté un coup d’śil, Fandorine savait déjà ce qu’il y trouverait.

Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ.

C’était le même texte que d’habitude, tracé d’une écriture différente cependant : ouvragée, avec des boucles et des ligatures. L’encre était toute fraîche. L’encrier se trouvait juste à côté, la plume était restée dedans.

Eraste Pétrovitch grinça des dents, passa le papier au policier, se précipita dans l’isba suivante.

Il y découvrit le même spectacle : une chandelle, un encrier, un mot d’adieu.

Et dans la troisième.

Et dans la quatrième.

La formule était écrite chaque fois de manière différente : manifestement, les calligraphes avaient cherché à montrer leur art pour la dernière fois.

Il n’y avait aucune trace des copistes.

— Ils ont dû aller au village pour dire adieu à leurs proches, supposa Odintsov, qui avait du mal à reprendre son souffle. Ils sont vieux, ils marchent lentement. On les rattrapera ! Au pire, on les sortira de sous la terre !

Il saisit une paire de skis qui se trouvait à l’entrée, prêt à se lancer à leur poursuite.

— Et vous, Eraste Pétrovitch ? Prenez des skis dans n’importe quelle isba ! Il faut faire vite !

— Ils ne sont pas allés au v-village, dit Eraste Pétrovitch en regardant autour de lui. Massa, cherche un sous-sol ou une cave !

— Quelle cave ? s’écria Julien en levant les bras au ciel.

Il trépignait d’impatience.

— Qu’avaient-ils besoin de cave ? On leur apportait tout du village ! Bon, tant pis, j’y vais seul.

Et il dévala le perron.

En effet, aucune des isbas n’avait de cave. Aucun signe de présence d’une mine : ni terre retournée ni trou.

Fandorine et le Japonais finissaient de fouiller l’église lorsqu’ils virent arriver Odintsov, tout essoufflé, couvert de neige jusqu’aux genoux.

— Tu es revenu bien vite. Pourquoi donc ? demanda Eraste Pétrovitch en frappant le plancher devant l’autel.

Le bois rendait un bruit sourd : il n’y avait pas de cavité.

Le policier le regarda d’un air maussade.

— Je ne suis peut-être pas très futé, mais pas non plus un imbécile fini. En courant à travers champs, j’ai vu qu’il n’y avait pas de traces. Ils n’y sont pas allés, au village. Vous aviez raison, Eraste Pétrovitch. Elles se sont enterrées dans les parages, ces espèces de vieilles bourriques têtues.

— Et moi qui espérais que tu aies raison… (Fandorine se frotta le front.) Moi aussi, j’ai pensé aux traces sur la neige. Dans la rue, la neige est bien tassée, il y a des traces de pieds et de traîneaux. Mais ailleurs, rien, juste nos traces à nous, là où nous sommes montés en venant de larivière.

Massa jeta même un coup d’śil tout en haut du clocher. Pourtant, les adeptes de l’enterrement volontaire n’avaient pas grand-chose à y faire.

— Sont-ils montés au ciel ? s’écria le policier avec un geste de désespoir. La terre les a-t-elle engloutis ?

— C’est plutôt la deuxième variante. Mais comment a-t-elle fait pour les engloutir ? Nous avons tout fouillé. A moins que… Ah, les m-maudits !

De nouveau, sans rien expliquer à ses adjoints, Eraste Pétrovitch se précipita dans la rue du village. Massa sauta à bas de l’échelle et le suivit, ainsi qu’Odintsov.

— Où allez-vous ? cria Julien en voyant Fandorine se diriger vers la salle des manuscrits. Nous y étions tout le temps !

Sans l’écouter, Eraste Pétrovitch entra dans la pièce, tourna la tête en tous sens et, soudain, s’approcha du mur qui donnait sur la rivière. Il s’accroupit : là, sous le banc, à peine visible dans la pénombre, se trouvait une petite trappe.

Il l’ouvrit : une échelle vétuste descendait dans le sous-sol.

— Massa, la lampe de poche !

Fandorine et le policier descendirent dans le noir. Ça sentait la poussière et l’encens.

Massa sauta après eux : on eût dit une balle élastique. Il agita sa main pour faire fonctionner la batterie de la torche américaine.

La tache de lumière glissa sur le sol en terre battue, sur les murs en rondins, arracha à l’obscurité un visage sévère : une icône primitive. Puis un deuxième, un troisième…

Une chapelle cachée, dit Odintsov. Dans notre village, il y en avait une aussi, sous le séchoir à blé. Pour avoir où prier au cas où les gens viendraient de la ville démolir l’église.

Fandorine l’interrompit.

— Les vieux avaient tout décidé à l’avance ! Notre venue les a retardés, mais pas pour très longtemps. A peine sommes-nous partis qu’ils sont descendus. Pendant que je fumais mon cigare, idiot que je suis ! Et dire que durant tout ce temps où j’admirais le coucher du soleil ils agonisaient juste au-dessous de nous…

— Attends, Eraste Pétrovitch. C’est qu’ils ne sont pas là ! Et puis, quand nous sommes arrivés, ils étaient en haut, tranquilles, posés, ils faisaient leur travail habituel !

— As-tu vu ce qu’ils étaient en train d’écrire ? Ils étaient peut-être justement en train de rédiger le mot sur « notre patrie ». Et dès que nous sommes partis, ils sont allés s’enterrer dans leur tombeau !

— Maître ! appela Massa en dirigeant la lumière vers le bas.

On voyait une trappe au milieu du sol en rondins. Toutes les fentes étaient soigneusement colmatées avec de la mousse.

— La voilà, la mine, dit Fandorine d’une voix brisée d’émotion, à peine audible.

Une mort difficile

La trappe était fermée de l’intérieur par un cadenas, mais l’effort de six bras puissants suffit pour l’arracher immédiatement avec les gonds.

Une onde d’air confiné – ou plutôt d’absence totale d’air – leur monta au visage.

Quelques gradins en terre battue conduisaient en bas, à droite : la mine avait été creusée à côté de la maison.

Fandorine, recroquevillé, descendit le premier.

Une autre porte.

Soigneusement colmatée, elle aussi, mais sans cadenas : il l’ouvrit d’un simple coup d’épaule.

Malgré une légère fraîcheur qui pénétrait d’en haut, il suffoqua. Son front se couvrit de sueur.

C’est cela, l’odeur de la mort, pensa Eraste Pétrovitch.

La mort sentait la terre gelée, l’air bu jusqu’à la dernière goutte, la cire fondue, l’urine.

Derrière lui retentit le bourdonnement de la lampe de poche que Massa venait d’allumer. La grotte s’éclaira.

La voûte basse tapissée de planches tenait sur un seul pilier en bois au sommet duquel plusieurs étais se rejoignaient à la manière des baleines d’un parapluie.

— Dirige ta torche plus bas !

Quatre corps immobiles gisaient par terre, enveloppés dans des linceuls noirs. Trois d’entre eux étaient étendus sur le dos : on voyait les croix à huit branches brodées sur leur poitrine.

Le quatrième, recroquevillé près du pilier, s’agrippait au socle en bois.

Partout, des chandelles, des dizaines et des dizaines de chandelles consumées à moitié : elles s’étaient éteintes faute d’oxygène.

— Seigneur, accueille les âmes de… murmura Odintsov en se signant avec deux doigts (le choc lui avait fait oublier qu’il n’était plus vieux-croyant depuis longtemps). Laissez-moi passer, Eraste Pétrovitch, il faut les sortir de là…

— Ne bouge pas ! cria Fandorine en montrant le pilier.

Celui-ci était raboté en son milieu – on aurait dit qu’un castor l’avait rongé – et ne tenait que par miracle. Au premier heurt il allait se briser. Il avait fallu des calculs très précis et une habileté extraordinaire pour concevoir cette construction fragile.

Le policier, qui avait déjà fait un pas pour pénétrer dans le caveau, se figea.

— A quoi ça sert ? murmura-t-il.

— Tu as entendu parler de la mort difficile et de la mort douce ? Les trois là-bas ont choisi la difficile. Le pilier raboté, c’est pour ceux qui n’ont pas la force de souffrir le martyre. Il leur suffit alors de pousser le socle…

Massa éclaira la silhouette recroquevillée. Il s’agissait du copiste au nez retroussé : manifestement, le plus coriace des quatre. Ne supportant plus les souffrances, il avait cherché la mort « douce ». Il avait rampé jusqu’au pilier, mais n’avait pas eu assez de force pour faire tomber le toit. C’était lui qui sentait l’urine. Ses ongles étaient sales et ensanglantés : il avait griffé la terre. Heureusement que, sous son capuchon, on ne distinguait pas bien son visage.

— Une mort épouvantable, dit Odintsov en reculant avec une grimace. Que Dieu nous en préserve. Le charpentier de Denissievo, lui, avait eu pitié de sa famille, vous vous rappelez ? Il avait brisé le pilier.

La lumière s’éloigna du cadavre, glissa sur le sol et s’arrêta sur un carré blanc entouré de chandelles des quatre côtés.

Eraste Pétrovitch se mit à quatre pattes et pénétra dans la mine avec mille précautions, en essayant de ne rien heurter. Il tendit la main, attrapa la feuille et revint tout aussi lentement, sans quitter des yeux le fragile pilier.

— Eclaire !

Le papier était entièrement recouvert d’écritures anciennes, non pas calligraphiques comme celles des scribes, mais ordinaires, presque des lettres d’imprimerie. On pouvait reconnaître la main qui avait tracé les missives trouvées dans les autres mines.

Mais le texte était différent.

Fandorine lut à haute voix, syllabe par syllabe, les mots qu’il déchiffrait avec peine :

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété… »

Le policier lâcha un juron : un écho parcourut la crypte et le pilier émit un grincement menaçant.

— Le commissaire ! Quel fumier ! Il prétend être un homme instruit ! Mon śil ! Ce c… n’est bon qu’à garder les cochons ! ajouta Julien dans un souffle. Vous avez oublié, Eraste Pétrovitch ? A Denissievo, j’avais trouvé le même papier et je l’avais donné au commissaire ! Et lui, il l’avait jeté par terre après avoir lu le début !

En effet, si Fandorine n’avait pas été si absorbé par le déchiffrage de l’alphabet slavon, il y aurait pensé également. Le gradé avait qualifié le papier de « délire de schismatique » et il l’avait jeté.

Cela voulait dire que les suicidés laissaient deux lettres, et non pas une. La première était adressée au monde qu’ils quittaient ; la deuxième, qu’ils emportaient avec eux dans la tombe, n’était pas destinée aux regards extérieurs.

Ah, s’il l’avait su dès le début !

Mais il ne servait à rien de se fustiger. Mieux valait tard que jamais.

— Venez, on va la lire à la l-lumière.

Le lac Vert

Le policier, qui s’était rendu au Grand Bogomilovo, c’est-à-dire au village, en revenait suivi d’une foule : les habitants souhaitaient dire adieu à leurs vieillards. Il y avait des femmes et des enfants, mais personne ne pleurait : le choc était trop grand, sans doute. Ou bien ils ne voulaient pas exprimer leur chagrin devant un étranger. Les copistes sont des gens à part, ils ne ressemblent à personne.

— Partons, Eraste Pétrovitch. Laissons-les se lamenter tout leur soûl, s’empressa de dire Julien qui semblait avoir honte de sa cocarde et de ses boutons d’uniforme marqués de l’aigle bicéphale.

En effet, il fallait partir vite.

Depuis la veille, la neige avait cessé de tomber. La piste tracée par l’attelage s’était bien conservée, ils purent avancer vite. Dans l’après-midi, lorsque la neige eut bien durci sous l’effet du soleil, Fandorine et Massa descendirent du traîneau à tour de rôle pour courir une bonne heure. Odintsov essaya d’en faire autant mais, par manque d’habitude, il s’essouffla au bout d’un kilomètre.

Ils ne firent qu’une brève halte pour nourrir le cheval. Il leur fallait absolument arriver au lac Vert avant la nuit.

Et c’est ce qui se passa : le lac leur apparut dans le dernier reflet du jour déclinant.

Peut-être qu’en été, ce lac était vert en effet, mais à présent, une semaine après l’Epiphanie, on n’y voyait pas une seule tache verte. Une large plaine blanche bordée d’arbres nus tout noirs, sans un seul conifère.

Le sillon les conduisit à un élargissement de la rivière au-dessus duquel, éclairée par le soleil couchant, se dressait une petite maison en rondins.

— Ce sont les chasseurs qui l’ont construite, expliqua Odintsov. L’hiver, quatre chemins partent d’ici, dont deux longent la rive : celui de gauche conduit vers Salazkino, celui de droite, vers Latynino. Un troisième traverse le lac en direction de Bakhroma. Enfin le quatrième chemin part en diagonale, vers Bestchegda. Partout, ce ne sont que des schismatiques, des sans-popes, et ils vivent de la pêche. Impossible de savoir où sont allés les nôtres.

— Ils n’y sont pas allés tous, en tout cas, répondit Fandorine, qui scrutait le paysage, la main en visière.

Il venait de remarquer un attelage couvert, de forme carrée, devant la maison : sans doute était-ce le traîneau d’Evpatiev.

En s’approchant, ils entendirent un bruit de hache régulier et aperçurent le cocher. Il coupait du bois.

Un homme de haute stature, la chemise ouverte sur la poitrine, sortit sur le perron. C’était Nikiphore Andronovitch.

En voyant les nouveaux arrivants, l’industriel fronça les sourcils.

— Il a l’air furieux, marmonna Julien. Il serait capable de ne pas nous laisser entrer.

Sans en arriver à de telles extrémités, Evpatiev déclara toutefois d’entrée de jeu qu’il exigeait des explications. Dans son mot, Fandorine s’était contenté de dire que les passagers du dernier traîneau avaient pris la décision de retourner à Bogomilovo.

Mais, en apprenant ce qui s’était passé après leur départ, Nikiphore Andronovitch cessa de faire la tête. Son commentaire à propos de la mort des copistes fut bref et précis, sans états d’âme :

— C’est la pire chose qui pouvait nous arriver. Ces anciens jouissaient d’une grande autorité. Leur exemple sera suivi par plusieurs. Ah, Laurent, Laurent, il a bien calculé son coup !

Puis il leur parla de leurs compagnons. En arrivant à ce croisement de quatre chemins, les membres de l’expédition avaient décidé de se séparer.

Aloïs Stépanovitch s’était rendu dans le village le plus important, Bakhroma.

Kryjov, son adjoint, à Bestchegda.

Le prêtre et le diacre avaient entrepris de se rendre à Latynino à skis.

Le psychiatre était parti à pied pour Salazkino, le village le plus proche, facilement accessible par un bon sentier.

— Et moi, je suis resté ici, conclut-il. J’attends que les quatre responsables des villages viennent me rejoindre. Nous allons réfléchir ensemble à ce que nous pouvons faire pour protéger les gens.

— Pas bête, approuva le policier. Loin de leurs villageois, les anciens seront peut-être plus arrangeants.

— Et nos dames ?

Ce mot fit sourire Nikiphore Andronovitch.

— Elles nous ont quittés. Cyrielle avait son propre itinéraire. Elle est partie à travers la forêt pour le monastère de la Vieille Piété.

— Qui habite là-bas ?

— Personne. Autrefois, il y avait des moniales, mais la dernière est morte il y a déjà une dizaine d’années. C’est un lieu de prière, de pèlerinage. Il y a une chapelle Sainte-Parascève : cette sainte veille sur la paix des ménages et la santé des enfants. Les bonnes femmes d’ici y vont souvent avec leurs gamins. Cyrielle a décidé d’y conduire la gamine. Ou plutôt, c’est la gamine qui la conduit. Et vous, que comptez-vous entreprendre, messieurs ?

— En ce qui me concerne, j’ai de la lecture. Il est question de brebis dans ce texte. Je dois y réfléchir.

Fandorine s’assit à table, approcha la lampe à pétrole et sortit le mot de sa poche.

— Quelles brebis ?

— Des brebis à la toison blanche. C’est un document passionnant. Je ne l’ai lu qu’une fois et en toute hâte. A présent, je veux l’étudier. Je vais vous le lire à haute voix. Soyez attentifs. Je suppose que cet écrit donne la c-clef de l’énigme.

La clef

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété, lut Fandorine après avoir expliqué d’où il tenait ce papier, le même que dans la mine de Denissievo. C’était une bâtisse solide, entourée de pâturages où paissait force bétail, surtout des brebis à la toison blanche. Et le père supérieur m’a ordonné, pour m’éprouver, de garder un troupeau de brebis fort nombreux. Un jour, comme j’étais fatigué de mon labeur, je me suis assis à l’ombre d’un chêne et je me suis endormi et il m’est venu un songe. J’ai vu une terre du bien des justes… »

— Pardon ? demanda Odintsov, qui écoutait avec la plus grande attention.

— « Une terre du bien des justes », répéta Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. Je ne sais pas ce que cela veut dire.

Evpatiev s’écria avec impatience :

— Lisez donc ! Je connais ce texte. Je vous expliquerai après. Lisez !

— « J’ai vu une terre du bien des justes. Et j’ai eu grand-peur et une terrible faiblesse est descendue dans mes membres : j’étais assis dans un vaste pré, à côté d’une forêt sombre, et je dormais, et pendant ce temps, mes brebis s’étaient dispersées. Et dans mon rêve, je m’éveillais et voyais qu’un grand malheur était arrivé : toutes mes brebis blanches s’en étaient allées. Les unes se trouvaient à l’orée de la forêt et leur toison paraissait foncée dans l’ombre des arbres. Les autres avaient pénétré dans la forêt et de là parvenaient cris et bêlements, car les loups s’étaient jetés sur elles. Le soleil était déjà tout bas, et près de se coucher, et les loups allaient surgir de la forêt et dévorer tout mon troupeau.

« Une peur terrible me saisit dans mon rêve, j’ai commencé à courir à travers le champ, mais que pouvais-je faire ? Je ne pouvais plus rassembler mes brebis, elles s’en étaient allées trop loin.

« J’avais près de moi un petit reste : un mouton, une brebis et un agneau. Je leur ai donné un coup de verge, je les ai chassés vers le chemin, ils se sont mis à courir, Dieu soit loué. Ils allaient se sauver.

« Ayant esté trouvé un autre peu, je les ai chassés aussi… » Ce n’est pas clair : que veut dire “ayant esté trouvé” ? dit Fandorine en interrompant sa lecture.

— Ce sera sans doute une forme grammaticale archaïque, je ne suis pas un spécialiste du slavon. Ou tout simplement une faute du scribe. Cela arrive souvent : il y en a un qui se trompe et ensuite tous les autres recopient pieusement son erreur, par crainte du péché.

— Plus loin, ce n’est pas très clair non plus. « Puis verbe un troisième… »

— Si, c’est parfaitement clair. Cela veut dire : « tout en parlant, en marmonnant… ».

— « Puis encore un demi-peu. Après quoi, j’ai vu que c’était trop tard pour sauver les autres. Le soleil s’était déjà caché à moitié derrière la forêt, les loups et les louves se tenaient derrière les arbres, la gueule ouverte, ils étaient légion, et tout devant, le Loup Antéchrist, avec une croix orthodoxe plantée en plein front, et le nom de cet Antéchrist était Zoud. J’étais perdu ! Qu’allais-je dire au père prieur lorsqu’il me demanderait : “Où sont mes brebis ?”

« Humble pécheur, je suis tombé à genoux et j’ai fermé les yeux pour voir le ciel et non la terre. Je me suis mis à prier la Sainte Mère de Dieu : “Protège-moi et apprends-moi, ô Sainte Vierge, comment sauver mes blanches brebis ?”

« La Très-Pure a eu pitié de moi et elle m’est apparue sur son nuage doré en me disant : “Tu ne sauveras pas les brebis blanches, sauve les agneaux blancs.”

« Je me suis levé, j’ai lâché mes chiens, le chien et la chienne. Le chien a pris peur en voyant des loups menaçants, il s’est enfui la queue entre les jambes. La chienne n’a pas eu peur, elle a rassemblé tous les agneaux blancs qui étaient dans le champ et elle les a chassés vers le couvent. Derrière moi, j’entendais pleurs et cris : les loups dévoraient le reste du troupeau.

« Le père supérieur est sorti vers moi et il m’a demandé : “Dis-moi, novice, où est mon grand troupeau ?”

« Je me suis jeté à ses pieds en pleurant : “Je suis un grand pécheur, maître, je suis faible et indigne. Je t’ai envoyé le peu de brebis blanches que j’ai pu sauver, et aussi des agneaux, le reste a péri.”

« Et le supérieur m’a répondu : “Petits et blancs, ils auront des ailes et ils deviendront des anges.”

« Il m’a pardonné et m’a béni. » Il n’y a rien d’autre. C’est t-tout. Rien au verso non plus. Qu’en dites-vous, Nikiphore Andronovitch ?

Evpatiev déclara, sûr de lui :

— Il n’y a là aucun secret. C’est un extrait de la « Vision du père Ambroise », un texte assez connu de l’époque de Pierre le Grand. Ambroise est un des enfants spirituels de l’archiprêtre Avvakoum, nous connaissons très peu de chose sur lui. La « Vision » est écrite dans une langue parlée très simple : il s’agit donc d’un laïque qui n’a pas reçu d’éducation ecclésiastique. Il existe beaucoup de variantes de cet écrit. Comme je l’ai déjà dit, on y trouve des différences d’interprétation ou, tout simplement, des passages obscurs. Je peux jeter un coup d’śil ?

Nikiphore prit la feuille et la regarda attentivement.

— Le texte a été recopié récemment. Il y a des négligences, ce qui est exclu chez les copistes professionnels d’aujourd’hui. Par exemple, il manque le signe dur à la fin de Zoud, le nom du Loup Antéchrist…

Il rendit la feuille à Fandorine et poursuivit.

— Oui, je dois vous décevoir. Il n’y a rien d’ésotérique. Quant au rêve d’Ambroise sur les brebis blanches et les loups, je le connais depuis que je suis enfant. C’est une allégorie poétique sur le devoir qu’a le pâtre de protéger ses ouailles du démon.

— Et que signifie la métaphore du chien qui s’enfuit et de la chienne courageuse ?

— C’est bien connu : la tradition des vieux-croyants tient grâce aux femmes. A l’époque d’Ambroise ce n’était pas le cas, mais il n’est pas prophète pour rien… Et il ne faut pas s’étonner que les suicidés prennent ce texte avec eux dans la mine : ils sont persuadés d’avoir fui les loups et de s’être abrités en un saint lieu…

— Il ne sert donc à rien, ce papier ? Saloperie ! cracha le policier.

Il se posa sur le banc, découragé.

Tous les trois se turent.

Eraste Pétrovitch alla jusqu’à la fenêtre derrière laquelle s’étalait un paysage nocturne tout à fait en harmonie avec son état intérieur. Il sortit de sa poche un vieux chapelet vert et commença à l’égrener.

Massa observait son maître avec angoisse et espoir. Evpatiev voulut dire quelque chose, mais le Japonais lui fit « Chut ! » en portant son doigt à ses lèvres.

Nikiphore Andronovitch haussa les épaules, prit sur la table une jolie gourde en argent et but au goulot.

— Vous ne voudriez pas un coup de rhum ? Vous devez être fatigué du voyage, proposa-t-il.

Le Japonais émit de nouveau un bruit de protestation, mais c’était trop tard : Fandorine avait été interrompu dans sa réflexion.

— P-pardon ?

Eraste Pétrovitch se retourna et regarda l’industriel d’un air distrait.

— Vos convictions religieuses ne vous interdisent-elles pas de boire de l’alcool ?

— C’est un péché, mais un péché véniel. Pas du tout comme fumer de l’herbe de Satan, dit Evpatiev en souriant, sans doute pour remonter le moral à son interlocuteur découragé. Un vieux-croyant pur et dur n’aurait jamais bu avec vous dans le même récipient, mais je prends ce risque, poursuivit-il sur le même ton.

Un sur la gourde :

N. A.

M

— Je comprends N. et A. Mais que vient faire là ce M ? demanda Fandorine, toujours aussi distrait, en prenant du rhum. Votre nom commence bien par un E ?

— Ce ne sont pas mes initiales, expliqua Evpatiev. C’est un nombre. Vous voyez un petit accent sur le M ? On l’appelle « titre ». La lettre M, le mysleti de l’alphabet slave, qui veut dire méditation, signifie 40 lorsqu’elle est surmontée d’un titre. Mes commis m’ont offert cette gourde pour mes quarante ans.

— Méditation ? répéta Fandorine. Méditation ? C’est exactement cela ! Il faut méditer et non pas…

Il saisit le texte, y plongea son regard.

— Mais bien sûr ! Ce sont des chiffres !

— Hein ? fit Odintsov.

Massa se pencha en avant, lui aussi.

— Des chiffres ?

— De quoi parlez-vous ? demanda Nikiphore Andronovitch en examinant la gourde.

— La lettre dobro, le bien, correspond à quel nombre ? demanda promptement Eraste Pétrovitch, les yeux rivés sur la feuille.

— Quatre.

— Eh oui, tout est donc indiqué. Et la lettre esté, « être » ?

— Cinq.

— Ça colle parfaitement ! Et glagol ?

— Glagol, « verbe », ou « parole », correspond à trois. Mais qu’est-ce que cela peut…

— Et ije, que j’ai interprété ici comme « peu » ? C’est un chiffre aussi ?

— Oui. Cela signifie huit.

— Donc un demi-ije, c’est quatre. Eh bien, je comprends tout ! A l’exception du b-bien des justes !

Les trois hommes se précipitèrent vers Fandorine. Evpatiev et Odintsov, le souffle brisé d’émotion, le bombardèrent de questions. Massa le regardait tout simplement dans les yeux, avec une impatience si passionnée qu’Eraste Pétrovitch eut honte.

— Excusez-moi, messieurs. Je vais vous expliquer ce que je viens de comprendre. Et nous avancerons ensemble.

Il s’essuya le front avec le magnifique mouchoir où étaient représentés des lutteurs de sumo.

— J’avais raison. Ce fragment contient en effet la clef de l’énigme. Une instruction ou une prophétie. Très probablement une prophétie que certains ont considérée comme une injonction, et un mode d’emploi…

— Ne pourriez-vous pas être plus clair ? supplia Nikiphore Andronovitch.

— Tous les mots qui semblent superflus dans le texte forment un code extrêmement simple. Dans sa vision, Ambroise sauve d’abord un petit reste du troupeau, un mouton, une brebis et un agneau. C’est-à-dire un couple avec enfant, comme à Denissievo, où sont morts enterrés le charpentier, sa femme et leur bébé. Plus loin, il est dit : « Esté trouvé un autre peu, que j’ai chassé aussi. » « Esté », c’est le chiffre cinq, et ce sont cinq personnes qui se sont enterrées au village de Paradis. « Puis verbe un troisième… » Le « verbe », c’est un trois ! C’est à propos du village de Barbouillevo où périrent trois personnes : l’ancien avec sa femme et sa fille. Plus loin dans la « Vision » on trouve : « Puis, encore un demi-ijé », c’est-à-dire quatre…

— Les quatre pépés ! s’écria Massa qui dévorait son maître des yeux.

— Faites voir ! s’écria Evpatiev en arrachant la feuille à Fandorine. En effet ! C’est une coïncidence extraordinaire. La prophétie s’est accomplie ! Mais que signifie…

— Un instant ! dit Eraste Pétrovitch en l’interrompant.

Il ne se rendait même pas compte que ses doigts égrenaient frénétiquement le chapelet.

— « Le bien des justes », ce sont quatre justes, c’est-à-dire quatre villages de vieux-croyants ! Comme ici, sur le lac Vert.

— J’ajouterai encore quelque chose, dit Nikiphore Andronovitch en désignant la lettre. Qu’est-ce que c’est, d’après vous ? Là, sous le nom du Loup Antéchrist ? Vous voyez cette espèce de crochet ? En lisant, vous n’en avez rien dit et je ne l’avais pas vu non plus.

Fandorine regarda l’étrange signe qui précédait le nom de Zoud.

— J’ai cru que c’était une rature.

Ce fut le tour d’Evpatiev d’épater ses compagnons.

— Non, ce n’est pas une rature ! C’est le nombre 1 000. Suivi des quatre lettres qui forment le mot « Zoud », il forme le nombre 7 404. Attendez, attendez ! Nous avons trouvé la réponse ! L’Antéchrist s’appelle 7 404. Vous comprenez ? s’écria l’industriel, manifestement bouleversé par sa propre découverte.

— N-non, pas tout à fait.

— Selon le calendrier russe ancien, depuis le 1er septembre nous sommes entrés dans l’année 7404 après la création du monde. Le recensement a coïncidé avec l’année indiquée dans la prophétie ! C’est pour cela qu’ils s’enterrent tous !

Fandorine, tout pâle, rectifia :

— Non, pas tous. Le commentateur de la prophétie n’avait initié à ce mystère que quelques élus. Il donnait le texte, en expliquait le sens. Ainsi a-t-il « sauvé » d’abord trois personnes, puis cinq, puis encore trois et, à la fin, quatre. Ceux qu’il avait désignés avaient accepté la m-mort sans rechigner. Ils devaient être fiers de faire partie des élus, par-dessus le marché ! Mais il reste les « agneaux blancs » qu’Ambroise a ramenés au couvent en grand nombre. Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils si chers au « père supérieur », c’est-à-dire, au Seigneur ? Autrement dit, qui sera la prochaine victime ?

— Le fol en Christ nous le dira, proféra le policier d’un air menaçant en secouant son toupet. Il doit être dans les parages, ce maudit Laurent, près du « bien des justes ». Il ne nous échappera pas, c’est sûr ! D’ici, il ne peut plus aller nulle part. Je chausserai mes skis pour le chercher sur les quatre…

Eraste Pétrovitch l’interrompit, dépité :

— Tais-toi, Julien ! Ce n’est pas lui, notre homme ! Laurent n’y est p-pour rien.

Un silence de mort s’installa dans l’isba.

Les brebis blanches et noires et les agneaux blancs

— Nous croyions poursuivre les semeurs de la contagion, alors que nous transportions nous-mêmes le mal. Le malheur ne nous devançait pas, il nous suivait à la trace. N’est-ce pas ? Lorsque nous arrivions dans un village, il y régnait paix et tranquillité. A peine étions-nous partis que la mort frappait. Vous rappelez-vous, le docteur avait surnommé notre groupe fort hétérogène « détachement sanitaire de prévention des épidémies » ? Il faudrait changer la formule en « détachement de diffusion des épidémies ».

— Attends, attends, Eraste Pétrovitch ! s’écria le policier, qui, comme toujours lorsqu’il était bouleversé, passait au tu. Où veux-tu en venir ?

Nikiphore Andronovitch pouffa :

— Vous y allez un peu fort… C’est n’importe quoi ! Soupçonneriez-vous Cyrielle, cette Cassandre de la vieille foi ?

Après avoir réfléchi, Fandorine hocha la tête.

— Non, ça ne colle pas. Vous dites qu’elle s’est dirigée vers un monastère vide ? Comment s’appelle-t-il déjà ?

— Le monastère de la Vieille Piété.

— C’est ça. Mais il n’y a personne qui y habite, or le sauveur de brebis a besoin de nouvelles victimes, les f-fameux agneaux blancs. Le provocateur qui sème la mort n’est pas nécessairement un vieux-croyant.

— Eraste Pétrovitch, ne nous fais pas languir. Dis-nous qui c’est, implora Julien.

— Cela peut être n’importe qui ! Par exemple, Léon Sokratovitch Kryjov, qui cite souvent Serge Guennadievitch, dont il partage manifestement les idées.

— Quel Serge Guennadievitch ? s’étonna Evpatiev.

— Netchaïev le terroriste. Celui qui, depuis trente ans, appelle la Russie à la violence et qui a écrit le Catéchisme révolutionnaire. Je connais ce document extraordinaire par cśur, car il provoquera encore bien des malheurs. « Au fond de son être, le révolutionnaire a rompu avec toutes les lois, toutes les règles, toutes les conventions communes, avec la morale de ce monde. Il est l’ennemi juré du monde et, s’il continue d’y vivre, c’est pour mieux le détruire. » Ou bien, et c’est encore plus direct : « Notre association n’a pas d’autre objectif que la libération complète et le bonheur du peuple, c’est-à-dire des ouvriers. Convaincue que cette libération et ce bonheur ne peuvent être obtenus que par la voie d’une révolution populaire absolument destructrice, l’association emploiera toutes ses forces et tous les moyens à sa disposition afin de développer et d’attiser les maux et les malheurs qui doivent mettre fin à la patience du peuple et le pousser à une insurrection totale. » Du point de vue d’un nihiliste, n’importe quel bouleversement, en déséquilibrant la masse, rapproche le moment de la grande révolte. Plus le peuple se porte mal et plus le bateau du pouvoir, que Kryjov appelle « la nef des fous », coulera vite.

— Exact ! C’est Kryjov ! cria le policier. L’autre jour, un capitaine de la Sûreté a fait une conférence sur les révolutionnaires nihilistes. Ce sont des chiens enragés, ils veulent la ruine du pays !

Evpatiev devint très sérieux.

— Hum, en effet… Kryjov avait visité ces villages à plusieurs reprises. Les gens le connaissaient, ils lui faisaient confiance. Il faut que nous allions immédiatement à Bestchegda !

— Attendez. Votre psychiatre, Anatole Ivanovitch Chechouline, ne m’inspire pas confiance non plus. Sa venue est déjà suspecte : il arrive comme par hasard dans le foyer d’une épidémie de suicides qu’il avait lui-même prédite. J’ai observé cet homme. Il est possédé par un démon très puissant que l’on appelle l’ambition, et dans l’une de ses formes les plus douloureuses, à savoir l’ambition scientifique. N’a-t-il pas cédé à la tentation d’aider un peu son pronostic ? N’est-ce pas pour cela qu’il est venu ? Il avait du mal à cacher sa joie chaque fois qu’il y avait une nouvelle victime. Et d’un. N’ignorons pas non plus ses dons d’hypnotiseur qu’il nous a démontrés lors de la crise d’épilepsie de Laurent. Anatole Ivanovitch a étudié les mécanismes de la suggestion. Et de deux. Autre chose encore. Pourquoi ce psychiatre brillant, qui n’a eu aucun mal à soumettre le fol en Christ à sa volonté, n’a-t-il pas essayé de mettre en cause, ne serait-ce qu’une fois, la fausse version qui nous guidait ? Après cet incident, il aurait dû comprendre que Laurent appartient à ceux qui se laissent hypnotiser et non à ceux qui hypnotisent, et qu’il y avait donc peu de chances que ce soit lui le coupable.

— C’est juste ! affirma Nikiphore Andronovitch en frappant du poing sur la table. Il m’a déplu dès le début. « J’avais prédit ! », « On s’était moqué de moi ! », « Ma conférence à Pétersbourg aura un grand succès ! »… Et le regard qu’il a ? Il vous transperce !

Le policier saisit sa chapka.

— Mes braves messieurs, nous perdons notre temps ! Où est-il allé ? A Salazkino ? C’est à cinq verstes seulement. On va cueillir ce Judas direct !

— Ou prenons le curé, poursuivit Fandorine d’un air méditatif sans accorder la moindre attention à Julien. Si l’on cherche celui à qui la situation profite, eh bien le père Vincent avait tout intérêt à ce que l’épidémie se propage. Aujourd’hui, il mène une existence misérable. Pâtre sans ouailles, petit extorqueur, le t-type le plus méprisable de la région. Il doit haïr les vieux-croyants et leurs coutumes ! Et qu’est-ce que c’est que cette excursion étrange ? Est-il possible que ce soit uniquement pour de l’argent ? Avez-vous remarqué que dans chaque village il faisait le tour des maisons « pour un entretien édifiant » ? Peut-être qu’en réalité il montrait la « Vision » en faisant peur aux plus superstitieux ? Après que la nouvelle des suicides de Sterjenets se sera répandue dans toute la Russie, les autorités prendront sans doute des mesures draconiennes pour éradiquer la vieille foi.

— C’est vrai ! Ce pope est notre premier ennemi à nous tous ! confirma Evpatiev avec ardeur. Qu’est-ce qu’il craint le plus ? Que les vieux-croyants deviennent raisonnables, civilisés. Que le peuple choisisse une façon moins radicale de pratiquer la vieille foi, qu’il ait ses propres prêtres et évêques. Ce sera sa fin, il ne pourra plus sucer notre sang. Après tout, Kryjov et Chechouline sont des gens instruits, tandis que là on sent la méthode jésuite, on sent la main d’un pope !

— Et en plus, il y a ce diacre avec lui, renchérit le policier. On dirait une andouille finie, et en fait il est du genre fouineur, à promener son nez partout. L’oreille baladeuse, les yeux fureteurs ! Si c’est le pope qui sévit, alors le diacre est son complice. Je sais comment m’y prendre ! On me l’a appris. Il faut les arrêter et les interroger séparément. S’ils commencent à louvoyer, s’ils hésitent, s’ils divergent dans leurs mensonges, ils seront faits comme des rats.

Nikiphore Andronovitch dit alors d’un air inquiet :

— Ils sont allés à Latynino. Je leur ai proposé mon traîneau et mon cocher, ils n’en ont pas voulu. Nous irons à skis, qu’ils ont dit. Jusque-là, le curé n’aimait pas trop secouer son bide pour rien.

— Ceux de Latynino, on les traite de « têtes blanches », se rappela soudain le policier. C’est vrai qu’ils sont tous blondasses. Si ça se trouve, c’est eux, les agneaux blancs ! Les popes sont allés les exterminer ! Partons, messieurs, et au plus vite !

— Mitka ! cria l’industriel au cocher en entrouvrant la porte. Attelle, vite !

— A propos de Mitka, poursuivit Eraste Pétrovitch sur le même ton, qui figea sur place l’industriel. Votre cocher, il ne faudrait pas l’écarter non plus. Durant tout notre voyage, je ne lui ai pas entendu prononcer un seul mot. Il est discret, il reste toujours les yeux baissés, il essaie de ne pas attirer l’attention. Quand nous entrons dans un village, il disparaît pour réapparaître tout aussi brusquement. Quel genre d’homme est-il ? Est-il pieux ? Aime-t-il lire les vieux livres ?

— Comme la plupart des vieux-croyants, marmonna Evpatiev d’un air hébété en refermant la porte avant de se laisser choir sur le banc. Mon Dieu, faut-il suspecter tout le monde ?

Le travail de déduction se poursuivit sans la participation directe d’Eraste Pétrovitch, qui se replongea dans l’écrit ancien.

— Et on a oublié notre grand statisticien ! s’écria le policier. On a tort !

— Kokhanovski ? Arrête ! s’écria Nikiphore Andronovitch en éclatant de rire. Lui, un criminel ? Qu’est-ce que tu lui trouves ?

— C’est un Juif ! Ils ont crucifié le Christ et ils détestent les chrétiens !

— Qui est juif ? Aloïs Stépanovitch ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’as jamais vu un Juif de ta vie !

— Moi, peut-être que je n’en ai jamais vu, mais M. le capitaine de la Sûreté nous a donné des instructions. Les Juifs, ils ont les cheveux noirs, un nez comme ça et des lunettes, à tous les coups. Le portrait craché de Kokhanovski. Même qu’il porte un prénom suspect : Aloïs !

— Et alors ? Si c’était Jacob, Boris ou encore Siméon, là d’accord. Mais Aloïs. A mon avis, il est d’origine polonaise.

— C’est pas tellement mieux.

Tandis qu’ils se disputaient au sujet de l’appartenance ethnique de Kokhanovski, Fandorine et Massa devisaient en japonais.

— Maître, le prêtre avec Barnabé, il faut les exclure de la liste des suspects, tout comme le statisticien avec son aide. Ils sont arrivés dans le premier village en même temps que nous. A ce moment-là, trois personnes avaient déjà péri. Quelqu’un leur avait proposé de devenir des brebis blanches et ils avaient accepté. Tandis que le docteur Chechouline, c’est une autre paire de manches. Il se trouvait au village. Ces deux-là aussi, d’ailleurs.

— J’y avais pensé. On ne peut exclure personne, répondit Fandorine avec un soupir. Le curé tout comme le statisticien viennent souvent dans ces contrées. Ils auraient pu faire un crochet par là auparavant.

L’industriel et le policier se turent, échangèrent un regard plein de sous-entendus. Sans comprendre le japonais, ils avaient manifestement abouti à la même conclusion que Massa.

— Toi, Nikiphore Andronovitch, tu es suspect aussi, dit Odintsov avec un sourire mauvais. Les schismatiques sans-popes, tu ne peux pas les piffrer, on le sait bien. Tu voudrais que tous, ils s’alignent sur vous autres, qui avez votre clergé. Tu l’as dit tellement de fois ; même que dans ton journal on en parle sans arrêt. Tu es un gars malin, une forte tête. Tu aurais très bien pu former le projet de détourner la société de tous ces anciens, ces chuchoteurs et ces fols en Christ pour les ramener à ta foi d’un coup ! C’est drôlement habile !

Evpatiev poussa un cri.

— Qu’est-ce que tu racontes, espèce d’animal ! C’est peut-être toi le provocateur ? Un renégat comme toi ne recule devant rien ! Il n’y a pas pire ennemi pour un vieux-croyant que le converti. Cette vile idée pue le département de la Sûreté ! Vous cherchez à éliminer la vieille foi ! Je vous connais ! C’est ce capitaine dont tu parles sans arrêt qui t’a recruté ! Avoue, Judas !

L’industriel empoigna le col du policier, Julien saisit Evpatiev à la gorge et, sans l’intervention de Massa, ils auraient fini par s’abîmer mutuellement le portrait.

Le Japonais frappa légèrement le coude du policier du revers de la main, et le bras d’Odintsov retomba le long de son corps, tout engourdi. Quant au capitaliste, Massa se montra un peu plus délicat avec lui : il lui serra les poignets, et ses mains lâchèrent prise.

— Chez nous il n’y a pas de blebis blanches, dit l’Asiatique, conciliant. Il n’y a que des noiles.

L’ordre était rétabli. Les bagarreurs respiraient difficilement mais n’essayaient plus de se jeter l’un sur l’autre. Nikiphore Andronovitch semblait en plus avoir honte : lui, un homme sérieux, un entrepreneur, propriétaire d’un journal, s’était battu avec un subalterne ! Il était tombé bien bas.

— Mais qu’est-ce qu’il fait, Mitka ? Il n’a pas fini de hacher le bois ! Il faudrait allumer le poêle, il fait froid. Il va geler cette nuit… Hum.

Evpatiev toussota et regarda autour de lui, puis ajouta :

— La petite de Cyrielle a oublié son écharpe…

En réalité, on pouvait difficilement qualifier d’écharpe l’espèce de torchon en laine qu’il venait de ramasser par terre.

— Pourvu qu’elle ne prenne pas froid, elle a un cou tout fluet. L’épreuve de l’humiliation ! Je veux bien, mais Cyrielle pourrait tout de même la vêtir plus chaudement. La gamine ne porte que des haillons, et le couvent n’est pas tout près.

— J’ai remarqué que vous n’appeliez jamais Cabochka par son prénom. Pourquoi ? demanda Fandorine en levant les yeux de sa feuille.

— Un prénom, ça ?

— Je pensais que c’était quelque prénom ancien, utilisé uniquement par les vieux-croyants.

Evpatiev hocha la tête, vexé.

— Vous avez une bien piètre opinion de nous ! Nous ne donnons pas des sobriquets de chiens aux personnes ! On l’a appelée ainsi provisoirement pour l’humilier. Ça vient de cabot. On appelait ainsi les vieux-croyants qui, de leur propre gré, s’engageaient au service de l’Etat comme soldats ou policiers. (Il jeta un coup d’śil à Odintsov.) Cabochka est un sobriquet méprisant. C’est fait exprès pour que la gamine apprenne l’humilité. Une coutume infâme ! Je ne pense pas qu’on puisse apprendre quoi que ce soit par l’humiliation…

— La chienne ! s’écria Eraste Pétrovitch.

— Pardon ?

— Il est écrit ici : « La chienne n’a pas eu peur, elle a rassemblé tous les agneaux blancs. » Seigneur ! Est-ce possible ?

Il fit une grimace.

— Cyrielle ? s’écrièrent l’industriel et le policier.

Massa poussa un glapissement, lui aussi :

— Cylielle ?

— Toutes les deux. Elles agissaient de conserve. Mais le problème n’est pas là. (Eraste Pétrovitch se donna une tape sur le front.) J’aurais dû comprendre plus vite ! Car je sais à présent qui sont les agneaux blancs ! Pendant que Cyrielle faisait le tour des maisons en parlant aux adultes, sa chienne, elle, rassemblait les enfants. Je l’ai observée de mes propres yeux et je n’y ai vu que du feu. Espèce de t-touriste de mes deux ! dit-il en parlant de lui-même, et il conclut par un juron, ce qui ne lui était arrivé que six fois au cours de sa vie. C’est ainsi que Cyrielle a interprété les paroles du prieur : « Petits et blancs, ils auront des ailes et ils deviendront des anges. » Il est impossible de « sauver » tous les adultes, alors, au moins, les enfants innocents. C’est pour cela qu’elle a donné un nom de chienne à sa guide. Et aussi… Non mais, j’aurais dû comprendre tout de suite. « Le couvent connu pour sa vieille piété », eh bien, c’est justement le couvent de la Vieille Piété. Ça colle parfaitement ! Nous avons pris un retard terrible ! Pourvu que nous arrivions à temps ! Sans doute ont-elles fixé le jour et l’heure !

Les quatre hommes se précipitèrent vers la porte en se bousculant.

Le chśur des anges

Evpatiev s’arrêta, aspira l’air, essuya la sueur de son front.

— Je ne peux pas le croire ! C’est une diablesse ! Comme elle changeait d’apparence selon le milieu où elle se trouvait ! A Paradis, avec les mendiants elle était toute humble, avec les peintres elle plaisantait, quant aux scribes, elle les a conquis par son érudition… Et nous, comme elle a réussi à nous berner ! Je dois reconnaître que je l’appréciais énormément.

— Moi aussi, avoua Fandorine. Alors, vous pensez b-bien que les pauvres « brebis »… Elle a beaucoup de talent, cette femme. Une diablesse ? De notre point de vue, oui. Mais elle, elle doit voir les choses autrement.

Odintsov leur jeta un regard furieux.

— Vous choisissez bien le moment pour discuter ! En avant ! Partons !

Le traîneau les conduisit à l’orée du bois, après quoi il leur fallut chausser les skis. Deux chapelets de traces s’alignaient dans la neige : les unes petites, les autres plus grandes et accompagnées de trous creusés par la crosse ; l’habit de la conteuse avait laissé un sillon irrégulier : on aurait dit qu’un immense serpent était passé sur la neige.

Ils n’avaient pas trouvé de skis pour Massa, qui, d’ailleurs, ne savait pas monter dessus. Cependant, le Japonais avait refusé de rester avec le cocher Mitka et clopinait obstinément derrière en s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux à chaque pas.

— Vous êtes trop lents ! pestait le policier. J’y vais seul !

Il accéléra le pas et, bientôt, disparut dans l’obscurité. C’était facile pour lui : il avait l’habitude de sillonner la forêt en hiver, les citadins ne pouvaient rivaliser avec lui.

— C’est encore loin ? demanda Eraste Pétrovitch en éclairant le chemin avec la lampe de poche.

— Jusqu’au monastère ? Julien a dit une heure à skis. Cyrielle a dû mettre deux fois plus de temps, surtout avec son bandeau sur les yeux. Mais, malgré tout, elles sont sans doute arrivées avant la nuit. Julien a raison, il faut faire vite !

A peine Massa avait-il réussi à rattraper son maître, à peine s’était-il assis dans la neige et avait-il mis un caramel dans sa bouche que déjà les skieurs repartaient.

Ils avaient beau avancer bien plus lentement qu’Odintsov, au bout d’une demi-heure ils le rattrapèrent.

Mais, avant de le voir, ils l’avaient entendu jurer dans l’obscurité. Il claudiquait sur un ski, utilisant l’autre en guise de béquille.

— Cette diablesse a ensorcelé le sentier ! J’ai trébuché sur un terrain plat ! Mon ski est cassé et en plus je me suis foulé la cheville, se plaignit-il. Nous allons encore arriver trop tard !

Ils le dépassèrent et accélérèrent.

Pour couronner le tout, il commençait à neiger. Les traces s’effaçaient à vue d’śil. Pour peu qu’elles eussent été complètement recouvertes, il leur eût fallu attendre Odintsov, le seul à connaître le chemin.

Mais voilà que la forêt commença à s’éclaircir, la lumière de la lampe se perdit dans l’immensité, dans l’obscurité, se fit plus diffuse et plus terne.

Une clairière !

Les traces allaient tout droit. Au bout d’une dizaine de mètres elles disparurent : dans un lieu découvert, la neige les recouvrait plus vite que dans la forêt.

Les skieurs s’arrêtèrent.

— C’est là, tout près ! cria Odintsov en les rattrapant.

Il s’arrêta, le souffle court.

— Vous voyez la chapelle là-bas ? Allez, vite !

En effet, une construction sombre, élancée se dressait au milieu des flocons de neige.

— Où faut-il les chercher ? Où peut-il y avoir une mine ?

Eraste Pétrovitch promena sa torche dans tous les sens. Evpatiev alluma la lanterne qu’il avait dérobée dans le refuge de chasseurs. De nouveau, Julien disparut dans l’obscurité.

— J’espère encore que vous vous êtes trompé, dit Nikiphore Andronovitch. A propos des enfants, hein ? Comment auraient-ils pu arriver jusqu’ici en venant de leurs villages ? Regardez le temps que nous avons mis, nous, sur nos traîneaux !

Fandorine poussa un soupir.

— J’ai posé la question à Odintsov. Il m’a dit que c’était facile. La rivière tourne, fait des méandres. De Denissievo jusqu’ici, sur la glace, il y a cent cinquante kilomètres. En coupant par la forêt, on réduit la distance à quarante-cinq. Et les autres villages sont encore plus près. Pour les gamins d’ici, qui ont l’habitude de se déplacer à skis, ce n’est pas un problème. Le tout est de savoir combien d’entre eux ont suivi la chienne…

Soudain, ils entendirent dans l’obscurité :

— Ça y est ! J’ai trouvé ! Par ici !

Evpatiev bondit, l’air souffla le feu de sa lanterne. Fandorine, lui aussi, avait oublié d’appuyer sur le levier, et sa lampe s’éteignit.

A cet instant, une grande flamme brilla devant eux : le policier venait de mettre le feu à une grosse branche de sapin, qui leur servit de torche.

Ils aperçurent la chapelle adossée à une colline boisée en pente raide. Au milieu, au niveau du sol, on voyait une petite porte en bois.

Des deux côtés, à moitié recouverts de neige, s’entassaient des skis et des luges.

Il y en avait beaucoup, des dizaines.

— Chut ! fit Julien en collant son oreille à la porte.

Eraste Pétrovitch s’approcha et entendit un chant à peine perceptible.

Des voix pures, angéliques montaient comme des entrailles de la terre.

— Seigneur ! Ils sont vivants ! murmura Nikiphore Andronovitch avant de laisser échapper un sanglot. Qu’est-ce que tu as à rester planté là, Julien ? C’est fermé ? Défonce la porte !

Fandorine saisit aux épaules le policier qui prenait son élan pour se jeter contre la porte et le repoussa : Odintsov tomba sur la neige.

— Pas touche ! Et si la mine était organisée selon les règles ? Vous avez oublié la « mort facile » ? Tenez-vous tranquilles. Et n’entrez pas, quoi qu’il arrive.

Il fit un pas vers la porte et frappa doucement. Puis il appela :

— Mère Cyrielle !

Et encore, un peu plus fort :

— Mère Cyrielle ! C’est moi, Eraste Pétrovitch Kouznetsov !

Les chants se turent.

— Laisse-moi vous rejoindre ! Permets-moi d’être des vôtres ! implora Fandorine en faisant des signes désespérés à ses compagnons pour qu’ils se cachent.

Le policier piétina la branche qui leur servait de torche et tous les deux bondirent sur les côtés. L’obscurité et la neige les engloutirent.

Aucune réponse ne parvint de l’intérieur, et Fandorine cria de nouveau d’un ton menaçant où perçaient des inflexions hystériques :

— Laisse-moi entrer ! Peux-tu me laisser périr alors que vous allez vous sauver ? C’est un péché, ma mère ! Je t’ai sortie du feu et toi, tu me laisses dans la géhenne ? Ouvre ! Je ne partirai pas !

Il entendit un bruissement derrière la porte.

Il se prépara à agir.

Il fallait la saisir, la tirer dehors, c’était l’essentiel. Evpatiev et Odintsov arriveraient à la maîtriser. Et aussitôt, avant que les enfants aient compris de quoi il retourne, il devait se précipiter vers le pilier scié, s’il y en avait un.

Le verrou claqua. La porte grinça.

Eraste Pétrovitch leva la main droite. Il tenait la lampe dans la main gauche et avait déjà commencé à remuer le ressort. Comment trouver le pilier s’il faisait nuit à l’intérieur ?

La porte s’ouvrit.

Une mort facile

Il dut abaisser ses deux mains.

La droite, parce que ce n’était pas Cyrielle qui avait ouvert la porte, mais Cabochka.

La gauche, parce qu’il n’avait pas besoin de lampe. Un grand nombre de chandelles brillaient à l’intérieur.

— Entrez, dit la mendiante en s’inclinant devant lui.

En réalité, elle n’avait plus du tout l’air d’une gueuse. Ses tresses bien peignées étaient décorées de petites roses en papier. Une jolie robe brodée. Un collier au cou. Son visage émacié rayonnait d’extase solennelle.

Il se baissa pour s’enfoncer dans une galerie étroite qui sentait la terre.

Il entendit le verrou claquer derrière lui.

— Par ici, viens par ici, appela la voix de Cyrielle.

Au bout de l’étroit passage se trouvait une grotte ronde, basse, mais assez large. Il était difficile d’en apprécier les dimensions exactes dans l’obscurité : elle devait faire dans les vingt pieds de diamètre.

Ainsi que le craignait Fandorine, un pilier en bois se dressait au beau milieu de la mine. Il s’affinait vers le haut et, dans sa partie rabotée, n’était pas plus gros qu’un crayon. On ne comprenait même pas comment le plafond en planches étayé par des cales obliques pouvait tenir sur un appui aussi fragile. Sans doute était-ce un grand maître qui avait bâti cette construction.

Cette mine avait été aménagée avec bien plus de soin que celle de Bogomilovo. On avait dû la creuser tout spécialement pour le salut des « agneaux blancs ».

Les cierges n’étaient pas plantés dans la terre, mais placés sur des étagères, dans des bougeoirs. Dans un coin, une armoire à icônes avec une veilleuse. Partout, des guirlandes de fleurs en papier.

Mais Fandorine n’avait pas vu tout de suite ces décorations somptueuses. Il étudiait le funeste pilier. C’est seulement après qu’il leva les yeux sur Cyrielle et sur les enfants.

Ces derniers étaient « blancs » au sens propre : les filles portaient des robes blanches, les garçons des chemises blanches. Partout, des petits visages, des yeux brillants s’étaient tournés vers Fandorine : on aurait dit plusieurs dizaines de cierges.

Cabochka avait bien fait son travail : vingt-huit garçons et filles étaient assis à même le sol, serrés les uns contre les autres. Il y avait même parmi eux des tout-petits : sans doute leur sśur ou leur frère aîné les avait-il conduits sur une luge, pour les sauver de l’Antéchrist…

Après avoir regardé et compté les enfants (avec Cabochka, ils étaient donc vingt-neuf), Eraste Pétrovitch se tourna vers le personnage principal.

Elle n’avait plus son bandeau ! Ce fut la première chose qui le frappa.

Elle portait son habit ordinaire. Elle ne s’était pas pomponnée pour l’occasion, mais avait enlevé le tissu qui masquait ses yeux.

Le regard qu’elle avait ! Droit, autoritaire, brillant comme de l’acier fondu.

— Tu nous as trouvés ? dit-elle avec tendresse. Tu es intelligent, je l’ai compris tout de suite. C’est ton cśur qui t’a guidé. Tu as eu de la chance, tu seras sauvé. Assieds-toi là-bas, dans le coin. Assieds-toi.

Sa voix et son regard possédaient une force hypnotique : Eraste Pétrovitch éprouva un léger vertige, ses muscles se relâchèrent, il ressentit une envie irrésistible de s’asseoir à la place indiquée par la conteuse.

Il ferma les yeux un instant, secoua sa torpeur.

Allait-il s’asseoir dans le coin ?

— Permets-moi de me mettre près de toi, ma mère.

Pourvu qu’elle l’y autorise ! Cela lui faciliterait la tâche.

Une circonstance le réconforta : Cyrielle était assise un peu à l’écart du pilier. En l’assommant d’un coup sec sur les vertèbres du cou, il l’empêcherait de le briser.

— D’accord, assieds-toi en face de moi, acquiesça-t-elle. C’est un véritable plaisir que de parler avec un homme intelligent. Tu as fait entrer de l’air, on en a pour une heure de plus au moins. Ma petite chienne, s’adressa-t-elle à Cabochka, allume encore quelques cierges. Pour abréger nos souffrances. Et si cela devient insupportable, je vous aiderai.

Non merci, pensa Eraste Pétrovitch.

S’asseoir en face n’était pas la meilleure solution. Cyrielle serait alors hors de sa portée. S’il n’y avait pas d’autre issue, il serait obligé de tirer. Le revolver était dans sa poche. A deux pas, il n’était pas difficile de l’atteindre en plein front… Mais non, ce n’était pas une bonne idée. Les enfants s’affoleraient, ce serait la cohue. Ils feraient tomber le pilier et la toiture s’écroulerait…

Bientôt, Fandorine remarqua un autre détail qui le fit renoncer définitivement à l’idée de tirer.

Un fil brillait dans la lumière tremblante. Il reliait le poignet de Cyrielle à l’endroit le plus fin du pilier.

Eraste Pétrovitch comprit qu’il suffirait à la prophétesse de bouger la main pour faire venir la mort « facile ».

Les enfants lui firent de la place et il s’assit en tailleur au milieu d’eux. Des corps chauds se serrèrent contre lui des deux côtés et derrière. Fandorine sentit une boule dans sa gorge : il enlaça ses deux petits voisins, un garçonnet et une fillette. Tous deux avaient des épaules frêles, celles de la gamine tremblaient par-dessus le marché.

— Je t’ai ’econnu, dit la gamine, qui n’arrivait pas à prononcer les r. Tu as été chez nous à Ba’bouillevo.

Fandorine la reconnut aussi, d’après les taches de rousseur sur son nez, les dents manquantes et, surtout, les moufles rouge vif accrochées à une ficelle. C’était elle qui lui avait dit alors : « Qu’est-ce que t’as à zieuter ? Passe ton chemin ! »

En voyant qu’il fixait ses moufles, la gamine dit comme pour s’excuser :

— Il fait f’oid ici. Mes mains gèlent.

— Attends un peu, mon hirondelle, dit Cyrielle en souriant. Bientôt, ça va se réchauffer, et drôlement ! Dis-moi, Eraste, mon frère, comment as-tu deviné où il fallait aller pour te sauver ?

Après un instant d’hésitation, il décida qu’il valait mieux dire la vérité à cette femme.

— D’après la « Vision du père Ambroise » que j’ai trouvée dans la mine de Bogomilovo.

Elle acquiesça de la tête.

— Je savais que tu étais intelligent. Les anciens, se sont-ils sauvés ?

— Oui. On les a d-déterrés t-tard… Quand j’ai lu la p-prophétie, quand j’ai c-compris de quoi ça parlait, mes yeux se sont dessillés.

Fandorine se devait d’être convaincant. Il restait les yeux baissés, évitant le regard perçant de Cyrielle. Il n’y avait rien d’étonnant à cela : il était ému, il cherchait ses mots et même bégayait plus que d’ordinaire.

La conteuse rit tout doucement.

— Tu as de la chance, tu seras sauvé. Et pour moi, tu es un dernier cadeau du ciel. Puis-je l’avouer ? Quand tu m’as sortie du feu, j’ai eu très envie de voir quel genre d’homme tu étais. Ne serait-ce que d’un coin de l’śil. J’ai pensé que c’était une tentation du Malin. Tu es beau, bien fait. Ce sera joyeux de monter au ciel avec toi.

Il s’inclina légèrement comme pour la remercier du compliment. Une situation fantasmagorique à proprement parler ! Converser aimablement alors que leur vie ne tenait qu’à un fil, au sens propre, et que ce fil se trouvait dans la main de cette folle fanatique !

— Je n’ai pas compris pourquoi Laurent a mis le feu à la maison, dit Eraste Pétrovitch pour la faire redescendre sur terre.

— N’est-ce pas clair ? s’étonna-t-elle. Il voulait m’empêcher d’agir. Depuis longtemps, il fait le tour des villages, il persuade les gens de ne pas descendre dans les mines. Il se prend pour un homme de Dieu alors qu’il est envoyé par l’Antéchrist ! Mais il a un don extraordinaire. Il a l’śil perçant, il m’a percée à jour. Et il a trouvé ce piège. Il a mis le feu aux quatre coins de la maison, a calé la porte légèrement. Il savait que les gens réveillés par le feu ne penseraient qu’à eux-mêmes, qu’ils se précipiteraient dehors en m’oubliant. C’était son calcul.

— Il voulait te brûler ?

— Pire. Il pensait que pour trouver la porte j’enlèverais mon bandeau, en brisant mon vśu. C’en eût été fini de moi. Quelle sauveuse aurais-je fait après ça ? Laurent voulait détruire ma force. Mais le Seigneur s’y est opposé, il t’a envoyé à mon secours.

Fandorine grinça des dents.

La gamine aux taches de rousseur s’était endormie, tout contre lui, d’un sommeil lourd, agité. On commençait à sentir le manque d’air. Beaucoup d’enfants transpiraient.

Le temps filait. Il en restait très peu. Bientôt, les plus petits et les plus faibles commenceraient à étouffer.

— D’où es-tu ? demanda Cyrielle en arrangeant le châle qui cachait sa tête.

En remuant, sa main tendit le fil de fer relié au poteau. Le cśur d’Eraste Pétrovitch se serra.

— Tu as le parler pur, pas comme les gens du Nord, ajouta-t-elle.

— De Moscou. Et toi, ma mère ?

Il se souvint que, d’après le scénario proposé par Kryjov, il devait se présenter comme un vieux-croyant du quartier de Rogoja.

Heureusement qu’il ne l’avait pas fait !

— Moi aussi ! s’écria Cyrielle, toute joyeuse. Je suis fille de marchand, de Rogoja. J’ai quitté le monde en étant jeune fille. J’ai vécu en ermite sur le littoral de la mer Blanche, j’ai recopié des livres anciens et enluminé des manuscrits. Pendant vingt et deux années. L’été dernier, j’ai été visitée. La nuit, dans mon sommeil, une voix m’a parlé, sévère, la voix, et claire aussi. « Va là où il est dit dans la Vision d’Ambroise. Une grande prophétie y est cachée. » J’ai reconnu immédiatement la prophétie. Mais j’ai mis du temps à trouver le lieu en question. J’ai longtemps erré entre la ville d’Arkhangelsk et la Ceinture de pierre, et un jour j’ai entendu parler du couvent de la Vieille Piété. Ça n’a pas été facile de venir ici, de tout préparer pour le grand jour. C’est Sabbatios Khvalynov, le charpentier de Denissievo, qui a construit cette mine. Pour cela, je lui ai offert le salut en premier, à lui et à sa famille. Aujourd’hui j’amènerai mes angelots au bon Dieu, et mon âme sera en paix. J’aurai tout accompli selon la prophétie… Une chose m’étonne, dit-elle en fronçant les sourcils et en dirigeant sur Fandorine son regard envoûtant. Toutes les brebis sont comptées dans la prophétie. Elles sont au nombre de quinze. Et toi, tu seras la seizième. Peut-être que j’ai mal fait de t’ouvrir la porte ? Et pourquoi, frère Eraste, ne me regardes-tu pas dans les yeux ?

A cet instant, une gamine se mit à pleurer dans un coin.

— Mère Cyrielle, je me sens mal, j’étouffe ! Laisse-moi entrouvrir la porte une petite minute !

— Moi aussi, j’étouffe, entendit-on dans un autre coin.

— Et moi ! J’ai lourd à la poitrine !

Un des petits pleurnicha, puis éclata en sanglots.

— Patientez, mes chéris ! Patientez, mes gentils ! pria Cyrielle. Patientez aussi longtemps que vous pouvez. Le Seigneur aime ceux qui ont beaucoup souffert. Je vais vous dire un conte, gai, léger. Quand je l’aurai terminé, je tirerai sur le fil d’argent, et vos âmes s’envoleront.

Les pleurs cessèrent. On entendait juste le souffle court, douloureux des enfants.

Fandorine, toujours assis, fit un mouvement pour se rapprocher de Cyrielle.

— J’ai quelque chose à te dire…

Elle l’arrêta d’un geste impérieux :

— Ne t’approche pas. Avant de se présenter devant le Seigneur, un homme et une femme ne doivent pas se tenir côte à côte. C’est un péché.

— C’est justement à propos du péché que je veux te demander quelque chose, dit-il tout bas.

Il avait tout de même réussi à réduire un peu la distance entre eux. C’est exprès qu’il parlait à voix basse : son auditrice allait instinctivement se pencher vers lui.

— N’est-ce pas un péché que de les prendre tous avec nous ? Il y en a qui sont tout petits, qui ne comprennent rien. J’ai un doute.

— Voilà donc pourquoi tu es venu ! dit Cyrielle en le regardant d’un air sévère. Tu m’as été envoyé comme questionneur, pour une ultime tentation. Sache que je me le suis demandé à maintes reprises. J’ai prié, j’ai pleuré. J’ai lu la réponse dans un livre saint, à propos de la compréhension et de la raison. Il est écrit : « La raison vient du Malin, c’est le cśur qui nous vient de Dieu. Ecoute le désir de ton cśur. »

— Et si le cśur ne le désire pas ? Regarde, ils pleurent, ils ont peur. Tu crois que leurs cśurs désirent mourir ? Si tu leur permets de fuir, ils partiront tous jusqu’au dernier ! Tu te rappelles ce qui est écrit dans le plus grand des livres saints ? « Si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer. »

Eraste Pétrovitch n’avait jamais pris part à des disputes théologiques. Il était persuadé qu’en réponse à cette citation, cueillie dans un recoin de sa mémoire et qui tombait, certes, à point nommé, elle en alignerait dix autres permettant des interprétations parfaitement inverses.

Mais il s’était trompé. Son argumentation eut de l’effet. Ce n’étaient pas les paroles de Jésus adressées aux apôtres, citées dans tous les catéchismes, qui avaient troublé la prophétesse. Il y avait bien autre chose.

— Tu crois vraiment qu’ils partiraient ? Qu’ils mépriseraient le salut céleste pour la vie terrestre ? Les agneaux blancs ? Les angelots de Dieu ? s’écria-t-elle d’une voix perçante en tendant la main au-dessus de la tête des enfants. Mes fils, mes filles ! Qui veut partir d’ici ? Je ne vous retiens pas de force. Peut-être quelques-uns d’entre vous ont-ils été contraints de venir ? Partez, ceux qui ne veulent pas monter au ciel avec moi ! Qui dois-je laisser sortir ? Toi ? Toi ? Toi ?

Elle désigna du doigt chacun à tour de rôle et tous, même les plus petits, hochèrent la tête en signe de refus.

— Alors, questionneur, tu as vu ? Honte à toi ! Peut-être que tu veux sauver ta chair ? Alors, fuis ! Faufile-toi comme une petite souris par la porte et referme-la vite, pour ne pas faire entrer trop d’air. Aie pitié des petits enfants. Ce sera dur pour eux de s’étouffer pour la troisième fois.

— Tu as tort de me blâmer, ma mère. Je ne partirai pas. Car je suis un homme adulte et ma décision est prise. Mais eux ne sont pas des êtres raisonnables ! Ils ne veulent pas partir, car toi et ta guide vous ne leur avez présenté que le chant d’une colombe.

— Quelle colombe ? s’étonna Cyrielle.

— Tu te rappelles ton chant sur les deux colombes, la grise et la noire ? Dans ta chanson, tu permettais à la jeune fille de choisir. Tandis que là, tu les entraînes vers la sainteté de force. Ce n’est pas honnête. Le Seigneur n’appréciera pas un sacrifice comme celui-ci.

La prophétesse réfléchit.

— Eh bien, tu as raison. Ils n’ont qu’à écouter leurs cśurs derechef. Parle pour la colombe grise et moi, je serai la colombe noire.

Eraste Pétrovitch ne s’attendait pas du tout à ce que les choses prennent ce tour-là. Il devait tenter sa chance pour sauver ne serait-ce que quelques enfants. Mais pouvait-il combattre l’habile conteuse avec ses propres armes ? Elle avait du métier, une voix pénétrante, un regard magnétique. Et lui ? Il ne savait même pas parler aux enfants.

— Tu te tais ? Alors, je commence.

Cyrielle baissa la tête et poussa un profond soupir. Tous les regards étaient rivés à son visage.

— Je ne vous dirai pas un conte, mais une histoire vraie, commença-t-elle tout doucement, presque dans un souffle. Un jour, les hommes du méchant patriarche Nikon sont arrivés dans un village pour y semer leurs croyances et pour éradiquer la vraie foi. Les hommes, les femmes, les vieillards et les vieillardes ne se sont pas laissé séduire, n’ont pas eu peur des menaces, et le voïévode, ce chien, a ordonné de les enfermer dans une remise et de les brûler. « Ce n’est pas d’eux que j’ai besoin, a-t-il dit. Nous allons prendre les petits enfants, nous allons les convertir et ils deviendront les fidèles serviteurs du tsar. » Ils ont pris tous les enfants, ils les ont jetés en prison, ils les ont fouettés, puis ils leur ont brûlé les pieds et les mains, et ils leur ont infligé maints autres supplices, et pendant ce temps, ils ne leur donnaient pas à manger…

Le visage de la conteuse était toujours baissé. Son murmure se faisait de plus en plus perçant, comme s’il montait de la terre. Même Fandorine se sentit mal à l’aise ; quant aux petits auditeurs, ils tremblaient. L’effet ne venait pas du récit lui-même, mais de ce sifflementsinistre.

— Un des enfants, âgé d’une dizaine d’années, ne put supporter les tourments : on lui lacérait le dos avec un martinet armé de clous, et on l’arrosait ensuite avec de l’eau salée. Il s’est mis à pleurer et il s’est signé avec trois doigts. Le voïévode l’a laissé sortir. Quant aux autres, qui n’ont pas cédé, il a ordonné de lâcher les chiens sur eux. Les chiens aux crocs acérés se sont jetés sur les malheureux et ils les ont mis en pièces sur-le-champ ! C’est ce que les nikoniens font à ceux qui ont la foi solide ! L’enfant qui avait trahi Dieu a vécu une longue vie. Mais il n’était pas heureux : la honte l’a tourmenté jusque dans ses vieux jours. Quand il est mort, les démons lui ont enfoncé des crocs en fer dans les côtes. Avant de le jeter dans la géhenne, ils l’ont fait monter au ciel. Il y a jeté un coup d’śil et il a vu les petits garçons et les petites filles que les chiens avaient égorgés : ils étaient sur un nuage de soie, sous un soleil clair. Si joyeux, si lumineux. Le Christ et la Mère de Dieu étaient avec eux. Et l’apostat est tombé dans un gouffre noir profond, sur des pieux pointus. Et il a poussé un hurlement ! cria soudain Cyrielle d’une voix terrible, levant la tête et passant son regard brûlant sur les murs de la grotte.

Les enfants poussèrent des piaillements effrayés. Cyrielle poursuivit :

— Puis les démons l’ont attrapé par une oreille et ils l’ont jeté sur une poêle ! Puis chez des araignées géantes toutes velues, dans une toile visqueuse ! Puis dans un trou grouillant de vipères ! Et ainsi de suite, jusqu’à la fin des temps. Car, conclut-elle d’une voix calme qui se voulait édifiante, celui qui a supporté un bref supplice sans se renier gagne la béatitude éternelle. Mais celui qui a trahi pour repousser sa mort le paiera par des souffrances éternelles… A toi à présent, colombe grise. Parle.

Impressionnés par le terrible récit, les enfants se serraient les uns contre les autres ; Fandorine était au désespoir. Que pouvait-il opposer à cette accumulation d’horreurs, narrées avec un art consommé ?

Comment expliquer aux petits habitants de ce trou perdu dans la forêt que le monde était vaste et beau ? Ils ne comprendraient pas ce qu’il leur dirait et lui, il était incapable de leur parler dans un langage accessible pour eux. Ah, si Massa avait été là. Le Japonais savait parler aux enfants, lui.

Il n’arrivait presque plus à respirer, la sueur ruisselait sur sa poitrine et son dos.

— Hum… Dans la ville de Moscou, il y a une cloche, elle est grande, elle est immense, commença Eraste Pétrovitch en trébuchant sur chaque mot. Aussi grande qu’une isba. On l’appelle la Tsar-cloche. Il y a aussi un canon, le Tsar-canon. Vingt chevaux n’arriveraient pas à le déplacer. Voilà.

Il se tut. Il se sentait parfaitement idiot.

— Elle sonne fort, cette cloche ? demanda sa voisine aux taches de rousseur, en le regardant de bas en haut avec ses yeux remplis de larmes.

— Elle ne sonne pas. Elle est fêlée. Elle est tombée du clocher.

— Et le canon, il tire loin ? demanda l’un des gamins.

— On ne s’en est jamais servi pour tirer…

Il n’y eut pas d’autres questions.

Elle était douée, la colombe grise, à n’en pas douter ! Fandorine était furieux contre lui-même.

— Au pays d’Afrique, il y a un animal, la girafe. Elle a quatre pattes, elle est jaune avec des pois noirs. Elle a un cou très très long. Elle peut cueillir tout ce qu’elle veut sur n’importe quelle branche de n’importe quel arbre.

— Même des pommes ? retentit une voix dans le noir.

— Des pommes, des poires, des prunes, confirma Eraste Pétrovitch. Il y a aussi là-bas un immense cochon qu’on appelle l’hippopotame. Il reste allongé dans le marécage toute la journée à s’arroser de boue. Et un autre cochon encore plus gros qui s’appelle l’éléphant. Avec des oreilles comme ça et une trompette à la place du nez. Quand il prend de l’eau dans son nez et qu’il vous crache dessus, vous tombez.

Il entendit un petit rire hésitant.

Encouragé par cette réaction, Fandorine poursuivit :

— En Australie – c’est un autre pays – vit l’animal le plus gentil du monde. C’est un petit nounours tout poilu. Il ne mange que des feuilles. Il mâche un bon coup et après, il se serre contre une branche et il s’endort. On l’appelle koala. Une fois je me suis approché, j’ai pris un nounours endormi dans mes bras. Il n’a pas protesté, il s’est serré contre moi et il a continué à dormir. Qu’est-ce qu’il était doux !

Ils l’écoutaient, c’était sûr !

Il poursuivit en précipitant les mots, tout en épongeant sa sueur.

— Au pays du Japon, il existe une sorte de combat : ce sont des gros qui s’affrontent. Chacun est comme une boule. Ils entrent sur le ring et se poussent avec leurs ventres. Celui qui est plus habile à bousculer l’autre a gagné.

— Ça, pour les g’os, tu ’acontes n’impo’te quoi !

— Moi, je r-raconte n’importe quoi ? s’indigna Eraste Pétrovitch. Regarde donc toi-même !

Il sortit le cadeau de Massa, le mouchoir qui représentait les lutteurs de sumo. Il le déplia, le montra. Les enfants s’approchaient, les uns à quatre pattes, les autres penchés. Tous voulaient voir l’image extraordinaire.

Les chandelles commençaient à s’éteindre faute d’air, et Fandorine dirigea sa torche sur le mouchoir.

— Ça alors ! s’écrièrent les gamins. Tonton, laisse-moi le toucher !

— Et moi !

— Et moi !

Fandorine comprit que la victoire n’était pas loin.

Soudain, il sentit une étrange torpeur l’envahir. Sa langue devint pâteuse, ses membres s’engourdirent. Cyrielle le dévisageait de son regard fixe, et il éprouva dans son corps l’influence palpable, bien qu’inexprimable avec les mots, de cette force mesmérienne.

Il s’obligea à se détourner, pour ne regarder plus que les têtes des enfants, et réussit à briser l’envoûtement.

— Il y a bien des choses dans le vaste monde, dit-il d’une voix forte. De grandes montagnes, des mers bleues, des îles vertes. Et des gens différents. Il y en a qui sont méchants, mais il y en a aussi qui sont gentils, et ils sont nombreux. Il y en a qui sont tristes, mais aussi des joyeux, plein. Avec les uns il est bon de parler, avec les autres il est bon de travailler. Le Seigneur a inventé tant de choses pour vous. Comment partir sans avoir rien vu, sans avoir goûté à rien ? Le Seigneur ne sera-t-Il pas vexé ?

Eraste Pétrovitch se tut, car il ne savait plus quoi dire. Le petit blondinet qui était assis à côté de lui demanda :

— C’est-y vrai ou pas, on raconte qu’il existe du sucre noir, de la chacalate que ça s’appelle. Terriblement sucré !

— Oui, s’éveilla soudain Fandorine, reconnaissant pour cette aide. Et aussi de la marmelade, c’est comme du jus de fruits, mais qu’on peut mâcher. Et des gaufres…

— J’en ai mangé, mon père en avait apporté de la ville.

Le blondinet se tourna vers Cyrielle et dit bien fermement :

— Mère Cyrielle, je veux rentrer.

— Moi aussi. C’est samedi, maman va faire des gâteaux.

— Laisse-moi sortir aussi !

— Moi aussi !

Eraste Pétrovitch, tourné à moitié vers la prophétesse, mais évitant de la regarder dans les yeux, lui dit le plus calmement du monde :

— Laisse partir ceux qui veulent. Et nous, on reste.

Un incroyable charivari remplit la grotte. Les gamins se disputaient : les uns affirmaient qu’il fallait partir, les autres qu’ils devaient rester. L’un des garçons, trop passionné, donna un coup à son voisin. Cris, pleurs, jurons se muèrent en un terrible vacarme.

C’est alors qu’il arriva ce que Fandorine craignait le plus.

En entendant ces bruits incompréhensibles, les hommes qui attendaient dehors décidèrent de s’en mêler. On pouvait les comprendre, bien sûr. Il n’était pas facile de demeurer si longtemps dans l’inaction et l’ignorance.

Des coups puissants s’abattirent sur la porte en bois, qui se brisa en deux. Une vague d’air frais pénétra à l’intérieur. Ce fut décisif.

Ce souffle de vie qui était parvenu dans le souterrain agit bien plus efficacement que n’importe quel argument. Comme attirés par un aimant puissant, les gamins se précipitèrent vers la sortie en se bousculant.

— Attendez, mes gros bêtas, vous courez à votre perte ! cria Cyrielle d’une voix hystérique.

Elle tenta de les retenir, mais Fandorine observait chacun de ses mouvements : il bondit vers la prophétesse, saisit de toutes ses forces son poignet, que le fil reliait au pieu, et le plaqua au sol.

Dans sa vie, Eraste Pétrovitch s’était battu bien des fois, et parfois contre des adversaires sérieux. Mais jamais encore personne ne lui avait résisté avec autant d’acharnement que le fit cette femme fine, amaigrie par le jeûne.

Le choc sur les vertèbres du cou n’avait eu aucun effet sur elle. Pas plus qu’un coup bref mais fort sur la tempe.

Ecumant de rage, Cyrielle essaya de tirer le fil tout en saisissant son ennemi à la gorge de l’autre main. Elle réussit à percer sa peau avec ses ongles : la chemise de Fandorine fut inondée de sang.

Quelqu’un d’autre se jeta sur lui de l’autre côté. Des dents pointues se plantèrent dans sa main tandis qu’il tentait d’appuyer sur l’aorte de Cyrielle. C’était Cabochka !

— Pas ici, gémit la prophétesse. Fais tomber le pilier ! Le pilier !

La gamine desserra ses mâchoires et, habile comme une couleuvre, se glissa jusqu’au poteau et s’y appuya de tout son corps.

Le poteau grinça, mais résista : la fillette était trop malingre.

Fandorine se redressa et rejeta la « chienne » d’un coup de pied.

Il fallait tenir encore quelques instants : les derniers gamins étaient sur le point de s’engouffrer dans la galerie.

— Plus vite, plus vite ! cria-t-il, et il serra enfin le cou de Cyrielle au bon endroit.

La prophétesse, secouée de convulsions, agita ses jambes mais, en dépit de toutes les lois de la physiologie, ne perdit pas connaissance. Elle saisit Fandorine et le fit tomber sur elle.

— Le pilier ! cria-t-elle dans un râle.

Il fallut une seconde à Eraste Pétrovitch pour se libérer : il rejeta la tête en arrière, frappa la maudite sorcière de toutes ses forces sur le nez avec son front. Elle relâcha sa poigne et retomba, inerte.

Mais cet instant suffit à Cabochka pour reculer jusqu’au mur et, de là, prenant tout son élan, se jeter sur le poteau dans un hurlement.

Il ne put l’en empêcher.

Il réussit juste à rouler vers la sortie, dans un effort ultime et désespéré.

Le bois craqua, la terre trembla, et ce fut la fin du monde : nuit noire et silence absolu.

Tels des rayons

Eraste Pétrovitch sentit une goutte chaude lui tomber sur le visage. Puis une autre. Il retrouvait ses esprits.

— Réveille-toi, mon maître, réveille-toi ! répétait une voix pleurnicharde sur le point de se briser.

Fandorine ouvrit les yeux à contrecśur et il vit au-dessus de lui la physionomie de son serviteur. Plus loin – pas très haut – s’étendait un ciel gris teinté de rouge : l’aurore.

Un autre visage, avec un toupet crânement rejeté en arrière et des moustaches aux extrémités enroulées, apparut dans le champ visuel d’Eraste Pétrovitch.

— Il est vivant ! J’ai eu tort de dire la prière des morts, dit joyeusement Odintsov.

Il tendit la main pour essuyer le front couvert de poussière de Fandorine, mais Massa repoussa sa main en maugréant d’un air méchant et le fit lui-même.

Les ongles du Japonais étaient laids : cassés, sales, maculés de terre et de sang caillé.

Un troisième homme se pencha sur Fandorine : c’était Evpatiev.

— Nous n’avions plus d’espoir. Jamais on ne vous aurait dégagé sans votre Asiate. Ce n’est pas un être humain, c’est une machine à creuser la terre. Sans pelle, sans rien, il vous en a sorti à mains nues.

— Ça fait longtemps que je suis allongé là ? demanda Fandorine d’une voix rauque et grinçante qui le dégoûta lui-même.

— Oh oui, Eraste Pétrovitch. Je te le dis, j’ai même récité la prière pour le repos de ton âme. Je m’étais fâché contre le Nippon : « Va-t’en, infidèle ! Il ne faut pas tripoter le défunt ! » Et lui, il n’arrêtait pas de te secouer, de te frotter les joues, de te souffler dans la bouche.

— Dans la bouche ? s’étonna Fandorine. C’est donc pour ça que je sens un goût de caramel.

Il puisa une poignée de neige, l’avala. C’était comme s’il avait bu de l’eau vive. Il put s’asseoir, puis se mettre debout. Il tâta son corps : rien de cassé, uniquement des coups, mais ce n’était rien. Il restait juste la poussière qui grinçait sur ses dents. Il avala encore un peu de neige.

Autour, il n’y avait personne.

Une grande clairière. Une chapelle toute noircie par les ans. Un portail à moitié effondré surmonté d’une vieille croix à quatre branches.

La neige ne tombait plus. Le monde était blanc et pur.

— Et l-les enfants, où sont-ils ?

— Partis. Ils ont détalé, à croire qu’ils fuyaient le démon ! Il reste quelqu’un là-bas ?

— Cyrielle et sa g-guide. Personne d’autre.

— Elles sont loin de l’entrée ?

— Une dizaine de mètres.

Evpatiev poussa un soupir.

— Trop loin. On ne peut pas les déterrer à mains nues.

Le policier trancha :

— Pas la peine de les déterrer. Faut pas les déranger, les mortes. Et surtout, vu comment elles sont mortes. Qu’elles restent où elles sont. Elles ont choisi leur tombeau. Je vais juste leur installer un monument.

Julien grimpa promptement en haut du portail, enleva la croix et descendit.

— Je croyais que les suicidés n’y avaient pas droit, fit remarquer Evpatiev en l’observant planter la croix dans la terre juste au-dessus du tas de décombres.

— S’ils sont morts pour la foi, on peut.

En regardant la croix, Odintsov se signa avec trois doigts. Nikiphore Andronovitch fit aussi un signe de croix, avec deux doigts, lui. Massa replia ses mains, ferma les yeux et se mit à chantonner le sutra pour chasser les démons.

Eraste Pétrovitch ne participa point à cet office des morts ścuménique.

Tournant le dos aux hommes en prière, il regardait la clairière marquée en tous sens par les sillons que skis et luges avaient imprimés sur la neige, tels des rayons : à gauche, en direction de la rivière ; à droite, vers le lac ; en diagonale, vers le bois de bouleaux ; tout droit, vers la forêt de sapins.

Soudain, Fandorine tressaillit.

A une quinzaine de pas de la mine effondrée, la neige était marquée d’une tache rouge. Un des enfants avait-il été blessé ?

Il s’y dirigea en claudiquant.

Il s’arrêta. Sourit.

C’était une petite moufle rouge attachée à un bout de ficelle.

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21.06.2020

Fiction Book Description

Boris Akounine

Le monde entier est un théâtre

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

L’Attrapeur de libellules

Altyn-Tolobas

Bon sang ne saurait mentir (tomes I et II)

Le Faucon et l’Hirondelle

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Le Chapelet de jade

Avant la fin du monde

PRÉSENTATION DE L'ÉDITEUR

Le détective Eraste Fandorine dans le rôle de l'amoureux éconduit. Russie, 1911. A la suite d'un quiproquo, la veuve de Tchekhov charge Eraste Fandorine de découvrir ce qui terrorise l'une de ses amies, la comédienne Eliza Lointaine-Altaïrskaï. Pour les besoins de son enquête, le détective assiste à la représentation d'une pièce dans laquelle la jeune femme interprète le rôle principal. Dès que l'actrice apparaît sur scène, Fandorine est stupéfait par sa ressemblance avec son premier amour, Liza, disparue tragiquement. Il tombe immédiatement sous son charme. Malheureusement, l'envoûtante Eliza semble victime d'une malédiction : tous les hommes qui la courtisent finissent par trouver la mort. C'est pourquoi elle décide d'éviter Fandorine. Blessé dans son amour-propre, le détective saura-t-il faire preuve du discernement nécessaire pour résoudre ce mystère? De sa plume enlevée, Boris Akounine tisse une intrigue à la Agatha Christie, et nous livre un roman intelligent et léger, qui illustre encore une fois son immense virtuosité.

Boris Akounine

LE MONDE ENTIER

EST UN THÉÂTRE

Roman

Traduit du russe par Paul Lequesne

HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

L’être harmonieux

Eraste Pétrovitch Fandorine se considérait comme un être harmonieux depuis le jour où il avait atteint le premier degré de la sagesse. L’événement était survenu pile au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, à un âge où il est déjà temps de tirer des conclusions, mais où il est encore possible de modifier ses plans.

La leçon primordiale qui se dégageait de toutes ces années vécues se réduisait à une maxime d’une extrême brièveté, qui valait bien tous les enseignements de la philosophie pris ensemble : vieillir est un bienfait. « Vieillir » signifie « mûrir », autrement dit non point se gâter mais devenir meilleur – plus fort, plus sage, plus parfait. Si un individu, en vieillissant, ressent non pas un gain mais une perte, c’est l’indice que son navire a perdu le cap.

Pour filer la métaphore maritime, on pourrait dire que Fandorine était passé au large des récifs de la cinquantaine, sur lesquels les hommes si souvent font naufrage, toutes voiles dehors et pavillon au vent. Certes, l’équipage avait bien failli se mutiner, mais sans autre conséquence.

La tentative de mutinerie s’était produite le jour même de son demi-siècle d’existence, coïncidence qui, bien sûr, n’avait rien de fortuit. La conjonction des chiffres possède une incontestable magie que seuls les gens totalement privés d’imagination ne savent percevoir.

Après avoir fêté son anniversaire par une promenade en scaphandre au fond de la mer (à cette époque, Eraste Pétrovitch se passionnait pour la plongée sous-marine), il s’était installé le soir dans la véranda, face au spectacle des promeneurs flânant sur l’esplanade, et sirotait un punch tout en se répétant mentalement « j’ai cinquante ans, j’ai cinquante ans », comme s’il cherchait à définir le goût d’une boisson inhabituelle. Tout à coup son regard se posa sur un vieillard décrépit, coiffé d’un panama blanc, momie desséchée et tremblotante qu’un serviteur mulâtre poussait dans un fauteuil roulant. Le Mathusalem avait les yeux vitreux, un filet de bave pendait à son menton.

J’espère bien ne pas vivre jusqu’à un âge pareil, pensa Fandorine, et brusquement il comprit qu’il était effrayé. Et encore plus effrayé de ce que l’idée même de vieillir lui causât de l’effroi.

Sa bonne humeur s’était envolée. Il se retira dans sa chambre pour égrener son chapelet de jade et tracer sur du papier le kanji signifiant « vieillesse ». Quand enfin la feuille fut couverte de l’idéogramme

calligraphié dans tous les styles imaginables, le problème se trouva résolu, le concept élaboré. Eraste Pétrovitch s’était élevé au premier degré de la sagesse.

La vie ne peut être une pente, seulement une montée – jusqu’à l’ultime instant. Et d’un.

Les vers de Pouchkine « Les jours suivent les jours, et chacun d’eux emporte / Une parcelle d’être… », si fréquemment cités, recèlent une faute de sens. Sans doute le poète était-il en proie au spleen, ou bien s’agit-il d’un simple lapsus calami. Si un homme vit comme il faut, la fuite du temps, loin de l’appauvrir, l’enrichit. Et de deux.

Le vieillissement doit être une opération commerciale lucrative, une manière d’échange naturel : vigueur physique et intellectuelle contre énergie spirituelle, beauté extérieure contre beauté intérieure. Et de trois.

Tout dépend de la qualité du vin. S’il est quelconque, avec l’âge il tournera en vinaigre. S’il est généreux, il n’en deviendra que meilleur. D’où la conclusion : plus on vieillit, plus on est en devoir de se bonifier. Et de quatre.

Et enfin cinquième point : Eraste Pétrovitch n’avait guère non plus l’intention de renoncer à sa vigueur physique et intellectuelle. Aussi avait-il conçu un programme spécial pour y remédier.

Il convenait désormais de s’approprier chaque année un nouveau domaine. Et même deux : l’un relevant du corps ou du sport, l’autre de l’esprit. Alors vieillir n’aurait plus rien d’effrayant, et présenterait même de l’intérêt.

Son plan d’expansion future s’était dessiné assez vite, un plan si ambitieux que les cinquante années à venir risquaient de n’y pas suffire.

Parmi les objectifs d’ordre intellectuel qui lui restaient à atteindre, Fandorine comptait : apprendre enfin sérieusement l’allemand, compte tenu du fait que la guerre avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie était à l’évidence inéluctable ; maîtriser le chinois (une année serait trop courte, il lui en faudrait deux, et encore seulement parce que le système des idéogrammes lui était déjà familier) ; pour combler une honteuse lacune dans sa géographie humaine, s’initier pour de bon à la culture musulmane, ce qui réclamerait d’apprendre l’arabe et d’étudier le Coran dans le texte original (prévoir environ trois ans) ; se mettre au fait de la littérature classique et contemporaine (Eraste Pétrovitch manquait éternellement de temps pour cela), et cetera, et cetera.

Parmi les objectifs sportifs à court terme : apprendre à piloter un aéroplane ; consacrer douze mois à un curieux divertissement olympique fort utile pour la coordination des gestes, le saut à la perche ; pratiquer l’escalade ; maîtriser absolument la plongée sans scaphandre, avec un nouveau modèle de recycleur, doté d’un régulateur perfectionné de distribution d’hydrogène permettant des séjours prolongés à une profondeur considérable… Eh ! Impossible de tout énumérer !

Au cours de la demi-décennie écoulée depuis le jour où Fandorine s’était effrayé d’avoir peur, sa méthode pour bien vieillir avait produit d’assez bons résultats. Chaque année il s’élevait d’un degré, ou plutôt de deux, de sorte qu’il regardait à présent de haut l’homme qu’il était à cinquante ans.

Au jour de son cinquante et unième anniversaire, Eraste Pétrovitch, à titre de perfectionnement intellectuel, avait appris l’espagnol, dont l’usage lui avait tant manqué quand il naviguait en mer des Caraïbes. Le « degré » d’ordre physique avait été la voltige cosaque. Bien sûr, il savait déjà monter à cheval, mais point brillamment, or la chose était utile, et qui plus est tout à fait passionnante – beaucoup plus agréable, en tout cas, que les courses en automobile, qui commençaient à le lasser.

Pour ses cinquante-deux ans, Fandorine avait appris l’italien et considérablement amélioré son niveau de compétence en kenjutsu, l’escrime japonaise. Il avait étudié cette science admirable sous la férule du consul du Japon, le baron Shigeyama, détenteur du grade le plus élevé. A l’issue de son stage, Eraste Pétrovitch remportait contre le baron deux assauts sur trois (et encore ne concédait-il le troisième que par respect pour son senseï).

Il avait ensuite dédié la cinquante-troisième année de son existence d’une part à la philosophie antique et moderne (Fandorine avait hélas arrêté ses études à la fin du lycée), d’autre part au pilotage de motocyclettes, qui ne le cédait en rien au sport équestre quant à l’intensité des sensations qu’il procurait.

Durant l’année 1910 qui venait de s’écouler, c’était la chimie qui avait occupé l’esprit d’Eraste Pétrovitch, l’une des sciences contemporaines qui sans doute connaissait l’essor le plus rapide, cependant qu’il se distrayait par des tours de jonglage, activité a priori bien inutile et futile, mais qui permettait de travailler la synchronisation des gestes, et la motricité fine.

Pour la présente saison, il lui avait paru logique de passer du jonglage au funambulisme – excellent moyen de renforcer l’équilibre physique et nerveux.

Ses exercices intellectuels étaient en partie liés à son récent engouement pour la chimie. Fandorine avait résolu de consacrer les douze mois suivants à un sujet qui le passionnait de longue date : la criminologie. Le délai qu’il s’était fixé était déjà écoulé, mais il poursuivait ses recherches, celles-ci s’étant engagées sur une voie inattendue et tout à fait prometteuse, que personne, à part lui, ne semblait explorer sérieusement.

Il s’agissait de nouvelles méthodes de mise en condition des témoins et des suspects, visant à inciter ces derniers à une totale franchise. Dans les temps barbares, on recourait à un moyen cruel et peu efficace : la torture. Ainsi qu’il était apparu, on pouvait obtenir des résultats extrêmement fiables et détaillés en utilisant une combinaison de trois types de procédés : psychologique, chimique et hypnotique. Si un individu détenait une information primordiale qu’il refusait de partager, il suffisait, après étude de son profil, de lui faire d’abord subir une préparation correcte, puis d’affaiblir sa volonté de résistance au moyen de mixtures ad hoc, et enfin de le soumettre à une séance d’hypnose, pour que sa sincérité devînt absolue.

Le bilan des expériences était à première vue impressionnant. Cependant, de sérieux doutes surgissaient quant à leur valeur pratique. Le problème n’était même pas que Fandorine n’eût pour rien au monde communiqué la teneur de ses découvertes au gouvernement (on tremblait en imaginant l’usage que pourraient en faire ces messieurs fort peu scrupuleux de la Sécurité ou de la Gendarmerie1), mais lui-même se fût sans doute interdit, au cours d’une nouvelle enquête, de changer un être humain, fût-il le plus abject des criminels, en un objet d’expérimentation chimique. Cela n’aurait guère été du goût d’Emmanuel Kant, qui affirmait qu’on ne devait point considérer son semblable comme un moyen d’atteindre un but ; or, Fandorine tenait le philosophe de Königsberg pour la plus haute autorité morale. C’est pourquoi l’étude du « problème de la sincérité » posé par la criminologie gardait pour Eraste Pétrovitch un caractère scientifique plutôt abstrait.

Certes, la question restait ouverte, sur le plan éthique, quant à l’application de la nouvelle méthode aux enquêtes portant sur des crimes particulièrement monstrueux, ou bien susceptibles de mettre gravement en danger la société et l’Etat.

C’était précisément sur ce sujet que Fandorine méditait intensément depuis quatre jours – depuis le moment où l’on avait publié la nouvelle de l’attentat contre le président du Conseil des ministres, Stolypine. Le soir du 1er septembre, à Kiev, un jeune homme avait tiré par deux fois sur le principal acteur de la vie politique russe.

Ce fait divers présentait bien des éléments fantasmagoriques. Un, le drame sanglant n’avait pas eu lieu n’importe où, mais dans un théâtre, sous les yeux d’un public nombreux. Deux, le spectacle était des plus joyeux : Le Conte du tsar Saltan. Trois, ce n’était pas d’un conte que sortait le tsar présent dans la salle, le tsar en personne, que le meurtrier avait laissé en paix. Quatre, le théâtre était gardé de telle manière qu’aucun prince Guidon n’eût pu y pénétrer2, même sous l’aspect d’un moustique. On n’avait laissé entrer que les spectateurs munis d’une invitation personnelle délivrée par les services de la Sécurité. Cinq – c’était le plus fantastique –, le terroriste disposait d’une telle invitation, qui plus est parfaitement authentique. Six, le meurtrier avait réussi non seulement à entrer dans les lieux, mais aussi à y introduire une arme à feu…

A en juger d’après les renseignements parvenus aux oreilles d’Eraste Pétrovitch (or ses sources d’informations étaient fiables), le coupable, une fois arrêté, n’avait fourni aucune réponse susceptible d’élucider pareil mystère. Voilà bien où les nouvelles méthodes d’interrogatoire eussent pu servir !

Tandis que le chef du gouvernement se mourait (ses blessures, hélas, étaient fatales), tandis que des enquêteurs maladroits perdaient en vain leur temps, l’immense empire déjà accablé d’une multitude de problèmes vacillait et oscillait, au risque de verser, tel un chariot pesamment chargé qui eût perdu son conducteur dans un brusque virage. Piotr Stolypine pesait trop lourd pour l’Etat.

Fandorine nourrissait des sentiments complexes à l’égard de l’homme qui durant cinq ans avait gouverné la Russie presque sans partage. Tout en respectant le courage et la résolution du Premier ministre, il jugeait que la direction prise par celui-ci présentait nombre d’écueils dangereux. Cependant il ne faisait aucun doute que la mort de Stolypine allait porter un coup terrible à l’Etat et risquait de plonger le pays dans un nouveau chaos. Enormément de choses dépendaient à présent de la rapidité et de l’efficacité de l’instruction.

Il était quasi certain qu’on inviterait Fandorine à y collaborer, à titre d’expert indépendant. On avait maintes fois recouru à ses services par le passé quand un dossier d’extrême importance semblait dans une impasse ; or, il était difficile d’imaginer affaire plus urgente et cruciale que l’attentat de Kiev. Par ailleurs Eraste Pétrovitch connaissait le président du Conseil des ministres pour avoir, à sa demande, participé à des enquêtes singulièrement compliquées ou délicates touchant aux intérêts de l’Etat.

L’époque où Fandorine, à la suite d’un différend avec les autorités supérieures, s’était trouvé forcé de quitter pour de longues années sa ville natale et son pays n’était plus désormais qu’un souvenir. L’ennemi personnel d’Eraste Pétrovitch – autrefois l’homme le plus puissant de l’ancienne capitale – (ou plutôt le peu qui était resté de sa très auguste personne) reposait depuis longtemps dans une crypte et n’était guère pleuré de ses concitoyens. Rien n’empêchait plus Fandorine de passer à Moscou autant de temps qu’il le souhaitait. Rien, sinon son habituel appétit d’aventures et de sensations nouvelles.

Quand il séjournait en ville, Eraste Pétrovitch habitait une villa indépendante, passage de la Dormition, plus couramment nommé rue Svertchkov. Il y avait bien longtemps, près de deux cents ans plus tôt, un marchand nommé Svertchkov avait fait construire là une grande maison de pierre. Le marchand était mort, la maison avait plusieurs fois changé de propriétaire, mais le nom familier était resté dans la tenace mémoire moscovite. Quand il se reposait de ses voyages ou de ses enquêtes, Fandorine menait là une vie calme et retirée, tel le grillon du foyer.

La demeure était confortable et bien assez vaste pour deux personnes : six pièces, salle de bains, eau courante, électricité, téléphone – le tout pour cent trente-cinq roubles par mois, en comptant le charbon destiné au poêle hollandais. C’était dans ces murs que le conseiller d’Etat à la retraite réalisait la plus grosse part du programme intellectuel et sportif qu’il avait lui-même élaboré. Il lui arrivait parfois d’imaginer avec plaisir le jour où, rassasié de voyages et d’aventures, il s’installerait rue du Grillon de manière permanente pour s’abandonner tout entier au captivant processus de la sénescence.

Un jour. Pas maintenant. Plus tard. Sans doute passé soixante-dix ans.

Pour le moment, Eraste Pétrovitch était loin d’être rassasié. Au-delà des limites de sa retraite svertchkovienne restaient beaucoup trop de lieux de toute sorte, d’événements et de phénomènes d’un fantastique intérêt. Certains éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, d’autres de plusieurs siècles.

Une dizaine d’années plus tôt, Fandorine s’était sérieusement passionné pour le monde sous-marin. Il avait même fait construire sur ses propres plans un vaisseau submersible enregistré dans la lointaine île d’Aruba, qu’il perfectionnait sans cesse. Ce hobby entraînait des dépenses considérables, mais depuis qu’on avait réussi, au moyen du submersible, à remonter du fond de la mer un chargement précieux, non seulement il avait permis à Eraste Pétrovitch de rentrer largement dans ses frais, mais il l’avait délivré de la nécessité de réclamer des honoraires pour ses enquêtes et ses conseils de détective criminologue.

A présent, il pouvait ne se charger que des affaires les plus intéressantes, ou de celles que, pour une raison ou une autre, il lui était impossible de refuser. En tout cas, le statut de dispensateur de services ou de bienfaits était beaucoup plus plaisant que la fonction de mercenaire, si compétent fût-il.

On laissait rarement Fandorine en paix, et fort peu longtemps. La faute en était à la réputation qu’il avait acquise dans les cercles professionnels internationaux au cours des vingt dernières années. Depuis l’époque de la funeste guerre avec le Japon, même le gouvernement russe recourait souvent aux lumières de l’expert indépendant qu’il était devenu. Il arrivait qu’Eraste Pétrovitch refusât, son idée du bien et du mal ne coïncidant pas toujours avec celle des autorités. Par exemple, c’était de très mauvais gré qu’il se chargeait des affaires relevant de la politique intérieure, à moins qu’il ne s’agît de méfaits particulièrement odieux.

L’histoire de l’attentat contre le Premier ministre exhalait justement une telle odeur d’ignominie. Il y avait là trop de bizarreries inexplicables. D’après des informations reçues par voie confidentielle, il se trouvait quelques personnes à Saint-Pétersbourg à partager la même opinion. Ses amis de la capitale avaient communiqué à Fandorine par téléphone que le ministre de la Justice s’était rendu la veille à Kiev pour diriger personnellement l’instruction. C’était signe qu’on se méfiait de la Sécurité et du Département de la police. On n’allait plus tarder à inviter également « l’expert indépendant » Fandorine à rejoindre les rangs des enquêteurs. Si ce n’était pas le cas, cela signifierait que la pourriture s’était étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’Etat.

Comment procéder, Eraste Pétrovitch le savait déjà.

Il convenait encore de méditer quant au moyen d’action chimique, mais il restait tout à fait possible d’appliquer au meurtrier les méthodes psychologique et hypnotique. On pouvait supposer que ce serait suffisant. Bogrov, le terroriste, se verrait contraint de dévoiler l’essentiel : qui avait armé son bras, qui lui avait fourni un laissez-passer et permis de pénétrer dans le théâtre avec un revolver.

Il ne serait pas mauvais non plus d’amener à la confidence le chef du service de la Sécurité de Kiev, le lieutenant-colonel Kouliabko, ainsi que le directeur adjoint du Département de la police, le conseiller d’Etat Vériguine, responsable des mesures de protection. Avec ces messieurs au plus haut point suspects, compte tenu de la nature de leurs occupations et de leur commune absence de scrupules, il serait permis sans doute de ne pas prendre de gants. Il y avait peu de chances qu’ils se laissent hypnotiser, mais il suffirait de passer un moment avec chacun en tête à tête pour verser une goutte de la préparation secrète dans le cognac préféré du lieutenant-colonel et dans le thé du sobre Vériguine. Ils parleraient du mystérieux laissez-passer et de la raison pour laquelle il ne se trouvait aucun garde du corps auprès du Premier ministre durant l’entracte, alors même que sociaux-révolutionnaires, anarchistes et simples tyranophobes solitaires le traquaient depuis plusieurs années…

Fandorine frémissait à l’idée que les services responsables de la sécurité de l’empire pussent être mêlés à l’attentat contre le chef du gouvernement. Depuis quatre jours il errait dans ses appartements, tantôt égrenant son chapelet de jade, tantôt jetant sur le papier des sortes de schémas que personne d’autre ne pouvait comprendre. Il fumait des cigares, réclamait sans arrêt du thé, mais ne mangeait presque rien.

Massa, son serviteur, seul être au monde qui lui fût proche, savait parfaitement que lorsque son maître était dans cet état, mieux valait ne pas le déranger. Sans jamais s’éloigner, le Japonais prenait garde à ne pas se montrer, et observait la plus grande discrétion. Il avait annulé deux rendez-vous galants et envoyé plusieurs fois la concierge quérir du thé chez l’épicier chinois. Les yeux bridés de l’Oriental brillaient d’un éclat fiévreux : Massa s’attendait à de captivants événements.

L’année précédente, ce confident dévoué avait fêté lui aussi son cinquantième anniversaire, et traité cette date charnière avec un sérieux tout japonais. Il avait changé de vie, de manière encore plus radicale que son maître.

En premier lieu, conformément à l’antique tradition, il s’était entièrement rasé le corps, signe qu’il embrassait intérieurement l’état monastique et, en attendant de se retirer dans un autre monde, renonçait à toutes les vanités de celui-ci. Certes, Fandorine n’avait pas remarqué – pour le moment – que Massa eût changé quoi que ce fût à ses mśurs de Céladon. Cela dit, les règles des moines japonais ne prescrivaient pas l’abstinence charnelle.

En second lieu, Massa avait décidé de prendre un nouveau nom afin de rompre définitivement avec celui qu’il avait été jusque-là. Une difficulté était alors apparue : selon les lois de l’Empire russe il n’était possible de modifier son état civil qu’à la seule occasion du baptême. Le Japonais ne s’était pas laissé arrêter par cet obstacle. Il avait adopté avec joie la religion orthodoxe, s’était pendu au cou une croix de solides dimensions et avait commencé de se signer furieusement devant tous les dômes d’églises, et même au son des cloches, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à faire brûler des parfums devant l’autel bouddhiste dressé dans la maison. D’après ses papiers, il ne s’appelait plus désormais Massahiro, mais Mikhaïl Erastovitch (d’après le nom de son parrain). Fandorine s’était vu contraint de partager jusqu’à son nom de famille avec le tout nouveau serviteur du Seigneur : le Japonais l’en avait supplié, affirmant que c’était là la plus haute récompense qu’un suzerain pût accorder à son vassal pour la constance de son zèle et sa fidélité.

Mais quoi qu’il en fût, Eraste Pétrovitch s’était réservé le droit d’appeler son serviteur comme il l’avait toujours fait : Massa. Et, implacable, avait coupé court aux tentatives de son filleul de lui donner du « otô-san » (père) ou, pire encore, du « pèlevénélé ».

Eraste Pétrovitch et Mikhaïl Erastovitch étaient donc enfermés chez eux depuis quatre jours, à lorgner d’un śil impatient le téléphone, dans l’attente d’un appel. Le coffret de bois verni restait muet cependant. Il était rare qu’on dérangeât Fandorine pour des vétilles, car peu de gens connaissaient son numéro.

Le lundi 5 septembre, à trois heures de l’après-midi, le téléphone sonna enfin.

Ce fut Massa qui décrocha le combiné : il était justement en train d’astiquer l’appareil avec un chiffon de velours, comme s’il avait voulu attendrir une divinité capricieuse.

Fandorine passa dans la pièce voisine et alla se camper devant la fenêtre pour se préparer mentalement à l’importante explication qui devait suivre. Exiger d’emblée le maximum de pouvoirs et une totale liberté d’action, pensait-il. Autrement, ne pas accepter. Et d’un…

Massa passa la tête par l’embrasure de la porte. Son visage était soucieux.

— Je ne sais de qui vous attendiez un appel tous ces jours-ci, maître, mais je suppose que c’est le bon. La dame a la voix qui tremble. Elle dit que l’affaire est très urgente, d’une ekusu-ture-mu ulu-djensu.

Massa avait prononcé ces derniers mots en russe.

— La dame ? s’étonna Eraste Pétrovitch.

— Elle a dit : « Oliga. »

Massa tenait le patronyme pour un vain ornement, il peinait à s’en souvenir et souvent l’omettait.

La perplexité de Fandorine se dissipa. Olga… Mais oui, bien sûr. Il fallait s’y attendre. L’affaire était si embrouillée, si chargée d’imprévisibles complications, que le pouvoir préférait s’abstenir de réclamer directement l’aide d’une personne privée. Il était plus opportun pour lui d’agir par le biais de la famille. Fandorine connaissait Olga Borissovna Stolypina, épouse du Premier ministre blessé et arrière-petite-fille du grand Souvorov. Une femme solide, intelligente, de celles qui résistent à tous les coups du sort.

Elle savait bien sûr qu’elle serait très bientôt veuve. Il n’était pas exclu qu’elle téléphonât de sa propre initiative, sentant que l’enquête officielle était menée de bien étrange manière.

Eraste soupira puis s’empara du combiné.

— Fandorine. J-j’écoute.

1. Nom donné à l’époque tsariste aux services de police secrète chargés de traquer les opposants au régime. (Toutes les notes sont du traducteur.)

2. Le Conte du tsar Saltan est un opéra de Rimski-Korsakov, inspiré de l’śuvre de Pouchkine du même nom et créé en 1899 à l’occasion du centenaire de la naissance du poète. Guidon, fils de Saltan, y est changé en moustique par la princesse Cygne pour pouvoir s’introduire dans le palais de son père.

Aïe, quel impair !

— Eraste Pétrovitch, pour moi, par pitié, au nom de notre amitié, en mémoire de mon défunt mari, enfin, ne refusez pas ! dit une voix de femme, sonore et précipitée, familière sans aucun doute, mais altérée par l’émotion. Vous êtes un homme de cśur, bon et sensible, je sais que vous ne vous déroberez pas !

— Ainsi, il est mort…

Fandorine inclina la tête bien que la veuve ne fût pas en mesure de le voir. Puis il déclara dans un mouvement sincère :

— Acceptez mes p-plus sincères condoléances. Vous n’êtes pas seule à être touchée par ce malheur, c’est une perte immense pour toute la Russie. Quant à moi, de mon côté, je ferai évidemment tout ce qui est en mon pouvoir.

Après un silence, la dame reprit, d’une voix qui trahissait cependant un certain embarras :

— Je vous remercie, mais je me suis déjà plus ou moins habituée… Le temps guérit les blessures…

— Le temps ?

Eraste fixa le téléphone d’un śil stupéfait.

— Eh bien, oui. Anton Pavlovitch est mort depuis sept ans, n’est-ce pas… Ici, Olga Léonardovna Knipper-Tchekhova. Je vous ai réveillé, j’imagine ?

Aïe ! Quel impair ! Fandorine rougit et jeta un regard furieux à Massa, qui n’en pouvait mais. Pas étonnant que la voix lui eût paru familière. Il entretenait depuis longtemps des relations amicales avec la veuve de l’écrivain : tous deux avaient fait partie de la commission chargée de régler la succession de Tchekhov.

— Mon D-dieu, p-pardonnez-moi ! s’exclama-t-il en bégayant encore plus que d’habitude. Je vous avais prise pour… mais peu importe…

La conséquence de ce quiproquo stupide et, au fond, plutôt comique fut que Fandorine, dès le début de la conversation, se trouva en devoir de se justifier, à la manière d’un coupable. Sans cela, il eût certainement répondu à la demande de la comédienne par un refus poli, et tout le reste de sa vie eût pris un tour très différent.

Mais Eraste Pétrovitch était troublé, et puis parole de gentleman n’est pas promesse en l’air.

— Vous feriez vraiment pour moi tout ce qui est en votre pouvoir ? Eh bien, je vous prends au mot, dit Olga Léonardovna d’une voix déjà moins émue. Connaissant votre noblesse et votre droiture, je ne doute pas que l’histoire que je vais vous conter saura vous toucher.

A dire vrai, même sans le malentendu par lequel avait débuté la conversation, il eût été malaisé à Fandorine de refuser un service à cette femme.

Dans le monde, la veuve de Tchekhov était l’objet d’une réprobation générale. On jugeait de bon ton de la condamner pour avoir préféré briller sur scène et passer gaiement son temps en compagnie de ses talentueux camarades du Théâtre d’art, au lieu de prendre soin de l’écrivain agonisant dans sa morne retraite de Yalta. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’aimait pas ! Elle avait épousé le mourant par froid calcul, pour s’approprier un peu de sa gloire, sans pour autant négliger sa propre célébrité, et par ailleurs s’arroger un nom fort utile pour la suite de sa carrière théâtrale – telle était l’opinion qui prédominait.

Eraste Pétrovitch s’indignait devant pareille injustice. Le défunt Tchekhov était un homme d’expérience à l’esprit aiguisé. Il savait qu’il épousait non pas une simple femme, mais une comédienne d’exception. Olga Léonardovna était prête à abandonner la scène pour rester en permanence auprès de lui, mais quel homme digne de ce nom accepterait un tel sacrifice ? Aimer, c’est désirer le bonheur de l’être qu’on aime. Sans grandeur d’âme, l’amour ne vaut pas un pet. Et il était juste que la femme eût laissé son époux l’emporter dans cette course à la générosité. L’essentiel était qu’elle eût été présente à son côté au moment de son décès et eût rendu son départ moins pénible. Elle racontait qu’au tout dernier soir il avait beaucoup plaisanté et que tous deux avaient ri de fort bon cśur. Que souhaiter de plus ? C’était là une belle mort. Personne n’avait le droit de blâmer cette femme.

Toutes ces pensées traversèrent une nouvelle fois l’esprit d’Eraste Pétrovitch, tandis qu’il écoutait le récit heurté et bien peu intelligible de la comédienne. Il y était question d’une certaine Elisa, amie d’Olga Léonardovna et également actrice, semblait-il. Il était arrivé quelque chose à cette personne, qui depuis vivait « constamment dans une terreur mortelle ».

— Je vous demande pardon, glissa Eraste Pétrovitch alors que sa correspondante s’interrompait pour étouffer un sanglot. Je ne c-comprends pas bien. Altaïrskaïa et Lointaine, ce sont deux personnes distinctes ou une seule ?

— Une seule ! Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, c’est son nom complet. Auparavant, elle avait pour pseudonyme de scène Lointaine, puis elle s’est mariée et est devenue Altaïrskaïa, du nom de son mari. Certes, ils n’ont pas tardé à se séparer, mais avouez qu’il eût été stupide pour une comédienne de renoncer à un si joli nom…

— Et malgré tout, je ne suis pas sûr de…

Fandorine plissa le front.

— Cette dame nourrit des craintes, vous avez décrit de manière très éloquente son état de nervosité. Mais que redoute-t-elle exactement ?

Et surtout, qu’attendez-vous donc de moi ? ajouta-t-il in petto.

— Elle refuse de dire de quoi il s’agit ! Elisa est une personne très secrète, elle ne se plaint jamais de rien. Pour une comédienne, c’est extrêmement rare ! Mais hier elle m’a rendu visite, nous avons beaucoup parlé, et tout à coup elle s’est effondrée. Elle a fondu en larmes et s’est abandonnée contre moi, en bredouillant que sa vie était un cauchemar, qu’elle ne pouvait plus le supporter, qu’elle se sentait harcelée et traquée. Comme je commençais de la presser de questions, Elisa a soudain terriblement pâli, elle s’est mordu la lèvre, et il m’a été impossible de lui soutirer un mot de plus. Elle regrettait à l’évidence de s’être confiée. Pour finir, elle a marmonné quelques paroles indistinctes, m’a priée de lui pardonner cet instant de faiblesse et s’est sauvée en courant. Je n’en ai pas dormi de la nuit, et j’ai passé la journée dans tous mes états ! Ah ! Eraste Pétrovitch, je connais Elisa de longue date. Elle n’est ni hystérique ni mythomane. Je suis sûre qu’un danger la menace, un danger de telle nature qu’il lui est interdit d’en parler, même à une amie. Je vous en supplie au nom de tout ce qui nous rattache : tâchez d’éclaircir de quoi il retourne. Pour vous ce sera un jeu d’enfant, vous êtes passé maître dans l’art d’élucider les mystères. La manière dont vous avez retrouvé le manuscrit disparu d’Anton Pavlovitch tenait du génie !

A l’évocation de l’histoire qui avait marqué le début de leur amitié, Fandorine fronça les sourcils, gêné par des propos si ouvertement élogieux.

— Je vous aiderai à pénétrer dans le cercle de ses relations. Elisa est en ce moment jeune première dans l’Arche de Noé.

— Est q-quoi ? Où ça ? bégaya Eraste Pétrovitch, surpris.

— Elle tient l’emploi de jeune première dans cette nouvelle troupe d’avant-garde qui tente de concurrencer le Théâtre d’art, expliqua Olga Léonardovna d’un ton où perçait une certaine condescendance, inspirée soit par l’ignorance de Fandorine en matière de théâtre, soit par les insensés qui osaient prétendre rivaliser avec le célèbre MKhAT1. L’Arche de Noé vient d’arriver de Saint-Pétersbourg, pour une tournée destinée à stupéfier et conquérir le public moscovite. Il est impossible d’obtenir des billets, mais j’ai déjà tout arrangé. On vous laissera entrer et on vous installera à la meilleure place, de manière que vous puissiez tous les observer à loisir. Vous serez libre ensuite d’aller visiter les coulisses. Je vais téléphoner à Noé Noévitch, c’est le directeur de la troupe, Noé Noévitch Stern, je lui demanderai de vous prêter tout son concours. Il ne cesse de me tourner autour, il espère toujours m’attirer dans sa troupe, aussi accédera-t-il à ma requête sans poser de questions superflues.

Eraste Pétrovitch donna un coup de pied furieux dans la chaise, qui se fendit en deux. Une affaire dénuée d’intérêt, totalement ridicule – les caprices d’il ne savait quelle prima donna au nom invraisemblable, frappée d’hypocondrie –, et il lui était totalement impossible de refuser. Cela au moment où il attendait d’être invité à participer à l’instruction d’une affaire d’assassinat historique, et même emblématique d’une nouvelle époque !

Massa émit un clappement de langue, prit le meuble accidenté, et tenta de s’y asseoir : la chaise se déroba sous lui.

— Vous ne dites rien ? Vous me refuseriez ce petit service ? Si vous aussi vous m’abandonnez, je n’y survivrai pas ! déclara la veuve du grand écrivain avec l’intonation d’Irina Arkadina en appelant à Trigorine.

— P-pourrais-je seulement oser ? protesta Fandorine, accablé. Quand faut-il être au théâtre ?

— Vous êtes un amour ! Je savais que je pouvais compter sur vous ! Le spectacle aujourd’hui est à huit heures. Je vais tout vous expliquer…

Rien de catastrophique, songea Eraste Pétrovitch pour se rassurer. Finalement cette femme pleine de talent mérite bien que je perde une soirée pour satisfaire sa lubie. Et si on m’appelle entre-temps pour l’affaire Stolypine, je lui expliquerai que c’est là une question d’importance nationale…

Mais la journée s’écoula sans qu’on téléphonât ni de Saint-Pétersbourg ni de Kiev. Le soir venu, Eraste Pétrovitch noua une cravate blanche et, luttant vainement contre l’irritation, s’en fut au spectacle. Massa avait reçu l’ordre de ne pas s’éloigner de l’appareil et, en cas de besoin, de foncer au théâtre à motocyclette.

1. Le Théâtre d’art de Moscou, fondé en 1897 par Konstantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko.

La Sainte-Elisabeth

Fandorine, quant à lui, prit un fiacre, sachant qu’à l’heure où le Bolchoï, le Maly et le Noveïchy accueillaient tous les trois leur public il ne trouverait nul endroit sur la place des Théâtres où garer son automobile. La fois précédente, pour La Walkyrie de Wagner, il avait imprudemment rangé son Isotta Fraschini entre deux calèches, et un cheval rebelle, ferré à crampons, lui avait fendu d’un coup de sabot son radiateur chromé – il avait dû ensuite patienter deux mois pour en recevoir un neuf de Milan.

Au cours des quelques heures écoulées depuis le coup de téléphone de l’actrice, Eraste Pétrovitch avait collecté un certain nombre d’informations sur le théâtre où il était appelé à passer la soirée.

Il se trouvait que cette troupe, apparue à Saint-Pétersbourg la saison passée, avait eu le temps de faire fureur dans l’ancienne capitale, ensorcelant le public, et divisant la critique en deux camps inconciliables, dont l’un portait aux nues le génie de Stern, son directeur, quand l’autre traitait ce dernier de « charlatan de l’art ». On parlait beaucoup également dans les journaux d’Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, mais là l’éventail d’opinions était un peu différent : allant de l’enthousiasme teinté d’adoration pour les critiques les plus favorables à la triste compassion pour les plus assassines, qui déploraient qu’une si merveilleuse actrice se trouvât forcée de galvauder son talent dans les mises en scène prétentieuses de Stern.

Dans l’ensemble, les articles consacrés à l’Arche de Noé étaient nombreux autant qu’enflammés, mais Fandorine ne lisait jamais les journaux jusqu’à la page où l’on débattait des nouvelles théâtrales. Il n’aimait guère, hélas, l’art dramatique, ne s’y intéressait absolument pas, et s’il allait parfois au théâtre, c’était exclusivement pour entendre un opéra ou voir un ballet. Les bonnes pièces, il préférait les lire, de sorte que ses impressions ne fussent pas gâchées par les ambitions d’un metteur en scène ou par le piètre jeu d’un comédien (car même dans le spectacle le plus fabuleux il s’en trouvait forcément un ou une qui jouait faux et flanquait tout par terre). Fandorine avait le sentiment que le théâtre était un art condamné à disparaître. Quand le cinématographe aurait pris de la vigueur, maîtriserait la couleur et le son, qui irait dépenser des sommes folles pour contempler des décors de carton-pâte et faire semblant d’ignorer le chuchotis du souffleur, le balancement du rideau et l’excessive maturité de la jeune première ?

Pour sa tournée moscovite, l’Arche de Noé louait les bâtiments de l’ex-théâtre Noveïchy, qui à présent appartenaient à une certaine « Société théâtrale et cinématographique ».

Arrivé à la célèbre place, Fandorine fut contraint de descendre au pied de la fontaine : la circulation et la foule étaient si denses qu’il était impossible d’approcher davantage de l’entrée. Par ailleurs il sautait aux yeux que la presse aux portes du théâtre Noveïchy était beaucoup plus importante qu’au théâtre Maly situé en face, avec son éternel Orage, et même qu’au Bolchoï, où la saison s’ouvrait par Le Crépuscule des dieux.

Suivant le plan qu’il avait arrêté, Fandorine se dirigea d’abord vers l’affiche pour prendre connaissance des effectifs de la troupe. A coup sûr, comme il était de règle, semblait-il, dans le monde des acteurs, les tourments déchirants de la jeune première étaient suscités par les intrigues de l’un ou l’autre de ses collègues. Pour élucider ce terrible mystère et en finir au plus vite avec une histoire idiote, il convenait de noter les noms des figurants.

La compagnie théâtrale

L’ARCHE DE NOÉ

aujourd’hui, 5 septembre, jour de la Sainte-Elisabeth,

PRÉSENTE

pour la première fois à Moscou :

PAUVRE LISA

Tragédie en trois tableaux d’après l’śuvre de

KARAMZINE

Mise en scène de Noé Stern

Distribution :

Mme Altaïrskaïa-Lointaine – Lisa, fille de paysan

M. Emraldov – Eraste, jeune aristocrate

Mme Réginina – la mère de Lisa

M. Rézonovski – le fantôme du père de Lisa

M. Labiline – Iacha, jeune berger

Mme Abrikossova – Marfinka, bergère

Mme Goupilova – la riche veuve

M. Méfistov – le tricheur

Mme Linotova – Frolka, le garçon des voisins

M. Innokentov – Chatski, camarade de régiment d’Eraste

M. Novimski – un passant, un membre du club de jeu, un laquais, la statue de Pan

M. Stern – la Mort

Représentation sans entracte

Prix des places majoré

Le titre du spectacle acheva de ruiner l’humeur du théâtrolâtre malgré lui. Il considéra d’un śil sombre l’élégant placard orné de vignettes, en se disant que la soirée s’annonçait encore plus pénible que prévu.

Eraste Pétrovitch détestait la nouvelle de Karamzine, considérée comme un chef-d’śuvre de l’école sentimentaliste russe, et avait pour cela de très sérieuses raisons, totalement étrangères à la littérature. Il lui était encore plus douloureux de lire que le spectacle était dédié à sainte Elisabeth.

Il y aura cette année exactement trente-cinq ans… songea-t-il. Il ferma un instant les yeux et frissonna, tandis qu’il chassait l’affreux souvenir.

Puis, pour se mobiliser, il laissa libre cours à son irritation.

— Quelle idée grotesque ! Monter, au XXe siècle, des f-fariboles aussi démodées ! grommela-t-il. Et où y a-t-il sujet là-dedans à une « tragédie en trois tableaux », même sans entracte ? Et par-dessus le marché, le prix des billets est majoré !

— Une place, ça vous intéresse, monsieur ? lui dit un petit homme qui, casquette rabattue sur les yeux, venait de se glisser par-dessous son bras. J’ai une entrée pour un fauteuil d’orchestre. Je rêvais d’assister moi-même à la représentation, mais je suis obligé d’y renoncer pour des raisons familiales. Je puis vous céder mon billet. Je l’ai acheté en troisième main, si bien que, pardonnez-moi, c’est un peu cher.

Il estima d’un bref coup d’śil le smoking londonien, le faux col à la géométrie parfaite, la perle noire fichée dans la cravate.

— Vingt-cinq roubles, monsieur…

Inouï ! Vingt-cinq roubles pour une place qui n’était même pas dans une loge, mais à l’orchestre ! L’un des articles consacrés à l’Arche de Noé, extrêmement virulent et intitulé « Prix majorés », traitait justement de la cherté invraisemblable des billets de spectacle de la troupe en tournée. Son directeur, M. Stern, était doué d’exceptionnelles qualités d’entrepreneur. Il avait imaginé un système de vente des plus efficaces. Le prix des places dans les loges, au parterre et au premier balcon était le double, sinon le triple du tarif habituel ; en revanche, les galeries et le poulailler n’étaient pas proposés aux caisses mais réservés à la jeunesse studieuse par le biais d’une loterie. Ces billets-là se diffusaient parmi les étudiants et les étudiantes au prix modique de cinquante kopecks ; dix pour cent environ étaient gagnants. Les chanceux pouvaient soit aller eux-mêmes au spectacle dont tout le monde parlait dans les salons et les journaux, soit revendre leur place avant la représentation et récupérer leur mise avec un coquet bénéfice.

Le procédé, qui indignait profondément l’auteur de l’article, paraissait très ingénieux à Fandorine. Primo, il s’ensuivait que les places les moins chères mises en vente par Stern se négociaient finalement à cinq roubles, soit le prix d’un fauteuil bien placé au théâtre Bolchoï. Secundo, tout le Moscou estudiantin débattait des mérites de l’Arche de Noé. Tertio, la jeunesse venait en masse aux représentations – or, c’était son enthousiasme qui par-dessus tout contribuait au succès du théâtre.

Eraste Pétrovitch ne daigna pas répondre au spéculateur et se dirigea vers une porte ornée d’un écriteau annonçant « Administration ». S’il lui avait fallu récupérer son laissez-passer à l’intérieur, Fandorine eût fait demi-tour et s’en fût allé. Pour rien au monde il n’eût cherché à se frayer un chemin parmi tant de dos anonymes. Mais Olga Léonardovna avait dit : « A cinq pas à droite de la porte, sur les marches, vous verrez un homme avec une serviette verte… »

Et en effet, à cinq pas exactement de la foule assiégeant les portes du théâtre, un homme très grand, à l’imposante carrure, se tenait adossé au mur, vêtu d’un costume américain à rayures qui détonnait un peu avec son visage de rustre, qu’on eût dit modelé dans de la terre glaise. Le personnage restait impassible, il ne regardait point les adorateurs hurlants de Melpomène, mais sifflotait tranquillement dans son coin, une élégante serviette de velours vert serrée sous son bras.

Fandorine mit du temps à parvenir jusqu’à l’homme à rayures : il y avait sans cesse quelqu’un pour se faufiler devant lui. Tous ces gens ressemblaient de manière indéfinissable à l’aigrefin qui avait tenté de lui soutirer vingt-cinq roubles pour un billet d’entrée – mêmes gestes inquiets, même allure fuyante, même discours précipité et étouffé.

Le propriétaire de la serviette verte se débarrassait rapidement de ces importuns, sans prononcer un mot, juste en sifflotant. Pour l’un, le motif mélodique était bref et moqueur, sur quoi le petit homme disparaissait aussitôt. Pour un autre, il était menaçant, et l’individu battait en retraite. Pour un troisième, il se faisait approbateur.

Le chef de cette bande de spéculateurs, devina Fandorine. Enfin, celui-ci se trouva fatigué d’écouter les savantes modulations du géant et d’assister au défilé ininterrompu des revendeurs. Il posa le pied sur la marche, retint par l’épaule une nouvelle ombre surgie de nulle part, et suivant les instructions qu’il avait reçues déclara :

— Je viens de la part de Mme Knipper.

Le siffloteur n’eut pas le temps de répondre que déjà une tierce personne s’était glissée entre eux deux. Eraste Pétrovitch s’abstint de l’empoigner par l’épaule ou par toute autre partie du corps, par respect pour l’uniforme. Il s’agissait en effet d’un officier, un sous-lieutenant des hussards, qui plus est d’un régiment de la garde.

— Sila Egorovitch, je vous en supplie ! s’écria le jeune homme en levant sur son interlocuteur de parfaits yeux de fou. Au parterre ! Et pas plus loin que le sixième rang ! Vos sbires sont devenus enragés, c’est vingt roubles qu’ils me réclament ! Moi, je veux bien, mais à crédit. Tout ce que j’avais, je l’ai dépensé pour la corbeille de fleurs. Vous le savez, Vladimir Limbach paye toujours ses dettes ! Ma parole, autrement je me brûlerai la cervelle !

L’autre posa sur le petit officier un regard nonchalant, puis se reprit à siffloter avec indifférence.

— Il n’y a plus de billets. Plus un seul. Je peux vous fournir une contremarque sans place attribuée, par sympathie pour vous.

— Ah, mais vous savez bien qu’un officier ne peut pas rester debout !

— Eh bien, comme vous voudrez… Un petit instant, monsieur.

Ces derniers mots, ainsi que le sourire déférent que cette figure de glaise peinait à produire, s’adressaient à Eraste Pétrovitch.

— Tenez, je vous prie. Ceci est un laissez-passer pour la loge numéro quatre. Mes respects à Olga Léonardovna. Nous sommes toujours prêts à lui rendre service.

Fandorine se dirigea vers l’entrée principale, accompagné par le sifflotement amical du spéculateur et le regard envieux du hussard.

— D’accord, donnez-moi toujours cette contremarque ! grommela l’officier derrière lui.

Un monde étrange

La loge numéro quatre se trouvait être la meilleure de toutes. Le théâtre eût-il été financé par l’Etat et non par des fonds privés, on l’eût qualifiée à coup sûr d’« impériale ». Sept fauteuils à dossiers dorés – trois au premier rang, quatre au second – étaient à l’entière disposition de l’unique spectateur. Le contraste était d’autant plus impressionnant avec le reste de la salle, littéralement pleine comme un śuf. Il s’en fallait encore de cinq minutes que le spectacle ne commençât, néanmoins tout le public était déjà installé, comme si chacun craignait qu’on ne lui disputât sa place. Et non sans raison : en deux ou trois endroits, les ouvreurs s’employaient à calmer des gens qui, très agités, brandissaient leurs billets. Une scène semblable se déroulait juste au-dessous de la loge de Fandorine. Une grosse dame enveloppée d’une étole en hermine s’écria, presque pleurant :

— Comment ça, « faux » ? Où as-tu dégoté ces billets, Jacquot ?

Jacquot, rouge comme une pivoine, bredouilla les avoir achetés quinze roubles à un monsieur très comme il faut. Habitués à ces sortes d’incidents, des employés apportaient déjà deux chaises supplémentaires.

Au paradis, les spectateurs étaient assis encore plus serrés, on stationnait même debout entre les travées. Là-haut prédominaient les visages jeunes, les vestes d’étudiants et les corsages blancs de jeunes filles.

A huit heures pile, juste après la troisième sonnerie, les lumières dans la salle s’éteignirent et les portes furent closes. Cette règle qui voulait qu’on commençât le spectacle à l’heure et qu’on refusât l’entrée aux retardataires avait été instituée par le Théâtre d’art, mais même ce dernier ne l’observait pas avec une telle rigueur.

Un grincement s’entendit.

Eraste Pétrovitch, qui trônait tel un pacha dans le fauteuil central, au premier rang de la loge, se retourna pour découvrir non sans étonnement le hussard qui tantôt menaçait de se brûler la cervelle.

Le sous-lieutenant Limbach – tel était son nom, semblait-il – chuchota :

— Vous êtes seul ? Parfait ! Vous ne voyez pas d’objection à ce que je m’assoie ici ?

Fandorine haussa les épaules : Dieu merci, la place ne manquait pas. Il se décala d’un siège à droite pour garder ses aises. Cependant l’officier préféra s’installer derrière lui.

— Ne vous dérangez pas, je reste ici, déclara le sous-lieutenant en sortant de son étui une paire de jumelles de campagne.

La porte de la loge grinça de nouveau.

— C’est le diable qui l’envoie ! Ne me trahissez pas, dites que je suis avec vous ! murmura le hussard à l’oreille de Fandorine, en un chuchotement à peine audible.

Un homme entre deux âges venait d’entrer, vêtu d’un frac et d’une chemise amidonnée, le cou noué de la même cravate blanche que Fandorine, à cette différence près que l’épingle était grise au lieu de noire. Un banquier ou bien un avocat ayant réussi, supposa Eraste Pétrovitch après un bref coup d’śil à la barbiche soigneusement taillée et à la calvitie triomphante qui luisait dans l’ombre.

Le nouvel arrivant s’inclina avec courtoisie.

— Tsarkov. Et vous, vous êtes l’ami de l’incomparable Olga Léonardovna. Très heureux…

Ces paroles permettaient de conclure que le sieur Tsarkov était le propriétaire de la loge merveilleuse et que c’était à lui que la comédienne s’était adressée pour obtenir une place. Fandorine peinait toujours à comprendre ce que le siffloteur à serviette verte avait à voir avec tout cela, mais il ne se souciait guère d’approfondir la question.

— Le jeune homme est avec vous ? demanda l’aimable personnage en lorgnant le sous-lieutenant occupé à scruter avec ses jumelles les moulures du plafond.

— Oui.

— Eh bien, en ce cas, je vous en prie…

Durant les quelques minutes qui s’écoulèrent encore avant le lever du rideau – pendant que le public s’agitait, dans un concert de froissements d’étoffes, de grincements de fauteuils et de mouchages de nez –, le nouveau voisin de Fandorine lui exposa à mi-voix ce qu’il savait de l’Arche de Noé. Il semblait si bien posséder son sujet que Fandorine dut réviser son premier jugement : il ne s’agissait ni d’unbanquier ni d’un avocat, mais plus sûrement d’un homme de théâtre fortuné ou d’un critique influent.

— Les opinions divergent quant au talent de metteur en scène de Noé Stern, mais sur le plan des affaires c’est sans conteste un génie, commença le sieur Tsarkov avec faconde, s’adressant exclusivement à Fandorine, comme si tous deux eussent été seuls dans la loge.

Cependant le sous-lieutenant Limbach semblait heureux qu’on ne lui prêtât aucune attention.

— Il donne ses premières représentations une semaine avant le début de la saison, et l’on peut dire qu’il use à fond du monopole qu’il s’est ainsi attribué. Si le public afflue en masse chez lui, c’est d’abord parce qu’il est le seul à lui ouvrir ses portes. Ensuite, Stern a ouvert le feu avec trois spectacles à la file, qui ont alimenté les conversations du Tout-Saint-Pétersbourg durant la saison dernière. D’abord, Hamlet, puis Les Trois Sśurs, et aujourd’hui Pauvre Lisa. Mais il a annoncé par avance que chaque pièce ne serait jouée qu’une seule fois, pour ne plus être reprise. Et regardez ce qui se passe au troisième soir.

D’un geste circulaire, le spécialiste de la vie théâtrale désigna la salle bondée.

— C’est là également un coup perfide porté à son principal concurrent, le Théâtre d’art, qui, voyez-vous, comptait cette année surprendre son public par de nouvelles mises en scène justement des Trois Sśurs et de Hamlet. Je vous assure qu’après Stern n’importe quelle interprétation, même la plus novatrice, paraîtra bien fade aux spectateurs. Quant à cette Pauvre Lisa, c’est une véritable performance. Ni Stanislavski ni Ioujine n’auraient osé se produire sur une scène contemporaine avec un tel matériau dramatique. Mais j’ai vu le spectacle à Saint-Pétersbourg. Je vous certifie que c’est quelque chose ! Lointaine, dans le rôle de Lisa, est divine !

Le chauve baisa bruyamment le bout de ses doigts, dont l’un arborait un solitaire à l’éclat impressionnant.

Non, ce ne peut être un critique, songea Eraste Pétrovitch. D’où sortirait-il un diamant de près de douze carats ?

— Mais le plus intéressant est encore à venir. J’attends beaucoup de l’Arche de Noé pour cette saison. Après cette salve de trois spectacles à guichets plus que fermés, ils vont interrompre pour un mois leurs représentations. Ce rusé de Stern laisse la possibilité au Théâtre d’art, au Maly et au Korsch de présenter leurs nouveautés au public : il se retire à l’écart, pour ainsi dire. Après quoi, il promet de livrer en octobre sa propre création, et bien sûr il attirera chez lui tout Moscou.

Même si Fandorine ne s’y entendait guère en matière de théâtre, pareil procédé lui parut un peu étrange.

— P-permettez, le bâtiment est loué, n’est-ce pas ? Comment un théâtre peut-il vivre un mois entier sans recettes ?

Tsarkov lui adressa un clin d’śil matois.

— L’Arche peut se permettre un tel luxe. La Société théâtrale et cinématographique leur a offert une location, tous services compris, pour le prix d’un rouble par mois. Oh, Stern sait mener sa barque ! En l’espace d’un mois et demi, ils auront monté un spectacle totalement nouveau, en partant de zéro. Personne ne sait ce que sera cette pièce, mais à la date d’aujourd’hui on est déjà prêt à payer jusqu’à cinquante roubles un fauteuil bien placé pour le jour de la première !

— Comment cela, « personne ne sait » ? Qu’est-ce à dire ?

— Mais rien de plus ! C’est un effet calculé. Demain toute la troupe se réunira, et Stern annoncera aux comédiens la pièce qu’ils auront à jouer. Après-demain, tous les journaux en parleront. Et l’affaire sera bouclée : le public attendra désormais avec impatience la première du spectacle. Quel qu’il soit. Oh, cher monsieur, croyez-en mon intuition. Grâce à l’Arche de Noé, Moscou va connaître une saison d’une fécondité inouïe !

Ces mots avaient été prononcés avec un tel accent de sincérité qu’Eraste Pétrovitch posa sur son voisin un regard plein de considération. Un amour de l’art si vrai et si désintéressé forçait le respect.

— Mais, chut ! Ça commence. Ce qui va se passer maintenant va laisser tout le monde pantois, ricana l’amateur de théâtre. Ce tour de magie-là, Stern ne l’a pas encore montré à Saint-Pétersbourg…

Le rideau s’ouvrit. Toute l’arrière-scène était tendue d’une toile blanche sur laquelle, soudain, se découpa un rectangle de lumière. Un écran ! Une voiture y apparut, attelée de quatre chevaux fonçant au galop.

Mariage de cinématographe et de théâtre ? Curieux ! pensa Eraste Pétrovitch.

Le spécialiste avait raison : un soupir d’enthousiasme parcourut parterre et galeries.

— Il a le chic pour captiver le spectateur dès la première minute, le bougre, murmura Tsarkov en se penchant par-dessus la balustrade, sur quoi il se donna une tape sur la bouche comme pour signifier : « Oh, pardon, je me tais. »

Une musique pastorale se fit entendre tandis que sur l’écran s’inscrivait : « Un jour, vers la fin du règne de Catherine II, un jeune et brillant officier de la garde s’en revenait de garnison pour retrouver son domaine… »

La mise en scène se révéla au plus haut point inventive, riche d’une foule de trouvailles, à la fois espiègle et philosophique, soutenue par des décors et des costumes somptueux créés par un artiste en vogue, membre du mouvement « le Monde de l’art ». La brève parabole de la pauvre ingénue poussée à la noyade par la trahison de son bien-aimé se trouvait nourrie de multiples rebondissements. Des personnages supplémentaires intervenaient dans l’histoire, certains totalement nouveaux, d’autres que Karamzine s’était contenté d’évoquer au passage. Le spectacle était dédié à une passion amoureuse piétinant tous les interdits : la pauvre Lisa, en effet, se donnait à son Eraste sans se soucier ni de la rumeur ni des conséquences. Il y était question du courage et de l’abnégation de la femme, de la lâcheté masculine face au jugement de la société ; de la faiblesse du Bien et de la force du Mal. Ce dernier était incarné avec beaucoup de vivacité et de relief par la riche veuve (la comédienne Goupilova) et le tricheur (Méfistov), engagé par celle-ci pour ruiner Eraste tombé amoureux et le forcer à un mariage de raison.

Pour reconstituer le Moscou d’autrefois, les paysages, les phénomènes naturels, l’écran de cinématographe était activement mis à contribution. La scène où apparaissait le fantôme du père de Lisa (joué par Rézonovski), éclairé par le faisceau bleu d’un projecteur, était excellemment conçue. Le monologue et la danse de la Mort (rôle tenu par M. Stern en personne) attirant la jeune fille jusque dans l’étang produisirent une forte impression.

Mais ce qui épata par-dessus tout le public, ce fut le coup de la sculpture. Presque tout le deuxième tableau se déroulait au pied d’une statue du dieu Pan, symbolisant l’aspect sensuel et pastoral de l’intrigue amoureuse. Au bout d’une minute, bien sûr, les spectateurs avaient cessé de prêter attention à celle-ci, la tenant pour un élément du décor. Quel ne fut pas leur ravissement quand à la fin de l’acte le dieu antique soudain s’anima et se mit à jouer de sa flûte !

Pour la première fois, Eraste Pétrovitch voyait une troupe au sein de laquelle on ne sentait aucune différence de niveau quant au jeu des acteurs. Tous les artistes, y compris les petits rôles, étaient irréprochables. L’entrée de chacun était un vrai feu d’artifice.

Cependant, ce fut à peine si Fandorine remarqua les multiples qualités de la mise en scène. Dès le moment où Elisa Altaïrskaïa-Lointaine parut sur scène, le spectacle se trouva pour lui scindé en deux parts d’inégale valeur : il y eut les scènes où elle jouait, et celles où elle n’était pas.

Sitôt que sa voix charmante s’élevait sur scène pour entonner un simple refrain parlant de fleurs des champs, des doigts impitoyables semblaient étreindre le cśur du spectateur jusqu’alors indifférent. Il reconnaissait cette voix ! Il pensait l’avoir oubliée, or elle était restée gravée dans sa mémoire durant toutes ces années !

Et la silhouette, la démarche, le port de tête… tout était exactement semblable !

— Permettez…

Fandorine se retourna et arracha presque les jumelles des mains du sous-lieutenant.

Son visage… Non, le visage était différent. Mais l’expression des yeux, mais le sourire confiant, mais l’espoir de bonheur et l’acceptation du destin ! Comment pouvait-on reproduire tout cela de manière si fidèle, si implacable ? Il ferma les yeux et ne protesta pas quand le hussard lui reprit son appareil d’optique en chuchotant d’un ton courroucé :

— Rendez-moi ça, voyons, moi aussi, je veux la contempler !

Regarder la pauvre Lisa tomber amoureuse de l’insouciant Eraste, voir celui-ci troquer son amour contre d’autres distractions et permettre que la jeune femme se donne la mort… combien était-ce douloureux et en même temps… vivifiant – le mot était singulier, mais d’une parfaite justesse. Comme si le temps, de ses griffes acérées, eût déchiré la gangue de cuir racorni qui enveloppait son âme et que celle-ci, soudain gorgée de sang, eût recouvré sensibilité et innocence.

Une nouvelle fois Fandorine ferma les yeux, incapable de supporter la scène où Lisa succombait au péché, scène traitée par Stern de manière extrêmement audacieuse, sinon naturaliste. Un faisceau de lumière détachait de l’ombre le bras dénudé de la jeune fille, main et doigts tendus, qui ensuite, telle la tige d’une fleur qui se fane, se courbait et s’affaissait.

— Ah, cette Lointaine ! s’exclama Tsarkov alors que toute la salle applaudissait. Elle est vraiment prodigieuse ! Autant peut-être que la défunte Komissarjevskaïa !

Fandorine lui jeta un regard mauvais. Pareils propos lui semblaient sacrilèges. Son voisin l’agaçait de plus en plus. A plusieurs reprises des gens étaient entrés dans la loge pour lui murmurer quelques mots à l’oreille – encore heureux que Lisa, c’est-à-dire Elisa Lointaine, ne fût pas alors en scène. Durant les intermèdes musicaux, le bavard se penchait par-dessus le fauteuil pour partager ses impressions ou bien narrer telle ou telle anecdote à propos du théâtre ou de ses interprètes. Concernant, par exemple, Emraldov, le jeune premier de la troupe, il avait déclaré, d’un ton fort méprisant :

« Il n’est pas au niveau de sa partenaire. »

Ce n’était pas l’avis d’Eraste Pétrovitch, qui était tout entier du côté de ce personnage, n’éprouvait nulle jalousie quand l’Eraste de la pièce embrassait Lisa, et, contre toute logique, espérait naïvement que celui-ci finirait par se raisonner et reviendrait à sa bien-aimée.

Fandorine ne prêtait l’oreille aux discours de l’expert en théâtre que lorsque ce dernier parlait de la jeune première. Ainsi, durant la longue scène, sans intérêt pour lui, du club de jeu où un ami du héros cherchait à convaincre celui-ci d’arrêter de jouer alors que le tricheur le poussait au contraire à se refaire, Tsarkov livra une information sur Mme Altaïrskaïa-Lointaine qui assombrit l’humeur d’Eraste Pétrovitch :

« Mm-oui, la Lointaine est sans conteste une perle d’une inestimable valeur. Dieu merci, il s’est trouvé un homme qui ne lésinera pas sur les moyens pour lui offrir un écrin digne de son talent. Je veux parler de ce M. Aguilev, de la Société théâtrale et cinématographique.

— C’est son p-protecteur ? avait demandé Fandorine, dont le cśur soudain s’était glacé, et qui s’en voulait d’avoir pareille réaction. Qui est cette personne ?

— Un jeune entrepreneur très doué. Il a hérité de son père une modeste biscuiterie. Il a fait ses études en Amérique et gère également ses affaires à l’américaine, sans aucune pitié. Il a écrasé tous ses concurrents, puis a vendu son empire du biscuit pour une petite fortune. A présent il est en train de bâtir un empire du spectacle – entreprise nouvelle, riche de perspectives. Je ne pense pas qu’il nourrisse des sentiments pour l’Altaïrskaïa. Aguilev est un homme dénué de romantisme. Il s’agit plutôt pour lui d’un investissement, d’un pari sur le potentiel artistique de la demoiselle. »

Il avait évoqué encore certains plans napoléoniens échafaudés par l’ex-industriel du biscuit, mais Fandorine, rassuré, ne l’écoutait déjà plus et avait même interrompu le bavard d’un geste peu courtois quand Lisa était de nouveau apparue sur scène.

Son second voisin, s’il ne l’importunait point par des jacasseries, ne l’irritait pas moins que Tsarkov. A chaque entrée de la comédienne, il s’exclamait et poussait des bravos. Sa voix sonore martyrisait les oreilles de Fandorine. Plusieurs fois celui-ci lui dit :

« Mais cessez donc ! Vous me dérangez !

— Pardon, bredouillait le sous-lieutenant sans détacher les yeux de ses pesantes jumelles, pour de nouveau brailler, un instant plus tard : Divin ! Magnifique ! »

Des admirateurs enthousiastes, la comédienne en avait une multitude dans la salle. Il était même étrange que leurs hurlements ne l’empêchassent en rien de jouer son rôle : elle semblait ne pas les entendre. Son partenaire, en revanche, M. Emraldov, lors de sa première entrée, quand la salle avait retenti des cris et des glapissements des dames, avait porté une main à son cśur et salué.

En d’autres circonstances, les manifestations d’émotivité du public eussent exaspéré Fandorine, mais ce jour-là il ne se ressemblait guère. Il avait comme une boule dans la gorge, et les réactions des spectateurs ne lui paraissaient nullement excessives.

En dépit de son trouble – provoqué sans doute moins par le jeu de l’actrice que par les souvenirs qui l’envahissaient –, Fandorine avait remarqué que le comportement de la salle obéissait au canevas psychologique de la mise en scène. Les passages comiques alternaient avec les scènes sentimentales. Au moment du final, le public se tenait coi, à la fois apaisé et sanglotant, et quand le rideau retomba, ce fut sous un tonnerre d’applaudissements et d’ovations.

Une minute avant la fin, le siffloteur au costume à rayures entra dans la loge et vint se camper respectueusement derrière Tsarkov. Il serrait la serviette verte sous son bras, et tenait dans les mains un carnet et un crayon.

— Eh bien, lui dit Tsarkov tout en applaudissant presque sans bruit. Je les remercierai, elle et Stern, personnellement. Fais préparer là-bas quelque chose qui ait de la classe. Pour Emraldov, il peut se contenter de toi. Remets-lui ma carte et, tiens, fais-lui porter du vin. Lequel préfère-t-il ?

— Du bordeaux, un château-latour à vingt-cinq roubles le flacon, répondit l’autre après un coup d’śil dans son carnet, sur quoi il émit un léger sifflement. Monsieur est connaisseur !

— Une demi-douzaine de bouteilles… Eh, vous, moins fort, s’il vous plaît !

Ces derniers mots s’adressaient au hussard qui, à peine le rideau tombé, s’était mis à hurler : « Loin-taine, Loin-taine ! »

Eraste Pétrovitch ajouta encore à l’offense.

— Passez-moi ça ! dit-il en confisquant une nouvelle fois ses jumelles au garçon, tant il était curieux d’observer le visage de la renversante comédienne quand celle-ci ne jouait pas.

— Mais je dois la voir quand elle recevra ma corbeille de fleurs !

L’officier voulut arracher l’instrument des mains de Fandorine, mais il eût tout aussi bien pu tenter d’arracher leur sabre aux statues de bronze de Minine et Pojarski.

— Considérez que c’est le prix de votre place, murmura Eraste Pétrovitch, dents serrées, tout en tournant la molette.

Non, elle ne lui ressemble pas du tout, se dit-il. Elle est plus âgée d’une dizaine d’années. Son visage n’est pas ovale, mais plutôt anguleux. Et ses yeux n’ont rien de juvénile, ils paraissent pleins de lassitude. Ah, mais quels yeux !…

Il abaissa les jumelles, soudain en proie à un incompréhensible vertige. En voilà encore une nouveauté !

Les artistes revenaient pour saluer, non pas comme c’était ordinairement l’usage au théâtre, l’un après l’autre, mais tous en même temps : jeunes premier et première devant la rampe, les autres au second plan. Quant à celui qui jouait la Mort, Noé Stern lui-même, il s’abstint de paraître – brillant, pour ainsi dire, par son absence.

Sous les applaudissements incessants de la salle, des accessoiristes parurent des deux côtés de la scène, apportant d’abord des bouquets, puis des corbeilles de fleurs, de taille toujours croissante. La moitié environ des offrandes du public revenaient à Emraldov, le reste à Altaïrskaïa. Les autres comédiens eurent droit chacun à un ou deux minuscules bouquets, et encore, pas tous.

— Ils vont bientôt apporter la mienne ! Rendez-moi donc ça ! Tenez, la voilà ! J’y ai claqué toute ma solde du mois !

Le hussard se pendit au bras de Fandorine – force lui fut de lui rendre les jumelles.

La corbeille était en effet somptueuse : on eût dit un énorme nuage de roses blanches.

— Elle va la prendre, elle va la prendre ! répétait le sous-lieutenant, sans paraître s’apercevoir que, dans son excitation, il secouait son voisin par la manche.

— Permettez. Je vois que la chose vous intéresse.

Le sieur Tsarkov tendait aimablement sa lorgnette incrustée de nacre. Eraste Pétrovitch s’empara du bibelot pour découvrir avec étonnement que son optique ne le cédait en rien à celle des jumelles de l’officier.

De nouveau devant ses yeux surgit, tout proche, le visage souriant d’Elisa Altaïrskaïa-Lointaine. Elle pencha la tête, la tourna de côté, les ailes de son nez parfait frémirent légèrement. D’où venait donc son désarroi ? De ce que la dernière corbeille offerte à Emraldov (des orchidées couleur citron) était plus luxueuse que ses roses blanches ? Non, impossible. Cette femme ne pouvait être aussi vaine et mesquine !

Cependant, une autre corbeille encore venait d’être apportée sur scène, un véritable château de fleurs. A qui était-elle destinée ? A la prima donna ou au jeune premier ?

A elle ! La merveille de l’art floral fut déposée à ses pieds, sous les cris enthousiastes de toute la salle. Elisa Lointaine esquissa une révérence, serrant la corbeille dans ses bras blancs et délicats, le nez dans les fleurs.

— Nom de Dieu de nom de Dieu… gémit Limbach, pitoyable, voyant que sa carte était battue.

Eraste Pétrovitch braqua un instant sa lorgnette sur Emraldov. Les traits du héros karamzinien, d’une beauté picturale, étaient déformés par la jalousie. Eh bien, dites, que de passions pour de simples fleurs !

Il observa de nouveau Elisa, s’attendant à la voir triomphante. Mais le beau visage de la comédienne s’était figé en un masque de terreur : les yeux écarquillés, la bouche entrouverte sur un cri qui refusait de s’échapper. Que se passait-il ? Pourquoi un tel effroi ?

Tout à coup Fandorine s’aperçut qu’une des fleurs, encore en bouton, à la couleur foncée, oscillait et semblait se dresser vers le haut.

O Seigneur ! Ce n’était pas un bouton ! Dans le double objectif de la lorgnette de théâtre se dessinait soudain le losange d’une tête de serpent. C’était une vipère qui se tendait droit vers la poitrine de la comédienne pétrifiée.

— Un serpent ! Un serpent dans la corbeille ! hurla Limbach.

Dans le même temps il sautait par-dessus la rambarde pour atterrir dans le couloir du parterre.

Tout se déroula en l’espace de quelques secondes.

Aux premiers rangs de l’orchestre, on criait, on agitait les bras. Le reste de la salle, n’y comprenant rien, déclencha une nouvelle ovation.

Le téméraire officier bondit sur ses pieds, dégaina son sabre et courut vers la scène. Mais Pan, toujours grimé en statue de marbre blanc, se porta avant lui au secours de l’Altaïrskaïa. Il se tenait juste derrière l’actrice, aussi avait-il aperçu le premier le sinistre occupant de la corbeille de fleurs. Le dieu cornu se précipita, empoigna sans hésiter le reptile par le cou et d’un geste brusque le tira hors de la corbeille.

A présent toute la salle voyait ce qui se passait. Les dames poussèrent des cris aigus. L’Altaïrskaïa vacilla sur ses jambes puis s’effondra à la renverse. Ce fut ensuite au courageux Pan de lâcher une exclamation : le serpent venait de le mordre à la main. Il frappa à toute volée l’animal contre le plancher et le piétina.

Le théâtre s’emplit de hurlements, d’un vacarme de fauteuils, de cris aigus.

— Un médecin ! Faites venir un médecin ! criait-on sur scène.

Quelqu’un éventait Elisa avec un mouchoir, tandis qu’on éloignait le héros blessé.

Dans le fond de la scène apparut alors un homme de haute taille, très maigre, au crâne entièrement rasé.

Il se tenait bras croisés sur la poitrine et observait tout ce tumulte, le sourire aux lèvres.

— Qui est-ce ? Là-bas, derrière tout le monde ? demanda Fandorine à son voisin omniscient.

— Un petit instant… répondit celui-ci, qui achevait une conversation à voix basse avec son factotum à rayures : … trouver le coupable, et le corriger !

— Ce sera fait.

L’homme sortit rapidement, et le sieur Tsarkov, comme si de rien n’était, se tourna vers Eraste Pétrovitch avec un sourire courtois.

— Où cela ? Ah ! C’est Noé Noévitch Stern, en personne. Il a ôté son masque de Mort. Regardez-le, il rayonne. Il aurait bien tort de ne pas se réjouir. Un tel succès ! A présent, les Moscovites vont tous être fous de son Arche !

Quel monde étrange, songea Fandorine. Incroyablement étrange !

Rencontre préalable

Le Premier ministre mourut pendant qu’Eraste Pétrovitch se trouvait au théâtre. Le lendemain toute la ville était pavoisée de drapeaux endeuillés de rubans noirs. Le décès de l’homme d’Etat faisait les gros titres des journaux, composés en caractères géants. Les quotidiens libéraux écrivaient : « Bien que le défunt se cramponnât à des idées réactionnaires, avec lui a cependant disparu le dernier espoir de réformer le pays sans traumatismes ni révolutions. » Les feuilles patriotiques maudissaient quant à elles la race juive, à laquelle appartenait le meurtrier, et voyaient un sens particulier au fait que Stolypine eût fermé les yeux le jour anniversaire de la dormition du prince Gleb, saint protecteur de la foi, venant ainsi s’ajouter à la foule des martyrs de la terre russe. Les publications à tendance boulevardière et mélodramatique citaient avec des accents déchirants le testament de Piotr Arkadiévitch, qui avait réclamé qu’on l’enterrât là où il serait assassiné.

Eraste Pétrovitch avait appris la funeste nouvelle à son retour du théâtre, par téléphone, mais elle l’avait laissé indifférent. Le haut fonctionnaire qui avait appelé l’avait également informé qu’on avait débattu en Conseil des ministres de l’opportunité de le mêler à l’enquête, mais que le commandant du corps des gendarmes s’y était résolument opposé et que le ministre ne s’était pas prononcé.

Fait curieux, Eraste Pétrovitch ne s’en était nullement trouvé affecté, au contraire, il avait éprouvé un certain soulagement, et s’il n’avait pas fermé l’śil de la nuit, ce n’était pas à cause de l’offense, ni même de son inquiétude quant à l’avenir de l’Etat.

Il avait arpenté son bureau, les yeux perdus dans le miroitement du parquet ciré ; il s’était étendu sur le divan, un cigare aux lèvres, pour contempler la blancheur du plafond ; s’était assis sur l’appui de fenêtre, scrutant l’obscurité pour toujours n’y voir qu’une main fuselée, des yeux las, une tête de serpent au milieu des fleurs en boutons.

Ce que Fandorine avait l’habitude de soumettre à l’analyse, c’étaient les faits et non ses propres émotions. Même à présent, il n’osait quitter le sentier des déductions rationnelles, pressentant qu’au moindre pas de côté il s’enliserait dans un bourbier d’où il lui serait impossible de s’extraire.

L’élaboration d’une ligne logique créait l’illusion qu’il ne s’était rien passé de particulier. Il s’agissait d’une enquête comme une autre, le monde n’en était pas chamboulé.

Les craintes de Mme Altaïrskaïa se trouvaient justifiées. Le danger était bien réel. Et d’un, avait compté Eraste Pétrovitch en pliant un doigt, et il s’était surpris à sourire. Ce n’est pas une mythomane hystérique, ce n’est pas une psychopathe !

A l’évidence, elle avait un ennemi acharné, doué d’une imagination perverse. Ou bien des ennemis. Et de deux. Mais comment peut-on la haïr ?

A en juger par le caractère très théâtral de l’attentat, il convenait de chercher le ou les coupables d’abord à l’intérieur de la troupe ou bien à sa périphérie immédiate. Il était douteux qu’on ait pu placer le reptile dans la corbeille sans avoir eu accès aux coulisses. Au reste, il faudrait vérifier. Et de trois. Et si le serpent l’avait mordue ? O mon Dieu !

Il faudrait se rendre au théâtre, bien étudier chacun et, surtout, essayer de pousser à la confidence cette Mme Altaïrskaïa-Lointaine. Et de quatre. Je vais la revoir ! Je vais m’entretenir avec elle !

Ainsi s’était poursuivi jusqu’au matin ce dialogue intérieur, où le trouble des émotions venait constamment entraver le travail de la pensée.

Enfin, alors que l’aube poignait déjà, Fandorine s’était dit : Nom d’un chien ! Je dois être malade ! Il s’était couché, par un effort de volonté s’était obligé à se détendre, puis s’était assoupi.

Trois heures plus tard, il se leva, reposé, procéda à ses exercices physiques habituels, prit un bain glacé, évolua une dizaine de minutes sur la corde raide tendue en travers de la cour. Bientôt il eut repris contrôle de son monde intérieur. Il déjeuna avec appétit, puis parcourut les journaux moscovites achetés par Massa, jetant un bref coup d’śil aux gros titres funèbres, pour vite passer à la page des faits divers. Même les quotidiens qui ne possédaient pas de rubrique théâtrale avaient publié un article concernant le spectacle de l’Arche de Noé et l’affaire du serpent. Les uns traitaient le sujet sur le mode horrifique, les autres sur le mode spirituel, mais tous en parlaient, sans aucune exception. Les hypothèses des journalistes (jalousie d’acteur, admirateur déçu, mauvaise plaisanterie) ne présentaient aucun intérêt, tant elles étaient évidentes. L’unique information utile que Fandorine retira de cette lecture était qu’on avait administré à M. Novimski, le comédien mordu par le reptile, une injection de sérum antivenimeux, et que son état de santé ne suscitait plus d’inquiétude.

Olga Léonardovna appela plusieurs fois, fort anxieuse, mais Massa avait reçu l’ordre de répondre que son maître était absent. Fandorine n’avait aucune envie de perdre son temps et son énergie mentale en sensibleries. Ces ressources pouvaient être employées autrement avec un meilleur profit.

Le directeur de l’Arche de Noé accueillit son visiteur devant l’entrée de service. Il lui serra la main et le conduisit à son bureau. De manière générale, il se montra d’une parfaite cordialité. Durant leur conversation téléphonique, Fandorine l’avait senti un peu sur ses gardes, mais au moment de leur rencontre il se montra d’accord sur tout.

— La volonté de Mme Tchekhova est pour moi sacrée, dit Stern en présentant un fauteuil à Eraste Pétrovitch.

Ses yeux étroits et attentifs glissèrent sur le visage impénétrable du personnage, puis sur l’élégant costume couleur crème, avant de s’attarder aux chaussures en croco à bouts pointus.

— Elle a appelé hier, elle voulait une contremarque pour vous, mais c’était trop tard, il ne restait plus une seule bonne place. Elle a dit qu’elle s’arrangerait autrement, sans mon aide, mais a souhaité que je vous accorde du temps après le spectacle. Elle m’a téléphoné de nouveau ce matin pour me demander si nous nous étions vus…

— Je n’ai pas voulu vous importuner hier, compte tenu des circonstances.

— Oui, oui, un incident tout à fait monstrueux ! Que de hurlements dans les coulisses ! Et quelle angoisse pour le public !

Ses lèvres minces s’étirèrent en un sourire suave.

— Cependant, quel est l’objet de votre visite ? Olga Léonardovna ne m’a rien expliqué. M. Fandorine, m’a-t-elle dit, vous racontera tout… Mais, pardonnez-moi, quelle est la nature de vos activités ?

Eraste Pétrovitch se borna à répondre à la première question.

— Mme Tchekhova pense que votre principale comédienne…

Il resta court. Il voulait prononcer le nom, mais bizarrement n’y parvint pas.

— … est menacée par un danger. L’incident d’hier semble p-prouver qu’elle a raison. Je lui ai promis de tirer la chose au clair.

Le regard perçant du metteur en scène s’enflamma de curiosité.

— Mais qui êtes-vous ? Pas un voyant tout de même ? J’ai entendu dire qu’à Moscou la mode était aux devins et autres mages. Cela m’intéresse énormément !

— Oui, en effet, j’ai étudié la divination. Au Japon, répondit Eraste Pétrovitch d’un air sérieux.

Il lui était venu à l’esprit que pareille version serait très utile pour l’enquête à venir. Et puis, entre voyance et déduction (autrement dit clairvoyance), il n’y avait guère qu’un pas.

— Phénoménal ! s’exclama Stern avec tant de feu qu’il bondit de son fauteuil. Peut-être pourriez-vous me faire une démonstration de votre art ? Tenez, ne serait-ce que sur moi ? Je vous le demande, regardez dans mon avenir ! Non, plutôt dans mon passé, que je puisse juger de votre habileté.

Quel individu remuant ! songea Fandorine. Une vraie bille de mercure.

Cette comparaison lui était venue au spectacle du crâne lisse du metteur en scène scintillant dans un rayon de soleil : cette journée de septembre se révélait splendide.

La lecture des journaux et les appels téléphoniques auxquels Eraste Pétrovitch avait consacré la matinée n’avaient fourni que peu d’éclaircissements quant à la biographie de Stern. Il passait pour un homme renfermé, qui n’aimait guère parler de son passé. On savait juste qu’il avait grandi dans un schtetl, dans une misère extrême, et qu’il avait passé son adolescence à vagabonder sur les routes. Il avait commencé comme clown dans un cirque, avait très longtemps joué dans des théâtres de province, jusqu’au moment où, enfin, il avait connu la célébrité. Il avait fondé sa propre troupe un an seulement auparavant, et obtenu le mécénat de la Société théâtrale et cinématographique, qui misait sur son talent. Aux journalistes, Stern contait toutes sortes de fables, sans cesse différentes, et à l’évidence de manière intentionnelle. Tous s’accordaient cependant sur un point : l’homme était possédé par une seule et unique passion, le théâtre. Il n’avait pas de famille, ni même, semblait-il, de maison.

— Regarder dans votre p-passé ?

Le visage du metteur en scène tressautait, tant l’homme était impatient de voir se réaliser, sous ses yeux, un prodige.

— Oui, quelque chose de mon enfance.

Il est assuré que personne ne sait rien de cette période de sa vie, devina Eraste Pétrovitch.

Eh bien, puisqu’il fallait jouer de la boule de cristal…

— Dites-moi, Noé Noévitch, c’est votre vrai nom ?

— Tout à fait vrai. Tel qu’il figure sur mon acte de naissance.

— Je vois…

Fandorine fronça ses sourcils de jais, les yeux révulsés, comme s’il cherchait à voir la mèche de cheveux blancs qui lui barrait le front (dans son esprit, c’est ainsi qu’un extralucide se fût comporté en pareille circonstance).

— Le début de votre existence fut fort triste, cher m-monsieur. Votre vénéré père ne vous a jamais vu. Il est parti dans l’autre monde quand vous étiez encore dans le ventre de votre mère. Sa mort fut soudaine : un coup inattendu du sort.

Le risque de se tromper était mince. Les Juifs avaient depuis longtemps pour coutume de nommer leurs enfants en l’honneur de quelque parent défunt, et presque jamais d’une personne en vie. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était si rare qu’un fils portât le prénom de son père. L’hypothèse de la mort soudaine n’était pas non plus trop hasardeuse. Les gens atteints d’une longue et grave maladie ne mettaient pas au monde de progéniture douée d’un tel appétit de vivre.

Cette déduction toute simple parut frapper de stupeur l’impressionnable metteur en scène.

— Phénoménal ! s’écria-t-il en portant une main à son cśur. Je n’ai jamais raconté ça à personne ! Jamais, vous m’entendez. Il n’est personne autour de moi qui connaisse mon histoire ! Seigneur, j’adore décidément tout ce qui est inexplicable ! Eraste Pétrovitch, vous êtes un être unique ! Un thaumaturge ! Dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai compris que j’avais devant moi un individu d’exception. Si j’étais une femme ou un émule d’Oscar Wilde, je serais déjà sans doute amoureux de vous !

La plaisanterie s’accompagnait d’un sourire des plus charmeurs. Stern fixait Fandorine de ses grands yeux noisette avec un air de franche sympathie, auquel il était impossible de rester indifférent.

Il tisse sa toile, songea Eraste Pétrovitch, il utilise la séduction, et de manière singulièrement habile. Cet homme est un excellent comédien, un manipulateur-né. Mon petit tour de passe-passe l’a effrayé, et à présent il veut comprendre quelle sorte d’animal je suis, m’apprivoiser, m’éprouver. Eh bien, vas-y, tente l’épreuve. Prends garde seulement à ne pas t’y casser les dents.

— Il y a en vous une force généreuse, poursuivit Noé Noévitch sur le même ton flatteur. Oh, je m’y connais en ce domaine. Il est peu de gens avec qui j’aie envie de me laisser aller aux confidences, mais avec vous on ressent comme un désir d’être désarmé… Je suis terriblement heureux qu’Olga Léonardovna vous ait envoyé à nous. La troupe est en effet actuellement la proie de je ne sais quelle fermentation malsaine. Ce serait parfait si vous pouviez tenir mes comédiens à l’śil, et démasquer la canaille qui a dissimulé un serpent au milieu des fleurs. Par la même occasion, il ne serait pas mauvais de découvrir qui, avant-hier, a versé de la colle dans mes snow-boots. Quelle blague idiote ! J’ai dû changer les semelles de bottines toutes neuves, et jeter mes claques !

Eraste Pétrovitch promit de « démasquer » également l’assassin des snow-boots quand on lui aurait donné la possibilité de faire connaissance avec la troupe.

— Eh bien, nous allons expédier ça tout de suite ! déclara Stern. Pourquoi tergiverser ? Nous avons justement une réunion prévue. Dans une demi-heure. Je dois annoncer ce que sera notre nouveau spectacle, et déterminer qui jouera quoi. Les acteurs ne dévoilent jamais autant leur véritable moi qu’au moment de la foire d’empoigne pour les rôles. Vous les verrez pour ainsi dire tout nus.

— Quel sera le titre de la pièce ? demanda Eraste Pétrovitch, se rappelant ce que lui avait confié son voisin de loge. Ou bien est-ce encore un secret ?

— Je vous en prie !

Noé Noévitch éclata de rire.

— Saurait-on avoir des secrets pour un voyant ! Qui plus est, dès demain tous les journaux en parleront. J’ai choisi de mettre en scène La Cerisaie. Un texte parfait pour écraser Stanislavski avec ses propres armes, sur son propre terrain ! Que le public compare un peu ma Cerisaie avec leurs exercices cachectiques ! Je vous accorde que le Théâtre d’art a pu connaître d’assez beaux jours, mais aujourd’hui il est à bout de souffle. Le théâtre Maly, il serait ridicule d’en parler. Quant au théâtre Korsch, ce n’est qu’une baraque de foire pour petits boutiquiers ! Je leur montrerai à tous ce qu’est une vraie mise en scène, et un vrai travail avec les acteurs. Voulez-vous, cher Eraste Pétrovitch, que je vous dise ce que doit être le théâtre idéal ? Je sens pouvoir trouver chez vous un auditeur attentif et spirituel.

Il eût été discourtois de refuser pareille proposition ; en outre Fandorine était en effet désireux de mieux comprendre le bizarre fonctionnement de ce monde pour lui nouveau.

— D-dites-moi, ça m’intéresse.

Noé Noévitch se dressa au-dessus de son invité dans la pose d’un prophète de l’Ancien Testament, tandis qu’une flamme s’allumait dans ses yeux.

— Savez-vous pourquoi mon théâtre s’appelle l’Arche de Noé ? Premièrement, parce que seul l’art sauvera le monde du Déluge, or la plus haute expression de l’art, c’est le théâtre. Deuxièmement, parce que ma troupe rassemble une collection complète d’échantillons humains. Et enfin, troisièmement, parce que toutes mes créatures vont par couples.

Voyant la perplexité se peindre sur le visage de son interlocuteur, Stern sourit d’un air satisfait.

— Eh bien, oui. J’ai un héros et une héroïne ; un raisonneur-père noble et une mère noble ; un serviteur-chenapan-bouffon et une soubrette-polissonne-ingénue-coquette ; un scélérat et une scélérate ; un naïf et une enfant (ils ne forment pas un couple, mais ces deux emplois réclament d’être solitaires) ; et enfin, il y a moi et mon assistant pour tenir tous les autres rôles possibles, moi de second plan, lui de troisième. Ma théorie du jeu de l’acteur se résume à l’idée qu’il ne faut pas miser sur les artistes dits universels, capables de vous jouer n’importe quoi. Tenez, moi, par exemple, je suis universel. Je peux jouer avec le même brio n’importe quel personnage, que ce soit Lear, Shylock ou Falstaff. Mais les génies de cette trempe sont extrêmement rares, observa Noé Noévitch d’un ton affligé. Impossible d’en réunir toute une troupe. Des comédiens, en revanche, qui excellent dans un seul et unique emploi, il en est légion. Je choisis, moi, un individu de cette sorte et je l’aide à pousser son talent, bien réel mais très spécialisé, jusqu’à la perfection. L’emploi doit devenir inséparable de la personnalité, c’est le mieux. Par ailleurs, les artistes se prêtent volontiers à ce genre de mimétisme, et je sais parfaitement les orienter. Quand j’accueille un comédien dans ma troupe, je l’oblige même à prendre un nom de scène qui corresponde à la nature de son rôle. Vous savez, il faut appeler un chat un chat. Seule la prima donna et le jeune premier ont conservé leur ancien pseudonyme : tous deux avaient déjà des noms propres à attirer le public. Mon raisonneur est devenu Rézonovski, mon scélérat Méfistov, ma polissonne Abrikossova, et ainsi de suite. Quand vous allez les voir tout à l’heure, vous constaterez tout de suite que leur rôle leur colle littéralement à la peau. Même en dehors de la scène, ils continuent à travailler leur personnage !

Eraste Pétrovitch, qui avait eu le temps d’apprendre par cśur la composition de la troupe, demanda :

— Et quel est l’emploi du dieu Pan qui s’est c-comporté hier avec tant de bravoure ? Novimski… pareil nom ne m’évoque rien.

— C’est notre régisseur, mon irremplaçable assistant, homme à tout faire, être unique présentant neuf visages. Et, à propos, le seul à part moi qui se produise sous son vrai nom, expliqua Stern. Je l’ai récupéré dans une sinistre troupe de province où il jouait les héros de manière cauchemardesque sous le pseudonyme de Lermont, alors que lui-même ressemble plutôt au capitaine Saliony1. A présent il est à sa place et m’est infiniment précieux, sans lui je serais comme manchot. Le truc essentiel est que dans mon théâtre tout le monde est à sa place. Excepté peut-être Emraldov.

Le front du metteur en scène se plissa, formant un faisceau de rides tragiques.

— Je regrette qu’il ne soit plus préoccupé que de son physique avantageux et de sa cour d’innombrables admiratrices. Un héros doit être joué par un héros, or notre petit Hippolyte n’est qu’un paon au plumage criard…

Le génie, cependant, ne resta pas longtemps plongé dans sa détresse : un instant après, son visage rayonnait de nouveau, triomphant.

— Mon théâtre est idéal ! Savez-vous ce qu’est un théâtre idéal ?

Fandorine répondit que non, il ne savait pas.

— Eh bien, je vais vous l’expliquer. C’est un théâtre où il y a tout le nécessaire et rien de superflu, car pour une troupe le manque et la surabondance sont également délétères. La difficulté est qu’il existe au monde fort peu de pièces idéales. Savez-vous ce qu’est une pièce idéale ?

— Non.

— C’est une pièce dans laquelle tous les emplois sont dessinés avec relief. Un exemple classique en est Le Malheur d’avoir trop d’esprit. Cependant on n’écrit plus ainsi de nos jours, et puis on ne peut tout le temps se nourrir que de classiques. Le spectateur en est las. Il serait bon d’avoir quelque chose de nouveau, d’exotique, fleurant bon le parfum d’une autre culture. Vous disiez avoir vécu au Japon ? Vous devriez nous traduire une histoire de geishas et de samouraïs. Depuis la guerre, le public est friand de japonaiseries de toute espèce.

Il rit.

— Je plaisante ! La Cerisaie est une pièce presque idéale. Exactement le nombre de rôles dont j’ai besoin. Il faudra revoir un peu quelques détails, en souligner d’autres plus clairement, et il en sortira une excellente comédie de masques, entièrement fondée sur les caractères, sans les habituelles demi-teintes tchékhoviennes. Nous verrons alors, Konstantin Serguéiévitch, quel verger est le plus fleuri !

— Mon nom est Eraste Pétrovitch, corrigea Fandorine, qui ne comprit pas pourquoi Stern, à ce moment, le regardait avec une telle sympathie.

1. Personnage des Trois Sśurs de Tchekhov, individu médiocre aimant à se comparer au poète Lermontov.

Les passagers de l’arche

Lors de l’assemblée de la troupe, qui eut lieu dans le foyer des artistes, Stern, selon ce qui était convenu, présenta rapidement Fandorine comme un candidat au poste de « dramaturge », autrement dit de directeur de la partie littéraire. Il avait affirmé que cette fonction, au théâtre, n’était pas jugée très importante, et qu’ainsi les artistes n’iraient pas faire la roue devant un personnage aussi insignifiant. Et il ne s’était pas trompé. Au premier instant, tous fixèrent avec curiosité l’élégant monsieur au physique agréable (cheveux blancs semés d’un peu de gris, raie sur le côté, petite moustache noire soignée), mais quand ils eurent appris qui il était, ils cessèrent bientôt de lui prêter attention. Pareille situation convenait parfaitement à Eraste Pétrovitch. Il alla s’asseoir modestement dans un coin éloigné et entreprit d’observer chacun – à l’exception d’Elisa Altaïrskaïa. Il ressentait de manière aiguë sa présence (elle était assise en face, légèrement de biais), comme si un halo scintillant flottait dans cette partie de la pièce, mais il hésitait à y plonger le regard, de crainte que tout le reste du local ne sombrât dans la pénombre et qu’il ne lui fût alors impossible de travailler. Il s’était promis de la contempler tout son saoul plus tard, quand il aurait fini d’étudier les autres.

Pour commencer, Noé Noévitch prononça un speech énergique, félicitant la troupe pour le succès colossal de Pauvre Lisa et regrettant que « l’événement que l’on sait » eût empêché de procéder, comme il était de règle, à l’analyse critique du spectacle immédiatement après la chute du rideau.

— Je rappellerai ce dont nous sommes convenus hier : nous ne débattrons pas de cette sordide histoire. Une enquête sera menée, et le coupable démasqué et châtié, parole de Noé Noévitch.

Stern adressa un bref regard entendu à Fandorine.

— Mais des scènes et des cris de souk oriental comme ceux que nous avons connus hier soir, il n’y en aura plus. Est-ce bien clair ?

Du côté où ondoyait le chatoiement de lumière, une voix s’éleva, pleine de douceur, une voix qu’Eraste Pétrovitch rêvait d’entendre à nouveau :

— Un seul mot, si vous le permettez, Noé Noévitch. Hier, je n’étais pas en état de remercier comme il convient notre cher Guéorgui Ivanovitch pour son courage. Au péril de sa vie, il s’est précipité à mon secours ! Je… je ne sais pas ce que je serais devenue… si cette horreur m’avait non pas même mordue, mais simplement frôlée…

On entendit un sanglot étouffé, et Fandorine en eut un pincement au cśur.

— Guéorgui Ivanovitch, vous êtes le dernier chevalier de notre temps ! Puis-je vous embrasser ?

Tous applaudirent, et Eraste Pétrovitch se permit pour la première fois de jeter un regard furtif vers la jeune première. Elle portait une robe blanche serrée à la taille par une écharpe bordeaux et était coiffée d’un chapeau léger à large bord, orné de plumes. On ne voyait pas son visage, du fait que la comédienne se tenait à présent debout, à moitié tournée vers un homme de taille médiocre, au teint pâle, dont la main était bandée. Son front haut et ses tempes lissées à la Lermontov brillaient de sueur ; ses yeux bruns écarquillés fixaient Elisa avec adoration.

— Je vous remercie… Euh… je veux dire, il n’y a pas de quoi… bredouilla Novimski quand, ôtant son chapeau, la jeune femme lui effleura les joues de ses lèvres.

Il rougit jusqu’aux oreilles.

— Bravo ! s’exclama d’une voix sonore une petite demoiselle à l’amusante frimousse plantée d’un nez en trompette et couverte de taches de rousseur.

Fandorine la baptisa aussitôt in petto la Piafette.

Elle bondit sur ses pieds et se mit à applaudir sans plus s’arrêter.

— Cher Georges, vous êtes comme le saint du même nom qui terrassa le dragon ! Moi aussi, je veux vous embrasser ! Et serrer votre pauvre main !

Elle se rua vers le héros saisi de confusion, se haussa sur la pointe des pieds et l’étreignit, mais l’assistant du metteur en scène reçut les baisers de la Piafette de moins bonne grâce que ceux qui les avaient précédés.

— Ne serrez pas si fort, Zoïa, ça fait mal ! Vous avez les doigts osseux.

— « Voilà où mon trépas se tenait en cachette, un os me menaçait de mort. Un serpent en sifflant, du crâne d’un squelette, s’était faufilé au-dehors », déclama d’un ton moqueur un jeune homme au charme renversant, arborant costume blanc et śillet rouge à la boutonnière.

Il s’agissait bien sûr du fameux Emraldov, encore plus beau de près que sur scène.

Eraste Pétrovitch lança un coup d’śil prudent en direction d’Elisa pour voir comment elle était sans chapeau. Mais la comédienne était occupée à arranger sa coiffure, et on ne voyait que ses cheveux aux reflets cendrés relevés sur le sommet de sa tête et retenus par un nśud ou bien très simple, ou bien au contraire incroyablement compliqué, qui donnait à sa silhouette quelque chose d’égyptien.

— Je me vois contraint d’interrompre cette scène émouvante. Trêve d’exaltation et d’embrassades, dans une minute il sera déjà quatre heures, déclara le metteur en scène en agitant la montre qu’il venait de tirer de son gousset. Mesdames et messieurs, un événement important nous attend aujourd’hui. Avant que nous nous attelions à l’examen de notre nouvelle pièce, notre bienfaiteur, notre bon ange Andreï Gordéiévitch Aguilev, a souhaité vous rencontrer.

Tous s’animèrent, quelques-unes des dames poussèrent même un cri.

Stern souriait.

— Oui, oui. Il veut faire votre connaissance. Jusqu’à présent seuls Elisa et moi avons eu le plaisir de converser avec ce remarquable mécène sans lequel notre Arche n’aurait jamais pris la mer. Mais nous sommes à Moscou, et M. Aguilev a ménagé son temps pour venir vous saluer tous personnellement. Il a promis d’être ici à quatre heures, or cet homme-là n’est jamais en retard.

— Canaille, vous ne pouviez pas nous avertir plus tôt ? J’aurais mis ma robe en moiré et mes perles ! protesta d’une voix profonde de contralto une grosse dame d’allure impériale, qui avait dû autrefois être très belle.

— Aguilev est trop jeune pour vous, ma très chère Vassilissa Prokofievna, lui dit un homme de belle prestance dont les cheveux blancs s’ornaient de merveilleux reflets bleutés. Il doit avoir une trentaine d’années. Ce n’est pas avec des perles et des moirés que vous parviendrez à le séduire.

La dame riposta, sans tourner la tête :

— Vieux bouffon !

On frappa délicatement à la porte.

— Je vous l’avais bien dit : une ponctualité inouïe ! s’exclama Noé Noévitch en agitant de nouveau sa montre, avant de se précipiter pour aller ouvrir.

Fandorine avait été prévenu de la visite de l’entrepreneur. Le metteur en scène lui avait expliqué que ce serait un excellent moyen de faire connaissance avec la troupe, puisqu’il aurait justement à présenter tous les acteurs à leur mécène.

Le propriétaire de la Société théâtrale et cinématographique n’avait guère la mine d’un homme d’affaires – d’un homme d’affaires russe en tout cas. Il était jeune, maigre, modestement vêtu et avare de paroles. Ce que Fandorine trouva de plus intéressant chez ce personnage à première vue assez terne, ce fut son regard d’une intensité singulière, ainsi que l’impression d’extrême sérieux qui émanait de sa personne. L’homme semblait ne jamais plaisanter, ni sourire, ni parler pour ne rien dire. D’habitude, les gens de cette sorte en imposaient à Fandorine, et pourtant cet Aguilev lui déplut.

Pendant que Stern prononçait un discours de bienvenue – grandiloquent, cousu de ces hyperboles rebattues qu’affectionnent les gens de théâtre (« très vénéré bienfaiteur », « protecteur éclairé des muses », « promoteur des arts et des choses de l’esprit », « parangon d’un goût irréprochable », etc.) –, le capitaliste se tenait coi et observait tranquillement la troupe. Son regard s’arrêta bientôt sur Elisa Altaïrskaïa-Lointaine et ne s’en détacha plus pour observer quiconque.

A partir de ce moment, Fandorine commença d’éprouver une violente antipathie pour le « parangon du goût ». Il glissa un coup d’śil vers la jeune première. Que faisait-elle ? Elle souriait, avec chaleur. Elle non plus ne quittait pas Aguilev des yeux. Et bien que ce fût, somme toute, assez naturel – tous les membres de la troupe regardaient le jeune homme avec des sourires radieux –, Eraste Pétrovitch se rembrunit.

Il pourrait au moins protester contre les compliments, afficher un semblant de modestie, se disait-il, rageur.

Mais en vérité, les comédiens de l’Arche de Noé avaient des raisons de remercier Andreï Gordéiévitch. Ce dernier avait non seulement payé le voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, mais également mis à la disposition de la troupe, pour la durée de sa tournée, un théâtre magnifiquement pourvu. Ainsi que le discours de Stern le laissait entendre, les acteurs avaient à leur service un régiment entier de musiciens et de bruiteurs, de maquilleuses et d’habilleuses, d’éclairagistes et de machinistes, avec tous les accessoires indispensables, et des ateliers de couture et de menuiserie où des artisans expérimentés pouvaient confectionner en un temps record n’importe quel costume ou décor. Aucune autre troupe sans doute, même impériale, n’avait jamais connu de conditions aussi propices à son épanouissement.

— Nous vivons ici, chez vous, comme dans un palais enchanté ! s’exclamait Noé Noévitch. Il suffit de formuler un désir, de frapper simplement dans ses mains, et le rêve se réalise ! Ce n’est que dans des conditions idéales de cette sorte que l’artiste peut vraiment créer, sans être distrait par d’ennuyeuses et humiliantes démarches concernant la manière de joindre les deux bouts. Saluons par conséquent notre ange gardien, mes amis !

Sous les applaudissements et les acclamations enflammées de l’assistance, auxquels seul Fandorine s’abstint de se joindre, le sieur Aguilev s’inclina légèrement, rien de plus.

Après quoi commença la présentation des comédiens.

Tout d’abord, Stern conduisit l’invité de marque auprès de la jeune première.

Maintenant, je peux, se dit Fandorine. Et enfin il se permit de se concentrer tout entier sur la créature qui depuis une journée le plongeait dans un trouble inexplicable.

Il en savait à présent sur elle beaucoup plus que la veille.

Age : environ trente ans. Issue d’une famille de comédiens. Elle avait fait ses études au conservatoire dans la classe de danse, mais s’était ensuite orientée vers l’art dramatique, grâce à une voix scénique d’une étonnante profondeur et d’un timbre d’une douceur infinie. Elle avait joué sur les planches des deux capitales et brillé durant plusieurs saisons au Théâtre d’art. Les mauvaises langues prétendaient qu’elle en était partie pour éviter d’avoir à rivaliser avec les autres actrices de talent dont il y avait là-bas pléthore. Avant de devenir la vedette de l’Arche de Noé, Elisa Altaïrskaïa-Lointaine avait remporté un énorme succès à Saint-Pétersbourg dans des récitals d’un genre alors très à la mode : la mélo-déclamation.

Eraste Pétrovitch ne trouvait plus son nom aussi prétentieux qu’il lui semblait au début. Il lui allait bien : lointaine comme l’étoile d’Altaïr… Tout au début de sa carrière, elle avait tenu avec brio le rôle de la Princesse lointaine dans la pièce d’Edmond Rostand. L’autre moitié du pseudonyme, qui soulignait encore le caractère inaccessible du personnage, n’avait été accolée à la première que récemment, à l’issue d’un bref épisode marital. Les journaux n’en parlaient que de manière assez vague. Le mari de la comédienne était un prince oriental, un khan presque à moitié régnant, et dans certains articles Elisa était même qualifiée de khancha.

A dire vrai, quand il la regardait, Fandorine était disposé à croire tout ce qu’on voulait. Une telle femme pouvait bien être et princesse et khancha.

Bien qu’il se fût longuement préparé à la dévisager de près, le choc n’en fut pas moins violent. Quand il l’avait observée avec les jumelles, Eraste Pétrovitch l’avait vue grimée, et qui plus est dans le rôle d’une simple et naïve campagnarde. Dans la vie réelle, dans son état naturel, Elisa était tout autre, non pas en comparaison de son personnage sur scène, elle était simplement autre, différente des autres femmes, unique… Fandorine eût peiné à formuler plus clairement cette idée qui le forçait à se cramponner solidement aux bras de son fauteuil, tant il éprouvait une envie irrésistible de se lever et de se rapprocher pour la regarder en face, avec avidité, sans ciller.

Qu’a-t-elle donc de si particulier ? se demanda-t-il, cherchant comme à son habitude à rationaliser l’irrationnel. D’où vient cette sensation de grâce inouïe, presque magnétisante ?

Il tenta d’en juger de manière impartiale.

Ce n’était pas une beauté à strictement parler. Ses traits, pour dire vrai, étaient assez quelconques. Son physique ne répondait guère au canon classique : silhouette anguleuse, épaules pointues. Lèvres minces, bouche trop large. Nez légèrement busqué. Mais toutes ces irrégularités, loin d’affaiblir l’impression de prodige, ne faisaient que la renforcer.

C’est certainement à cause de ses yeux, diagnostiqua Eraste Pétrovitch, tout est là. Un détail étrange autant qu’insaisissable qui vous oblige à quêter son regard pour en déchiffrer le mystère. Il semble tourné vers vous, mais ne fait que vous effleurer, comme s’il ne vous voyait pas. Ou bien voyait tout autre chose que ce qui était montré.

Fandorine avait de l’esprit d’observation à revendre. Même dans l’état décidément anormal où il était, il eut tôt fait de tirer la chose au clair. Mme Altaïrskaïa était affligée d’un léger strabisme, c’était là tout ce qu’elle avait d’insaisissable. Mais à ce moment surgit une nouvelle énigme : celle du sourire. Ou plutôt du demi-sourire, de l’esquisse de sourire qui ne quittait jamais ses lèvres. Visiblement, c’est là que réside toute sa magie, se dit Eraste Pétrovitch, avançant une seconde hypothèse. Cette femme paraît se trouver dans une constante expectation du bonheur. Elle vous regarde et semble demander : « Etes-vous celui que j’attends ? Est-ce bien vous qui me rendrez heureuse ? » Par ailleurs l’étonnant sourire laissait transparaître une sorte de trouble. Comme si Elisa s’offrait au monde et qu’elle-même fût un peu gênée de la générosité du cadeau.

Mais dans l’ensemble, force était d’avouer que Fandorine n’avait pas réussi à décrypter jusqu’au bout le secret de l’attirance qu’exerçait la comédienne. Il l’eût encore longuement observée, mais déjà Stern présentait Aguilev au voisin de la jeune femme, et il se vit contraint de déplacer son regard sur ce dernier.

Hippolyte Emraldov était, quant à lui, d’une beauté qui ne donnait guère à réfléchir. Grand, élancé, large d’épaules, cheveux partagés par une raie impeccable, regard clair, sourire aveuglant, voix sublime de baryton. Un régal pour les yeux, un véritable Antinoüs. Les journaux rapportaient qu’une cinquantaine de théâtreuses enamourées l’avaient suivi depuis Saint-Pétersbourg, qui ne manquaient aucune de ses apparitions et couvraient leur idole de fleurs. Stern l’avait débauché du théâtre Alexandra en lui promettant un cachet d’un montant inouï, de près d’un millier de roubles par mois.

— Vous avez été magnifique dans les rôles de Hamlet et de Verchinine. L’Eraste de Karamzine vous a également fort bien réussi, lui dit le mécène en lui serrant la main. Mais surtout, vous possédez un physique d’exception. On peut l’observer de près. C’est important.

Le millionnaire avait une manière singulière de parler : on sentait que l’homme n’était guère prodigue en compliments. Il ne disait que ce qu’il pensait vraiment, et ne s’inquiétait guère que l’enchaînement de ses idées fût compris de son interlocuteur.

Le comédien répondit avec un sourire charmant :

— Je dirais volontiers : « Regardez, regardez, le coup d’śil est gratuit ! », mais ce serait un péché que de ne rien oser vous demander. En conséquence, j’aimerais bien savoir s’il ne serait pas possible malgré tout de toucher un petit pourcentage sur les recettes à la fin de la saison…

— Pas question ! coupa Noé Noévitch. Les statuts de l’Arche de Noé le stipulent très clairement : personne n’aura part aux bénéfices.

— Même votre favorite ? demanda l’apollon à Aguilev, en hochant la tête en direction d’Elisa.

Quel insolent ! songea Fandorine, irrité. Est-ce que personne ne va le remettre à sa place ? Et puis, qu’entend-il par « favorite » ?

— Hippolyte, ferme-la ! Tu nous bassines tous, lança d’une voix forte la dame qui un peu plus tôt se tourmentait pour sa robe en moiré.

— Ah ! Je vous présente Vassilissa Prokofievna Réginina, notre mère noble, déclara Stern en amenant le mécène devant elle. Elle a joué la reine Gertrude avec un talent extraordinaire, tous les critiques l’ont remarquée.

— Ils l’ont qualifiée d’« impérissable », renchérit le voisin de la mère noble, l’homme à la chevelure blanc bleuté.

Il y eut des ricanements étouffés, et la monumentale Vassilissa Prokofievna jeta un regard assassin au blagueur.

— Voix d’outre-tombe, prononça-t-elle. Il importe aux morts de se taire.

On s’esclaffa de plus belle.

Les relations au sein de la troupe étaient complexes, l’atmosphère chargée d’électricité, constatait Eraste Pétrovitch.

La Réginina leva son ample menton.

— Il n’est de plus grand malheur pour une actrice que de s’accrocher trop longtemps à l’emploi de jeune première. Une femme doit savoir passer à temps d’un âge à un autre. Je serai éternellement reconnaissante à Noé Noévitch de m’avoir convaincue d’en finir avec les Desdémone, les Cordélia et les Juliette. Messieurs, quelle libération que de ne plus chercher à se rajeunir, de ne plus piquer de crise d’hystérie à la moindre nouvelle ride ! A présent je puis, jusqu’à ma mort si je le désire, jouer en toute quiétude les Catherine II et les Kabanikha1. Je mange des beignets, j’ai pris quarante livres et je m’en trouve fort bien !

Tout cela fut dit avec une authentique majesté.

— Une reine ! s’exclama Stern. Une regina au plein sens du terme ! Vous devez bien regretter, mon cher, d’avoir laissé échapper votre bonheur, ajouta-t-il sur un ton de reproche à l’adresse de l’individu aux cheveux blancs. C’est notre raisonneur, Lev Spiridonovitch Rézonovski, le plus philosophe des hommes, même s’il lui arrive parfois de se montrer caustique. Autrefois jeune amoureux. Et pas seulement sur scène, semble-t-il, n’est-ce pas, Lev Spiridonovitch ? Dévoilez-nous enfin ce mystère : pourquoi vous êtes-vous séparé de Vassilissa Prokofievna ? Pourquoi vous traite-t-elle de « cadavre » et de « défunt » ?

Notant la soudaine agitation qui s’emparait des acteurs, Fandorine devina que le sujet jouissait au sein de la compagnie d’une certaine popularité, et il s’étonna : n’était-il pas étrange de garder dans une troupe aux effectifs réduits des époux divorcés, qui plus est incapables de conserver des rapports amicaux ?

— Vassilissa m’appelle ainsi parce que je suis mort pour elle, répondit le raisonneur d’un ton triste et doux. J’ai en effet commis un acte monstrueux pour lequel il n’est pas de pardon. Ce n’est point faute pourtant de… Mais les détails resteront entre nous.

— Cadavre. Cadavre vivant, jeta la Réginina avec une grimace, citant le titre de la pièce dont toute la Russie parlait depuis quelque temps.

Aguilev soudain s’anima.

— Voilà précisément, dit-il. Le Cadavre vivant est un excellent exemple de la manière dont théâtre et cinématographe peuvent se soutenir l’un l’autre et se faire mutuellement de la réclame. Le comte Tolstoï avait laissé une pièce inédite, le texte de celle-ci est tombé mystérieusement entre les mains de mon concurrent Perski, qui a déjà entrepris de tourner un film sans même attendre que le spectacle soit monté ! Personne n’en sait le contenu, plusieurs copies dactylographiées ont été volées et revendues pour des montants atteignant trois cents roubles ! La famille du défunt a porté plainte ! J’imagine comment le public va se ruer et dans les cinémas et dans les théâtres ! Magnifique composition ! Nous en reparlerons, vous et moi, un peu plus tard.

Il se calma de manière aussi soudaine qu’il s’était emporté. Tous regardaient l’entrepreneur avec une perplexité empreinte de respect.

— Mon assistant Novimski, annonça Noé Noévitch en désignant la victime du serpent. Egalement acteur sans emploi, ce qu’on appelle au théâtre une « utilité ». Son histoire est en quelque sorte unique en son genre. Il a grandi au corps des cadets, a servi dans un bataillon de sapeurs quelque part à Bechbarmak…

— A Manguychlak, corrigea Novimski.

— Dans un atroce trou perdu, en tout cas, où la principale attraction culturelle est la foire aux cochons.

L’assistant du metteur en scène corrigea de nouveau :

— Pas aux cochons, aux chevaux. On n’élève pas de cochons là-bas, ce sont des territoires musulmans.

— Et un beau jour, un petit théâtre s’arrête chez eux en cours de tournée. La troupe est minable, mais joue le répertoire classique. Notre lieutenant est vaincu, amoureux, ensorcelé ! Il démissionne de l’armée, monte sur les planches sous un pseudonyme romantique, joue de manière cauchemardesque dans des mises en scène de cauchemar. Puis nouveau miracle. De passage à Saint-Pétersbourg, il tombe sur mon spectacle et comprend enfin ce qu’est le vrai théâtre. Il vient me trouver, et me supplie de le prendre dans n’importe quel rôle. Je m’y connais en hommes – c’est là mon métier. Je l’ai engagé comme assistant et je ne l’ai pas regretté une seule fois depuis. Hier, Novimski s’est révélé un héros. Mais bien sûr, Andreï Gordéiévitch, vous êtes déjà au courant.

— En effet.

Aguilev serra avec force la main gauche de l’assistant, celle qui n’était pas bandée.

— Bravo, mon ami ! Vous nous avez tous sauvés de grandes pertes financières.

Eraste Pétrovitch haussa le sourcil gauche et se sentit soudain de bien meilleure humeur. Si, pour le mécène, la santé d’Elisa n’était qu’une question « financière », alors… c’était une tout autre affaire.

— Je n’ai pas agi pour vous épargner des pertes, grommela Novimski.

Mais déjà Stern présentait le visiteur à un autre comédien :

— Kostia Labiline. Comme le suggère son pseudonyme, spécialisé dans les rôles de valet débrouillard et de fripon, dit Noé Noévitch en désignant un jeune homme à la physionomie incroyablement expressive. Il a joué Truffaldino, Leporello, Scapin.

Le comédien passa une main dans son abondante chevelure bouclée, étira ses lèvres épaisses en un large sourire carnassier, puis s’inclina de manière burlesque.

— Au service de Votre Très Haute Excellence.

— Amusant personnage, observa Aguilev d’un ton approbateur. J’ai commandé une enquête. Le public aime les comiques presque autant que les femmes fatales.

— Notre métier est d’obéir. Ordonnez de jouer un rôle, nous nous exécuterons. Vous voulez une femme fatale ? A vos ordres ! clama Labiline en effectuant le salut militaire.

Et sur-le-champ il prit la pose, mimant de manière très ressemblante sa camarade de scène, Elisa Altaïrskaïa : son regard s’embruma, ses mains s’entrelacèrent avec élégance et une esquisse de sourire vint même à fleurir sur ses lèvres.

Tous les comédiens, y compris la principale intéressée, éclatèrent de rire. Seules deux des personnes présentes ne se joignirent pas à l’hilarité générale : Aguilev, qui se contenta de hocher la tête d’un air grave, et Fandorine, que cette singerie rebutait.

— Et voici notre soubrette, notre chère Sérafima Abrikossova. Je l’ai vue jouer Suzanne dans Le Mariage de Figaro et je l’ai immédiatement invitée à rallier la troupe.

Une jolie blonde potelée esquissa une rapide révérence.

— Est-ce vrai ce qu’on dit, que vous êtes célibataire ? demanda-t-elle, cependant que des diablotins se mettaient à danser dans ses yeux.

— Oui, mais je compte bientôt me marier, répondit Aguilev d’un ton égal, indifférent à la provocation. Il est temps. L’âge.

Une dame maigre et dégingandée, au visage osseux, tordit son immense bouche en une grimace et chuchota de manière fort peu discrète (« en aparté », comme on dit au théâtre) :

— Arrière, Sima. Le poisson est trop gros pour toi.

— Xantippa Pétrovna Goupilova, notre scélérate, dit Stern en tendant la main vers la comédienne. Intrigante et rusée renarde, si je puis m’exprimer ainsi. Elle jouait naguère les rôles comiques, sans trop de succès. Mais je lui ai dévoilé sa vraie vocation. Elle s’est révélée chez moi une parfaite lady Macbeth, et dans Les Trois Sśurs elle n’est pas moins excellente. Sa Natalia fait littéralement bouillir les spectateurs de rage.

— Le genre du conte pour enfants ouvre également de nombreuses perspectives, intervint Aguilev, suivant sans doute sa propre logique intérieure.

Au reste, il s’expliqua aussitôt :

— Vous pourriez triompher en Reine des neiges. Vous seriez terrifiante, les gosses pleureraient.

— Merci, répondit la scélérate en passant la main sur ses cheveux d’un geste étudié.

Son chignon était si serré qu’il semblait que sa seule raison d’être fût de mettre en valeur les oreilles de l’actrice, d’une taille déjà disproportionnée.

— Oh ! Vous entendez ?

Elle désignait la fenêtre.

Dehors, des voix féminines hurlaient en chśur.

« Em-ral-dov ! Em-ral-dov ! » entendit Eraste Pétrovitch.

Sans doute des admiratrices, espérant que leur idole se montrerait à la fenêtre.

La Goupilova fit mine de tendre l’oreille.

— Qu’est-ce qu’elles crient ? Mé-fis-tov ? Ma parole, Méfistov !

Et prise d’un joyeux émoi, elle se tourna vers son voisin.

— Anton Ivanovitch, le public moscovite a su apprécier votre talent ! Ah ! Vous avez été fantastique dans ce rôle de tricheur !

Fandorine s’étonna : il était impossible de confondre les deux noms.

L’individu – cheveux bruns, nez proéminent, sourcils broussailleux en accent circonflexe – auquel s’était adressée la scélérate-intrigante émit un ricanement sardonique.

— Si la popularité était en rapport avec le talent plutôt qu’avec le physique…

Il jeta un regard mauvais à Emraldov.

— … moi aussi, on me guetterait à la porte du théâtre. Cependant, si géniales que soient mes interprétations de Iago ou de Claudius, jamais on ne me couvrira de fleurs. Ces sortes de satisfactions sont réservées aux médiocres à petite gueule d’ange.

Le jeune premier, qui écoutait les clameurs, un léger sourire aux lèvres, répliqua d’une voix paresseuse :

— Mon cher Anton Ivanovitch, je sais que vous entrez dans la peau de votre personnage de méchant dès le lever du jour, mais aujourd’hui il n’y a pas de spectacle, aussi, revenez dans le monde des gens convenables. Ou bien cela vous est-il impossible ?

— Je vous en supplie, ne vous querellez pas ! C’est ma faute ! J’ai mal entendu, et voilà qu’Anton est fâché…

— Vous avez mal entendu ? Avec des oreilles comme les vôtres ? persifla Emraldov.

La scélérate s’empourpra – c’était donc qu’elle souffrait malgré tout de son physique disgracieux, conclut Fandorine.

— Camarades ! Mes amis !

Un homme s’était levé de sa chaise – visage rond, veste étriquée.

— Allons, arrêtez, je vous en prie ! Nous sommes constamment à nous chamailler, à nous lancer des piques, et pour quel résultat ? Le théâtre n’est-il pas une chose bonne et belle et généreuse ?! Faute de nous aimer les uns les autres, faute de veiller à ne pas toujours tirer la couverture à soi, il finira par voler en morceaux !

— Voilà le jugement d’un homme auquel le métier de metteur en scène est à jamais interdit, déclara Stern en posant une main sur l’épaule du comédien qui venait de s’exprimer. Rassieds-toi, Vassia. Et vous tous, calmez-vous, s’il vous plaît. Vous voyez, Andreï Gordéiévitch, dans quelle maison de fous je travaille ! Ainsi, qui nous reste-t-il à vous présenter ? Eh bien, celui-ci, comme vous l’avez déjà deviné, est notre méchant, Anton Ivanovitch Méfistov, dit-il avec un geste presque négligent en direction du personnage aux cheveux bruns.

Puis il pointa le doigt sur l’autre, à la large figure.

— Et lui, c’est Vassia, notre innocent, d’où son pseudonyme d’Innokentov. A cet emploi se rattachent les rôles de fidèles compagnons d’armes et de sympathiques empotés. Dans Les Trois Sśurs, il jouait Touzenbach, dans Hamlet, Horatio… Voilà toute la troupe.

— Et Zoïa ? lança alors la voix réprobatrice d’Elisa Lointaine.

Il y avait quelques minutes seulement qu’Eraste Pétrovitch ne l’avait pas entendue, mais déjà il s’en languissait.

— On m’oublie toujours. Je dois être un détail sans importance.

La demoiselle au visage taché de son, qui avait embrassé Novimski, le héros, et dans son ardeur écrasé sa main blessée, venait de prononcer ces paroles avec une gaieté forcée. Elle était de très petite taille : elle gambillait sur sa chaise, ses pieds ne touchant pas le sol.

Stern se frappa du poing la poitrine.

— Désolé, chère Zoïa ! Mea culpa ! C’est notre merveilleuse Zoïa Linotova. Elle tient l’emploi d’idiote, autrement dit de bouffonne. Formidable talent pour le grotesque, la parodie, la feinte sottise, s’empressa-t-il d’ajouter, visiblement désireux de rattraper sa gaffe. Et avec ça, incomparable dans les rôles travestis, capable de jouer avec le même bonheur les jeunes garçons et les fillettes. Figurez-vous que je l’ai enlevée à un cirque de lilliputiens où elle campait un personnage de guenon à faire mourir de rire.

Aguilev posa sur la petite femme un regard dénué d’intérêt, puis considéra Fandorine.

La Linotova attrapa le millionnaire par la manche pour l’obliger à se tourner vers elle.

— Chez les lilliputiens, je passais pour une géante, mais ici je suis une naine. Tel est mon destin, je prends toujours ou bien trop de place ou bien pas assez.

Elle grimaça, la mine pitoyable.

— En revanche, je sais faire des choses dont personne d’autre n’est capable. J’ai un don prodigieux pour verser des larmes. Je puis pleurer aussi bien des deux yeux que d’un seul, au choix. Certes, dans mon emploi, les larmes ne sont rien d’autre qu’un moyen de susciter le rire.

Elle fut soudain prise d’une quinte de toux, sèche et rauque.

— Excusez-moi. Je fume beaucoup… C’est utile pour jouer les adolescents.

— A présent vous connaissez toute la troupe, déclara Noé Noévitch en désignant son armée d’un geste circulaire. Les passagers de l’Arche, pour ainsi dire. Vous pouvez omettre M. Fandorine. Il est candidat au poste de dramaturge, mais n’est pas encore engagé dans la compagnie. Pour l’instant, nous sommes dans une phase d’observation mutuelle…

A dire vrai, Eraste Pétrovitch, pour sa part, se sentait déjà en pays de connaissance. Plusieurs premières hypothèses avaient mûri dans son esprit et un cercle de suspects commençait à se dessiner.

Il avait déjà tout élucidé quant à la funeste corbeille. Elle avait été commandée par lettre à la boutique Flora, une lettre grossie de cinquante roubles, qui n’avait pas été conservée, mais ne contenait rien de particulier, juste la prière d’épingler une petite carte indiquant « A la divine E. A.-L. ». Un jeune commis avait livré la corbeille au théâtre, où jusqu’à la fin du spectacle elle était restée en coulisses, dans la loge des ouvreurs. En principe, n’importe qui pouvait y accéder, même de l’extérieur. Cependant Eraste Pétrovitch était presque certain que l’acte infâme perpétré la veille avait été ourdi par l’une des personnes présentes. En tout cas, il semblait rationnel de se concentrer pour l’instant sur cette théorie.

L’atmosphère au sein de la troupe était surchauffée, saturée d’antagonismes de toute sorte, mais tous les acteurs n’étaient pas aptes au rôle d’attrapeur de serpents.

Il était, par exemple, assez difficile d’imaginer dans cet emploi l’impériale Vassilissa Prokofievna. Quant au raisonneur, en dépit de sa mine sardonique, il y avait bien peu de chances qu’il se fût ainsi sali les mains, il semblait bien trop digne pour cela. On pouvait également exclure sans état d’âme le dénommé Innokentov. La coquette soubrette Abrikossova n’eût quant à elle jamais osé toucher le reptile de ses jolis doigts roses. Truffaldino-Labiline ? Verser de la glu dans les snow-boots du metteur en scène, voilà un méfait qui sans doute était à sa portée, mais pour choisir d’utiliser un serpent venimeux comme arme de son crime il fallait être de nature singulièrement retorse. On sentait là l’effet d’une haine profonde, sinon pathologique. Ou bien d’une jalousie tout aussi dévastatrice.

Cette Mme Goupilova, en revanche, avec sa bouche tordue et ses oreilles de chauve-souris, on pouvait facilement l’imaginer en charmeuse de reptiles. Ou encore ce M. Méfistov, avec son aversion pour les « petites gueules d’ange »…

Fandorine s’avisa soudain qu’il avait malgré lui mordu à l’hameçon lancé par le rusé Noé Noévitch : il en venait à confondre les êtres vivants avec les personnages de théâtre. Ainsi ses principaux suspects se trouvaient-ils être justement le méchant et la scélérate.

Non, c’était une faute que de se gouverner sur ses premières impressions. Mieux valait pour l’instant attendre un peu avant de tirer des conclusions. Dans ce monde étrange, rien n’était tel qu’il paraissait. Tout y était factice, artificiel.

Il fallait qu’il l’étudiât encore de près. Les comédiens ne ressemblaient pas aux gens ordinaires. Ou plutôt, ils leur ressemblaient bel et bien, mais en réalité constituaient peut-être une sous-espèce particulière d’Homo sapiens.

Mais l’occasion se présentait de poursuivre son travail d’observation : Andreï Gordéiévitch Aguilev prononçait un discours.

1. Héroïne principale de la pièce d’Aleksandr Ostrovski L’Orage (1859).

La profanation des Tables de la loi

Le discours de l’entrepreneur fut à l’image de celui-ci : sec, précis, dénué de toute fioriture. Aguilev semblait réciter par cśur un mémoire ou un rapport. Cette impression était encore renforcée par la manière qu’il avait d’exposer ses vues sous forme de thèses dûment numérotées. Eraste Pétrovitch recourait lui-même souvent à semblable méthode pour atteindre à une plus grande clarté d’analyse et de déduction, mais dans la bouche d’un protecteur des arts, cette énumération prenait une résonance un peu étrange.

— Premier point, commença Andreï Gordéiévitch en s’adressant au plafond, comme s’il cherchait à y lire l’avenir. En ce XXe siècle, le spectacle cessera bientôt d’être le champ d’activité d’entrepreneurs, d’imprésarios et autres individus isolés, pour se muer en une immense industrie à haut rendement financier. L’industriel qui aura compris cela le premier et su intelligemment se développer, celui-là occupera une position dominante.

« Deuxième point. C’est précisément dans ce but que mon associé, M. Simon, et moi-même avons fondé l’an passé la Société théâtrale et cinématographique, où j’ai pris en charge la partie théâtre, et lui la partie cinéma. Au stade actuel, M. Simon cherche des réalisateurs, traite avec des distributeurs, achète du matériel, fait construire des studios, loue des salles de projection. Il a appris tout cela à Paris chez Gaumont. Quant à moi, pendant ce temps, j’aide votre compagnie à se rendre célèbre dans toute la Russie.

« Troisième point. J’ai décidé de miser sur M. Stern, parce que je vois chez lui un énorme potentiel qui s’adapte idéalement à mon projet. La théorie de Noé Noévitch sur l’union de l’art et du sensationnel me paraît juste à cent pour cent.

« Quatrième point. J’attendrai notre prochaine rencontre pour vous raconter comment mon associé et moi avons l’intention de conjuguer nos sphères d’activité respectives. Certains aspects de l’affaire vous sembleront à coup sûr inhabituels, sinon inquiétants. C’est pourquoi j’aimerais d’abord mériter votre confiance. Vous devez comprendre que vos intérêts et les miens coïncident entièrement. Et cela nous amène au cinquième et dernier point.

« Cinquième point, donc. Je déclare en toute conscience que soutenir l’Arche de Noé n’est pas pour moi une lubie ou un caprice éphémère. Peut-être certains d’entre vous trouvent-ils bizarre que je vous fournisse tout le nécessaire, sans rien prélever sur vos recettes, pourtant tout à fait conséquentes…

— Vous êtes notre bienfaiteur ! s’exclama Noé Noévitch. Nulle part en Europe des comédiens ne touchent un cachet aussi élevé que dans notre… je veux dire votre théâtre !

Les autres y allèrent également de leurs bruyants commentaires. Aguilev attendit patiemment que le brouhaha reconnaissant se fût apaisé, puis il reprit sa phrase là elle avait été coupée :

— … tout à fait conséquentes, et cependant loin encore, je suppose, d’avoir atteint leur maximum. Je vous promets à tous, mesdames et messieurs, qu’en liant votre sort à celui de la Société théâtrale et cinématographique vous oublierez à jamais les difficultés financières auxquelles se heurtent forcément les comédiens ordinaires…

De nouveau chahut, vibrantes exclamations et même applaudissements.

— … et les artistes de premier plan se feront des plus prospères…

— Menez-nous au combat, capitaine bien-aimé ! s’écria Emraldov. Nous vous suivrons désormais jusqu’en enfer !

— … et pour preuve du sérieux de mes intentions, et c’est là, à dire vrai, le cinquième point, j’ai voulu accomplir un geste qui garantira à jamais l’indépendance économique de l’Arche de Noé. J’ai déposé aujourd’hui à la banque trois cent mille roubles, dont les intérêts seront versés à votre profit. Ni moi ni mes héritiers ne pourront récupérer cet argent. Si vous décidez de vous séparer de moi, le capital restera malgré tout votre propriété collective. Et si je meurs, votre indépendance continuera d’être assurée. Voilà tout ce que j’avais à dire. Je vous remercie…

On se leva pour acclamer le généreux donateur, avec force cris, larmes et embrassades, qu’Aguilev subit, impassible, remerciant poliment chacun.

— Silence, silence ! s’égosillait Stern. J’ai une proposition ! Ecoutez donc !

On se tourna vers lui.

D’une voix étranglée d’émotion, le metteur en scène déclara :

— Je propose de rédiger une note dans les Tables de la loi ! C’est une journée historique, mesdames et messieurs ! Ecrivons, voulez-vous : « Aujourd’hui, l’Arche de Noé a acquis pour de bon sa liberté. »

— Et nous fêterons désormais le 6 septembre comme jour de l’Indépendance ! renchérit Elisa Altaïrskaïa.

— Hourra, bravo ! hurlèrent tous les autres.

Aguilev, quant à lui, posa une question qui était venue également à l’esprit de Fandorine :

— Ces Tables de la loi, qu’est-ce que c’est ?

— C’est ainsi que se nomme notre livre saint, notre bible de l’art théâtral, expliqua Stern. Un vrai théâtre est impensable sans traditions, sans rituel. Par exemple, après le spectacle, nous ne manquons jamais de boire une coupe de champagne, après quoi je procède à l’analyse du jeu de chaque acteur. Le jour de notre première représentation, nous avons décidé d’enregistrer désormais tous les événements importants, succès, triomphes et trouvailles dans un album spécial intitulé Tables de la loi. Chaque membre de la troupe a le droit d’y consigner ses illuminations et ses pensées philosophiques concernant le métier. Oh ! Il y a là un trésor ! Un jour, nos Tables de la loi seront publiées sous forme de livre et traduites dans une multitude de langues ! Vassia, passe-moi la chose.

Innokentov s’approcha d’un piédestal de marbre sur lequel reposait un grand in-folio à luxueuse reliure de velours. Eraste l’avait pris pour un accessoire de scène, sans soupçonner un instant qu’il pût s’agir de la bible de l’art théâtral.

— Tenez… commença Stern, qui tournait déjà les pages noircies d’écritures différentes. Dans l’ensemble, bien sûr, c’est surtout moi qui écris. J’expose mes remarques sur la théorie du théâtre, je note les impressions que m’a laissées tel spectacle qu’on a joué. Mais les autres y inscrivent eux aussi bon nombre de commentaires fort précieux. Ecoutez donc celui-ci, il est signé d’Hippolyte Emraldov : « Un spectacle est pareil à un acte d’amour passionné, où tu serais l’homme, et le public la femme qu’il convient de mener à l’extase. Si tu échoues, elle demeurera insatisfaite et courra retrouver un amant plus fougueux. Mais si tu réussis, elle te suivra au bout du monde. » Voilà les paroles d’un vrai héros-amoureux ! Et voilà pourquoi ses admiratrices poussent des hurlements sous nos fenêtres.

Le bel Hippolyte salua avec élégance.

— On y trouve également des traits d’esprit, ajouta Stern après avoir tourné quelques pages. Regardez, c’est un dessin de Kostia Labiline. Au-dessus, il est écrit : « Et entrèrent dans l’arche Noé et ses enfants, ainsi que les bêtes de la terre par espèces, et le bétail par espèces, et le serpent qui se meut sur le sol, et l’oiseau ailé, de genre mâle et femelle. » Nous sommes tous représentés de manière très ressemblante. Me voici avec mes « enfants », Elisa et Hippolyte, voici notre mère noble en compagnie de Rézonovski sous l’aspect de nobles fauves, voilà le « bétail », Kostia lui-même avec Sérafima Abrikossova ; vous avez ici notre couple de scélérats rampant dans la poussière, et là les « oiseaux ailés », Vassia en hibou et Zoïa en colibri, tandis que Novimski figure dans la scène en qualité d’ancre marine !

Aguilev examina la caricature d’un air sérieux.

— Il est un autre genre cinématographique très prometteur, dit-il, il s’agit du dessin animé. De simples images, mais qui bougent. Il faudra aussi s’en occuper.

— Eh, quelqu’un ! De l’encre et une plume ! commanda Noé Noévitch.

Sur quoi il entreprit de tracer sur une page vierge des lettres solennelles.

Tous les comédiens se massèrent derrière lui pour regarder par-dessus son épaule. Fandorine s’approcha à son tour.

En haut de la page avait été imprimé par un procédé typographique : MARDI 6 (19) SEPTEMBRE 19111.

« Jour de l’Indépendance, acquise grâce à la phénoménale générosité du très noble A. G. Aguilev : à fêter chaque année ! » écrivit Stern, et tous poussèrent alors un triple vivat.

On voulut de nouveau se précipiter sur le bienfaiteur pour l’embrasser et lui serrer la main, mais celui-ci battit prestement en retraite vers la porte.

— Je dois être à cinq heures à la réunion du conseil municipal. Question importante : celle de permettre ou non aux lycéens l’accès le soir aux séances de cinématographe. C’est presque un tiers de notre public potentiel. Je vous dis au revoir.

Après son départ, les comédiens passèrent encore quelques moments à exprimer leur enthousiasme, puis Stern demanda à chacun de s’asseoir. Tous, d’un coup, firent silence.

L’instant réclamait attention : on allait connaître le titre de la nouvelle pièce et, plus important encore, la répartition des rôles. Les visages se firent tendus. Les yeux fixés sur leur directeur, tous les comédiens affichaient la même mine, où se mêlaient espoir et suspicion. Les moins nerveux semblaient être Emraldov et Altaïrskaïa-Lointaine, qui n’avaient pas à craindre de rôle où ils ne fussent pas à leur avantage. Ils paraissaient cependant gagnés par l’inquiétude.

Fandorine avait rejoint son poste d’observation et se tenait prêt lui aussi. Il se rappelait les paroles de Noé Noévitch : c’était à cet instant précis que les saltimbanques accoutumés à feindre trahissaient leur véritable moi. Peut-être le tableau allait-il s’éclaircir.

La déclaration du metteur en scène, annonçant que la troupe aurait à jouer La Cerisaie, ne suscita guère d’enthousiasme, et ne contribua en rien à détendre l’atmosphère.

— On ne pouvait rien dégoter d’un peu plus neuf ? demanda Emraldov.

Plusieurs autres hochèrent la tête.

— A quoi nous sert d’avoir un dramaturge, si nous prenons encore du Tchekhov ? poursuivit le jeune homme. Mieux vaudrait un truc un peu plus vivant. Un peu plus spectaculaire.

— Où irais-je dénicher une pièce nouvelle qui propose des rôles intéressants pour chacun ? s’emporta Noé Noévitch. La Cerisaie se prête parfaitement à une distribution de douze comédiens. Le sujet est connu du public, c’est vrai. Mais nous surprendrons par le caractère révolutionnaire de l’interprétation. De quoi parle la pièce, à votre avis ?

Tous se prirent à réfléchir.

— Du triomphe du matérialisme brut sur l’inutile beauté ? suggéra Elisa Altaïrskaïa.

Elle est intelligente, songea Eraste Pétrovitch, c’est remarquable.

Mais Stern n’était pas d’accord.

— Non, ma chère Elisa. Cette pièce traite du comique de l’intellectuel face à son impuissance, ainsi que de l’aspect inéluctable de la mort. Il s’agit d’une śuvre terrible à la fin désolante, et par ailleurs d’une méchanceté extrême. Mais elle est qualifiée de comédie, parce que le destin se moque des êtres humains sans aucune pitié. Ici, comme à l’habitude chez Tchekhov, tout n’est qu’allusions et demi-teintes. Mais nous, nous pousserons chaque sous-entendu en pleine lumière. Ce sera une mise en scène antitchékhovienne de Tchekhov !

Noé Noévitch peu à peu se laissait emporter par l’exaltation.

— Chez Tchekhov, il n’y a pas de conflit dans ce drame, parce qu’à l’époque où il l’a écrit l’auteur était gravement malade, il n’avait déjà plus la force de lutter ni contre le Mal ni contre la Mort. Nous ressusciterons, vous et moi, le Mal dans toute sa puissance. Il deviendra le principal moteur de l’action. Compte tenu de la complexité des personnages et des idées chez Tchekhov, pareille interprétation est tout à fait licite. Nous apporterons de la netteté au flou psychologique des personnages, comme si nous opérions une mise au point, nous en accentuerons les caractères pour les ranger dans les emplois traditionnels. Et c’est en cela que nous serons novateurs !

— Génial ! s’écria Méfistov. Bravo, maître ! Et qui sera le principal représentant du Mal ? Lopakhine ? Celui qui provoque la perte de la cerisaie ?

— Voyez ce qu’il s’est mis en tête, ricana Emraldov. Lopakhine, rien que ça !

— Le vecteur du Mal, c’est Epikhodov, le comptable, répondit le metteur en scène à Méfistov, dont l’enthousiasme aussitôt retomba. Ce pitoyable homuncule est la personnification de la trivialité, de la médiocrité pernicieuse que chacun de nos spectateurs rencontre dans sa vie bien plus souvent que le Mal d’envergure démoniaque. Epikhodov est également le symbole ambulant de l’Infortune, avec, qui plus est, toujours un revolver en poche. Il a pour surnom Vingt-Deux Malheurs. Tant de malheurs, ça devient effrayant. Epikhodov est le messager de la destruction et de la mort – mort absurde autant qu’impitoyable. Ce n’est pas un hasard si les personnages répètent comme un refrain funeste : « C’est Epikhodov qui vient, c’est Epikhodov qui vient. » Et le voilà qui erre quelque part derrière la scène, en grattant les cordes de sa « mandoline ». Chez moi, il jouera une marche funèbre.

— Et qui, parmi les femmes, représente le Mal ? demanda la Goupilova.

Stern esquissa un sourire.

— Vous ne le devinerez jamais. C’est Varia, la fille adoptive de Lioubov Ranievskaïa.

— Comment cela ? Mais elle est si bonne ! protesta Innokentov, stupéfait.

— Vous avez mal lu la pièce, mon cher Vassia. Varia est une hypocrite, une fausse dévote. Elle parle de partir en pèlerinage ou de se retirer au couvent, mais elle-même ne nourrit les pauvres pèlerins que de pois. On la représente d’habitude comme une fille modeste, travailleuse et pleine d’abnégation, mais de quelle travailleuse parle-t-on, nom d’un chien ?! Une économe qui a conduit la propriété et sa magnifique cerisaie à la ruine et à la destruction ! L’unique rayon de soleil de la pièce, c’est la timide tentative de rapprochement de Pétia avec Ania, mais Varia empêche ce bourgeon d’éclore, elle est constamment sur le qui-vive. Parce qu’au royaume du Mal et de la Mort il n’est point de place pour l’Amour.

— C’est très profond. Très… murmura la Goupilova d’un air songeur.

Plusieurs grimaces défilèrent rapidement sur sa laide figure, exprimant tour à tour feinte dévotion, douceur cauteleuse, jalousie, puis méchanceté.

— Et qui incarnera le Bien ? Pétia Trofimov ? demanda Innokentov au metteur en scène, comme pour lui en souffler l’idée.

— J’y ai réfléchi. Le Bien, noble cśur et bavard, face au Mal triomphant de tout ? Le tableau serait trop noir. Trofimov, bien sûr, vous revient, Vassia. Vous le jouerez à la mode classique, en aimable naïf. Mais c’est Lopakhine le vainqueur qui se chargera de la mission de lutter contre le Mal.

Noé Noévitch tendit la main en direction du jeune premier qui aussitôt, à la grande stupéfaction de Fandorine, tira la langue à un Méfistov visiblement humilié.

— Pour sortir la Russie de son état d’indigence et de misère, il faut abattre les cerisaies qui ne produisent plus de fruits. Il faut travailler sur la terre, la peupler de gens modernes, actifs. Je vous conseille, Hippolyte, de copier notre bienfaiteur Andreï Gordéiévitch Aguilev, de manière photographique. Mais, et c’est une nuance très importante, le Bien, en raison même de sa générosité, est aveugle. C’est pourquoi, à la fin, Lopakhine prend Epikhodov à son service. Quand le public entendra cette nouvelle, il devra frémir d’un funeste pressentiment. Le mauvais pressentiment est du reste la clef de la mise en scène du spectacle. Tout va bientôt finir, et qui plus est finir mal, telle est l’atmosphère de la pièce, comme l’est celle de notre époque.

— Bien entendu, je serai la Ranievskaïa ? s’enquit d’une voix douce la mère noble, Vassilissa Réginina. Je rêvais depuis longtemps de ce rôle !

— Et qui d’autre ?! Une femme vieillissante, mais toujours belle, vivant d’amour.

— Et moi ? intervint Elisa, n’y tenant plus. Je ne vais pas jouer Ania tout de même ? C’est encore une gamine.

Stern se pencha sur elle.

— Que dites-vous ? susurra-t-il. Vous ne jouerez pas une gamine ! Ania, c’est la Lumière et la Joie. Vous aussi !

— Permettez, mais les critiques en feront des gorges chaudes ! Ils diront que l’Altaïrskaïa commence à vouloir tricher sur son âge !

— Vous les envoûterez. Je vous ferai confectionner une robe toute en paillettes miroir, la lumière viendra s’y briser en mille feux. Chacune de vos entrées sera un feu d’artifice !

Elisa renonça à contester davantage, mais elle poussa un soupir.

— Qui nous reste-t-il ?…

Stern jeta un coup d’śil à son carnet.

— M. Rézonovski jouera Gaïev. Un homme de la vieille école, de solides valeurs mais dépassées, et cetera, rien que de très évident…

— Comment ça, « évident » ? Et pourquoi donc ? s’exclama le raisonneur, s’échauffant soudain. Donnez-moi une esquisse ! Développez-moi le personnage !

— Mais quel développement vous faut-il encore ? Le monde entier sera bientôt la proie d’un incendie universel, et votre Gaïev périra dans les flammes avec son armoire chérie. Vous passez votre temps à chinoiser, Lev Spiridonovitch… Bon, ensuite…

Stern pointa le doigt sur la petite Linotova.

— Nous vieillirons un peu notre Zoïa, qui jouera Charlotta, la magicienne. Labiline aura le rôle du laquais Iacha. Abrikossova, celui de la femme de chambre Douniacha. Je me charge de Firs. Et quant à vous, Novimski, vous serez Siméonov-Pichtchik, et tous les autres menus personnages, comme le passant et le chef de gare.

— Siméonov-Pichtchik ? balbutia l’assistant en un murmure tragique. Excusez-moi, Noé Noévitch, mais vous m’aviez promis de me confier un grand rôle ! Vous avez aimé pourtant la manière dont j’ai incarné Saliony dans Les Trois Sśurs ! Je pensais que Lopakhine serait pour moi !

— « Armoire chérie » vous-même, grommela Rézonovski assez fort pour qu’on l’entendît, à l’évidence mécontent lui aussi de son rôle.

— Lopakhine, allons donc ! railla Emraldov en faisant pivoter son index contre sa tempe.

La minuscule Zoïa intervint pour défendre Novimski :

— Et alors ? Ce serait très intéressant justement ! Quel Lopakhine feriez-vous, Hippolyte Arkadiévitch ? Vous n’avez rien d’un fils de paysan.

Le jeune premier l’éloigna de la main, comme on chasse un moucheron.

— Quand vous m’avez permis d’incarner Saliony, j’ai pensé que vous aviez foi en moi ! continuait de murmurer Novimski, en agrippant le metteur en scène par la manche. Comment pourrais-je jouer un Pichtchik après Saliony ?

— Mais allez-vous cesser ! s’écria Stern en colère. Vous n’avez pas joué Saliony, vous l’avez « incarné », comme vous dites. Ce que je vous ai donné à jouer, ce n’est jamais que votre propre personnage. Un Lermontov pour pauvres !

— Ah ça ! Vous n’avez pas le droit !

La face ordinairement blême de l’assistant s’était couverte de taches pivoine.

— C’est, vous savez, la goutte qui fait déborder le vase ! Je ne demande pourtant pas grand-chose, je ne cherche pas à prendre votre place !

— Ha ! Ha ! fit Noé Noévitch en le toisant du haut de sa taille. Il ne manquait plus que ça. Vous auriez donc des ambitions de mise en scène ? Un jour, vous épaterez tout le monde. Vous monterez un de ces spectacles qui laissera le public bouche bée.

Il avait prononcé ces mots avec une ironie non dissimulée, comme s’il voulait pousser l’autre à l’esclandre.

Fandorine fronça les sourcils, s’attendant à des hurlements, une crise de nerfs ou autre désordre de même espèce. Mais Stern se révélait excellent psychologue. Devant cet affront déclaré, Novimski s’effondra, il courba le dos et baissa la tête.

— Moi, qu’est-ce que j’en dis ? murmura-t-il. Rien du tout. Qu’il en soit selon votre désir, maître…

— Bon, à la bonne heure ! Chers collègues, je vous laisse étudier le texte. Mes remarques, comme à l’habitude, sont notées au crayon rouge.

Les mécontents se turent. Tous prirent un exemplaire de la pile posée sur la table, et Fandorine s’aperçut alors que les chemises étaient toutes de teintes différentes. Visiblement chaque couleur était réservée à un emploi déterminé – encore une tradition ? Le jeune premier s’empara sans hésitation du dossier rouge. La jeune première prit le rose et tendit le bleu ciel à la Réginina en lui disant :

— Voici le vôtre, Vassilissa Prokofievna.

Le raisonneur, la mine sombre, tira d’un geste brusque le bleu marine, Méfistov le noir, et ainsi de suite.

A ce moment, un employé du théâtre entra pour annoncer que « monsieur le directeur » était demandé au téléphone. Stern semblait attendre cet appel.

— Pause d’une demi-heure, déclara-t-il. Après quoi nous commencerons à travailler. Je demande pour l’instant à chacun de feuilleter son rôle et de se le remettre en mémoire.

Il suffit que le metteur en scène fût sorti pour que le tabou frappant le sujet qui agitait les comédiens cessât de faire effet. Tous se mirent à parler de l’incident de la veille, ce qui convenait on ne peut mieux à Fandorine. Il se tint assis, immobile, s’efforçant de ne pas attirer l’attention, et ouvrit grands les yeux et les oreilles, dans l’espoir que le coupable se trahirait d’une manière ou d’une autre.

Au début, les émotions prédominèrent : compassion pour la « pauvre Elisa », admiration devant l’exploit de Novimski. Celui-ci, à la demande des hommes, ôta son bandage pour exhiber la trace de morsure qui ornait sa main.

— Ce n’est rien du tout, affirmait avec courage l’assistant du metteur en scène, en remuant les doigts. Ça ne fait même plus mal.

Mais cette phase pacifique de la conversation générale ne dura guère.

Ce fut l’intrigante qui alluma le cordeau Bickford.

— Avec quelle adresse, tout de même, chère Elisa, vous avez réussi à ôter votre main, fit observer la Goupilova avec un sourire perfide. A coup sûr, la peur m’aurait paralysée et j’aurais été mordue. Mais vous, c’est comme si vous aviez su qu’un serpent se dissimulait dans les fleurs.

Elisa Altaïrskaïa chancela comme sous l’effet d’une gifle.

— A quoi faites-vous allusion ? s’exclama Innokentov. Voudriez-vous suggérer qu’Elisa a tout combiné elle-même ?

— Cela ne m’était pas venu à l’esprit ! protesta l’intrigante en levant les bras au ciel. Mais puisque vous abordez le sujet… La soif de célébrité et de sensationnel pousse parfois les gens à des actes bien plus extrêmes.

— Ne l’écoute pas, Elisa !

Innokentov avait saisi la main de la jeune femme manifestement bouleversée.

— Quant à vous, Xantippa Pétrovna, c’est exprès que vous avancez tout cela. Parce que vous savez que tout le monde vous soupçonne.

La Goupilova éclata d’un rire sonore.

— Mais bien entendu, qui d’autre soupçonnerait-on ? Cependant j’ai, pour ma part, observé entre autres un petit détail fort curieux. D’habitude, au moment du salut final, le fidèle chevalier servant que vous êtes s’empare de la belle corbeille pour la remettre en personne à la dame de votre cśur. Cette fois-ci, vous vous en êtes abstenu. Pourquoi ?

Innokentov ne trouva pas quoi répondre et se contenta de secouer la tête, muet d’indignation.

Le sieur Méfistov clappa de la langue, puis déclara d’un ton lugubre :

— Je ne serais étonné de rien. Je veux dire : de personne.

Et il dévisagea chacun tour à tour.

Ceux sur qui se fixait le regard soupçonneux du scélérat réagissaient de différentes manières. Les uns protestaient, les autres se répandaient en injures. La Linotova tira la langue. Mme Réginina esquissa un sourire méprisant et s’éloigna dans le couloir. Rézonovski bâilla.

— Allez donc au diable… Et si je sortais fumer une pipe, et lire un peu mon texte…

Il n’y eut cependant pas de véritable empoignade. Après une ou deux minutes, tout le monde se dispersa, laissant le couple de scélérats quelque peu désappointé.

— Mon cher Anton, ce pourrait fort bien être un de vos tours, simplement destiné à agacer les oies, dit la Goupilova à son partenaire, comme par inertie. Avouez-le, c’est votre śuvre, n’est-ce pas ?

— N’insistez pas… répondit Méfistov d’un ton indolent. A quoi bon nous titiller l’un l’autre ? Je vais m’installer dans la salle, m’essayer à Epikhodov. C’est un rôle malgré tout…

L’intrigante ne semblait pas satisfaite. Comme il ne restait plus personne dans le foyer à part Fandorine, elle voulut essayer ses griffes sur le petit nouveau.

— Mystérieux inconnu, commença-t-elle d’un ton patelin, vous êtes apparu de manière si soudaine… Exactement comme la corbeille d’hier, dont on ne sait qui l’a apportée.

— Veuillez m’excuser, madame, je n’ai pas le temps, rétorqua froidement Eraste Pétrovitch, avant de se lever.

Il jeta d’abord un coup d’śil dans la salle de spectacle. Plusieurs comédiens se trouvaient là, chacun assis dans son coin, loin des autres, le nez plongé dans le dossier à sa couleur. Elisa n’était pas parmi eux.

Il gagna le couloir.

Il y croisa Labiline, perché sur un appui de fenêtre, Rézonovski, enveloppé par la fumée de sa pipe, puis Novimski, les yeux rivés à une unique misérable page de texte.

Ce fut dans l’escalier qu’il découvrit enfin celle qu’il cherchait. Elle se tenait à la fenêtre, dos tourné, les mains enserrant ses épaules. Son dossier rose était posé, ouvert, sur le dessus de la balustrade.

Assez joué les idiots ! se dit Fandorine. Cette femme me plaît. En tout cas, elle m’intéresse, elle m’intrigue. Et par conséquent, il faut que je lui parle.

Il se regarda brièvement dans la glace qui, fort à propos, s’apercevait à quelque distance, et se trouva content de son reflet. Il n’était jamais arrivé que des dames se montrassent indifférentes à son physique – surtout quand il désirait plaire.

Eraste Pétrovitch s’approcha, toussa discrètement et, quand la comédienne se retourna, déclara d’une voix douce :

— Vous avez eu tort de vous laisser affecter. Vous n’avez fait que procurer du plaisir à cette femme à langue de vipère.

— Mais comment a-t-elle osé ?! s’exclama Elisa d’un ton plaintif. Aller supposer que j’aurais pu moi-même…

Elle eut une grimace de dégoût.

Sentant avec acuité combien elle était proche, juste à la portée de sa main, Fandorine poursuivit avec un fin sourire :

— Les femmes de la trempe de Mme Goupilova sont incapables de vivre en dehors d’une atmosphère de scandale. Il ne faut pas lui permettre de vous entraîner dans son jeu. Ce type de personnalité psychologique s’appelle un « scorpion ». Ce sont en fait des gens malheureux, et très seuls…

Ce début de conversation se révélait très réussi. Primo, il était parvenu à ne pas bégayer une seule fois. Secundo, son interlocutrice se voyait à présent forcée de l’interroger sur les types psychologiques, et là Fandorine saurait l’intéresser à sa personne.

— Ah, ma foi, c’est bien vrai ! s’exclama Elisa avec étonnement. On devine en effet chez Xantippa une sorte de cassure intérieure. Elle se livre à des méchancetés, mais il y a dans ses yeux quelque chose qui inspire la pitié, quelque chose comme une prière. Vous êtes un homme observateur, monsieur…

Elle hésita.

— Fandorine.

— Oui, oui, monsieur Fandorine. Stern vous a présenté comme un spécialiste de la littérature contemporaine, mais vous n’êtes pas seulement conseiller dramatique, n’est-ce pas ? On sent chez vous une espèce de… singularité…

Elle avait mis du temps à choisir le mot, mais il le trouva à son goût. Et ce qui lui plut encore davantage, ce fut de voir éclore sur son visage un sourire délicieux.

— Vous semblez fort bien connaître la nature humaine. Vous devez rédiger des critiques de théâtre ? Qui êtes-vous ?

Après un instant de réflexion, il répondit :

— Je suis… un voyageur. Mais hélas, pas un auteur de critiques.

Le sourire s’éteignit, en même temps que l’intérêt qui se lisait dans le regard fabuleusement insaisissable de la jeune femme.

— Voyager, dit-on, est passionnant. Mais je n’ai jamais compris le plaisir qu’il y avait à constamment déménager d’un endroit à un autre.

Le coup d’śil qu’elle jeta alors à son texte était éloquent, et ne pouvait signifier qu’une chose : « Laissez-moi en paix, la conversation est terminée. »

Mais Eraste Pétrovitch ne voulait pas s’en aller. Il devait à toute force lui faire entendre que leur rencontre n’était pas fortuite, qu’il y avait là indubitablement une mystérieuse intrigue ourdie par le destin.

— Elisa… Pardonnez-moi, mais je ne connais pas votre patronyme…

— Je déteste les patronymes.

Elle prit la liasse de feuillets entre ses mains.

— Il en émane une odeur de mort et de barbarie. Comme si vous étiez la propriété de votre géniteur. En ce qui me concerne, je n’appartiens qu’à moi. Vous pouvez m’appeler simplement Elisa. Ou, si vous préférez, Elisabeth.

Le ton était indifférent, et même un peu froid, mais Fandorine en conçut une émotion encore plus vive.

— Voilà, précisément, vous êtes Elisabeth, Lisa. Et moi, Eraste ! Vous c-comprenez ? s’exclama-t-il avec une fougue dont il ne se savait pas capable, et qui plus est en bégayant outre mesure. J’y vois le d-doigt du d-destin… Ce geste q-qui est le vôtre, main t-tendue… Et aussi ce mois de s-septembre…

Il se tut brusquement, voyant que, non, elle ne comprenait rien. Aucun mouvement de l’âme en retour, aucune réaction hormis une légère perplexité. Il n’y avait pas de quoi s’étonner. Qu’était Eraste pour elle ? Qu’étaient septembre et la blancheur d’une main ?

Il serra les dents. Il ne manquait plus que Lisa, ou plutôt Elisa, le prît pour un fou ou un admirateur exalté. Il y avait suffisamment des uns et des autres autour d’elle pour qu’il s’ajoutât à leur nombre.

— Je veux dire que votre jeu, dans le spectacle d’hier, m’a profondément impressionné, prononça-t-il d’un ton plus maîtrisé, tout en s’efforçant encore de saisir son regard mouvant, de le retenir. Jamais je n’avais éprouvé rien de semblable. Et, bien sûr, la coïncidence des prénoms m’a troublé. Je m’appelle m-moi aussi Eraste, voyez-vous. Eraste Pétrovitch.

— Ah oui, en effet. Eraste et Lisa… dit-elle, de nouveau avec un sourire, un sourire distrait cependant, dénué de toute chaleur. Mais quels sont ces hurlements là-bas ? Ils recommencent à faire du chahut…

Fandorine se retourna, dépité. On entendait en effet quelqu’un à l’étage pousser des cris :

— Blasphème !… Sacrilège !… Qui a fait cela ?

Il reconnut la voix du metteur en scène provenant du foyer des artistes.

— Il faut y aller. Noé Noévitch est revenu et paraît furieux.

Tête basse, Eraste Pétrovitch suivit Elisa, en se maudissant d’avoir ruiné cette première conversation. Depuis son adolescence, il ne s’était jamais conduit avec une femme de manière aussi stupide.

— Je veux savoir qui a fait ça !

Noé Noévitch, la mine furibonde, se tenait à l’entrée de la « boîte à casser le sucre » (c’est ainsi que les comédiens appellent parfois leur foyer), les Tables de la loi ouvertes dans les mains.

— Qui a osé ?

Fandorine jeta un coup d’śil aux pages qu’il montrait. Juste au-dessous de l’inscription solennelle concernant le jour de l’Indépendance, quelqu’un avait griffonné, au crayon à encre, en grosses lettres bancales : « HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. REPRENEZ-VOUS ! »

Tous s’approchaient, regardaient et demeuraient perplexes.

— Le théâtre, c’est un temple ! Le travail de l’acteur est une mission sublime ! Sans piété ni objets sacralisés, nous sommes impuissants ! se lamentait Stern, au bord des larmes. Celui qui a fait cela a voulu nous blesser, moi, nous tous, notre art ! Qu’est-ce que ce gribouillis ? Que veut-il dire ? Combien de fois devrai-je le répéter, dans mon théâtre il n’y a pas de représentation à bénéfice2, et il n’y en aura jamais. C’est un premier point. Deuxième point, profaner notre livre saint équivaut à souiller une église ! Seul un vandale est capable d’un pareil crime !

Certains l’écoutaient avec sympathie, d’autres partageaient son indignation, mais on entendait aussi quelques rires étouffés. En tout cas, l’auteur de l’absurde message se gardait bien de se dévoiler.

— Partez tous, dit Stern d’une voix faible. Je ne veux plus voir personne… Impossible de travailler aujourd’hui. Demain, demain…

Profitant de ce que tout le monde avait les yeux fixés sur le martyr, Fandorine, de son côté, ne lâchait pas Elisa du regard. Elle lui semblait à une distance vertigineuse, pareille en vérité à l’étoile Altaïr, et cette idée, sans qu’il sût pourquoi, lui était douloureuse.

Il comprenait seulement qu’il lui faudrait agir pour faire taire cette douleur – elle ne s’apaiserait pas toute seule.

1. Jusqu’en 1918, le calendrier en usage en Russie était le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien. Mais il était courant de donner les dates dans les deux « styles ».

2. Mode de rémunération des acteurs en usage en France jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais qui a perduré plus tard en Russie. Par contrat un artiste pouvait percevoir le bénéfice d’une des dernières représentations du spectacle.

Il n’y a pas de problèmes insolubles

Comme la nuit précédente, Eraste Pétrovitch ne parvenait pas à s’endormir. Et cependant son esprit n’était nullement occupé à résoudre, à force de déductions, le mystère du serpent caché dans la corbeille de fleurs. L’état intérieur de l’être harmonieux était passé par plusieurs stades successifs.

Au premier de ces stades, Fandorine avait subitement découvert une simple vérité qu’un individu moins intelligent et moins compliqué eût admise beaucoup plus tôt. (Même s’il convient de reconnaître qu’Eraste Pétrovitch tenait ce chapitre de sa vie pour depuis longtemps lu et refermé à jamais.)

Je suis amoureux, s’était dit tout à coup cet homme de cinquante-cinq ans, qui en avait vu et enduré au cours de son existence. Il en fut étonné à n’y pas croire, il partit même d’un grand éclat de rire dans le silence de sa chambre déserte. Hélas, pas de doute, je suis bien amoureux ! Amoureux comme un gamin débordant de passion juvénile ? Oui, débordant ! Quelle honteuse sottise, et même quelle trivialité ! Brûler son cśur à vingt-deux ans, puis vivre encore un tiers de siècle sur ces cendres à peine tièdes, en supportant sans broncher les terribles coups du sort, sans jamais perdre sa froideur de jugement, si tragiques fussent les circonstances ; atteindre à la paix et à la clarté spirituelles à un âge encore point trop avancé, pour finalement retomber en enfance, et se retrouver dans une ridicule situation d’amoureux ?!

Et amoureux de qui, par-dessus le marché ? D’une actrice, autrement dit d’une créature notoirement artificielle, désaxée, fausse, habituée à faire tourner les têtes et à briser les cśurs.

Mais ce n’était là que la moitié du problème. La seconde était encore plus humiliante. Cet amour n’était pas partagé, il ne rencontrait ni réciprocité ni même intérêt du côté opposé.

Au cours des années passées, tant de femmes – belles et intelligentes, brillantes et philosophes, infernales et angéliques – s’étaient offertes à lui avec adoration et passion, quand lui, dans le meilleur des cas, se contentait de leur permettre de l’aimer, le plus souvent sans se départir de son sang-froid. Et voilà que celle-ci déclarait : « Je n’appartiens qu’à moi. » Et le regardait comme on regarde une mouche importune.

Ainsi Eraste Pétrovitch, sans s’en rendre compte, était-il passé au stade suivant : celui de l’indignation.

Mais appartenez à qui vous voulez, madame, peu me chaut ! Moi, tombé amoureux ? En voilà une lubie ! Eclatant de rire à nouveau (sous l’effet cette fois-ci non plus de l’étonnement mais de la colère), il s’était donné l’ordre de se sortir sur-le-champ de la tête la jeune première au pseudonyme ronflant. Qu’ils se débrouillent tout seuls là-bas, dans leur petit théâtre, pour découvrir qui joue des tours de cochon aux autres – ou plutôt des tours de vipère. Séjourner dans leur maison de fous mettrait en péril l’équilibre psychique de n’importe quel être rationnel.

Eraste Pétrovitch avait une volonté de fer. Sa décision prise, il la mit aussitôt à exécution. Il fit sa gymnastique vespérale et dîna même un peu. Il se coucha, lut quelques pages de Marc Aurèle, puis éteignit la lumière. Et dans le noir, l’hallucination revint à la charge avec une force redoublée. Le visage de la jeune femme lui apparut brusquement, dont les yeux semblaient regarder à travers lui, tandis que s’élevait une voix douce et profonde. Il n’eut ni la force ni, ce qui est pire, le désir de chasser cette « Princesse lointaine ». Jusqu’à l’aube, Fandorine se tourna et se retourna dans son lit, s’efforçant de temps à autre de se détacher de l’attirante vision. Mais force lui fut de reconnaître au bout du compte que la dose de poison était trop forte et son organisme irrémédiablement intoxiqué.

Il s’habilla, prit entre ses mains son chapelet de jade et s’attaqua au problème sérieusement, pour de bon. Ainsi commença le troisième stade : celui de l’analyse et de la réflexion.

Je suis amoureux, il serait absurde de le nier. Et d’un. (Il fit claquer une des perles vertes.)

Visiblement, sans cette femme la vie me paraîtra désormais sinistre. Et de deux. (Nouveau claquement.)

Par conséquent, je dois faire en sorte qu’elle soit mienne, un point c’est tout. Et de trois.

La chaîne logique était établie.

Il se sentit tout de suite soulagé. Chez un homme d’action, comme l’était Fandorine, un objectif clairement défini suscite toujours un regain d’énergie.

Avant tout, il importait d’apporter des amendements à la Constitution en vigueur, qui ne prévoyait nullement de culbute aussi inattendue sur l’harmonieux chemin menant à la vieillesse.

L’on va son chemin à travers une plaine dont la traversée réclame toute une vie, on regarde sans inquiétude la ligne monotone de l’horizon, et celui-ci peu à peu s’éclaircit, devient plus proche. Le chemin est plaisant, votre pas mesuré, le ciel là-haut moutonne, chargé de placides nuages : ni soleil ni pluie. Et soudain, un coup de tonnerre, un éclair, et une terrible flèche électrique vous transperce de la tête aux pieds, les ténèbres s’abattent sur la terre, on ne voit plus ni chemin ni horizon, et on ne comprend plus par où il faut aller, ni même surtout s’il convient de marcher encore. L’homme propose, Dieu dispose.

Une intense vibration lui pénétrait et le corps et l’âme. Fandorine se sentait comme une tortue tout à coup privée de carapace. C’était à la fois effrayant et embarrassant, mais en retour il en naissait une sensation indicible, comme si… comme si toute sa peau respirait. Avec cette impression aussi de s’être réveillé brusquement alors qu’il sommeillait. Apparemment, je m’étais enterré de manière prématurée, pensait Eraste Pétrovitch, tout en égrenant de plus en plus vite son chapelet de jade. Tant que la vie continue, n’importe quel événement est possible, qu’il soit heureux ou catastrophique. Au reste, les plus importantes de ces surprises tiennent à la fois des deux catégories.

Fandorine, assis dans un fauteuil, regardait la baie vitrée qui lentement s’emplissait de lumière, et prêtait une oreille désemparée aux bouleversements qui se produisaient à l’intérieur de lui.

C’est ainsi que le trouva Massa, venu à huit heures du matin jeter prudemment un coup d’śil par l’embrasure de la porte.

— Que se passe-t-il, maître ? Depuis avant-hier, vous n’êtes plus le même ! Je vous ai laissé en paix, mais cela m’inquiète. Je ne vous ai jamais vu dans cet état.

Puis après un instant de réflexion, le Japonais ajouta :

— Ou en tout cas, pas depuis longtemps… Vous avez un visage plus jeune. Comme il y a trente ans. Vous êtes tombé amoureux, c’est ça ?

Comme Fandorine fixait avec stupeur le devin, celui-ci se donna une tape sur le sommet du crâne – lequel étincelait.

— Oui, c’est bien ça ! Oh, comme c’est inquiétant ! Il faut prendre des mesures.

C’est mon unique ami, et il me connaît mieux que je ne me connais moi-même, songea Eraste Pétrovitch. Il serait absurde de rien lui cacher, en outre, Massa s’y entend à merveille en matière de psychologie féminine. Voilà qui peut m’être d’un grand secours !

— Dis-moi, comment fait-on pour gagner l’amour d’une actrice ? lui demanda Fandorine en russe, allant sans détour à l’essentiel.

— Vélitable ou essoplès ? s’enquit aussitôt le serviteur.

— Comment cela ? Qu’entends-tu par « amour exprès » ?

Pour parler des choses du cśur, Massa préférait utiliser sa langue maternelle, qu’il jugeait plus subtile et raffinée.

— Une actrice, c’est comme une geisha ou une courtisane de haut rang, commença-t-il d’un ton pratique. Chez une femme de cette sorte, l’amour peut prendre deux formes. Le plus facile à obtenir est l’amour joué – elles savent à merveille en mimer l’apparence. Un homme normal n’a besoin de rien de plus. Au nom d’un tel amour, la belle peut aller jusqu’à certains sacrifices. Par exemple, se couper les cheveux en gage de passion. Parfois même se trancher le bout du petit doigt. Pas davantage. Il arrive aussi, mais plus rarement, qu’une telle femme se trouve pénétrée d’un authentique sentiment, auquel cas elle peut même consentir à un double suicide.

— Va au diable avec ton exotisme japonais ! s’exclama Eraste Pétrovitch, exaspéré. Je ne te parle pas d’une geisha, mais d’une actrice, une actrice européenne normale.

Massa réfléchit.

— J’ai connu des actrices. Trois. Non, quatre – j’allais oublier cette mulâtresse de La Nouvelle-Orléans, qui dansait sur la table… En effet, vous avez raison, maître. Elles sont différentes des geishas. Il est beaucoup plus facile de gagner leur amour. Mais il est aussi plus compliqué de savoir si elles jouent ou si elles aiment vraiment…

— Peu importe, je saurai me débrouiller, coupa Fandorine avec impatience. Plus facile, as-tu dit ? Et même beaucoup plus ?

— Ce serait un jeu d’enfant si vous étiez metteur en scène, auteur de pièces de théâtre, ou si vous écriviez des articles dans les journaux. Seuls ces trois types d’hommes passent aux yeux des actrices pour des créatures supérieures.

Se rappelant le sourire qui avait illuminé le visage d’Elisa quand elle l’avait pris pour un journaliste, Fandorine dévisagea son consultant avec un intérêt redoublé.

— Et alors ? Parle, parle !

Massa reprit, toujours posément :

— Vous ne pouvez pas être metteur en scène, il faut pour cela avoir son théâtre. Rédiger des critiques ne présente guère de difficultés, bien sûr, mais il s’écoulera beaucoup de temps avant que vous ne vous fassiez un nom. Ecrivez plutôt une bonne pièce, où l’actrice aura un joli rôle. C’est le moyen le plus commode. Je me suis déjà consacré à l’écriture. C’est un travail assez facile, et même plaisant. Tel est le conseil que je vous donnerais, maître.

— Tu te moques de moi ? Je suis incapable de pondre une pièce de théâtre !

— Pour prouver son amour à une femme, on doit accomplir des exploits. Pour un homme comme vous, surmonter cent obstacles ou vaincre cent malfaiteurs, ce n’est pas un exploit. Mais en l’honneur de la femme aimée, s’atteler à la rédaction d’une fabuleuse pièce de théâtre, voilà qui serait une véritable preuve d’amour.

Eraste Pétrovitch ordonna au spécialiste d’aller prodiguer ses conseils en enfer, et de nouveau demeura seul.

Cependant l’idée qui au début lui avait paru stupide ne cessait de lui trotter dans la tête et finit peu à peu par l’absorber.

Il convenait d’offrir à la femme aimée ce qui lui procurerait la plus grande joie. Elisa était comédienne. Sa vie, c’était le théâtre. Sa joie la plus grande, un bon rôle. Ah ! Si en effet il était possible de lui présenter une pièce dans laquelle elle aurait envie de jouer ! Elle cesserait alors de le regarder avec une indifférence polie. Massa lui avait donné un conseil fort sensé. Dommage seulement qu’il fût irréalisable…

Irréalisable ?

Eraste Pétrovitch se remémora les nombreuses circonstances de sa vie où il s’était heurté à des problèmes qui au départ paraissaient insolubles. Pourtant il avait toujours trouvé une solution. La volonté, l’esprit et la science sont capables de renverser des montagnes.

Si l’esprit et la volonté ne lui faisaient guère défaut, sa science en revanche laissait beaucoup à désirer. Les compétences de Fandorine dans le domaine de la dramaturgie étaient minimales. La tâche qu’il avait à accomplir relevait des douze travaux d’Hercule. Mais il pouvait au moins essayer, dès lors que le but était si important.

Une chose était bien claire. Ne pas revoir Elisa lui était insupportable, mais paraître devant elle en qualité de Monsieur Tout-le-Monde, de simple individu parmi tant d’autres, ça, jamais plus. Il avait déjà essuyé un camouflet, cela suffisait. S’il devait affronter à nouveau la comédienne, ce serait armé de pied en cap.

Ainsi l’être naguère harmonieux était-il passé au stade ultime : celui de l’inébranlable résolution.

Eraste Pétrovitch s’attela à la mise en śuvre de son projet de manière méthodique. Pour commencer il s’entoura de livres : recueils de pièces de théâtre, études sur l’art dramatique, traités de stylistique et de poétique. Son expérience de la lecture rapide et la faculté qu’il avait de concentrer son attention permirent au futur dramaturge d’ingérer en quatre jours plusieurs milliers de pages.

Le cinquième jour, Fandorine le passa dans une totale inaction, se livrant à la méditation et créant à l’intérieur de lui le Vide où devait naître l’Impulsion créatrice que les Occidentaux appellent Inspiration, et les Orientaux, Samadhi.

Il savait déjà exactement quel texte il allait écrire : sa conversation avec Stern, à propos de la « pièce idéale », lui en avait soufflé la couleur et l’esprit. Ne restait plus qu’à attendre l’instant où les mots se mettraient à couler tout seuls.

A l’approche du soir, Fandorine, toujours en quête de l’illumination, commença de se balancer à un certain rythme, puis ses paupières jusqu’alors mi-closes s’ouvrirent toutes grandes.

Il trempa la plume d’acier dans l’encre et inscrivit le long titre de l’śuvre. Au début, sa main bougeait lentement, puis elle alla de plus en plus vite, peinant à suivre le flot des mots qui s’évadaient. Le temps enveloppa la pièce d’une brume mouvante, piquée de scintillements. Au cśur de la nuit, alors que la pleine lune régnait dans le ciel en tout son éclat, Eraste Pétrovitch se figea soudain, sentant la prodigieuse énergie se tarir. Une tache se forma sur le papier. Il lâcha le porte-plume, se renversa contre le dossier du fauteuil et enfin, pour la première fois depuis quatre nuits, il s’endormit, sans même avoir éteint la lampe.

Massa pénétra sans bruit dans le bureau et couvrit son maître d’un plaid. Il commença de lire ce qui était écrit, soupirant et hochant d’un air sceptique sa tête toute ronde.

SEPT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

La vengeance de Gengis Khan

Elle eût mieux fait de ne pas se coucher du tout. Encore le même cauchemar : un visage dans un chou et une barbe entourant une bouche qui chantait sans émettre le moindre son.

A dire vrai, le rêve avait commencé très gentiment. Elle roulait sur une route de campagne – pas en automobile mais en calèche. Martèlement bien rythmé des sabots, cliquetis des boucles de harnais, douce oscillation des ressorts, soulevant une onde voluptueuse au plus profond du corps. Personne à côté, une humeur… comme si des ailes lui avaient poussé, le cśur empli d’un avant-goût de bonheur, et aucun autre besoin que de se laisser bercer ainsi sur le siège à la fois ferme et confortable et de se préparer à une joie prochaine…

Soudain on frappe un coup à la vitre de gauche. Elle tourne la tête : il y a là un visage cyanosé, les yeux clos, des lambeaux de chou pendus à ses somptueuses moustaches poivre et sel. Une main arborant un anneau rectifie la cravate, et celle-ci se met à remuer. Ce n’est pas une cravate, c’est un serpent !

Puis à droite également, on frappe. Elle tressaille : c’est le chanteur à la barbe rouge feu. Il la regarde d’un air pénétré, ouvre grande la bouche, et écarte même le bras en un geste gracieux, mais rien ne semble sortir de sa gorge.

Ne s’entendent que les coups contre la vitre : toc-toc-toc, toc-toc-toc.

Pendant un temps, ces rêves avaient presque cessé. Elle ne s’était même pas sentie très effrayée quand, durant la représentation de Pauvre Lisa, elle avait aperçu au troisième rang du parterre la calvitie familière et le regard brûlant de haine par-dessous les sourcils noirs en broussaille. Elle savait qu’il se manifesterait tôt ou tard, elle y était prête au fond d’elle-même et s’était trouvée satisfaite de sa maîtrise de soi.

Mais après le spectacle, quand tout à coup la tête du serpent avait surgi entre les boutons de rose, la fixant des mêmes petits yeux féroces, le cauchemar s’était abattu à nouveau sur elle, avec un poids encore plus écrasant. Sans le charmant Novimski, si touchant tant il semblait amoureux… Brrr, mieux valait ne pas y penser !

Elle s’était empêchée ensuite de dormir pendant quarante-huit heures, sachant trop comment cela finirait. Mais le troisième jour, la fatigue l’avait emporté, et bien sûr le réveil avait été atroce. Avec cris, sanglots convulsifs et hoquettements. Depuis lors, chaque nuit le rêve revenait, toujours identique : un vieux rêve qu’elle faisait à Saint-Pétersbourg, où à présent figurait en outre un serpent.

Dans le dortoir du conservatoire de danse, avant de s’endormir, la petite Lisa jouait souvent devant ses camarades les héroïnes qui se meurent. De la lente action d’un poison, comme Cléopâtre, ou bien de phtisie, comme la Dame aux camélias. Juliette qui se transperçait d’un poignard convenait également fort bien, car avant de se donner la mort elle prononçait un monologue des plus émouvants. Elle aimait rester étendue, immobile, les yeux clos, et écouter les fillettes sangloter. Elles étaient toutes devenues plus tard danseuses, certaines avaient même atteint la célébrité, mais une carrière de ballerine est bien courte, alors que Lisa désirait se consacrer au théâtre jusqu’à un âge très avancé, comme Sarah Bernhardt, aussi avait-elle choisi la comédie. Elle rêvait de tomber un jour inanimée sur la scène, comme Edmund Kean, pour que mille personnes, en la voyant, se disent que c’était là seulement du théâtre, mais fondent en larmes néanmoins, cependant qu’elle exhalerait son dernier souffle sous les applaudissements et les bravos.

Lisa avait convolé de bonne heure. Elle jouait la Princesse lointaine, Sacha Leïkine jouait Joffroy, le prince amoureux. Premier succès, première ivresse devant un public pâmé. Quand on est jeune, il est facile de confondre la fiction avec la vie. Bien entendu, ils avaient divorcé, très vite. Impossible à deux comédiens de vivre ensemble. Sacha s’était évanoui quelque part en province, ne lui laissant que son nom. Mais une jeune première ne pouvait décemment s’appeler Lisa Leïkina, et elle était devenue Elisa Lointaine.

Si son premier mariage avait été tout au plus un échec, le second s’était révélé une catastrophe. Encore une fois elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Elle s’était laissé séduire par le dramatisme d’un soudain tournant de son existence, par le clinquant d’un prestige de façade. Par un titre ronflant, enfin. Mais combien de comédiennes ne se fussent pas résolues au mariage à seule fin de s’entendre appeler « Votre Haute Noblesse » ou « Votre Excellence » ? Or, là, l’étiquette était encore plus pompeuse : « Votre Grandeur ». C’était ainsi que l’usage voulait qu’on s’adressât à l’épouse d’un khan. Iskander Altaïrski était un brillant officier de l’escorte impériale, fils aîné du souverain d’un des khanats caucasiens qui s’étaient alliés à l’empire au temps d’Ermolov. Il dépensait sans compter, faisait joliment la cour, était assez bel homme en dépit d’une calvitie précoce, et par-dessus le marché se montrait fougueux et éloquent comme savent l’être les Asiates. Il était prêt à tout sacrifier par amour, et avait tenu parole. Quand sa hiérarchie lui avait refusé l’autorisation de se marier, il avait donné sa démission et mis un terme à sa carrière militaire. Il avait rompu ses relations avec son père et renoncé à ses droits au profit de son frère cadet : une actrice, qui plus est divorcée, ne pouvait devenir l’épouse de l’héritier. Mais on avait alloué au renégat une rente annuelle très confortable. Et surtout, Iskander avait juré de ne pas faire obstacle à sa carrière théâtrale et accepté un mariage sans enfants. Que pouvait-elle demander de plus ? Ses rivales comédiennes avaient manqué s’étouffer de jalousie. Lidia Iavorskaïa, qui avait épousé un prince Bariatinski, avait même quitté la Russie : des princesses, à Saint-Pétersbourg, il y en avait en veux-tu en voilà, mais des khancha, il n’y en avait qu’une seule.

Son second mariage s’était délité encore plus vite que le premier : au lendemain des épousailles et de la nuit de noces. La cause n’en fut pas que l’époux, en proie à une trop violente excitation, n’avait pas su faire preuve des qualités qu’on attendait de lui (incident, au contraire, plutôt touchant), mais bien les conditions qu’il exposa au matin à sa femme.

« Le statut de khancha Altaïrskaïa impose des devoirs, lui avait dit Iskander d’un ton sévère. J’ai promis de ne pas m’opposer à votre passion pour le théâtre et je tiendrai parole, mais vous devrez éviter les pièces où vous seriez contrainte de subir l’étreinte ou, pire encore, les baisers d’autres hommes. »

Elisa avait éclaté de rire, pensant qu’il plaisantait. Quand elle avait compris que son mari était parfaitement sérieux, elle avait longuement tenté de le raisonner. Elle lui avait expliqué que dans l’emploi de jeune première il était impossible de se soustraire aux étreintes et aux baisers ; il était même à présent de plus en plus à la mode de représenter sur scène le triomphe de la chair de manière assez réaliste.

« Quel triomphe ? avait demandé l’Oriental, avec une grimace si expressive qu’Elisa avait tout de suite compris que ses explications ne mèneraient à rien.

— Celui dont vous avez été incapable ! s’était-elle exclamée, imitant la grande Jemtchoujnikova dans le rôle de Marfa Possadnitsa1. Et qui à présent ne risque plus d’arriver ! Adieu, Votre Grandeur, la lune de miel est terminée ! Il n’y aura pas davantage de voyage de noces. Je demande le divorce ! »

Elle tremblait au souvenir de ce qui s’était passé ensuite. Le rejeton d’une très ancienne famille, descendant en droite ligne de Gengis Khan, s’était abaissé à porter la main sur une femme et à jurer comme un grenadier, avant de se précipiter vers son bureau pour y prendre un revolver et abattre sur-le-champ celle qui venait de l’offenser. Tandis qu’il s’escrimait avec la clef du tiroir, Elisa, morte de peur, avait bien entendu pris ses jambes à son cou, et par la suite n’avait plus accepté de rencontrer le gengiskhanide à moitié fou qu’en présence d’avocats.

Devant témoins, Iskander se tenait de manière civilisée. Il expliquait avec courtoisie qu’il n’accorderait jamais le divorce, car dans sa famille la chose était tenue pour un terrible péché et son père lui couperait les vivres. Il n’était pas opposé à vivre séparé de son épouse et se déclarait même prêt, si celle-ci acceptait d’observer « les convenances », à lui verser une pension alimentaire (ce qu’Elisa avait refusé avec mépris – Dieu merci, ce qu’elle gagnait au théâtre lui suffisait amplement).

Le khan ne dévoilait sa nature de sauvage que lors des rencontres en tête à tête. Sans doute faisait-il suivre sa femme, car il surgissait devant elle dans les lieux les plus inattendus, et toujours sans avertissement. Il bondissait comme un diable hors de sa boîte.

« Ah, c’est comme ça ? disait-il, une lueur mauvaise brillant dans ses yeux exorbités, des yeux auxquels naguère elle trouvait pourtant du charme. Le théâtre vous est plus cher que mon amour ? Fort bien. Sur scène vous pouvez vous conduire comme une traînée. C’est votre affaire. Mais puisque formellement vous continuez d’être ma femme, je ne vous laisserai pas couvrir de boue le nom de mes ancêtres ! Sachez-le bien, madame : vous ne pourrez avoir d’amants que sous les feux de la rampe, sous les yeux du public. Tout homme auquel vous ouvrirez votre lit sera condamné à périr. Et vous le suivrez dans la mort ! »

A dire vrai, ce discours, au début, ne l’avait guère effrayée. Au contraire, il ajoutait du piment à son existence. Durant le spectacle, s’il y avait une scène d’amour, elle prenait soin d’observer la salle à la dérobée, et si d’aventure elle croisait le regard incendiaire de son mari, elle jouait avec une passion redoublée.

Les choses continuèrent de la sorte jusqu’au jour où l’entrepreneur de théâtre Fourchtatski s’éprit d’elle sérieusement. C’était un homme en vue, un homme de goût, propriétaire du meilleur théâtre de Kiev. Il lui proposait de rejoindre sa troupe à des conditions incroyablement avantageuses, l’inondait de fleurs et de compliments, et lui picotait l’oreille de ses opulentes moustaches parfumées. Il lui fit également une proposition d’un autre ordre, matrimoniale celle-là.

Elle était déjà prête à accepter, la première offre comme la seconde. Tout le monde en parlait dans le monde du théâtre, et ses rivales de nouveau se mordaient les doigts.

Et brutalement, au cours d’un repas officiel organisé en son honneur par les membres du bureau de la Société théâtrale, Fourchtatski mourut ! Elisa n’était pas présente à ce banquet, mais on lui peignit la scène avec force couleurs : l’entrepreneur s’était subitement empourpré, puis avait émis un râle avant de s’écrouler, la face dans son assiette de solianka à la villageoise2.

Elisa, bien sûr, avait abondamment pleuré ce soir-là, se lamentant sur le sort du pauvre Fourchtatski, et se répétant « C’est donc que le destin ne le voulait pas » et autres phrases de circonstance. Puis le téléphone avait sonné, et une voix familière à l’accent caucasien avait chuchoté dans l’appareil :

« Je vous avais prévenue. Cette mort pèsera sur votre conscience. »

Même alors, elle n’était pas allée jusqu’à prendre Iskander au sérieux. Il n’était à ses yeux qu’un scélérat d’opérette, qui roulait de gros yeux, la moustache hérissée, sans vraiment effrayer personne. En son for intérieur, elle l’avait baptisé Gengis Khan.

Oh, comme la vie devait la punir cruellement de sa légèreté !

Trois mois environ après la mort de l’entrepreneur, dont personne n’avait mis en doute le caractère naturel, Elisa se permit de s’enticher d’un autre homme, ténor dramatique au théâtre Mariinski. Aucune considération de carrière n’entrait cette fois-ci en jeu. Simplement, le chanteur était beau (ah ! cette éternelle faiblesse qu’elle nourrissait pour les apollons…) et possédait une voix affolante qui vous instillait dans tout le corps une langueur hypnotique. A cette époque, Elisa jouait déjà avec l’Arche de Noé, mais travaillait encore à ses récitals. Un jour, le ténor (il s’appelait Astralov) et elle donnèrent une petite pièce en un acte, un duo intitulé La Barbe rouge. Un aimable divertissement de rien du tout : elle y déclamait en esquissant quelques pas de danse, tandis qu’Astralov chantait, avec tant de charme et de talent qu’ensuite ils s’en furent tous deux à Strelnia, où arriva ce qui tôt ou tard devait arriver. A dire vrai, pourquoi pas ? Elle était une femme adulte, libre, moderne. Quant à lui, il était séduisant, et s’il n’avait guère de plomb dans la cervelle, il était en revanche fort doué et galant homme. Au matin, Elisa repartit, car elle devait être à onze heures à une répétition. Son amant resta dans la chambre. Il prenait toujours grand soin de son apparence, et partout emportait avec lui un nécessaire de toilette contenant instruments de manucure, brosses de toutes tailles, ciseaux à ongles et rasoir brillant comme un miroir réservé à l’entretien de sa barbe.

C’est avec ce rasoir dans la main qu’il fut retrouvé. Son cadavre était affalé dans un fauteuil, toute la chemise rouge de sang, ainsi que la barbe. La police arriva à la conclusion qu’au terme d’une nuit passée avec une femme le ténor s’était tranché la gorge, assis devant un miroir. Elisa portait un voile, les domestiques de l’hôtel n’avaient pas vu son visage, si bien que l’affaire n’avait pas soulevé de scandale.

Aux funérailles, elle était en larmes (il n’en manquait pas à ce moment, de belles dames éplorées), torturée par un doute affreux : qu’avait-elle fait ou dit qui eût pu provoquer ce drame ? Cela ressemblait si peu à ce bon vivant d’Astralov ! Soudain, elle aperçut Gengis Khan au milieu de la foule. Il la regarda, esquissa un sourire ironique, et d’un geste vif se passa l’index sur la gorge.

A cet instant seulement les yeux d’Elisa se dessillèrent.

Un meurtre ! C’était un meurtre ! Et même deux, car il était certain que Fourchtatski avait été empoisonné.

Durant un ou deux jours, elle se débattit dans des affres. Que faire ? Que faire ?

Prévenir la police ? Mais premièrement, elle n’avait aucune preuve. On prendrait sa déclaration pour un délire de petite demoiselle fantasque. Deuxièmement, Astralov avait une famille. Troisièmement… Troisièmement, elle était terrifiée.

Gengis Khan était devenu fou, sa jalousie à son endroit avait tourné à la paranoïa. Partout dans la rue, les magasins, au théâtre, elle se sentait suivie. Et ce n’était pas le fruit d’une manie de la persécution, non ! Dans son manchon, son carton à chapeaux, et même dans son poudrier, Elisa découvrait constamment des petits bouts de papier. Sans un mot, ni même une initiale, juste des dessins : tête de mort, couteau, nśud coulant, cercueil… En proie à la méfiance, elle avait congédié plusieurs femmes de chambre qui lui semblaient avoir été soudoyées.

Le pire, c’était la nuit. A cause de la tension, à cause de la solitude à laquelle elle était condamnée (comment aurait-elle eu des amants à présent ?), Elisa faisait des cauchemars atroces où la sensualité se mêlait à d’affreuses images de mort.

La mort, Elisa y pensait souvent maintenant. Viendrait un moment où la folie de Gengis Khan atteindrait son paroxysme, et alors le monstre la tuerait. La chose risquait de se produire très bientôt.

Pourquoi n’allait-elle pas, malgré tout, chercher de l’aide auprès de quelqu’un ?

Il y avait plusieurs raisons à cela.

Primo, comme il a déjà été dit, elle n’avait pas de preuves, et personne ne la croirait.

Secundo, elle avait honte de son extraordinaire sottise : comme pouvait-on épouser un monstre ? Bien fait pour toi, pauvre idiote !

Tertio, le remords la tenaillait d’avoir causé la perte de deux êtres. Elle était coupable, elle n’avait qu’à payer.

Et aussi – et c’était la raison la plus étrange –, jamais Elisa n’avait éprouvé de manière si intense la fragile beauté du monde. Le médecin psychiatre qu’elle avait consulté, avec beaucoup de prudence, sans citer aucun nom, au sujet de Gengis Khan lui avait affirmé que les paranoïaques voyaient leur délire s’aggraver au cours de l’automne. C’est le dernier automne de ma vie, se disait Elisa en regardant les peupliers qui commençaient à jaunir, et son cśur se serrait devant la douceur de cette fatalité. Sans doute était-ce là ce que ressentait le papillon de nuit volant vers la flamme d’une bougie. Il sait qu’il va périr, mais refuse de dévier de sa route…

L’unique fois où, cédant à un instant de faiblesse, elle s’était laissée aller à parler de sa peur, c’était une dizaine de jours plus tôt, en compagnie de cette excellente femme qu’était Olga Knipper. Elle avait craqué, on n’eût pas trouvé de plus juste expression. Elle n’avait fourni aucune explication concrète, mais avait éclaté en sanglots en bredouillant des paroles incohérentes. Olga, avec son obstination tout allemande, l’avait harcelée de questions, lui téléphonant sans relâche, lui expédiant lettre sur lettre, et après l’épisode du serpent avait accouru à l’hôtel. Elle avait fait plusieurs mystérieuses allusions à certain personnage susceptible de lui venir en aide dans n’importe quelle situation, et tout en exprimant bruyamment sa sympathie avait mis tout en śuvre pour lui tirer les vers du nez. Mais Elisa était restée de pierre. Sa décision était prise : ce qui devait arriver était inévitable, et il ne servirait à rien de mêler des étrangers à l’histoire.

Il n’existait qu’un seul moyen de se débarrasser de sa compatissante protectrice, un moyen fort cruel : se brouiller avec elle. Elisa savait comment y parvenir. Elle avait débité à son amie une kyrielle de propos outrageants et parfaitement impardonnables, touchant à ses relations avec son défunt mari. Olga s’était recroquevillée sur elle-même, avait fondu en larmes et était passée au vouvoiement pour rétorquer : « Dieu saura vous punir pour ce que vous venez de dire. » Puis elle avait pris congé.

Il me punira en effet, avait songé Elisa, et bientôt. Elle était ce jour-là si terrifiée, plus morte que vive, qu’elle n’avait éprouvé aucun remords. Elle s’était juste sentie soulagée qu’on la laissât en paix. Seule à seul avec son dernier automne, sa folie et ses cauchemars nocturnes…

Toc-toc-toc ! Toc-toc-toc !

Les coups retentirent à nouveau à la vitre, et Elisa se frotta les yeux pour chasser l’affreuse vision. Plus de calèche ni de cadavres pressant contre le carreau leurs faces avides.

Les ténèbres se dissipaient. Les contours des objets se dessinaient déjà, on discernait les aiguilles de l’horloge murale, qui venaient juste de passer cinq heures. Bientôt l’aube se lèverait et la peur, tel un animal nocturne, rentrerait dans sa tanière jusqu’au crépuscule suivant. A présent elle pouvait s’endormir sans crainte, elle le savait, on ne fait pas de cauchemar au matin.

Mais de nouveau un discret « toc-toc-toc » s’entendit.

Elle se redressa sur l’oreiller et comprit que son réveil n’était qu’un leurre. Elle continuait de dormir.

Elle rêvait qu’elle était étendue dans sa chambre d’hôtel encore plongée dans l’obscurité, elle regardait par la fenêtre, pour voir à nouveau se dessiner un visage de mort à la barbe rouge hirsute, un visage énorme et flou. Seigneur Dieu, prends pitié !

Elle se pinça, frotta encore une fois ses yeux collés de sommeil. Sa vue s’éclaircit. Ce n’était pas un rêve !

Un énorme bouquet de pivoines se balançait derrière les carreaux. Une main gantée de blanc le contourna et frappa trois coups : « toc-toc-toc ». Un visage apparut sur le côté, nullement cadavérique, mais au contraire bien vivant. Les lèvres surmontées d’une fine moustache en croc remuaient dans un murmure silencieux, les yeux s’écarquillaient, cherchant à scruter l’intérieur de la pièce.

Elisa reconnut un de ses admirateurs les plus persévérants : Vladimir Limbach, un hussard de la garde. Dans la cohorte des amateurs passionnés de théâtre se trouvaient bon nombre de jeunes officiers. A Saint-Pétersbourg, toute actrice, chanteuse ou ballerine un tant soit peu connue comptait forcément dans son entourage quelques-uns de ces jeunes gens bruyants et exaltés. Ils ovationnaient leur idole, lui lançaient des brassées de fleurs, et le jour de la représentation à bénéfice ou de la première dételaient les chevaux de sa calèche et promenaient eux-mêmes par les rues la maîtresse de leurs cśurs. Leur excès d’enthousiasme était flatteur et même utile, mais certains d’entre eux ne savaient pas où s’arrêter, et se permettaient de franchir la ligne séparant admiration et sollicitation.

Elisa eût-elle été dans un autre état d’esprit, peut-être eût-elle ri de l’entreprise de Limbach. Dieu sait comment il avait réussi à grimper sur la haute corniche du premier étage ! Cependant, à ce moment, elle fut prise de fureur. Le maudit roquet ! Il lui avait fait une peur bleue !

Elle bondit du lit et courut à la fenêtre. Le sous-lieutenant discerna dans la pénombre une silhouette blanche dévêtue et se colla avidement à la vitre. Sans penser que le gamin risquait de tomber et de se rompre le cou, Elisa tourna l’espagnolette et poussa les battants de la fenêtre, qui s’ouvrait vers l’extérieur.

Le bouquet vola par terre, tandis que Limbach, sous le choc, perdait l’équilibre, sans pour autant dégringoler dans le vide. Contredisant les lois de l’attraction terrestre, l’officier resta suspendu en l’air, oscillant et pivotant légèrement autour d’un axe.

L’énigme se trouva vite résolue : l’impudent personnage était descendu du toit, accroché à une corde nouée autour de sa ceinture.

— Divine ! prononça Limbach d’une voix oppressée. Laissez-moi entrer ! Je ne désire… que baiser le bas… de votre peignoir… avec vénération !

La colère d’Elisa s’évanouit brusquement, chassée par une terrible pensée. Si Gengis Khan avait vent de l’incident, le jeune idiot était condamné à mort !

Elle observa la rue de Tver, totalement déserte à cette heure de la nuit. Néanmoins, comment pouvait-on être sûr que le maudit maniaque ne se dissimulait pas quelque part sous un porche, ou derrière un réverbère ?

Sans un mot, Elisa referma la fenêtre et tira les rideaux. Entamer des tractations, formuler des prières ou des réprimandes n’eût fait qu’augmenter le risque.

Mais Limbach ne la laisserait pas en paix. Même dans sa propre chambre, la nuit, elle ne serait plus désormais à l’abri de ses manśuvres. Et le pire était que sa fenêtre donnait directement sur la rue… Pour la durée de sa tournée moscovite, l’Arche de Noé s’était installée au Louvre-Madrid, à l’angle de la rue Léontiev. Le Louvre était un hôtel chic dont la façade se dressait rue de Tver. C’était là que résidaient le directeur de la troupe, le jeune premier et la jeune première, dans des appartements dits « de luxe ». L’ensemble hôtelier comportait cependant une partie plus modeste, baptisée « le Madrid », qui donnait, quant à elle, sur la rue Léontiev, et où les autres membres de la troupe avaient pris leurs quartiers. Les compagnies de passage s’arrêtaient souvent dans ce double établissement, qu’on eût dit spécialement adapté à la hiérarchie théâtrale. Les comédiens à l’esprit railleur avaient surnommé le long couloir unissant le riche hôtel aux chambres de second ordre « les Pyrénées malaisées ».

Si la chose se reproduit, je devrai échanger ma chambre avec quelqu’un des Pyrénées, songea Elisa, un peu apaisée, et commençant même à sourire. Il lui était malgré tout difficile de rester indifférente face à pareille folie amoureuse. Il avait accouru de Saint-Pétersbourg, le vilain drôle. Sans doute en cachette de ses supérieurs. A présent il allait passer de longs jours en salle de police. Ce n’était pas le pire qui pouvait lui arriver…

1. Marfa Possadnitsa de Novgorod (1830) : drame en cinq actes et en vers de Mikhaïl Pétrovitch Pogodine (1800-1875).

2. Soupe à base de viande, de poisson ou de champignons et de différents ingrédients en saumure (concombre, chou, câpres, olives…).

Horreur

Après le scandale survenu à l’issue de la représentation de Pauvre Lisa, on avait tant parlé du théâtre, dans le monde et dans les journaux, que Stern avait changé ses plans, et renoncé à suspendre les spectacles. L’agiotage autour de l’Arche de Noé avait atteint une échelle inouïe : les spéculateurs revendait les billets non pas le triple, mais près du décuple de leur prix. Dans la salle, partout où c’était possible, et même dans les passages interdits, on installait des chaises supplémentaires. A chacune de ses entrées sur scène, Elisa sentait mille paires d’yeux braquées avidement sur elle, comme si les spectateurs attendaient que la jeune première fût victime de quelque accident incongru. Mais contrairement à son habitude, elle s’efforçait de ne pas regarder le public, craignant d’y repérer une flamme démente couvant sous des sourcils en broussaille…

On avait donné encore une fois chacune des pièces déjà montées : Pauvre Lisa, Les Trois Sśurs et Hamlet. Toutes avaient reçu un très bon accueil, mais Noé Noévitch restait insatisfait. Lors des séances d’analyse qui succédaient au spectacle, quand les comédiens buvaient le champagne, inscrivaient leurs remarques dans les Tables de la loi et s’adressaient piques et compliments, le metteur en scène se plaignait que la « tension diminuait ».

« Irréprochable mais fade ! s’exclamait-il. On se croirait chez Stanislavski ! Si nous continuons ainsi, nous allons perdre toute notre avance. Un théâtre sans bruit, sans provocation, sans scandale, ce n’est plus qu’une moitié de théâtre. Donnez-moi du scandale ! Donnez-moi la pulsation du sang ! »

L’avant-veille, lors de la représentation de Hamlet, le scandale avait malgré tout eu lieu, et cette fois encore Elisa en avait été l’objet. L’effet avait été moindre que le 5 septembre, cependant elle ne savait encore ce qui était le plus répugnant : voir surgir un serpent ou subir l’abjecte conduite d’un Emraldov !

Car si Elisa ne supportait plus du tout quelqu’un, c’était bien son principal partenaire. Un paon épris de lui-même, pontifiant, bête, mesquin et envieux ! Qui ne pouvait absolument pas admettre qu’elle fût indifférente à son charme mièvre et qu’elle eût plus de succès que lui auprès du public. Sans le troupeau de demoiselles hystériques dont les cris perçants électrisaient le reste des spectateurs, tous se fussent depuis longtemps rendu compte que le roi était nu ! Il était incapable de jouer correctement, et se contentait de lancer des regards farouches. Et il fallait encore qu’il s’évertuât, l’animal, à l’embrasser pour de vrai, sur la bouche. En y mettant la langue par-dessus le marché !

L’avant-veille, donc, il avait franchi toutes les bornes. Dans la scène où Hamlet s’emploie à faire sa cour à Ophélie, Emraldov avait joué le prince danois en grossier personnage aux manières obscènes, la serrant contre lui, lui écrasant la poitrine, puis provoquant l’effroi et l’enthousiasme de la salle en lui pinçant une fesse, d’un geste appuyé, comme l’eût fait un domestique avec une femme de chambre !

En coulisse, Elisa lui avait flanqué une gifle, mais l’autre s’était contenté de ricaner, tel un gros chat repu. Elle était certaine qu’au moment du bilan, après le spectacle, il serait le premier à en prendre pour son grade, mais Stern avait loué au contraire « sa trouvaille novatrice » et prédit que tous les journaux en parleraient le lendemain. Ils en avaient parlé en effet, et la feuille de chou La Vie pour un kopeck s’était même permis de glisser une allusion transparente aux « relations particulières » qu’entretenaient Mme Altaïrskaïa-Lointaine et « l’irrésistible » M. Emraldov, et d’insister sur « la passion africaine qui avait si spontanément fait irruption sur scène ».

Si les choses continuaient ainsi, Noé Noévitch, pour ne pas décevoir son public, se verrait contraint d’imaginer chaque fois de nouveaux tours, conformément à sa « théorie du sensationnel ». Irait-il jusqu’à lâcher des crocodiles au milieu de ses comédiens ? Ou bien à forcer ses actrices à jouer nues ? La Goupilova avait déjà proposé, dans Les Trois Sśurs, de paraître sur scène en déshabillé, pour souligner, selon elle, quelle souillon dévergondée Natalia était devenue une fois installée dans la demeure des Prozorov. Mais qui aurait envie de contempler les squelettiques appas de Xantippa Pétrovna ?

Les répétitions de La Cerisaie allaient bon train : elles avaient lieu chaque matin à partir de onze heures. Mais le spectacle bizarrement peinait à prendre tournure. Y avait-il tant matière à sensationnel dans la pièce, même traitée de manière inédite ? Noé Noévitch lui-même semblait déjà avoir conscience de s’être fourvoyé, mais refusait de reconnaître son erreur. Et c’était bien dommage. Elisa aurait tant aimé interpréter quelque chose de piquant, de raffiné, qui sortît de l’ordinaire. Le rôle de jeune ingénue de dix-sept ans écrit par Tchekhov ne lui plaisait pas du tout. Il était ennuyeux, sans épaisseur, il n’y avait presque rien à jouer. Mais la discipline est la discipline.

A onze heures moins le quart, elle montait dans l’auto. Jeune premier et jeune première avaient droit par statut à une voiture ouverte, les autres étaient remboursés de leurs frais de déplacement en fiacre, mais ce jour-là, Dieu merci, Elisa fit le trajet seule. Emraldov n’avait pas passé la nuit à l’hôtel, comme cela lui arrivait souvent.

Elisa remonta la rue de Tver, retenant son chapeau à large bord, orné d’une plume d’autruche. On la reconnaissait, et des cris enthousiastes s’élevaient sur son passage, tandis qu’en retour le chauffeur donnait du klaxon pour remercier les badauds. Elisa aimait ces excursions en voiture, qui l’aidaient à se charger d’énergie créatrice avant la répétition.

Chaque acteur avait son truc, sa petite ruse personnelle lui permettant d’entrer dans l’état magique du Jeu. La Goupilova, par exemple, se querellait systématiquement avec quelqu’un, afin de s’élever au degré de nervosité nécessaire. La Réginina lambinait exprès pour arriver en retard et essuyer la colère du metteur en scène. La pulpeuse Abrikossova se collait des claques sur les joues (Elisa l’avait vue faire plusieurs fois). Lev Spiridonovitch Rézonovski, tout le monde le savait, vidait un flacon. Quant à Elisa, elle avait besoin d’une brève promenade en voiture, de la caresse du vent et des acclamations des passants, ou bien, autre plaisir, de marcher dans la rue d’un pas aérien, et qu’on la reconnût et qu’on se retournât en la voyant.

Rouge pivoine, toute vibrante intérieurement, elle grimpa l’escalier quatre à quatre, se débarrassa de sa cape, ôta son chapeau et se regarda brièvement dans le miroir (elle était un peu pâle, mais cela lui allait bien), et à la minute près, à onze heures tapantes, entra dans la salle. Tous, hormis Emraldov et la Réginina, étaient déjà assis devant la scène, au premier rang. Stern se tenait en haut, montre à la main, prêt à exploser. Novimski piétinait derrière lui, gagné par son impatience.

— Je ne comprends pas comment on peut témoigner autant d’irrespect à ses collègues et, pour tout dire, à l’art, commença la Goupilova d’une voix mielleuse.

Méfistov renchérit :

— Est-ce qu’ils seraient arrivés en retard également à la véritable arche de Noé ? La personne qui prétend au statut de principal acteur de la troupe paraît nous tenir tous pour de la vulgaire valetaille. Y compris le metteur en scène. Nous devons tous attendre que monsieur daigne avoir achevé son déjeuner ! Et les éternels retards de Mme Réginina ! On entre dans le personnage, on se prépare, on s’accorde à son rôle, et au lieu de cela…

A cet instant, comme à l’habitude, Vassilissa Prokofievna déboula dans la salle, la face écarlate, en lançant :

— Je ne suis pas en retard ?

— Ha ha ha ! fit la Goupilova.

Stern porta les mains à ses tempes, tandis que Novimski hochait la tête d’un air réprobateur. On aurait pu à présent commencer, mais Emraldov ne se montrait toujours pas. Cela ne lui ressemblait guère. Il pouvait passer la nuit avec n’importe qui, Hippolyte arrivait toujours à l’heure aux répétitions, même s’il ne tenait qu’à peine sur ses jambes sous l’effet de la gueule de bois.

— Il faudrait que quelqu’un aille voir à la loge de maquillage. Sans doute notre apollon est-il si bouffi qu’il n’arrive pas à poudrer les poches sous ses yeux, suggéra Rézonovski.

— Allez-y donc vous-même. Il n’y a pas de domestiques ici, lui rétorqua son ex-épouse avec mépris.

— Comment ça, « il n’y a pas de domestiques » ? plaisanta Labiline. Et moi alors ?

Cependant il se garda bien de quitter sa place. Finalement ce fut, bien entendu, le toujours serviable Vassia Innokentov qui se chargea de la corvée.

Quel ennui, songea Elisa, en réprimant un bâillement. Méfistov a raison : ça vous ferait perdre toute envie de jouer.

Elle tira un petit miroir de son sac à main et entreprit de travailler la mimique de son personnage : joie innocente, émotion touchante, attendrissement, légère frayeur. Le tout très « jeune fille », tendre, dans les tons pastel.

Stern était en train de sermonner Novimski on ne savait à quel propos, Kostia Labiline plaisantait avec Sérafima, la Goupilova se chicanait avec Vassilissa Prokofievna sur un ton hystérique.

— Messieurs… Noé Noévitch !

Vassia se tenait au fond de la scène, pâle comme un mort. Sa voix était chevrotante, presque étranglée. Tous se tournèrent vers lui dans un silence soudain.

— Vous avez trouvé Emraldov ? demanda Stern d’un air sévère.

— Oui…

Les lèvres d’Innokentov s’étaient mises à trembler.

— Eh bien alors, où est-il ?

— Chez lui, dans sa loge… Je crois qu’il est… mort.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Noé Noévitch se précipita dans les coulisses. Les autres le suivirent. Le miroir tressautait dans les mains d’Elisa. A cet instant, elle avait l’esprit vide, elle était simplement sous le choc. Elle se pressa de rejoindre le reste de la troupe.

Tous étaient effarés, confus, désemparés. Bien qu’au premier coup d’śil il fût évident qu’Hippolyte était bel et bien mort (il gisait sur le plancher, étendu sur le dos, une main en l’air, les doigts crispés), on tenta de le relever, de lui souffler dans la bouche, tandis que quelqu’un criait : « Un médecin ! Un médecin ! »

Enfin Noé Noévitch intervint :

— Allons donc, vous ne voyez pas ? lança-t-il. Il est déjà raide. Eloignez-vous, tous ! Novimski, téléphonez à la police. Ils doivent avoir leur propre médecin… Comment dit-on déjà… un expert médical.

Elisa, bien sûr, fondit en larmes. Elle était désespérée de voir Emraldov, de son vivant si incroyablement beau, à présent affalé sur le sol, le visage contracté, sa jambe de pantalon retroussée, sans qu’il s’en souciât désormais le moins du monde.

Ils restèrent là, massés sur le seuil, en attendant les policiers. La Réginina récitait des prières avec sentiment, Abrikossova sanglotait, Méfistov et Goupilova conféraient à voix basse, se demandant avec qui le défunt avait pu passer la nuit. Rézonovski soupirait :

— Il a fini de faire la noce, et de boire plus que de raison, le malheureux jouisseur. Je l’avais pourtant prévenu.

Incapable de rester inactif, Novimski tenta de remettre de l’ordre : il redressa la chaise renversée et ramassa une coupe d’étain qui traînait par terre (un accessoire qui servait dans Hamlet).

— Où allons-nous dégoter maintenant un Lopakhine ? s’enquit Noé Noévitch sans qu’on comprît à qui il s’adressait.

Enfin un fonctionnaire de la police arriva, escorté d’un médecin. Il demanda à tous de sortir et ferma les portes de la loge. L’examen du corps dura un long moment. Les hommes, à l’exception de Stern, se rendirent au buffet pour boire à la mémoire du défunt. Un premier reporter se présenta, qui avait eu vent, on ne sait comment, de la tragédie. Puis un deuxième, et un troisième. Suivis bientôt par des photographes.

Elisa se retira aussitôt chez elle (comme Emraldov, elle disposait par contrat d’une loge personnelle). Elle s’assit devant le miroir pour réfléchir à la toilette qu’elle porterait pour accompagner le cercueil. Les funérailles en effet n’auraient pas lieu sur place, mais à Saint-Pétersbourg. Hippolyte avait une épouse qui haïssait le théâtre et tout ce qui s’y rapportait. A présent, son mari volage allait enfin lui revenir, et elle le ferait inhumer comme elle le jugerait bon.

Elle passa un instant à composer sur son visage différentes nuances d’affliction.

Puis du bruit s’éleva dans le couloir, on entendit des pas, des voix alarmées, quelqu’un même poussa un cri. Elisa comprit que la police en avait terminé et qu’il était temps de sortir affronter la presse. Elle se leva et jeta sur ses épaules le boa de plumes des Trois Sśurs, dont la forme et la couleur convenaient parfaitement au deuil. Son front et ses joues étaient pâles, sans qu’elle eût usé d’artifice. Et ses yeux, au souvenir du pauvre Hippolyte, s’emplirent dans l’instant de larmes. Ils brilleraient sur les photographies. Quel désastre, quelle horreur, se dit Elisa, pour se remettre dans la note.

Mais l’horreur était encore à venir. Elle commença quand le visage taché de son de Zoïa Linotova parut dans l’encadrement de la porte.

— Vous imaginez, Elisa ? Le médecin prétend qu’Emraldov s’est empoisonné. Certainement à cause d’un amour malheureux ! Eh bien, qui aurait pu attendre ça de lui ! Les reporters sont comme fous !

Sur quoi elle fila propager plus loin l’ahurissante nouvelle.

Elisa, quant à elle, songea à l’entrepreneur Fourchtatski. Ainsi qu’à un autre fait, qui venait juste de lui revenir à l’esprit, à l’instant même.

Quand Hamlet-Emraldov avait pincé la fesse d’Ophélie, provoquant dans la salle exclamations indignées et rires gras, Elisa avait remarqué dans son champ de vision latéral un homme vêtu d’un frac noir qui se levait brusquement et gagnait la sortie. Elle était alors sous le choc, abasourdie, et n’avait pas cherché à le suivre des yeux, mais à présent la scène se redessinait devant elle comme sur une photographie. Son regard possédait une faculté essentielle pour une actrice : celle de retenir les menus détails.

L’homme qui avait quitté la salle avait des épaules carrées, un pas nerveux, une calvitie étincelante. C’était Gengis Khan, c’était lui à coup sûr, à présent elle en était certaine.

Etouffant un cri, Elisa se cramponna à la table pour ne pas tomber. En vain. Ses jambes se dérobèrent sous elle comme si elles étaient soudain de chiffon.

Ce fut Noé Noévitch qui présida en personne à la cérémonie d’adieu, triste événement qu’il s’appliqua à mettre en scène comme il l’eût fait d’une pièce de théâtre.

Le spectacle qui en résulta fut impressionnant. Le cercueil franchit les grandes portes du théâtre, comme il se doit, sous les applaudissements et les cris stridents de tout un chśur de pleureuses inconsolables, admiratrices désormais orphelines du jeune premier. La place débordait de monde. La procession se mit en marche, traversant la moitié de la ville pour atteindre la gare Nikolaïev, située à une verste de là.

Elisa marchait juste derrière le corbillard, la tête obstinément baissée. Elle était couverte d’un voile qu’elle relevait de temps à autre pour essuyer ses larmes.

L’état de peur panique qui s’était emparé d’elle dès le moment qu’elle avait deviné la vraie cause de la mort d’Hippolyte l’avait abandonnée pour un temps. Elisa sentait les regards posés sur elle et était tout entière dans son personnage. Le défunt, revêtu d’un costume de Cyrano (son rôle le plus célèbre), auquel seul manquait le faux nez, était transporté dans un cercueil ouvert, et il n’était guère difficile de s’imaginer en Roxane accompagnant dans son dernier voyage le héros prématurément disparu.

Avant le départ du train, Stern prononça un discours magnifique qui tira des sanglots à toutes les femmes présentes dans la foule, plongeant même certaines dans de véritables crises d’hystérie.

— Un grand acteur s’en va, un homme chargé d’énigmes, qui emporte avec lui le mystère de sa mort. Adieu, l’ami ! Adieu, toi, le plus talentueux de mes disciples ! Oh, dans quelle scintillante lumière tu vécus ! Oh, dans quelles ténèbres aujourd’hui tu t’en vas ! Mais à travers la nuit, tu quittes ce monde pour un autre monde encore plus radieux !

Elisa, en tant que partenaire du défunt, aurait dû également se fendre de quelques paroles de circonstance, mais après les exploits oratoires de Stern, elle craignait de paraître ridicule, aussi porta-t-elle la main à sa gorge, comme si une boule de chagrin l’étouffait, qu’elle était incapable de ravaler. Elle baissa la tête et, toujours silencieuse, se contenta de laisser tomber un lis blanc dans le cercueil.

Le tout lui parut assez réussi. Quel avantage offre le voile ! On peut à travers observer les visages sans que personne s’en rende compte. Elisa ne s’en privait pas. Oh, comme on la regardait ! Avec des larmes dans les yeux, avec admiration, avec vénération !

Soudain son attention fut attirée par une main levée, gantée de blanc. La main se referma, serrant le poing, puis tournant le pouce vers le bas, en ce geste par lequel on condamnait à mort le gladiateur vaincu. Elisa tressaillit, son regard passa du gant au visage de son propriétaire, et tout lui parut s’envelopper de brouillard. C’était lui, Gengis Khan ! Triomphant, découvrant ses dents en un rictus vengeur.

Pour la seconde fois de la journée, elle perdit connaissance. Ses nerfs étaient tendus à craquer.

Durant le trajet du retour, entre la gare et le théâtre, Noé Noévitch la morigéna longuement, le tonnerre de sa voix couvrant le vacarme du moteur :

— La scène avec le lis était formidable, je ne le discute pas. Mais aller s’évanouir, c’est pousser un peu loin le bouchon ! Et puis, pourquoi tomber de manière si vulgaire, si inélégante ? Le bruit du choc de votre nuque contre l’asphalte s’est entendu à dix pas ! Depuis quand êtes-vous adepte de l’école naturaliste ?

Elisa ne répondit pas, peinant encore à reprendre ses esprits. Stern pouvait bien penser ce qu’il voulait. Sa vie, de toute manière, était finie…

Ils ne se rendaient pas au théâtre pour célébrer un repas funéraire. C’eût été indigne, petit-bourgeois. Le metteur en scène avait déclaré : « La meilleure manière d’honorer la mémoire d’un acteur, c’est de poursuivre le travail sur son dernier spectacle », et avait fixé une réunion extraordinaire pour redistribuer les rôles. La troupe avait chaleureusement accueilli la proposition. Depuis la veille, tous s’interrogeaient : qui donc allait jouer à présent Eraste, Verchinine, Hamlet et Lopakhine ?

Devant les comédiens, Noé Noévitch prononça un discours d’une tout autre teneur qu’au cimetière.

— C’était un acteur passable, mais il nous a fait une belle mort. On peut dire qu’il s’est sacrifié sur l’autel de notre cher théâtre, ajouta-t-il d’une voix émue pour aussitôt adopter un ton purement pratique, sans plus paraître très affligé : Grâce à Hippolyte, on parle de nous dans tous les journaux, dans tous les salons. En conséquence, je vous propose une manśuvre audacieuse. Nous annonçons un deuil d’un mois. Nous ne remplaçons pas Emraldov dans les pièces du répertoire. Pour ainsi dire, nous concéderons des pertes en hommage à la mémoire d’un grand artiste. Nous abandonnons Les Trois Sśurs, Lisa et Hamlet.

— Grandiose, maître ! s’exclama Novimski. Noble geste !

— La noblesse n’a rien à voir là-dedans. Le public a déjà vu notre répertoire. Sans Emraldov et ses admiratrices hystériques, les spectacles perdront la moitié de leur potentiel électrique. Baisser le prix des places serait une erreur, cependant je ne saurais souffrir des fauteuils vides dans la salle. Par conséquent, mes amis, nous nous concentrerons désormais sur les répétitions de La Cerisaie. Je vous demande à tous d’être sur place à onze heures. Et de veiller à ne pas être en retard, Vassilissa Prokofievna, autrement je vous mettrai à l’amende, comme prévu par le contrat.

— Vous voudriez tout convertir en argent ! Vous êtes un marchand du temple, voilà ce que vous êtes !

— Dans un temple, Vassilissa Prokofievna, on n’achète pas de billets, riposta Stern. Et les chantres ne touchent pas trois cents roubles par mois, quel que soit le nombre de messes, autant dire de spectacles, qu’ils ont servies.

La Réginina lui tourna le dos, trop fière pour s’abaisser à lui répondre.

— Pour entretenir l’intérêt du public et compléter nos finances, nous organiserons plusieurs concerts en hommage à Emraldov. Pour le premier, la salle sera remplie par ses admiratrices venues tout spécialement de Saint-Pétersbourg. Le suicide est à la mode en ce moment. Avec un peu de chance, une idiote mettra fin à ses jours pour imiter son idole. Nous honorerons sa mémoire par un concert spécial.

— Mais c’est affreux ! murmura Innokentov. Comment peut-on se livrer à de tels calculs ?

— Quel cynisme monstrueux ! renchérit tout haut la mère noble, que la menace d’être mise à l’amende avait outragée.

Mais Elisa pensa : Stern n’est pas un cynique, pour lui la vie est impensable sans théâtre, et le théâtre impensable sans effet. La vie est un décor, la mort est un décor. Il est comme moi : il aimerait mourir sur scène sous les applaudissements et les sanglots du public.

— Tout cela est merveilleux, intervint Rézonovski d’une voix grave et posée, mais à qui avez-vous l’intention de confier le rôle de Lopakhine ?

La réponse du metteur en scène était déjà prête :

— Je vais chercher quelqu’un ailleurs. Peut-être parviendrai-je à décider Lionia Leonidov1 à collaborer un temps avec nous, par solidarité dans notre malheur. Il connaît bien le rôle, en modifier l’interprétation, pour un acteur de son envergure, c’est un jeu d’enfant. Et pour la période des répétitions, je prendrai Novimski. Vous savez déjà le texte, Georges, n’est-ce pas ?

L’assistant hocha la tête avec empressement.

— Voilà qui est parfait. Je me chargerai moi-même de Siméonov-Pichtchik et du passant. Quant au chef de gare, on peut fort bien l’éliminer : chez Tchekhov, il ne prononce pas un mot. Nous allons commencer maintenant. Je vous demande à tous d’ouvrir vos dossiers.

A cet instant la porte (la réunion avait lieu au foyer des artistes) grinça.

— Qui est-ce encore ? demanda Noé Noévitch, irrité, ne supportant pas que des personnes étrangères à la troupe se manifestent durant les répétitions ou les assemblées. Ah ! C’est vous, monsieur Fandorine !

Le visage émacié du metteur en scène changea dans l’instant d’expression, pour s’éclairer d’un sourire des plus charmants.

— Je ne m’attendais pas…

Tout le monde se retourna.

Dans l’embrasure de la porte, tenant dans ses mains un haut-de-forme anglais, gris à carre peu élevée, se tenait le postulant à l’emploi de dramaturge.

1. Leonid Mironovitch Leonidov (1873-1941), un des acteurs préférés de Stanislavski. En 1911, il jouait au Théâtre d’art de Moscou.

La théorie de la rupture

— Noé Noévitch, on m’a dit au t-téléphone que vous étiez ici, dit-il avec un léger bégaiement. Je vous présente toutes mes condoléances et vous demande pardon de vous déranger en ce t-triste jour, mais…

— Vous avez des nouvelles pour moi ? demanda le metteur en scène, s’animant. Entrez donc, entrez !

— Oui… Enfin, non. Pas dans ce sens, mais dans un autre assez in-nattendu…

Le nouvel arrivant serrait sous son bras une serviette de cuir. Il adressa un salut discret au reste des personnes présentes.

Elisa hocha la tête avec froideur puis se détourna en pensant : Quelle maladresse pour feindre l’embarras ! Je doute qu’il connaisse ce sentiment. Hier, il ne paraissait pas gêné le moins du monde, dans une situation autrement plus embarrassante.

La veille, Elisa était en proie à une agitation extrême. Elle sanglotait, secouée de frissons nerveux, se trouvait incapable de rester en place. Puis tard dans la soirée, prise d’une impulsion soudaine, elle avait filé au théâtre, un énorme bouquet de roses noires dans les bras. Elle voulait, en signe d’hommage et de repentir, déposer les fleurs à l’endroit où était mort l’homme qu’elle avait tant détesté et dont elle avait, sans le vouloir, causé la perte.

Elle avait ouvert elle-même la porte de l’entrée de service. Selon la théorie de Noé Noévitch, le théâtre ne devait pas être la seconde maison du comédien, mais la première, aussi chaque membre de la troupe possédait-il sa propre clef. Le gardien de nuit n’était pas à son poste, mais Elisa n’y accorda pas d’importance. Elle monta à l’étage des loges et suivit le long couloir plongé dans la pénombre, le nez dans le parfum des roses. Elle tourna au coin… et s’immobilisa.

La porte d’Emraldov était grande ouverte. De la lumière brillait à l’intérieur, et il s’en échappait un bruit de conversation.

— Vous êtes certain qu’il est resté ici une fois tout le monde p-parti ? demanda quelqu’un.

Elisa eut l’impression d’avoir déjà entendu ce bégaiement.

Le gardien répondit :

— Et quoi, j’irais raconter des craques peut-être ? Avant-hier, on donnait Hamlet, prince du Danemark, une pièce sentimentale. Après la représentation, ces messieurs et dames ont bu, ont un peu chahuté. Bon, c’est toujours comme ça. Puis chacun est rentré chez soi. Mais M. Emraldov, lui, s’en est point allé. Je suis passé jeter un coup d’śil, pensant qu’il avait encore oublié d’éteindre. Mais il m’a dit : « Tu peux te retirer, Antip, j’attends une visite. » Il était gai, il chantait je ne sais quoi. Il avait déjà quitté le costume réglementaire, vous savez, ces sortes de culottes, avec des poches aux genoux, le chapeau à plume, le sabre. Mais il avait trimballé dans sa loge les coupes avec quoi ils trinquent au banquet. De beaux objets, avec des aigles.

— Oui, oui, vous en avez déjà p-parlé. Et alors, quelqu’un est venu le voir ?

— Je vais pas mentir. J’ai point vu.

Indignée, Elisa se campa sur le seuil sans un mot.

Ça alors ! Pourtant, à leur première rencontre, ce M. Eraste Ivanovitch, non, Eraste Pétrovitch… comment déjà ?… un nom de famille un peu bizarre… avait produit sur elle une excellente impression. Bel homme, du bon âge quand on appartient au sexe fort, quelque chose comme quarante-cinq ans, conjugaison heureuse d’un visage plein de fraîcheur et d’une noble chevelure blanche. Seul défaut, il n’avait guère de goût pour s’habiller : beaucoup trop élégant, et puis quel homme sensé épinglait aujourd’hui une perle à sa cravate ? Mais son maintien était irréprochable. On voyait tout de suite qu’il appartenait à la bonne société. Il aurait même pu l’intéresser, sans doute, s’il eût exercé une activité qui valût quelque chose. Mais dramaturge… c’était d’un tel ennui, c’était bon pour un Bachmatchkine1. Certes il s’était qualifié lui-même de « voyageur ». Mais c’était plutôt quelque théâtreux fanatique, quelque mondain désśuvré brûlant de s’introduire dans le monde du théâtre. Ce genre d’individu n’était pas rare. Au Théâtre d’art, par exemple, il y avait un ancien général qui jouait les troisièmes rôles tout à fait bénévolement.

— Je n’aurais pas cru, monsieur, que vous comptiez au nombre des curieux, lâcha Elisa avec mépris quand enfin il s’aperçut de sa présence.

Dès que la nouvelle de la mort tragique d’Hippolyte Emraldov s’était répandue, le bâtiment du théâtre s’était trouvé littéralement assailli : reporters, admiratrices inconsolables, amateurs de scandale, tous cherchaient à y pénétrer, allant presque jusqu’à se faufiler par les fenêtres. Mais le « voyageur », visiblement, s’était montré plus subtil : il s’était présenté à une heure tardive, une fois la foule dispersée, et avait soudoyé le gardien de nuit.

— Oui, madame, il y a là bien des éléments curieux, en effet, répondit Fandorine (ah ! voilà quel était son nom) avec une identique froideur et, qui plus est, sans trahir la moindre confusion.

— Je vous demanderai de partir. Les étrangers au théâtre n’ont rien à faire ici. C’est indécent à la fin !

— Très bien, je m’en vais. Au reste, j’ai déjà tout vu.

Et prenant congé, il la salua d’un léger signe de tête, presque désinvolte, puis dit à Antip :

— Mme Lointaine a entièrement raison. Fermez la porte à clef et ne laissez plus personne entrer ici. Au revoir, madame.

— Au revoir ? répliqua-t-elle d’un ton hostile. Vous avez donc toujours l’intention de vous employer chez nous comme dramaturge ?

— Non, j’ai changé d’idée. Mais nous nous reverrons bientôt.

Et en effet ils s’étaient revus.

— J’aimerais échanger quelques mots en t-tête à tête, dit le majestueux sieur Fandorine au metteur en scène, en singeant l’émotion avec toujours aussi peu de talent.

Quand on avait de tels yeux de glace, comment pouvait-on savoir ce qu’était l’émotion !

— Mais je puis attendre que vous ayez terminé…

— Non, non, en aucun cas. Nous allons parler tout de suite, et en tête à tête, très certainement.

Stern prit le voyageur par le bras et l’entraîna hors de la pièce.

— Occupez-vous tout seuls. Je reviens dans un instant. Familiarisez-vous avec le nouveau Lopakhine. Que chacun dresse une esquisse de ses rapports psychologiques avec le personnage… Veuillez me suivre dans mon bureau, Eraste… euh… Pétrovitch.

Cependant « l’instant » sternien s’éternisa. Elisa n’avait guère de raison de se familiariser avec le nouveau Lopakhine : d’abord, son Ania, d’après la pièce, n’avait presque aucun contact avec le fils de paysan ; ensuite, Lopakhine serait joué dans le spectacle par Leonidov ou un autre de même talent, et en tout cas pas par Novimski, si adorable fût-il.

Le pauvret trottait de l’un à l’autre, le dossier d’Emraldov serré contre sa poitrine, mais personne ne souhaitait « bâtir des relations psychologiques » avec lui.

S’enveloppant dans son châle, la jeune femme s’assit et prêta une oreille distraite aux conversations.

Anton Ivanovitch Méfistov formula plusieurs perfides hypothèses quant à « l’imposante chevelure blanche » du dramaturge, puis s’enquit auprès de Rézonovski, à titre de « spécialiste des têtes chenues », de la quantité de bleu nécessaire pour entretenir une si noble blancheur capillaire. Le flegmatique Lev Spiridonovitch ne céda pas à la provocation :

— Vous n’aimez pas la beauté chez les hommes, tout le monde le sait. Laissez tomber, mon cher Anton Ivanovitch, l’important chez un homme, ce n’est pas sa jolie gueule, c’est son calibre, dit-il d’un ton débonnaire.

— Ecoutez-le, comme il est sage et généreux ! murmura la Réginina à propos de son ancien mari, en même temps qu’elle s’installait à côté d’Elisa. Je ne comprends pas comment j’ai pu vivre avec cet individu pendant sept années entières ! Calculateur, rancunier, il n’oublie rien ! Il joue les agneaux innocents, puis il vous poignarde dans le dos, tel un serpent venimeux.

Elisa hocha la tête. Elle-même n’aimait guère les gens raisonnables, ni dans la vie ni sur la scène. Face à Rézonovski, elle était toujours l’alliée de Vassilissa Prokofievna. Seule de toute la troupe, Elisa savait pourquoi la mère noble haïssait le raisonneur, et ce qu’elle ne pouvait lui pardonner.

Un jour, en mal de confidences, la Réginina lui avait raconté une histoire à vous dresser tout bonnement les cheveux sur la tête. Les maris trompés se révèlent parfois monstrueusement vindicatifs !

A l’époque où cette histoire s’était produite, Vassilissa Prokofievna jouait encore les jeunes premières. Elle et Lev Spiridonovitch étaient membres de la troupe d’un théâtre impérial de grand renom. La Réginina jouait Marguerite dans La Dame aux camélias – une adaptation scénique du roman de Dumas fils extrêmement réussie, où le rôle de la noble courtisane avait été écrit avec une puissance pénétrante.

« Quand je mourais, toute la salle était en larmes et se mouchait, se rappelait la comédienne, qui, elle-même profondément émue par ce souvenir, tendait la main vers un mouchoir. Comme vous le savez, ma petite Elisa, on considère généralement que la meilleure interprète de Marguerite fut Sarah Bernhardt, mais, croyez-le ou non, je la jouais encore mieux ! Tous les étrangers qui me voyaient étaient littéralement fous d’enthousiasme. On a parlé du spectacle dans les journaux européens. Vous ne vous rappelez pas, vous étiez encore une enfant… Et qu’est-il arrivé à votre avis ? Le bruit provoqué par ma Marguerite est parvenu jusqu’à Elle en personne. Oui, oui, jusqu’à la grande Sarah ! Et la voilà qui débarque à Saint-Pétersbourg. Pour une tournée, soi-disant, mais moi, je le sais bien : elle n’est là que pour me voir. Le grand jour arrive. On me dit : Elle est dans la salle ! Mon Dieu, que vais-je devenir ? Ce jour-là le souverain et la souveraine étaient présents, mais les connaisseurs, bien sûr, ne regardaient que la loge occupée par Sarah Bernhardt. Quel serait son verdict, allait-elle apprécier ? Ah, comme j’ai joué ! Et toujours crescendo et crescendo. On m’a raconté ensuite que la grande Sarah était clouée à son siège, plus morte que vive, consumée de jalousie. Mais voilà que l’histoire atteint son point culminant. C’est la scène avec Armand, je suis à l’agonie. Armand était joué par Lev Spiridonovitch, lui non plus n’était pas mal du tout dans ce rôle. Tout le monde disait que nous formions un couple ravissant. Mais là nous avions eu une terrible dispute, juste avant le spectacle. Le sort avait voulu que, dans un instant de faiblesse – la tête m’avait tourné –, je cède aux avances de Zvezditch, le second amoureux, et quelqu’un était allé le rapporter à mon mari – bon, vous savez comment ça se passe chez nous. D’accord, j’étais coupable. Mais alors qu’on me frappe, qu’on lacère à coups de ciseaux ma robe préférée, qu’on me trompe avec une autre pour se venger ! Or qu’a fait mon mari ? Je prononce ma réplique finale : « Mon ami, tout ce que je te demande, c’est de me pleurer un peu. » Et tout à coup… Imaginez : Armand s’était collé de magnifiques sourcils bien épais. Eh bien, deux jets d’eau soudain en jaillissent ! Ce misérable avait dissimulé, je ne sais comment, sous son maquillage un dispositif d’arrosage, comme en utilisent les clowns ! Toute la salle était tordue de rire. Le tsar riait, et la tsarine riait. Sarah Bernhardt a failli en avoir une attaque… Et le pire, c’est qu’ayant rendu le dernier soupir je gisais là immobile, toute brisée, sans rien comprendre à ce qui se passait. Ensuite, c’est vrai, les critiques ont écrit que c’était une révolution dans l’interprétation de la pièce, que c’était une trouvaille géniale qui soulignait le caractère tragicomique de la vie et la distance infime séparant mélodrame et bouffonnade. Mais peu importe ! Il a dérobé et piétiné l’instant le plus crucial de mon existence ! Depuis ce jour, cet homme pour moi est mort.

— C’est affreux, affreux, avait murmuré Elisa. En effet, on ne peut pardonner une chose pareille. »

Un acteur ne saurait commettre de plus ignoble crime à l’encontre d’un camarade de scène. D’un homme capable d’une telle cruauté, on pouvait s’attendre à tout.

Ce n’était évidemment pas un hasard si le perfide Noé Noévitch avait réuni les époux divorcés dans la même troupe. Conformément à sa « théorie de la rupture », les relations à l’intérieur de la troupe devaient constamment bouillonner à la limite de l’éruption. L’envie, la jalousie, et même la haine… tous les sentiments violents, quels qu’ils fussent, créaient un capital d’énergie productif qui, ajouté à une habile direction de la part du metteur en scène et à une judicieuse distribution des rôles, influait sur le jeu de l’acteur et lui conférait une vivacité inimitable.

— Vous savez, ma petite Elisa, poursuivait la Réginina, toujours murmurant, contrairement aux autres, je ne jalouse nullement votre succès. Ah ! autrefois je faisais se consumer toute une salle de passion. Bien sûr, mon emploi actuel a également ses charmes. Mais je vais vous le dire honnêtement, en toute amitié, ce dont il est difficile de se passer, c’est d’admirateurs. Tant qu’on joue les héroïnes, on est excédée par les adorateurs obstinés qui vous poursuivent en tout lieu comme une meute de chiens en rut, si vous me pardonnez l’expression. Mais ils nous manquent ensuite ! Oh, vous apprendrez plus tard qu’avec l’âge les sentiments – et la sensualité, la sensualité ! –, loin de s’émousser, ne font que s’aiguiser encore. Que votre Chérubin en uniforme de hussard est frais et mignon ! Je parle de ce petit Volodia Limbach. Vous devriez m’en faire cadeau, ce ne serait pas une grosse perte pour vous !

Bien que ce fût dit sur le ton de la plaisanterie, Elisa fronça les sourcils. Ainsi, les langues allaient déjà bon train ? Quelqu’un aurait-il vu le gosse chercher à forcer la fenêtre de sa chambre ? Quel malheur !

— Il ne m’appartient pas. Prenez-le, avec son sabre, ses éperons et tout son saint-frusquin ! Excusez-moi, Vassilissa Prokofievna, mais je vais répéter mon rôle. Autrement, quand Stern va revenir, nous aurons droit à ses jurons.

Elle changea de place et ouvrit son dossier, mais à cet instant Sérafima Abrikossova vint s’asseoir à côté d’elle et se mit à bavarder :

— Kostia Labiline vient de partir en courant. Je file au Madrid, a-t-il dit. Il paraît qu’il a oublié son texte là-bas. Il ment, c’est sûr. Il ment tout le temps, on ne peut jamais le croire. Et vous, ce matin, où étiez-vous allée ? J’ai frappé à votre porte, mais vous n’étiez pas là. Je voulais vous emprunter votre agrafe en strass pour mon chapeau, elle est adorable, et de toute façon vous ne la portez pas. Alors, où étiez-vous ?

Pleine de joie de vivre, limpide, parfaitement terre à terre, sans nul artifice ni ambiguïté, Sérafima agissait de manière bienfaisante sur les nerfs mis à vif d’Elisa. Il est rare au théâtre que deux actrices n’entrent pas en rivalité l’une avec l’autre, pourtant rien de tel n’existait entre elles deux. Abrikossova, avec le bon sens qui lui était coutumier, expliquait le phénomène de manière simple :

« Vous êtes attirante pour un certain type d’hommes, et moi pour un autre, lui avait-elle dit un jour. Les rôles tristes vous réussissent bien, et moi les gais. Nous n’avons rien à partager ni sur la scène ni dans la vie. Certes, vous êtes mieux payée, en revanche je suis plus jeune. »

Sérafima – Simotchka pour ses amis – était plaisante, spontanée, un peu trop intéressée peut-être par l’argent, les chiffons et les babioles, mais à son âge c’était compréhensible autant qu’excusable.

Elisa passa un bras autour de ses épaules.

— J’étais sortie faire un tour. Je me suis réveillée tôt. Je n’arrivais pas à dormir.

— Faire un tour ? Seule ? Ou bien avec quelqu’un ? demanda Sérafima d’un ton animé.

Elle adorait les secrets amoureux, les histoires de cśur et les détails piquants de toute sorte.

— Ne lui racontez rien, ma chère Elisa, intervint Xantippa Goupilova qui venait de s’approcher.

Cette femme était incapable d’observer deux personnes en train de bavarder gaiement entre amis, sans venir y mettre son grain de sel.

— N’avez-vous pas remarqué que notre soubrette passait son temps à vous surveiller et à vous tirer les vers du nez ? Tout à l’heure quand vous vous êtes éloignée, elle est venue fourrer son nez dans votre calepin.

— Qu’est-ce que vous racontez ? s’emporta Sérafima.

Ses yeux couleur de bleuet s’étaient dans l’instant emplis de larmes.

— Comment n’avez-vous pas honte ? Je lui ai seulement emprunté son crayon. J’avais besoin de noter une remarque sur mon rôle, et le mien s’était cassé !

— C’est vous qui espionnez constamment tout le monde, dit Elisa à la scélérate d’une voix courroucée. Qui plus est, vous n’avez même pas entendu de quoi nous parlions, et malgré tout vous vous en mêlez.

La Goupilova n’attendait que cela. Son poing osseux calé sur la hanche, elle se campa devant Elisa et s’écria d’une voix perçante :

— Attention ! Je vous demande à tous d’être témoins ! Cette personne vient de me traiter d’espionne ! D’accord, je compte parmi les petits, les obscurs, je ne joue pas de grands rôles, néanmoins j’ai des droits ! Je réclame le jugement de mes pairs, comme il est inscrit dans notre règlement ! Personne n’a le droit d’offenser impunément un comédien !

Elle avait obtenu ce qu’elle voulait. Au bruit, tout le monde s’était rapproché. Mais Elisa n’eut pas à se défendre, il se trouva des chevaliers servants pour venir à sa rescousse. L’excellent Vassia Innokentov entreprit de raisonner la semeuse de scandale, tandis qu’un second fidèle paladin, Georges Novimski, venait lui aussi exposer sa poitrine pour protéger sa dame.

— En l’absence du metteur en scène, c’est moi qui exerce ses pleins pouvoirs ! déclara-t-il fièrement. Et je vous prierai, madame Goupilova, de ne pas crier de la sorte. Le règlement comporte aussi un point concernant les manquements à la discipline pendant les répétitions !

Xantippa reporta aussitôt son tir sur cette nouvelle cible – peu lui importait, au fond, avec qui elle se prenait de bec.

— Ah ! le chevalier à la triste figure ! Vous pouvez bien faire le beau avec le texte de Lopakhine ! Vous ne verrez jamais ce rôle, pas plus que vos oreilles ! Parce que vous êtes un raté ! Un domestique à tout faire !

Novimski blêmit sous l’outrage, mais lui aussi, à son tour, trouva quelqu’un pour prendre sa défense. Ou plus exactement quelqu’une. Zoïa Linotova bondit sur une chaise – sans doute pour qu’on la voie mieux –, et se prit à hurler de toutes ses forces :

— Je vous interdis de lui parler ainsi ! Ne l’écoutez pas, Georges ! Vous jouez comme un génie !

Ce cri désespéré détendit l’atmosphère. On entendit des éclats de rire.

— Quel couple, un vrai bonheur pour les yeux ! lança la Goupilova, ravie. Vous devriez lui grimper sur les épaules, ma chérie. Et aller par les cours et les rues en chantant : « Avec que si, avec que la, avec que la marmotte. » La recette est assurée !

Et elle mima de manière si drôle la Linotova perchée sur les épaules d’un Novimski chantant et tournant la manivelle d’un orgue de Barbarie que le rire devint général.

Le malheureux assistant, bizarrement, fulmina non pas contre la provocatrice, mais contre celle qui était intervenue pour le défendre.

— De quoi vous mêlez-vous ? dit-il en s’adressant à elle avec brusquerie. On ne vous a pas sifflée !

Sur quoi il se retira.

Elisa poussa un soupir. La vie reprenait ses marques. Tout était comme avant. La « théorie de la rupture » continuait de fonctionner. Seulement voilà, Emraldov n’était plus…

Elle se sentit prise de pitié pour la petite comédienne restée perchée sur sa chaise, mais accroupie à présent, tel un moineau aux plumes ébouriffées.

— Pourquoi donc vous montrez-vous si franche, les hommes n’aiment pas ça, lui dit Elisa avec douceur en allant s’asseoir auprès d’elle. Georges vous plaît ?

— Nous sommes faits l’un pour l’autre, mais il ne le comprend pas, se plaignit l’autre dans un souffle. En fait, je devrais vous détester. Quand vous êtes là, tous les hommes se retournent vers vous, comme des tournesols vers le soleil. Vous croyez que je ne vois pas qu’il se sent incommodé, et même insulté, par l’intérêt que je lui porte ? J’ai beau m’appeler Linotova, je ne suis pas une linotte.

— Pourquoi, en ce cas, êtes-vous intervenue ?

— Il est si fier, si malheureux. Il y a en lui tant de passion contenue ! Je sais bien voir ce genre de choses. Moi, j’ai des besoins très modestes. Je ne suis pas comme vous, je ne suis pas choyée.

Zoïa découvrit ses dents en un drôle de sourire de clown.

— Oh, mes exigences, quant à la vie de tous les jours, sont minuscules, et même microscopiques pour ce qui touche à l’amour. A l’échelle de ma taille.

Esquissant une grimace, elle se flanqua une tape sur le sommet du crâne.

— Je me contenterais d’un sourire, d’une bonne parole, même de loin en loin. Je ne suis pas de celles qu’on aime. Je suis de celles auxquelles, à titre de faveur particulière, on permet d’aimer. Et encore, pas toujours.

Elle faisait terriblement peine à voir : sans beauté, frêle et malingre, ridicule jusque dans ses instants de sincérité. Même si (la mémoire professionnelle d’Elisa s’était manifestée) la Linotova semblait bien avoir utilisé la même note de désespoir comique dans le rôle de Gavroche. Une actrice est toujours une actrice.

Elles restèrent assises côte à côte, tête basse, sans dire mot, chacune plongée dans ses pensées.

Puis, après une demi-heure d’absence, Noé Noévitch revint enfin, et ce fut le début des merveilles.

1. Allusion au héros de la nouvelle de Nicolas Gogol, Le Manteau, Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, modeste fonctionnaire employé aux écritures.

Au diable La Cerisaie !

Il y avait longtemps qu’Elisa n’avait vu Stern de si belle humeur. Les derniers temps, il jouait assez habilement l’élan enthousiaste, mais on ne trompe pas le regard d’une comédienne : elle voyait parfaitement que Noé Noévitch était mécontent, qu’il était tourmenté et doutait du succès de sa nouvelle mise en scène. Et tout à coup, on eût dit qu’il lui était poussé des ailes. Que pouvait-il bien s’être passé ?

— Mesdames et messieurs ! Mes amis ! dit Stern en considérant ses collègues d’un śil radieux. Les miracles ne se produisent pas seulement sur scène. Aujourd’hui, comme en consolation de notre perte, nous avons reçu un généreux cadeau du destin. Regardez cet homme.

Il désigna d’un geste large l’individu qui l’accompagnait.

— Qui est-ce, à votre avis ?

— Le dramaturge, répondit quelqu’un d’une voix étonnée. Mais nous l’avons déjà vu hier.

— M. Fandorine, Eraste Pétrovitch, souffla Labiline déjà de retour, sans qu’on sût comment, et qui s’était toujours distingué par son excellente mémoire des noms.

— Non, mes chers camarades ! Cet homme est notre sauveur ! Il nous apporte une pièce fantastique riche de perspectives !

Novimski lâcha une exclamation navrée :

— Et La Cerisaie ?

— Au diable La Cerisaie ! Qu’on l’abatte, votre Lopakhine, à raison ! La pièce d’Eraste Pétrovitch est toute neuve, personne encore ne l’a lue à part moi ! Elle est idéale sous tous rapports. Par la composition des rôles, par le sujet, par l’intrigue !

— Où l’avez-vous dénichée, monsieur le dramaturge ? demanda la Réginina. Qui en est l’auteur ?

— L’auteur, c’est lui ! s’esclaffa Noé Noévitch, jouissant de l’étonnement général. J’avais expliqué à Eraste Pétrovitch quel genre de pièce il nous fallait, et lui, au lieu de partir en quête, il s’est assis à son bureau et, ni une ni deux, il nous l’a écrite lui-même. En l’espace de dix jours ! Exactement celle dont je rêvais ! En mieux même ! C’est phénoménal !

Evidemment, il y eut un grand chahut. Ceux qui étaient satisfaits de leur rôle dans La Cerisaie s’indignaient ; les autres, au contraire, exprimaient la plus ardente approbation.

Elisa restait muette, observant avec un intérêt nouveau le bel homme aux cheveux blancs.

— Assez discuté ! dit-elle. Quand pourra-t-on prendre connaissance du texte ?

— Maintenant, tout de suite, déclara Stern. Je l’ai parcouru rapidement. Vous savez, j’ai une manière de lire photographique, cependant il convient de juger cela à l’oreille. La pièce est écrite en vers blancs.

— Pas possible ? fit Innokentov, interloqué. Dans le style de Rostand, vous voulez dire ?

— Oui, mais avec un coloris oriental. Ça tombe vraiment à pic ! Le public est fou de tout ce qui est japonais. Je vous en prie, Eraste Pétrovitch, asseyez-vous à ma place et lisez.

— Mais je b-bégaye…

— Aucune importance. Mes amis, réclamons !

Tous applaudirent, et Fandorine, tiraillant sa moustache noire soigneusement taillée, finit par extraire de sa serviette une liasse de feuilles de papier.

— « Deux Comètes dans un ciel sans étoiles », lut-il avant de préciser : C’est un titre dans la tradition du théâtre japonais. J’ai adopté un certain éclectisme, certains éléments sont empruntés au kabuki, d’autres au joruri, l’ancien théâtre de m-marionnettes, d’autres encore au…

— Mais lisez, vous nous expliquerez ensuite ce que nous n’aurons pas compris, coupa Stern avec impatience, en même temps qu’il adressait un clin d’śil aux comédiens, comme pour dire : « Attendez un peu, vous allez tous en être bouche bée. »

— Oui, bien sûr, vous avez raison. Excusez-moi.

L’auteur s’éclaircit la gorge.

— Il y a également un sous-titre : « Pièce pour théâtre de marionnettes en trois tableaux, avec chants, danses, tours de magie, scènes d’escrime et mitiyuki. »

— Quoi, quoi ? demanda Rézonovski. Je n’ai pas compris le dernier mot.

— Il s’agit d’une scène traditionnelle où les personnages sont en chemin, expliqua Fandorine. Pour un Japonais, la notion de chemin, de voie, possède une signification importante, c’est pourquoi les scènes de mitiyuki sont particulièrement mises en valeur…

— C’est tout ! Plus aucune question ! aboya Stern. Lisez !

Chacun à sa place se tint coi. Personne ne sait écouter une nouvelle pièce comme les acteurs appelés à y jouer.

Tous les visages affichaient à présent la même expression tendue, chacun essayant de supputer quel rôle lui reviendrait. A mesure que la lecture progressait, les auditeurs, l’un après l’autre, se décrispaient, ayant cerné leur personnage. A cette seule réaction déjà on pouvait deviner que la pièce plaisait. Il est rare de rencontrer une śuvre dramatique où chaque acteur a l’occasion de faire une entrée pleine d’effet, mais les Deux Comètes appartenaient justement à cette catégorie. Les emplois y étaient taillés sur mesure, si bien qu’il n’y avait même aucune raison de se disputer.

Elisa avait elle aussi repéré son rôle : celui de la geisha de haut rang Izumi. Très intéressant ! Elle savait chanter, et danser d’autant mieux – Dieu merci, elle avait terminé le conservatoire. Et quels kimonos on pourrait imaginer, et quelles coiffures !

Il était tout bonnement saisissant de constater à quel point une femme comme elle, a priori plutôt intelligente et nourrie de l’expérience du monde, avait été aveugle ! Comment avait-elle pu ne pas estimer à sa juste valeur ce M. Fandorine ? Ses cheveux blancs et sa moustache noire – c’était tellement stylé ! Il ressemblait à Diaghilev avec sa célèbre mèche. Ou à Stanislavski avant que celui-ci ne décidât de se raser. Mais il était encore plus beau ! Et quelle voix agréable et virile ! Au cours de la lecture, son bégaiement s’était totalement estompé. C’était même dommage : ce léger défaut d’élocution, d’une certaine manière, ne manquait pas de charme.

Et que dire de la pièce ! Ce n’était pas une pièce, c’était une merveille !

Même la Goupilova était en extase. Et pour cause : il était bien rare que lui échût un rôle aussi appétissant.

Quand l’auteur eut prononcé : « Rideau. Fin », elle d’ordinaire si mauvaise langue fut la première à s’exclamer :

— Bravo, Eraste Pétrovitch ! Un nouveau Gogol nous est né !

Tous s’étaient levés d’un bond et applaudissaient debout, en criant :

— C’est un succès !

— La saison est à nous !

— Banzai !

Kostia Labiline fit rire tout le monde en imitant l’accent japonais :

— Nemilovis et Satanislavasaki vont faile halakili !

Et de mimer Nemirovitch et Stanislavski – l’un gros et barbu, l’autre maigrichon affublé d’un pince-nez – en train de s’ouvrir le ventre.

Seul Novimski ne se joignait pas à la liesse générale.

— Je n’ai pas compris quels rôles nous reviendraient, à vous et moi, maître, dit-il avec un mélange d’espoir et de soupçon.

— Eh bien, je serai le récitant, cela va de soi. C’est une possibilité unique de diriger directement depuis la scène le rythme de l’action et le jeu des acteurs. A la fois metteur en scène et chef d’orchestre, quelle splendide trouvaille ! Quant à vous, mon cher Georges, vous aurez droit à trois rôles : le premier assassin, le second assassin, et l’Invisible.

L’assistant consulta les notes qu’il avait prises durant la lecture.

— Mais permettez ! Il y a là deux rôles muets, et si le troisième a un texte à dire, le personnage n’apparaît pas !

— Naturellement. Puisque c’est l’Invisible. En revanche, il y faudra de l’expression ! Par ailleurs l’Invisible est le ressort, le moteur de l’action. Enfin, dans les rôles de tueurs à gages, vous pourrez faire la démonstration de vos brillantes compétences quant au maniement du sabre. Vous nous avez vous-même raconté qu’à l’école militaire vous étiez premier en escrime.

Novimski, flatté par ces compliments, opina du chef, mais d’un air encore mal convaincu.

— L’escrime japonaise diffère considérablement de celle p-pratiquée en Occident, observa Fandorine, qui de nouveau bégayait. On aura besoin ici d’une certaine préparation.

— Oui, le problème qui m’inquiète le plus, c’est celui de toutes ces réalités japonaises. Gestuelle, instruments de musique, chants, plastique corporelle, et cetera. Il faudra trouver quelque part un vrai Japonais et l’engager comme consultant. Je ne puis me permettre de commettre une pantalonnade comme le fut la mise en scène milanaise de Madame Butterfly.

Stern s’était rembruni, la mine soucieuse, mais l’auteur de la pièce le rassura :

— Naturellement, j’y ai pensé. Premièrement, je m’y entends moi-même assez bien en matière de culture nippone. Et deuxièmement, je vous ai amené un Japonais. Il attend dans le vestibule.

Tous lâchèrent une exclamation, et Elisa songea : Cet homme est un sorcier, il ne lui manque qu’une cape semée d’étoiles et une baguette magique. Imaginez seulement : promener avec soi un véritable Japonais vivant !

— Mais alors, allez vite le chercher ! s’exclama Noé Noévitch. En vérité, c’est le dieu du théâtre qui vous a envoyé à nous ! Non, non, restez ! Messieurs, appelez un ouvreur, qu’il conduise ici notre visiteur japonais. Quant à moi, Eraste Pétrovitch, j’aimerais en attendant vous poser une question : puisque vous êtes si prévoyant, peut-être avez-vous des idées quant aupossible interprète du rôle de ce… comment s’appelle-t-il…

Il jeta un coup d’śil au texte.

— … de ce shi-no-bi, surnommé le Silencieux ? D’après ce que j’ai compris, les shinobi sont un clan de tueurs professionnels, un peu comme les haschischins arabes. Dans la pièce, notre homme jongle, marche sur la corde raide, et esquive les coups de sabre.

— En effet, dit Rézonovski. Et nous n’avons plus de jeune premier. Si Emraldov était encore en vie…

— J’imagine mal Hippolyte faisant le funambule, observa la Réginina.

— Oui, c’est un problème, renchérit Novimski. Et je le crains, insoluble.

Le metteur en scène se montra d’un autre avis :

— Pas si insoluble que ça. On pourrait trouver un acrobate de cirque. Les gens de cirque sont parfois assez artistes.

— Peut-être n’a-t-on pas forcément besoin d’un comédien professionnel, glissa le merveilleux Eraste Pétrovitch, exprimant une opinion pleine de bon sens. Le rôle du Silencieux est muet, et son visage est couvert d’un masque jusqu’à la toute fin.

— Mais dites-moi…

Stern fixait Fandorine avec espoir.

— Vous qui avez vécu au Japon, vous ne seriez pas initié à tous ces trucs orientaux ? Non, non, ne refusez pas ! Avec votre silhouette et votre physique, vous feriez un partenaire parfait pour Elisa !

L’apollon jeta un coup d’śil en direction de la jeune femme, pour la première fois en tout ce temps, puis hésita un moment avant de répondre :

— Oui, je sais faire tout ça, y compris marcher sur une corde, mais… Pour rien au monde je n’oserais monter sur scène… Non, non, n’insistez pas.

— Demandez-le-lui, Elisa ! Suppliez-le ! Tombez à genoux ! s’écria Noé Noévitch, en proie au plus vif émoi. Regardez ces traits ! Quelle grâce ils possèdent ! Quelle force ! Quand le Silencieux, à la fin de la pièce, ôtera son masque et qu’un rai de lumière éclairera son visage, le public sera hystérique !

Elisa tendit ses mains vers l’auteur, dans le geste de Desdémone implorant pitié, et lui adressa le plus lumineux de ses sourires, devant lequel aucun homme n’avait jamais su résister.

Mais la conversation fut interrompue par l’ouvreur apparu à la porte.

— Noé Noévitch, j’ai amené la personne. Entrez, mon bon monsieur.

Ces derniers mots s’adressaient à un Asiatique, plutôt petit et trapu, arborant un costume deux pièces à carreaux. L’homme s’avança de quelques pas, ôta son canotier, et salua très bas l’assistance, sans courber le dos. Un éclat de lumière se refléta sur son crâne rasé, idéalement rond, et poli comme un miroir.

— Mikaïl Elasutubishi Fandôline, annonça-t-il d’une voix forte avant de saluer une nouvelle fois.

— C’est votre fils ? demanda Stern, surpris, en se tournant vers l’auteur.

L’autre lui répondit d’un ton sec :

— Pas vraiment. Il s’appelle en réalité Massahiro Shibata.

— Phénoménal… assura Noé Noévitch, usant de son mot fétiche, tout en buvant des yeux l’exotique personnage. Dites-moi, Mikhaïl Erastovitch, vous ne sauriez pas jongler, par hasard ?

— Djongoler ? répéta le Japonais. Ah ! Dje sais un petit peu.

Il fouilla ses poches de poitrine, de pantalon et de veste, pour en tirer une montre, un canif et, on ne sait pourquoi, une moitié de craquelin, puis se mit à lancer tout cela en l’air fort adroitement.

— Magnifique !

Sur le visage du metteur en scène se dessinait à présent une expression avide qu’Elisa connaissait bien. C’était celle qu’affichait Noé Noévitch quand une idée créatrice particulièrement audacieuse venait de germer dans son esprit.

— Et vous n’avez jamais été amené à évoluer sur une corde raide ?

Il joignit les mains comme pour une prière.

— Ne serait-ce qu’un peu ? J’ai lu que votre nation était singulièrement habile dans les exercices physiques.

— Dje sais un petit peu, répéta Fandorine junior.

Puis après un instant de réflexion, il ajouta :

— Si ce n’est pas tlop haut.

— Phénoménal ! Tout bonnement phénoménal ! s’exclama Stern, presque ému aux larmes. Nous n’allons pas vous tourmenter, Eraste Pétrovitch. Je comprends qu’à votre âge il paraisse étrange de monter sur scène. J’ai une idée encore plus grandiose. Mesdames et messieurs, c’est un vrai Japonais qui jouera dans notre pièce ! Cela conférera au spectacle authenticité et nouveauté. Regardez bien ce visage ! Vous voyez ce modelé asiatique, cette puissance animale ? Une statue de Bouddha !

Sous la paume tendue du metteur en scène, le Japonais se redressa fièrement, fronça les sourcils et plissa ses yeux déjà passablement étroits.

— Jusqu’au jour de la première, nous tiendrons secret le fait que l’interprète du rôle masculin principal est un fils du Levant. Et en retour, à l’instant du dénouement, quand il ôtera son masque, ce sera un tabac ! On n’aura encore jamais vu pareil jeune premier sur une scène européenne ! Dites-moi, mon ami, seriez-vous capable de jouer la passion amoureuse ?

— Dje sais un petit peu, répondit Mikhaïl-Massahiro.

Il jeta un coup d’śil autour de lui, choisit pour objet la jeune Abrikossova, et la fixa d’un regard soudain enflammé. Les narines de son nez, pourtant fort court, se dilatèrent de manière sensuelle, une veine gonfla sur son front, ses lèvres se mirent à trembler légèrement, comme impuissantes à contenir un gémissement.

— Maman ! bredouilla Sérafima d’une voix faible, tandis que ses joues s’inondaient de rouge.

— Phénoménal ! s’exclama Stern. Je n’avais encore jamais rien vu de semblable ! Mais je ne vous ai pas encore demandé l’essentiel : accepteriez-vous de jouer dans la pièce de monsieur votre père adoptif ? Nous tous, assemblés ici, nous vous en prions instamment, n’est-ce pas, mes amis ?

— Nous vous en prions, nous vous en prions, s’il vous plaît ! clamèrent les comédiens.

— Le succès de l’śuvre en dépend, ainsi que le destin de notre nouveau dramaturge, ajouta Stern d’un ton grave. Vous voulez aider votre père adoptif, n’est-ce pas ?

— Dje veux beaucoup.

Le Japonais regarda Fandorine, qui demeurait debout, immobile, le visage totalement figé, comme si la scène qui se déroulait lui déplaisait à l’extrême.

Mikhaïl Erastovitch adressa à Fandorine senior un assez long discours dans un idiome aux intonations étranges.

— Soré wa tashikani sô dakedo… répondit l’autre, comme s’il admettait quelque fait à contrecśur.

— Dje souis d’accoro, déclara alors le Japonais.

Sur quoi il salua d’abord Stern, puis le reste de la troupe.

Des applaudissements éclatèrent dans la pièce, accompagnés de cris de joie.

— Pour le décor, je vais écrire aujourd’hui même à Soudeïkine ou bien à Bakst, le premier qui sera libre… annonça Noé Noévitch d’un ton soudain affairé. Les costumes ne posent pas de problème. Il reste deux-trois choses de la mise en scène du Mikado, et les réserves, ici, ont de quoi nous fournir, nos prédécesseurs avaient monté La Geisha de Jones. Le reste, nous le ferons confectionner. Nous nous procurerons les accessoires auprès de la Société théâtrale et cinématographique. Il nous faudra aussi modifier la scène… Novimski ! Portez le texte à dactylographier, un exemplaire par rôle, un rôle par dossier, comme d’habitude. Et secret absolu ! Jusqu’à l’annonce du spectacle, personne ne doit savoir ce que nous préparons ! Nous révélerons juste à la presse que La Cerisaie n’est plus d’actualité. Ne manquez pas de faire savoir que nous avons trouvé une pièce plus forte !

Elisa observa qu’à ces mots Fandorine avait tressailli, et même rentré la tête dans les épaules. Peut-être la modestie, finalement, ne lui était-elle pas étrangère ? Comme c’était charmant !

— Plus aucun jour de repos ! tonna le metteur en scène. Nous répéterons désormais tous les jours !

Une impardonnable faiblesse

Il était bizarre, cet Eraste Pétrovitch Fandorine. Ces derniers jours, Elisa en était de plus en plus persuadée.

Elle lui avait vraiment plu, cela ne suscitait aucun doute. Au reste, bien rares étaient les hommes qui ne la regardaient pas avec concupiscence. Il fallait que ce fût quelque Méfistov, qui semblait haïr sincèrement la beauté. Ou un Noé Noévitch obsédé de théâtre, capable de ne voir chez une actrice qu’une actrice, autrement dit un moyen de mener à bien son projet artistique.

Les hommes en proie au désir se conduisaient de deux manières. Ou bien ils se lançaient sur-le-champ à l’attaque. Ou bien – s’ils étaient de nature orgueilleuse – ils faisaient mine de rester indifférents, tout en s’efforçant néanmoins de produire impression.

Au début, Fandorine semblait jouer l’indifférence. Durant la répétition, ou plutôt au moment de la pause, il avait entamé une conversation insignifiante, en prenant un air ennuyé. Quelque chose à propos des coupes de la reine Gertrude et des clefs du magasin d’accessoires. Elisa lui avait poliment répondu, tout en souriant intérieurement : Qu’il est comique, il pense m’endormir avec ce galimatias. Il a simplement envie d’écouter ma voix, pensait-elle. Elle se disait aussi qu’il était très beau. Et touchant. Il vous regardait par-dessous ses longs cils fournis, et rougissait. Elle avait toujours été émue par les hommes qui, parvenus à l’âge mûr, n’avaient pas désappris à rougir.

Elle prévoyait déjà le moment où il allait rompre l’entretien, comme pris de lassitude. Il s’éloignerait, la mine nonchalante, mais ne manquerait pas de la surveiller du coin de l’śil : quelle était sa réaction ? Etait-elle impressionnée ou non ?

Mais Fandorine s’était conduit tout autrement. Renonçant soudain à savoir quels membres de la troupe avaient accès au magasin d’accessoires, il avait rougi de manière encore plus prononcée, puis levé les yeux d’un air résolu et dit :

— Je ne vais pas faire s-semblant. Je suis un piètre acteur. Et de toute manière, je ne crois pas que vous soyez de celles qu’on abuse. Je vous pose des questions, mais je pense à t-tout autre chose. Je suis amoureux de vous, semble-t-il. Et ce n’est pas seulement parce que vous êtes talentueuse, belle, et toutes ces choses. Il est d’autres raisons, qui ont fait que j’ai p-perdu la tête… Peu importe lesquelles… Je sais pertinemment que vous êtes très courtisée et habituée à susciter l’admiration. Rester à jouer des coudes au milieu de la foule de vos adorateurs est pour moi une torture. Je ne saurais rivaliser de fraîcheur avec quelque jeune hussard, de richesse avec un M. Aguilev, de talent avec un Noé Noévitch, de beauté avec un jeune premier, et cetera, et cetera. J’avais une seule et unique chance de vous intéresser à moi : c’était d’écrire une pièce de théâtre. Pour moi, ce fut un exploit plus ardu que ne le fut pour Robert Peary la conquête du pôle Nord. Sans le c-constant vertige qui depuis l’instant de notre première rencontre ne m’a plus quitté, je n’eusse sans doute pas écrit ce drame, en vers qui plus est. En vérité, le sentiment amoureux accomplit des miracles. Mais je tiens à vous p-prévenir…

Ici, Elisa l’interrompit, alarmée par ce « mais » :

— Comme vous parlez bien ! dit-elle d’une voix émue en s’emparant de sa main brûlante. Personne ne me parle jamais avec tant de simplicité ni de sérieux. Je ne puis rien vous répondre maintenant, j’ai besoin d’y voir plus clair dans mes sentiments ! Jurez que vous serez toujours aussi sincère. Et moi, de mon côté, je vous fais le même serment !

Il lui sembla que le ton et le geste étaient justes : franchise et douceur conjuguées, et invitation manifeste et néanmoins fort pudique à poursuivre leurs relations. Cependant il la comprit autrement. Il esquissa un mince sourire ironique :

— « Restons bons amis », c’est ça ? Eh bien, je m’attendais à une réponse de cette sorte. Je vous donne ma parole que je ne vous accablerai plus jamais de d-déclarations sentimentales…

— Mais ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire ! s’exclama-t-elle d’une voix alarmée.

Ce rigoriste était bien capable de tenir parole, on pouvait tout redouter de lui.

— J’ai déjà assez d’amis sans vous. Vassia Innokentov, Sima Abrikossova, Georges Novimski – un homme un peu saugrenu, mais un noble cśur, plein d’abnégation. Ce n’est cependant pas pareil… Je ne puis être avec eux totalement sincère. Ce sont aussi des acteurs, et c’est là un genre de personnes particulier…

Il l’écoutait, sans l’interrompre, avec un tel regard qu’Elisa ressentit un frissonnement extatique, comme sur scène dans les moments les plus intenses. Les yeux de la jeune femme s’emplirent de larmes, tandis que sa poitrine se gonflait d’enthousiasme.

— Je suis fatiguée de jouer tout le temps, de tout le temps être actrice ! Tenez, en ce moment même, je vous parle, mais au fond de moi-même je pense : Voilà un dialogue comme celui d’Eléna Andréievna et du docteur Astrov dans le troisième acte d’Oncle Vania, mais en mieux, en beaucoup mieux, car rien ou presque ne filtre à l’extérieur. C’est ainsi qu’il faudrait se conduire dorénavant : à l’intérieur, le feu, à l’extérieur, une carapace de glace. Seigneur, comme j’ai peur de me transformer en une Sarah Bernhardt !

— P-pardon ?

Les yeux bleu sombre de Fandorine s’étaient écarquillés.

— Mon cauchemar permanent ! On dit de la grande Sarah Bernhardt qu’elle n’est jamais naturelle. C’est pour elle un principe d’existence. Elle se promène chez elle en costume de Pierrot. Et pour dormir, elle ne se couche pas dans un lit mais dans un cercueil, pour se pénétrer du caractère tragique de la vie. Elle est tout entière maniérisme, affectation. C’est un horrible danger qui guette n’importe quelle actrice : se perdre soi-même, se changer en ombre, en masque !

Elle couvrit son visage de ses mains et fondit en larmes. C’étaient de vraies larmes amères qu’elle versait, jusqu’à en avoir le nez rouge et les paupières gonflées, et néanmoins elle jeta un coup d’śil entre ses doigts pour épier sa réaction.

Oh, comme il la regardait ! Un regard pareil, ça valait bien l’ovation d’une salle entière !

Bien entendu, ils ne pouvaient rester longtemps à ce stade de relation. L’amitié avec un bel homme, c’est bon pour les chansons romantiques. Dans la vie, ça n’arrive jamais.

Le surlendemain, après la répétition quotidienne, Elisa s’en fut le voir chez lui, dans sa maison, une modeste villa tapie au fond d’une ruelle paisible du vieux Moscou. Le prétexte à cette visite était honorable : Eraste lui avait proposé de passer choisir pour son rôle un kimono, des éventails et d’autres menus objets japonais dont il avait chez lui pléthore. Elle n’avait pas du tout ça dans la tête, parole d’honneur. Elle était simplement curieuse de voir comment vivait cet énigmatique personnage. Une maison peut en raconter long sur son occupant.

Et celle-ci, en effet, lui avait fourni bon nombre d’informations sur Eraste Pétrovitch – trop même, impossible de trier tout cela sur le moment.

Partout régnait un ordre idéal, glacial, eût-on pu dire, comme c’est le cas souvent chez les célibataires endurcis et maniaques. On ne relevait aucune trace d’une présence féminine régulière, cependant le regard aiguisé d’Elisa repéra divers objets qui ressemblaient beaucoup à des souvenirs d’aventures passées : portrait d’une jeune blondinette au fond d’une vitrine de bibliothèque ; élégant démêloir, dont la mode faisait fureur vingt ans plus tôt ; minuscule gant blanc, comme oublié par hasard sous un miroir… Bah, il n’avait pas vécu une existence de moine, tout cela était normal.

Il n’y eut pas de silences embarrassés. Premièrement, en compagnie d’un tel homme, le silence n’avait rien d’éprouvant : Eraste Pétrovitch maîtrisait de manière fantastique le difficile art de se taire ; il se contentait de vous regarder, et déjà votre ennui s’envolait. Deuxièmement, il y avait tant à voir et à découvrir dans sa demeure… on avait envie de poser des questions sur tout, et il se lançait volontiers dans des explications, après quoi la conversation se poursuivait d’elle-même, quel qu’en fût le sujet.

Elisa se sentait en parfaite sécurité : même seul à seul, dans une maison déserte, un gentleman comme Fandorine ne se fût jamais rien permis d’inconvenant. Elle avait seulement négligé un détail : les conversations intelligentes avec un homme d’esprit l’avaient toujours plongée dans un état de vive excitation.

Et cependant, comment la chose put-elle se produire ?

Tout commença par une réflexion totalement innocente. Comme elle examinait une série de gravures, elle s’enquit de la nature d’un personnage insolite : une renarde vêtue d’un kimono, et coiffée d’un très haut chignon.

— C’est un kitsune, une sorte de loup-garou japonais, expliqua Fandorine. Une créature extrêmement perfide.

Elle déclara alors que le kitsune ressemblait terriblement à Xantippa Goupilova, et se permit plusieurs remarques péjoratives à l’endroit de cette fort peu agréable personne.

— Vous parlez de M-Mme Goupilova avec beaucoup d’aigreur, dit-il en hochant la tête. Serait-elle votre ennemie ?

— Mais êtes-vous donc aveugle ? Cette bonne femme mesquine et haineuse me déteste, tout bonnement.

Il prononça alors un de ces petits discours dont elle avait déjà entendu plusieurs exemples au fil des trois jours passés, et auxquels elle avait eu le temps de s’habituer, allant même jusqu’à les apprécier, bien qu’à part soi elle les qualifiât ironiquement de « sermons ». Peut-être, du reste, faisaient-ils tout le charme de la fréquentation du « voyageur ».

— Ne commettez jamais cette erreur, répliqua Fandorine d’un air très sérieux. Ne rabaissez pas vos ennemis, gardez-vous de les désigner par des noms injurieux, et de les dépeindre comme des êtres insignifiants. Car par là même, c’est vous que vous rabaisseriez. Quel image d-donnez-vous de vous-même, pour avoir un adversaire si méprisable ? Si vous avez quelque estime pour vous, vous éviterez d’être en mauvais termes avec un individu indigne de respect. Si un chien errant aboyait après vous, vous n’iriez pas vous mettre à quatre pattes pour lui répondre de même manière, n’est-ce pas ? En outre, quand votre ennemi sait que vous le traitez avec déférence, il se conduit de même en retour. Cela n’entraîne pas forcément une réconciliation, mais permet d’éviter les coups bas, et de plus laisse la possibilité de conclure la guerre non par un massacre général mais par la paix.

Il était merveilleusement beau quand il débitait toutes ces charmantes calembredaines.

— Vous êtes un authentique intellectuel, dit Elisa avec un sourire. Au début je vous avais pris pour un aristocrate, mais vous êtes un intellectuel au sens classique du terme.

Fandorine se lança sur-le-champ dans une furieuse philippique à l’adresse de l’intelligentsia : il était ce jour-là d’humeur étrangement loquace. Sans doute était-ce là l’effet de la présence de la jeune femme à ses côtés. Bien qu’une autre raison ne fût pas à exclure (c’est ce que plus tard Elisa fut conduite à penser). En homme intelligent et fin psychologue, Eraste Pétrovitch pouvait avoir observé la puissante action que ses « sermons » exerçaient sur leur auditrice, et décidé d’utiliser cette arme pleinement. Ah ! que n’avait-elle appris plus tôt à le comprendre !

L’oraison qui acheva de faire fondre la comédienne fut la suivante :

— Je ne prends pas cela pour un compliment ! s’exclama Fandorine avec feu. « L’intellectuel au sens classique du terme » est une créature nocive pour la Russie, et même p-pernicieuse ! Le personnage paraît à première vue sympathique, mais il possède un défaut funeste que Tchekhov a fort justement relevé et tourné en dérision. L’intellectuel sait endurer dignement les revers de fortune, et ne rien perdre de sa noblesse d’âme face à l’échec. Mais il est en revanche totalement incapable de vaincre dans la lutte contre les brutes et les fripouilles qui sont chez nous si nombreuses et puissantes. Tant que la classe des intellectuels n’aura pas appris à se b-battre pour ses idéaux, la Russie restera plongée dans l’incohérence et l’absurdité ! Mais quand je dis « se battre », je ne parle pas d’affronter les brutes et les fripouilles avec leurs armes. Ce serait le plus sûr moyen de devenir comme elles. Non, on doit mener le combat selon ses propres règles, qui sont celles de l’honnête homme ! Il est de coutume de penser que le Mal est plus fort que le Bien parce qu’il ne met aucune borne à ses mauvais coups : il lance des croche-pieds, frappe par surprise ou au-dessous de la ceinture, se rue à dix sur un seul homme. C’est pourquoi il serait impossible de le vaincre en luttant dans les règles. Mais pareils d-discours sont le fruit de la sottise et, pardonnez-moi le terme, de l’impuissance. L’intelligentsia est un corps pensant, là est toute sa force. Si elle perd, c’est parce qu’elle omet de recourir à son arme essentielle, à savoir l’intellect. Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre que l’arsenal de l’honnête homme est beaucoup plus puissant et sa cuirasse beaucoup plus solide que ceux des plus adroits comploteurs de la police secrète ou des chefs révolutionnaires qui envoient à la mort des gamins altruistes. Vous demandez en quoi consistent l’arsenal et la c-cuirasse de l’honnête homme qui refuse de s’abaisser à de lâches procédés ?…

Elisa n’avait nullement à l’esprit de poser pareille question. L’émotion avec laquelle parlait Eraste Pétrovitch, le timbre de sa voix agissaient sur elle plus violemment que n’importe quel aphrodisiaque. Finalement, elle cessa de résister à la faiblesse qui se répandait dans son corps, elle ferma les yeux et d’elle-même, la première, avec un soupir silencieux, elle posa la main sur son genou. En quoi consistaient l’arsenal et la cuirasse de l’honnête l’homme ? Il était dit qu’Elisa ne le saurait jamais. Fandorine se tut sans avoir achevé sa phrase et, bien entendu, l’attira contre lui.

La suite, ainsi qu’il lui arrivait toujours en pareils cas, ne s’inscrivit dans sa mémoire que par fragments et images isolées – images tactiles et olfactives plutôt que visuelles. Le monde de l’amour est magique. On y devient créature toute différente, on s’y livre à des actes inimaginables autrement, sans en concevoir la moindre gêne. Le temps change de rythme, la raison, charitablement, se déconnecte, une musique s’élève, d’une indicible beauté, et l’on se sent comme une déesse antique, planant sur un nuage.

Mais un éclair jaillit, suivi d’un coup de tonnerre. Au sens littéral du terme : un orage, dehors, venait d’éclater. Elisa redressa la tête, se tourna vers la fenêtre et s’étonna de la voir toute noire. La nuit était donc déjà tombée, et elle ne s’en était pas aperçue. Cependant, à l’instant où les ténèbres s’illuminaient d’une nouvelle fulguration, la raison lui revint, et avec elle son éternelle compagne, la peur, qu’elle avait complètement oubliée.

Mais qu’ai-je fait ? Egoïste que je suis ! Criminelle ! Je vais causer sa perte, s’il n’est pas déjà perdu !

Repoussant la tête de son amant, qui, posée sur son épaule, scintillait dans la pénombre d’un éclat argenté, elle se leva d’un bond et, fouillant par terre, entreprit de se rhabiller rapidement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que se passe-t-il ? demanda Fandorine, interloqué.

Les larmes aux yeux, Elisa lui lança d’une voix pleine de fureur :

— Cela ne doit plus jamais se reproduire, vous entendez, plus ja-mais !

Il la regarda fixement, bouche bée. Mais déjà Elisa sortait en trombe de la maison, et courait sous la pluie battante.

Horreur, horreur ! Ses pires craintes se trouvaient confirmées : une silhouette trapue se dessinait dans l’ombre, sous l’auvent du porche. Quelqu’un se tenait caché en face de la fenêtre ouverte et épiait…

« Mon Dieu, sauve-le, sauve-le ! » suppliait Elisa, et elle courait, martelant de ses talons le trottoir mouillé. Elle courait, droit devant elle, au hasard des rues.

Un cśur enchaîné

Ensuite, bien sûr, elle s’apaisa un peu. Sans doute était-ce un passant qui s’abritait sous le porche pour échapper à l’orage. Gengis Khan était un homme affreux, mais ce n’était tout de même pas un démon ubiquiste.

Mais si c’était lui malgré tout ? Ne valait-il pas mieux prévenir Eraste du danger ?

Après une hésitation elle décida de s’en abstenir. Si elle racontait tout à Fandorine, celui-ci, en tant qu’homme d’honneur, se mettrait en tête de protéger sa bien-aimée, et ne voudrait plus la laisser seule. Et c’est alors qu’Iskander connaîtrait pour de bon leur liaison. Elisa ne survivrait pas à une nouvelle perte, et surtout une perte pareille.

Elle ne s’accorda qu’une seule et unique faveur : elle rêva un moment au tour qu’aurait pu prendre leur aventure sans son mauvais karma (elle avait puisé ce mot grinçant dans la pièce japonaise). Ah ! quel couple ils auraient formé ! La célèbre actrice et le dramaturge, plus très jeune certes, mais si beau, et follement talentueux ! Comme Olga Knipper et Tchekhov, à cette différence près qu’ils ne se fussent jamais séparés, mais eussent vécu ensemble heureux et longtemps, jusqu’à un âge avancé. La vieillesse cependant n’était pas un sujet de rêverie pour Elisa, et elle s’abstint d’aller plus loin.

Mais il y avait une autre raison encore pour laquelle il lui était défendu de risquer la vie d’Eraste : sa responsabilité devant la littérature et le théâtre. Un homme qui n’avait jamais pris la plume et qui du jour au lendemain avait créé un chef-d’śuvre était susceptible de devenir un nouveau Shakespeare ! Méfistov pouvait bien, la bouche tordue d’une grimace, murmurer que la pièce cadrait parfaitement avec la théorie sternienne mais qu’elle n’offrait rien d’autre d’intéressant. Il était simplement furieux que le rôle de marchand qui lui était revenu fût le plus ingrat. Une pièce dictée par l’amour ne pouvait être que sublime ! Et pour une femme, il n’était pas de plus grand hommage, pas de compliment plus flatteur, que de devenir une muse inspiratrice. Qui se souviendrait de la dénommée Laura, de la petite Béatrice ou de cette écervelée d’Anna Kern, sans les śuvres prodigieuses que Shakespeare, Dante et Pouchkine leur avaient dédiées ? Grâce à Elisa Lointaine, un nom nouveau brillerait bientôt dans le ciel de la dramaturgie. Pouvait-on permettre qu’à cause d’elle également il vînt un jour à s’éteindre ?

Aussi avait-elle résolu de se reprendre en main, et de mettre son pauvre cśur à la chaîne. Le lendemain, quand Fandorine se précipita vers elle dans le vśu de tirer les choses au clair, Elisa lui montra un détachement qui confinait à la froideur. Elle fit mine de ne pas comprendre pourquoi il la tutoyait. Et lui donna à entendre que ce qui s’était passé la veille devait être rayé de sa mémoire. Cela n’était tout bonnement jamais arrivé, et voilà tout.

Il suffisait qu’elle tienne le coup les deux premières minutes. Elisa le savait : orgueilleux comme il l’était, il ne chercherait pas à éclaircir la situation, et encore moins à la poursuivre de ses assiduités. Et en effet, à la troisième minute, Fandorine devint d’une pâleur mortelle, baissa les yeux et se mordit la lèvre, luttant avec lui-même. Quand enfin il releva la tête, son regard n’était plus du tout le même, comme si quelqu’un avait tiré un rideau devant ses pupilles.

Il dit :

— Eh bien, adieu. Je ne vous importunerai plus.

Et il s’en alla.

Comment réussit-elle à ne pas éclater en sanglots, Dieu seul le sait. Son expérience de comédienne habituée à maîtriser toute manifestation extérieure de sentiments lui fut d’un grand secours.

De ce jour, Fandorine cessa de venir aux répétitions. A dire vrai, sa présence n’était pas absolument nécessaire. Pour toutes les questions touchant au pays du Soleil-Levant, on pouvait aussi bien s’adresser au Japonais, qui se montrait au travail d’un sérieux exemplaire : il arrivait toujours le premier, repartait après tout le monde, et déployait un zèle extraordinaire. Noé Noévitch était au comble de l’enchantement en ce qui le concernait.

Au fond, se débarrasser de Fandorine s’était révélé encore plus facile que ne l’avait imaginé Elisa. Elle s’en trouva même vexée. Arrivée à onze heures au théâtre, elle s’attendait toujours à le voir apparaître, et se préparait au fond d’elle-même à se montrer ferme. Mais Eraste ne venait pas, et toute cette préparation ne servait à rien. Elisa souffrait. Elle se consolait à l’idée que tout était pour le mieux, et que la douleur, avec le temps, s’émousserait.

Travailler sur son rôle lui fut d’un grand réconfort. Il y avait là tant de choses palpitantes ! Elle découvrait ainsi que les Japonaises, et a fortiori les geishas, marchaient d’une autre manière que les Européennes, saluaient différemment, avaient une façon toute singulière de parler, chanter, danser. Elisa s’imaginait en vivante incarnation du plus raffiné des arts, en fidèle servante du yugen, cet idéal japonais de la beauté non révélée. Pareille notion était bien difficile à saisir : quel sens donner à la beauté, si celle-ci se dissimulait aux regards, s’enveloppait dans des voiles ?

Noé Noévitch déversait chaque jour un flot d’idées nouvelles. Il s’était mis soudain en tête de remanier entièrement la mise en scène du spectacle, pourtant déjà arrêtée.

« Puisque la pièce est écrite pour théâtre de marionnettes, jouons-la à la manière de pantins ! avait-il déclaré. Les acteurs qui ne seront pas occupés sur scène passeront un surtout noir et se changeront en marionnettistes. Ils paraîtront manipuler les personnages, suspendus à leurs fils. »

Et Stern de montrer l’enchaînement saccadé de gestes.

« L’idée sera que tous les héros ne sont que des fantoches dans les mains du karma, de l’implacable destin. Cependant, à un moment donné, votre marionnette, Elisa, tout à coup se libère de ses fils et se met à bouger comme un être humain. Ça fera un effet bśuf ! »

Durant les pauses, sortant de cet état d’enchantement propre à la scène, où l’on ne ressent plus ni peur ni douleur, Elisa avait l’impression de se ratatiner : l’atroce réalité s’abattait sur elle de toute sa poussiéreuse pesanteur. Le fantôme de Gengis Khan flottait dans les profondeurs obscures des coulisses, l’amour lui égratignait le cśur de ses griffes de chat, et si elle s’aventurait dans le couloir, l’automne collait à la vitre sous l’aspect d’une feuille morte tombée d’un érable, sans doute le dernier automne de sa vie…

Son unique soulagement, lors de ces instants d’oisiveté forcée, lui venait de ses entretiens avec Fandorine junior. Naturellement, Elisa n’osait pas manifester un intérêt trop évident pour Eraste Pétrovitch, il lui fallait se contenir, néanmoins elle parvenait de temps à autre, entre deux réflexions sur divers aspects de la culture japonaise, à orienter la conversation sur des sujets plus importants.

— Mais vous n’avez jamais été marié ? demanda un jour Elisa, alors que Mikhaïl Erastovitch venait de laisser échapper, au détour d’une phrase, qu’il était célibataire.

— Non, répondit le Japonais avec un sourire radieux.

Il affichait ce sourire réjoui presque en permanence, même quand il semblait qu’il n’y eût aucune raison à cela.

— Et votre… père adoptif… reprit-elle d’un ton négligent.

Soit dit en passant, elle n’avait toujours pas élucidé en quelles circonstances Eraste avait hérité d’un si singulier rejeton. Peut-être à la suite d’un mariage avec une Japonaise ? Elle avait décidé d’enquêter plus tard sur le sujet.

Mikhaïl Erastovitch réfléchit, réfléchit, puis répondit :

— Poul autant qu’il me shoubienne, il ne l’a pas été.

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Plus de tolente ans, dit-il, tout rayonnant.

Elisa s’était vite accoutumée à son russe, passablement écorché, certes, mais tout à fait intelligible et presque correct.

Elle se sentit ragaillardie : par conséquent Eraste (qui devait avoir dans les quarante-cinq ans, non ?) n’avait jamais été marié. Sans qu’elle sût pourquoi, elle s’en trouvait ravie.

— Comme se fait-il qu’il ne soit pas marié ? demanda-t-elle, cherchant à creuser davantage le sujet.

Le visage de lune du Japonais s’empreignit de gravité. Il se frotta le haut du crâne, où naissait une courte brosse de cheveux drus (Stern lui avait demandé, pour le rôle, de ne plus se raser la tête – ce n’était pas romantique, selon lui).

— Il n’a pas léussi à tolouver une femme digne de lui. C’est ce qu’il m’a dit, beaucoup de fois.

Ça alors, quelle fatuité ! La voix d’Elisa se fit légèrement sarcastique :

— Et quoi, il s’est donné bien du mal pour chercher ?

— Il s’est appuliqué tlès folt, oui, confirma Mikhaïl Erastovitch. Beaucoup de femmes voulaient se malier avec lui. Il a essayé, essayé… il me demandait : Comment tu la tolouves, Massa ? Moi, je léponds : Non, pas digne. Il était d’accoro. Il m’écoute toujouls.

Elisa poussa un soupir, et prit acte de l’information.

— Il a en essayé beaucoup, dis-tu.

— Tlès beaucoup ! Il y a eu de balaies plincesses, il y a eu des lévolussionnailes. Celtaines étaient comme des andjes, d’autles piles que le diabolo.

— Jolies ? s’enquit-elle, oubliant toute prudence, tant la conversation prenait un tour passionnant.

Massa (ce nom, il fallait en convenir, lui allait beaucoup mieux que « Mikhaïl Erastovitch ») esquissa une curieuse grimace.

— Le maîtle a un goût bizalle.

Puis, comme s’il se ravisait soudain, il corrigea :

— Tlès djolies.

Et il montra même ce qu’il entendait exactement par cet adjectif : une énorme poitrine, des hanches pleines, des cuisses monumentales, de grosses joues et de petits yeux.

Fandorine nourrit effectivement de drôles de penchants, conclut Elisa. Il aime les grosses, je ne suis pas du tout à son goût.

Elle se prit alors à réfléchir, la tristesse lui revint, et la conversation prit fin. Elle ne demanda même pas à Massa pourquoi il parlait d’Eraste en disant « le maître ».

Cependant, quand elle eut appris à le mieux connaître, elle découvrit que les informations délivrées par le Japonais ne devaient pas toutes être prises pour argent comptant. Son partenaire de scène se révélait maître dans l’art de débiter des craques, ou tout au moins de divaguer.

Un jour qu’Elisa, à la suite de manśuvres compliquées pour orienter à nouveau la conversation sur Eraste, demandait ce que celui-ci faisait exactement dans la vie, Massa répondit d’un ton bref :

— Il saube.

— Il sauve qui ? dit-elle, ébahie.

— Le plemier benu, il le saube. Palafois, il saube la patalie.

— Qui ça ?

— La patalie. La mèle patalie. Dix fois dédja, il l’a saubée. Et tolois ou quataro fois, il a saubé le monde entier, répondit Massa, assenant cette nouvelle stupéfiante avec toujours le même sourire radieux.

Bien, bien, songea Elisa. Il n’est pas exclu que l’histoire des princesses et des révolutionnaires soit du même acabit.

Septembre touchait à sa fin. La ville avait jauni, s’était imprégnée d’une odeur de larmes, de chagrin, de nature à l’agonie. En parfait accord avec son état d’âme ! La nuit, Elisa ne dormait que fort peu. Elle reposait, les mains sous la tête. Le rectangle orange pâle qui se dessinait au plafond, projection de la fenêtre éclairée par un réverbère, ressemblait à un écran de cinéma. Elle y voyait défiler Gengis Khan, Eraste Pétrovitch, la geisha Izumi et les assassins japonais, les pâles images du passé et la noirceur du futur.

Au cours de la deuxième nuit d’octobre, cette séance de cinéma quotidienne fut interrompue brutalement.

Comme à l’habitude, elle passait en revue les événements du jour, le déroulement de la dernière répétition. Elle compta depuis combien de jours elle n’avait pas vu Fandorine (deux semaines entières !), et poussa un soupir. Puis elle sourit au souvenir du nouveau scandale qui avait agité la troupe. Quelqu’un avait de nouveau joué les mauvais plaisants en inscrivant une phrase idiote dans les Tables de la loi : « AVANT LE BÉNÉFICE, SEPT UNITÉS. » Quand l’inscription était-elle apparue ? Nul ne le savait : il y avait belle lurette que personne n’avait mis le nez dans le journal, du fait qu’on ne donnait pas de spectacle. Mais Stern avait eu soudain l’idée d’un « aphorisme génial, sinon phénoménal », il avait ouvert le livre et découvert, à la page du 2 octobre, le vilain gribouillage tracé au crayon à encre. Le metteur en scène avait piqué une vraie crise d’hystérie. Il avait pris pour cible l’honorable Vassilissa Prokofievna, qui venait d’évoquer, juste avant cela, les fastueuses soirées à bénéfice qu’elle avait connues autrefois : avec plateaux d’argent, cartons d’invitation du dernier chic et recettes mirobolantes. Seul Noé Noévitch pouvait imaginer la Réginina mouillant son crayon de salive pour, à l’insu de tous, inscrire en lettres torses le message sacrilège. Comme son emportement contre elle était cocasse ! Et combien tonitruante l’indignation de la comédienne : « Je vous interdis de m’offenser de vos soupçons ! Je ne mettrai plus un pied dans ce cloaque ! »

Tout à coup, sur « l’écran » du plafond qu’Elisa contemplait d’un śil distrait, se dessinèrent deux énormes jambes noires se balançant d’un bord à l’autre. Elle poussa un cri strident et se redressa d’un bond dans son lit. Elle n’eut pas tout de suite l’idée de tourner la tête vers la fenêtre. Mais quand elle y porta son regard, son effroi se changea en fureur.

Lesdites jambes n’avaient rien de chimérique, elles étaient bien réelles, gainées d’une culotte hongroise et chaussées de bottes de cavalier. Elles descendaient avec lenteur, un fourreau de sabre ballottant à leur côté ; un dolman apparut, à demi retroussé, avant que ne se montrât enfin le sous-lieutenant Limbach en son entier, cramponné à une corde. Il y avait près de deux semaines qu’on ne l’avait revu, depuis l’autre incident : sans doute avait-il passé tout ce temps aux arrêts. Et voilà qu’il ressurgissait brutalement.

Mais cette fois-ci, l’obstiné avait préparé son intrusion de manière plus sérieuse. Une fois en équilibre sur l’appui de fenêtre, il sortit un tournevis, ou autre outil du même genre (Elisa ne pouvait distinguer la chose précisément), et s’attaqua au cadre de la fenêtre close. L’espagnolette émit un grincement et se mit à tourner.

Il ne manquait plus que ça !

Sautant hors du lit, Elisa répéta le même geste que la fois précédente : elle poussa les deux battants. Mais le résultat obtenu fut tout autre. Occupé à manier le tournevis, ou en tout cas l’objet qu’il avait en main, peut-être Limbach se tenait-il moins solidement à la corde, s’il ne l’avait pas lâchée tout à fait. Toujours est-il que, surpris par le choc, il émit un cri plaintif puis bascula dans le vide, cul par-dessus tête.

Elisa, d’abord paralysée d’horreur, se pencha par la fenêtre, s’attendant à voir un corps inerte gisant sur le trottoir (le premier étage était perché tout de même à belle hauteur, à plus de quatre toises du sol), mais le sous-lieutenant s’était révélé agile comme un chat, et avait atterri sans dommage à quatre pattes. Voyant paraître la maîtresse de son cśur, il pressa ses mains contre sa poitrine d’un air suppliant.

— Me fracasser à vos pieds est un bonheur ! lança-t-il d’une voix sonore.

Eclatant de rire malgré elle, Elisa referma la fenêtre.

Toutefois, les choses ne pouvaient continuer ainsi. Elle serait contrainte malgré tout d’échanger sa chambre. Mais avec qui ?

Eh bien, avec la Linotova par exemple. La petite était toujours moins bien logée que les autres. Et si Limbach cherchait à nouveau à forcer la fenêtre, Zoïa saurait se défendre, toute Poucette qu’elle était. Si elle le souhaitait, bien sûr, songea Elisa avec malice. Et si ce n’était pas le cas, elle ferait ainsi d’une pierre deux coups : elle se débarrasserait du jeune officier et procurerait de la distraction à Zoïa.

Elisa pouffa en imaginant la stupeur du petit lieutenant quand il découvrirait la substitution. Mais il n’était peut-être pas utile après tout de prévenir Zoïa. Ça n’en serait que plus intéressant : une vraie scène de commedia dell’arte. De l’angoisse au comique, il n’y avait dans la vie qu’un pas minuscule.

Seulement y avait-il un miroir dans le galetas qu’elle occupait ? Elisa pourrait toujours demander qu’on y fasse porter celui qui se trouvait dans sa chambre actuelle.

Elle ne pouvait vivre dans un lieu dépourvu de miroir. Si elle ne se regardait pas au moins une fois toutes les deux ou trois minutes, elle avait vite le sentiment de ne pas exister vraiment. Une psychose assez répandue parmi les actrices, et baptisée « réflectiomanie ».

Le passage des Pyrénées

Des événements survenus au Louvre-Madrid la nuit suivante, Elisa ne put observer elle-même qu’une partie, de sorte que pour reconstituer le tableau d’ensemble elle dut recourir aux récits de plusieurs témoins.

Il convient de préciser qu’en fin de soirée l’hôtel avait connu une coupure de courant générale. A cause de l’heure tardive il avait été impossible de faire venir un électricien, aussi les dramatiques incidents rapportés ci-après se déroulèrent-ils soit dans une obscurité complète, soit à la lueur incertaine d’une lampe à pétrole et de quelques bougies.

Le mieux est de commencer par le récit de Zoïa Linotova.

« Je m’endors toujours comme font les chats. A peine ma tête a-t-elle touché l’oreiller, je ne suis plus là ! Or ici, le lit, on peut le dire, est impérial. Edredons en duvet de cygne ! Oreillers en plumes d’ange ! Et avant cela, je m’étais encore prélassée un bon moment dans un bain brûlant. Bref, je dormais paisiblement, et je rêvais. J’étais une grenouille, au milieu d’un marais, l’atmosphère y était chaude et humide à souhait, mais je me sentais très seule. J’avalais des moustiques au goût déplaisant, je coassais. Pourquoi riez-vous, Elisa ? C’est vrai, c’est vrai ! Tout à coup, paf ! Une flèche se plante dans la terre. Et alors je comprends : je ne suis pas un simple amphibie, je suis la princesse-grenouille, et cette flèche annonce l’apparition prochaine d’un merveilleux fils de roi. Il suffit que je me cramponne solidement à l’objet, et mon bonheur est assuré.

« Le prince se montre dans l’instant. Il se penche, me prend dans le creux de sa main. “Oh, dit-il, comme tu es d’un joli vert, et comme tu es mignonne ! Et quelles ravissantes petites pustules tu as là ! Viens que je te donne un baiser !” Et en effet, il m’embrasse, avec feu et passion.

« A ce moment, je me réveille en sursaut, et devinez quoi ? Prince ou pas prince, une espèce de gommeux à moustache me souffle son haleine au visage et me couvre les lèvres de baisers baveux. J’ai poussé un de ces hurlements ! Et comme il cherchait à me coller la main sur la bouche, je lui ai mordu un doigt.

« Je m’assois, prête à brailler encore tout ce que je peux, seulement d’un seul coup je me rends compte que je le connais. C’était le petit officier des hussards, celui qui passe son temps à vous couvrir de fleurs. La fenêtre est grande ouverte, il y a des traces de pieds sur le rebord.

« Il me regarde en secouant son doigt mordu, la figure toute grimaçante.

« “Qui es-tu ? siffle-t-il. D’où sors-tu donc, sale mioche ?”

« J’ai les cheveux courts, aussi m’avait-il prise pour un gosse.

« “Ce serait plutôt à toi de répondre à la question”, ai-je rétorqué.

« Il me brandit alors son poing sous le nez.

« “Où est-elle, chuchote-t-il, où est mon Elisa ? Parle, bougre de morveux.”

« Et le voilà qui me tord une oreille, l’animal.

« J’ai pris peur : “Elle a déménagé au Madrid, chambre dix.”

« Je ne sais pas pourquoi j’ai répondu ça. J’ai lâché le premier nombre qui m’est venu à l’esprit. Parole d’honneur ! Pourquoi riez-vous ? Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort. Pourquoi je n’ai pas donné l’alarme une fois le type sorti ? J’étais morte de trouille, incapable de reprendre mon souffle. Je vous le jure ! »

On ne put trouver de témoin du passage du valeureux sous-lieutenant à travers les Pyrénées, aussi l’épisode suivant du drame se jouait-il immédiatement dans la chambre numéro dix.

« Comment le malfaisant a réussi à ouvrir ma porte sans m’alerter, je l’ignore. J’ai un sommeil très léger, le moindre souffle me réveille… Ne racontez pas n’importe quoi, Lev Spiridonovitch, je n’ai jamais ronflé ! Et d’ailleurs comment pouvez-vous savoir comment je dors ? Dieu merci, il y a bien longtemps déjà que vous ne me tenez plus compagnie. Oh, et puis qu’il sorte, je ne raconterai rien en sa présence !

« J’entends alors, comme à travers un voile, quelqu’un murmurer : “Reine, impératrice, souveraine des cieux et de la terre ! Je brûle de passion, et l’arôme de votre parfum me consume.” Il faut dire que je me parfume toujours pour la nuit de Fleur-de-lys. Puis quelqu’un m’embrasse dans le cou, sur la joue, presse ses lèvres contre les miennes. Naturellement, je pensais que c’était un rêve. Or dans un rêve, pourquoi se gêner ? Et puisqu’il n’y a pas d’homme dans les parages, nous pouvons bien l’avouer franchement : laquelle d’entre nous n’aimerait pas faire pareil songe ? Alors, naturellement, j’ouvre mes bras à cette merveilleuse vision… Cessez de ricaner, ou bien je ne raconterai rien du tout !

« Tout se passait, notez-le bien, dans l’obscurité la plus totale, il m’était donc impossible de reconnaître ce jeune vaurien…

« Mais quand il s’est enhardi au point de se permettre des privautés que même en rêve je ne m’autorise jamais, j’ai enfin pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’une divagation nocturne, mais d’un très réel attentat à mon honneur. J’ai repoussé le misérable, qui est allé valdinguer par terre, et je me suis mise à crier. Alors cet infâme Limbach, comprenant que son plan avait échoué, a détalé dans le couloir. »

Si le récit de Zoïa inspirait une presque entière confiance (on peinait tout de même à croire qu’elle eût par hasard orienté le malfaisant vers la chambre dix), celui de la Réginina réclamait quelques ajustements. Il était difficile autrement d’expliquer d’où venait qu’elle eût tant tardé à remplir l’hôtel de ses hurlements, et pourquoi elle qualifiait tout à coup Limbach de « misérable » et d’« infâme », alors qu’elle lui témoignait auparavant la plus grande bienveillance.

Il était beaucoup plus probable que ce fût Limbach lui-même qui, une fois noyé dans les chairs de la monumentale Vassilissa Prokofievna, eût compris qu’il s’était trompé de chambre, et se fût alors débattu comme un beau diable pour recouvrer sa liberté, suscitant les braillements indignés de la mère noble.

Quoi qu’il en soit, la suite de l’itinéraire de l’agresseur nocturne était connue de manière certaine. Alerté par les cris, Rézonovski était sorti de la chambre voisine, numéro huit, une lampe à la main, et avait vu une silhouette agitée se sauver à toutes jambes au bout du couloir, un sabre ballottant à sa ceinture.

En tournant au coin, Limbach était tombé nez à nez avec Xantippa Pétrovna. Elle aussi était sortie de sa chambre, en chemise de nuit et papillotes.

Voici son récit.

« Mon éternel bon cśur m’a rendu un mauvais service. En entendant les cris, j’ai quitté mon lit pour jeter un coup d’śil dans le couloir. Et si quelqu’un avait besoin d’aide ?

« Un jeune homme s’est précipité vers moi. Je n’ai pas tout de suite reconnu en lui votre admirateur, Limbach. Mais il s’est nommé, puis a croisé ses mains sur sa poitrine d’un air suppliant :

« “Cachez-moi, madame ! On me poursuit ! Si je tombe dans les mains de la police, je suis bon pour un mois d’arrêts de rigueur au minimum !”

« Vous savez que je suis toujours du côté de ceux que la police persécute. Je l’ai donc laissé entrer et j’ai fermé la porte au verrou, comme une idiote !

« Et que croyez-vous qu’il s’est passé ? L’ingrat s’est mis en tête d’obtenir mes faveurs ! J’ai tenté de le raisonner, j’ai allumé la lampe pour qu’il voie que j’avais l’âge d’être sa mère. Mais il était comme fou ! Il voulait m’arracher ma chemise, courait après moi dans la chambre, et quand j’ai commencé à crier et appeler au secours, il a dégainé son sabre ! Je ne sais comment je suis restée en vie. Une autre à ma place aurait assigné l’animal en justice, et ce n’est pas en salle de police qu’il serait allé traîner ses chaînes, mais au bagne, pour tentative de viol et d’assassinat ! »

Il y avait là, à l’évidence, encore moins de vérité que dans les propos de Vassilissa Prokofievna. Que Limbach eût passé quelques minutes dans la chambre de la Goupilova, cela ne faisait aucun doute. Il était possible également qu’il se fût de lui-même introduit chez elle dans l’espoir d’y attendre que le raffut s’apaisât. Mais quant à la tentative de séduction, l’affaire était plus douteuse. Il était plus probable que ce fût la Goupilova elle-même qui eût manśuvré pour se rapprocher de lui ; elle avait hélas par inadvertance allumé la lampe, et le pauvre sous-lieutenant avait frémi d’horreur en découvrant à quoi ressemblait sa sauveuse. Il se pouvait fort qu’il eût manqué alors du tact nécessaire pour dissimuler sa répugnance, ce dont Xantippa Pétrovna s’était naturellement sentie offensée. En proie à l’humiliation et à la fureur, elle était capable de faire trembler n’importe qui. Aussi était-il facile d’imaginer que Limbach, terrorisé, eût été contraint de sortir son arme, tout comme d’Artagnan avait dégainé sa rapière pour fuir Milady outragée.

Il avait en effet bondi dans le couloir, sabre au clair. Toute une troupe d’acteurs alertés s’était déjà rassemblée là : Anton Ivanovitch Méfistov, Kostia Labiline, Sima Abrikossova, Novimski. A la vue du malfaiteur armé, tous, excepté le valeureux Georges, se réfugièrent dans leurs chambres.

En ce point de ses incroyables tribulations, Vladimir Limbach perdit à moitié l’esprit.

Il se jeta sur l’assistant en brandissant sa lame.

« Où est-elle ? Où est Elisa ? Où l’avez-vous cachée ? »

Georges avait le cśur brave, mais point l’esprit trop affûté : il recula vers la porte de la chambre trois, faisant un rempart de son corps.

« Il faudra passer sur mon cadavre ! »

Mais Limbach à présent s’en moquait : ce n’était pas un cadavre qui allait l’arrêter. D’un coup de pommeau sur le front, il étendit Novimski par terre et se trouva devant la chambre qu’occupait auparavant Zoïa.

Les événements suivants n’avaient pas besoin d’être reconstitués, car Elisa en avait été tout à la fois le témoin et l’acteur.

Tourmentée comme à l’habitude par l’insomnie, elle avait avalé la veille au soir une cuiller de laudanum et dormait à poings fermés en dépit du vacarme. Elle ne fut réveillée que par le chahut qui se produisit juste derrière sa porte. Elle alluma une bougie, ouvrit, et se trouva nez à nez avec un Limbach dépenaillé et rouge d’avoir couru.

Il se précipita vers elle, les larmes aux yeux.

« Je vous ai trouvée ! Mon Dieu, ce que j’ai souffert ! »

Encore dans un demi-sommeil, peinant à rassembler ses idées, elle s’écarta d’un pas, et le sous-lieutenant prit ce mouvement pour une invitation à entrer.

« Cet endroit est peuplé d’espèces de nymphomanes ! se plaignit-il (paroles qui expliquent les hypothèses formulées plus haut, concernant la Réginina et la Goupilova). Mais c’est vous que j’aime ! Seulement vous ! »

Cette explication sur le seuil de la chambre fut interrompue par l’apparition de Vassia Innokentov, surgissant à l’angle du couloir. Il avait le sommeil lourd, c’est pourquoi, de tous les « Madrilènes », il était le dernier à s’être réveillé.

« Limbach, que faites-vous ici ? s’écria-t-il. Laissez Elisa en paix ! Et pourquoi Georges est-il étendu par terre ? Vous l’avez frappé ? Je vais prévenir Noé Noévitch ! »

Le sous-lieutenant se faufila lestement à l’intérieur de la pièce et referma la porte derrière lui. Elisa était à présent seule à seul avec lui.

On ne peut dire qu’elle en fut effrayée. Des risque-tout, elle en avait vu de toute espèce au cours de sa carrière. Certains, notamment des officiers ou des étudiants, se livraient parfois à des actes autrement plus effarants. Qui plus est, Vladimir se conduisait de manière assez sage. Il venait de tomber à genoux, il jeta son sabre sur le sol, saisit le bas du peignoir dont elle s’était vêtue, et le serra pieusement contre son sein.

« Peu importe que je meure pour vous… Peu importe même qu’on me chasse du régiment… Mes vieux parents n’y survivraient pas, mais de toute manière la vie sans vous me serait intolérable, gémit-il d’une voix confuse mais pleine de sentiment. Si vous me repoussez, je m’ouvrirai le ventre, comme le faisaient les Japonais pendant la guerre ! »

Comme il prononçait ces mots, ses doigts, comme par mégarde, froissaient en boule la fine étoffe de soie qui ainsi se plissait et remontait toujours plus haut. Le hussard mit un terme à ses lamentations pour se pencher et baiser le genou dénudé d’Elisa, et il demeura ainsi, ses baisers sonores suivant le mouvement ascendant du tissu.

Soudain, elle fut prise d’un frisson. Non point à cause de la conduite éhontée du jeune homme, mais à l’idée affreuse qui venait de lui traverser l’esprit.

Et si c’était le destin qui me l’envoyait ? Il est prêt à tout, il est amoureux. Si je lui raconte mon cauchemar, il provoquera Gengis Khan en duel, tout simplement, et le tuera. Et moi, je serai libre !

Mais aussitôt elle se sentit honteuse. Risquer la vie d’un gamin pour des fins égoïstes, c’était ignoble.

« Cessez, dit-elle faiblement en posant ses mains sur les épaules du jeune homme (la tête de Limbach disparaissait déjà tout entière sous le peignoir). Il faut que je vous parle… »

Elle ignorait elle-même comment tout cela eût fini. Aurait-elle eu assez de courage, ou bien au contraire de lâcheté, pour entraîner le garçon dans une histoire mortellement dangereuse ?

On n’alla point jusqu’aux explications.

La porte, violemment heurtée, vola hors de ses gonds. Dans l’embrasure se pressèrent le portier de l’hôtel, Innokentov et Novimski, le front orné d’une bosse écarlate et le regard furibond. Noé Noévitch les écarta. Il considéra d’un śil indigné l’indécent tableau qui s’offrait à lui. Elisa repoussa Limbach d’un coup de genou dans les dents.

« Fichez le camp d’ici ! »

L’autre se releva, ramassa son arme blanche qu’il cala sous son aisselle, puis plongea sous les bras du portier qui cherchait à l’arrêter et détala dans le couloir en hurlant : « Je vous aime ! Je vous aime ! »

« Laissez-nous », ordonna Stern.

Ses yeux lançaient des éclairs.

« Elisa, je me suis trompé sur votre compte. Je vous tenais pour une femme de catégorie supérieure, or vous vous permettez… »

Et cetera, et cetera.

Elle n’écoutait pas, et tenait les yeux baissés, rivés sur le bout de ses pantoufles.

Horrible ? Oui. Lâche ? Oui. Mais il est plus pardonnable de risquer la vie d’un benêt de petit officier que celle d’un grand auteur dramatique. Même si le duel se conclut par la mort de Limbach, Gengis Khan disparaîtra de toute façon de ma vie. Il ira en prison, ou bien se réfugiera dans son khanat ou en Europe, peu importe. Je serai libre. Nous serons libres ! Ce bonheur-là vaut bien d’être payé d’un crime… Non ?

CINQ UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

La pêche au vif

« Peu de gens savent être vieux », disait le philosophe – La Rochefoucauld, semble-t-il. Eraste pensait appartenir à cette minorité heureuse, et à l’évidence il se trompait.

Où était passé son bel équilibre fait de raison et de dignité ? Quid de sa sérénité et de sa volonté, de son détachement et de son harmonie ?

Son propre cśur lui avait joué un tour auquel il ne s’attendait aucunement. Sa vie s’en trouvait chamboulée, toutes ses valeurs immuables n’étaient plus que cendres. Il se sentait tout à coup deux fois plus jeune et trois fois plus bête. Quoique ce dernier constat ne fût pas tout à fait exact. Si sa raison semblait avoir perdu le cap établi, s’être détournée du point où tendaient ses efforts, elle avait cependant gardé son acuité de toujours, et enregistrait sans pitié tous les stades et les tournants de la maladie.

Par ailleurs, Fandorine n’était pas certain qu’il fallût qualifier de maladie ce qui lui arrivait. Peut-être au contraire avait-il recouvré la santé ?

La question était philosophique, et c’est le meilleur des philosophes, à savoir Kant, qui l’aida à lui trouver une réponse. Celui-ci était chétif de naissance, il était constamment souffrant, et c’était pour lui un sujet de grand désarroi jusqu’au jour où une idée merveilleuse lui était venue à l’esprit : celle de considérer son état maladif comme de la bonne santé. Etre mal en point, c’était normal, il n’y avait pas lieu de s’affliger, das ist Leben. Et si un matin soudain tout allait bien, c’était un cadeau du destin. Dans l’instant la vie du grand homme s’était emplie de lumière et de joie.

Fandorine ne procéda pas autrement. Il cessa de s’obstiner à opposer cśur et raison. A quoi bon lutter contre l’amour, il n’avait qu’à admettre que c’était là son état normal.

Tout de suite, il se sentit plus léger. Au moins, il en avait terminé avec son désaccord intérieur. Eraste Pétrovitch avait suffisamment de motifs de tourment, sans y ajouter celui d’être furieux contre lui-même.

En vérité, c’est une lourde croix que d’être amoureux d’une actrice. Cette pensée visitait Fandorine plus de cent fois par jour.

Avec elle, il était impossible d’être jamais sûr de rien. Sans compter qu’il s’en fallait d’un instant pour qu’elle changeât du tout au tout. Tantôt glacée, tantôt passionnée, tantôt fausse, tantôt sincère, tantôt se serrant contre vous, tantôt vous repoussant ! La première phase de leurs relations, qui n’avait duré que quelques jours, avait conduit Fandorine à penser qu’Elisa, en dépit de ses poses de comédienne, était malgré tout une femme comme les autres, pleine de vie. Mais comment expliquer ce qui s’était passé rue Svertchkov ? S’était-elle produite, cette explosion de passion foudroyante, ou bien l’avait-il rêvée ? Etait-il possible qu’une femme se jette d’elle-même dans vos bras, pour ensuite se sauver en courant, et pas de manière indifférente, mais avec effroi, et même avec dégoût ? Quelle faute avait-il commise ? Oh, Eraste Pétrovitch eût payé cher pour obtenir une réponse à cette question qui le torturait. La fierté le lui interdisait. Se trouver dans le rôle pitoyable de quémandeur, de clarificateur de relations ? Jamais !

Au reste, il ne comprenait que trop. La question était purement rhétorique.

Elisa était d’abord une actrice avant d’être une femme. Une ensorceleuse professionnelle qui avait absolument besoin de coups d’éclat, de ruptures, de passions douloureuses. Son brusque changement de conduite était d’une double nature : primo, les relations sérieuses l’effrayaient, et elle ne voulait pas perdre sa liberté ; secundo, elle désirait bien sûr de cette manière ferrer plus solidement sa proie. Un tel paradoxe d’intentions est naturel pour une femme de théâtre.

Quant à lui, en vieux routier qu’il était, il en avait vu déjà de toutes les couleurs, et l’éternel jeu féminin du chat et de la souris ne lui était pas non plus étranger. Qui plus est, sous une forme bien plus savante. Dans la science de s’attacher les faveurs des hommes, la comédienne européenne avait encore bien du chemin à parcourir avant d’égaler la courtisane japonaise expérimentée, maîtrisant le jojutsu, « l’art de la passion ».

Mais tout en comprenant parfaitement ce jeu fort simple, il s’y soumettait néanmoins et souffrait, souffrait pour de bon. L’autopersuasion et la logique ne lui étaient d’aucun secours.

Alors Eraste Pétrovitch commença de se persuader qu’il avait eu de la chance. Il existe un proverbe un peu bête qui dit : « Quitte à aimer, que ce soit une reine », mais une reine, c’est idiot, ce n’est pas une femme, c’est un cérémonial ambulant. Quitte à tomber amoureux, que ce soit d’une grande actrice.

Celle-ci incarnait la beauté toujours fuyante du yugen. Ce n’était pas une femme, mais dix, mais vingt : tout à la fois Juliette, Princesse lointaine, Ophélie, Jeanne d’Arc et Marguerite Gautier. Subjuguer le cśur d’une grande actrice est très difficile, presque impossible, mais si malgré tout on y parvient, c’est comme conquérir d’un coup l’amour de toutes ces héroïnes. Si on y échoue, qu’importe, car on reste alors amoureux de toutes les meilleures femmes du monde. On ne connaîtra plus ni quiétude ni relâchement, mais qui a dit que c’était mal ? La vraie vie, c’était justement cette émotion permanente, et non les murs que Fandorine avait bâtis autour de lui quand il avait décidé de vieillir correctement.

Après la rupture, s’étant privé de la possibilité de voir Elisa, il se remémorait souvent une conversation qu’il avait eue avec elle. Ah, comme ils bavardaient bien, tous les deux, durant cette brève et heureuse période ! Il se rappelait lui avoir demandé :

« Etre actrice, qu’est-ce que ça signifie ? »

Et elle lui avait répondu :

« Je vais vous dire ce que c’est qu’être une actrice. C’est souffrir constamment la faim : une faim désespérante, insatiable. Une faim si immense que personne n’est capable de l’apaiser, si grand soit l’amour qu’on me porte. Il me manquera toujours l’amour d’un homme. J’ai besoin d’être aimée du monde entier – de tous les hommes, de tous les vieillards, de tous les enfants, et puis des chevaux, des chats, des chiens et, ce qui est le plus ardu, de toutes les femmes, ou au moins de la majorité d’entre elles. Je regarde le serveur, au restaurant, et je lui souris de manière à lui inspirer de l’amour. Je pose les yeux sur un chien et je lui demande : “Aime-moi.” J’entre dans une salle emplie de monde, et je pense : Me voici, aimez-moi ! Je suis l’être le plus malheureux et le plus heureux de la terre. Le plus malheureux, parce qu’il est impossible d’être aimé de tous. Le plus heureux, parce que je vis dans une attente permanente, comme une amoureuse avant un rendez-vous. C’est un tourment qui me consume délicieusement, et c’est là mon bonheur… »

A cet instant, elle se trouvait à la limite de la sincérité dont elle était capable.

Ou bien n’était-ce qu’un monologue tiré de quelque pièce de théâtre ?

Les sentiments sont les sentiments, mais une mission est une mission. Les revers de fortune amoureuse ne devaient pas entraver son enquête. Ou plutôt ils l’entravaient sans nul doute, déferlant périodiquement en un tourbillon qui altérait la clarté de son raisonnement, mais ils ne le distrayaient pas pour autant de ses travaux d’investigation. Un serpent dans une corbeille de fleurs, c’était plutôt un crime d’opérette, un assassinat prémédité, en revanche, ça n’avait rien d’une plaisanterie. L’inquiétude qu’il éprouvait pour l’être aimé et, au bout du compte, sa simple conscience de citoyen lui réclamaient de démasquer le perfide meurtrier. La police moscovite était libre d’aboutir aux conclusions qu’elle voulait (Eraste Pétrovitch ne nourrissait pas une très haute opinion de ses compétences professionnelles), mais il n’avait lui-même aucun doute sur le fait qu’Emraldov avait été empoisonné.

Il l’avait découvert dès le premier soir, au cours de sa visite nocturne au théâtre. Non que Fandorine eût soupçonné d’emblée quelque chose dans ce suicide soudain – il n’en était rien. Mais dès lors qu’un nouvel événement funeste et mystérieux s’était produit dans l’entourage immédiat d’Elisa, il lui fallait tirer les choses au clair.

Qu’avait-il réussi à établir ?

L’acteur s’était attardé au théâtre, parce qu’il y attendait une visite. Et d’un.

Il semblait alors d’excellentissime humeur, ce qui était tout de même étrange pour un désespéré. Et de deux.

Troisième point. L’enquêteur avait naturellement emporté avec lui la coupe qui, d’après les conclusions de la police, contenait le poison qu’Emraldov avait volontairement, semblait-il, avalé. Cependant, sur la surface vernie de la table s’observaient les traces de deux coupes. Ainsi, l’acteur avait bel et bien reçu son visiteur inconnu, et tous deux avaient bu du vin.

Quatrième point. A en juger pas lesdites traces, l’une des coupes était intacte, tandis que l’autre fuyait légèrement : tache d’eau circulaire pour la première, tache de vin pour la seconde. Visiblement, avant d’être utilisée, la vaisselle avait été rincée sous le robinet, mais on ne l’avait pas essuyée. Ensuite, un peu de vin avait suinté d’un des deux récipients.

Eraste Pétrovitch avait prélevé des particules du liquide rouge séché pour les soumettre à analyse. Le vin ne contenait pas de poison. Par conséquent, c’était l’empoisonneur supposé qui avait bu dans la coupe disparue. Et de cinq.

Le lendemain, le tableau s’était fait encore plus précis. De bon matin, utilisant l’utile méthode dite du « graissage de patte », Fandorine, avec l’aide d’un ouvreur de loges, s’était introduit dans le magasin d’accessoires. Plus exactement, l’homme s’était contenté de lui montrer où se trouvait le local, puis s’était éloigné, tandis qu’Eraste Pétrovitch ouvrait lui-même la porte, au moyen d’un simple passe-partout.

Et alors ? La seconde coupe d’étain trônait tranquillement sur une étagère, au milieu de couronnes, d’aiguières, de plats et autres objets ayant survécu à Hamlet. Fandorine avait tout de suite reconnu l’objet à sa description : il était le seul qui y répondît, avec son couvercle rabattable orné d’une aigle et d’un serpent. A en juger par la poussière, une seconde coupe s’était trouvée là quelque temps auparavant. Le soir du meurtre, Emraldov les avait prises en sortant de scène, puis quelqu’un (vraisemblablement le meurtrier) en avait remis une à sa place. Un examen au moyen d’une forte loupe avait permis de repérer dans la paroi du récipient la microfissure par laquelle le vin avait suinté. Il était visible, par ailleurs, que la coupe avait été soigneusement lavée. Si bien qu’il ne subsistait, hélas, aucune empreinte de doigt.

Et malgré tout la moitié de l’affaire était réglée. La liste des suspects se dessinait clairement. Ne restait qu’à pénétrer ce cercle pour déterminer le coupable.

Une journée encore s’était écoulée, et tout s’était arrangé à merveille. Plus besoin désormais d’agir en cachette ou de soudoyer les employés. La pièce des Deux Comètes avait été acceptée pour être mise en scène, et Fandorine était devenu membre à part entière de la troupe. C’était là en vérité conjuguer avec bonheur l’intérêt privé et le devoir civique.

Profitant d’une répétition, il avait posé à différentes personnes deux ou trois questions apparemment fortuites, et avait ainsi appris l’essentiel, à savoir quel membre de la troupe avait libre accès au magasin d’accessoires à toute heure du jour ou de la nuit. La liste des suspects s’était tout de suite trouvée réduite au minimum. Les magasins d’accessoires, réels et factices, et de costumes étaient gérés par l’assistant du metteur en scène, Novimski. Il prenait ses obligations très au sérieux, ne confiait les clefs des lieux à personne et accompagnait toujours quiconque avait besoin d’aller s’y servir. Si quelqu’un était bien placé pour remettre la coupe sur son étagère, c’était lui.

Mais il était un membrede la troupe qui n’avait pas besoin de l’accord de Novimski : son directeur lui-même. Pour savoir si Stern avait emprunté la clef du magasin à son assistant, il eût fallu poser d’autres questions, mais cela n’eût mené à rien, aussi Fandorine avait-il résolu d’étendre ses soupçons aux deux hommes.

Un troisième personnage était venu s’ajouter presque par hasard. Dans la pièce, le bouffon Labiline s’était vu confier le rôle de Kinjo, voleur pickpocket ou, pour s’exprimer de manière plus exacte, voleur picksleeve, puisque aussi bien le vêtement japonais ne possède pas de poche et qu’il était d’usage de garder les objets de valeur dans ses manches. Kostia avait eu l’occasion de jouer un pickpocket dans une pièce tirée d’Oliver Twist, et à l’époque avait étudié avec application ce métier difficile, de manière à paraître convaincant sur scène. Encouragé par le souvenir de cet épisode passé et mû par son naturel farceur, le jeune homme avait eu la fantaisie de faire démonstration de son art : au cours d’une pause, il s’était arrangé pour frôler de très près trois ou quatre personnes, pour ensuite restituer dans un grand éclat de rire à la Réginina son porte-monnaie, à Novimski son mouchoir, et à Méfistov un flacon d’on ne savait quel médicament. Indulgente, Vassilissa Prokofievna avait seulement traité l’habile garçon de « filou » ; Novimski s’était contenté d’en profiter pour se moucher ; mais Anton Ivanovitch avait déclenché un scandale, en hurlant qu’un honnête homme ne se permettait pas de fouiller dans les poches des autres, même pour plaisanter.

Après cet incident comique, Fandorine avait inscrit également Labiline sur sa liste de suspects. S’il avait réussi à soustraire son mouchoir à Novimski, il pouvait aussi bien lui avoir subtilisé une clef.

Il ne lui fallut que vingt-quatre heures encore pour élaborer et mettre en śuvre une simple opération inspirée de l’antique méthode policière dite « de la pêche au vif ».

Dans la journée, Eraste Pétrovitch s’introduisit en cachette dans le magasin d’accessoires, en recourant à son passe-partout. Il venait de déposer sa montre chronomètre Buhré à côté de la coupe d’étain, quand il entendit un curieux bruit étouffé. Il se retourna et aperçut à gauche, sur une étagère, un gros rat qui l’observait avec un calme dédaigneux.

— A t-très bientôt, lui dit Fandorine avant de ressortir.

Plus tard, à cinq heures, comme tout le monde prenait le thé (encore une tradition), la conversation vint à porter à nouveau sur la mort d’Emraldov. Les comédiens se prirent à imaginer quelles raisons avaient pu pousser celui-ci au suicide.

Eraste Pétrovitch laissa échapper, comme s’il se parlait à lui-même, mais néanmoins à haute voix :

— Un suicide ? Rien n’est moins sûr…

Tous se tournèrent vers lui.

— Et de quoi pourrait-il s’agir, si ce n’est pas le cas ? s’exclama Innokentov, surpris.

— Je vous répondrai bientôt, dit Fandorine d’un air assuré. Il y a quelques hypothèses. A dire vrai, ce ne sont même pas des hypothèses, mais des faits. Ne me posez aucune question pour l’instant. Demain, je saurai tout de manière certaine.

Elisa (on était alors au tout début de leurs relations) lui dit avec reproche :

— Cessez donc de parler par énigmes ! Qu’avez-vous appris ?

— C’est du domaine de la divination ? demanda Stern, sans ironie, d’un air au contraire parfaitement sérieux.

Sa joue avait tressauté, secouée par un tic nerveux – ou bien était-ce une illusion ?

Méfistov se tenait debout, dos tourné, et ne manifestait aucune curiosité. Bizarre : était-il possible qu’un sujet aussi piquant le laissât de marbre ?

Qu’en était-il de Novimski ? Il avait souri, montrant les dents. Ses yeux étaient posés sur Fandorine, et ne s’en détachaient pas.

Bien, passons au deuxième acte.

Eraste Pétrovitch avait devant lui deux verres de thé. Il les prit en main, observa l’un, puis l’autre, et enfin, la mine pensive, cita la réplique de Claudius voyant Gertrude boire le poison :

— « C’est la coupe empoisonnée. Il est trop tard !… » Oui, c’est exactement ainsi que les choses se sont passées. Deux coupes, dans l’une d’elles, la m-mort…

Il prononça à dessein ces mots d’une voix à peine audible, presque dans un murmure. Pour les distinguer, l’assassin eût dû s’approcher et tendre le cou. Excellent procédé, inventé par le prince du Danemark dans la scène de la « souricière ». Quand les suspects sont identifiés, il n’est pas difficile d’épier leurs réactions.

Stern n’entendit rien : il était occupé à parler avec Rézonovski. Méfistov ne se retourna pas davantage. En revanche, l’assistant du metteur en scène se pencha d’un bloc vers Fandorine, tandis que son étrange sourire se changeait en une sorte de grimace.

Et voilà toute l’enquête, songea Eraste Pétrovitch avec même quelque regret. Nous avons eu affaire à des charades plus retorses.

Il aurait pu, bien sûr, épingler sur-le-champ le criminel, il disposait pour cela d’un assez solide faisceau de présomptions. Se dessinait même une hypothèse de mobile : le désir ardent de jouer Lopakhine. Pour qui ne connaissait pas le milieu théâtral, pareille idée, cependant, paraîtrait fantastique. Il y avait peu de chances même qu’un tribunal y accordât foi, d’autant plus qu’on ne pouvait exhiber aucune preuve certaine.

Par conséquent, il fallait prendre l’individu en flagrant délit, pour qu’il lui fût impossible de se tirer d’affaire.

Qu’à cela ne tienne, abordons l’acte trois.

Eraste Pétrovitch glissa la main dans son gousset.

— Saperlotte ! Mais où est donc passée ma montre ? M-messieurs dames, personne ne l’aurait vue ? Une montre en or, une Paul Buhré ? Avec une breloque en forme de loupe.

Personne, bien entendu, n’avait vu la montre, mais la majorité des acteurs, dans le vśu de rendre service au dramaturge, entreprit aussitôt de rechercher l’objet. On regarda sous les fauteuils, on pria Eraste Pétrovitch de se rappeler s’il n’avait pu laisser sa montre au buffet ou bien, mille excuses, au water-closet.

Il se frappa le front.

— Ah mais oui, dans le magasin d’acc…

Et comme s’il se reprenait soudain, il n’acheva pas et se mit à tousser.

Intermède des plus primitifs, destiné aux imbéciles. Mais Fandorine, pour parler franchement, n’était guère enclin à estimer très haut les facultés intellectuelles de l’adversaire.

— Ce n’est rien, ne vous inq-quiétez pas, messieurs, je viens de me rappeler… déclara-t-il. Je la récupérerai plus tard. Où elle est, elle ne se sauvera pas.

Novimski se comportait comme le malfaiteur de quelque spectacle de province, autrement dit de manière presque caricaturale : le rouge aux joues, il se mordait les lèvres et jetait à Eraste Pétrovitch des regards furieux.

Il ne restait plus longtemps à attendre.

La répétition finie, les comédiens commencèrent de prendre congé.

Eraste Pétrovitch prit tout son temps. Assis, jambes croisées, il alluma un cigare. Quand enfin il fut seul, il se garda encore de se presser, laissant au criminel le temps de s’agiter et de se morfondre.

Bientôt tout fut silencieux à l’intérieur du bâtiment. Voilà, l’heure était venue.

Le jugement du destin

Il sortit sur le palier et descendit à l’étage de service. Le couloir aveugle sur lequel donnaient les portes des ateliers et des magasins était plongé dans la pénombre.

Fandorine s’arrêta devant le local aux accessoires. Il secoua la poignée. Fermée – de l’intérieur très certainement.

Il ouvrit la porte avec son passe-partout. A l’intérieur régnait l’obscurité la plus totale. Eraste Pétrovitch aurait pu allumer, mais il voulait faciliter la tâche au criminel. La pâle bande de lumière qui filtrait du couloir suffisait amplement pour atteindre l’étagère et y prendre la montre qu’il avait laissée là.

Tandis qu’il s’avançait dans le noir, s’attendant à chaque instant à être agressé, Fandorine ressentit non sans honte une très agréable excitation : son pouls battait le tambour, sa peau était parcourue de frissons, chacun de ses nerfs vibrait sous la tension. C’était là l’authentique raison pour laquelle il n’avait pas collé le Borgia amateur au mur, ne l’avait pas chargé de la chaîne de présomptions pesant contre lui. Il avait eu envie de se secouer, de s’aérer, de se fouetter le sang. L’amour, le danger, l’avant-goût de la victoire – c’était ça la vraie vie, et la vieillesse pouvait attendre.

Il ne s’exposait pas à un bien grand risque. A moins que l’homme ne s’avisât de lui tirer dessus, mais c’était peu probable. Premièrement, le gardien entendrait le coup de feu et appellerait la police. Deuxièmement, d’après l’image que Fandorine s’était formée du personnage, ce « Lermontov pour pauvres », comme l’avait baptisé Stern avec autant de justesse que de cruauté, choisirait un procédé plus théâtral.

Néanmoins, l’ouïe d’Eraste Pétrovitch était pleinement mobilisée, prête à saisir le déclic étouffé de l’arme dont on relève le chien. Il n’est pas si simple de toucher un chat noir (Fandorine ce jour-là portait une redingote noire) se déplaçant rapidement dans une pièce enténébrée.

Il avait déjà repéré l’endroit où se tenait le tueur. De l’angle droit lui était parvenu un léger bruissement. Personne, à part lui qui en son temps avait spécialement appris à écouter le silence, n’eût accordé d’importance à ce bruit, mais Eraste Pétrovitch avait tout de suite compris de quoi il s’agissait : c’était un frottement d’étoffe contre étoffe. L’homme tapi en embuscade venait de lever une main. Que tenait-elle ? Une arme blanche ? Un objet lourd et contondant ? Ou bien malgré tout un revolver déjà armé ?

A tout hasard, Fandorine fit un rapide pas de côté, quittant la zone de lumière grisâtre pour l’obscurité. Il se mit à siffloter la romance d’Aliabiev, Rossignol, mon rossignol, d’une manière toute particulière : les lèvres jointes orientées sur le côté. Si le criminel était en train de viser, il aurait l’illusion que sa cible se tenait un pas plus à gauche.

Eh bien, monsieur Novimski. De l’audace ! La victime ne soupçonne rien. Attaquez !

Cependant une surprise attendait Eraste Pétrovitch. L’interrupteur claqua, et le local s’inonda de lumière électrique, lumière d’autant plus vive que l’ombre, un instant avant, était profonde. Ainsi s’expliquait pourquoi l’assistant de Noé Stern avait levé la main.

Car, bien entendu, c’était lui : la frange en bataille, le regard brillant, fiévreux. Le raisonnement de Fandorine était donc juste. Néanmoins il dut faire face à un autre imprévu. Ce que Novimski brandissait, ce n’était pas un couteau, ni une hache, encore moins un vulgaire marteau, mais deux rapières munies d’une garde en forme de coquille. Elles reposaient un peu plus tôt sur une étagère, au-dessous de la coupe – armes factices destinées au même spectacle.

— Très bel effet, lança Eraste Pétrovitch en faisant mine d’applaudir. Dommage seulement qu’il n’y ait pas de spectateurs.

De spectateur, il en était un tout de même : le rat entrevu dans l’après-midi se tenait à la même place, les yeux luisant d’une lueur mauvaise. De son point de vue d’animal, tous deux n’étaient sans doute que des malotrus qui s’étaient introduits brutalement dans son domaine.

L’assistant barrait la porte du local ; bizarrement, il tenait les rapières pommeau en avant.

— P-pourquoi avez-vous allumé la lumière ? Dans le noir, ç’aurait été plus simple.

— Il n’est pas dans mes habitudes de frapper dans le dos. Je vous livre au jugement du destin, monsieur le faux auteur. Choisissez votre arme et défendez-vous !

Il était assez singulier, ce Novimski. Calme, solennel même, eût-on pu dire. Les assassins démasqués ne se conduisent pas de cette manière. Et quelle était cette pantalonnade avec les armes factices ? Quelle idée avait-il en tête ?

Fandorine saisit néanmoins une rapière, la première qui lui tomba sous la main, sans réfléchir. Il jeta un rapide coup d’śil à la pointe. Impossible avec ça de transpercer un être humain, tout au plus pouvait-on infliger une égratignure. A la rigueur une bosse, en frappant à toute volée.

Eraste Pétrovitch n’avait pas eu le temps d’adopter une position défensive (à dire vrai il en était encore à se demander s’il allait participer à cette pitrerie) que son adversaire, au cri de « En garde ! », passait à l’attaque, et se fendait en un mouvement impétueux. Si Fandorine n’avait pas été doué de prodigieux réflexes, la lame l’eût atteint en pleine poitrine, mais il sut esquiver à temps. Malgré tout l’extrémité de l’arme déchira sa manche et lui entama la peau.

— Touché ! s’écria Novimski en secouant sa rapière tachée d’une gouttelette de sang. Vous êtes mort !

La belle redingote était irrémédiablement fichue, et la chemise avec elle. On ne saurait décrire à quel point Eraste Pétrovitch en fut courroucé, lui qui commandait tous ses vêtements à Londres.

Il convient de dire qu’il n’était pas mauvais en escrime. Un jour, dans sa jeunesse, il avait manqué perdre la vie dans un duel au sabre, et à la suite de l’incident avait pris soin de combler ce qui s’était révélé être une dangereuse lacune de son éducation. Il contre-attaqua, accablant son adversaire d’une cascade de coups. Vous voulez vous amuser ? Eh bien, prenez ça !

Par ailleurs, d’un point de vue psychologique, un moyen éprouvé d’écraser la volonté de son ennemi est bien d’emporter sur lui la victoire dans n’importe quelle compétition.

Novimski était à présent en fâcheuse posture, mais il se défendait avec art. Eraste Pétrovitch ne réussit qu’une seule fois à le frapper convenablement au front du tranchant de la lame, puis une fois encore à le toucher sous l’oreille, d’un autre coup de taille. Reculant sous l’assaut impérieux, l’assistant dardait sur un Fandorine blême de rage un regard où se lisait une stupéfaction croissante. Visiblement, il ne s’attendait pas à une telle science des armes de la part du dramaturge.

Bon, assez joué les idiots, se dit Eraste Pétrovitch. Finiamo la commedia.

D’un double enveloppement, il crocha l’épée de l’adversaire, exécuta un moulinet, et la rapière s’en fut voler au loin, dans un coin de la pièce. Quand il eut acculé Novimski contre un mur sous la menace de sa lame, Fandorine déclara d’un ton sarcastique :

— Laissons là le théâtre. Je vous propose de revenir dans le domaine de la vraie vie. Et de la vraie mort.

L’ennemi vaincu se tenait immobile, ses yeux louchant sur la pointe de métal qui pressait sa poitrine. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front livide que le rouge d’une bosse commençait de colorer.

— Seulement je préfère ne pas mourir embroché, dit-il d’une voix rauque. Tuez-moi plutôt d’une autre manière.

— Pourquoi voudrais-je donc vous tuer ? demanda Fandorine, surpris. Qui plus est, ce serait assez difficile avec ce fer émoussé. Non, mon ami, vous irez au bagne. Pour le lâche assassinat que vous avez commis de sang-froid.

— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Mon cher monsieur, ne vous obstinez pas à nier devant des faits qui parlent d’eux-mêmes. D’un point de vue théâtral, ce serait d’un ennui m-mortel. Si ce n’est pas vous qui avez empoisonné Emraldov, pour quelle raison m’auriez-vous tendu cette embuscade ?

L’assistant releva la tête, les yeux écarquillés, et battit des paupières.

— Vous m’accusez du meurtre d’Hippolyte ? Moi ?

Pour un acteur de troisième plan, l’étonnement était assez bien joué. Au point qu’Eraste Pétrovitch éclata de rire.

— Et qui d’autre ?

— Mais ce n’est donc pas vous qui avez fait ça ?

Fandorine avait rarement eu l’occasion d’observer pareil culot. Il en fut même un peu désarçonné.

— Comment ?

— Mais vous vous êtes trahi vous-même. Aujourd’hui, pendant qu’on prenait le thé !

Novimski porta prudemment la main à la lame et l’écarta de son sein.

— Depuis avant-hier, j’étais dévoré par le doute. Un homme comme Hippolyte ne pouvait se donner la mort ! Cela ne collait pas, dans mon esprit. Il aimait trop sa propre personne. Et voilà que vous parlez des coupes. Ç’a été comme un choc pour moi ! Il y avait quelqu’un dans la loge, avec Hippolyte ! Qui a bu du vin avec lui ! Et lui a versé du poison ! Je suis allé au magasin d’accessoires examiner la seconde coupe. Et tout à coup qu’est-ce que je vois ? Une montre Buhré ! Ce fut comme si on m’ôtait une taie des yeux. Tout concordait ! Le mystérieux M. Fandorine surgi d’on ne savait où, puis disparu, puis réapparu, le lendemain même de la mort d’Hippolyte ! Son lapsus à propos des deux coupes ! La montre oubliée ! J’ai deviné que retourneriez la chercher. Vous savez, je ne suis pas expert en résolution de mystères, mais je crois en la justice du sort, et au jugement de Dieu. C’est pourquoi j’ai pris ma décision : s’il vient, je le provoque en duel. Et si Fandorine est un criminel, le destin le châtiera. Je suis descendu dans ma loge, puis je suis revenu ici pour vous attendre, et vous êtes arrivé. Mais vous êtes resté en vie, et à présent je ne sais plus que penser…

Il écarta les mains en un geste d’impuissance.

— Quel délire ! s’esclaffa Fandorine. Pour quelle raison aurais-je eu besoin de tuer Emraldov ?

— Par jalousie.

Novimski le regardait avec un air de reproche mêlé de lassitude.

— Emraldov la harcelait de manière trop évidente. Or vous êtes amoureux d’elle, ça se voit. Vous aussi vous avez perdu la tête à cause d’elle. Comme beaucoup…

Se sentant rougir, Eraste Pétrovitch haussa la voix, sans même demander de qui il était question :

— Nous ne parlons pas de moi, mais de vous ! Quelles sornettes me c-contez-vous là à propos de jugement de Dieu ? Il est impossible de tuer qui que ce soit avec ces deux tiges de fer !

L’assistant jeta un regard craintif à la lame.

— Oui, c’est une rapière factice. Mais en dirigeant son coup avec précision, on peut transpercer la peau : c’est ce que j’ai fait au premier assaut.

— Et alors ? Personne n’est encore mort d’une égratignure.

— Tout dépend de laquelle. Je vous ai dit, je crois, que j’étais passé d’abord à ma loge. J’ai là-bas toute une armoire à pharmacie renfermant des remèdes pour toutes les circonstances de la vie. Dans une troupe, vous savez, on voit de tout. M. Méfistov souffre de crises d’épilepsie, Vassilissa Prokofievna a couramment des vapeurs, il nous arrive également parfois des accidents. Or moi, je suis responsable de tout et de tous. Je dois jouer l’homme à tout faire. On nous l’enseignait à l’école d’officiers : un bon commandant est tenu d’être compétent en tout.

— P-pourquoi me racontez-vous ça ? Qu’ai-je à faire de votre pharmacie ? coupa Fandorine d’un ton irrité, mortifié que les secrets de son cśur fussent si transparents à un regard étranger.

— J’y conserve entre autres choses un flacon rempli d’un poison concentré de cobra d’Asie centrale. Je l’ai rapporté du Turkestan. C’est un remède souverain contre les maux de nerfs. Nos dames sont souvent sujettes à de fort pénibles crises d’hystérie. Mme Goupilova, quand elle est à bout, en vient jusqu’à tomber dans des convulsions. Mais là, deux gouttes sur un tampon d’ouate, un massage des tempes, et il n’y paraît plus.

Novimski mima comment il s’y prenait pour faire pénétrer le produit dans la peau.

— Alors il m’est venu une idée. J’ai enduit de poison l’extrémité d’une des rapières. Comme Laërte dans Hamlet. J’ai pensé : Si Fandorine a empoisonné Hippolyte, eh bien, qu’il meure de même manière, ce sera le jugement de Dieu. Les armes sont absolument semblables d’aspect, je ne savais plus moi-même laquelle était infectée. Si bien que notre duel n’avait rien d’une comédie, c’était pour de bon un combat à mort. Si le poison contamine le sang, les premiers spasmes de l’agonie se produisent deux minutes plus tard, puis vient une paralysie du système respiratoire.

Eraste Pétrovitch secoua la tête : tout cela restait délirant.

— Et si la rapière empoisonnée vous avait égratigné, vous ?

L’assistant haussa les épaules et répondit :

— J’ai dit que je croyais au destin. Pour moi, ce ne sont pas de vains mots.

— Cependant, je ne vous crois pas !

Fandorine porta la pointe de l’arme à ses yeux. Elle semblait en effet briller d’un éclat humide.

— Attention, n’allez pas vous blesser ! Et si vous ne me croyez pas, passez-moi ça.

Eraste Pétrovitch lui tendit tout aussitôt l’épée, en même temps qu’il plongeait la main dans la poche où il avait glissé un revolver. Un type étrange que cet assistant. Impossible de savoir à quoi s’attendre avec lui. Feignait-il d’être fou ? Allait-il de nouveau l’agresser ? C’eût été le dénouement le plus simple. Fandorine lui tourna exprès le dos, continuant d’épier les mouvements de Novimski grâce à l’ombre que celui-ci projetait sur le sol.

La silhouette de l’ancien lieutenant vacilla, puis à la vitesse de l’éclair se plia en deux, le bras tendu prolongé par le mince segment de droite que dessinait la rapière. Eraste Pétrovitch se tenait prêt à parer l’attaque : d’un bond il s’écarta sur la gauche et fit face. Cependant l’ombre l’avait induit en erreur. Ce n’était pas dans sa direction que Novimski avait exécuté sa fente.

Au cri de « Je parie un ducat qu’il est mort ! », il venait de frapper de son arme le rat placidement perché sur l’étagère. Il ne l’avait point transpercé pourtant, mais juste blessé légèrement et projeté contre le mur. L’animal couina puis se carapata aussitôt, renversant calices et vases de papier mâché.

— Vous venez de p-perdre un ducat. Et maintenant ? demanda Eraste Pétrovitch d’un ton mauvais.

Il se sentait un peu ridicule de s’être écarté si vivement. Encore heureux qu’il n’eût pas eu le temps de sortir son pistolet.

Mais Novimski ne semblait même pas avoir remarqué la réaction de Fandorine. Il essuya très soigneusement le bout de la lame puis entreprit d’écarter les casiers.

— Admirez !

Le rat gisait, ventre à l’air, ses quatre menues pattes agitées de tremblements.

— Sur une bête de petite taille, le poison a agi de manière presque instantanée. Je vous le répète, je voulais châtier le meurtrier. Mais le destin vous a reconnu innocent. A mes yeux, vous êtes lavé de tout soupçon.

A cet instant seulement, Eraste Pétrovitch se trouva convaincu d’avoir échappé par miracle à une mort aussi stupide que cruelle. Sans la veine qui l’avait toujours servi, et poussé cette fois-ci à choisir d’emblée l’arme enduite de poison, il serait à présent étendu là, par terre, comme ce malheureux rat, la bouche ouverte, tordue d’un rictus. C’eût été une mort imbécile…

— M-merci. Seulement vous, à mes yeux, vous n’êtes encore lavé de rien. Emraldov a bu le vin avec quelqu’un de son entourage. Puis l’empoisonneur a rapporté la seconde coupe au magasin d’accessoires. Vous êtes le seul à y avoir libre accès. Vous aviez en outre un mobile : Emraldov avait décroché le rôle sur lequel vous comptiez.

— Si nous nous entre-assassinions pour des rôles, les théâtres seraient depuis longtemps transformés en cimetières. Vous avez une idée par trop romantique des acteurs, dit Novimski en osant un sourire. Quant à ce local, j’en possède en effet la clef. Mais votre exemple prouve qu’il n’en est pas besoin pour pouvoir y entrer. Autre chose encore. Savez-vous quand, exactement, Hippolyte a rencontré son meurtrier ?

— Oui. Le gardien de nuit l’a vu peu après neuf heures. Et la mort, d’après les conclusions du médecin légiste, est survenue avant minuit. Je me suis renseigné auprès de la police.

— Autrement dit, le crime a été commis dans cet intervalle ? Alors j’ai un alibi.

— Lequel ?

Après une brève hésitation, Novimski répondit :

— Jamais je ne me fusse résolu à en parler, mais je me sens coupable d’avoir failli vous tuer. Je le répète, j’étais sûr que vous étiez l’empoisonneur, or il apparaît que vous recherchez vous-même le coupable… Le destin vous a disculpé.

— Arrêtez avec votre histoire de destin ! explosa Eraste Pétrovitch qui voyait déjà son hypothèse tomber à l’eau, et s’en trouvait furieux. Autrement, j’ai l’impression de parler avec un lunatique !

— Vous avez tort de le prendre comme ça.

Novimski leva la main et déclara, les yeux au plafond ou, pour utiliser une expression plus solennelle, le regard tendu vers les cieux :

— Celui qui croit en la Puissance suprême le sait : rien n’arrive par hasard. En particulier quand il est question de vie et de mort. Et celui qui ne croit pas en Elle ne se distingue en rien d’un animal.

— Vous parliez d’un alibi… coupa Fandorine.

L’assistant soupira, puis répondit, sans emphase cette fois-ci, de sa voix habituelle :

— Ceci doit rester, bien sûr, strictement entre nous. Donnez-m’en votre parole. Il y va de la réputation d’une dame.

— Je ne vous donne aucune p-parole que ce soit. Vous étiez avec une femme ce soir-là ? Son nom ?

— D’accord. Je m’en remets à vos principes d’honnête homme. Si vous veniez un jour à lui en parler, à elle (vous comprenez à qui je fais allusion), ce serait lâche de votre part.

Novimski baissa la tête, poussa un soupir.

— Ce soir-là j’ai quitté le théâtre en compagnie de Zoïa Nikolaïevna. Nous sommes restés ensemble jusqu’au matin…

— Zoïa Linotova ? demanda Eraste Pétrovitch après une seconde de silence, le temps de comprendre de qui il était question.

Personne n’avait encore nommé devant lui la petite comédienne par ses prénom et patronyme. Cependant, s’il fut surpris par l’aveu, ce ne fut qu’au premier instant.

— Oui.

L’assistant gratta la bosse qui ornait son front d’un geste fort peu romantique.

— Comme disait Térence, je suis un être humain, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Vous êtes un homme, vous me comprendrez. Finalement, il existe des besoins physiologiques. Seulement ne me demandez pas si j’aime Zoïa Nikolaïevna.

— Je m’en garderai, promit Fandorine. Mais j’aurai forcément une petite conversation avec Mme Linotova. Quant à nous, nous aurons à poursuivre plus tard cet entretien.

Un million de tourments

Au sortir du théâtre, en dépit de l’heure assez tardive, Eraste Pétrovitch s’en fut directement à l’hôtel en automobile, afin que Novimski n’eût pas le temps de le devancer et de s’entendre avec la Linotova. Précaution superflue, sans doute, car Eraste Pétrovitch était déjà certain que l’alibi se trouverait confirmé, mais quand une affaire est sérieuse, chaque détail doit être vérifié.

Quand, arrivé au Madrid, il eut enfin déniché la chambre de la comédienne, Fandorine s’excusa de sa visite inopinée, et encore davantage du caractère brutal de la question qu’il avait à poser. Cette demoiselle demandait à être interrogée sans détour ni équivoque. Et c’est bien ainsi qu’il procéda.

— Ceci concerne les circonstances de la mort de M. Emraldov, dit-il. Aussi laissons de côté pour un temps les considérations de b-bienséance. Dites-moi, où et avec qui étiez-vous le soir et la nuit du 13 septembre ?

Le minois tout en taches de son de la Linotova se fendit d’un sourire benêt.

— Oh oh ! Ainsi, à votre avis, j’ai l’air d’une femme qui peut n’être pas seule la nuit ? C’est presque flatteur.

— Ne perdez pas de temps en dérobades. Je suis pressé. Répondez simplement : étiez-vous en compagnie de M. Novimski ? Oui ou non ? Votre moralité ne m’intéresse pas, madame. Je veux connaître la v-vérité.

Le sourire ne s’effaça pas, mais perdit toute gaieté, même forcée. Les yeux verts qui fixaient le visiteur impromptu étaient vides de toute expression. Impossible de deviner à quoi pensait leur propriétaire. Heureusement que la Linotova joue les enfants sur une scène de théâtre, et non au cinématographe, songea Eraste Pétrovitch. On ne montrerait jamais en gros plan un gosse avec un tel regard.

— Vous avec déclaré tantôt qu’Emraldov ne s’était pas suicidé, prononça la jeune actrice en détachant ses mots. C’est donc que vous avez des soupçons… Et des soupçons contre Georges, c’est bien ça ?

Fandorine connaissait bien ce type de personnalités. Leur entourage n’est pas enclin à les prendre au sérieux, tant leur aspect et leur comportement s’y opposent. Et le plus souvent leur entourage se trompe sur leur compte. Les personnes de petite taille, indépendamment de leur sexe, possèdent souvent un fort caractère et sont bien loin d’être sottes.

— J’ignore qui vous êtes en réalité, et ne souhaite pas le savoir, continua Zoïa. Cependant vous pouvez exclure Georges de vos hypothèses. Il a passé la nuit ici, tenez, dans ce lit.

Sans se retourner, elle pointa le doigt sur un étroit lit de fer, avec un sourire crispé encore plus déplaisant.

— D’abord nous nous sommes livrés au péché de chair. Puis il a dormi, et je suis restée étendue à côté de lui à le regarder. Le lit est étroit, mais comme vous pouvez le remarquer, j’occupe peu de place. Les détails vous intéressent ?

— Non.

Incapable de soutenir son regard étincelant, Fandorine baissa les yeux.

— Je vous demande p-pardon, mais c’était nécessaire…

De retour chez lui, dans son laboratoire personnel, il analysa la rapière rapportée du magasin d’accessoires. Le sieur Novimski se révélait un homme plein de ressources. Pour de bon, fort adroit de ses mains. La pointe de l’arme avait été enduite d’un mélange de poison de naja oxiana et de graisse animale, ajoutée visiblement pour éviter que la substance toxique ne se dessèche. Une injection de cette saleté eût sans aucun doute entraîné une mort très rapide et douloureuse.

Le lendemain matin, avant la répétition, Fandorine effectua une dernière et indispensable vérification en rendant visite à la police judiciaire, où on le connaissait fort bien. Il y posa une question et reçut une réponse. Emraldov avait été victime d’un tout autre poison : un classique cyanure.

En chemin pour le théâtre, Eraste Pétrovitch s’abandonna à des pensées moroses, observant que ses compétences de détective s’étaient quelque peu altérées et son esprit passablement amoindri depuis qu’il était amoureux. Non content d’avoir échafaudé une fausse hypothèse, il s’était dévoilé devant ce cinglé de Georges Novimski. Il allait devoir à présent s’expliquer avec lui, réclamer qu’il tienne sa langue, de manière à ne pas effaroucher le véritable empoisonneur.

Cependant Eraste Pétrovitch n’eut pas le loisir de s’entretenir avec l’assistant ce jour-là, car Elisa accepta tout à trac de venir chez lui, rue Svertchkov, choisir un kimono, et le miracle se produisit, après quoi tous les sortilèges se dissipèrent, et il se retrouva seul dans la maison totalement vide et morte.

Novimski débarqua lui-même sans crier gare, le lendemain après-midi. Depuis qu’Elisa avait pris la fuite, Fandorine n’était pas sorti de chez lui. Il était resté assis, en robe de chambre, en proie à un inexplicable engourdissement, fumant cigare sur cigare. De temps à autre, saisi d’une soudaine agitation, il se prenait à arpenter la pièce et à converser à haute voix avec un être invisible, puis il se rasseyait et replongeait dans sa torpeur. Lui toujours si soigné de sa personne avait le cheveu pendant, mèches blanches en désordre, le menton ombré d’une barbe naissante, et les yeux soulignés de cernes bleus, du même ton que ses prunelles.

La tenue de l’assistant de Stern contrastait vivement avec le laisser-aller du dramaturge. Quand Fandorine, traînant mollement ses pantoufles, eut enfin ouvert la porte (à laquelle on sonnait depuis peut-être cinq minutes au moins, sinon dix), il découvrit que M. Novimski s’était endimanché d’une jaquette neuve, sous laquelle il avait boutonné un faux col étincelant noué d’une cravate de soie, et tenait à la main une paire de gants blancs ; ses fines moustaches d’officier pointaient belliqueusement de chaque côté, tels deux cobras prêts à l’attaque.

— Je me suis enquis de votre adresse auprès de Noé Noévitch, déclara Novimski d’un ton sévère. Comme vous n’avez pas daigné hier m’accorder de votre temps, et qu’aujourd’hui vous ne vous êtes pas montré du tout, je suis moi-même venu vous trouver. Il y a deux sujets sur lesquels nous devons nous expliquer.

A coup sûr, il vient juste de voir Elisa – voilà tout ce que pensa Fandorine en voyant l’assistant. Puis il demanda :

— La répétition est-elle donc déjà finie ?

— Non. Mais M. Stern nous a tous libérés, excepté les rôles principaux. En ce moment même Mme Lointaine et votre fils adoptif travaillent la scène d’amour. J’aurais pu rester, mais j’ai préféré m’en aller. Il montre, à mon goût, beaucoup trop de zèle, votre Japonais. Le spectacle m’était pénible.

Le sujet était douloureux pour Eraste Pétrovitch, qui esquissa une grimace.

— Mais que voulez-vous ?

— J’aime Mme Lointaine, déclara Novimski, comme s’il constatait un fait bien connu. Comme beaucoup d’autres. Y compris vous. C’est sur ce point que je souhaiterais m’expliquer.

— F-fort bien, entrez…

Ils prirent place dans le salon. Georges se tenait le dos droit, et n’avait pas lâché ses gants. Il compte me provoquer une nouvelle fois en duel, ou quoi ? songea Fandorine avec une indifférente ironie.

— Je vous écoute. C-continuez.

— Dites-moi, vos intentions concernant Mme Lointaine sont-elles honnêtes ?

— On ne p-peut plus honnêtes.

Ne plus jamais la voir et m’efforcer de l’oublier, ajouta-il en son for intérieur.

— Alors je m’adresse à vous de gentleman à gentleman. Convenons, vous et moi, de ne pas recourir à des procédés lâches et déloyaux pour obtenir sa main. Puisse-t-elle s’unir au plus digne d’entre nous en un mariage qui aura la protection des cieux !

Les yeux de l’assistant, accoutumés à l’hyperbole, se tournèrent vers le lustre où quelques grelots japonais se balançaient au gré d’un courant d’air. Ding-ding, égrenaient-ils dans un tintement étouffé.

— Q-qu’il en soit ainsi. Je n’ai rien contre.

— Merveilleux ! Donnez-moi votre main ! Mais sachez-le bien : si vous rompez notre accord, je vous tue.

Fandorine haussa les épaules. Il lui était déjà arrivé d’entendre semblables menaces de la part d’adversaires autrement plus dangereux.

— Parfait. Le premier point est réglé, nous n’y reviend-drons plus. Quel est le second ?

— Le meurtre d’Hippolyte. La police reste inactive. Nous devons, vous et moi, découvrir le coupable.

Georges se pencha en avant et tira sur sa moustache, d’un air martial.

— Dans ces sortes d’affaires, je suis encore moins habile que vous.

Ici, Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Mais je puis néanmoins me révéler utile. A deux, la tâche nous sera plus facile. Je suis d’accord pour vous servir d’assistant, c’est une fonction dont j’ai l’habitude.

« Je vous remercie, mais j’ai déjà un assistant », lui eût rétorqué Fandorine quelques jours plus tôt, mais la situation était telle à présent qu’il répondit d’une voix sourde :

— Bien. Je m’en souviendrai.

Aux souffrances engendrées par la rupture avec la femme aimée s’en ajoutait une autre qui n’était pas moins difficile à endurer : la fissure qui s’était produite dans ses rapports avec Massa, l’unique personne qui lui fût proche. Durant trente-trois ans, ils avaient été inséparables, avaient traversé ensemble mille épreuves, et s’étaient accoutumés à se reposer en tout l’un sur l’autre. Mais ces derniers jours, Eraste Pétrovitch ressentait en permanence une irritation croissante contre son camarade.

Tout avait commencé le 15, le jour de la lecture de la pièce. Fandorine avait emmené Massa avec lui au théâtre, dans le but de produire sur Stern un maximum d’impression. Tenez, voici une pièce tirée de la vie japonaise, et voici en guise de supplément un Japonais authentique que vous pouvez consulter sur n’importe quel sujet.

Prévoyant que le metteur en scène se demanderait où trouver un interprète pour le rôle masculin principal, qui sût jongler, marcher sur la corde raide et exécuter diverses culbutes acrobatiques, Eraste Pétrovitch ne nourrissait aucun doute : il n’existait sur terre aucun acteur de cette sorte, et Stern serait contraint de proposer le rôle à l’auteur de la pièce lui-même. Le rôle était muet, le libérant de son maudit bégaiement ; il ne réclamait pas qu’il montrât son visage (excepté une fois, tout à la fin), et surtout il incluait une scène d’amour avec l’héroïne. En s’imaginant embrasser Elisa, l’auteur avait plus d’une fois connu un puissant élan d’inspiration supplémentaire.

Et qu’était-il sorti de tout cela ? Le rôle avait échu au Japonais ! Sa face de lune aux yeux étroits, voyez-vous, avait paru au metteur en scène plus intéressante que le visage d’Eraste Pétrovitch. Massa, l’animal, avait eu l’impudence d’accepter la proposition. Quand il avait vu que son maître était mécontent, il lui avait expliqué en japonais qu’il serait ainsi plus commode de surveiller la troupe de l’intérieur. C’était parfaitement logique, aussi Fandorine avait-il marmonné d’un ton aigre : « Soré wa tashikani sô dakedo… », autrement dit : « C’est bien vrai, certes… » Il n’allait tout de même pas se quereller devant témoins à cause d’un rôle de théâtre. En son for intérieur, il se maudissait : premièrement de n’avoir pas informé Massa de ses plans ; deuxièmement, d’avoir trimballé le Japonais avec lui.

Plus tard, il avait dit à son serviteur le fond de sa pensée. Il avait insisté en particulier sur le fait que Massa ne saurait jouer correctement le rôle de shinobi, car, à la différence de Fandorine, il n’en avait pas reçu la formation au sein d’un clan. Massa avait objecté que pareilles subtilités échapperaient totalement aux Russes, déjà incapables de distinguer les udon des soba. Il avait raison, bien sûr. De toute manière, le metteur en scène avait déjà pris sa décision. L’espoir de se rapprocher d’Elisa, fût-ce au titre d’amant de carnaval, était tombé à l’eau.

Le rapprochement avait tout de même eu lieu, c’est vrai, et qui plus est non pas sur scène, mais dans la vie. Mais il s’était conclu par une catastrophe qui ne se fût certainement pas produite s’ils avaient joué dans la même pièce. Eraste Pétrovitch s’y entendait déjà suffisamment en psychologie de l’acteur pour comprendre qu’une comédienne digne de ce nom ne se permettrait jamais de rompre avec son partenaire de scène, au risque de ruiner le spectacle.

Toutefois les motifs de tourments ne manquaient pas même avant la catastrophe. Quand Fandorine assistait encore aux répétitions, il ressentait constamment une douloureuse jalousie à l’égard de Massa, lequel avait le droit de toucher Elisa, et de la manière la plus intime par-dessus le marché. Ce fichu metteur en scène toqué de sensualité voulait que la scène d’amour eût l’air « convaincante ». Il avait par exemple introduit un élément d’une audace inouïe : le héros joué par Massa, emporté par les sentiments qui le débordaient, ne se contentait pas d’embrasser simplement la geisha, mais glissait en outre une main sous son kimono. Noé Noévitch assurait que le public resterait pétrifié devant pareil naturalisme. En attendant, c’était Eraste Pétrovitch qui se changeait en statue de sel. Il n’y avait pas une once de naturalisme dans sa pièce, il n’y était question que d’amour céleste.

Massa se conduisait de manière tout bonnement répugnante. Il collait des baisers sonores dans le cou d’Elisa, plongeait volontiers sa patte dans l’échancrure de son kimono, et infligeait à la poitrine de la comédienne un tel traitement que Fandorine préférait se lever et sortir. Il enrageait tout particulièrement d’entendre les louanges que le Japonais débitait à propos d’Elisa. « Elle a des lèvles tlès molles, mais des seins au contlaile tlès fèlmes, élassatiques ! Le maîtle a fait un tlès bon choix », racontait-il après la répétition, avec des clappements de langue, le visage luisant – et tout cela sous couvert de la compassion la plus attentionnée, la plus amicale !

Hypocrite ! Oh, Fandorine connaissait parfaitement les manières de son serviteur. Et la lueur gloutonne qui brillait dans ses yeux, et le clappement carnassier de sa bouche ! Comment Massa parvenait à conquérir les cśurs (et les corps) des femmes, c’était là le plus grand mystère du monde, mais à cet exercice il eût rendu cent points à son maître.

D’un autre côté, il était injuste de reprocher au Japonais de n’avoir pas tenu bon devant le charme ensorcelant d’Elisa. Telle était cette femme, qui à tous faisait perdre la tête.

Amour vrai et authentique amitié sont incompatibles, réfléchissait Eraste Pétrovitch avec amertume. C’est soit l’un, soit l’autre. Voilà bien une règle qui ne connaît pas d’exception…

Le cours de la maladie

Fandorine avait été victime de ce phénomène qui frappe toute personne douée de bon sens et de volonté, habituée à tenir la bride haute à ses sentiments, dont la monture soudain se cabre et jette à terre son cavalier devenu odieux. Il n’avait connu pareille mésaventure que deux fois, et toujours à cause d’une histoire d’amour tragiquement terminée. Certes, le dénouement de celle-ci avait plutôt un air de farce, mais l’état d’impuissance dans lequel s’était trouvé plongé le ci-devant rationaliste n’en était que plus humiliant.

Sa volonté s’était évanouie, il ne restait même plus trace de son harmonie intérieure, sa raison s’était déclarée en grève. Fandorine avait sombré dans une ignominieuse apathie qui devait s’étirer sur de longs jours.

Il ne sortait plus de chez lui. Il restait des heures assis, les yeux fixés sur un livre ouvert dont il ne voyait pas les lettres. Puis, quand venait une période d’agitation, il se jetait dans la pratique d’exercices physiques, comme un furieux, jusqu’à tomber d’épuisement. Une fois totalement à bout de forces, il parvenait enfin à s’endormir. Il se réveillait ensuite à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et tout recommençait du début.

Je suis malade, se disait-il. Cela prendra fin tôt ou tard. Les autres fois, c’était infiniment pire, et c’est bien passé, non ? Et d’objecter aussitôt : Mais j’étais encore jeune à l’époque. A vivre trop vieux, l’âme fatigue, son pouvoir de régénération s’amenuise.

Peut-être eût-il guéri plus vite s’il n’y avait eu Massa.

Chaque jour, après la répétition au théâtre, il rentrait, plein de vivacité, très satisfait de lui-même, et entamait le compte rendu de ses succès : ce qu’il avait dit à Elisa, et ce qu’elle lui avait répondu. Eraste Pétrovitch, au lieu de lui ordonner de se taire, l’écoutait passivement, et cela lui était nocif.

Le Nippon n’était pas surpris de l’état pitoyable dans lequel était son maître. En japonais, ce mal s’appelait koi-bajurai, « mal d’amour », et était considéré comme tout à fait respectable pour un samouraï. Massa conseillait de ne pas s’opposer à la mélancolie, d’écrire des poésies et, le plus souvent possible, « d’arroser de larmes ses manches », comme le faisait le grand héros Yoshitsune séparé de la belle Shizuka.

La nuit fatidique où Elisa avait rendu Fandorine d’abord le plus heureux, puis le plus malheureux des hommes sur terre (c’est en ces termes ridiculement emphatiques qu’Eraste Pétrovitch, dans son malaise, exprimait à présent sa pensée), Massa avait été témoin de tout. Par discrétion, le Japonais s’était éclipsé par la porte de derrière pour rester durant plusieurs heures campé au milieu de la cour. Au début de l’averse, Massa avait trouvé refuge sous le porche. Il n’était rentré à la maison que lorsque Fandorine s’était retrouvé seul. Et tout de suite, il y était allé de ses questions :

« Que lui avez-vous fait, maître ? Merci de n’avoir pas tiré les rideaux de la chambre, ça m’intéressait de regarder. Mais vers la fin, l’obscurité était totale, et je ne voyais plus rien. Elle s’est sauvée en courant, droit devant elle ; elle sanglotait bruyamment, et chancelait même un peu. Vous avez dû vous permettre quelque chose de complètement inhabituel. Racontez-moi, au nom de notre amitié : je meurs de curiosité !

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, lui répondit Fandorine, désemparé. Je n’ai pas compris. »

Il avait l’air si malheureux que son serviteur n’insista pas davantage. Il caressa la tête du martyr, et dit en manière de promesse :

« Ce n’est rien, je vais tout arranger. C’est une femme spéciale. Elle est comme le mustang américain. Vous vous rappelez les mustangs américains, maître ? Il faut les apprivoiser graduellement. Faites-moi confiance, d’accord ? »

Fandorine opina mollement du chef, se condamnant par là même au supplice d’écouter chaque jour les récits du Japonais.

A l’en croire, Massa n’allait au théâtre qu’à seule fin d’« apprivoiser » Elisa. Il y consacrait tout son temps à dépeindre sous les couleurs les plus avantageuses les mérites de son maître devant la jeune femme. Et elle, d’après lui, peu à peu se laissait fléchir. Elle commençait à poser des questions sur Fandorine, sans manifester ni ressentiment ni hostilité. Son cśur fondait un peu plus chaque jour.

Fandorine écoutait, maussade, sans en croire un seul mot. Il ne pouvait regarder Massa sans déplaisir, étouffé qu’il était par la jalousie et l’envie. Non seulement le Japonais bavardait avec elle, mais son rôle dans la pièce voulait qu’il la serrât dans ses bras, l’embrassât, touchât son corps (malédiction !). Pouvait-on imaginer qu’un homme, en pareilles circonstances, résistât au charme ensorcelant de cette femme ?

Octobre avait succédé à septembre. Les jours ne se distinguaient en rien les uns des autres. Fandorine attendait son histoire d’Elisa quotidienne, comme un opiomane tombé au dernier degré de l’abrutissement eût attendu une nouvelle dose de drogue. Il la recevait, mais n’en éprouvait nul soulagement, il n’en concevait que du mépris pour lui-même et de la haine pour celui qui lui fournissait le poison.

Le premier signe de guérison se manifesta le jour où Eraste Pétrovitch eut soudain l’idée de se regarder dans la glace. A l’ordinaire, il accordait une assez grande attention à son apparence physique, or là, il y avait plus de deux semaines qu’il ne s’était peigné.

Il se contempla un instant et fut horrifié (symptôme également prometteur). Ses cheveux pendouillaient, presque entièrement blancs, alors que sa barbe au contraire restait d’un noir de jais, sans le moindre poil gris. Ce n’était pas un visage, mais un dessin de Beardsley. L’honnête homme jamais ne s’abaisse jusqu’à la fange, même dans les pires circonstances, a dit le sage. « Or les conditions dans lesquelles tu vis n’ont rien d’atroce, remontra Fandorine à son reflet. Il s’agit juste d’une paralysie temporaire de ta volonté. » Et il sut aussitôt quel devait être le premier pas à accomplir pour reprendre son contrôle sur soi.

Sortir de chez lui pour ne plus voir Massa et ne plus entendre ses discours à propos d’Elisa.

Eraste Pétrovitch procéda à une grande toilette, s’habilla avec le plus grand soin et s’en fut promener.

Il découvrit que, pendant le temps qu’il était resté terré dans sa tanière, l’automne s’était rendu entièrement maître de la ville. Il avait repeint les arbres du boulevard, lavé la chaussée à grande eau de pluie, éclairci le ciel d’un azur éclatant et orné sa voûte d’une frise d’oiseaux s’envolant vers le sud. Pour la première fois depuis bien des jours, Fandorine s’essaya à analyser posément ce qui s’était passé.

Il y a deux raisons, se disait-il, tout en balayant les feuilles mortes du bout de sa canne. La première : l’âge. J’ai voulu trop tôt enterrer mes sentiments. Comme la Pannotchka de Gogol, ils ont bondi hors de leur cercueil et manqué me faire mourir de peur. La deuxième : une étrange série de coïncidences. Eraste et Lisa, l’anniversaire, le jour de la Sainte-Elisabeth, la main si blanche dans le faisceau du projecteur. Bon, il en est aussi une troisième : le théâtre. Ce monde, pareil aux émanations des marais, vous embrume le cerveau et altère les contours de chaque objet. Je me suis empoisonné de cet air trop parfumé d’épices, il m’est contre-indiqué.

Réfléchir et échafauder un raisonnement logique était un exercice des plus agréables. Eraste Pétrovitch se sentait de mieux en mieux à chaque minute. Non loin du monastère de la Passion (il ne savait pas lui-même comment il était parvenu jusqu’à cet endroit en suivant le boulevard circulaire), il fit une rencontre fortuite qui acheva d’orienter le malade sur le chemin de la guérison.

Une volée de jurons grossiers vint le distraire de ses réflexions :

— Brute ! Malotru ! Regarde donc où tu vas !

Histoire classique : un cocher avait frôlé le trottoir et, roulant dans une flaque d’eau, avait éclaboussé un passant de la tête aux pieds. La victime couverte de boue, un « monsieur » coiffé d’un melon, dont Fandorine ne voyait que le dos étroit, encore étriqué par une veste chinée, lâcha une nouvelle bordée d’injures, sauta sur le marchepied et entreprit de corriger l’homme à grands coups de canne sur les épaules.

Le cocher se retourna et dut comprendre en un clin d’śil que l’individu qui s’en prenait à lui n’avait rien d’un personnage important (comme on sait, les cochers de fiacre sont fins psychologues en ce domaine), et comme il était bien deux fois plus large que son agresseur, il lui arracha sans peine la canne des mains, la brisa en deux, puis empoigna l’homme par le revers et leva sur lui un poing de taille impressionnante.

Après un demi-siècle sans servage, les frontières entre conditions sociales commencent tout de même à s’estomper plus ou moins, songea Eraste Pétrovitch avec détachement. En 1911, un représentant d’une classe inférieure ne permet plus à un monsieur en chapeau de se faire soi-même justice impunément.

Le monsieur au chapeau s’était mis à gesticuler dans l’espoir de se libérer. Il se tourna de profil, révélant un visage familier : c’était le comédien occupant dans la troupe l’emploi de scélérat et d’intrigant, Anton Ivanovitch Méfistov. Fandorine jugea de son devoir d’intervenir.

— Eh, matricule 38-12 ! lança-t-il en traversant la rue à grands pas. Bas les pattes ! C’est toi le fautif !

Le « psychologue » n’eut besoin que d’un seul coup d’śil pour deviner qu’il était inutile de tenir tête à ce citoyen-là. Il lâcha Méfistov et, manifestant la louable intention de lutter pour ses droits d’une manière civilisée, il déclara :

— Je m’en vais le traîner devant le juge de paix ! A-t-on idée, flanquer des coups de canne ! Ce ne sont pas des façons !

— C-c’est juste, approuva Eraste Pétrovitch. Il aura à p-payer une amende pour les coups qu’il t’a donnés, et toi pour les vêtements abîmés et la canne en morceaux. Vous serez quittes.

Le cocher regarda le pantalon d’Anton Ivanovitch, eut l’air de peser un instant le pour et le contre, puis émit un bruit de gorge et fouetta son cheval.

— Bonjour, monsieur Méfistov, dit alors Fandorine au scélérat encore blême.

— Animal ! Prolétaire ! s’exclama l’autre en menaçant du poing la voiture qui s’éloignait. Sans vous, je lui aurais écrabouillé la figure… Cela dit, merci d’être intervenu. Bonjour.

Il essuya sa veste avec un mouchoir. Son visage osseux tressautait de colère.

— Rappelez-vous mes paroles, si la Russie doit périr de quelque chose, ce sera exclusivement de muflerie ! Le mufle chevauche le rustre qu’il cravache comme une brute. Du haut jusques en bas, on ne voit que goujats !

Par ailleurs, il se calma assez vite : c’était un acteur malgré tout, autant dire une créature vive à réagir, mais aux sentiments superficiels.

— Il y a longtemps qu’on ne vous avait vu, Fandorine.

Il observa Eraste Pétrovitch avec plus d’attention. Ses petits yeux, enfoncés dans leurs orbites, s’allumèrent de curiosité.

— Eh mais, vous n’avez pas bonne mine. Vous ressemblez à un être humain à présent, alors qu’avant on aurait dit une gravure de mode échappée d’une revue pour dames. Vous êtes malade ou quoi ? Votre Japonais n’en a rien dit.

— J’ai été un peu souffrant. Mais maintenant je suis p-presque remis.

La rencontre était déplaisante pour Fandorine. Il porta les doigts à son haut-de-forme, dans l’intention de prendre congé, mais le comédien le retint par la manche.

— Vous êtes au courant de la nouvelle ? Un scandale ! De la pure pornographie !

Sa face de reptile rayonnait de bonheur.

— Notre belle d’entre les belles, vous savez, notre sainte-nitouche, notre princesse d’Egypte, s’est couverte de honte ! Je parle d’Elisa Altaïrskaïa, si vous n’aviez pas compris.

Mais Fandorine avait parfaitement compris. Et compris également que cette rencontre fortuite possédait un sens. Il allait apprendre un détail important, et peut-être sa guérison s’en trouverait-elle accélérée. Cependant pareille grossièreté à son adresse ne pouvait être admise.

— Pourquoi vous exprimez-vous de manière aussi hostile à l’endroit de Mme Altaïrskaïa-Lointaine ? demanda-t-il d’un ton cassant.

— Parce que je ne puis souffrir les jolies femmes, non plus que les joliesses de n’importe quelle espèce, expliqua Méfistov de fort bon gré. Un écrivain fort laid a formulé une phrase idiote que tous les crétins de la terre répètent sans se lasser : « La beauté sauvera le monde. » Foutaises, mon cher ! Elle ne le sauvera pas, mais le perdra au contraire ! Dans votre petite pièce, la chose est fort bien montrée. La vraie beauté ne crève pas les yeux, elle reste cachée et n’est accessible qu’à un petit nombre d’élus. Au profane et au rustre, elle demeure invisible ! La première impression que produit sur la foule une śuvre d’art puissante et novatrice, c’est de la peur mêlée de répulsion. S’il ne tenait qu’à moi, je marquerais au fer rouge tous les jolis minois, pour qu’ils cessent d’attirer l’śil comme d’appétissants bonbons ! Je transformerais les somptueux palais en constructions de fer et de béton ! Je viderais les musées de tout leur fatras puant la moisissure et…

— Je ne doute pas que vous agiriez de la sorte si vous en étiez libre, coupa Fandorine. Cependant, qu’est-il donc arrivé à Mme Altaïrskaïa-Lointaine ?

Anton Ivanovitch fut secoué d’un grand rire silencieux.

— Epinglée en compagnie d’un admirateur dans une posture des plus piquantes ! Dans sa propre chambre d’hôtel ! Avec le petit lieutenant de hussards, Limbach, le jeune adonis. Elle à demi nue, et son amant à genoux, disparaissant presque sous sa chemise de nuit, et qui l’embrassait à tout va. Je vous le dis : une carte postale pornographique !

— Je ne vous crois pas, dit Eraste Pétrovitch d’un ton sec.

— Je ne l’aurais pas cru moi-même. Mais le hussard ne s’est pas introduit chez elle en catimini : dans sa rage amoureuse, il a d’abord chamboulé la moitié de l’hôtel. Et cette scène lubrique a eu pour témoins des gens qui ne sauraient inventer des histoires, à savoir Stern, Innokentov et Novimski.

Le visage de Fandorine dut se décomposer. En tout cas, Méfistov ajouta :

— Je ne comprends même pas pourquoi, auparavant, vous me faisiez l’effet d’un bellâtre mielleux. Vous avez un physique assez intéressant, une figure de patricien romain du temps de la décadence de l’empire. Seulement, voyez-vous, les moustaches sont de trop. A votre place, je les raserais.

Anton Ivanovitch montra à titre d’exemple sa propre lèvre supérieure.

— Quant à moi, après la répétition, j’ai décidé de rentrer doucettement à l’hôtel à pied, de m’aérer l’esprit. Vous ne voudriez pas m’accompagner ? Nous pourrions aller jeter un coup d’śil au buffet, boire un verre…

— Je vous remercie. Je suis occupé, répondit Eraste Pétrovitch, dents serrées.

— Et quand passerez-vous nous voir au théâtre ? Nous avons beaucoup progressé, ça vous intéressera. Vraiment, venez à la répétition.

— Je n’y manquerai pas.

Enfin le maudit intrigant se résolut à le laisser en paix. Fandorine regarda les débris de canne « méfistofélique » abandonnés sur le trottoir, et rompit lui aussi sa badine qui pourtant n’y était pour rien, d’abord par le milieu, puis encore en deux, bien qu’elle fût d’un bois de fer des plus résistants.

Il se rappela encore le stupide compliment sur son physique. C’était Fiodor Karamazov qui avait un « visage de patricien romain du temps de la décadence » ! Cela dit, dans le livre, ce vieil érotomane répugnant avait à peu près le même âge que moi, songea-t-il. Et dans le même instant, sa volonté jusqu’alors terrassée tressaillit, se ranima et emplit tout son être d’une énergie qu’il croyait perdue à jamais.

— Au fer rouge, déclara Fandorine à haute voix avant de fourrer les débris de canne dans sa poche pour ne pas salir le trottoir.

Sur quoi il ajouta :

— C’en est terminé des g-gamineries.

Le destin, sous les traits réunis d’une actrice débauchée, d’un jeune sous-lieutenant dégourdi et d’un scélérat à langue de vipère croisé au bon moment, venait dans sa grande miséricorde de rendre au malade sa quiétude et sa raison.

Terminé.

Il se sentit le cśur libre, délicieusement vide et froid.

Le lendemain, après son petit déjeuner, Fandorine lut les journaux accumulés et pour la première fois écouta le bavardage de Massa sans en être irrité. Le Japonais, visiblement, voulait lui narrer l’abject incident provoqué par le sous-lieutenant Limbach : il commença avec tact, par une digression sur la singularité du sens moral chez les courtisanes, les geishas et les actrices, mais Eraste Pétrovitch l’interrompit pour évoquer les troublants événements survenus en Chine, où une révolution avait éclaté, qui faisait chanceler le trône de la dynastie mandchoue des Qing.

Massa tenta de ramener la conversation sur le théâtre.

— J’y passerai tout à l’heure. Plus tard, dit Fandorine.

Le Japonais se tut, s’efforçant à l’évidence d’interpréter le changement qui s’était produit chez son maître.

— Vous ne l’aimez plus, monsieur, conclut-il avec sa perspicacité habituelle, après un instant de réflexion.

Eraste Pétrovitch ne sut se retenir d’un sarcasme :

— Non. Tu peux te sentir totalement libre.

Massa ne répondit rien à cela, il poussa un soupir et s’absorba dans ses pensées.

Fandorine arriva place des Théâtres à deux heures, comptant tomber pile au moment de la pause du déjeuner, en ce jour de répétition. Il se sentait calme et recueilli.

Mme Lointaine était libre d’organiser sa vie privée comme elle le jugeait bon, c’était son affaire. Cependant il convenait de poursuivre l’enquête laissée en suspens pour cause de vague à l’âme. Il fallait découvrir le meurtrier.

Fandorine n’avait pas eu le temps de descendre de son Isotta qu’un petit homme alerte bondissait vers lui.

— Monsieur, murmura-t-il, j’ai un billet pour la première du nouveau spectacle de l’Arche de Noé. Une pièce épatante, tous les mystères de l’Asie. Un titre original : Deux Comètes dans un ciel sans étoiles. Avec des tours de magie incroyables et des scènes d’un réalisme inouï. Les billets ne sont pas encore en vente aux caisses, mais moi j’en ai déjà. Quinze malheureux roubles pour l’amphithéâtre, trente-cinq pour un fauteuil de parterre. Ensuite ce sera plus cher.

Par conséquent, le titre et le sujet de la pièce n’étaient déjà plus un secret. Mieux encore, le jour de la première était déjà fixé. Eh bien, ces affaires-là à présent n’intéressaient plus Eraste Pétrovitch. Au diable, cette fichue pièce !

Le temps qu’il atteignît la porte d’entrée, il fut encore abordé deux fois par des revendeurs. Leur commerce allait bon train. Et plus loin à l’écart, au même endroit que la dernière fois, le chef de tous ces spéculateurs se tenait toujours là campé, sa fidèle serviette verte serrée sous le bras. De temps à autre, il levait la tête vers le ciel d’automne, tapotait le sol de son soulier à épaisse semelle de caoutchouc, sifflotait d’un air distrait, mais sans jamais rien perdre, semblait-il, de ce qui se passait autour de lui. Eraste Pétrovitch surprit son regard qui le fixait avec curiosité, ou peut-être suspicion. Dieu sait pourquoi il suscitait chez ce type louche à la figure de glaise une réaction aussi vive. Se rappelait-il le laissez-passer pour la loge ? Bon, et quand bien même ? Au reste, tout ça n’avait pas d’importance.

Durant l’absence de Fandorine, plusieurs changements avaient eu lieu. A gauche de l’entrée était placardé un grand portrait photographique du défunt Emraldov – avec une veilleuse allumée et une montagne de fleurs déversées sur le trottoir. A côté figuraient deux photographies plus petites, celles de deux hystériques qui s’étaient suicidées, incapables de se consoler de la mort de leur idole. Une annonce coquettement encadrée de noir informait le public que la petite salle serait ouverte à une « Soirée des larmes » réservée à « un cercle restreint d’invités ». Les prix, bien entendu, étaient majorés.

De l’autre côté de la porte, Eraste Pétrovitch découvrit (avec un pincement au cśur) une image de la jeune première en kimono et coiffure taka-shimada. « Mme Altaïrskaïa-Lointaine dans son nouveau rôle de geisha », proclamait la légende en lettres accrocheuses. Devant le portrait de la célèbre artiste s’amoncelaient également des fleurs, bien qu’en moindre quantité.

J’ai tout de même eu un pincement au cśur, constata Fandorine, qui se prit à hésiter : ne valait-il pas mieux remettre cette visite au lendemain ? La blessure ne semblait pas entièrement cicatrisée.

Une calèche s’arrêta derrière lui.

Une voix sonore cria : « Attends-moi ! »

Tintement d’éperons, frappement de talons. Une main gantée de jaune plaça devant l’affiche une corbeille remplie de violettes.

Eraste Pétrovitch ressentit un coup encore plus violent à la poitrine. C’était, il en était sûr, le petit officier auquel, le premier soir, il avait permis d’entrer dans sa loge. Limbach l’avait reconnu, lui aussi.

— Chaque jour, j’en dépose un !

Son jeune visage plein de fraîcheur s’illumina d’un sourire triomphant.

— Je considère ça comme mon devoir. Vous aussi vous apportez des fleurs ? Vous ne me remettez pas ? Nous étions ensemble pour Pauvre Lisa.

Sans un mot, Eraste Pétrovitch lui tourna le dos, et s’en fut à l’écart, indigné des battements furieux de son cśur.

Malade, il était encore malade…

Il fallait attendre un peu, se reprendre en main. Heureusement, il se trouvait juste devant l’annonce du nouveau spectacle. Un théâtreux qui tranquillement étudie une affiche. Rien que de très normal.

DEUX COMÈTES DANS UN CIEL SANS ÉTOILES

Scènes de la vie quotidienne au Japon

Les lettres tentaient de ressembler à des idéogrammes. L’artiste avait dessiné des sortes de silhouettes absurdes, de style plus chinois que japonais. On ne comprenait guère pour quelle raison il avait couronné l’ensemble de sa composition d’une branche de sakura, alors qu’il était question dans la pièce d’un pommier en fleur. Mais c’était sans importance. L’essentiel était que la condition eût été respectée : au lieu du nom de l’auteur figuraient les seules initiales « E. F. ».

Puissé-je oublier au plus vite cet épisode honteux, songea Fandorine. Et mentalement il supplia le dieu russe et japonais, et par la même occasion la muse Melpomène, de faire que la pièce rencontrât un échec retentissant, fût exclue du répertoire et effacée à jamais des annales de l’art dramatique.

Malgré lui, il observait du coin de l’śil son heureux rival. Il en était furieux, il souffrait de s’humilier de la sorte, mais c’était plus fort que lui.

Le gamin tardait à repartir : l’homme à la serviette verte l’avait abordé et ils avaient entamé une conversation. Peu à peu celle-ci parut s’envenimer. A dire vrai, le chef des revendeurs à la sauvette restait fort calme et ne haussait point la voix, c’était surtout le petit lieutenant qui criait. Des bribes de phrases parvenaient aux oreilles de Fandorine.

— C’est ignoble ! Vous n’avez pas le droit ! Je suis un officier de la garde de Sa Majesté !

Il n’eut pour toute réponse qu’un sifflotement moqueur.

Puis retentit une exclamation fort étrange de la part d’un « officier de la garde de Sa Majesté » :

— Allez au diable, vous et votre tsar !

L’homme à la serviette continua de siffloter, mais sans ironie cette fois-ci, d’une manière plutôt menaçante, et de nouveau prononça quelques mots, à voix basse, de façon insistante.

— Je rembourserai tout ! Et bientôt ! s’écria Limbach. Parole de gentilhomme !

— Vous l’avez déjà donnée, votre parole de gentilhomme ! s’emporta enfin son interlocuteur. Ou bien vous rendez ce fric, ou bien…

Il empoigna brutalement l’officier par l’épaule, et la main de ce monsieur n’était visiblement pas des plus légères, car l’autre dut plier le genou.

Dommage qu’elle ne voie pas son amant faire des courbettes devant son créancier, songea Fandorine avec une joie mauvaise tout à fait indigne d’un honnête homme. De mon temps, un officier des hussards ne se conduisait pas comme un toutou. Il eût provoqué le butor en duel, chacun à cinq pas de la barrière, et l’affaire eût été réglée.

Limbach, cependant, usa d’un autre moyen pour se sortir de cette situation scandaleuse. D’une bourrade, il repoussa son offenseur, prit son élan et sauta dans la calèche en hurlant :

— Allez, fouette, cocher, fouette !

Sous le choc, le créancier perdit son chapeau et laissa tomber la serviette qu’il tenait calée sous son bras. La serrure s’ouvrit, et un flot de papiers se répandit sur le trottoir, parmi lesquels une chemise de carton jaune que Fandorine crut reconnaître.

Il s’avança de quelques pas pour l’examiner de plus près. Pas de doute : c’était dans des dossiers de cette sorte que Noé Stern distribuait leurs rôles à ses comédiens. Le regard perçant d’Eraste Pétrovitch distingua même quelques mots tapés en majuscules : « DEUX COMÈTES… »

Tandis qu’il renfournait à la hâte les documents dans sa sacoche, l’artiste siffleur se tourna vers Fandorine avec un sourire agressif.

— Qu’est-ce que vous avez à tournailler et fouiner constamment par ici, Nat Pinkerton ?

Voilà qui était déjà intéressant.

— Vous me c-connaissez donc ? demanda Eraste Pétrovitchen se campant devant le grossier personnage encore accroupi.

— C’est mon boulot de tout savoir.

L’homme se redressa : il dépassait Fandorine d’une bonne demi-tête.

— Pour quelle raison traînez-vous dans les parages, monsieur le détective ? Affaire professionnelle, ou bien plutôt affaire de cśur ?

Un clin d’œil vint souligner l’arrogance du propos, suivi encore d’un sifflotement railleur.

Fandorine se sentait à présent d’une humeur noire, les nerfs en pelote. Aussi se conduisit-il d’une manière qu’on ne saurait guère qualifier d’honorable. En temps ordinaire, il n’eût pas jugé possible pour lui de toucher de ses mains un individu de cette espèce sans nécessité extrême, mais cette fois-ci il enfreignit ses principes. Il saisit entre deux doigts un des boutons de veste du monsieur, tira dessus légèrement, et l’objet lui resta dans la main. Il procéda de même avec les trois autres, et pour finir les glissa dans la poche de poitrine de l’insolent.

— Eh bien, puisque vous savez qui je suis, épargnez-moi vos impertinences. Je déteste ça. Quant à vos boutons, recousez-les, c’est indécent.

Seigneur, un conseiller d’Etat à la retraite, un homme sérieux, posé, âgé de cinquante-cinq ans, se comporter ainsi, comme un jeune coq batailleur !

Il faut rendre justice au chef des revendeurs à la sauvette. Visiblement, il possédait en effet quelques informations sur Fandorine, car il s’abstint de répondre à sa provocation. Cependant il n’y avait pas une ombre de crainte dans ses petits yeux mauvais. Cette fois-ci le sifflotement était à la fois respectueux et ironique.

— Jupiter se fâche. C’est donc qu’il s’agit d’une affaire de cśur. Eh bien, je vous souhaite du succès. Voilà, c’est tout. Je m’en vais de ce pas recoudre mes boutons.

Et soulevant du doigt son chapeau, il s’éloigna.

Ce petit incident acheva de convaincre Fandorine que son état mental était encore fragile.

Demain, se dit-il. Demain je serai en meilleure forme.

Il remonta dans son auto, et démarra.

La première

La douloureuse opération fut pratiquée le lendemain et dans l’ensemble se déroula le mieux du monde. Au premier instant seulement, quand elle se retourna pour voir qui venait d’entrer et qu’elle porta la main à sa gorge comme si elle peinait soudain à respirer, Fandorine lui aussi se sentit le souffle coupé, mais il sut se reprendre en main. Tout le monde se précipita pour lui serrer la main, lui souhaiter bruyamment la bienvenue, s’inquiéter de sa pâleur et reprocher à « Mikhaïl Erastovitch » de n’avoir rien dit de la maladie de son « père adoptif ».

Eraste Pétrovitch salua chacun des membres de la troupe, y compris Elisa, avec courtoisie, d’un air distant. Elle ne leva pas les yeux. Le parfum de ses cheveux représentait un danger manifeste. Sentant les effluves de violette de Parme lui tourner la tête, le convalescent s’empressa de s’éloigner.

C’est fini, se dit-il avec soulagement, maintenant ce sera plus facile.

Mais il n’en fut rien. Chaque fois qu’ils se rencontraient, chaque fois que leurs regards par hasard (ou pire : exprès) se croisaient, et encore davantage quand ils échangeaient ne fût-ce que deux mots insignifiants, à nouveau le souffle lui manquait et une terrible douleur lui poignait le cśur. Par bonheur, Fandorine n’assistait que rarement aux répétitions. Uniquement si le metteur en scène le lui demandait, ou si l’enquête le réclamait.

Après le quiproquo survenu avec Novimski et deux semaines d’interruption forcée, il avait fallu tout reprendre à zéro, et établir une nouvelle liste de suspects.

La question essentielle demeurait sans réponse : pourquoi quelqu’un avait-il éprouvé le besoin d’empoisonner Emraldov, ce bellâtre vaniteux ? Et ce crime avait-il un rapport avec le serpent dissimulé dans la corbeille de fleurs ?

Une dizaine d’hypothèses se dessinaient, pratiquement autant que de membres de la troupe, mais aucune n’était vraiment convaincante ni naturelle. D’un autre côté, dans ce monde étrange, bien des choses paraissaient artificielles : le comportement des acteurs, leur manière de parler, leurs relations, les motifs de leurs actes. Aux hypothèses « internes » (c’est-à-dire limitées au microcosme de l’Arche de Noé) venait s’ajouter une autre théorie, « externe » celle-là, un peu plus réaliste, mais qui demandait à être étudiée activement. Or pour le moment Eraste Pétrovitch peinait à se montrer très actif. Bien qu’il s’estimât tiré d’affaire, il était encore sujet à des crises d’aboulie, et son cerveau n’était pas aussi efficace qu’à l’ordinaire.

Mener une enquête dans un tel état, sans l’aide de personne, seul dans son coin, revenait à ramer avec un unique aviron : la barque décrivait sans fin le même cercle. Fandorine était habitué à discuter avec Massa de la pertinence de ses déductions, cela l’aidait à rendre sa pensée plus claire et plus systématique. Le Japonais formulait souvent d’utiles remarques, et dans cette affaire fantasque, son bon sens et sa bonne connaissance des figurants eussent été précieux.

Mais Eraste Pétrovitch n’était pas entièrement guéri, et l’un des indices qui en témoignaient était justement qu’il continuait de supporter difficilement la compagnie de son vieux camarade. Pourquoi, mais pourquoi avait-il fallu que ces paroles fussent prononcées : « Tu peux te sentir totalement libre » ? Le maudit Casanova aux yeux bridés avait usé sans vergogne de la permission et à présent passait tout son temps, ou presque, aux côtés d’Elisa. Ils se murmuraient des mots à l’oreille, comme deux tourtereaux. Les voir répéter leur scène d’amour était au-dessus des forces de Fandorine. Si à ce moment-là il se trouvait dans la salle, il se levait aussitôt et sortait.

Dieu merci, le Japonais ne savait rien de l’enquête en cours, autrement il eût été impossible de l’en tenir à l’écart. Tout au début, quand il n’était encore question que d’un serpent d’opérette caché dans un panier, Fandorine n’avait pas vu la nécessité d’impliquer son adjoint dans une affaire aussi peu sérieuse. De prime abord, le mystère de la mort d’Emraldov ne lui avait pas non plus semblé d’une grande difficulté à résoudre. Par ailleurs, au moment de la malheureuse opération dite « de la pêche au vif », les relations entre le maître et son serviteur s’étaient déjà altérées : Massa usurpait sans façon le rôle que Fandorine s’était écrit.

Ainsi s’écoulaient les jours. La troupe était prise de fièvre à l’approche de la première, Massa rentrait tard le soir des répétitions, pour chaque fois découvrir que son maître s’était déjà retiré dans sa chambre. Quant à Fandorine, exaspéré de la mollesse de sa pensée, il continuait d’arpenter encore et toujours le même cercle, inscrivant sur une feuille de papier noms et possibles mobiles.

Méfistov : haine pathologique de la beauté chez les êtres humains ?

Goupilova : sentiment d’offense ; pathologie de la conscience ?

Abrikossova : une aventure avec le défunt ?

Réginina : relations extrêmement hostiles avec Emraldov.

Stern : intérêt pathologique pour le sensationnel.

Innokentov : pas du tout aussi innocent qu’il y paraît.

Et ainsi de suite, toujours dans la même veine.

Puis il barrait tout cela d’un crayon rageur : babillage puéril ! Le mot « pathologie » revenait dans sa liste avec une fréquence plus grande que ne l’autorisait la criminologie. Stern aimait à répéter cette phrase de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. » Les acteurs étaient en effet convaincus que leur vie entière n’était qu’une grande scène, et que la scène, de même, était toute leur vie. Le faux-semblant y devenait réalité indiscutable, le masque ne se décollait plus du visage, le simulacre apparaissait comme une norme naturelle de comportement. Ces gens tenaient pour insignifiant ce qui, aux yeux de l’homme ordinaire, constituait l’essentiel ; et inversement ils étaient prêts à vendre leur âme pour des choses auxquelles personne d’autre n’eût accordé d’attention.

Quelques jours avant la première, Noé Noévitch convoqua Fandorine pour une consultation urgente. Il désirait savoir si l’auteur verrait une objection à ce qu’on déplaçât légèrement le point d’orgue de la pièce, qui ne serait plus marqué par le texte, mais par un effet visuel. Comme, dans la scène finale, l’héroïne se trouvait assise devant un coffret ouvert, force était de « faire travailler l’accessoiriste », car au théâtre il ne doit pas y avoir de fusil qui ne tire pas. C’est pourquoi Novimski avait imaginé un dispositif des plus intéressants. Il avait longuement bricolé avec des fils électriques, suspendu au plafond dans une nacelle, puis avait exercé ses talents de sorcier sur le coffret, et au bout du compte avait présenté au metteur en scène le fruit de son idée technique. Stern s’était montré enthousiaste : la trouvaille était à son goût.

Après la réplique par laquelle l’auteur concluait la pièce, un miracle se produirait : au-dessus de la salle deux comètes s’allumeraient soudain, composées de petites ampoules. La tête renversée en arrière et le bras droit levé pour fixer l’attention du spectateur, l’héroïne presserait discrètement un bouton de la main gauche et toute la salle lâcherait un cri d’extase.

Georges fit la démonstration de son invention. Le travail avait été exécuté de manière irréprochable, et en outre, sur le devant du coffret, afin que les spectateurs ne pussent rien en voir, le maître artisan avait monté un tableau électrique indiquant heures, minutes et même secondes.

— J’ai appris ça au cours spécial d’électricité du génie, déclara-t-il avec fierté. C’est joli, n’est-ce pas ?

— Mais cette horloge, c’est pour quoi ? demanda Elisa.

— Pas « pour quoi », mais « pour qui ». Pour vous, ma très chère, lui répondit Noé Noévitch. Pour que vous ne laissiez pas s’éterniser les silences. Ce petit travers vous est coutumier. Gardez un śil sur les secondes, restez vigilante. C’est parfaitement conçu. Georges ! Il serait bon d’accrocher au-dessus de la scène, côté cintres, une horloge clignotante de cette sorte, mais une grande. Pour messieurs les acteurs. Autrement, bien des amateurs chez nous finiront par s’endormir.

L’assistant se troubla :

— Mais non, ce n’est pas pour ça que je… J’ai pensé qu’ensuite, quand le spectacle serait supprimé du répertoire, le coffret pourrait revenir à Elisa, en souvenir. Une horloge, c’est un objet utile… Tenez, il y a là une petite molette qu’on peut tourner si l’horloge retarde ou au contraire avance. Il y a des tas de fils maintenant à l’intérieur, mais quand je les aurai tous déconnectés, on pourra utiliser le coffret pour ranger des affaires de maquillage… Et ça marche avec un transformateur électrique ordinaire.

Elisa adressa un sourire plein de douceur à Novimski, rouge jusqu’aux oreilles.

— Merci, Georges. C’est très gentil.

Elle regarda Fandorine.

— Vous n’allez pas empêcher que le spectacle s’achève sur un jeu de lumières, n’est-ce pas ? M. Novimski s’est donné tant de peine…

— Faites c-comme vous voudrez. Ça m’est égal.

Eraste Pétrovitch détourna les yeux. Pourquoi le regardait-elle de cet air implorant ? A cause de cette histoire de rien du tout ? Sans doute était-ce là encore une pose naturelle de comédienne : s’il fallait formuler une prière, qu’au moins ce soit la larme à l’śil ! Alors qu’elle-même désirait seulement encourager le zèle d’un autre de ses admirateurs. Elle l’avait bien dit : elle avait besoin que tout le monde l’aime autour d’elle, y compris « les chevaux, les chats et les chiens ».

En ce qui concernait la fin de la pièce, il était vrai qu’il s’en moquait. Il se fût volontiers abstenu d’assister à la première, et pas du tout parce qu’il avait le trac de l’auteur. Il continuait d’espérer que le spectacle fît un four. Si les spectateurs éprouvaient ne fût-ce qu’une centième partie du dégoût que lui inspirait à présent ce mélodrame sentimental et larmoyant, on ne pouvait douter du résultat.

Hélas, hélas.

La première des Deux Comètes, qui eut lieu un mois exactement après que la troupe eut pris connaissance de la pièce, remporta un triomphe.

Le public s’imprégna avec enthousiasme de l’exotisme du karyukai, autrement dit du « monde des fleurs et des saules », ainsi qu’on appelle au Japon le royaume chimérique des maisons de thé où des geishas d’une inconcevable élégance entourent les clients exigeants de plaisirs raffinés, éphémères et non charnels. Les décors étaient fantastiques, les comédiens jouaient à la perfection, tantôt marionnettes, tantôt êtres vivants. Le son mystérieux du gong frappé en cadence et la vibrante déclamation du récitant tour à tour berçaient et galvanisaient l’auditoire. Elisa fut éblouissante, on ne saurait trouver d’autre mot. Profitant de l’obscurité de la salle et de sa position, perdu au milieu de mille spectateurs, Fandorine eut toute liberté de la contempler et de jouir pleinement du fruit défendu. Etrange sentiment ! Elle lui était totalement étrangère, mais en même temps prononçait les mots qu’il avait choisis, et se soumettait à sa volonté, car cette pièce, c’était lui qui l’avait écrite !

Mme Altaïrskaïa-Lointaine fut magnifiquement acclamée ; après chaque tableau où elle apparaissait, elle était saluée avec ferveur par des « Bravo, Elisa ! », cependant le plus grand succès revint à l’acteur totalement inconnu qui jouait le rôle du meurtrier fatal. Sur le programme était simplement indiqué : « Le Silencieux : M. Gazonov » – c’était ainsi que Massa avait traduit son nom japonais de Shibata, formé des deux kanji signifiant « pelouse » et « champ ». Ses pirouettes acrobatiques (exécutées fort médiocrement, du point de vue d’Eraste Pétrovitch) plongeaient le public du théâtre, encore peu habitué à ces sortes de tours de force, dans le ravissement. Et quand, suivant l’intrigue, le ninja arracha son masque et se révéla être un véritable Japonais, la salle éclata de mille cris. Personne ne s’y attendait. Dans le faisceau du projecteur, Massa rayonnait et luisait tel un bouddha en or.

Les spectateurs ne furent pas moins frappés d’étonnement par le dispositif électrotechnique imaginé par Novimski. Quand la lumière s’éteignit et que les deux comètes se mirent à briller tout en haut, au-dessus des têtes, un soupir parcourut le théâtre. Tout le parterre blêmit dans l’ombre quand les visages se tournèrent vers le plafond, ce qui en soi était déjà d’un assez bel effet.

— Génial ! Stern s’est surpassé ! s’exclamaient plusieurs critiques importants dans la loge directoriale où se trouvait Fandorine. Où a-t-il dégoté ce fabuleux Asiatique ? Et qui est ce « E. F. » qui a écrit la pièce ? Ce doit être un Japonais. Ou un Américain. Personne n’est capable d’un truc pareil chez nous. Stern tient exprès le nom caché pour que les autres théâtres ne lui débauchent pas son auteur. Et que dites-vous de la scène d’amour ? A la limite du scandale, mais d’une telle force !

Eraste Pétrovitch n’avait pas vu la scène d’amour. Il avait fermé les yeux et attendu que les spectateurs eussent cessé de soupirer et de déglutir. Ces sons répugnants étaient parfaitement audibles, car un silence choqué régnait dans toute la salle.

Les saluts au public durèrent une éternité. On tenta dans la salle de crier « L’auteur ! L’auteur ! », mais sans trop de conviction. Personne ne savait si celui-ci était présent dans le théâtre. Il avait été convenu avec Stern qu’on s’abstiendrait d’inviter Eraste Pétrovitch à monter sur la scène. Les spectateurs firent un peu de chahut puis renoncèrent. Ils avaient déjà sans lui assez de monde à fêter et à couvrir de fleurs.

Fandorine observa à la jumelle le beau visage d’Elisa rayonnant de bonheur. Ah ! si elle l’avait regardé ne fût-ce qu’une fois dans sa vie avec une telle expression, tout le reste eût été sans importance… Massa salua cérémonieusement, en s’inclinant très bas, puis aussitôt, avec la mine d’un vrai jeune premier, expédia des baisers aériens à la salle.

Ce n’était cependant pas encore la fin des épreuves de Fandorine. Il lui restait à endurer le banquet donné dans les coulisses – il était absolument impossible qu’il ne s’y rendît pas.

Le banquet gâché

Il demeura un long moment à fumer au foyer après que le public eut déserté les lieux et que le bruit des vestiaires se fut apaisé. Puis enfin, poussant un profond soupir, il monta à l’étage des comédiens.

Tout d’abord, Eraste Pétrovitch passa par le sombre couloir sur lequel ouvraient les portes des loges. Il eut soudain envie de voir la pièce où Elisa se préparait à entrer en scène, où elle quittait son état de femme pour n’être plus qu’un rôle : assise devant son miroir, tel un kitsune, elle échangeait son moi contre un autre. Peut-être la vue du local qu’elle utilisait pour se livrer à ces métamorphoses l’aiderait-elle d’une manière ou d’une autre à percer son secret ?

Il regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne aux alentours et tira sur la poignée de laiton. Mais la porte ne s’ouvrit pas : elle était fermée à clef. Bizarre. Pour autant que Fandorine le sût, il n’était pas d’usage chez les acteurs de l’Arche de Noé d’interdire l’accès à une loge. Eraste Pétrovitch jugea ce petit détail symbolique. Elisa lui refusait l’entrée de son monde secret, l’empêchait d’y jeter même un coup d’śil.

Secouant la tête, il poursuivit son chemin. La plupart des loges étaient restées ouvertes, parfois même leur porte était entrebâillée, et s’il trouva la plus éloignée étroitement close, quand il en tourna la poignée, pour vérifier, le battant aussitôt pivota sur ses gonds.

Devant les yeux stupéfaits de Fandorine se révéla alors un tableau tout à fait dans l’esprit des shunga, ces gravures licencieuses qui jouissent d’un grand succès auprès des étrangers. Couché à même le sol, entre deux tables de maquillage, Massa, en veste moulante de ninja, mais sans la partie inférieure du costume, était occupé à retrousser consciencieusement le kimono de Sérafima Abrikossova, qui jouait dans le spectacle le rôle de l’apprentie geisha.

— Oh ! s’exclama la soubrette en se relevant d’un bond pour rectifier sa tenue.

Eraste Pétrovitch n’eut cependant pas l’impression qu’elle fût beaucoup troublée.

— Bravo pour cette première ! dit-elle encore.

Sur quoi elle rassembla le bas de son vêtement et fila hors de la loge.

Le Japonais la regarda partir avec regret.

— Vous avez besoin de moi, maître ?

Fandorine demanda :

— Ainsi, tu as une aventure avec l’Abrikossova, et non avec…

Il n’acheva pas.

Se redressant, Massa déclara avec philosophie :

— Rien ne tourne autant la tête des femmes que le Grand Succès. Auparavant, cette jolie fille ne manifestait aucun intérêt pour moi, mais après que mille personnes m’ont applaudi et acclamé, Sima-san a commencé de me regarder avec de tels yeux qu’il eût été sot et impoli de ne pas donner suite. Dans la salle, nombre de femmes me regardaient de la même façon, conclut-il en se contemplant d’un air satisfait dans la glace. Certaines disaient : « Comme il est beau ! Un vrai Bouddha ! »

— Eh bien, Bouddha, renfile donc ton pantalon.

Laissant la nouvelle vedette de la scène admirer son physique irrésistible et remettre de l’ordre dans sa mise, Fandorine s’en fut plus loin. Massa lui était devenu nettement antipathique. Le pire était que ce gros prétentieux avait raison : Elisa allait le trouver désormais encore plus séduisant. Les actrices, n’est-ce pas, sont si sensibles au clinquant du succès ! Il aurait fallu lui parler des jeux auxquels se livraient Massa et Sima Abrikossova, mais hélas c’était impensable pour un honnête homme.

Rongé par le cafard, Eraste Pétrovitch, bizarrement, n’avait pas songé qu’il baignait lui aussi à présent dans le halo étincelant du Grand Succès. Il prit conscience du fait quand il voulut se faufiler dans la salle du buffet, en s’efforçant de ne pas attirer l’attention sur lui. Peine perdue !

— Mais c’est lui, notre cher auteur ! Enfin ! Eraste Pétrovitch !

Tous se précipitèrent vers lui pour le féliciter à qui mieux mieux, chacun évoquant un premier succès magnifique, un triomphe grandiose, une renommée éclatante.

Stern leva sa coupe de champagne :

— Au nom nouveau inscrit au panthéon du théâtre, messieurs !

Mme Réginina, dans son kimono mauve, les yeux étirés par un trait de fard (tous les comédiens avaient gardé costume et maquillage de scène), déclara d’un ton pénétré :

— J’ai toujours été partisane d’un théâtre non pas d’acteur ni de metteur en scène, mais d’auteur ! Vous êtes mon héros, Eraste Pétrovitch ! Ah ! si vous écriviez une pièce autour d’une femme plus très jeune, mais au cśur toujours ardent, habité d’intenses passions !

Son ex-époux la força à s’écarter, affublé d’un faux crâne chauve étincelant avec tresse cirée de samouraï.

— Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai réellement compris l’idée de votre śuvre. C’est prodigieux ! Nous avons beaucoup en commun, vous et moi. Un jour je vous raconterai l’histoire de ma vie…

Mais déjà l’intrigante s’était glissée au-devant, le visage fendu d’un large sourire qui laissait paraître ses dents minuscules :

— Les pièces les plus intéressantes du monde sont celles dont le personnage principal est du côté du Mal. Vous l’avez génialement démontré.

Vassia Innokentov, qui n’avait toujours pas tiré ses sabres de sa ceinture, le remercia au contraire d’avoir puni le crime, ce qui, de son point de vue, constituait le sens principal de l’śuvre fandorinienne et, de manière générale, de l’existence.

Et puis Eraste Pétrovitch cessa de les voir et de les entendre, car Elisa s’approcha de lui, passa un bras brûlant autour de son cou, l’étourdissant de son parfum de violette, l’embrassa et lui chuchota dans le creux de l’oreille :

— Le meilleur de tous ! Pardonne-moi, mon chéri, c’était impossible autrement…

Elle s’esquiva, pour laisser la place aux autres, tandis que Fandorine restait dévoré par le doute : avait-elle dit « pardonne-moi » ou « pardonnez-moi » ? Il n’était pas certain d’avoir bien entendu. Tant de choses en dépendaient ! Mais il n’allait pas demander de répéter, tout de même.

Calme-toi, cela ne signifie rigoureusement rien. Mme Lointaine est une actrice, elle aussi subit l’influence du Grand Succès. Pour elle je ne suis plus seulement un homme, mais un Dramaturge-Très-Prometteur. On connaît le prix de ce genre de baiser, je ne me laisserai pas prendre au piège une seconde fois. Serviteur, ma chère.

Et il ajouta exprès à son amertume en s’interrogeant in petto : Mais comment se fait-il, madame, qu’on ne voie pas ici l’élu de votre cśur ?

En effet, il n’avait pas vu Limbach ce jour-là durant la première, et il en avait tiré l’unique conclusion qui logiquement s’imposait. Si le sous-lieutenant n’avait plus besoin d’assiéger la forteresse, c’était que celle-ci était déjà prise. Il devait attendre dans la chambre d’hôtel avec des fleurs et du champagne. Eh ! grand bien lui fasse. Comme on dit, que l’édredon vous soit douillet !

Après les comédiens, ce fut aux invités de le féliciter, invités fort peu nombreux au demeurant, car il s’agissait d’un banquet « entre soi ». Plusieurs critiques influents qu’Eraste Pétrovitch avait entrevus dans la loge s’approchèrent pour lui décerner, du bout des lèvres, quelques compliments teintés de condescendance. Puis il se trouva empoigné sous chaque bras par deux messieurs d’une amabilité extrême, l’un arborant un lorgnon, l’autre une barbe parfumée. Ces derniers désiraient savoir s’il n’avait pas d’autres śuvres en réserve ou « en projet ». Aussitôt Stern rappliqua à tire-d’aile, en les menaçant du doigt d’un air faussement courroucé :

— Vladimir Ivanovitch, Konstantin Serguéiévitch, on est prié de ne pas débaucher les auteurs ! Autrement je vous empoisonne tous les deux, comme Salieri l’a fait pour Mozart !

Quand enfin tout le monde eut gagné la table, le dernier à l’aborder fut le protecteur des muses, Aguilev. Celui-ci ne perdit pas de temps en louanges, et prit tout de suite le taureau par les cornes :

— Sauriez-vous écrire un scénario sur un thème japonais ?

— Pardon, c-comment dites-vous ? Je ne connais pas ce mot.

— Un « scénario », autrement dit une pièce cinématographique. C’est une idée nouvelle dans le monde de la prise de vues. Un exposé détaillé de l’action, avec une dramaturgie, des tableaux décrits par le menu.

— Mais à quoi bon ? s’étonna Fandorine. Pour autant que je sache, le réalisateur se contente de dire aux interprètes comment se lever et où diriger leurs pas. De toute manière il n’y a pas de dialogues, et le sujet peut varier en fonction du budget, de la situation météorologique et de l’emploi du temps des acteurs.

— C’était ainsi jusqu’à maintenant. Mais bientôt tout va changer. Nous en parlerons plus tard.

Noé Noévitch frappa de sa fourchette contre son verre et interpella le millionnaire :

— Andreï Gordéiévitch, vous souhaitiez prononcer un discours ! C’est le moment, nous sommes tous rassemblés !

Le bourreau des cśurs, Gazonov, venait juste de paraître à son tour, le crâne hérissé d’une courte brosse luisante. Il vint s’asseoir, l’effronté, à côté d’Elisa, qui lui adressa quelques mots d’un air caressant. Mais à dire vrai, quelle autre place eût pu échoir à l’interprète du rôle masculin principal ?

Eraste Pétrovitch se vit offrir lui aussi une place d’honneur, à l’autre bout de la table, à côté du metteur en scène.

M. Aguilev entama son speech à sa manière habituelle, autrement dit sans préambule ni fioritures :

— Mesdames et messieurs, le spectacle est bon, on ne manquera pas d’en parler dans le public et dans la presse. Je suis de nouveau convaincu de ne pas m’être trompé en misant sur Noé Noévitch et sur toute votre troupe. J’ai été particulièrement séduit par Mme Altaïrskaïa-Lointaine, laquelle est promise à un grand avenir… Si nous parvenons à trouver un langage commun, ajouta-t-il après une brève hésitation en regardant Elisa avec insistance. Permettez-moi, madame, de vous remettre ce modeste cadeau symbolique, dont je vous expliquerai le sens tout de suite après.

Il tira de sa poche un étui de velours, et de celui-ci une rose d’or rouge très finement ouvragée.

— Quelle merveille ! s’exclama Elisa. Quel artisan a exécuté d’aussi délicats filigranes ?

— Le nom de cet artisan est la nature, lui répondit l’entrepreneur. Vous tenez entre vos mains une fleur vivante recouverte d’une fine couche de poussière d’or – le dernier cri de la technique. Grâce à cette pellicule de métal, la beauté de la fleur est devenue éternelle. Elle ne fanera jamais.

Tout le monde commença d’applaudir, mais le capitaliste leva la main.

— Le temps est venu de vous expliquer la raison d’être essentielle de notre Société théâtrale et cinématographique. J’ai résolu d’investir des fonds dans votre troupe parce que Noé Noévitch est le premier homme de théâtre à avoir pris conscience qu’on ne saurait connaître de succès vraiment grandiose sans recourir au sensationnalisme. Mais ce n’est là qu’une première étape. Maintenant que l’Arche de Noé fait la une des journaux des deux capitales, je propose de hausser votre renommée à un niveau encore plus élevé, d’abord national, puis international. Pareil but est impossible à atteindre en se contentant de simples tournées, mais il existe un autre moyen : le cinématographe.

— Vous voudriez fixer nos spectacles sur la pellicule ? demanda Stern. Mais qu’en sera-t-il du son, du texte ?

— Non, mon associé et moi avons projet de créer un cinématographe d’un genre nouveau, qui deviendra un art à part entière. Les scénarios seront élaborés par des écrivains de renom. Nous inviterons à jouer dans nos films non pas de simples quidams croisés par hasard, mais des acteurs de première force. Nous ne nous contenterons pas comme les autres de décors de toile peinte et de carton-pâte. Mais surtout, nous forcerons des millions de gens à aimer les visages de nos « stars » – un mot américain qui signifie « étoile ». Oh ! ce concept a un immense avenir ! Le jeu d’un acteur de théâtre talentueux est comme une fleur vivante : il enchante, mais ses charmes se rompent sitôt le rideau retombé. Je veux, quant à moi, rendre votre art impérissable au moyen d’une pellicule d’or. Qu’en pensez-vous ?

Tous demeurèrent muets. Beaucoup se tournèrent vers Stern. Celui-ci se leva. On voyait qu’il craignait de peiner son bienfaiteur.

— Hmm… Très estimé Andreï Gordéiévitch, je comprends votre désir d’augmenter vos dividendes, c’est tout à fait naturel pour un homme d’affaires. Moi même, Dieu m’en est témoin, je ne laisse passer aucune occasion de traire la vache d’or.

Un léger rire parcourut l’assistance, et Noé Noévitch inclina la tête de manière comique, l’air de dire : « Eh oui, je l’avoue, je suis pécheur. »

— Mais êtes-vous donc fâché du bilan de notre tournée moscovite ? Sans vouloir offenser nos amis du Théâtre d’art, je crois qu’aucune compagnie n’a encore connu pareilles recettes. Celle d’aujourd’hui s’élève à plus de dix mille roubles ! Bien entendu, il ne sera que justice de partager notre bénéfice avec la société qui nous héberge, dans un rapport avantageux pour les deux parties.

— Dix mille roubles ? reprit Aguilev. C’est risible. Un film à succès sera vu par au moins un million de personnes, dont chacune paiera en moyenne cinquante kopecks à la caisse. Moins les frais de production et la commission des propriétaires de salles, plus la vente à l’étranger et le commerce de cartes postales… le bénéfice net se montera à plus de deux cent mille roubles.

— A combien ? s’exclama Méfistov.

— Et nous avons l’intention de produire au moins une douzaine d’śuvres de cette sorte par année. Alors faites vos comptes, poursuivit tranquillement Andreï Gordéiévitch. Par ailleurs, prenez aussi en considération qu’une star touchera chez nous jusqu’à trois cents roubles par jour de tournage, un acteur de second plan comme M. Rézonovski ou Mme Réginina, une centaine, de troisième plan une cinquantaine. A quoi il faut ajouter la ferveur populaire que nous garantiront nos propres organes de presse ainsi que le don génial de Noé Noévitch pour créer la sensation.

Tout à coup Elisa se leva. L’inspiration enflammait son visage, des gouttes de nacre scintillaient dans son haut chignon.

— Là où l’argent sert de pierre angulaire, c’en est fini de l’art véritable ! Vous m’avez offert cette rose, et sans doute elle est très belle, mais vous vous trompez en la qualifiant de vivante ! Elle est morte dès que vous l’avez enfermée dans son armure dorée ! Elle s’y est changée en momie. Il en est de même de votre cinématographe. Le théâtre, c’est la vie ! Et comme toute vie, il est éphémère et toujours différent. Il n’y aura jamais d’autre instant exactement semblable, on ne peut l’arrêter, et c’est justement pourquoi il est si merveilleux. Vous êtes comme autant de Faust, qui rêvez de stopper ce merveilleux instant, sans comprendre qu’il est impossible de figer la beauté, car elle en mourrait aussitôt. C’est ce que dit la pièce que nous venons de jouer ! Comprenez-le, Andreï Gordéiévitch, l’éternité et l’immortalité sont les ennemies de l’art, elles me font peur ! Un spectacle peut être bon ou mauvais, mais il est vivant. Alors que, un film, c’est une mouche prisonnière d’un bloc d’ambre. Elle semble parfaitement vivante, mais elle est bel et bien morte. Jamais, vous m’entendez, ja-mais je ne me résoudrai à jouer devant votre espèce de boîte à gros śil de verre !

Mon Dieu qu’elle était belle à ce moment ! Eraste Pétrovitch pressa la main à gauche sur sa poitrine, se sentant le cśur défaillir. Il détourna les yeux et se dit : Oui, elle est sublime, elle est magie et prodige, mais elle n’est pas à toi, elle t’est étrangère. Ne cède pas à la faiblesse, ne perds pas ta dignité.

Il faut dire que l’intervention d’Aguilev, d’une sécheresse toute mathématique, n’avait guère soulevé d’enthousiasme parmi l’assistance. Si on avait vaguement applaudi l’entrepreneur, c’était surtout par courtoisie, alors que le discours d’Elisa fut accueilli par des cris approbateurs et de vigoureux battements de mains.

La Réginina, forte de son emploi de mère noble, demanda d’une voix tonnante :

— Ainsi, monsieur, vous estimez que je vaux trois fois moins que Mme Altaïrskaïa ?

— Pas vous, lui expliqua Aguilev, mais ce que pèse votre rôle dans la pièce. Voyez-vous, j’ai l’intention, lors des prises de vues, d’user abondamment d’un procédé nouveau appelé blow-up, qui consiste à montrer la face de l’acteur en grand, sur tout l’écran. Cette technique réclame de préférence des visages jeunes et incontestablement séduisants…

— … tandis que les vieux birbes comme vous et moi, ma chère Vassilissa, ne sont d’aucun intérêt pour l’industrie du cinématographe, intervint le raisonneur. On nous jettera comme de vieilles chaussettes. Cela dit, tout est dans la main de Dieu. J’en ai vu bien d’autres, j’ai roulé ma bosse, comme la galette du conte, j’ai échappé à la grand-mère, puis au grand-père, alors ce n’est pas le cinématographe qui va m’arrêter. Pas vrai, commère renarde ? ajouta-t-il en s’adressant à sa voisine, la Goupilova.

Mais celle-ci ne le regardait pas, elle n’avait d’yeux que pour le millionnaire, auquel elle souriait de la manière la plus aimable.

— Dites-moi, cher Andreï Gordéiévitch, avez-vous aussi le projet de tourner des films de genre gothique ? J’ai lu dans un journal que le public américain était friand des histoires de vampires, de mages et de sorcières.

M. Aguilev avait tout de même une qualité étonnante : celle de pouvoir dire aux gens, sur le ton le plus courtois, des choses épouvantables :

— Nous y réfléchissons, madame. Mais les enquêtes prouvent que même les héroïnes négatives, fussent-elles sorcières ou vampires, doivent avoir un physique attirant. Autrement le public n’achète pas de billets. Je pense qu’avec votre visage assez spécifique mieux vaudrait éviter les gros plans.

Le sourire déserta aussitôt « le visage assez spécifique » de Xantippa Pétrovna pour céder la place à une grimace mauvaise qui lui allait beaucoup mieux.

La conversation sur le cinéma s’éteignit bientôt en dépit des efforts d’Aguilev pour la ranimer. Quand tout le monde eut quitté la table et se fut éloigné chacun de son côté, il s’approcha d’Eraste Pétrovitch et entreprit de lui expliquer que l’activité de scénariste de cinéma était un métier d’avenir, porteur de célébrité et d’énormes revenus. Il lui proposa d’organiser une rencontre avec son associé, M. Simon, qui saurait lui en parler mieux que lui et qui, de manière générale, était un homme très intéressant. Mais Fandorine ne parut captivé ni par les perspectives de la nouvelle profession ni par les qualités exceptionnelles dudit associé, et se hâta de prendre congé de l’assommant personnage.

Alors Aguilev aborda résolument Elisa. Il l’entraîna à l’écart et commença de lui parler d’un air grave. Elle l’écouta, tout en manipulant la rose d’or entre ses doigts, avec un sourire bienveillant. Le jeune impudent se permit alors de lui saisir le bras, et elle le laissa faire. Mais ce que Fandorine jugea du plus mauvais goût fut qu’il sortît avec elle de la pièce. Comme il passait auprès d’eux, un cigare aux lèvres, il entendit Aguilev dire à la comédienne :

— Elisa, je dois vous parler seul à seul d’une affaire importante.

— Eh bien, accompagnez-moi à ma loge, répondit-elle tandis que son regard glissait brièvement sur le visage de Fandorine. J’aimerais me démaquiller.

Et ils s’éloignèrent.

J’en ai assez vu, se dit Eraste Pétrovitch. Je n’ai rien à faire de cette femme, mais je n’ai aucune raison non plus de la regarder flirter avec d’autres hommes. Cela tourne au sadomasochisme.

Il se demanda combien de temps il devait attendre pour quitter les lieux sans paraître incorrect, et décida de patienter encore une dizaine de minutes.

Au bout de dix minutes exactement, il s’approcha de Stern et lui annonça à voix basse qu’il s’en allait, tout en lui recommandant de n’attirer l’attention de personne sur son départ.

Noé Noévitch paraissait désemparé ou bien soucieux. Sans doute le discours du mécène l’avait-il quelque peu ébranlé.

— Un début magnifique, magnifique, félicitations, bredouilla-t-il en serrant la main d’Eraste Pétrovitch. Il faut penser maintenant à la prochaine pièce.

— Je n’y m-manquerai pas.

Fandorine se dirigea avec soulagement vers la sortie, louvoyant entre les comédiens et les invités dont la majorité tenaient à la main qui une tasse de thé, qui un verre de cognac.

Les portes s’ouvrirent toutes grandes au moment où Eraste Pétrovitch allait les atteindre. Il eut à peine le temps de retenir Elisa qui littéralement le heurta de plein fouet. Le visage de la jeune femme était figé en un masque d’horreur, et ses pupilles si dilatées que ses yeux semblaient noirs.

— Aaaah… gémit-elle, sans paraître reconnaître Fandorine. Aaaah…

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?

Aguilev arrivait en courant, en s’épongeant le front de son mouchoir.

— Que lui avez-vous fait, nom d’un chien ? lui cria Eraste Pétrovitch.

— Là-bas…

L’entrepreneur, toujours si calme à l’ordinaire, pointait un doigt tremblant dans une vague direction.

— Là-bas, dans la loge… Elisa a pris sa clef au tableau, a ouvert la porte… Et là… Il faut appeler la police ! Le téléphone… Où est le téléphone ?

Le cadavre gisait dans la loge, juste derrière la porte, en position fśtale : recroquevillé, les bras pressés contre le ventre. S’efforçant de ne pas marcher dans l’énorme flaque de sang, Fandorine saisit entre les doigts relâchés du mort un couteau pliant à lame légèrement courbe et très acérée.

— Sacagne, dit Massa derrière lui.

— Je n’ai pas besoin de toi pour le voir. Il y a là énormément de t-traces. Ecarte-toi, et ne laisse entrer personne, ordonna Eraste Pétrovitch d’un ton sec, sans même se retourner.

Il y avait des taches de sang partout dans la pièce, la porte était couverte à l’intérieur d’empreintes de mains ensanglantées, tandis que le plancher portait la trace rouge de semelles à bout pointu, en tout point identiques à celles des bottes de cavalier du défunt.

— Laissez-moi passer ! fit la voix courroucée de Stern. C’est mon théâtre ! Je dois savoir ce qui s’est passé !

— Je ne vous c-conseille pas de mettre les pieds ici. La police n’appréciera pas.

Noé Noévitch jeta un coup d’śil dans la loge, blêmit et n’insista pas davantage.

— Pauvre garçon. Il a été poignardé ?

— Pour l’instant je l’ignore. Je suppose que le jeune officier est mort d’hémorragie. La large entaille pratiquée dans son ventre n’a pas provoqué une mort immédiate. Il a titubé à travers la pièce, réussi à agripper la poignée de la porte, puis ses forces l’ont trahi.

— Mais… Pourquoi n’est-il pas sorti dans le couloir ?

Fandorine ne répondit pas. Il se souvint de s’être étonné que la loge fût fermée à clef, au moment il passait devant pour se rendre au banquet. Limbach gisait alors à tout juste deux pas, déjà mort, selon toute apparence, ou bien sans connaissance.

— Une mer de sang, annonça Stern en se tournant vers les autres. Le hussard a été poignardé, à moins qu’il ne se soit tué lui-même. En tout cas, demain nous serons de nouveau dans tous les journaux. Les reporters vont découvrir que le jeune homme était un admirateur d’Elisa. Au fait, comment va-t-elle ?

— Sima, Zoïa Linotova et Innokentov sont avec elle, répondit Vassilissa Prokofievna. La pauvre est dans un état proche de la syncope. J’imagine ce que ce doit être : ouvrir la porte de sa propre loge et découvrir pareil spectacle… Je ne sais pas comment elle va survivre à ça.

Ces paroles recelaient un sens particulier que Fandorine comprit parfaitement.

— Au moins l’on sait à présent pourquoi le petit sous-lieutenant n’était pas là pour s’agiter lors de la première, fit froidement observer Rézonovski. Je me demande bien comment il a atterri ici. Et à quel moment.

Se déplaçant sur la pointe des pieds entre les éclaboussures de sang, Fandorine tira par un coin un carton qui dépassait de la poche du dolman rouge de parade. C’était un laissez-passer pour l’étage des artistes, sans lequel aucun étranger au théâtre n’eût été admis en ces lieux.

— Puisque aucun des acteurs n’a vu Limbach, on peut déduire qu’il s’est introduit dans le c-couloir après le début du spectacle. Monsieur Stern, qui délivre ces sortes de laissez-passer ?

Noé Noévitch prit le carton et haussa les épaules.

— N’importe quel comédien. Parfois moi ou Georges. D’habitude les invités utilisent leur privilège au moment de l’entracte ou après le spectacle. Cependant nous avons joué sans interruption, et dès la pièce terminée tout le monde a gagné le buffet. Personne n’est venu ici.

— Doulouleux, dit Massa.

— De quoi parles-tu ?

— Ventle coupé en deux, doulouleux. Il n’était pas samouraï, il a clié. Tlès folt.

— Bien sûr, il a crié. Mais il y avait de la musique dans la salle, et ici pas âme qui vive. Personne n’a entendu.

— Legaladez, maîtle.

Du doigt, Massa montra la porte.

Parmi les traces de sang à moitié séché se distinguaient deux lettres grossièrement barbouillées : « Li », la seconde moins nette que la première, comme si les forces avaient manqué à leur auteur.

— Voilà qui est intéressant, dit Eraste Pétrovitch avant d’ajouter, cette fois-ci en japonais : Garde un śil sur toutes les personnes ici présentes. C’est tout ce dont j’ai besoin. Je vais m’occuper de cette affaire tout seul, et Soubbotine me donnera un coup de main. De toute manière, on ne pourra pas se passer de la police.

— Que dites-vous ? demanda Noé Noévitch en fronçant les sourcils. Et pourquoi avez-vous empêché Georges d’appeler la police ?

— Je viens justement de dire à Massa qu’il était temps à présent. Il fallait d’abord s’assurer que personne n’entrerait dans la loge au risque de détruire des indices. Avec votre permission, c’est moi qui téléphonerai. Je connais quelqu’un à la police de Sûreté, un excellent spécialiste. Mesdames et messieurs, je vous demande de tous regagner la salle du b-buffet ! Quant à vous, monsieur Stern, placez deux ouvreurs devant la porte.

Les spécialistes au travail

— Aucun doute, c’est un suicide.

L’enquêteur de la police de Sûreté de Moscou, Sergueï Nikiforovitch Soubbotine, selon sa vieille habitude, remonta ses lunettes sur son nez, et sourit, comme pour s’excuser.

— Cette fois-ci, Eraste Pétrovitch, votre hypothèse n’est pas vérifiée.

Fandorine n’en crut pas ses oreilles.

— Vous plaisantez ? Un type s’ouvre le ventre sans l’aide de personne, puis, toujours tout seul, ferme la porte de l’extérieur et s’en va raccrocher la clef au tableau ?

Soubbotine émit un petit rire, montrant qu’il appréciait la boutade. Il passa son mouchoir sur ses rares cheveux blancs et ternes pour les sécher – l’aube approchait, les deux hommes avaient derrière eux plusieurs heures de travail intense.

— Eh bien, moi, Eraste Pétrovitch, je vais procéder point par point selon votre enseignement. Vous m’avez appris que le sous-lieutenant Limbach n’avait pas de motif de se suicider, puisqu’il venait de remporter une victoire amoureuse. D’après vos renseignements, il aurait obtenu les… euh… faveurs de la célèbre actrice, Mme Altaïrskaïa, c’est bien ça ?

— Oui, confirma Fandorine d’un ton glacé. L’homme n’avait aucune raison de mettre f-fin à ses jours, qui plus est d’une manière aussi atroce.

— Je crois que vous vous trompez, déclara Sergueï Nikiforovitch d’une voix un peu coupable, confus de devoir corriger son ancien mentor.

Il était un tout jeune fonctionnaire de la police quand, quelque vingt ans plus tôt, il avait entamé sa carrière sous la direction du conseiller d’Etat Fandorine.

— Pendant que vous accompagniez le corps à la salle de dissection pour établir l’heure exacte de la mort, j’ai effectué ici différentes recherches. L’actrice et le jeune hussard n’entretenaient pas de relation intime. Cette rumeur est sans fondement. Vous connaissez mon caractère méticuleux, j’ai établi le fait de manière certaine.

— P-pas de relation ?

La voix d’Eraste Pétrovitch avait tremblé.

— Aucune. Mieux encore, j’ai parlé au téléphone avec un camarade d’escadron de Limbach, et ce témoin affirme que le sous-lieutenant, ces derniers temps, était comme l’ombre de lui-même, tant il était tourmenté par ses déboires amoureux ; selon lui, notre homme s’est plusieurs fois exclamé qu’il finirait par se tuer. C’est, comme vous dites, le premier point.

— Et quel sera le second ?

Soubbotine sortit un bloc-notes.

— Les témoins Innokentov et Novimski ont déclaré que, la nuit où Limbach s’est introduit dans la chambre de Mme Altaïrskaïa, ils l’ont entendu à travers la porte menacer de s’ouvrir le ventre à la mode des Japonais si jamais elle le repoussait. Le voilà votre second point.

Il tourna une page.

— Limbach a réussi, d’une manière qui reste encore à établir, à se procurer un laissez-passer puis à s’introduire dans la loge de l’élue de son cśur. Je suppose qu’il a voulu punir sa tortionnaire, quand elle reviendrait après le spectacle auréolée de son triomphe et couverte de fleurs. Limbach a souhaité se donner la mort à la terrible manière des Japonais. Comme un samouraï se faisant hirikiri pour l’amour d’une geisha.

— Harakiri.

— Et qu’ai-je donc dit ? Il s’ouvre le ventre, endure d’atroces souffrances, perd son sang, veut écrire sur la porte le nom de sa bien-aimée, « Lisa », mais les forces l’abandonnent.

Emporté par son discours, l’enquêteur entreprit de montrer comment tout cela s’était passé : voilà le sous-lieutenant se tenant le ventre, tordu de douleur, il trempe un doigt dans sa blessure, trace deux lettres sur le vantail, puis s’écroule. Bon, à dire vrai, Sergueï Nikiforovitch se garda, quant à lui, de tomber, car le plancher de la loge venait juste d’être lavé et n’était pas encore sec.

— A propos, le nom inachevé : c’est un troisième point.

Soubbotine montra la porte qu’on avait laissée telle quelle, suivant ses instructions.

— Que vous a dit l’expert ? Quand la mort est-elle survenue ?

— Vers d-dix heures et demie, plus ou moins un quart d’heure. Autrement dit durant le troisième acte. L’agonie a duré entre cinq et dix minutes, maximum.

— Eh bien, vous voyez. Il a attendu que le spectacle touche à sa fin. Autrement il courait le risque qu’une autre personne que Mme Lointaine entrât dans la loge, et alors tout l’effet eût été perdu.

Fandorine poussa un soupir.

— Que vous arrive-t-il, Soubbotine ? Votre raisonnement et votre reconstitution des faits ne valent pas un clou. Auriez-vous oublié la porte close ? Il a bien fallu que quelqu’un la ferme à clef, non ?

— C’est Limbach lui-même qui l’a fermée. Il craignait sans doute de ne pas surmonter la douleur et de perdre assez le contrôle de soi pour s’échapper de la pièce. J’ai retrouvé la clef, ou plutôt son double, dans la poche de sa culotte de cheval. La voici – et c’est le quatrième point.

Une clef brillait dans la main de l’enquêteur. Fandorine sortit une loupe. C’était en effet un double, qui plus est fabriqué récemment : on voyait encore les traces de lime sur le panneton. Dieu merci, la voix de l’enquêteur n’avait rien de narquois ni de triomphant : elle trahissait juste une tranquille fierté du travail honnêtement accompli.

— J’ai vérifié, Eraste Pétrovitch. Les clefs des loges de comédiens restent accrochées au tableau, sans surveillance. De toute manière, personne ne ferme sa porte d’habitude, aussi ces clefs ne sont-elles presque jamais utilisées. Limbach a pu prendre discrètement une empreinte au cours de l’une ou l’autre de ses précédentes visites.

Et de nouveau Fandorine soupira. Soubbotine était un bon enquêteur, fort avisé. Il n’avait certes pas inventé la poudre, mais pour un fonctionnaire de police cela n’a rien d’indispensable. Il aurait pu aller loin. Malheureusement, dès lors qu’Eraste Pétrovitch avait été contraint de prendre sa retraite, le destin du jeune homme s’était trouvé contrarié. Durant les temps post-fandoriniens, le policier s’était vu réclamer des qualités toutes différentes pour faire carrière : savoir rédiger de beaux rapports et complaire à sa hiérarchie. Sergueï Nikiforovitch n’avait appris ni l’un ni l’autre auprès du conseiller d’Etat. Ce dernier lui avait plutôt enseigné à collecter les indices et à interroger les témoins. Résultat de cette mauvaise éducation : l’homme avait passé la quarantaine, mais croupissait au rang de conseiller titulaire, et ne se voyait confier que les affaires les moins avantageuses, les moins riches de perspectives, qui ne permettaient en rien de se distinguer. Sans l’intervention directe d’Eraste Pétrovitch, jamais Soubbotine n’eût eu à gérer un dossier aussi savoureux qu’un drame sanglant dans un théâtre à la mode. L’événement allait faire la une de tous les journaux, du jour au lendemain il deviendrait une célébrité. A condition, bien sûr, de ne pas commettre de gaffe.

— Mais à p-présent, écoutez-moi. Votre hypothèse d’un « suicide à la japonaise » ne tient pas. Je vous assure que personne, à part un samouraï de l’ancien temps, préparé depuis l’enfance à mourir d’une telle manière, n’est capable de se faire harakiri. Sauf peut-être un fou furieux au cours d’une crise de démence particulièrement violente. Mais Limbach n’était pas fou. Et d’un. Deuxième point : avez-vous prêté attention à l’angle sous lequel le ventre a été entaillé ? Non ? Eh bien, si j’ai accompagné le cadavre à la salle de d-dissection, c’est justement pour étudier de près la blessure. Le coup a été porté par un individu qui se tenait debout face à Limbach. Au moment de l’agression, l’officier était assis, autrement dit il ne s’attendait nullement à être attaqué. Près de la chaise renversée, si vous vous rappelez bien, s’étalait une flaque de sang considérable. C’est là que l’assassin a frappé. Et de trois. Maintenant, considérez le couteau. Qu’est-ce qu’il représente ?

Sergueï Nikiforovitch prit l’arme et l’examina sur toutes ses faces.

— Une sacagne comme on en voit tant.

— Précisément. L’arme préférée des t-truands moscovites, en passe d’évincer de leur arsenal le fameux « couteau finnois ». Un tel couteau permet de porter sournoisement un coup tranchant, sans avoir besoin d’allonger le bras. On l’ouvre derrière son dos, en le tirant discrètement de sa manche afin que la victime ne le voie pas. On frappe, en le tenant dans son poing fermé, le manche vers le pouce. Passez-le-moi, je vais vous montrer.

Il effectua un rapide mouvement du bras, d’arrière en avant. Soubbotine fut si surpris qu’il se plia en deux.

— Reste une blessure caractéristique, minime au point de pénétration et de plus en plus profonde à mesure qu’on approche de l’endroit où la lame est ressortie. Autrement dit, c’est là un schéma opposé à celui du harakiri, où la lame est d’abord profondément enfoncée, puis retirée d’un coup sec, à l’oblique. Je répète encore une fois que seul un samouraï doué d’une incroyable maîtrise de soi, longuement entraîné et préparé, pourrait s’infliger une blessure d’une telle ampleur. Ordinairement, les Japonais qui se suicidaient de cette manière avaient assez de volonté pour seulement se planter le poignard dans le ventre, après quoi un assistant d-décapitait aussitôt le malheureux.

Fandorine regarda son ancien protégé avec un air de reproche.

— Dites-moi, Sergueï Nikiforovitch, comment se fait-il qu’un officier des hussards possède un couteau de truand ?

— Je l’ignore. Il l’aura acheté à l’occasion. Peut-être justement dans ce but, séduit par la lame acérée, répondit Soubbotine, un peu ébranlé, mais point encore entièrement convaincu. Je me permettrai de vous rappeler l’inscription sur la porte.

Il montra les deux lettres de sang.

— Si ce n’est pas là le début du nom de celle à cause de qui le jeune homme a décidé de se donner la mort, alors de quoi s’agit-il ?

— J’ai une hypothèse, mais d’abord posons quelques questions aux témoins. C’est le bon moment.

Au foyer des artistes les attendaient Elisa, le metteur en scène et son assistant. L’enquêteur avait prié la première de rester un moment ; Stern et Novimski avaient accepté de patienter à la demande de Fandorine.

Soubbotine envoya un policier les chercher, mais celui-ci ne ramena que la comédienne et l’assistant.

— Noé Noévitch s’est mis en colère et est parti, expliqua Novimski. Et en effet, la chose a de quoi choquer, messieurs. Un homme comme lui, tenu d’attendre qu’on le convoque pour l’interroger, comme un petit voleur. Je puis répondre à toutes les questions concernant le règlement, les conditions d’utilisation et l’agencement des loges et de tout le reste. Tout ça relève de ma compétence.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Fandorine à l’actrice.

Elle avait le teint très pâle, les yeux gonflés. Son chignon de geisha avait basculé de côté, les larges manches de son kimono montraient des taches de fard à paupières : sans doute Elisa avait-elle essuyé ses larmes. Par ailleurs, son visage, soigneusement lavé, ne gardait plus trace du maquillage de scène.

— Je vous remercie, je me sens mieux, répondit-elle à voix basse. Cette chère Sima est restée presque tout le temps avec moi. Elle m’a aidée à retrouver apparence humaine, autrement je ressemblais à une sorcière avec mes cernes noirs… Sima est repartie il y a une demi-heure, M. Massa a offert de la raccompagner.

— Je c-comprends.

Il s’est trouvé jaloux de Soubbotine, devina Eraste Pétrovitch. Eh bien, le diable l’emporte. Qu’il se console avec son Abrikossova, nous nous passerons de lui.

— Deux questions, madame, dit-il en adoptant un ton pratique. La première : la poignée était déjà comme ça auparavant ?

Eraste Pétrovitch montra la face intérieure de la porte. La poignée étrier en laiton était légèrement tordue.

— Je… je ne sais pas… Je ne me rappelle pas…

— Moi, je me rappelle, déclara Novimski. La poignée était en parfait état. Mais qu’est-ce qui est écrit ici ?

— Ce sera l’objet de ma seconde q-question. Madame Lointaine, était-il déjà arrivé au défunt de vous appeler « Lisa » ?

Eraste Pétrovitch s’était efforcé de formuler sa phrase de manière totalement neutre.

— Non. Personne ne m’appelle ainsi. Depuis longtemps.

— Peut-être dans les moments… d’intimité ?

Le ton était encore plus sec.

— Je vous demande d’être franche. C’est très important.

Les joues de la jeune femme rosirent, une lueur de colère s’alluma dans ses yeux.

— Non. Et maintenant adieu. Je ne me sens pas bien.

Elle tourna les talons et quitta la pièce. Novimski se précipita à sa suite.

— Où allez-vous donc en kimono ?

— Peu importe.

— Je vais vous raccompagner à l’hôtel !

— J’irai en auto.

Et elle s’éloigna.

Que signifiait ce « non » ? se demandait Fandorine, tenaillé par le doute. Que Limbach, même dans les moments d’intimité, ne l’avait jamais appelée Lisa, ou bien que de tels moments n’avaient jamais eu lieu ? Mais si c’était le cas, pourquoi des manifestations de douleur si vives ? Ce n’était pas là seulement l’expression d’un choc au spectacle de la mort, mais d’un sentiment réel et violent…

— Bien, résuma-t-il d’un ton équanime, comme vous voyez, le sous-lieutenant n’a jamais appelé Mme Altaïrskaïa-Lointaine par ce diminutif de « Lisa », et il serait bien étrange que l’idée lui fût venue de la nommer autrement au moment de quitter la vie.

— Quel est alors le sens de ce mot inachevé ? Notre homme n’a tout de même pas eu la fantaisie de signer in fine de son propre nom de famille : « Limbach, serviteur » ?

— B-bravo ! Je n’avais point encore remarqué chez vous pareille inclination à l’ironie et au sarcasme, dit Fandorine avec un sourire.

— Avec la vie que je mène, sans ironie je serais perdu. Mais pour en revenir aux faits, Eraste Pétrovitch, que s’est-il passé ici selon vous ?

— Je pense que les choses se sont déroulées ainsi : le meurtrier, un individu connu de Limbach et n’éveillant chez lui aucun soupçon, a grièvement blessé au ventre notre officier d’un soudain coup de couteau, puis il est sorti dans le couloir, rapidement ou non, et a fermé la porte à clef, à moins qu’il ne se soit contenté de peser contre elle de tout son poids. Mortellement blessé, perdant son sang mais encore lucide, l’officier a dû crier, mais à part l’assassin personne ne l’a entendu. Limbach a tenté de sortir de la loge, il s’est agrippé à la porte, il en a même tordu la poignée, mais rien n’y a fait. Il a voulu alors écrire le nom de son agresseur, ou bien quelque mot susceptible d’aider à le démasquer, mais ses forces l’ont trahi. Quand les gémissements ont cessé, et que le silence s’est fait derrière la porte, le criminel est rentré dans la pièce et a glissé le double de la clef dans la poche du mort. Puis il a refermé la porte de l’extérieur, avec la c-clef prise au tableau. Afin de faire croire à la police que la victime s’était enfermée toute seule. Vous rappelez-vous le témoignage de Mme Lointaine et de M. Aguilev ? Quand ils sont arrivés devant la loge et qu’ils l’ont trouvée close, la comédienne a été un peu étonnée, mais a trouvé la clef à sa place habituelle : accrochée au tableau. Le fait que le criminel, en entrant dans la pièce après la mort de Limbach, n’ait pas remarqué les lettres de sang n’a rien d’étonnant : au milieu des autres taches et dégoulinades, elles ne sautent pas aux yeux. Moi-même, je ne leur ai pas tout de suite prêté attention.

— Vous décrivez une scène d’une telle vraisemblance ! s’exclama Novimski avec un émerveillement naïf. Comme un vrai détective !

L’enquêteur lorgna Eraste Pétrovitch, un petit sourire aux lèvres, mais il s’abstint d’ironiser davantage.

— Vous m’avez convaincu, avoua-t-il. Je suppose que vous avez déjà échafaudé plusieurs hypothèses ?

— En effet. Et voici la p-première. Limbach entretenait des relations étranges autant qu’embrouillées avec un homme qui, pour autant que j’ai compris, dirige une bande de revendeurs de billets de théâtre. Le type même du repris de justice. Très grand, assez désagréable, face couleur de brique. Il porte des costumes américains et passe son temps à siffloter…

— Il a pour surnom Mister Svist, acquiesça Sergueï Nikiforovitch. Un personnage connu. Le bras droit du sieur Tsarkov, alias le Tsar. Celui-ci gouverne tout un empire de spéculateurs, il est très influent. Lié avec tous les hauts fonctionnaires de la ville, et possédant une loge dans chaque théâtre.

— Je sais de qui vous parlez. Et ma question suivante aurait porté justement sur ce M. Tsarkov. J’ai eu le plaisir de partager sa loge, dans laquelle j’ai croisé également Mister Svist. Ainsi, voilà de quel tsar parlait n-notre hussard…

L’hypothèse devenait de plus en plus convaincante.

— Voyez-vous, il y a quelques jours, j’ai été le témoin involontaire d’une explication entre Mister Svist et le sous-lieutenant Limbach. Comme le premier lui réclamait le remboursement de je ne sais quelle dette, le jeune officier lui a répondu : « Allez au diable, vous et votre tsar ! » J’en ai été fort surpris… J’ignore la nature du conflit qui les opposait, mais je ne serais nullement étonné qu’une personnalité du monde criminel comme ce Svist eût dans sa poche une sacagne. Par ailleurs un tel individu ne s’arrêterait pas devant un meurtre, cela se lit d-dans ses yeux. Telle est mon hypothèse numéro un. Mais laissons-la de côté pour le moment, et passons à l’hypothèse numéro deux…

Cependant, il n’eut pas le loisir d’aller plus loin.

— Je connais ce Svist ! intervint Novimski, qui avait tout écouté avec une attention vorace. Et je connais aussi Tsarkov. Qui d’ailleurs ne les connaît pas ? M. Tsarkov est un homme courtois et affable, les comédiens se voient toujours offrir des bouquets et des cadeaux de sa part. Après une représentation réussie, en manière de reconnaissance. M. Tsarkov a coutume de venir remercier personnellement le metteur en scène et les premiers rôles, mais pour les autres il envoie ce Mister Svist. Seulement vous vous trompez, Eraste Pétrovitch, ce n’est nullement un repris de justice, tout au contraire. N’est-ce pas, monsieur le policier ?

— C’est vrai, dit Soubbotine, heureux de revenir à la première hypothèse, qu’il trouvait intéressante. Auparavant, il était inspecteur de quartier dans le faubourg des Bouchers. Il a démissionné, un peu sous la contrainte. Une histoire de pots-de-vin, mais sans suites judiciaires. Chez nous, vous le savez bien, on préfère laver le linge sale en famille.

— J-je sais. Mais continuez.

— Messieurs, intervint à nouveau Novimski, qui, fort agité, dansait d’un pied sur l’autre. Si vous n’avez plus besoin de moi… Imaginez que la voiture n’ait pas attendu Mme Altaïrskaïa… Elle ne peut tout de même pas se promener toute seule dans la ville en pleine nuit, dans un tel accoutrement, et qui plus est en proie au désarroi ! Je vais vérifier, et au besoin je la rattraperai. Elle n’a pu aller bien loin avec ses sandales japonaises.

Sur quoi il détala à toutes jambes, sans attendre d’en avoir reçu la permission. Eraste Pétrovitch suivit l’assistant des yeux, le regard jaloux.

— Quant au vrai nom de Mister Svist, poursuivit l’enquêteur, c’est Lipkov, Sila Egorovitch Lipkov…

Il laissa sa phrase en suspens et se tut, la bouche encore ouverte, tandis que ses cils blonds papillonnaient devant ses yeux.

— Vous voyez… glissa Fandorine d’un ton patelin, oubliant d’un coup Elisa et son fidèle chevalier servant. « Lisa » n’a rien à voir là-dedans. Lipkov, donc, dites-vous ? Hmm-oui, nous attendrons un peu avant de passer à l’hypothèse numéro deux.

Il empoigna une chaise, la posa devant lui et s’y assit à califourchon.

— Prenez un siège, vous aussi. La vraie conversation ne fait que commencer. On vient de sentir l’odeur d’une p-proie.

Soubbotine s’installa à son tour, à côté d’Eraste Pétrovitch, exactement dans la même posture. Les deux limiers ressemblaient à un couple de preux chevaliers, à la croisée des chemins.

— Par quoi voulez-vous qu’on débute ?

— Par la t-tête. Je veux dire par Tsarkov. Et pour ajouter à l’ambiance, je vais encore verser du p-pétrole sur le feu. Vous vous rappelez qu’au début de la saison quelqu’un avait caché un serpent au milieu de fleurs destinées à Mme Lointaine ?

— J’ai lu quelque chose sur le sujet dans les journaux. Quel rapport avec notre affaire ?

— Je vais vous le dire, le rapport.

Eraste Pétrovitch sourit avec une douceur affectée.

— Je me souviens, et ma mémoire, comme vous le savez, est fort bonne, d’une phrase prononcée alors par Tsarkov. Je l’ai entendu dire à son lieutenant à peu près ceci : « Trouver le coupable, et le corriger. » Et d’un. Avant cela, il avait demandé à Svist de porter en cadeau au jeune premier six bouteilles de bon bordeaux. Et de deux. Troisième point à présent : Emraldov ne s’est pas empoisonné, comme il a été écrit dans les journaux. On l’a empoisonné, et justement avec du vin. Dommage que je n’aie pas eu l’idée d’analyser lequel. Et de t-trois, en tout cas. Quatrième point enfin : on n’a pas découvert qui avait placé ce serpent, mais compte tenu du caractère du défunt et de sa rivalité avec Mme Lointaine, il est tout à fait possible que l’auteur de cette odieuse plaisanterie ne fût autre que lui.

— Un deuxième meurtre, dans le même théâtre !

Soubbotine se leva d’un bond pour se rasseoir aussitôt.

— Svist aurait empoisonné l’acteur Emraldov ? Mais n’est-ce pas un bien sévère châtiment pour une simple mauvaise farce ?

— Cela n’a rien d’une simple farce. La morsure du reptile ajoutée au choc nerveux eût tout à fait pu expédier la d-demoiselle dans l’autre monde. En outre, pour autant qu’il m’en souvienne, Tsarkov n’avait pas une très haute opinion du jeune premier. Il aurait pu entrer dans une violente colère s’il avait découvert que le c-coup du serpent avait été monté par Emraldov. Mais pour que je me rende compte du danger que représente la colère de Tsarkov, parlez-moi de lui en détail. Dites-moi tout ce que vous savez.

— Oh ! j’en sais beaucoup. L’an passé j’avais amassé tout un petit dossier sur lui, dans l’espoir d’arriver à le pincer, mais que voulez-vous !

Sergueï Nikiforovitch agita la main.

— Je m’y serais cassé les dents. Protecteurs trop haut placés. Je vous le dirai tout net : la colère d’Avgust Ivanovitch Tsarkov et ses menaces doivent être considérées avec le plus grand sérieux. L’homme est solide, plein de retenue, il donne rarement libre cours à ses sentiments. Mais dès lors qu’il se laisse emporter…

L’enquêteur se passa le tranchant de la main sur la gorge en un geste éloquent.

— La spéculation sur les billets de théâtre est l’une de ses occupations favorites, mais est loin de représenter son activité principale. Le Tsar peut assurer le succès d’un spectacle, comme il peut en précipiter l’échec. L’agiotage autour du théâtre, les rumeurs, la claque, les critiques, tout cela est en son pouvoir. Il peut faire d’une débutante inconnue une célébrité, aussi bien que ruiner une carrière d’acteur. Les loges qui lui appartiennent sont toujours à la disposition des gros bonnets de la ville, à cause de quoi ces derniers, et plus encore leurs épouses, tiennent Avgust Ivanovitch pour un aimable et excellent homme, qu’un vermisseau comme le conseiller titulaire Soubbotine n’osera jamais importuner de ses ridicules petits soupçons.

Le policier eut un sourire amer.

— La vente clandestine de billets procure donc des bénéfices d’une telle importance ? demanda Fandorine, étonné.

— Faites vous-même le compte. Conformément à l’arrêté pris par les autorités de la ville dans le but de lutter contre la spéculation, les caisses n’ont pas le droit de vendre plus de six places à une même personne. Cependant ce n’est pas un obstacle pour le Tsar. Une vingtaine de « courtiers », comme on les appelle, travaillent pour lui, qui se trouvent toujours lespremiers aux guichets – inutile de dire que tous les caissiers se font graisser la patte. Si l’on prend un spectacle hors norme comme la première d’hier soir, le bénéfice net du Tsar provenant de la revente des billets se monte à au moins mille cinq cents roubles. Et il y a encore le Théâtre d’art, où il est impossible d’obtenir une place sans passe-droit. Il y a le Bolchoï. Il y a les spectacles presque inabordables du théâtre Maly et du théâtre Korsch. Il y a les soirées et les concerts très attendus du public. Le Tsar a commencé autrefois sa carrière par la spéculation sur les billets de théâtre, et il continue à ne pas négliger cette occupation enrichissante à tous les sens du terme, cependant sa principale source de revenus est ailleurs. D’après mes renseignements, il a étendu son influence sur tous les bordels de luxe de Moscou. En outre, le Tsar propose aux personnes intéressées des services de nature encore plus délicate : aux messieurs sérieux et établis, fuyant la publicité, il fournit non pas des filles encartées, mais de jeunes demoiselles tout à fait convenables. Il peut se montrer pareillement obligeant avec les dames souffrant d’ennui : en échange d’une coquette somme, il leur trouvera pour sigisbée quelque jeune et beau garçon. Ainsi que vous le comprenez, dans l’entreprise tsarkovienne, tout est en corrélation : danseurs et danseuses de corps de ballet ou d’opérette, et parfois même acteurs et actrices déjà célèbres, souvent ne sont pas opposés à gagner les faveurs d’un protecteur influent ou d’une généreuse maîtresse.

— Par conséquent, T-tsarkov dispose de toute une organisation. Comment est-elle structurée ?

— D’une manière idéale. Elle tourne comme une horloge. Elle comprend des collaborateurs « titulaires », et aussi des « auxiliaires ». Les maillons du plus bas niveau, les « courtiers », abattent la besogne journalière. Les lieutenants de Svist embauchent à la Khitrovka des équipes de va-nu-pieds, étudiants ou fonctionnaires ivrognes. Dès avant l’aube, ces derniers font la queue devant les caisses, et raflent toutes les meilleures places pour les spectacles en vogue. Pour l’occasion, les « courtiers » reçoivent un accoutrement décent : plastron, veste et chapeau. Des « chefs d’équipe » veillent à ce que les chenapans ne se sauvent pas avec l’argent pour aller s’enivrer. Des « locomotives » spécialement entraînées créent des bousculades devant les caisses, poussant leurs complices en avant et écartant les autres. Il y a aussi les « hannetons » : ceux-là rôdent autour de chaque théâtre et distribuent les billets. Ils sont sous la tutelle des « pinschers », dont la charge est de s’entendre avec les sergents de ville et de mettre un terme à l’activité des spéculateurs dilettantes. Ah oui, j’allais oublier aussi les « informateurs », les services secrets pour ainsi dire. Le Tsar appointe dans chaque théâtre quelque membre de la troupe ou de la direction, qui le tient informé du répertoire à venir, des changements de spectacles, des événements internes, des beuveries des jeunes premiers et des migraines des jeunes premières, bref de tout ce qui se passe sur terre. C’est grâce à ces « informateurs » que le Tsar ne se trompe jamais. On ne connaît pas d’exemple où il eût acheté des billets pour un spectacle finalement annulé ou pour une première qui eût fait un four.

— Eh bien, tout cela me p-paraît clair. Parlez-moi maintenant de Mister Svist, s’il vous plaît. Quelle place occupe-t-il concrètement dans cette hiérarchie ?

— Il est un peu partout, mais il dirige principalement le groupe des « pinschers ». Il s’agit d’une sorte de détachement volant. Svist y a rassemblé là un certain nombre de gars qui n’ont pas froid aux yeux, capables de tabasser qui il faut, et au besoin même de l’éliminer. Le Tsar n’a pas mis la main sur les bordels juste en claquant des doigts, il a dû arracher ce morceau de gras à des gens très sérieux.

— Je les connaissais, ces gens sérieux, acquiesça Eraste Pétrovitch. Levontchik de la rue Gratchovka, l’Acrobate de la place Soukharev… Il y a un bout de temps que je n’ai pas entendu parler d’eux.

— Rien d’étonnant à cela. Au printemps passé, Levontchik est retourné chez lui, à Bakou. En fauteuil roulant. Figurez-vous qu’il est tombé par accident d’une fenêtre et s’est brisé la colonne vertébrale. Quant à l’Acrobate, il a annoncé qu’il se retirait des affaires. Juste avant cela, sa maison a brûlé, et ses deux plus proches lieutenants ont disparu on ne sait où.

— Au printemps passé ? J’étais en mer des C-caraïbes. Je n’ai pas été informé.

Fandorine secoua la tête.

— Ah ! sacré Mister Svist ! Et aucun ennui avec la police ?

— Zéro. Mes rapports n’entrent pas en ligne de compte. Il a été officiellement décidé de laisser sans suite. Et au cours d’une conversation confidentielle il a été dit : « Soyons reconnaissants à Avgust Ivanovitch d’accomplir notre travail en nettoyant la ville de ses malfrats. » Il y a encore une chose, Eraste Pétrovitch. Lipkov est très populaire auprès des policiers de la ville, et particulièrement des inspecteurs de quartier. On peut dire qu’il est leur héros et leur idole. Une fois l’an, le jour de sa fête, il organise une soirée de gala au Théâtre-Bouffe pour ses anciens collègues – d’où le nom de l’événement : « le Bal des Inspecteurs ». On parle ensuite de cette fête dans tous les commissariats de police pendant les douze mois suivants. Et pour cause ! Concert d’exception, avec chansonniers, clowns et french cancan, buffet chic, le tout en compagnie de joyeuses demoiselles. D’un côté, Mister Svist fait la roue devant ses anciens camarades – regardez comme je suis devenu riche et puissant. Et de l’autre, il entretient des relations utiles. Les rafles contre les revendeurs clandestins sont toujours infructueuses. Chaque fois, ses copains de la police préviennent notre homme à l’avance. Pendant que je cherchais à atteindre le Tsar, j’ai pensé procéder à un raid contre ce qu’il appelle son Comptoir, afin d’obtenir des indices et des preuves de son activité criminelle. Mais j’ai été obligé de renoncer à pareille entreprise. Mes propres adjoints eussent été les premiers à informer Svist de l’opération, et le Comptoir eût en un clin d’śil changé d’adresse. Il déménage déjà constamment d’un endroit à un autre.

— P-pourquoi ? Puisque le Tsar ne craint pas la police…

— Il craint en revanche les gros bonnets de la pègre, qui ont une dent contre lui. Par ailleurs, Avgust Ivanovitch est d’une prudence maniaque. Une semaine, deux semaines… nulle part il ne s’attarde plus longtemps. Il semble être un homme important et en vue, on peut croiser ses automobiles et ses calèches devant n’importe quel théâtre, mais quand vous cherchez à savoir où il habite au moment présent, personne ne le sait.

Eraste Pétrovitch se leva et se balança légèrement sur ses talons, comme s’il réfléchissait.

— Hmm… et quelle sorte d’indices comptiez-vous découvrir dans son Comptoir ?

— Le Tsar tient une comptabilité scrupuleuse selon un système d’écritures américain. Dans ce but, il a fait venir de Chicago deux coffres-forts montés sur roulettes. Il y enferme cartothèque, livres de comptes, et tout ce qu’on peut imaginer. Avgust Ivanovitch a le respect de l’ordre, et ne redoute aucune perquisition. A quoi il convient d’ajouter une garde armée qui protège et les papiers et leur propriétaire. Le Tsar a toujours ses quartiers là où se trouve le Comptoir. Et Mister Svist est avec lui. Ils sont inséparables, comme Satan et sa queue.

L’enquêteur, remontant ses lunettes sur son nez, considéra Fandorine d’un śil incrédule.

— Vous n’avez tout de même pas l’idée de… ? Laissez tomber. L’affaire est trop risquée. Qui plus est en solitaire. Ne comptez pas sur la police. Mes hommes ne feraient que vous mettre des bâtons dans les roues, je vous l’ai expliqué. A titre privé, je pourrais bien sûr, mais…

— Non, non, je ne veux pas vous c-compromettre aux yeux de votre hiérarchie. Dès lors qu’elle vous a expressément averti de ne pas importuner le sieur Tsarkov. Mais peut-être savez-vous au moins où se situe le fameux Comptoir à l’heure présente ?

Sergueï Nikiforovitch écarta les mains, dans un geste d’impuissance :

— Hélas…

— Ça ne fait rien. Ce n’est pas un b-bien gros obstacle.

Comme au bon vieux temps

Fandorine pensait découvrir l’emplacement actuel du Comptoir du sieur Tsarkov par un moyen élémentaire : en suivant Mister Svist. Mais les choses se révélèrent plus compliquées.

L’opération était familière et non dénuée d’agrément. Eraste Pétrovitch se considérait à juste titre comme un maître ès filatures. Au cours des dernières années passées, il avait lui-même rarement eu l’occasion de jouer le rôle d’« ange gardien », aussi fut-ce bien volontiers qu’il renoua avec les habitudes du bon vieux temps.

Une automobile est un engin fort commode : elle permet d’emporter avec soi une collection de costumes et d’accessoires de maquillage, tous les outils indispensables, et même du thé dans une thermos. Au XIXe siècle, les filatures s’effectuaient dans des conditions moins confortables.

Eraste Pétrovitch ne trouva pas son homme sur la place des Théâtres, aussi se transporta-t-il passage du Chambellan, pour apercevoir le chef des revendeurs devant l’entrée du Théâtre d’art. Lipkov, comme à son habitude, se tenait immobile, l’air oisif, et sifflotait. De temps à autre, des gens l’abordaient – des « hannetons » sans doute, ou bien des « pinschers », à moins que ce ne fussent des « informateurs ». Chaque fois, la conversation était brève. Il arrivait que Svist ouvrît sa serviette verte pour en tirer un papier ou au contraire y ranger quelque document. Cela dit, il ne ménageait pas sa peine, il ne s’éloignait pas de son poste de travail.

Fandorine arrêta sa voiture à une cinquantaine de pas, à côté d’une boutique de vêtements pour dames, là où étaient déjà garés plusieurs autos et attelages. Il mena son observation au moyen d’une fantastique nouveauté de fabrication allemande : des jumelles photographiques, qui permettaient de prendre des clichés instantanés. A tout hasard, Eraste Pétrovitch photographia toutes les personnes avec lesquelles bavardait Mister Svist – moins dans un but pratique que pour vérifier le bon fonctionnement de l’appareil.

A deux heures et demie, l’homme quitta son poste – à pied, d’où l’on pouvait déduire qu’il n’allait pas loin. Fandorine voulut d’abord le suivre en voiture, profitant du fait que la circulation, passage du Chambellan, était animée et les passants nombreux, cependant il remarqua à temps que Svist était accompagné : deux jeunes gens de solide constitution le suivaient à quinze-vingt pas, chacun d’un côté de la rue. Eraste Pétrovitch les avait tous deux mis en boîte dans son appareil un moment plus tôt. A l’évidence, c’étaient là des « pinschers » qui remplissaient auprès de leur chef la fonction de garde du corps.

Force fut de se séparer de l’Isotta Fraschini. Fandorine arborait un simple veston réversible (gris d’un côté, mais marron une fois retourné). Il portait un sac à l’épaule, comme ceux que trimballent les commis voyageurs, contenant un costume de rechange, une autre veste à deux faces. Sa barbe postiche, fixée avec une colle de sa propre composition, pouvait s’ôter d’un geste ; des lunettes à monture en corne rendaient son visage presque méconnaissable.

L’homme remonta la rue Kouznetski Most, tourna à droite et prit position devant le théâtre Bolchoï, au pied de la colonne la plus éloignée. Là, tout recommença : Svist passait son temps à ouvrir et fermer sa sacoche, en échangeant quelques mots avec de louches individus à la mine affairée.

Bon, je peux bien m’absenter pour aller chercher la voiture, réfléchit Fandorine. Il est clair déjà qu’après le Bolchoï notre homme gagnera l’Arche de Noé : visiblement, c’est son itinéraire habituel.

Dix minutes plus tard, l’Isotta Fraschini stationnait entre les deux théâtres, à une place commode pour surveiller chaque côté.

A quatre heures pile, Mister Svist se mit en mouvement vers les caisses de l’Arche. Les « hannetons » y étaient différents de ceux du Théâtre d’art ou du Bolchoï, mais les « pinschers » étaient les mêmes. Ils couvraient leur chef sur sa droite et sur sa gauche, mais restaient toujours à distance.

Non loin de l’entrée de service, un autre individu semblait faire le pied de grue, le chapeau rabattu sur les yeux, vêtu d’un manteau léger en tussor. Fandorine le remarqua à cause de sa conduite étrange : chaque fois que la porte s’ouvrait, il allait se cacher derrière la colonne de publicité couverte d’affiches. Il fallut descendre de voiture pour observer de plus près l’intrigant personnage. Celui-ci était noiraud, affligé d’un long nez caucasien et de sourcils se rejoignant sur la glabelle. A en juger par son maintien, il s’agissait d’un militaire. Eraste Pétrovitch le photographia, mais pas avec ses jumelles bien sûr. Pour les prises de vue discrètes à faible distance, il possédait un appareil espion Stirn : un boîtier plat, facile à dissimuler sous un vêtement, doté d’un puissant objectif à grande luminosité, camouflé en bouton de veste. Cette merveilleuse invention n’avait qu’un inconvénient : elle ne permettait qu’un seul cliché, et bientôt Fandorine dut s’avouer qu’il avait gaspillé celui-ci. Le Caucasien ne manifestait pas le moindre intérêt pour Mister Svist et ne cherchait pas à entrer en contact avec lui. Juste après cinq heures, la répétition terminée, les comédiens commencèrent de sortir du théâtre. Quand Elisa apparut, accompagnée d’Innokentov et de Sima Abrikossova, le louche individu s’éclipsa derrière sa colonne.

Fandorine colla avidement les jumelles à ses yeux. La femme qui l’avait privé d’harmonie était ce jour-là pâle et triste, et cependant d’une beauté indicible. Elle agita la main pour renvoyer l’automobile censée la reconduire, et s’en fut avec les deux autres en direction du Marché au gibier. Sans doute avaient-ils décidé d’une promenade à pied avant de rentrer à l’hôtel.

L’homme au manteau de tussor leur emboîta le pas, et Eraste Pétrovitch comprit alors qu’il s’agissait simplement d’un nouvel admirateur. Il guettait la jeune femme, et maintenant qu’elle s’était montrée, il allait marcher en catimini sur ses pas, transporté de ravissement.

Non, je ne vais pas piétiner moi aussi au milieu de ces figurants, se dit Fandorine avec colère, et il se força à détacher ses jumelles de la gracieuse silhouette d’Elisa pour les braquer sur la face de glaise de Lipkov, qui ne lui inspirait plus que répulsion.

— Il serait temps, mon petit ami, de rentrer à la maison. A quoi sert-il de se tuer ainsi à la tâche ? murmura-t-il.

Mister Svist, comme s’il l’avait entendu, agita la main. Une Ford noire – une conduite intérieure – vint se garer devant le théâtre. Les deux « pinschers » se précipitèrent vers l’auto. L’un ouvrit toute grande la portière, tandis que l’autre jetait un coup d’śil à la ronde. Puis tous les trois prirent place dans le véhicule.

Fandorine mit le moteur en marche, prêt à suivre la Ford. Il étouffa un bâillement. Nous allons bien voir maintenant où le Tsar a creusé sa tanière…

Il n’en fut rien !

Quand la Ford se fut éloignée du trottoir, la chaussée se trouva barrée par un autre véhicule, une Packard cabriolet. Celle-ci avait à son bord trois gaillards taillés exactement sur le même modèle que les gardes du corps de Lipkov. Sans prêter attention aux cris des cochers ni aux beuglements des klaxons, le chauffeur de la Packard attendit que la voiture de Svist eût tourné le coin pour enfin démarrer à son tour, sans hâte. Il eût été possible bien sûr de la suivre : couvrant la première, elle allait certainement suivre le même itinéraire, mais il était vain de prendre des risques. Force était de renoncer à une filature en automobile. Moscou n’était pas New York ou Paris, les engins à moteur étaient peu nombreux dans les rues, leur vue surprenait encore. Les gardes du corps de la Packard repéreraient forcément l’Isotta qui leur collerait au train, c’était d’ailleurs dans ce but que Svist se faisait escorter par une seconde voiture.

Fandorine avait donc perdu sa journée. Pas entièrement toutefois, si l’on considérait qu’il avait pu vérifier combien le but fixé serait difficile à atteindre. Et aussi contempler Elisa durant quelques instants.

Les obstacles imprévus avaient toujours été pour Eraste Pétrovitch ni plus ni moins qu’une bonne raison de mobiliser des ressources supplémentaires de son intellect. Il n’en fut pas autrement cette fois-là, et du reste il ne fut pas besoin d’efforts particuliers. Le problème, de toute manière, n’était pas des plus compliqués, et Fandorine eut tôt fait de trouver une nouvelle solution.

Le lendemain, il s’en fut au théâtre avec Massa. Conformément aux règles instituées par Stern, les répétitions d’un spectacle régulier devaient avoir lieu chaque jour. L’enseignement de Noé Noévitch proclamait que la première n’était que le début du véritable travail, et que toute nouvelle représentation de la pièce devait être plus parfaite que la précédente.

Le maître et le serviteur prirent leur petit déjeuner dans un silence sépulcral. Ils restèrent muets durant tout le trajet menant au théâtre, Massa regardant en outre ostensiblement par la vitre. Le Japonais boudait toujours, vexé qu’Eraste Pétrovitch ne le tînt pas informé du déroulement de l’enquête. Et c’est tant mieux, pensait Fandorine, à qui le désir n’était pas encore venu de faire la paix.

Au début de la répétition, il attendit que la personne qui l’intéressait se fût libérée, pour mettre à exécution le plan qui motivait sa venue.

Il était curieux de s’entretenir avec l’interprète du rôle du petit voleur, Konstantin Labiline.

— Vous êtes un « informateur » ? demanda-t-il sans préambule en même temps qu’il entraînait le comédien dans le couloir.

— C’est-à-dire ?

— Vous êtes au service du Tsar ? Ne cherchez p-pas à nier. Dix jours avant la première, j’ai vu le dossier de votre rôle dans la serviette de Mister Svist. La couleur de votre emploi est bien le jaune, n’est-ce pas ?

Le visage mobile du fripon tressautait, ses yeux clignotaient à toute allure. Mais l’homme ne répondit pas.

— Si vous vous obstinez, je raconterai à Stern comment vous arrondissez vos revenus, dit Fandorine, menaçant.

— Non, inutile, lâcha tout à coup le comédien.

Il jeta un rapide coup d’śil autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne à proximité.

— Après tout, je ne fais rien de mal… Bon, je réponds aux questions : je dis ce qui se passe chez nous, et comment vont les choses. Je parle des changements apportés au répertoire. Quand votre pièce, tout à coup, a été mise sur le tapis, le Tsar s’y est intéressé, bien sûr. Soit dit en passant, elle lui a beaucoup plu. Il lui a prédit un grand succès.

— Merci. Mais par conséquent, vous êtes en contact permanent avec le Tsar ?

— Non, plutôt avec Svist. Avec le Tsar rarement. La dernière fois, c’était quand on a parlé de vous. Il était très curieux…

— Vraiment ?

— Oui. Il m’a demandé si, à mon avis, il pouvait vous faire un cadeau de quelque valeur, à l’occasion de la première. Je le lui ai déconseillé. M. Fandorine, lui ai-je dit, est un homme renfermé, peu sociable. Cela risque de lui déplaire…

— Vous êtes bien p-psychologue.

— Le Tsar ne s’est pas montré surpris. Je pense qu’il en sait beaucoup plus que moi sur vous…

Eraste Pétrovitch se remémora son altercation avec Svist. Evidemment. Le Tsar, intrigué par le nouvel auteur dramatique, avait fait prendre des renseignements sur lui et avait ainsi appris des masses de choses intéressantes. Eh bien, voilà qui venait fort à propos.

— Où avez-vous rencontré le Tsar ? Chez lui, à son Comptoir ?

— Oui. On m’a conduit dans un endroit, après Ostankino.

— Vous vous rappelez le nom du lieu ? demanda Eraste Pétrovitch d’un ton détaché.

— Je l’ai retenu, oui. Mais Svist a déclaré qu’ils en déménageraient le lendemain. Or c’était il y a presque deux semaines…

— Où le Tsar a-t-il ses quartiers à présent ?

— Comment le saurais-je ?

Fandorine réfléchit un moment.

— En ce cas, écoutez. Vous allez transmettre un m-message au Tsar par l’intermédiaire de Svist. Il est justement en train de faire le pied de grue devant le théâtre. Tenez, voici un crayon et une feuille. Ecrivez. « Fandorine m’a interrogé à votre sujet. Il faut qu’on se voie. » Ils vous emmèneront sur-le-champ au Comptoir.

Fort docilement, Labiline nota le tout sous la dictée, mais ses grosses lèvres esquissèrent une moue sceptique.

— Pour quelle raison ? Un dramaturge qui pose des questions, la belle affaire ! Vous ne savez pas quel genre de type est le Tsar. C’est un sacré bonhomme, je peux vous le dire !

— Svist vous mènera à lui sur-le-champ, répéta Eraste Pétrovitch. Ils deviendront nerveux. Vous leur direz qu’au cours de la conversation j’ai lâché quelques mots laissant d-deviner mes soupçons. Fandorine, conclurez-vous, pense qu’Emraldov et Limbach ont été assassinés par des hommes du Tsar.

— Comment ça, « assassinés » ? Ils se sont suicidés ! s’exclama Labiline, très ému. Et ensuite, à votre place, je n’irais pas agacer ces gens-là. Ils pourraient bien se fâcher.

— Ce soir je p-passerai vous voir à votre hôtel, et vous me raconterez s’ils se sont fâchés ou pas. Mais l’essentiel est que vous vous rappeliez bien l’endroit où ils vous auront conduit.

Fandorine put observer depuis la fenêtre du foyer que son hypothèse se vérifiait.

Labiline sortit et s’approcha de Mister Svist. Il l’aborda, la tête rentrée dans les épaules, avec un air de quémander. Il lui remit le feuillet plié en quatre. Lipkov l’ouvrit et fronça les sourcils. Il posa quelques questions. Puis il agita la main, et dès lors tout se déroula comme la veille. Deux « pinschers » accoururent, la même Ford vint se garer devant eux, tandis qu’une seconde voiture s’arrêtait en travers de la rue. Et le comédien fut emmené bavarder avec l’empereur des spéculateurs moscovites.

Avant que le soir fût tombé, Eraste Pétrovitch entreprit encore une démarche : celle de rendre visite au sieur Aguilev. Il téléphona préalablement à la Société théâtrale et cinématographique. L’entrepreneur répondit qu’il recevrait le dramaturge dans l’instant.

— Eh bien, vous avez changé d’avis ? demanda Andreï Gordéiévitch en serrant la main de son visiteur. Vous êtes prêt à écrire des scénarios pour moi ?

Son bureau n’avait rien de très russe. Mobilier à fine ossature, tout en tiges et barres métalliques ; immenses baies vitrées donnant sur la Moskova et les cheminées d’usines plantées sur l’autre rive ; aux murs, d’étranges tableaux ne montrant que cubes, carrés et lignes brisées. Eraste Pétrovitch n’aimait guère l’art contemporain, auquel il n’entendait rien, mais il imputait cette incompréhension à son âge déjà avancé. Chaque nouvelle époque a ses propres yeux et ses propres oreilles : on veut voir autre chose, entendre autre chose. Naguère, même les confortables impressionnistes passaient pour des voyous, tandis qu’à présent une affreuse bonne femme violette à trois jambes dansait au-dessus du bureau de l’honorable homme d’affaires, sans que personne y trouvât à redire.

— Le jeu auquel vous comptez vous livrer est sérieux, dit Fandorine d’un ton grave, tout en détaillant les affiches des derniers films européens (L’Enfer de Dante, Une orgie dans la Rome antique, Sherlock Holmes contre le professeur Moriarty). Mais moi aussi je suis un homme sérieux. J’ai besoin de connaître et comprendre les règles.

— Naturellement, opina le jeune millionnaire. Qu’est-ce qui suscite chez vous des craintes ? Je répondrai à toutes vos questions. Je suis extrêmement intéressé par une collaboration avec un auteur tel que vous. Pourquoi fuyez-vous les reporters ? Pourquoi n’avoir fait figurer sur les affiches que vos seules initiales ? Ce n’est pas bien, c’est une erreur. De vous aussi, j’aimerais faire une star.

Avec ce monsieur, mieux valait aller droit au but. Aussi Fandorine lui demanda-t-il sans autres détours :

— Comment vous accordez-vous avec le Tsar ? D’après ce que j’ai pu comprendre, il est très difficile, voire impossible, de se lancer dans l’industrie du théâtre ou du spectacle à Moscou sans entretenir de bonnes relations avec ce brasseur d’affaires.

— Je m’entends fort bien avec ce monsieur.

— Vraiment ? Mais vous êtes pourtant le p-partisan d’un régime de libre entreprise civilisé, alors que le Tsar est un pêcheur en eaux troubles, un demi-bandit.

— Je suis avant tout un réaliste. Je ne puis négliger de prendre en compte le caractère spécifique du business en Russie. Chez nous, n’importe quel grand projet a besoin, pour réussir, du soutien d’en haut et d’en bas. Celui des sphères célestes…

Andreï Gordéiévitch montra les tours du Kremlin, que la fenêtre d’angle laissait entrevoir.

— … comme celui des forces souterraines.

Il pointa le doigt vers le sol.

— Le pouvoir en place vous permet d’entreprendre. Et c’est tout. Mais si vous voulez que l’affaire progresse, vous devrez réclamer de l’aide aux puissances non officielles. Dans notre empire lourdaud autant qu’inconfortable pour le business, ce sont elles qui contribuent à huiler les engrenages rouillés et à ébarber les pignons neufs.

— Vous p-parlez de personnages comme le Tsar ?

— Bien entendu. Je ne puis faire autrement que collaborer avec ce brasseur d’affaires illégales dans le domaine qui m’occupe. Travailler sans son aide, ce serait comme vouloir se débrouiller avec une seule main. Et s’il devenait hostile, notre entreprise ne serait plus viable.

— En quoi consiste son aide ?

— En beaucoup de choses. Par exemple, savez-vous qu’aux spectacles de l’Arche de Noé les pickpockets s’abstiennent d’agir ? Dans un article, un journaliste a attribué ce curieux phénomène à l’influence bienfaisante du grand art sur les cśurs des voleurs même les plus endurcis. En réalité, ce sont les hommes du Tsar qui ont découragé les tire-laine. C’était là une aimable attention à mon égard. C’est lui encore qui est à l’origine du battage supplémentaire autour de la venue d’une troupe, s’il juge celle-ci prometteuse. L’opération lui est profitable du point de vue de la spéculation sur les billets, comme elle l’est à moi en contribuant à la hausse des actions du théâtre sur lequel j’ai misé. Mais le Tsar nous sera surtout utile quand nous aurons développé la branche cinématographique de notre activité. Son entreprise clandestine prendra alors une dimension nationale. Il faudra contrôler la distribution des films, veiller à l’ordre dans les salles de projection, empêcher la duplication illégale des copies. La police n’aura ni les moyens ni la volonté d’accomplir ce travail. De sorte que le Tsar et moi avons de grands projets en commun.

Aguilev décrivit longuement et avec passion comment fonctionnerait l’empire du spectacle qu’il était en train de créer. Dans cet empire, chacun effectuerait la tâche pour laquelle il serait doué. Les brillants hommes de lettres comme M. Fandorine imagineraient des sujets. Des metteurs en scène de génie comme M. Stern useraient de leur esprit inventif pour tourner des films et monter des spectacles, les premiers étant liés aux seconds de manière thématique : par exemple, si l’on misait sur l’orientalisme, à la suite d’une pièce japonisante sortiraient deux ou trois films consacrés au même thème. Le procédé amplifierait la demande, et permettrait en outre d’économiser sur les décors et les costumes. Par le biais de revues et journaux dont elle serait propriétaire, la société attiserait le culte de ses propres acteurs et actrices. Elle posséderait également suffisamment de salles de projection pour n’avoir à partager les recettes avec personne. Tout ce système arborescent serait protégé par en haut et par en bas. De bonnes relations avec les autorités lui épargneraient les désagréments avec la loi, tandis que de bonnes relations avec le Tsar lui assureraient d’être à l’abri des criminels et des collaborateurs malhonnêtes.

Eraste Pétrovitch écoutait et se demandait pourquoi en Russie le succès de n’importe quelle entreprise avait toujours été principalement suspendu aux « bonnes relations » qu’on pouvait avoir. Sans doute parce que les sujets de l’Empire russe percevaient les lois comme autant de contraintes fâcheuses imaginées par certaine puissance hostile pour servir ses propres intérêts. Le nom de cette puissance hostile était « l’Etat ». Il n’y avait rien de bienveillant ni de raisonnable dans les agissements de l’Etat. Ce monstre « obèse, hideux, énorme, à cent gueules aboyantes ». L’unique salut venait de ce qu’il avait en outre la vue un peu basse et l’esprit assez obtus, et de ce que chacun de ses « gosiers » acceptait volontiers un surplus de pitance. Sans cela, il eût été absolument impossible de vivre en ce pays. Etablis de bonnes relations avec la gueule dentue la plus proche de toi, et fais ce que bon te semble. Mais n’oublie pas d’y jeter à temps quelques quartiers de viande. Il en avait été ainsi sous les Riourikides, il en était de même sous les Romanov, et la situation perdurerait tant que les rapports entre l’Etat et ses administrés n’auraient pas radicalement changé.

Après avoir promis de bien réfléchir à la proposition d’affaires formulée par le millionnaire, Eraste Pétrovitch quitta la Société théâtrale et cinématographique dans un état effectivement songeur. L’adversaire auquel il venait de lancer un défi se révélait plus sérieux qu’il ne semblait de prime abord.

L’esprit technologique du XXe siècle commençait de pénétrer également la jungle du monde criminel moscovite. Le Tsar, tenez, avait aujourd’hui une comptabilité à l’américaine, une structure solide, des automobiles, une couverture parfaite. Agir seul contre une telle organisation n’était sans doute pas très sage. Qu’il le veuille ou non, il lui faudrait se réconcilier avec Massa.

Un véritable ami

Cette nuit-là, le Japonais découcha. Eraste Pétrovitch n’y attacha pas d’importance particulière. Il est allé à la cueillette des abricots, se dit-il. Peu importe, on peut aussi bien attendre demain pour étudier le plan d’une petite expédition aux Sokolniki.

Dans la soirée, Labiline lui avait rendu compte de sa visite au Tsar. Le comédien était effrayé et intrigué. Quand il avait appris les soupçons de Fandorine, le chef de bande avait montré les signes d’une sérieuse inquiétude.

« Mais qui êtes-vous donc ? Je veux dire, en réalité ? avait demandé Labiline d’un ton craintif. Ils m’ont ordonné de leur rapporter sur-le-champ chacun de vos propos… Pourquoi ont-ils aussi peur de vous ?

— Je n’en ai aucune idée, avait répondu Fandorine en regardant son interlocuteur droit dans les yeux, sans ciller. Mais je vous déconseille fortement de rapporter à Mister Svist t-tout ce que je dis.

— C-compris… avait balbutié le comédien, la gorge serrée, puis soudain s’alarmant : Oh, je ne voulais pas me moquer de vous ! Ça s’est produit par hasard !

— Je vous crois. Par conséquent, une villa à un étage, aux Sokolniki, au bout du bois aux Cerfs ? Eh bien, tenez, asseyez-vous donc et dessinez-moi un plan précis des lieux. J’aimerais savoir ce qu’il y a là-bas autour… »

Un fois chez lui, rue Svertchkov, Eraste Pétrovitch recourut à une carte détaillée de la police, représentant le district de Mechtchanski auquel appartenaient le bois aux Cerfs et l’ensemble des Sokolniki, pour établir l’adresse actuelle du Comptoir du sieur Tsarkov. La villa où Labiline avait été conduit avait été autrefois une grosse ferme sise en pleine campagne, mais elle se trouvait à présent sur le territoire du parc. Sur la carte, c’était d’ailleurs ainsi qu’elle était indiquée : « Ferme aux Cerfs ». Sous le couvert de la nuit, Fandorine s’en fut reconnaître le secteur nord-est des Sokolniki, afin de repérer l’objectif et, si l’occasion se présentait, de mettre sans plus attendre son projet à exécution.

Il dut cependant renoncer à la charge de cavalerie qu’il méditait. A première vue, la villa était disposée de manière idéale : elle était entourée par trois côtés d’un épais hallier qui touchait presque à ses murs. Cependant cette facilité d’accès n’était qu’illusoire. Le Comptoir était bien défendu. Posté en permanence sur le perron, un « pinscher » surveillait l’allée menant à la demeure isolée. Fandorine braqua ses jumelles sur les fenêtres, et en dénombra encore quatre qui montaient la garde à l’intérieur. Les rideaux étaient partout étroitement tirés, un léger interstice subsistait malgré tout en haut, juste au-dessous de la corniche. Pour avoir une idée de l’organisation du rez-de-chaussée, Eraste Pétrovitch dut grimper à un arbre sur trois côtés différents. Exercice peu sérieux, mais rafraîchissant – Fandorine se sentait rajeuni. Sans compter qu’il obtint ainsi une image assez claire de l’aménagement des lieux.

Au premier étage se trouvaient les appartements du Tsar et la chambre de Mister Svist. Le bas était constitué de deux grandes pièces. L’une, à en juger par le mobilier, était une salle à manger. L’autre, constamment occupée par des gardes, un cabinet de travail. Fandorine parvint même à distinguer dans la lueur orangée des lampes à pétrole le reflet de deux grandes armoires laquées de forme inhabituelle. C’étaient là certainement les archives personnelles de Sa Majesté le spéculateur.

Certes, la citadelle n’avait rien d’inexpugnable, mais il était hors de question de la prendre d’assaut, et encore moins tout seul. Avec Massa, en revanche, ce serait une autre histoire.

Après le succès de son expédition, se sentant pour la première fois depuis tout un mois presque entièrement guéri, il rentra chez lui, dormit quatre heures, et se réveilla juste à temps pour se rendre au théâtre. Il lui fallait intercepter Massa avant que la répétition fût commencée, c’est pourquoi, dès dix heures et demie, il était installé dans la salle de spectacle, à l’abri d’un journal ouvert devant lui – excellent moyen d’éviter les bavardages futiles dont les comédiens sont si friands. Eraste Pétrovitch avait depuis longtemps remarqué que la lecture des journaux, surtout si l’on affectait un air concentré, inspirait à l’entourage un sentiment de respect et protégeait des contacts inutiles. Cependant Fandorine n’eut pas à feindre. Le Matin de la Russie publiait ce jour-là une très intéressante interview du ministre du Commerce et de l’Industrie, Timachev, portant sur l’exceptionnelle situation financière et monétaire de l’empire : les excédents budgétaires avaient permis d’augmenter la masse de liquidités disponibles de plus de 300 millions de roubles, le cours de la devise nationale se renforçait de jour en jour, et il ne faisait aucun doute que l’énergique politique du gouvernement saurait amener la Russie sur la voie d’un avenir radieux. Les pronostics d’Eraste Pétrovitch quant à l’avenir de la Russie n’étaient guère optimistes, mais comme il aurait aimé se tromper !

De temps à autre, il jetait un coup d’śil vers la porte. La troupe peu à peu se rassemblait. Tous étaient habillés comme à l’ordinaire : le règlement en vigueur voulait qu’on répétât au milieu des décors, mais sans costume de scène ni maquillage. Le génial Noé Noévitch croyait ainsi « mettre à nu » le jeu de l’acteur, en rendant les erreurs et les oublis plus criants.

Sima Abrikossova fit son entrée. Eraste Pétrovitch ne baissa pas les yeux sur son journal, s’attendant à voir paraître Massa derrière elle, mais il se trompait : la soubrette était seule.

Force lui fut de lire encore un article sur les événements historiques qui venaient d’éclater en Chine. La mutinerie d’un seul et unique bataillon, survenue une semaine plus tôt dans la ville provinciale de Wuchang, avait conduit à ce que les Chinois, dans tout le pays, coupent leur natte, refusent de se soumettre plus longtemps à l’autorité impériale et réclament la république. C’était fou de penser qu’une si minuscule étincelle avait pu mettre en mouvement un pareil colosse : quatre cents millions d’âmes ! Or les Européens semblaient ne pas se rendre compte que l’immense Asie jusqu’alors assoupie venait de se réveiller. Rien ne pourrait à présent l’arrêter. Oscillant lentement, avec une amplitude de plus en plus grande, elle recouvrirait bientôt de ses vagues la planète tout entière. Le monde cesserait d’être blanc « aux yeux ronds », comme disaient les Japonais : il allait virer au jaune et ses yeux, immanquablement, s’étréciraient. Comme tout cela était intéressant !

Il se détacha enfin de sa lecture, pour tenter d’imaginer concrètement l’Asie à tignasse noire, sortant du sommeil, unie à la blonde Europe éclairée. Et il demeura saisi. Elisa venait d’entrer dans la salle au bras de Massa. Ils se souriaient l’un à l’autre et s’échangeaient des propos à l’oreille.

Le journal tomba des genoux de Fandorine dans un bruit de papier froissé.

— Bonjour, messieurs et mesdames ! lança la plus belle et la plus abjecte de toutes les femmes de la terre.

Elle aperçut Eraste Pétrovitch : elle lui jeta un regard à l’évidence empli de trouble, et même de timidité. Elle ne s’attendait pas à le trouver là.

Massa, quant à lui, considéra son maître d’un air parfaitement détaché, et redressa fièrement le menton. Le Japonais trimballait lui aussi plusieurs journaux, qu’il portait coincés sous le bras. Une passion pour la lecture de la presse lui était venue récemment : depuis que les journalistes s’étaient mis à parler de la « découverte asiatique » du metteur en scène Noé Stern. A présent, aux premières heures du jour, Massa raflait tous les titres moscovites.

— Lien audjouloud’hui. Ils écorivent seulement que la deudjième le-po-lé-sen-ta-tion aula lieu aplès-demain, articula-t-il avec soin en posant les journaux sur la petite table du metteur en scène. Et aussi que le public doit s’attendle à un nouveau tuliomphe de madama Lointaine et de l’inimitabulu Gazonov. Tenez, là.

Il montra un minuscule entrefilet grassement entouré d’un gros trait de crayon rouge.

Plusieurs comédiens s’approchèrent pour regarder s’il n’y avait rien d’écrit à leur sujet. A en juger par l’expression de leurs visages, personne d’autre que les deux interprètes principaux de la pièce n’y était mentionné.

Complètement accablé par cette nouvelle – et double ! – trahison, Fandorine serra les dents. Il avait déjà oublié qu’il comptait aplanir ses relations avec son ami. Il ne désirait plus qu’une chose : s’en aller. Mais il lui fallait attendre que la répétition eût commencé pour pouvoir s’esquiver sans attirer l’attention, or bizarrement ce moment tardait à venir.

Novimski apparut sur la scène.

— Noé Noévitch vient de téléphoner. Il vous présente ses excuses. Il est chez M. Aguilev, où il est retenu.

Les comédiens, qui déjà avaient pris place dans les fauteuils du premier rang, se relevèrent et s’éparpillèrent dans la salle.

La scélérate Goupilova s’approcha de la table devant laquelle, tels deux tourtereaux, étaient assis les interprètes des deux premiers rôles.

— Cher Gazonov, lisez-nous donc quelque chose d’un peu intéressant.

— Oui, oui, moi aussi j’adore vous écouter ! renchérit Méfistov en souriant de toute son immense bouche.

Le Japonais ne se fit pas prier.

— Que dois-dje lile ?

— Mais ce que vous voulez, peu importe.

La Goupilova adressa un clin d’śil furtif à Méfistov.

— Vous avez une voix si bien timbrée ! Une élocution si charmante !

En d’autres temps, jamais Fandorine n’eût permis à ces vipères de se divertir aux dépens de son camarade, mais à présent il éprouvait un odieux sentiment de joie mauvaise. Puisse ce dindon, cette « star » fraîche émoulue, s’exposer au ridicule devant Elisa et tous les autres ! Ce serait autre chose que d’exécuter des pirouettes sur scène sans prononcer une seule réplique !

Massa aimait beaucoup le son de sa propre voix, aussi n’était-il nullement étonné qu’on lui demandât de la faire entendre. Ce fut avec plaisir qu’il déplia le journal, s’éclaircit la gorge et entreprit de lire toute la page d’affilée, avec des intonations de déclamateur professionnel. En haut de la page figuraient des annonces encadrées avec élégance – il ne s’épargna pas non plus leur lecture.

Il commença par une réclame pour les pastilles de guimauve Sobriété, qui promettaient de guérir des accès de dipsomanie, et en lut le texte jusqu’au bout avec expression.

— « … un nomble extlaodinaile d’alocooliques invétélés nous ont adalessé de bou-le-be-lo-sants le-me-lo-cie-ments, en-thou-dzia-sa-més pal la po-lo-di-dji-eu-se efficacité du po-lo-du-it… »

— Nous les avons essayées, ces fameuses pastilles, observa Rézonovski de sa voix de basse. Elles ne font aucun effet. A part des brûlures d’estomac.

Massa abordait déjà avec non moins de sentiment un appel d’un M. V. N. Léonardov, « artiste de grande classe », à s’inscrire chez lui comme élève à un cours de peinture et de dessin.

— « De galande coulasse », qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Cela signifie « très beau », « très fort », expliqua Méfistov sans ciller. Le coulasse de Rhodes, par exemple. Ou bien, de vous, on pourrait dire : un acteur de grande coulasse.

Eraste Pétrovitch se rembrunit. Il voyait les sourires ironiques qu’affichaient certains comédiens en écoutant Massa, mais si jaloux qu’il fût, il n’en retirait pas la satisfaction espérée.

Cependant tous ne semblaient pas amusés d’entendre le Japonais estropier les mots. Sima Abrikossova, par exemple, souriait d’un air rêveur. Sans doute, pour une femme de son genre, la trahison ne faisait que hausser la cote de son amant. La mère noble Réginina prêtait elle aussi une oreille attendrie à la lecture des nouvelles.

— Ah, lisez-nous donc quelque chose parlant d’animaux, demanda-t-elle. J’aime beaucoup la rubrique « Nouvelles du jardin zoologique », en dernière page.

Massa retourna le journal.

— « Le docouteul Sidolov agalessé pal un selopent djéant. »

Et il ne se contenta pas de lire, mais, pour de bon, reconstitua toute l’horrible scène du python attaquant le directeur du terrarium. Le docteur avait été mordu au bras, et le reptile n’avait desserré les mâchoires que lorsqu’on l’avait arrosé d’eau.

— Quel cauchemar ! s’exclama Vassilissa Prokofievna en portant la main à sa voluptueuse poitrine. Tout de suite m’est revenue l’image de cet atroce serpent dans la corbeille de fleurs ! Je ne sais pas, ma chère petite Elisa, comment vous avez tenu le coup. Vraiment, moi, je serais morte sur place !

Mme Lointaine blêmit et ferma les yeux. Massa (l’infâme, l’infâme !) se leva, lui caressa l’épaule d’un geste apaisant, puis reprit sa lecture. Il était question cette fois-ci d’un lionceau nouveau-né repoussé par sa mère. Le bébé lion avait été sauvé par une « chi-en-no bâtarodo » qui avait accepté de le nourrir de son lait.

Cet entrefilet était beaucoup plus du goût de la Réginina.

— J’imagine comme c’est adorable : un minuscule petit lionceau ! Et cette merveilleuse chienne au grand cśur ! Vraiment, j’irais bien là-bas voir ça !

Encouragé par son succès, Massa déclara :

— Il y a plus loin un passadje tlès intélessant. « La vie des ouloussou en dandjer. »

Et d’entamer un article sur le mal mystérieux dont souffraient deux ours bruns, et que le médecin vétérinaire, M. Tobolkine, venait de réussir à identifier. On soupçonnait jusqu’alors les deux animaux d’être atteints de la peste, mais comme Massa le communiqua avec joie à ses auditeurs :

— « D’aplès le docoutol, la maladie polobiendolait de la platique de l’onanidzoumo, à laquelle les ouloussou s’adonnent du matin au soil. Ce fait est lalissime chez les ouloussou, mais affecte soubent les sindges et les do-lo-ma-dailes. » C’est la pule bélité ! Dj’ai moi-même bu bien des fois dans la djungle des macaques…

Il s’arrêta net, son visage tout rond exprimant une vive perplexité : que se passait-il ? Vassilissa Prokofievna venait tout à coup de lui tourner le dos d’un air indigné, tandis que les scélérats éclataient d’un grand rire hystérique.

Et Fandorine se sentit de la pitié pour le pauvre diable. Les différences de codes d’éducation, de notions de décence et d’indécence inculquées depuis l’enfance représentaient un obstacle bien difficile à abattre. Il y avait presque trente ans que l’ancien gamin de Yokohama vivait loin de son Japon natal, et il ne parvenait toujours pas à s’habituer complètement aux mśurs des « cheveux rouges » : tantôt il lâchait une bourde, propre à scandaliser les mères nobles, tantôt lui-même devenait rouge de honte pour un détail parfaitement innocent d’un point de vue occidental – par exemple une femme assise laissait tomber son parapluie par terre et le rapprochait d’elle du bout de son soulier (monstrueuse vulgarité !).

De la compassion à la compréhension mutuelle, il n’y a jamais qu’un pas. Eraste Pétrovitch regarda Massa, dont la face s’était empourprée, et ce fut comme si ses yeux se dessillaient. Si le Japonais avait courtisé Elisa, c’était dans un but bien précis, et ce n’était pas non plus par hasard qu’il était arrivé en sa compagnie après une nuit d’absence ! Ce n’était pas l’acte d’un traître, mais au contraire d’un véritable et fidèle ami. Connaissant son maître par cśur, et voyant dans quel triste état celui-ci se morfondait, Massa avait voulu le guérir de sa néfaste obsession au moyen d’un remède cruel, certes, mais souverain. Il n’avait pas tenté de le convaincre, d’user en vain d’arguments qui de toute manière n’eussent produit aucun effet. Au lieu de cela, il lui avait fait la démonstration concrète de ce que valait la femme qui – par un pernicieux concours de circonstances uniquement – avait ouvert une brèche dans son cśur depuis longtemps racorni. La comédienne se souciait peu de l’objet de sa conquête, pourvu que le trophée fût présentable. Elle avait tourné la tête au petit lieutenant, mais ne l’avait pas admis dans son lit : il n’était pas de taille. Un auteur promis au succès, en revanche, ou un acteur japonais en vogue, c’était une autre affaire. Il n’y avait là rien de surprenant ni de révoltant. Au reste, Fandorine en avait eu l’intuition dès le début, quand il ne faisait encore que méditer sur le plus sûr moyen de toucher le cśur (non, plutôt le corps seulement) de Mme Lointaine. Grand connaisseur de l’âme féminine, Massa lui avait alors suggéré la voie à prendre.

Terminé. Eraste Pétrovitch n’était plus en colère contre son camarade. Il lui était même reconnaissant.

Et malgré tout, le spectacle d’Elisa souriant avec douceur au Japonais, tandis que celui-ci la prenait par le bras et lui murmurait à l’oreille, avait quelque chose d’insupportable.

L’opération qu’il projetait était impossible à exécuter en solo. Mais Eraste Pétrovitch sentait qu’il ne pouvait ni même ne désirait prendre Massa avec lui. L’idée même lui en paraissait intolérable, et il trouva d’ailleurs aussitôt une raison logique à ce sentiment. Une incision chirurgicale, même pratiquée dans une louable intention, reste un moment douloureuse et sanguinolente. Il faut du temps pour que la plaie cicatrise.

— Mesdames et messieurs ! lança Novimski d’une voix forte en s’adressant à l’assistance. Ne laissez pas votre ardeur retomber. Vous savez que Noé Noévitch réclame avant chaque répétition une concentration totale ! Entamons, si vous le voulez bien, la première scène. Et quand Noé Noévitch sera là, nous la reprendrons à nouveau.

— Qu’est-ce qu’il a inventé ? grommela Rézonovski. Une répétition de répétition, en voilà une nouveauté !

Les autres n’accordèrent eux non plus aucune attention à l’appel de l’assistant. Celui-ci plaqua ses mains sur sa poitrine avec un air de souffrance, laissant paraître un bout de manchette en celluloïd par la manche de son méchant veston étriqué.

— Aucun d’entre vous n’a de vraie passion pour l’art ! s’exclama-t-il. Vous faites seulement semblant de croire aux théories de Noé Noévitch ! Messieurs, on ne peut se conduire ainsi ! On doit s’abandonner tout entier à sa vocation ! Rappelez-vous : « Le monde entier est un théâtre ! » Allez, commençons ! Je lirai moi-même le texte du récitant !

Personne ne parut l’écouter, à part Fandorine. Et il vint soudain à celui-ci une idée inattendue.

Pourquoi ne pas emmener avec lui en expédition ce Georges Novimski ?

L’homme, certes, n’était pas sans bizarreries, mais il était très courageux, il suffisait de se rappeler l’épisode de la rapière empoisonnée. Et d’un.

C’était un ancien officier. Et de deux.

Il ne perdait pas son sang-froid dans les situations critiques, l’histoire du serpent l’avait démontré. Et de trois.

Et, par-dessus tout, il n’était pas bavard. Il n’avait soufflé mot à personne de l’enquête menée par Fandorine sur la mort d’Emraldov. Mieux encore : pas une fois, après cet incident, il n’était venu l’importuner de sa conversation, même si Eraste Pétrovitch avait à plusieurs reprises surpris son regard curieux et interrogateur posé sur lui. Une discrétion bien exceptionnelle pour un acteur !

Non, vraiment. On pouvait modifier le plan de l’opération de manière que le rôle du second fût réduit au minimum. Au fond, les talents de Massa – expérience du combat, esprit d’initiative, réactions foudroyantes – n’auraient guère d’utilité en cette occasion. Il suffirait de faire preuve de diligence et de fermeté. Georges ne semblait pas manquer de ces deux qualités. Il y avait bien une raison pour que Stern l’eût choisi comme assistant.

La conversation qu’il eut avec Novimski confirma la pertinence de sa décision spontanée.

Eraste Pétrovitch entraîna l’assistant encore chagrin dans le dégagement latéral de la scène.

— Un jour, vous m’avez p-proposé de m’aider. L’heure est venue. Etes-vous prêt ? Mais je dois vous avertir que l’affaire comporte certains risques.

Il corrigea :

— Je devrais même dire des risques certains.

L’autre n’hésita pas une seconde :

— Je suis à votre entière disposition.

— Vous ne demandez même pas ce que j’attends de vous ?

— Ce n’est pas nécessaire.

Georges le regardait de ses yeux ronds impavides.

— En premier lieu, vous êtes un homme d’expérience. J’ai vu avec quel respect le fonctionnaire de police vous écoutait l’autre fois.

— Et en second lieu ? demanda Fandorine avec curiosité.

— En second lieu, vous ne sauriez me proposer d’agir de manière indigne. Vous avez le cśur noble. Cela se voit à la pièce que vous avez écrite, et à toute votre manière d’être. J’apprécie particulièrement le fait que depuis notre dernière conversation vous avez observé à l’endroit de la personne que vous savez une attitude irréprochable. Et aussi que vous n’avez parlé à personne de la malheureuse faiblesse dont je m’étais rendu coupable (je fais allusion à Mlle Linotova). En un mot, quels que soient vos projets, je suis disposé à vous suivre. Et d’autant plus si l’affaire s’annonce périlleuse.

L’assistant releva le menton avec fierté.

— Si je refusais, je cesserais de me respecter.

Il était bien sûr un peu ridicule avec son emphase, mais en même temps touchant. Eraste Pétrovitch, habitué à soigner scrupuleusement sa tenue, avait forcément remarqué combien Novimski était habillé pauvrement : veston correct mais bien fatigué ; simple plastron en guise de chemise ; souliers cirés mais éculés. Noé Noévitch ne payait point trop généreusement le labeur de son assistant – autrement dit au compte-goutte, en proportion de l’importance des rôles interprétés.

Et tout cela, songea Fandorine, parce qu’au modèle d’humanité créé par Stern manque un emploi important. Un emploi assez exotique, mais sans lequel la palette de rôles dramatiques reste incomplète, et l’existence insipide. Il faut dire aussi que ce type de personnage se rencontre plus fréquemment dans la littérature que dans la vie courante. Georges eût parfaitement convenu au rôle de noble toqué, comme don Quichotte, Tchatski ou le prince Mychkine.

Sans doute, la gaucherie de Novimski risquait d’entraîner des problèmes inattendus. Eraste Pétrovitch se promit in petto de simplifier au maximum le rôle de l’assistant. Tant pis. Quand l’affaire était sérieuse, mieux valait être secondé par un être maladroit mais d’un caractère généreux que par un policier imbu de lui-même, qui à l’instant clef n’a de charité que pour soi. Les gens doués d’un fort sentiment de leur propre dignité peuvent vous jouer de mauvais tours par incompétence, jamais par lâcheté ou par veulerie.

Combien la vie serait plus facile sur terre si chaque être humain nourrissait du respect pour soi, pensait Fandorine après son entretien avec l’assistant.

Il existait une catégorie d’individus pour laquelle Eraste Pétrovitch avait toujours ressenti du dégoût. Il est des gens qui fort calmement, et sans l’ombre d’une gêne, disent d’eux-mêmes : « Je sais que je suis de la merde. » Ils y voient même une certaine vaillance, une forme particulière d’honnêteté. Il est vrai que cet aveu impitoyable est immanquablement suivi de : « Et tous les autres autour de moi sont également de la merde, seulement eux se cachent derrière de belles paroles. » Derrière n’importe quelle noble action, un tel individu soupçonnera toujours quelque motivation sordide, et rien ne le rendra plus furieux que de ne pas la deviner sur-le-champ. Mais au bout du compte, il finit bien sûr par imaginer quelque chose, et soupire avec soulagement : « Laissez tomber ! On ne me la fait pas. Tout le monde sort du même moule. » Le philanthrope est généreux parce qu’il jouit de la conscience de sa propre supériorité. L’humaniste n’est bon qu’en paroles, en réalité il est pétri de fausseté et ne désire que se mettre en avant. Celui qui va au bagne pour ses convictions est un pauvre imbécile, voilà tout. Le martyr se laisse supplicier parce que l’esprit de sacrifice procure à ce genre de particuliers un plaisir sexuel pervers. Et cetera. Sans explications de cette sorte, les gens disposés à se considérer comme de la merde ne pourraient survivre : toute leur conception du monde se trouverait ruinée.

Opération dans le bois aux Cerfs

En chemin, il demanda à son équipier de lui montrer encore une fois le résultat de son entraînement. L’heure était tardive, presque nocturne, l’Isotta filait au milieu des terrains vagues et des baraquements bordant les rues mal famées des Sokolniki, et le trille modulé qu’émit Novimski, les doigts formant anneau placés contre la langue, retentit comme un appel lugubre. Si un passant attardé errait encore dans l’obscurité quelque part au voisinage, nul doute qu’il s’en trouva glacé jusqu’au sang.

Après la répétition, Eraste Pétrovitch s’était isolé avec Georges dans la loge de maquillage désertée, et lui avait rapporté les résultats de son enquête.

L’enchaînement des faits, d’après les conclusions de Fandorine, était le suivant.

Jaloux ou envieux du succès de sa partenaire, Emraldov monte l’ignoble stratagème du serpent dans la corbeille de fleurs.

Le Tsar charge son lieutenant de trouver qui est l’auteur du forfait. Mister Svist informe son chef de la culpabilité du comédien. Conscient que le succès des représentations de l’Arche, et les énormes profits qui en découlent, dépend en tout premier lieu d’Elisa, et craignant qu’Emraldov ne réserve à celle-ci quelque nouveau tour de sa façon, le Tsar ordonne d’éliminer le danger. De son point de vue (et il se révèle avoir raison), la disparition d’un jeune premier de cette espèce ne sera pas une grande perte pour la troupe. Quand Svist se présente dans la loge d’Hippolyte avec la bouteille de vin, l’acteur ne soupçonne rien. Sans doute les deux hommes ont-ils déjà eu l’occasion de boire un verre ensemble. L’ancien policier verse alors subrepticement le poison dans le château-latour. Si la seconde coupe n’avait pas été fendue, la mise en scène du suicide aurait parfaitement réussi.

Pour ce qui concerne le second meurtre, certains points restaient encore obscurs. A l’évidence, Limbach devait au Comptoir beaucoup d’argent qu’il n’était pas disposé à rendre ; il usait du reste de mille subterfuges pour éviter les explications – Fandorine avait été témoin d’une scène de cette sorte devant l’entrée du théâtre. Durant la première des Deux Comètes, Svist a appris d’une manière ou d’une autre que Limbach s’était introduit dans la loge d’Elisa et l’y attendait, probablement pour la féliciter en tête à tête. Cette fois-ci le sous-lieutenant ne peut pas échapper à la conversation. Visiblement, l’entretien tourne au vinaigre, et Svist doit faire usage de sa sacagne. Le meurtre n’était sans doute pas prémédité, autrement l’assassin eût achevé sa victime. Au lieu de quoi, pris d’affolement, il sort précipitamment dans le couloir et y attend que le blessé ne donne plus signe de vie. C’est vraisemblablement Limbach qui avait fait fabriquer un double de la clef, à l’unique fin de s’introduire discrètement dans la loge. On peut supposer que Svist a appris ce détail durant leur explication orageuse. Pendant qu’il bloque la porte pour empêcher l’autre de sortir, un plan germe dans son esprit. S’il verrouille la porte avec la clef prise au tableau et qu’on découvre l’autre auprès du cadavre, tout le monde croira que Limbach s’est enfermé lui-même dans la loge et s’est lui-même éventré. Il suffit pour cela de glisser le couteau dans la main du défunt, ce qui est fait. Cependant, comme dans le cas de la coupe empoisonnée, Mister Svist commet une négligence. Il ne voit pas que le mourant a tracé de son sang les premières lettres de son nom de famille, « Lipkov », au bas de la porte, indice qui finalement conduira la police (conclut Fandorine avec modestie) sur la trace du coupable.

Novimski écoutait avec une extrême attention.

— Quand tout sera terminé, il faudra que vous écriviez une pièce sur ce sujet, déclara-t-il. Cela fera sensation : un drame criminel, sur la piste toute fraîche de l’assassin ! L’idée plaira à Noé Noévitch. Et à plus forte raison à Aguilev, lui qui est si âpre au gain. Je rêverais de jouer Svist ! Vous écrirez ce rôle pour moi ?

— Commencez par jouer le vôtre, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton glacé, regrettant déjà de s’être adressé au comédien. Cette nuit même. Seulement prenez garde : dans le théâtre où nous allons nous engager, vous et moi, un f-fiasco peut entraîner la mort. La vraie.

Nullement impressionné, Georges s’exclama :

— Alors répétons, voulez-vous ? Que devrai-je faire ?

— Siffler avec talent. Considérez ça comme une préparation au rôle de Mister Svist. Toute bande de truands moscovite qui se respecte a sa propre manière de c-communiquer. Il en va comme dans le monde animal : ce signal sonore remplit une double fonction – reconnaître les siens, et effrayer les autres. J’ai rassemblé toute une collection musicale de sifflements de malfrats. La bande de l’Acrobate, par exemple, qui sévit dans le quartier de la place Soukharev, et que n-nos amis ont écartée récemment de la mangeoire commune, utilise, tenez, ce motif.

Eraste Pétrovitch porta singulièrement deux doigts à sa bouche pour émettre un son puissant et enlevé, dont l’écho canaille retentit dans tout le théâtre désert.

— Allez, essayez de faire pareil.

— Mais pourquoi ? demanda Novimski après un instant d’hésitation.

— Convenons d’une chose, voulez-vous ?

Fandorine esquissa un sourire aimable.

— Si je vous charge d’une mission, vous ne réfléchissez pas et ne demandez pas pourquoi, mais vous obéissez, tout simplement. Autrement notre ent-treprise risque de mal se terminer.

— Comme à l’armée ? On ne discute pas les ordres, on les exécute ? A vos ordres !

L’assistant demanda à son commandant de lui montrer encore une fois et, au grand étonnement d’Eraste Pétrovitch, du premier coup réussit à imiter de manière assez convaincante le cri de guerre des voyous de la place Soukharev.

La nuit venue, à force d’exercices répétés, Georges avait atteint une véritable maestria, ce qu’il venait de démontrer avec zèle.

— Ça suffit ! J’en ai les oreilles b-bouchées.

Eraste Pétrovitch ôta une main du volant et d’un geste arrêta le siffleur enivré par son talent.

— Vous y arrivez très bien. Le Tsar et ses gardes du corps seront pleinement persuadés d’être assaillis par des gars de la Soukharevka. Répétez-moi encore une fois ce que vous devez faire.

— A vos ordres.

Novimski leva militairement la main à la casquette, crânement inclinée sur l’oreille, qui lui avait été délivrée tout exprès pour l’opération. C’était ce genre de couvre-chef que les dandys de la Soukharevka arboraient – à la différence de ceux de la Khitrovka, qui préféraient la casquette à huit côtes, ou de la Gratchovka, qui tenaient pour le plus grand chic de se promener tête nue.

— Je suis tapi dans les fourrés du côté sud-ouest de la villa…

— Là où je vous aurai dit de vous poster, précisa Fandorine.

— Là où vous m’aurez dit de me poster. Je surveille ma montre. Au bout de trois cents secondes exactement, je commence à siffler. Quand les hommes bondissent hors de la maison, je tire deux fois.

L’assistant extirpa de sa ceinture un Nagant d’officier.

— En l’air.

— Pas seulement en l’air, mais à la verticale, dissimulé derrière le tronc d’un arbre. Autrement les « pinschers » repéreront votre position à la lueur du coup de feu, et riposteront en ajustant leur tir.

— Bien compris.

— Et ensuite ?

— Ensuite j’entame un repli en direction de la Iaouza, tout en tirant de temps à autre.

— T-toujours en l’air. Il n’entre pas dans nos intentions de tuer quelqu’un. Vous devez simplement entraîner les gardes du corps derrière vous.

— Bien compris. En matière de tactique, cela s’appelle « attirer sur soi les forces principales de l’ennemi ».

— C’est ça.

Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dubitatif à son passager.

— Pour l’amour de Dieu, ne les laissez pas gagner du terrain sur vous. Ne prenez pas de risque. Votre tâche est de les pousser à vous suivre jusqu’à la rivière. Une fois là-bas, vous cessez de tirer et vous vous contentez de déguerpir. C’est tout. Votre mission s’arrête là.

— Monsieur Fandorine, objecta Novimski d’un voix digne, je suis un officier de l’armée russe. A des fins stratégiques, je peux bien faire mine de battre en retraite, mais il n’est pas question pour moi de fuir, et encore moins devant je ne sais quelle canaille. Croyez-moi, je suis capable de beaucoup plus.

Que suis-je en train de faire ? se demanda Eraste Pétrovitch. Je mets en danger la vie d’un dilettante. Et tout ça parce que je suis sottement en froid avec Massa. Ne devrais-je pas annuler l’opération tant qu’il est encore temps ?

— Cela dit, la discipline est la discipline. Vos ordres seront exécutés, soupira Novimski. Mais promettez-moi une chose : si vous avez besoin d’aide, sifflez-moi comme vous me l’avez appris, et je foncerai aussitôt à votre secours.

— P-parfait. C’est entendu. Si je ne siffle pas, c’est que je n’ai pas besoin de vous, déclara Fandorine, soulagé. Mais il n’y a pas à s’inquiéter. Il n’y aura aucune complication. Croyez-en mon expérience.

— Vous êtes le chef, c’est vous qui voyez, répondit l’ancien lieutenant, si bien qu’Eraste Pétrovitch se sentit presque tout à fait rassuré.

D’après les enseignements de la science psychologique, il convenait maintenant, pour atténuer la nervosité du sujet, d’amener la conversation sur quelque sujet abstrait. Il restait dix minutes de route avant le parc des Sokolniki. Il bruinait – pour l’opération, cela venait à propos.

— Je trouve étrange qu’un homme de votre trempe ait quitté l’armée pour monter sur les planches, dit Fandorine d’un ton léger, comme s’ils se rendaient tous deux à une réception mondaine. L’uniforme devait vous aller à merveille, et la carrière militaire convient parfaitement à votre caractère. Vous êtes un idéaliste, n’est-ce pas ? Un romantique. Alors que la vie de directeur de troupe à laquelle vous aspirez se résume en fin de compte à des préoccupations des plus prosaïques : la pièce est-elle bonne, fera-t-elle recette, le public aimera-t-il nos acteurs ? Le statut d’un théâtre n’est pas en rapport avec son niveau artistique, mais avec le prix du billet. Noé Noévitch ou bien ce Stanislavski sont considérés comme des génies, parce qu’il est écrit sur leurs affiches : « Prix des places majoré. »

La manśuvre consistant à distraire l’interlocuteur en abordant un sujet secondaire fonctionna parfaitement. Novimski s’exclama avec fièvre :

— Oh, comme vous vous trompez ! Je suis théâtrocentriste. Pour moi non seulement le monde entier est un théâtre, mais le théâtre est le centre de l’univers, son modèle idéal, débarrassé de toute adjonction inutile et vulgaire ! Oui, là, comme dans le monde ordinaire, tout a son prix. Mais le fait est, justement, que celui-ci est élevé. Plus élevé que celui de la pitoyable réalité. Quand je suis sur scène, tout le reste cesse d’exister ! Plus rien n’a d’importance, ni les spectateurs dans la salle, ni la ville au-delà des murs du théâtre, ni le pays, ni le globe terrestre ! C’est comme l’amour vrai, quand vous n’avez besoin, parmi toutes celles qui peuplent la terre, que d’une seule et unique femme. Vous êtes prêt à aimer en elle l’humanité tout entière, mais sans elle l’humanité ne vaut et ne signifie rien pour vous.

— Vous exagérez un peu, mais je c-comprends ce que vous voulez dire.

— Je n’exagère jamais, maugréa Novimski. Je suis un homme exact.

— Eh bien, en ce cas, vous exécuterez exactement ce dont nous sommes convenus. Nous voilà arrivés. Nous allons continuer à pied.

Ils marchèrent durant un bon moment. Une longue allée menait de l’avenue des Sokolniki à la ferme aux Cerfs. Il était bien entendu impossible de la remonter en auto : dans le silence de la nuit, le grondement du moteur eût alerté les hommes de garde. Ils progressaient en silence. Chacun plongé dans ses pensées. A moins qu’on ne pense à la même chose, songea soudain Fandorine. Ou plutôt à la même personne…

On ne voyait rien de la route, effacée par les nuées pesant trop bas, effacée par l’épais crachin. Eraste Pétrovitch s’était abstenu d’allumer sa lampe de poche. Dans cette nuit de poix, la moindre lueur, si faible fût-elle, s’apercevait de loin. Les deux hommes se guidaient sur les silhouettes des peupliers plantés le long de l’allée. Ils marchaient côte à côte, mais point au même rythme. Soudain Novimski lâcha un cri étouffé et disparut – au sens littéral du terme.

— Que vous arrive-t-il ?

— Je suis ici…

Une tête coiffée d’une casquette surgit du sol.

— Il y a là un fossé. Donnez-moi votre main…

Pour une raison mystérieuse, une étroite tranchée avait en effet été creusée en travers du chemin. Des planches recouvraient la partie empruntée par les véhicules, mais il n’y avait rien qui protégeât le bas-côté suivi par les marcheurs. Eraste Pétrovitch avait eu de la chance : il avait enjambé le trou, mais le pied de Georges était tombé pile dedans.

— Ce n’est rien, je suis entier…

L’assistant s’extirpa péniblement du piège.

— Je vous remercie.

Ce petit incident ne parut pas affecter autrement Novimski, et Fandorine apprécia la soliditédes nerfs de l’ancien officier du génie. Tandis qu’il s’époussetait, celui-ci déclara d’un air songeur :

— Encore récemment, j’eusse tenu cette chute pour un mauvais présage, un signe avant-coureur de l’hostilité du destin. Rappelez-vous, je vous ai dit que j’étais habitué à croire pieusement au fatum. Mais j’ai changé ma manière de voir. Le fait que vous ayez franchi sans peine ce fossé, alors que moi j’y suis tombé, ne relève en rien de la fatalité. C’est simplement que vous êtes plus chanceux que moi. Vous savez, maintenant je pense qu’il n’y a pas de destin qui tienne. Le destin est aveugle. Seul l’artiste est voyant ! Tout se décide et se détermine par notre propre volonté.

— Je suis plus ou moins du même avis, cependant, si vous avez fini de remettre votre t-tenue en ordre, poursuivons. Et pour l’amour de Dieu, regardez où vous mettez les pieds !

Quand la maison se dessina au loin, au milieu d’une modeste clairière, dans la lueur diffuse filtrant par quelques fenêtres aux rideaux tirés, Eraste Pétrovitch quitta le bord de la route pour s’enfoncer dans les fourrés. Il avait envie de conclure au plus vite cette affaire qui ne présentait guère de difficultés, mais commençait à traîner en longueur.

— Vous allez vous poster là, murmura-t-il à Novimski en le laissant à la lisière du pré, derrière un vieux bouleau. Tenez, voici ma montre. Elle a des aiguilles phosphorescentes. Cinq minutes pile.

— A vos ordres, répondit Georges en brandissant son revolver avec bonne humeur.

Fandorine ôta casquette et blouson de cuir, pour ne conserver qu’un maillot de gymnastique noir. Il se pencha, s’élança sur l’herbe, puis s’aplatit complètement et se mit à ramper, tout en comptant les secondes. A la deux centième, il était déjà à l’endroit voulu, à quinze pas du perron où s’ennuyait une sentinelle.

Son plan consistant à attirer les « pinschers » au-dehors était extrêmement primitif, mais Fandorine s’était toujours gouverné sur une règle : il est inutile de compliquer ce qui ne demande pas à l’être. Il n’avait pas face à lui des espions ni des terroristes entraînés, ni même une bande d’assassins. Ces aigrefins n’avaient pas l’expérience du combat, leur attitude dans une situation critique était facilement prévisible. A l’évidence, le Tsar ne redoutait guère d’attaque frontale, autrement il ne fût pas venu s’établir dans un lieu aussi isolé. Svist et lui tenaient pour gages de sécurité la mobilité du Comptoir et son éloignement des quartiers urbains. Ces messieurs seraient d’autant plus surpris de recevoir la visite des gars de la Soukharevka qu’ils estimaient vaincus.

Pourvu seulement que le « théâtrocentriste » ne commît pas de gaffe…

Il n’en commit pas. Comme Eraste Pétrovitch comptait « trois cents », un sifflement hardi s’éleva des buissons. Ce sacré Georges réussit à interpréter le cri de guerre de la Soukharevka en trois tonalités différentes, comme si s’étaient cachés là plusieurs malfrats aux mśurs de rossignols. Les hommes de l’Acrobate ne se seraient pas conduits autrement, s’ils avaient appris où se trouvait le Comptoir et que, sous l’empire de la boisson, ils eussent décidé de rendre la monnaie de la pièce à leurs offenseurs. Ils auraient loué plusieurs fiacres pour foncer aussitôt au parc au grand trot, mais à mesure qu’ils eussent approché du but, leur humeur belliqueuse se fût dissipée. Ils se seraient trouvé assez de courage pour lancer des sifflets menaçants depuis les buissons, mais aucun ne se fût risqué en terrain découvert sous les balles des « pinschers ».

La sentinelle dévala les marches tout en tirant un revolver de sa poche. Apparemment, Mister Svist avait enrôlé des gaillards qui n’avaient pas froid aux yeux. Deux coups de feu éclatèrent dans les fourrés – Novimski jouait sa partition sans faute. Le « pinscher » riposta au jugé. Dieu merci, pas dans la direction où l’assistant se tenait dissimulé.

Mais quatre autres déboulaient déjà hors de la maison, arme au poing.

— Où sont-ils ? Où sont-ils ? criaient les hommes de guet.

Mister Svist surgit à son tour, en manches de chemise et bretelles.

A l’étage une fenêtre s’ouvrit avec bruit. C’était le Tsar qui regardait au-dehors. Il portait une robe de chambre et un bonnet de nuit.

Svist leva la tête :

— Des bêtises, Avgust Ivanovitch ! Les gars de la Soukharevka sont devenus fous. Nous allons leur donner une leçon. Toi, le Tacheté, tu restes sur place. Les autres, en avant ! Filez leur botter le train !

Les quatre « pinschers » s’élancèrent vers les arbres en braillant, et en tirant des coups de feu désordonnés. Une nouvelle détonation éclata au milieu des buissons, à une certaine distance déjà.

— Ils mettent les bouts ! Tenez, ils sont là !

Il y eut un martèlement de bottes, des craquements de branches, et la petite troupe disparut. La fusillade et les cris commencèrent de s’éloigner.

Pour le moment, tout se passait à merveille.

— Je vous l’avais bien dit, Lipkov ! lança le Tsar du haut de sa fenêtre d’une voix courroucée. Il fallait l’éliminer définitivement, ce gorille, cet Acrobate de la Soukharevka. Montez ! Nous allons causer un peu.

— Définitivement, ce n’est jamais trop tard, Avgust Ivanovitch ! Nous ferons ce qu’il faut.

Mais le Tsar avait déjà refermé la croisée.

Svist se gratta la joue d’un air perplexe.

— Ouvre l’śil ! dit-il à la sentinelle surnommée le Tacheté.

Et il rentra dans la maison.

Pendant ce temps, Fandorine avait ramassé un caillou de bonne taille. Il maîtrisait à la perfection l’art de lancer une pierre avec précision depuis son lointain séjour au Japon.

Un son moite, assourdi, et le sieur le Tacheté roula au bas des marches, sans un cri ni un gémissement. La profession qu’il s’était choisie comportait des risques fort variés. Comme, par exemple, celui d’être victime d’une commotion cérébrale de moyenne gravité.

Se déplaçant sans un bruit, Fandorine pénétra dans la demeure. Il parcourut rapidement la salle à manger et entra dans le cabinet de travail.

Non, ce n’est pas une véritable aventure, songea-t-il avec déception. On dirait les Mémoires de l’inspecteur Poutiline1.

Il avait emporté avec lui toute une collection de rossignols, destinés à toutes les serrures, mais les fameuses armoires américaines s’ouvrirent avec le premier d’entre eux, le plus élémentaire.

Eh bien, messieurs, voyons quels sont les secrets de Sa Majesté Polichinelle.

La première armoire, partagée en plusieurs compartiments, était dédiée à tous les divertissements autorisés et non autorisés de l’ancienne capitale (Eraste Pétrovitch baptisa aussitôt ledit réceptacle du nom de « Jardin des Plaisirs »). Elle contenait six tiroirs. Sur chacun d’eux, une jolie étiquette portant un titre tapé à la machine et un symbole dessiné. Il y avait là le « Théâtre » accompagné d’un masque, le « Cinématographe » éclairé d’un faisceau de lumière, le « Cirque » et des haltères de M. Muscle, les « Restaurants et cabarets » ornés d’une bouteille, le « Sport » montrant un gant de boxe, et « l’Amour » célébré par un emblème devant lequel Fandorine, qui avait la vulgarité en horreur, fit la grimace. Apparemment, Sergueï Nikiforovitch Soubbotine n’avait pas une idée tout à fait complète de l’ampleur du territoire sur lequel régnait le Tsar. Mais peut-être, depuis l’année précédente et le moment où le policier avait cessé de rassembler des informations sur cet empire clandestin, les frontières de celui-ci s’étaient-elles encore étendues. Comme on sait, les entreprises hautement rentables et multisectorielles connaissent une croissance rapide.

Eraste Pétrovitch sortit au hasard un dossier du tiroir « Sport ». Voyons ça, club de lutte Samson… Sur la couverture, un nom de famille avec, entre guillemets, « Propriétaire légal » ; un second nom de famille, suivi de la mention « Propriétaire effectif » et d’une note : « Voir Données personnelles ». A l’intérieur, des dates, des chiffres, des bilans, une liste de lutteurs avec indication des sommes versées à chacun. Visiblement, le Tsar gagnait de l’argent non seulement sur les billets de théâtre mais aussi sur les matchs truqués. Aucun chiffrement, aucun code : preuve certaine que le détenteur de ces archives se sentait en sécurité et ne redoutait aucunement les visites inopinées.

Tout en accomplissant sa tâche avec assurance et rapidité, Fandorine gardait l’oreille aux aguets, attentif à un éventuel grincement en provenance de l’escalier. Des coups de feu continuaient d’éclater, mais à une distance considérable ; quant aux cris, ils n’étaient plus du tout audibles. Ce brave Novimski semblait avoir déjà entraîné les « pinschers » jusqu’au bord de la Iaouza.

La seconde armoire eût mérité d’être baptisée, à la manière des bibliothèques, « Catalogue méthodique des données personnelles ». Les tiroirs affichaient cette fois-ci les étiquettes « Acteurs », « Débiteurs », « Amis », « Informateurs », « Clients », « Filles », « Garçons », « Relations privées », « Sportsmen », etc. – plus d’une vingtaine en tout. Aucun dessin facétieux, le tout très professionnel. A l’intérieur, des dossiers également, nominatifs. Eraste Pétrovitch jeta en hâte un coup d’śil à la section « Amis » et se contenta de secouer la tête : il y avait là presque tous les hauts magistrats de la ville, les membres du conseil municipal, un nombre énorme de fonctionnaires de la police. Il n’avait pas le temps pour le moment d’examiner qui parmi eux était appointé par le Tsar, et qui profitait seulement de ses largesses. Il convenait tout d’abord d’achever le travail.

Il ouvrit le tiroir portant l’étiquette « Débiteurs », et à la lettre « L » découvrit ce qu’il cherchait : « LIMBACH, Vladimir Karlovitch, no 1899, St-P., sous-lieutenant du régiment des hussards de la garde. » Sur le feuillet de papier réglé étaient inscrites des sommes allant de cinquante à deux cents roubles. Certaines étaient rayées, avec à côté la mention « rendu ». En un endroit, on avait écrit « bouquet à 25 roubles ». Les deux dernières notes étaient les suivantes :

« 4.10. Liaison avec Altaïrskaïa-Lointaine (?). Faire une proposition. »

« 5.10. Refus. Prendre des mesures. »

Eh bien, voilà, tout semblait être dit. Informé de la rumeur selon laquelle Limbach était devenu l’amant d’Elisa, le Tsar s’était sans doute alarmé. L’histoire du châtiment d’Emraldov montrait bien que le brasseur d’affaires clandestines misait gros sur cette actrice. A l’évidence, tout comme le millionnaire Aguilev, il voyait chez elle un énorme potentiel. (Cette idée fut agréable à Eraste Pétrovitch : au moins n’avait-il pas perdu la tête pour une vulgaire cocotte, mais pour une grande comédienne, une femme qui véritablement sortait du rang.) Si l’on avait purement et simplement éliminé le partenaire de scène d’Elisa, jugé imprévisible et dangereux pour elle, on avait d’abord tenté de « faire une proposition » à l’importun : qu’en échange, par exemple, d’une remise de sa dette il laissât la comédienne en paix. Ou bien au contraire que Limbach passât à l’état d’informateur, pour rendre compte au Tsar de la conduite et de la disposition d’esprit de la jeune première. Près du théâtre, Fandorine avait été le témoin fortuit de cette scène d’explication (où de l’une d’elles). Limbach avait répondu par un refus (« Je suis un officier de la garde de Sa Majesté ! »). Sa conversation suivante avec Mister Svist s’était soldée par une altercation et un coup de couteau.

A tout hasard, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dans la section « Comédiens », mais il n’y trouva pas Emraldov. C’était normal : à quoi bon conserver un dossier, si l’intéressé était déjà au cimetière ?

N’y tenant plus, il sortit celui d’Elisa. Il apprit ainsi à son sujet plusieurs détails nouveaux. Par exemple, sa date de naissance (1er janvier 1882). Dans la colonne « Préférences » était écrit : « Parfums aux senteurs de violette de Parme, couleur lilas, ne pas envoyer d’argent, ne pas envoyer de vases en argent, aime l’ivoire. » Il se rappela qu’elle avait souvent dans les cheveux des barrettes compliquées faites dans une matière blanche. Quant au parfum de violette, qu’il pensait être son odeur naturelle, il s’expliquait donc de la sorte ? A la colonne « Amants », Eraste Pétrovitch s’assombrit. Il y avait là deux noms. Le premier était le sien, souligné. Le second, celui de Limbach, suivi d’un point d’interrogation.

Tout cela, cependant, était des sottises, qui n’avaient aucune importance. L’essentiel était que l’hypothèse se trouvât confirmée, et qu’en conséquence on pût passer au stade des explications directes.

Si les « pinschers » devaient revenir en plein milieu de la conversation, ce ne serait pas un grand malheur. Pour un professionnel, cette racaille ne représentait pas un danger sérieux. Eraste Pétrovitch posa malgré tout son Browning plat et compact sur la table, et le recouvrit d’une feuille de papier. Il s’assit dans le fauteuil, jambes croisées. Alluma un cigare. Puis appela d’une voix forte :

— Eh, là-haut ! Assez de messes basses ! Veuillez descendre, s’il vous plaît !

Le marmonnement indistinct qui parvenait de l’étage se tut.

— Plus vite, messieurs ! C’est Fandorine !

Il y eut un bruit de chaise renversée, puis de cavalcade dans l’escalier. Svist fit irruption dans le bureau, un Mauser au poing. Découvrant le visiteur placidement occupé à fumer, il se pétrifia. Le sieur Tsarkov surgit derrière son épaule, toujours en robe de chambre, mais sans bonnet de nuit, les cheveux dressés en bataille autour de sa calvitie.

— Asseyez-vous donc, Avgust Ivanovitch, lui dit Fandorine avec calme, sans prêter attention au Mauser braqué sur lui.

La faiblesse de sa position était trompeuse : à peine l’index de Mister Svist eût-il bougé, le fauteuil, dans l’instant, se fût trouvé vide. La balle n’eût traversé que le capitonnage. L’art difficile de se déplacer à la vitesse de l’éclair, Eraste Pétrovitch l’avait acquis en sa jeunesse à la perfection, et il s’appliquait à ne pas perdre la forme.

Le souverain de toutes les Moscou lança un regard entendu à son lieutenant, puis s’avança prudemment et vint se camper devant le visiteur indésirable, que Svist continuait de tenir pour cible.

Et c’était tant mieux. L’interlocuteur devait avoir l’illusion de maîtriser la situation, et de pouvoir à tout moment rompre l’entretien – de manière fatale pour Eraste Pétrovitch.

— J’attendais votre visite. Mais dans des circonstances moins extravagantes.

Tsarkov hocha la tête en direction de la fenêtre à travers laquelle s’entendaient encore des coups de feu, quoique sporadiques.

— Je sais que vous nourrissez des soupçons à mon endroit. A dire vrai, je sais même lesquels. Nous aurions pu convenir d’une rencontre en des termes civilisés, et je vous aurais détrompé.

— J’avais envie de jeter tout d’abord un coup d’śil à vos archives, expliqua Fandorine.

Alors seulement le Tsar remarqua les deux armoires béantes. Son visage poupard se déforma sous la colère.

— Qui que vous soyez, et quand même vous seriez mille fois Nick Carter ou Sherlock Holmes, c’est là une insolence dont vous devrez répondre ! menaça-t-il.

— Je suis p-prêt. Mais pour commencer, c’est vous qui allez me répondre. Je vous accuse ou, pour être plus précis techniquement, j’accuse votre principal lieutenant de deux meurtres.

Lipkov émit un sifflement ironique.

— Jamais deux sans trois, dit-il d’un ton menaçant. Pourquoi mégoter ?

— Attendez.

Le Tsar leva le doigt pour indiquer à Svist de ne pas s’en mêler.

— Pour quelle raison aurais-je décidé de tuer Emraldov et ce, comment déjà…

Il claqua des doigts, comme si le nom lui échappait.

— Eh bien, ce hussard… Zut, je ne me rappelle même pas comment il se nomme !

— Vladimir Limbach, et vous le savez parfaitement. Vous avez dans vos archives un dossier sur lui contenant des notes extrêmement c-curieuses.

Fandorine montra le dossier en question.

— Commençons donc par Limbach, si vous voulez.

Tsarkov prit la liasse de documents, la feuilleta un instant, tirailla sa barbiche pointue.

— Qui n’ai-je pas dans cette armoire… ? Alors quoi, je suis tenu de me rappeler tout le menu fretin ? Ah oui, le sous-lieutenant Limbach. « Faire une proposition. » Ça me revient.

— B-bravo. En quoi consistait-elle ? Que le gamin cesse d’importuner Mme Lointaine de ses assiduités. Et le gosse s’est montré rétif ?

De plus en plus furieux, le Tsar balança le dossier sur la table.

— Vous vous introduisez chez moi au milieu de la nuit ! Vous montez toute une comédie avec sifflements et coups de pétard ! Vous fouillez dans mes papiers et vous osez par-dessus le marché exiger de moi des explications ! Je n’ai qu’à claquer des doigts pour vous expédier dans l’autre monde.

— Je ne comprends pas pourquoi vous ne l’avez pas encore fait, observa Mister Svist.

— On m’a raconté que vous étiez d’une prodigieuse perspicacité, prononça le Tsar, dents serrées. Mais en fait, vous n’êtes qu’un idiot suffisant et bouffi de prétention ! Il fallait le faire : venir fourrer votre nez chez moi, au Comptoir ! Et pour débiter pareilles foutaises ! Mais sachez bien, monsieur le génie de la police, que…

— Lâchez ce pistolet, ou je tire ! tonna une voix derrière Lipkov.

Dans l’encadrement de la porte donnant sur la salle à manger venait d’apparaître Georges Novimski, son pistolet pointé sur Mister Svist.

— Eraste Pétrovitch, j’arrive à temps !

— Bon Dieu ! Mais qui vous a demandé d’interv…

Fandorine n’eut pas le temps d’achever. Lipkov se retourna vivement et leva la main tenant le Mauser. L’assistant tira le premier, mais l’ancien policier, ayant prévu sa réaction, avait déjà fait un pas sur le côté. Son arme claqua à son tour, un aboiement bref, beaucoup moins bruyant que celui du Nagant. Il y eut un son métallique : la balle frappa un des gonds de la porte, des éclats de bois volèrent, dont un alla se planter dans la joue de Novimski.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le choix. Il saisit le Browning dissimulé sous la feuille de papier, et avant que Svist ait eu le temps de presser la détente une seconde fois, il tira à coup sûr, dans la nuque. L’opération qui jusqu’alors marchait si bien venait de tourner en un clin d’śil à la catastrophe…

Tué net, Lipkov heurta l’armoire et glissa sur le sol. Ses doigts se desserrèrent, laissant échapper le pistolet.

Le sieur Tsarkov, quant à lui, fit preuve d’une vivacité inattendue. Il releva les deux pans de sa robe de chambre et, poussant un cri farouche, prit son élan et sauta droit dans la fenêtre. Les grands rideaux se balancèrent, les vitres tintèrent, et le maître des élégances moscovites disparut dans l’obscurité nocturne. Au lieu de se lancer à sa poursuite, Fandorine se précipita auprès de Georges.

— Vous n’êtes pas blessé ?

— Le destin protège l’artiste, répondit Novimski en ôtant d’un coup sec l’écharde de sa joue sanguinolente. C’est en rapport avec la question du fatum…

Le soulagement qu’éprouva Fandorine se mua tout aussitôt en colère.

— Pourquoi êtes-vous revenu ?! Vous avez tout gâché !

— Mes poursuivants s’étaient dispersés le long de la rive, et j’ai pensé de mon devoir de m’assurer que tout allait bien pour vous. Je n’avais pas l’intention de vous importuner… La porte était grande ouverte, on entendait des éclats de voix… Je suis simplement entré jeter un coup d’śil. Or, que vois-je ? Ce type qui braque une arme sur vous, qui va tirer. Mais pourquoi suis-je là à me justifier ? s’emporta à son tour Novimski. Je vous ai sauvé la vie, et vous…

Quel sens y avait-il à se quereller ? Eraste Pétrovitch se contenta de grincer des dents. Après tout, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il savait bien qui il emmenait avec lui !

Il courut au perron, mais le Tsar, bien entendu, s’était déjà évanoui dans la nature. Lui donner la chasse dans le parc, au milieu des ténèbres, était une tâche perdue d’avance.

De retour dans le cabinet de travail, Fandorine téléphona à Soubbotine à son domicile – Dieu merci, le règlement en vigueur imposait que tout fonctionnaire de la police judiciaire disposât chez lui d’un appareil. Il lui raconta brièvement ce qui venait de se passer. Sergueï Nikiforovitch promit d’envoyer des policiers depuis le commissariat le plus proche, celui de la 4e rue Mechtchanskaïa, et de se déplacer en personne.

— Allez-vous-en, dit Eraste Pétrovitch à l’assistant. Mais, pour l’amour de Dieu, par un autre chemin : prenez du côté de l’avenue. Les « pinschers » vont certainement rappliquer ici plus vite que la police.

— Je n’y songe même pas.

Novimski avait noué un immense mouchoir autour de sa joue et ressemblait ainsi encore plus au chevalier à la Triste Figure.

— Que je vous abandonne ici tout seul ? Jamais !

Ah, Massa, comme tu me manques, pensa Eraste Pétrovitch avec mélancolie.

Si étrange qu’il puisse paraître, ce fut la police qui arriva la première. Mais peut-être n’y avait-il rien là de surprenant : on peut supposer que les « pinschers » avaient rencontré le Tsar sur le chemin de la maison, et que celui-ci les avait entraînés loin du danger. Il était difficile d’imaginer Avgust Ivanovitch dans le rôle du général menant ses troupes à l’assaut d’une position fortifiée.

Pour ne pas perdre de temps en attendant les renforts – ou les attaquants, peu importait – Fandorine avait ordonné à son piètre lieutenant de surveiller les abords de la villa, tandis que lui-même s’attelait à un examen plus minutieux des archives. A l’arrivée de Soubbotine (qui arriva en calèche environ une demi-heure après les policiers du coin), son plan d’action futur était plus ou moins arrêté.

— J’ai deux questions, dit Eraste Pétrovitch au policier au cours de l’entretien qu’ils eurent en tête à tête, après lui avoir au préalable exposé les faits. Un : où rechercher le Tsar ? Deux : que faire de ça ?

Il hocha la tête en direction des armoires américaines.

— Vous voulez ma perte ? Je ne prendrai pas les dossiers. Il y a là la moitié de Moscou, y compris ma hiérarchie presque au complet. Cela ne m’étonne pas. Le monde et les gens qui y vivent ne sont pas parfaits, je le sais depuis longtemps. Le Seigneur Dieu tôt ou tard récompense chacun selon ses actes.

Le conseiller titulaire désigna du menton le cadavre de Mister Svist, qu’on avait déjà couché sur une civière, mais point encore chargé dans la voiture de police.

— Alors voilà, Eraste Pétrovitch. Mieux vaut que vous emportiez chez vous cette dynamite. Elle y sera plus en sûreté. Dans le procès-verbal de perquisition, j’écrirai que les armoires étaient vides. En ce qui concerne M. Tsarkov, nous ne le reverrons plus en ville. Il n’est pas idiot et comprend fort bien qu’on lui eût pardonné n’importe quelles frasques, mais pas la perte de pareilles archives. Considérez que le Tsar est parti en exil volontaire et a renoncé au trône.

— Moi, en revanche, je n’ai pas renoncé à lui mettre la main dessus, déclara Fandorine d’un ton orageux, vexé par l’échec de l’opération. Je retrouverai notre Avgust Ivanovitch, dussé-je aller le dénicher sous terre.

— Mais où irez-vous le chercher ? La terre est grande.

Eraste Pétrovitch montra une pile de dossiers.

— Le consortium de notre ami possède trois filiales : à Saint-Pétersbourg, à Varsovie et à Odessa. Le Tsar y a ses propres gens, ses propres intérêts financiers. Noms et adresses, tout figure ici. Je suis certain qu’il va se replier dans l’une de ces trois v-villes. Ne me reste plus qu’à repérer la direction exacte que prendra le criminel : nord, ouest ou sud.

— La repérer ? Mais comment ?

— Ne vous inq-quiétez pas. Le travail de déduction est fait pour ça. Je saurai repérer notre homme et le ramener comme un gentil petit garçon, promit Fandorine avec un sourire rêveur, savourant à l’avance la tâche dans laquelle il pourrait s’absorber complètement.

1. Ivan Dimitriévitch Poutiline (1830-1893), chef de la police judiciaire de Saint-Pétersbourg, fit le récit de ses enquêtes dans un ouvrage publié en 1889 sous le titre Quarante Ans au milieu des brigands et des assassins.

Le retour

Il rentra à Moscou le premier jour de novembre. Les mains vides, certes, mais presque entièrement guéri.

Fandorine n’avait tenu sa promesse qu’à moitié. Il avait correctement déterminé la ville où Tsarkov s’était réfugié : Varsovie. L’entreprise d’Avgust Ivanovitch y était plus solidement implantée qu’à Saint-Pétersbourg ou à Odessa. Qui plus est, en cas de désagréments, la frontière se trouvait à deux pas. Le Tsar utilisa du reste cette issue de secours dès qu’il eut vent de l’arrivée dans la capitale du gouvernorat général d’un certain monsieur à cheveux blancs, fort bien renseigné sur tous les contacts du Moscovite en fuite.

La poursuite reprit à travers toute l’Allemagne pour s’achever au port de Hambourg. Fandorine arriva tout juste vingt minutes trop tard, et ne vit que l’arrière du paquebot à bord duquel le Tsar aux abois se carapatait en Amérique. Sous le coup du dépit, il voulut acheter un passage sur le prochain bateau en partance. Arrêter l’émigrant à New York eût été un jeu d’enfant : il lui suffisait de télégraphier à l’agence Pinkerton pour que le visiteur fût accueilli au débarcadère et qu’on ne le lâchât plus des yeux jusqu’à son arrivée.

Mais l’ardeur qui avait animé Eraste Pétrovitch durant tous ces derniers jours commençait à se dissiper. Le jeu n’en valait pas la chandelle. La demande d’extradition traînerait durant de longs mois, l’issue en était incertaine. En fin de compte, le Tsar lui-même n’avait tué personne, l’exécuteur et unique témoin des faits était mort, prouver la participation du suspect à un crime commis à l’autre bout du monde serait pratiquement impossible. Et même si Tsarkov était extradé, on pouvait être sûr que personne à Moscou ne s’aventurerait à le juger. Les autorités de la ville n’avaient nul besoin d’un procès scandaleux accompagné d’inévitables révélations. Si Fandorine parvenait à ramener Tsarkov dans l’ancienne capitale, personne ne s’en réjouirait.

Eraste Pétrovitch revenait l’esprit rafraîchi par ces quelques jours de course-poursuite, et quarante-huit heures passées dans un compartiment l’aidèrent à mettre de l’ordre dans ses pensées et ses sentiments. Il semblait qu’il fût prêt à présent à revenir à une vie où raison et dignité occupaient la première place.

C’était une profonde erreur que de croire qu’un homme intelligent pût l’être en toute chose. Il était intelligent dans les matières qui réclamaient de l’esprit, mais dans les sujets touchant au cśur il était infiniment stupide. Eraste Pétrovitch avait reconnu sa sottise, il s’était couvert la tête de cendres, et avait la ferme intention de se corriger.

Qu’étaient, au fond, l’intelligence et la sottise ? La même chose que la maturité et l’infantilisme. Dans cette histoire absurde, il s’était constamment conduit comme un enfant. Or il fallait se comporter en adulte. Restaurer des relations normales avec Massa. Cesser de bouder Elisa, qui n’y était pour rien. Elle était ce qu’elle était, une femme hors du commun, une grande actrice, et si elle ne l’aimait pas, personne n’y pouvait rien changer. Le cśur, comme on dit, ne se commande pas. Et au reste, le cśur d’une actrice sait-il seulement aimer ? D’une manière ou d’une autre, Elisa méritait d’être traitée avec respect et cohérence. Sans regards puérils jetés à la dérobée, sans vexations idiotes, sans jalousie à laquelle il n’avait aucun droit.

Au sortir de la gare Alexandre, il s’en fut directement au théâtre, où devait justement se dérouler une répétition. Fandorine savait par les journaux que durant son absence les Deux Comètes avaient été jouées deux fois, et remportaient un triomphe. On louait énormément le talent de Mme Altaïrskaïa-Lointaine, on manifestait un même enthousiasme pour son partenaire, partout désigné comme « l’authentique Japonais M. Gazonov ». Les critiques notaient avec satisfaction que le prix des places était devenu plus abordable, depuis que la valeureuse police moscovite avait enfin réussi à démanteler le réseau des spéculateurs de théâtre. L’astucieux Noé Stern avait repoussé de deux semaines la représentation suivante de sa « pièce orientale » – à l’évidence pour entretenir l’effervescence autour du spectacle.

Eraste Pétrovitch gravit l’escalier menant à la salle de spectacle, l’âme tout à fait en repos. Cependant une surprise l’attendait au foyer : Elisa s’y trouvait, qui faisait les cent pas. A la vue de sa svelte silhouette, la taille prise dans une large ceinture, son cśur se serra, mais un bref instant seulement, ce qui était bon signe.

— Bonjour, dit-il avec douceur. Pourquoi n’êtes-vous pas à la répétition ?

Les joues de la jeune femme se colorèrent de rose.

— Vous… ? Vous avez été absent si longtemps !

— J’ai voyagé en Europe, pour affaires.

Il pouvait être content de lui : voix posée et amicale, sourire bienveillant, aucun bégaiement. Elisa paraissait beaucoup plus émue que lui.

— Oui, Massa m’a dit que vous lui aviez laissé une lettre et que vous étiez parti… Et vous avez écrit aussi à Novimski. Pourquoi à lui, au juste ? C’est étrange…

Elle disait une chose, mais semblait en penser une autre. Elle le regardait comme si elle voulait lui parler d’un sujet précis, sans pouvoir s’y décider.

Des cris leur parvinrent de la salle. Eraste Pétrovitch reconnut la voix du metteur en scène.

— Pourquoi Noé Noévitch pousse-t-il des jurons ? demanda Fandorine avec un léger sourire. Auriez-vous commis une faute, pour qu’il vous ait flanquée à la porte ?

Il avait fait mine de ne pas remarquer son trouble. Il ne souhaitait pas se laisser prendre à ces ruses de comédien. Sans doute Elisa, avec son instinct tout féminin, avait-elle senti qu’il avait changé et réussi à se dépêtrer de sa toile, et à présent cherchait-elle à l’attirer de nouveau dans son monde mouvant et incertain. Telle était la nature de l’artiste : elle ne pouvait s’accommoder de la perte d’un admirateur.

Mais Elisa adopta le même ton badin :

— Non, je suis sortie de mon propre chef. Un nouvel incident s’est produit chez nous. Quelqu’un a encore écrit dans les Tables de la loi à propos de bénéfice.

Fandorine ne comprit pas tout de suite de quoi il était question. Puis il lui souvint qu’au moment où il avait fait connaissance avec la troupe, au début du mois de septembre, une mystérieuse inscription était apparue dans le livre sacré : avant on ne savait quelle représentation à bénéfice ne restait plus que tant d’unités. Stern s’était alors indigné de ce qu’il qualifiait de « sacrilège ».

— La même plaisanterie répétée d-deux fois ? C’est idiot.

Je recommence à bégayer, songea-t-il. Peu importe. C’est signe que la tension retombe.

— Non pas deux mais trois.

Les yeux d’Elisa, comme à l’habitude, étaient posés sur lui et en même temps semblaient regarder ailleurs.

— Il y a un mois quelqu’un avait déjà laissé un autre message semblable. La première fois, il parlait de huit unités, la deuxième, c’était sept, et aujourd’hui, on ne sait pourquoi, cinq. Il faut croire que notre plaisantin s’embrouille dans ses comptes…

Et de nouveau Fandorine eut le sentiment qu’elle pensait à autre chose que ce dont elle l’entretenait.

— Ce serait la troisième fois ?

Il se rembrunit.

— Pour une plaisanterie, même stupide, c’est un p-peu trop. Je vais demander à Noé Noévitch de me montrer les Tables.

— Au fait, vous savez ? dit soudain Elisa. On m’a fait une proposition.

— Laquelle ? demanda-t-il, bien qu’il l’eût tout de suite deviné.

Ah, ce cśur, ce cśur ! Il pensait avoir mis les choses au point avec lui, et il le trahissait malgré tout, battant tout à coup la chamade.

— Une demande en mariage.

Il se força à sourire.

— Et qui est le téméraire ?

Tu as tort d’ironiser, tes propos sont blessants !

— Andreï Gordéiévitch Aguilev.

— A-ah ! Eh bien, que dire ? L’homme est sérieux. Et jeune.

Pourquoi ai-je dit « jeune » ? J’ai l’air de me plaindre d’être trop vieux !

Ainsi, voilà ce qu’elle brûlait de lui dire. Aurait-elle l’intention de lui demander conseil ? Alors là, non, serviteur, madame !

— C’est un beau parti. Acceptez.

Cette phrase-là en revanche sonnait bien.

Le visage de la jeune femme se fit si malheureux qu’Eraste Pétrovitch se sentit honteux. Il avait encore réagi malgré tout comme un gamin. Un adulte eût procuré satisfaction à la dame : il eût feint la jalousie, tout en restant intérieurement imperturbable.

L’actrice et le millionnaire – c’était le couple idéal. Le talent et l’argent, la beauté et l’énergie, le sentiment et le calcul, la fleur et la pierre, la glace et la flamme. Aguilev ferait d’elle une « star » nationale, sinon internationale, et elle, par reconnaissance, transformerait la vie arithmétique de l’entrepreneur en une fête illuminée de feux d’artifice.

Il bouillait intérieurement.

— P-pardonnez-moi, mais il est temps pour moi.

— Vous repartez ? Vous n’entrez pas dans la salle ?

— J’ai une affaire à régler. Je l’avais totalement oubliée. Je repasserai demain, dit-il d’une voix hachée.

Il convient de travailler encore sur soi. Self-control, sang-froid, discipline. Et c’est très bien qu’elle se marie. Conseil et amour. Maintenant, au moins, tout est vraiment fini, murmurait Fandorine en descendant l’escalier. Mais au fait, qu’étais-je venu faire ?

Ses idées s’embrouillaient.

Tant pis, plus tard. Tout le reste, plus tard.

QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

Quelle gourde !

« C’est un beau parti. Acceptez ! » Avec quelle indifférence il avait prononcé ces mots !

Quelle gourde ! Elle attendait depuis tant de jours cette conversation, s’imaginant toutes sortes de scènes mélodramatiques. Elle lui annonçait son mariage à venir, il devenait d’une pâleur de mort, puis se lançait dans un discours passionné et brûlant. Elle lui répondait : « Mon chéri, mon infiniment aimé, si seulement vous saviez… », et elle s’arrêtait là, ménageant un silence. Après quoi, un tremblement des lèvres, une larme au bord des cils, de la douleur dans les yeux et un sourire sur la bouche. Elisa s’était même regardée dans une glace, pour voir l’effet produit. Le résultat était impressionnant. La part artiste de son âme avait retenu l’expression du visage pour une utilisation future. Mais la douleur était vraie, et les larmes d’autant plus.

Mon Dieu, mon Dieu, comme il avait été absent longtemps ! Elle s’était inventé cet amour, qui n’avait jamais existé. Quand un homme aime, il est impossible qu’il ne sente pas qu’on a désespérément, follement besoin de lui. Peu importe ce qu’on a pu dire, ou la manière dont on s’est comporté. Les mots, ce ne sont jamais que des mots, et les actes sont souvent impulsifs.

Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication. Il ne l’aimait pas et ne l’avait jamais aimée. C’était d’un trivial ! Pour parler comme Sima, « les hommes ne veulent qu’une chose de nous, les femmes ». Cette chose, M. Fandorine l’avait obtenue, il avait satisfait sa vanité de mâle, ajouté à son tableau de chasse donjuanesque une actrice célèbre, et n’avait besoin de rien de plus. Il était naturel qu’il eût accueilli avec soulagement la nouvelle de son prochain mariage.

Elle avait été stupide d’attendre son retour, comme si cela eût pu changer quoi que ce fût. Il suffisait de se rappeler comment Eraste s’était conduit ce soir de cauchemar où Limbach était mort. Pas une parole de sympathie, pas une caresse amicale, rien. Quelques questions bizarres, posées d’un ton froid et hostile. Et ensuite, avant la répétition… Elle était toute pleine de tendresse, prête à s’ouvrir à lui, et il ne s’était même pas approché.

Sans nul doute, comme beaucoup d’autres, il la réprouvait. Il devait penser qu’à force de coquetterie elle avait mené à la folie le pauvre jeune homme, qui pour finir s’était donné la mort.

Le plus atroce était qu’il lui était impossible de raconter la vérité. A personne. Et encore moins à l’homme dont l’opinion et l’intérêt lui étaient plus nécessaires que tout…

Le quatrième coup porté par Gengis Khan avait été le plus cruel.

Elisa n’avait pas vu l’entrepreneur de théâtre Fourchtatski ni le ténor Astralov mourir sous ses yeux. Si elle était bien entrée dans la loge où gisait le cadavre d’Emraldov, elle ne savait pas encore à ce moment qu’il avait été empoisonné. Cette fois-ci en revanche, la mort, violente, brutale, s’était présentée à elle dans toute sa sanglante ignominie, dans toute sa soudaine férocité. Quel spectacle ! Et l’odeur, l’odeur animale et écśurante de la vie s’écoulant des entrailles ! Tout cela ne s’oublie pas.

Avec quel sadisme le khan avait choisi son moment ! Comme si Satan lui-même lui avait soufflé quand il la prendrait le plus au dépourvu, toute à la joie d’exister, le cśur en fête, ouverte au monde entier.

Une première, c’est un jour très particulier. Quand le spectacle est réussi, que vous avez bien joué, que le public vous a appartenu tout entier, sans réserve… rien ne se peut comparer à ça, aucun plaisir d’aucune sorte. Se sentir la plus aimée, la plus désirée !… Ce soir-là Elisa, pareille à son héroïne japonaise, se sentait comme une comète volant à travers ciel.

Elle vivait son rôle, mais en même temps sa vue et son ouïe avaient leur existence propre, et continuaient d’épier le public. Elisa voyait tout, et même ce qu’il est impossible de voir : les ondes irisées d’empathie et d’émerveillement qui oscillaient au-dessus des rangées de fauteuils. Elle avait aperçu également Eraste, installé dans la loge des visiteurs importants. Tant qu’Elisa était sur scène, il gardait presque constamment les yeux collés à ses jumelles, et elle en éprouvait une excitation encore plus grande. Elle voulait être belle pour tous, mais pour lui plus encore que pour tout autre. En ces instants-là, Elisa se sentait comme une magicienne jetant sur la salle d’invisibles sortilèges – et c’est bien ce qu’elle était.

Elle repéra aussi ses admirateurs habituels. Certains étaient venus spécialement de Saint-Pétersbourg pour assister à la première. Mais Limbach n’était pas là. Le fait lui parut étrange. Sans doute avait-il écopé encore une fois des arrêts de rigueur. Comme c’était ennuyeux ! Elle était certaine que le sous-lieutenant serait venu ce jour-là la féliciter, et c’était l’occasion de lui fixer un rendez-vous. Pas pour des sottises, mais pour avoir avec lui une conversation sérieuse. S’il était un paladin et un chevalier, qu’il débarrasse la dame de son cśur du dragon qui la tourmentait, du monstre maudit !

Le monstre, bien entendu, se trouvait lui aussi dans la salle. Il était arrivé exprès en retard pour attirer l’attention sur lui. Le khan Altaïrski était entré durant la scène où elle dansait, et s’était campé ostensiblement sur le seuil, sa silhouette carrée, nettement dessinée, lui donnant une allure de Méphistophélès. Dans la lueur rougeâtre de la veilleuse allumée au-dessus de la porte, sa calvitie luisait, nimbée de pourpre, comme la tête du diable. Le règlement de l’Arche de Noé voulait qu’on ne laissât entrer personne une fois le spectacle commencé, aussi le terrible individu n’eut-il guère le loisir de plastronner longtemps. Un ouvreur accourut, qui demanda au retardataire de sortir. Elisa vit là un bon présage : rien ne viendrait assombrir cette première. Mon Dieu, comme elle se trompait…

Après la représentation, durant le banquet, elle s’octroya une faveur : elle étreignit Eraste, lui donna un baiser et, l’appelant « mon chéri », lui demanda à voix basse pardon pour ce qui s’était passé. Il n’avait certes rien répondu, mais à cet instant-là il l’aimait – Elisa l’avait senti ! Tous l’aimaient ! Quant au discours inspiré qu’elle avait prononcé à l’improviste, évoquant le mystère du théâtre, il avait remporté un incroyable succès. Faire impression sur ses propres confrères comédiens (et plus encore ses consśurs), c’est quelque chose qui compte !

Quand Aguilev lui avait demandé de sortir « pour l’entretenir d’un sujet important », elle avait compris sur-le-champ qu’il voulait parler d’une déclaration d’amour. Et elle l’avait suivi. Parce qu’elle voulait entendre comment il s’y prendrait, lui si intelligent, si pondéré, devant qui Stern lui-même frétillait comme un toutou. Il lui avait offert une rose, un objet compliqué, résultat d’une manipulation technique. Drôle d’homme !

Andreï Gordéiévitch l’avait étonnée. Il n’avait point du tout parlé de sentiments.

— Epousez-moi, lui assena-t-il, la porte à peine franchie. Vous ne le regretterez pas.

Et de la fixer de ses yeux qui ne souriaient jamais, avec l’air de dire : « A quoi bon gaspiller des mots, la question est posée, j’attends une réponse. »

Mais, bien entendu, elle ne le laissa pas s’en tirer si facilement.

— Vous êtes tombé amoureux de moi ?

Elle marqua une ombre de sourire à la commissure de ses lèvres, et haussa les sourcils, très légèrement. Comme si elle était sur le point de pouffer de rire.

— Vous ? Comme dirait Stanislavski, « je n’y crois pas » !

Aguilev entreprit de fournir des détails, comme s’il se fût trouvé à un conseil de direction ou d’administration :

— A dire vrai, j’ignore ce qu’on a à l’esprit quand on parle d’amour. Il est probable que chacun entend cette notion à sa manière. Mais vous faites bien de poser la question. L’honnêteté est une condition sine qua non à cette longue et féconde collaboration qu’on nomme « mariage ».

Il s’épongea le front d’un mouchoir. A l’évidence, partager ses sentiments était un exercice bien difficile pour le millionnaire.

— J’aime par-dessus tout l’affaire à laquelle je me consacre. Je donnerais ma vie pour elle. Vous m’êtes nécessaire, en tant que femme, et en tant que grande actrice. A nous deux, nous renverserons des montagnes. Donnerais-je ma vie pour vous ? Sans aucun doute. Vous aimerais-je encore si vous cessiez de présenter un intérêt pour mon affaire ? Je ne sais pas. Je vous le dis en toute honnêteté, car sans honnêteté…

— Vous l’avez déjà expliqué, glissa Elisa en s’appliquant de toutes ses forces à ne pas éclater de rire. Quand vous avez donné la formule du mariage.

Ils longeaient le couloir de l’étage des artistes, et n’étaient plus qu’à quelques pas de sa loge.

— Je ne vous offre pas seulement ma personne.

Aguilev la prit par le bras et s’arrêta.

— C’est le monde entier que je déposerai à vos pieds. Il sera tout à nous, à moi comme à vous. Il s’emploiera à vous aimer, et moi, je m’emploierai à le traire.

Elle crut avoir mal entendu.

— Comment cela, « le traire » ?

— Comme une vache, en pressant les pis. Et nous boirons le lait ensemble.

Ils reprirent leur chemin. L’humeur d’Elisa s’était soudain modifiée. Elle n’avait plus le cśur à rire, ni à se moquer d’Aguilev.

Et si c’était Dieu qui me l’envoyait ? songeait-elle. Pour me sauver d’un terrible péché. Car je m’apprête finalement, par peur et par égoïsme, à risquer la vie d’un gamin amoureux. Andreï Gordéiévitch n’est pas un blanc-bec. Il saura défendre sa promise.

Elle tourna la poignée de la porte et s’étonna que la pièce fût close.

— L’homme de ménage a dû fermer. Je vais prendre la clef au tableau.

Le millionnaire attendait sa réponse, patiemment, avec un calme, eût-on dit, parfait.

— Il y a une difficulté, dit Elisa, sans lever les yeux, quand elle fut de retour. Officiellement, je suis déjà mariée.

— Je sais, on m’en a fait état. Votre mari, le khan Altaïrski, capitaine de la garde à la retraite, refuse de vous accorder le divorce.

Aguilev haussa une épaule.

— C’est un problème, mais tout problème possède une solution. Un problème très difficile peut avoir une solution très coûteuse, mais il s’en trouve toujours une.

— Vous pensez vous en tirer avec lui en l’achetant ?

Mais en fait ? Gengis Khan est habitué à vivre sur un grand pied, il aime le luxe… Non, il refusera. La haine, chez lui, l’emporte sur la cupidité…

— Vous n’obtiendrez rien, prononça-t-elle tout haut.

— Cela ne se peut pas, répondit-il avec assurance. J’obtiens toujours quelque chose. Et d’ordinaire précisément ce que je cherche à avoir.

Elisa se rappela les rumeurs qui circulaient dans la troupe : sur les moyens énergiques et impitoyables que ce fils de marchand mettait en śuvre pour atteindre à une immense richesse. A coup sûr, il en avait vu de toutes les couleurs déjà, et devait avoir surmonté quantité d’obstacles et de dangers. Un homme solide ! Qui n’irait pas lancer des paroles en l’air. Voilà à qui, sans doute, il serait possible de révéler la vérité sur Gengis Khan…

— Je m’occuperai de la question de votre liberté juridique sitôt que j’en aurai reçu le droit, à titre de fiancé.

Il lui prit à nouveau la main, et la regarda comme s’il hésitait à la porter à ses lèvres. Il ne la baisa pas cependant, et se contenta de la serrer.

— Je dois réfléchir à tout cela… Comme il convient, dit-elle d’une voix faible.

— Naturellement. Toute décision importante a besoin d’être pesée et repesée. Trois semaines vous suffisent-elles pour cette réflexion ?

Il avait lâché sa main, comme un objet qu’il n’eût pas été encore en droit de posséder.

— Pourquoi trois semaines exactement ?

— Vingt et un jours. Ce nombre me porte chance.

Pour la première fois depuis qu’Elisa le connaissait, Andreï Gordéiévitch sourit. Elle n’en fut pas moins frappée que si le soleil eût soudain paru dans le ciel au beau milieu d’une nuit profonde.

A cet instant seulement, elle sentit son cśur tressaillir.

Ce n’était pas un arithmomètre ! C’était un être vivant ! Il faudrait l’aimer. Et s’il lui venait l’envie d’avoir des enfants ? Après tout, cette « féconde collaboration que l’on nomme mariage » était en effet susceptible de porter des fruits. Les millionnaires désirent toujours avoir des héritiers.

— Bien. Je vais y penser.

Elisa tourna la clef, ouvrit la porte, et aussitôt une odeur de mort lui sauta aux narines. Elle poussa un cri et ferma très fort les yeux, mais ils avaient eu le temps de percevoir le message sanglant que lui adressait le monstre. Il disait : « Tu es mienne. Quiconque osera s’approcher de toi périra d’une mort atroce. »

Personne, à part elle, ne comprit ni ne pouvait comprendre ce qui s’était passé en réalité. Gengis Khan, comme à son habitude, avait tout manigancé avec une ingéniosité diabolique. Tout le monde autour d’elle s’exclamait, parlait de suicide et plaignait le pauvre garçon dont l’amour avait égaré l’esprit. Elle avait droit à des paroles de compassion, mais qui, pour la plupart, sonnaient faux, tandis qu’on la dévisageait avidement comme si elle avait quelque chose de changé. Noé Noévitch, lui aussi passablement horrifié, lui avait soufflé à l’oreille : « Eh bien, Elisa, je te félicite. Le suicide d’un admirateur, c’est bien le plus haut compliment que puisse recevoir une actrice. A la prochaine représentation, les places seront prises d’assaut. » Il y a quelque chose d’effrayant tout de même chez un homme à ce point possédé par le théâtre.

Elle était assise au foyer, attendant d’être appelée par l’enquêteur. Sima lui donnait des gouttes, Vassia l’enveloppait d’un châle. En apparence, Elisa se comportait comme le réclamaient la situation et sa nature de comédienne : elle sanglotait de manière modérément disgracieuse, tremblait des épaules, se tordait les mains, appuyait sur ses tempes, etc. Mais ses pensées étaient celles d’une femme et non d’une actrice. A dire vrai, elle n’en ressassait qu’une seule, obsédante : Tu n’as pas le choix, tu dois épouser cet homme que tu n’aimes pas. S’il était quelqu’un au monde en mesure de la sauver de ce suppôt du diable, c’était bien Aguilev, avec ses millions, son assurance, son énergie.

Avec quelle tristesse elle avait regardé Eraste, tandis qu’il lui posait ses questions, s’employant à débrouiller un mystère dont elle était la seule à connaître la clef. Fandorine était magnifique. Lui seul avait conservé son sang-froid, quand tous les autres criaient et couraient en tous sens. Tous, d’instinct, s’étaient mis à lui obéir. Comment en eût-il été autrement ? Il y avait chez lui une telle autorité naturelle ! Celle-ci avait toujours été perceptible, mais elle s’était particulièrement révélée en cet instant de crise. Ah ! si seulement, comme Aguilev, il avait eu du pouvoir et de l’influence ! Mais Eraste était juste un « voyageur », un solitaire. Il n’aurait su avoir raison de Gengis Khan. En tout cas, pour rien au monde elle ne se fût résolue à mettre la vie de Fandorine en danger. Qu’il vive, qu’il écrive des pièces. Se marier avec Andreï Gordéiévitch, c’était le moyen non seulement de se sauver, mais de sauver aussi Eraste ! Si le khan, avec son omniscience diabolique, avait vent d’une liaison entre elle et le dramaturge, c’en était fini de celui-ci. Elle devait se tenir à distance de Fandorine, même si elle n’avait qu’une seule envie : coller son visage contre sa poitrine, se cramponner à lui, se cramponner de toutes ses forces, et ne plus penser à ce qui pouvait advenir.

Ce désir coupable devint presque intolérable à la suite d’une longue conversation avec le Japonais.

Un soir, après la répétition (c’était le 17 octobre, un lundi), elle avait demandé à Massa de la raccompagner à l’hôtel. Elle n’avait pas envie de rentrer en auto, car le temps était splendide, bien qu’on fût en automne, mais elle redoutait de se promener seule : elle croyait voir surgir l’ombre de Gengis Khan à chaque coin de rue. Elle était effrayée également à l’idée de passer la soirée dans une chambre vide, et la nuit sans pouvoir dormir. Et puis elle avait envie aussi de parler un peu de lui.

La conversation entamée en chemin se prolongea après le dîner à la Mansarde, puis dans le hall de l’hôtel. Elisa n’invita pas son partenaire à monter dans sa chambre, afin que Gengis Khan, s’il la surveillait, ne conçût pas de soupçons jaloux. Elle n’avait pas le droit d’exposer la vie du bon « Mikhaïl Erastovitch ». Elle l’appréciait beaucoup, et même de plus en plus. Son sympathique accent, un peu zézayant eût-on dit, ne lui semblait pas ridicule – au bout de cinq minutes, elle cessait de remarquer que Massa prononçait de travers certains sons de la langue russe. Mais le Japonais s’était révélé non seulement un comédien de talent, mais aussi un homme extrêmement agréable. Eraste avait beaucoup de chance de l’avoir pour ami.

Ah ! combien de choses nouvelles et importantes Elisa avait apprises grâce à lui, concernant son bien-aimé ! Elle n’avait même pas vu la nuit s’écouler. Après le restaurant, ils étaient arrivés au Louvre à minuit passé, s’étaient installés dans des fauteuils confortables, avaient commandé du thé (et des vatrouchki pour Massa) puis avaient parlé, parlé. Quand ils avaient regardé autour d’eux, le jour était déjà levé. Elle était montée à sa chambre, avait fait un brin de toilette, changé de vêtements, après quoi ils avaient pris ensemble leur petit déjeuner au buffet de l’hôtel, et l’heure était venue de retourner à la répétition.

Jamais Elisa n’avait encore parlé à personne avec tant de franchise et de confiance. Qui plus est, de sujets qui la tourmentaient plus que tout. Quel plaisir de converser avec un homme qui ne vous regardait pas avec concupiscence, ne cherchait pas à se mettre en avant ni à impressionner. Vassia Innokentov n’appartenait pas, lui non plus, à la race des coureurs de jupons, mais à celle des amis, cependant sa conversation n’était guère des plus passionnantes. Il ne soutenait pas la comparaison avec le Japonais, dont il n’avait ni l’intelligence, ni l’expérience de la vie, ni la finesse d’observation.

La nuit avait filé sans qu’ils y prissent garde, parce qu’ils avaient parlé d’amour.

Massa s’était abandonné à de longues confidences sur son « maître » (c’est ainsi qu’il nommait son père adoptif), montrant combien celui-ci était noble, talentueux, intrépide et plein d’esprit.

— Il vous aime, avait dit le Japonais, et cela le met à la torture. La seule chose qu’il redoute au monde, c’est l’amour. Parce que celles qu’il a aimées ont péri. Et il se sent coupable de leur mort.

En cet endroit Elisa avait tressailli. Comme cette situation ressemblait à la sienne !

Elle avait alors posé des questions.

Massa répondit qu’il n’avait jamais vu la première femme qu’avait aimée et perdue son « maître ». C’était il y avait très longtemps. Mais il avait connu la seconde. C’était une histoire très, très triste, qu’il ne voulait pas se rappeler, parce que alors il pleurerait.

Cependant il l’avait racontée malgré tout : un récit exotique et surprenant, dans l’esprit de la pièce des Deux Comètes. Il se mit à pleurer bel et bien, et Elisa pleura elle aussi. Pauvre Eraste Pétrovitch ! Comme le destin avait été cruel avec lui !

— Ne jouez pas avec lui aux jeux auxquels se livrent si souvent les femmes, lui dit Massa. Il ne s’y prête pas. Je comprends bien que vous êtes une comédienne. Vous ne pouvez faire autrement. Mais si vous n’êtes pas sincère avec lui, vous le perdrez. Pour toujours. Ce serait très triste pour lui et, je pense, pour vous. Car des hommes comme mon maître, vous n’en rencontrerez nulle part ailleurs, même si vous deviez vivre cent ans encore et, durant ces cent ans, garder votre beauté.

A ce moment, elle se sentit très mal. Elle éclata en sanglots, sans se soucier du spectacle qu’elle offrait.

— Maintenant vous ne ressemblez pas à une actrice, observa le Japonais en lui tendant un mouchoir. Mouchez-vous, autrement vous aurez le nez tout boursouflé.

— Comment ? nasilla Elisa, qui n’avait pas compris le mot « bouloussoufolé ».

— Tout rouge. Comme une prune. Mouchez-vous, allez ! Voilà, comme ça, très bien… Vous allez aimer mon maître ? Vous lui direz demain que votre cśur n’appartient qu’à lui ?

Elle secoua la tête et de nouveau fondit en larmes.

— Pour rien au monde !

— Pourquoi ?!

— Parce que je l’aime. Parce que je ne veux pas…

« Causer sa perte », voulait dire Elisa.

Massa réfléchit un long moment. Puis enfin il déclara :

— Je pensais bien connaître le cśur des femmes. Mais vous m’avez surpris. « J’aime », mais « je ne veux pas » ? Vous êtes très singulière, Elisa-san. C’est sans aucun doute pour cette raison, d’ailleurs, que le maître est tombé amoureux de vous.

Il passa encore de longues minutes à essayer de la convaincre de ne pas s’obstiner. Cependant plus le Japonais déployait d’éloquence pour peindre les qualités d’Eraste Pétrovitch, plus Elisa se sentait résolue à préserver celui-ci du malheur. Néanmoins, tout ce discours était bien agréable à entendre.

Au matin, quand elle avait croisé Fandorine à la répétition, si blessé dans son orgueil, elle avait eu peur de ne pas réussir à se contrôler. Elle avait même adressé une prière au Tout-Puissant, pour qu’Il l’aidât à surmonter la tentation.

Et Dieu l’avait entendue. Le lendemain, Eraste avait disparu. Parti en voyage.

De ce jour, elle avait poursuivi avec lui en pensée une interminable conversation, se préparant sans cesse à le revoir. Et voilà, ils s’étaient revus…

Elle aussi, bien sûr, pouvait se vanter ! Toutes les phrases qu’elle tenait en réserve s’étaient évaporées de son esprit. « Vous savez, on m’a fait une proposition. » Elle avait gaffé d’entrée de jeu – elle-même avait été effrayée du timbre insouciant de sa voix.

Il n’avait même pas haussé un sourcil. « A-ah ! Eh bien, que dire ? »

Les Japonais, par conséquent, pouvaient se tromper, eux aussi. En définitive, Massa ne connaissait pas son « maître » si bien que ça.

Ou bien il y avait eu de l’amour entre eux, mais cet amour était mort. Ce sont des choses qui arrivent également. Autant qu’on veut.

Au quotidien

Au bout du compte, tout l’élan de chaleur et de sincérité que son désarroi et son soudain mutisme l’avaient empêchée de manifester à Fandorine échut à une tierce personne, certes fort brave mais de piètre importance : Vassia Innokentov. Il était un ami sûr et fidèle, il était bon et réconfortant parfois de pleurer sur son épaule, mais elle eût connu le même résultat en enfouissant son visage dans le pelage de son chien, pour peu qu’elle eût possédé un tel animal.

Vassia sortit de la salle de spectacle une minute après qu’Eraste eut tourné les talons et s’en fut allé. Elisa affichait un air malheureux, ses yeux étaient pleins de larmes. Innokentov se précipita bien entendu vers elle : que se passait-il ? Alors elle lui raconta tout, pour se soulager le cśur.

Enfin non, pas tout, évidemment. Elle se garda bien de parler de Gengis Khan. Mais elle dévoila son drame amoureux.

Elle entraîna Vassia dans sa loge, afin que personne ne vînt les déranger. Elle couvrit son visage de ses mains et à travers ses larmes se mit à parler, en un débit incohérent, toutes digues rompues. Elle aimait un homme, mais elle devait en épouser un autre ; elle n’avait pas d’autre choix, ou plutôt si, mais il était atroce : traîner une existence de cauchemar, pire que la mort, ou bien se livrer à un être avec lequel il lui répugnait de vivre.

Stern, pendant ce temps, travaillait sur scène avec Gazonov le numéro de funambulisme. Massa manquait de grâce. Un héros romantique se doit d’observer une certaine sévérité jusque dans la gesticulation, or le Japonais écartait trop les genoux et les coudes. Les autres acteurs, profitant de l’interruption, s’étaient dispersés chacun dans son coin.

Innokentov l’écoutait, bouleversé, en lui caressant prudemment les cheveux, mais était incapable de saisir l’essentiel.

— De qui parles-tu, Lisonka ? lui demanda-t-il enfin, n’y tenant plus.

Vassia était le seul à l’appeler ainsi : ils se connaissaient depuis le conservatoire. Son visage perplexe respirait la bonté.

— Mais de Fandorine, de qui d’autre ?

Comme si on pouvait aimer un autre homme que lui ! Elle fondit en larmes.

Vassia fronça le sourcil.

— Il a demandé ta main ? Mais pourquoi serais-tu contrainte de l’épouser ? Il est vieux, il a les cheveux tout blancs !

— Imbécile !

Elisa s’était redressée, furieuse.

— C’est toi qui es vieux, et défraîchi ! A trente ans, tu en parais quarante ! Alors que lui… lui…

Et du moment qu’elle commença de parler d’Eraste Pétrovitch, il lui fut impossible de s’arrêter. Vassia ne s’offusqua pas d’être traité de « défraîchi », il n’était pas du genre susceptible, et il y avait en outre belle lurette qu’il pardonnait n’importe quoi à Elisa. Il l’écouta, soupirant, compatissant.

— Si je comprends bien, tu es amoureuse du dramaturge. Mais alors, qui t’a demandée en mariage ? s’enquit-il.

Quand elle lui eut répondu, il émit un sifflement :

— Houla ! C’est bien vrai ? Tu parles d’une histoire !

Tout deux se tournèrent vers la porte qui venait de s’entrebâiller. Le théâtre était constamment traversé de courants d’air.

— Je n’ai pas encore accepté ! Il me reste quatre jours pour réfléchir. Jusqu’à samedi.

— C’est à toi de voir, bien sûr… De décider. Mais tu le sais aussi bien que moi, beaucoup de femmes, surtout des actrices, savent accommoder leur vie d’une manière ou d’une autre. Un mari, c’est une chose, l’amour, c’en est une autre. Toujours la même vieille blague. Alors ne te fais pas tant de mouron, va. Aguilev est riche à millions, il ira loin. Tu seras la patronne du théâtre. Plus haut que Stern !

Oui, Vassia était un véritable ami. Il ne voulait que son bien. Au cours des derniers jours (à quoi bon le cacher) Elisa avait également considéré cette possibilité : donner sa main à Andreï Gordéiévitch, mais réserver son cśur à Eraste Pétrovitch. Mais quelque chose lui soufflait que ni l’un ni l’autre n’accepterait pareil arrangement. C’étaient des hommes trop sérieux, tous les deux.

— Eh ! qui nous écoute là en douce ? s’écria Vassia d’une voix courroucée. Ce n’est pas un courant d’air, je viens de voir une ombre !

La porte bougea légèrement, on entendit des pas : quelqu’un s’éloignait précipitamment sur la pointe des pieds.

Le temps qu’Innokentov se glissât par l’étroit passage entre les fauteuils, le curieux avait réussi à s’éclipser.

— Qui cela pouvait-il être ? demanda Elisa.

— N’importe qui ! Ce n’est pas une troupe de théâtre, c’est un vrai panier de crabes ! Tel prêtre, telle paroisse ! La théorie de la fracture et du scandale prônée par Stern en pleine action ! Eh bien, bravo, maintenant tout le monde va savoir que dans quatre jours tu épouses pareil personnage !

Si l’excellent Vassia paraissait pour de bon affecté, Elisa, pour sa part, ne l’était guère. Les gens seraient au courant – eh bien, tant mieux ! Il en eût été autrement si elle se fût vantée elle-même de l’événement, mais là la fuite n’était pas de son ressort. Qu’ils enflent et éclatent de jalousie. Quant à elle, elle avait encore le temps de décider si elle épouserait « pareil personnage » ou pas.

Toutefois, il demeura difficile de savoir si le mystérieux espion avait ou non bavardé auprès des autres. Personne ne vint parler ouvertement d’Aguilev avec Elisa. Quant aux regards en biais, chargés de dépit, elle en avait toujours eu son lot. La position de jeune première est celle d’un buisson de roses hérissé d’épines acérées, et pour ce qui est des complots et des intrigues, une troupe de théâtre en remontrerait au harem du padischah.

Et malgré tout ledit buisson était de roses. Parfumé, splendide. N’importe quelle entrée sur scène, même lors d’une répétition, apportait un oubli délicieux, qui vous arrachait d’un coup à la peur et aux ténèbres de la vie réelle. Et que dire du spectacle ! C’était tout bonnement un pur bonheur. Les deux représentations données après la première avaient été de magnifiques succès. Tout le monde jouait avec plaisir. La pièce offrait la possibilité à chaque comédien de tenir pour un temps la salle, sans partager avec personne. Et puis, du fait de la disparition soudaine des revendeurs à la sauvette, la composition du public avait sensiblement changé. A l’orchestre, on voyait moins d’éclats de bijoux, moins de scintillements de faux cols empesés. De nouveaux visages s’y montraient, pleins de fraîcheur et de vivacité, pleins de jeunesse surtout, le degré d’émotion s’en trouvait accru. La salle réagissait plus volontiers et plus généreusement, et ce phénomène en retour électrisait les acteurs. Autre fait essentiel : les spectateurs n’affichaient plus de mines aussi avides de sensationnel et de scandale, ces deux ingrédients obligés du théâtre sternien. Jusqu’alors, les gens qui avaient payé vingt-cinq, parfois même cinquante roubles, à un revendeur clandestin pour obtenir une place dans les premiers rangs désiraient en avoir pour leur argent, et s’attendaient à voir plus qu’un simple spectacle de théâtre.

Le rôle qui était échu à Elisa était aussi enchanteur qu’il était difficile à appréhender. L’idée de la geisha – beauté incarnée et cependant non charnelle – excitait l’imagination. Quel métier enivrant : servir d’objet de désir, tout en restant inaccessible aux étreintes ! Comme c’était proche de l’existence d’une actrice, de son merveilleux et triste destin !

Quand Elisa, qui ne s’appelait encore que Lisa, était passée de la classe de danse du conservatoire à celle de théâtre, un sage et vieux professeur (père noble des théâtres impériaux) lui avait dit : « Fillette, la scène te comblera de cadeaux, mais te laissera nue. Sache que tu n’auras jamais ni vraie famille ni vrai amour. » Elle avait répondu avec insouciance : « Peu importe ! » Par la suite, il lui était arrivé de regretter son choix, mais une actrice ne peut pas revenir en arrière. Ou si elle le peut, c’est qu’elle n’est pas une actrice, mais une simple femme.

Stern, pour qui rien n’existait au monde hormis le théâtre, aimait à répéter qu’un authentique comédien était un va-nu-pieds émotionnel, et il expliquait cette affirmation, comme il le faisait pour beaucoup d’autres, au moyen d’une métaphore financière (le mercantilisme de Noé Noévitch faisait à la fois sa force et sa faiblesse). « Supposons qu’un homme ordinaire possède pour cent kopecks de sentiments, disait-il. Il en dépense cinquante pour sa famille, vingt-cinq pour son travail, et le reste pour ses amis et ses loisirs. Ces cent kopecks d’émotions diverses lui suffisent pour la vie de tous les jours. Mais un acteur, c’est autre chose ! Dans chaque rôle qu’il est amené à jouer, il investit cinq, dix kopecks, car sans cette offrande prélevée sur sa vie il est impossible d’avoir un jeu convaincant. Au cours de sa carrière, un comédien de talent peut interpréter dix, au maximum vingt rôles de première classe. Que reste-t-il pour le quotidien – la famille, les amis, les maîtresses ou les amants ? Des queues de cerises. »

Noé Noévitch avait horreur d’être contredit, aussi Elisa l’écoutait-elle exposer sa « théorie des kopecks » sans souffler mot. Mais si elle avait tenu à protester, elle aurait dit : « C’est faux, les acteurs sont des êtres particuliers, et leur structure émotionnelle est elle aussi particulière. Si l’on ne possède pas cette énergie-là, on n’a rien à faire sur scène. Admettons que j’aie au départ pour un rouble de sentiments. Quand je joue, ce rouble, je ne le dépense pas, je le mets en circulation, et chaque rôle réussi me rapporte des dividendes. Ce sont les gens ordinaires qui, entre leur naissance et leur mort, consomment leurs cent kopecks d’émotions. Moi, je vis sur les intérêts, tout en gardant mon capital intact ! Les instants vécus par les personnages que j’incarne sur scène ne sont pas décomptés de mon existence, mais s’y ajoutent au contraire ! »

Quand le spectacle était réussi, Elisa se sentait physiquement emplie d’une débordante énergie de sentiment. Cette énergie était si abondante qu’elle imprégnait toute la salle, autant dire un millier de personnes ! Mais les spectateurs, à leur tour, communiquaient à Elisa leur propre feu. Cet effet magique est bien connu de tout véritable comédien. Le défunt Emraldov, amateur de comparaisons triviales, disait qu’un acteur, indépendamment de son sexe, est toujours un homme. C’est de lui que dépend de mener la salle à l’extase, ou bien de simplement transpirer, jusqu’à se trouver à bout de forces, si bien quel’amante repart insatisfaite et s’en va chercher d’autres étreintes.

Voilà pourquoi Elisa songeait avec ennui au cinématographe, dont rêvait Andreï Gordéiévitch. Que lui importait que les spectateurs, dans des centaines ou des milliers de salles de projection, éclatent en sanglots ou bien se pâment de désir en voyant son visage sur un morceau de chiffon, si elle-même ne pouvait percevoir et ressentir cet amour ?

Aguilev pouvait bien croire qu’elle acceptait sa proposition par amour-propre, par soif de gloire internationale – elle ne s’en souciait guère. Tout ce dont elle avait besoin, c’était qu’il la débarrassât de Gengis Khan. Pour cela, elle était prête à devenir son éternelle débitrice. Un mariage, même sans amour, peut toujours se révéler harmonieux. Aguilev chérissait en elle l’actrice plus que la femme ? Eh bien, elle était justement en premier lieu une actrice.

La seconde moitié de son être, cependant, sa part féminine, battait des ailes, tel un oiseau pris dans des rets. Comme il eût été plus facile de se marier par calcul, si Fandorine n’eût pas existé ! Dans quatre jours, il lui faudrait s’enfermer volontairement dans une cage. Une cage d’or pur qui la protégerait efficacement de la bête fauve qui galopait autour. Mais cela signifiait renoncer à jamais à l’envol des deux comètes dans le ciel sans étoiles !

Si au moins elle avait su de manière certaine, sans le moindre doute, qu’Eraste avait perdu tout intérêt pour elle. Mais comment élucider cette question ? Elle ne croyait plus son partenaire, Massa. Il était excellent camarade, mais le cśur de son « maître » lui était aussi obscur qu’à elle.

Inviter Eraste à une franche conversation ? Mais ce serait comme se pendre à son cou. On sait comment se termine ce genre de scènes. Elle ne pourrait pas s’enfuir loin de lui une seconde fois. Gengis Khan aurait vent de son aventure, et il n’était pas besoin d’être devin pour prévoir ce qui arriverait ensuite… Non, non, mille fois non !

Après de longues hésitations, voici ce qu’Elisa avait résolu. Il était bien sûr hors de question de se laisser aller à une déclaration d’amour. Mais on pouvait, au cours d’un entretien à caractère neutre, tenter de deviner – à un regard, une inflexion de la voix, un geste involontaire – s’il l’aimait toujours. Elle était une actrice, après tout, son âme était à sa manière sensible à ces sortes de choses. Si elle ne ressentait pas d’attraction magnétique, alors il n’y avait pas lieu de souffrir. Mais dans le cas contraire… Quelle attitude elle adopterait alors, Elisa ne l’avait pas décidé.

Le lendemain de leur rencontre au foyer, le mercredi, quand elle arriva à la répétition, il était déjà sur place. Assis à la table du metteur en scène, il lisait les notes inscrites dans les Tables de la loi avec un air si exagérément concentré qu’Elisa devina aussitôt qu’il le faisait exprès pour éviter de la regarder. Et en son for intérieur, elle sourit. Le symptôme était encourageant.

Elle avait pris soin de préparer un sujet de conversation.

— Bonjour, Eraste Pétrovitch.

Il se leva et la salua.

— J’ai une requête à vous adresser, en tant que dramaturge. Je lis en ce moment beaucoup d’articles sur le Japon, sur les doubles suicides d’amoureux, afin de mieux comprendre mon personnage d’Izumi…

Il l’écoutait en silence, avec attention. Le magnétisme pour l’instant n’était pas clairement perceptible.

— … et je suis tombée sur un détail très intéressant. Il se trouve que les Japonais ont coutume, avant de se donner la mort, de composer un poème. Cinq lignes en tout et pour tout ! Je trouve ça si beau ! Et si ma geisha écrivait elle aussi un poème qui en quelques mots résumerait toute sa vie ?

— C’est étrange que je n’y aie pas pensé moi-même, répondit Eraste d’une voix rêveuse. A n’en pas douter, c’est bien ainsi qu’agirait une g-geisha.

— Alors écrivez-le ! Je le réciterai avant d’appuyer sur le bouton électrique.

Il réfléchit.

— Mais la pièce est déjà écrite en vers réguliers. Le poème risque de s’entendre comme un m-monologue ordinaire…

— Je sais ce qu’il faut faire. Vous n’aurez qu’à conserver la forme poétique japonaise : cinq syllabes pour le premier vers, sept pour le deuxième, cinq pour le troisième, et sept pour les deux derniers. Pour une oreille russe, cela sonnera comme de la prose, et se distinguera des hexasyllabes dont sont faits les monologues. Ainsi, dans notre pièce, les vers rempliront la fonction de la prose, et la prose, la fonction des vers.

— Excellente idée.

Une lueur d’admiration s’était allumée dans ses yeux, sans qu’on sût trop à quoi elle se rapportait : à l’idée formulée par Elisa, ou à Elisa elle-même. Encore une fois elle ne sut déterminer si Fandorine émettait ou non un quelconque magnétisme. Sans doute était-elle gênée par son propre rayonnement, trop puissant…

Elle voulut poursuivre son enquête le lendemain, mais ni le jeudi ni le vendredi Eraste ne se montra au théâtre, après quoi vint le jour crucial : le samedi.

Elisa ignorait encore ce qu’elle allait répondre à Andreï Gordéiévitch. On verra bien quelle tournure prennent les choses, songeait-elle le matin, dans sa chambre d’hôtel, debout devant la glace, cependant qu’elle choisissait sa tenue. A l’évidence, il fallait accepter. Mais en même temps, cela dépendrait pour beaucoup d’Aguilev lui-même : quels mots il prononcerait, quel regard il aurait.

Du mauve pâle et une ceinture de soie noire ? Trop funèbre. Mieux valait un moiré vert foncé. Un peu risqué comme association de couleurs, mais qui conviendrait aux deux dénouements possibles. Chapeau viennois, bien sûr, avec voilette…

Par la même occasion, elle essaya d’imaginer comment elle s’habillerait pour la noce. Pas de corset, bien sûr, ni de dentelles, ni de falbalas. Le voile de mariée, inutile d’en parler, pour un troisième mariage, ce serait ridicule, et puis toutes ces fleurs d’orangers, ce n’était pas pour une Elisa Lointaine. La robe serait moulante en haut, bouffante en bas. Nécessairement rouge, mais pas seulement, avec un zigzag noir, comme si elle était embrassée par des flammes. Il faudrait faire un croquis et la commander à Boucher, c’était un magicien, il saurait s’y prendre comme il faut.

Elisa se vit, telle une fleur de feu, toute tendue vers le ciel ; lui, svelte, portant beau, vêtu de noir et de blanc. Ils se tiennent debout, immobiles, à la vue de tous, la table est couverte de fleurs et de cristal, et le marié baise ses lèvres tandis qu’elle écarte une main habillée d’un long gant couleur de paille…

Brrrr ! Non, c’était absolument impossible – impossible que, vêtue d’une robe de feu, sous le tintement des coupes à champagne, elle embrassât Aguilev sur la bouche ! Il lui avait suffi de se représenter visuellement ce tableau, pour qu’elle comprît sur-le-champ que cela ne pourrait jamais arriver. Et encore moins ce qui, la nuit, suivait le repas de noce !

Vite, vite, avant que la voix de la raison ne vînt s’en mêler, Elisa se précipita sur l’appareil téléphonique, actionna la manivelle et demanda à l’opérateur de la mettre en relation avec la Société théâtrale et cinématographique. Elle logeait à nouveau au Louvre depuis près de trois semaines. Noé Noévitch avait insisté, disant qu’une « idiote » ne pouvait occuper les appartements d’une jeune première, c’était une entorse à l’ordre hiérarchique, source d’inutiles intrigues et querelles. Elisa n’avait même pas protesté. Elle avait perdu l’habitude de vivre sans salle de bains et, qui plus est, le pauvre Limbach ne chercherait plus à s’introduire chez elle par la fenêtre…

Un secrétaire lui répondit qu’Andreï Gordéiévitch n’était pas attendu ce jour-là au bureau, et eut l’amabilité de lui communiquer son numéro personnel. A coup sûr, le destin compatissant donnait ainsi à Elisa une chance de changer d’avis. Mais elle la négligea.

En entendant sa voix, Aguilev déclara avec calme :

— Vous faites très bien de téléphoner. Je m’apprêtais justement à vous retrouver à votre hôtel. Ne pourriez-vous pas annuler la répétition pour une telle occasion ? J’ai donné l’ordre de servir la table pour le petit déjeuner, et j’ai donné leur congé aux domestiques. Nous boirons du champagne, en tête à tête…

— Il n’est pas question de champagne ! explosa Elisa. Il n’y aura rien ! C’est impossible ! Impossible, un point c’est tout ! Adieu !

Il déglutit, voulut formuler une objection, mais elle raccrocha.

Au premier instant, elle éprouva un incroyable soulagement. Puis de l’horreur. Qu’avait-elle fait ! Elle avait repoussé la bouée de sauvetage qui lui était tendue, elle ne pouvait plus à présent que se noyer !

Mais l’horreur, la vraie, était encore à venir.

La vie est finie

Pour la première fois de sa carrière, Elisa avait failli être en retard à la répétition. Elle était en revanche particulièrement d’attaque ce jour-là, et ce pour deux raisons. Les émotions nerveuses avaient toujours intensifié la qualité de son jeu. Et par ailleurs, au moment où elle exécutait la danse de l’éventail, Fandorine entra dans la salle et s’installa en silence dans les derniers rangs.

— Il n’y a qu’Elisa qui travaille ici ! cria Stern, irrité.

Il était de fâcheuse humeur pour l’occasion.

— Les autres bayent aux corneilles ! Lev Spiridonovitch, encore une fois, à partir de : « Quelle beauté charmante ! On passerait sa vie juste à la regarder ! »

A peine le disque de gramophone faisait-il entendre à nouveau les accents modulés d’une musique japonaise que les portes centrales s’ouvrirent en grand fracas. Un jeune homme déboula en courant dans l’allée, tête nue, le cheveu en bataille. Vêtu avec élégance, il avait le visage rouge et furieux, et brandissait dans sa main un petit objet brillant – comme une boîte métallique, eût-on dit.

Noé Noévitch entra dans une rage noire :

— Que fait là cet individu ? Qui l’a laissé entrer ? Mais qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? Qui est responsable de l’ordre dans ce théâtre ? hurla-t-il en se tournant vers son assistant.

Celui-ci esquissa un geste d’impuissance, et Stern entreprit alors de déverser sa colère sur l’inconnu, qui venait d’atteindre la scène.

— Qui êtes-vous ? Comment vous permettez-vous… ?

Le jeune homme promena autour de lui un regard circulaire, puis lui glissa dans les mains une carte de visite. Le metteur en scène lut le nom, et se fendit aussitôt d’un large sourire.

— Monsieur Simon ! Chers collègues, nous avons la visite de l’associé de notre très estimé Andreï Gordéiévitch ! Soyez, pour ainsi dire, le bienvenu, cher ami, ajouta-t-il en français.

Les yeux hagards de l’étranger se posèrent sur Elisa. Elle portait la fameuse robe mauve nouée d’une ceinture verte, mais était chaussée de sandales vernies japonaises.

— Madame Lointaine ? s’enquit le malotru d’une voix rauque.

— Oui, monsieur.

Elle avait deviné : Aguilev lui avait envoyé son associé français dans l’espoir qu’il saurait la convaincre de revenir sur sa décision. Un bien singulier messager de l’Amour, dont les manières n’étaient pas moins étranges !

Mais M. Simon se mit alors à vociférer dans un russe parfait :

— Salope ! Criminelle ! Sais-tu bien quel homme tu as assassiné !

Il étendit le bras et lui balança la petite boîte dorée qu’il tenait dans la main. Elle toucha Elisa, tétanisée, en pleine poitrine, puis tomba par terre et s’ouvrit, laissant rouler sur le sol une bague de fiançailles ornée d’un diamant.

L’auteur du scandale, quant à lui, était déjà grimpé sur la scène avec la visible intention de se jeter sur la jeune première à bras raccourcis. Vassia et Georges l’agrippèrent aux épaules, mais il les repoussa brutalement.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé ? s’écriait-on de toutes parts.

Le tapageur continuait de brailler :

— Allumeuse, garce ! Tu l’as mené en bateau pendant trois semaines, pour ensuite te refuser à lui ! Je hais les femmes comme toi ! Une tueuse ! Tu n’es qu’une tueuse !

Effarée et abasourdie, Elisa recula. Qu’étaient-ce encore que ces extravagances ?

Fandorine et Massa bondirent en même temps sur la scène, chacun par un côté. Ils empoignèrent le fou par les bras, mais plus solidement que ne l’avaient fait Innokentov et Novimski. Eraste Pétrovitch força M. Simon à se tourner face à lui.

— Pourquoi traitez-vous Mme Lointaine de meurtrière ? Expliquez-vous immédiatement !

Placée de côté, Elisa vit le Français battre des paupières.

— Eraste… Pétrovitch ? bredouilla-t-il. Monsieur Massa ?

— Senka-koun ?

Massa relâcha son étreinte.

— Odoroita na !

Il semblait l’avoir reconnu. Et Fandorine à son tour s’exclamait :

— Senia, c’est toi ? Il y a bien dix ans que nous ne nous sommes vus !

— Onze, Eraste Pétrovitch ! Presque onze !

Le Français (mais quel Français était-ce là, s’il s’appelait Senia ?) serra la main à Fandorine, et échangea des courbettes avec Massa, en se penchant très bas, presque jusqu’à terre. Tout cela était énigmatique au plus haut point.

— J’étais persuadé que tu étais à Paris… Mais attends, nous verrons tout ça plus tard. Dis-moi, que s’est-il passé ? Pourquoi voulais-tu te jeter sur M-Mme Lointaine ?

Le jeune homme lâcha un sanglot.

— Andreï m’a téléphoné ce matin. Catastrophe, me dit-il. Elle a refusé. Tout ça avec une voix d’enterrement. Viens, qu’il ajoute. Je monte dans l’auto. Vous savez, Eraste Pétrovitch, j’ai une Bugatti de course, une quinze-chevaux, rien à voir avec la pétrolette dans laquelle nous nous trimballions, vous et moi, vous vous rappelez ?

Il s’était animé l’espace d’un instant, mais de nouveau il baissa la tête, la mine accablée.

— J’arrive chez Andreï, rue Pretchistenka. Et là, devant l’entrée, je vois des policiers, un attroupement, des éclairs de magnésium…

— Mais quoi, qu’est-il arrivé ? P-parle clairement !

— De désespoir, il s’est tranché la gorge, à coups de rasoir. J’ai vu la scène : une horreur. Du sang partout. Il s’est massacré à un point… comme s’il avait coupé un saucisson en tranches. Et dans l’autre main, il y avait cette boîte contenant une bague…

Elisa ne sut pas comment s’acheva leur conversation, ni par quel hasard Fandorine et lui se connaissaient. Sitôt qu’elle entendit parler du rasoir et de la gorge tranchée, sa vue s’obscurcit, puis elle sentit un choc violent à la nuque. Elle venait de perdre connaissance, et sa tête avait heurté le sol.

Elle revint à elle sans doute une ou deux minutes plus tard, mais Eraste et Senia-Simon n’étaient déjà plus là. Sima et Vassilissa Prokofievna s’affairaient près d’elle : la première agitait un éventail, la seconde lui faisait respirer des sels – il y en avait toujours au théâtre une importante provision, car les actrices ont les nerfs facilement ébranlables. Gazonov, la mine sombre, était assis dans un coin de la scène, à même le plancher, les jambes croisées à la japonaise. Les autres membres de la troupe étaient massés autour du metteur en scène.

— … un tragique événement, mais il ne faut pas désespérer ! disait Noé Noévitch. Le défunt était un homme au grand cśur, il se souciait de notre avenir ! Comme vous vous le rappelez, il a légué à l’Arche un capital qui nous permettra de continuer d’exister à l’abri du besoin. En outre, son associé a produit sur moi une agréable impression. A mon avis, cet excellent jeune homme est sensible et impétueux. Je pense que nous trouverons un langage commun. Mes amis, en tout malheur, il faut trouver des côtés positifs, autrement il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de vie sur terre ! Imaginez ce qui va se passer lors de notre prochain spectacle, quand le public saura la raison de ce nouveau suicide…

Ici, tous se retournèrent et virent qu’Elisa avait repris ses sens. Combien les regards braqués sur elle étaient expressifs ! Comme ils en disaient long sur chacun ! Celui de la Goupilova trahissait une pesante jalousie à l’égard de celle qui poussait les hommes au suicide, et dont tous les journaux parleraient à nouveau le lendemain. Lev Spiridonovitch, le raisonneur, paraissait plein de tristesse et de compassion. Vassia poussait des soupirs désolés. Novimski fronçait les sourcils d’un air réprobateur. Méfistov passa son doigt sur sa gorge et applaudit sans bruit. La Linotova esquissa une grimace qui signifiait : « Ah ! messieurs, vous êtes bien tous de sacrés idiots. » Labiline lui adressa un clin d’śil : « Pas mal joué, l’évanouissement, bravo. »

Quant à Noé Noévitch, il s’approcha d’Elisa et lui murmura :

— Tiens bon, fillette ! Redresse la tête ! La gloire dans toute l’Europe, voilà ce que ça veut dire !

Il était, s’il se peut, encore plus sordide que Méfistov.

Vous n’aurez pas d’autre spectacle, inutile de vous frotter les mains, répondit-elle mentalement à Stern.

Elisa, dès qu’elle avait recouvré ses esprits, avait su ce qu’elle devait faire. L’idée lui était venue d’elle-même.

Mais ne vous en faites pas, Noé Noévitch. Vous vous rattraperez ensuite. Concert à la mémoire de la grande actrice, recettes phénoménales, gros titres des journaux consacrés à la troupe… il y aura tout. Mais sans moi désormais.

Il n’y avait aucun sens à leur expliquer à tous qu’il s’agissait d’un meurtre. Ils ne la croiraient pas. Ils aimaient trop le conte de la Belle Dame sans merci, qui par sa cruelle indifférence poussait ses admirateurs à la mort. Eh bien, à leur aise ! Si les gens voulaient garder cette image-là d’Elisa Lointaine, grand bien leur fasse.

Elle ressentait une fatigue immense, une mortelle lassitude. Elle n’avait plus la force d’agiter ses pauvres ailes. Il était temps de mettre un terme à tout : à l’horreur, au crime, à cette danse interminable avec la mort. Plus personne, plus un seul être humain, ne mourrait par la faute d’Elisa. Elle en avait assez. Elle se retirait.

Il n’y avait rien de réfléchi là-dedans. La décision s’était imposée à elle comme la seule naturelle, la seule possible.

En proie à une grande excitation, Noé Noévitch, prévoyant l’assaut des reporters et des badauds, prit des mesures : il fit déménager Elisa au Métropole, où existait un étage réservé aux clients importants – avec un portier spécialement désigné pour en interdire l’accès aux étrangers. L’opération, bien entendu, n’avait pas pour but de protéger la comédienne de la curiosité de la presse. Stern avait au contraire intérêt à montrer dans quel luxe vivait l’actrice principale de son théâtre.

Elisa ne protesta pas. Sima Abrikossova et Vassia Innokentov l’aidèrent à s’installer dans ce nouveau lieu, une élégante suite de trois pièces, avec piano à queue, gramophone, lit à baldaquin, et bouquets somptueux en des vases de cristal.

Assise dans un fauteuil sans avoir ôté ni chapeau ni pèlerine, elle regarda Sima pendre ses robes dans la grande armoire de la chambre. Se tuer, cela demandait aussi un effort. Or des forces, elle n’en avait plus. Plus du tout.

Demain, se dit-elle. Ou bien après-demain. Mais je vais cesser de vivre, aucun doute là-dessus.

— J’ai fini de tout ranger, déclara Sima. On reste un peu avec vous ?

— Vous pouvez y aller, merci. Je vais très bien.

Ils s’en furent.

Elle ne vit pas le soir tomber. Dehors, les réverbères brillaient au-dessus de la place des Théâtres. Beaucoup d’objets luisaient dans la pièce, bronzes, dorures, et tout cela scintillait en un jeu de reflets.

Elisa passa la main sur son visage abondamment poudré. Elle esquissa une grimace. Elle allait devoir se démaquiller.

Elle se traîna à pas lents jusqu’à la salle de bains. Chaque pas lui coûtait un effort.

Elle alluma la lumière électrique. Regarda dans le miroir le visage blanc aux yeux cernés de bleu, le visage d’une suicidée.

Sur la table de toilette, entre boîtes et flacons, se dessinait une forme blanche. Une feuille pliée. D’où sortait-elle ?

Elle la saisit d’un geste mécanique. L’ouvrit.

« Je t’avais prévenue : tu es mienne à jamais. Tous ceux avec qui tu fricoteras sont condamnés à crever », lut Elisa.

Elle reconnut l’écriture et poussa un cri.

Ni demain ni après-demain ! C’était maintenant qu’il fallait mettre un terme à ce supplice ! Même en enfer, ce ne pourrait être plus atroce !

Elle ne s’embarrassa pas de savoir comment Gengis Khan avait eu vent de son déménagement, ni quelle ruse il avait mise en śuvre pour déposer son message dans la salle de bains. Satan, c’était Satan ! Une saute de vent soudaine semblait avoir balayé chez Elisa toute apathie, sa résignation. A présent, elle frémissait d’impatience.

Fini, fini ! Hors de ce monde ! Et vite !

Elle alluma la lumière dans chacune des pièces, qu’elle se mit à parcourir en tous sens en quête d’un moyen adapté.

La mort était partout prête à la prendre dans ses bras. La fenêtre était une porte ouverte sur le néant, il suffisait d’en franchir le seuil. Le lustre brillait de toutes ses pendeloques, parmi lesquelles se serait bien trouvée une place pour pendre un corps. Le coffret à médicaments renfermait un flacon de laudanum. Mais une actrice ne pouvait quitter la vie comme une femme ordinaire. Même dans la mort, elle se devait d’être belle. Cette ultime apparition avant le baisser du rideau, il fallait la mettre en scène et la jouer de manière qu’elle restât gravée dans les esprits.

La mise en scène occupa Elisa et la divertit, son effroi fit place à une activité fiévreuse.

Elle ôta les fleurs de l’eau, et les répandit sur le parquet en un tapis bariolé et odorant. Elle plaça au milieu un fauteuil, avec de chaque côté un grand vase de cristal qu’elle venait de vider.

Elle téléphona ensuite à la réception et demanda qu’on portât à sa chambre une douzaine de bouteilles de vin rouge, et du meilleur.

— Une douzaine ? répéta une voix de velours. Tout de suite, madame.

En attendant, Elisa se changea. Sa robe de chambre de soie noire ornée de dragons chinois ressemblait à un kimono – évocation de son dernier rôle.

Enfin le vin fut là. Elle ordonna qu’on lui débouchât tous les flacons.

— Ce sera tout, madame ? lui demanda le garçon, sans paraître autrement étonné.

D’une actrice, on pouvait attendre n’importe quoi.

— Ce sera tout, oui.

Elisa vida six bouteilles dans l’un des vases, et les six autres dans le second.

De manière assez logique, les femmes qui ont un sens aigu de la beauté, si elles décident de se donner la mort, le plus souvent s’ouvrent les veines. Certaines s’allongent dans leur baignoire après y avoir jeté une brassée de lilas. D’autres plongent leurs poignets entaillés dans une cuvette d’eau. Mais des vases de cristal remplis de bordeaux rouge, voilà qui ne figurait dans aucun des livres ou articles qu’Elisa avait lus. Ce n’était pas banal, on s’en souviendrait.

Ne devrait-elle pas mettre de la musique ? Elle passa en revue les disques, choisit du Saint-Saëns, mais finalement renonça. Le disque serait peut-être fini avant qu’elle eût perdu conscience. Il lui faudrait alors mourir avec, dans les oreilles, non pas une sublime harmonie, mais le grincement affreux de l’aiguille du gramophone.

Elle imagina le bruit qu’allait faire sa mort et, sottement bien sûr, regretta de n’être pas là pour y assister. On pouvait supposer que Noé Noévitch se chargerait d’organiser les funérailles. La foule derrière le corbillard s’étirerait sur plusieurs verstes. Mais qu’écrirait-on dans les journaux ? Quels seraient les gros titres ?

Elle aurait bien aimé savoir quelle comédienne Stern engagerait pour le rôle d’Izumi. Il lui faudrait trouver une remplaçante au plus vite, avant que le battage ne s’essouffle. Sans doute saurait-il débaucher la Guermanova du Théâtre d’art. Ou bien il expédierait un télégramme à la Iavorskaïa pour la faire venir. Les pauvrettes. On pouvait compatir à leur sort. Il leur serait bien difficile de rivaliser avec le fantôme de celle dont le sang s’était mêlé au vin.

Il lui vint encore à l’esprit cette autre idée. Et si elle laissait une lettre rapportant toute la vérité à propos de Gengis Khan ? Elle pourrait y joindre son mot, il tiendrait lieu de preuve.

Mais non. Ce serait trop d’honneur. Le misérable irait se pavaner, et jouirait de son rôle de démon humain ayant conduit dans la tombe la grande Elisa Lointaine. Et puis, qui sait s’il ne parviendrait pas à se tirer d’affaire. Un unique message, pour un tribunal, ce serait sans doute bien peu. Mieux valait que tous réfléchissent et cherchent à deviner quelle bourrasque avait emporté la mystérieuse comète dans le ciel sans étoiles.

Alors elle prit place dans le fauteuil, retroussa ses larges manches, prit ses ciseaux à ongles à la pointe acérée. Dans un article consacré au suicide d’une jeune poétesse décadente (il y avait une véritable vague de suicides dans la Russie contemporaine), Elisa avait lu qu’avant de s’ouvrir les veines la victime avait longuement tenu ses mains dans l’eau – ce procédé atténuait la douleur. Non qu’une vétille comme la douleur pût avoir à présent une quelconque importance, mais il était préférable malgré tout d’éviter l’irruption d’un brutal phénomène physiologique dans un acte relevant du pur esprit.

Dix minutes, se dit-elle, en plongeant ses mains dans les vases. Le vin avait été rafraîchi, et Elisa comprit qu’elle ne tiendrait pas ainsi dix minutes : ses doigts s’engourdissaient. Peut-être que cinq suffiraient finalement. L’esprit vide, presque avec indifférence, elle se mit à fixer l’horloge. Il se trouva qu’une minute, c’était affreusement long, une véritable éternité.

Par trois fois, l’aiguille bascula d’une graduation, puis la sonnerie du téléphone retentit.

D’abord, Elisa fronça les sourcils. Ça tombait vraiment mal ! Mais la curiosité s’empara d’elle : qui cela pouvait-il être ? Qu’était ce dernier signal que lui envoyait la vie, et de la part de qui ?

Elle se leva, secoua ses mains constellées de gouttes rouges.

Le standard de l’hôtel.

— Un certain M. Fandorine désire vous parler. Voulez-vous prendre la communication ?

Eraste ! Aurait-il donc senti quelque chose ? Mon Dieu, elle n’avait pas du tout pensé à lui durant ces heures terribles. Elle ne se l’était pas permis. Pour ne pas faiblir dans sa résolution.

— Oui, passez-le-moi.

Il allait lui dire : « Mon amour, mon unique, reprenez vos esprits ! Je sais ce que vous avez en tête, n’allez pas plus loin ! »

— Je vous demande p-pardon pour cet appel tardif, fit dans l’appareil une voix au timbre glacial. J’ai effectué le travail que vous réclamiez. Je voulais vous le remettre au théâtre, mais les événements que vous savez m’en ont empêché. Je parle du poème. Du cinquain, expliqua-t-il, n’entendant aucune réponse. Vous vous rappelez ? Vous me l’aviez demandé.

— Oui, murmura-t-elle. C’est très aimable à vous d’y avoir pensé.

Mais elle aurait voulu répondre : « Mon aimé, je fais cela pour toi. Je meurs pour que tu vives… »

Cette réplique non formulée l’émut terriblement. Elle essuya une larme.

— Vous notez ? Je d-dicte.

— Un instant.

Seigneur, voilà ce qui manquait pour donner à son départ une beauté idéale ! Son bien-aimé l’appelait pour lui dicter un poème d’adieu à la vie ! On le trouverait sur la table, mais personne, personne en dehors d’Eraste, n’aurait conscience de la profonde harmonie de ce qui s’était passé ! C’était là, assurément, ce qu’on appelait le yugen !

Il lui dicta le texte d’un ton monocorde, elle le nota, sans prêter beaucoup d’attention aux mots, car durant tout ce temps elle s’observait dans le miroir. Ah ! quelle scène ! La voix d’Elisa répétant chaque vers, une voix égale, joyeuse même, un sourire sur les lèvres, et des larmes dans les yeux. Dommage, il n’y avait personne pour la voir ou l’entendre. Mais c’était sans conteste ce qu’elle avait joué de mieux dans sa vie.

Elle eût aimé lui adresser en guise d’adieu quelques paroles singulières, dont le sens lui fût apparu plus tard et qu’il eût gardées en mémoire jusqu’à la fin de ses jours. Mais rien ne lui vint à l’esprit, qui fût à la hauteur de l’instant, et Elisa ne se risqua pas à gâcher celui-ci par une banalité.

— Voilà, à d-dire vrai, c’est tout. Bonne nuit.

Sa voix cependant trahissait une attente.

— Vous ne me posez aucune question sur Aguilev ? demanda-t-il après un silence. Ça ne vous intéresse pas ?

— Non, ça ne m’intéresse pas.

Elisa sentit le souffle lui manquer, et elle ajouta, entre murmure et chuchotement :

— Adieu…

— Au revoir, répondit Eraste d’un ton encore plus sec qu’au début de la conversation.

La communication fut coupée.

— Ah ! Eraste Pétrovitch, comme vous allez le regretter, déclara Elisa en s’adressant au miroir.

Elle jeta un coup d’śil à la feuille de papier et décida de recopier le poème au propre. Comme sa main gauche était prise par le combiné du téléphone, les lignes étaient parties de travers, ce n’était pas beau.

Ce n’est qu’à ce moment qu’elle lut pour de bon ce qui était écrit.

En une autre vie

Ce n’est pas fleur, mais abeille

Que je voudrais être.

Cruel et pesant fardeau,

Qu’un humble amour de geisha.

Pour ce qui était de « l’autre vie », pas de mystère, les Japonais croyaient en la migration des âmes, mais comment fallait-il entendre la suite : « Ce n’est pas fleur, mais abeille que je voudrais être » ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

Tout à coup, elle comprit.

Etre non pas un continuel objet de concupiscence, mais se changer soi-même en désir, en volonté tendue vers un but. Choisir soi-même sa fleur, bourdonner et piquer !

Dépérir passivement ou bien être cueillie – tels étaient le sort de la geisha et le sort de la fleur. Mais l’abeille possédait un dard. Si un ennemi l’attaquait, l’abeille usait de son arme sans se soucier des conséquences.

Voilà quel signal la vie envoyait à Elisa au tout dernier instant !

Il ne fallait pas se rendre sans combattre ! Il ne fallait pas capituler devant le mal ! L’erreur d’Elisa avait été de se comporter en femme : elle voulait que d’autres hommes la protègent de Gengis Khan, et quand il n’en restait plus aucun pour la défendre, elle croisait les bras et fermait fort les paupières. Honteuse faiblesse !

Mais elle deviendrait une abeille maintenant, dans sa vie présente. Elle anéantirait l’ennemi, sauvegarderait celui qu’elle aimait, et pour couronner le tout serait heureuse ! « Seul peut prétendre à la vie et la liberté, qui… ta-ta-ta… combat pour gagner l’une et l’autre ! » Sous le coup de l’émotion une partie de la strophe s’était envolée de sa mémoire, mais c’était sans importance.

Elle devait elle-même terrasser le dragon ! Se présenter devant Eraste, forte et libre !

La sublime grandeur de cette idée emplit Elisa d’enthousiasme.

Elle téléphona à la réception.

— Veuillez débarrasser ma chambre, s’il vous plaît, de deux vases pleins de bordeaux, dit-elle, et portez-les de ma part au Madrid, pour les acteurs de la troupe de l’Arche de Noé. Qu’ils boivent à la victoire de la lumière sur les ténèbres !

— Ah ça, c’est d’un chic, madame ! s’exclama l’employé d’un ton admiratif.

Le combat contre le dragon

Le tuer, comme on tue un chien enragé, sans tourments de conscience, sans se soucier des commandements chrétiens. Pour qu’il ne puisse plus mordre personne.

Et le plus merveilleux est que cet acte resterait sans conséquence. Enfin, bien sûr, il y aurait un procès retentissant, avec avocats, cohue dans la salle et journalistes. L’idée du tribunal n’effrayait nullement Elisa. Bien au contraire. Coiffure savamment négligée. Style de vêtements simple et efficace – du noir uniquement, avec un léger éclair d’acier, comme il sied à une combattante. A coup sûr, elle serait acquittée. A coup sûr, le bruit provoqué par l’affaire se répandrait dans toute l’Europe. A coup sûr, aucune Sarah Bernhardt, aucune Eleonora Duse n’avait rêvé d’une telle gloire, même dans ses rêves les plus doux.

Tout cela serait fantastique, théâtral, avec applaudissements garantis. Mais d’abord, il fallait tuer un homme. Non qu’Elisa eût pitié de Gengis Khan, ça non. Elle ne le considérait même pas comme un être humain, mais comme une monstrueuse anomalie, une tumeur cancéreuse qu’il convient d’opérer le plus vite possible. Cependant Elisa n’avait pas la moindre idée de la manière de s’y prendre pour tuer. Sur scène, elle l’avait fait bien des fois – par exemple quand elle jouait la comtesse de Terroir dans Victime de Thermidor. Là, tout était simple : elle levait la main armée d’un pistolet, un accessoiriste en coulisse frappait sur une feuille de cuivre, et le cruel commissaire de la Convention s’effondrait en poussant un cri. Dans la vie, cependant, les choses devaient être certainement plus compliquées.

Et Elisa prit alors conscience qu’elle ne saurait se passer d’un consultant ou d’un second, en un mot d’un aide.

Elle passa en revue les possibles candidatures.

Eraste fut éliminé d’office. Dans la pièce qu’elle méditait, il était destiné à un tout autre rôle : tour à tour accablé de honte, transporté de ravissement, et enfin pardonné.

Gazonov ? Trop repérable, avec son physique d’Asiatique. Et puis, lui aussi était une célébrité à présent. Elle n’avait pas envie de partager la gloire avec un autre acteur.

Vassia ? Dans la pièce japonaise, c’était certes un grand bretteur, mais dans la vie réelle il se montrait assez empoté. Sans doute même n’avait-il jamais tenu une arme dans ses mains. Il aurait plutôt fallu quelque militaire…

Et Georges ? Primo, c’était un ancien officier. Secundo, il était amoureux, à la fois fidèle et accommodant. Tertio, c’était un vrai chevalier, un homme d’honneur. Quarto, c’était un héros – il suffisait de se rappeler comment il avait empoigné le serpent, brrr… Peu bavard. Et, détail important, habitué à rester dans l’ombre.

Le lendemain, elle s’isola avec Novimski dans une loge vide et, après lui avoir fait jurer silence et obéissance, lui raconta tout. Il l’écouta, le regard enflammé, parfois même en grinçant des dents contre le scélérat qui lui avait causé tant de peine et avait assassiné impunément cinq personnes totalement innocentes. Le récit d’Elisa ne suscita chez lui aucun doute, ce dont elle lui sut un gré extrême.

— Ainsi, voilà de quoi il retourne… murmura l’assistant en se frappant le front de son poing. Ah, comme tout cela… Le destin, le fatum ! Maintenant tout est clair. Et nous qui…

— Qui ça, « nous » ? demanda Elisa, sur ses gardes. De qui parlez-vous ?

— Cela n’a pas de rapport. J’ai juré sur l’honneur, et suis contraint de me taire.

Georges colla sa main sur sa bouche.

— Mais je vous suis infiniment reconnaissant de la confiance que vous me témoignez. Vous pouvez ne rien me dire de plus. Connaissez-vous l’adresse à laquelle je puis trouver ce monstre ? Ne vous inquiétez pas, je me débrouillerai sans la police. Je l’obligerai à tirer à deux pas, le sort décidant du premier, sans autre chance. Et si ça se trouve, je le tuerai net !

C’était justement ce qu’Elisa redoutait.

— Je dois l’anéantir moi-même. De mes propres mains. Il ne manquerait plus qu’on vous expédie au bagne à cause de moi !

Les yeux de Georges s’embrasèrent.

— Madame, pour vous, non seulement je suis prêt à aller au bagne… mais pour vous… pour vous… je sauverais de sa perte tout ce monde maudit !

Sur quoi il étendit la main au-dessus de la salle, en un geste si comique, si attendrissant…

— Ah ! si vous pouviez ouvrir les yeux, si vous me voyiez tel que je suis en réalité ! Si vous pouviez m’aimer… tout cela serait changé !

— Jamais encore en dehors de la scène on ne m’avait fait une déclaration si… majestueuse, dit Elisa, peinant à trouver le mot juste. Vous êtes mon chevalier, et je suis votre dame. C’est là une belle relation. Ne sortons pas de son cadre, voulez-vous ? Et il est inutile de prendre ma défense. Ce n’est pas d’un défenseur que j’ai besoin aujourd’hui, mais d’un assistant. Rappelez-vous : vous avez fait serment d’obéir. Vous êtes un homme de parole, n’est-ce pas ?

Il parut s’éteindre. Ses épaules s’affaissèrent, sa tête retomba.

— Ne vous inquiétez pas. Novimski ne trahit pas ses serments. Et le rôle d’assistant ne lui est pas étranger. Un être unique présentant neuf visages ! comme dit Noé Noévitch par plaisanterie.

Rassurée, Elisa expliqua que son aide devrait rester secrète. Autrement, la chose ne passerait plus pour un crime passionnel, commis dans un instant d’égarement, mais pour un véritable assassinat perpétré avec la complicité d’un tiers – ce qui était une autre paire de manches.

— Ordonnez, maîtresse. J’exécuterai tous vos désirs, déclara Georges d’une voix encore chargée d’amertume, mais déjà plus sereine.

— Trouvez-moi un pistolet et apprenez-moi à m’en servir.

— Je possède un revolver, un Nagant. Il est un peu lourd pour votre jolie main, mais vous comptez tirer à bout portant, n’est-ce pas ?

— Oh oui !

La conversation avait eu lieu le 6 novembre. Trois jours d’affilée, après la répétition, ils descendirent dans les caves où de vastes entrepôts aux murs de pierre conservaient les décors d’on ne savait quels spectacles oubliés depuis longtemps, et Elisa apprit à tirer sans plisser les paupières. Les coups de feu y produisaient un écho assourdissant, le vacarme des détonations semblait enfler faute de trouver une issue sous les voûtes pesantes. En haut en revanche – ils l’avaient vérifié – les tirs restaient inaudibles.

Le premier jour, l’exercice ne donna rien de bon. Le deuxième, Elisa réussit au moins à ne pas laisser tomber l’arme après avoir pressé la détente. Elle vida tout le barillet, mais ne toucha pas le mannequin une seule fois. Enfin, le troisième jour, en tenant le lourd revolver à deux mains et en tirant à très faible distance, elle parvint à loger cinq balles sur sept dans la forme de bois. Novimski déclara que le résultat n’était pas mauvais.

Le temps manquait pour pratiquer davantage. Le lendemain, jeudi, après le spectacle, la vengeance devait s’accomplir.

Elisa était certaine que Gengis Khan se montrerait au théâtre. Il n’avait manqué aucune représentation jusqu’alors et, maintenant qu’on venait de refermer la tombe du prétendant déçu, il voudrait forcément manifester sa présence. La veille et l’avant-veille, elle avait vu qu’il la suivait à travers la place, du théâtre jusqu’à l’hôtel, dissimulé parmi sa suite d’admirateurs. Après que les journaux avaient annoncé – pas en termes explicites, certes, mais par le biais d’allusions tout à fait transparentes – que le suicide du « jeune millionnaire » était lié au « caractère inflexible » de certaine « actrice trop célèbre », les curieux guettaient Elisa devant l’entrée des artistes et la suivaient pas à pas, même si, grâce à Dieu, ils se gardaient de l’importuner, et se contentaient de l’observer de loin avec respect.

Elle joua ce soir-là de manière féerique, comme si une force magique l’eût portée sur scène, au point qu’il lui semblait par moments être à deux doigts de s’envoler, les manches de son kimono battant les airs comme deux grandes ailes. Jamais encore le public ne l’avait si avidement dévorée des yeux. Elisa sentait sur elle cette attention vorace, s’en délectait, s’en enivrait. En coulisse, la Goupilova, qui elle aussi avait hérité d’un rôle des plus marquants, lui siffla : « C’est du vol ! Cessez de me souffler mes entrées ! Vous n’avez pas assez des vôtres ? »

Gengis Khan était au parterre. Au début, Elisa ne l’avait pas vu, mais au troisième acte, au moment de la scène d’amour, sa silhouette familière se dressa soudain au-dessus des têtes des autres spectateurs. Le meurtrier, qui était condamné ce jour-là à être tué à son tour, s’était levé pour aller s’adosser à une colonne, bras croisés sur la poitrine. S’il comptait désarçonner la comédienne, il en fut pour ses frais : Elisa étreignit Massa avec une passion redoublée.

Après le spectacle, comme à l’accoutumée, on but une coupe de champagne. Stern était très satisfait, et annonça qu’il consignerait ses impressions sur le jeu de chacun dans les Tables de la loi.

A la toute fin de cette brève réunion apparut soudain Fandorine. Il félicita la troupe du succès remporté par le spectacle – par seule courtoisie, probablement, car Elisa ne l’avait pas aperçu dans la salle. Elle ne le regarda qu’une fois, brièvement, puis lui tourna le dos. Quant à lui, il ne parut pas même lui prêter attention. Attendez donc un peu, Eraste Pétrovitch, vous vous en mordrez les doigts, songea-t-elle avec une joie mauvaise qui lui chauffait le cśur. Et très bientôt.

Puis Novimski fit une déclaration :

— Messieurs, mesdames, demain, comme à l’habitude, nous répétons à onze heures. Mais prenez bien note : désormais les retardataires feront l’objet de sanctions rigoureuses, il n’y aura aucune indulgence. Une amende d’un rouble pour chaque minute de retard !

Un murmure indigné accompagna la nouvelle, et tous commencèrent de se séparer.

— Le khan est ici, murmura Elisa à Novimski.

Des frissons lui secouaient le corps.

— Tenez-vous prêt, attendez. C’est aujourd’hui que tout se joue !

— Je ne tiens pas en place, dit l’assistant tout en vérifiant qu’ils étaient maintenant seuls dans la salle. Et si vous étiez trop lente et qu’il tire avant vous ? Est-ce là une affaire de femme ? Reprenez vos esprits !

— Pour rien au monde. Les dés sont jetés.

Elle sourit bravement et releva le menton. Ce mouvement brusque lui fit tourner la tête, et elle eut peur un instant de s’évanouir. Mais non, le vertige lui passa. Seuls ses genoux tremblaient de plus en plus fort.

Alors Georges poussa un soupir et sortit de sa poche un curieux objet de métal noir.

— Vous êtes l’héroïne. Que suis-je pour vous retenir d’accomplir un exploit… C’est pour vous, tenez.

Elle prit ce qui se révéla être un pistolet, léger, presque à sa main.

— Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ?

— Un Bayard. Une arme noble au nom noble. J’ai dépensé pour l’acheter tout ce qui me restait de mon cachet. Et je garderai le Nagant sur moi. Si jamais vous vous trouvez en danger, je pourrai vous défendre. Cela, vous ne pouvez pas me l’interdire !

Elisa sentit des larmes lui monter aux yeux.

— Merci… Maintenant je n’aurai plus peur. Enfin, presque… Mais comment fait-on pour s’en servir ?

— Venez au sous-sol, je vais vous montrer.

Ils descendirent, et elle vida un chargeur entier sur un mannequin. C’était une tout autre chose ! On pouvait tenir l’arme d’une seule main, le recul était à peine sensible, et les balles allèrent se loger dans la cible l’une à côté de l’autre.

Georges se montra satisfait. Il inséra des balles neuves, fit claquer un mécanisme, et rendit le pistolet à Elisa.

— Maintenant, il suffit d’ôter le cran de sûreté, et feu ! Rappelez-vous : je serai à côté de vous, prêt à intervenir.

En chemin vers la sortie, elle donna encore une fois ses instructions à son second :

— Ne vous retournez en aucun cas. Ne vous mêlez de rien. Seulement si j’appelle à l’aide, d’accord ?

Il hocha la tête, s’assombrissant un peu plus à chaque seconde qui passait.

— N’allez pas sortir votre Nagant ! Vous nous perdriez tous les deux !

Nouveau hochement de tête.

— Seulement dans le cas où le khan s’apprête à tirer. Vous avez bien tout compris ?

— Pour avoir compris, j’ai compris, maugréa Novimski.

A ce moment ils passaient devant la salle.

— Attendez un instant.

Elle avait eu envie de jeter un coup d’śil sur le rideau de scène. Peut-être ne le reverrait-elle plus jamais. Ou sinon, dans longtemps. Car durant son procès il était probable qu’on la garderait en prison.

Les hommes de ménage achevaient déjà leur travail : ils apportèrent la table de Noé Noévitch et l’installèrent près de l’estrade, pour la répétition du lendemain. Ils montèrent une lampe au-dessus, dont la lumière tombait en son milieu exact, comme l’aimait Stern, puis y placèrent du papier vierge, des crayons taillés et enfin, avec un respect tout particulier, les Tables de la loi.

Elisa fut tentée de lire ce que le metteur en scène avait écrit sur sa dernière interprétation.

Ce qu’elle lut était agréable : « Pour E. L. : prodigieuse faculté d’exacerbation du jeu ! La recette du succès : tendre la corde jusqu’à la limite, mais sans la casser ! »

Ça, c’était sur la scène. Dans la vie, on était conduit parfois à passer outre.

Avant de sortir du théâtre, Elisa prit une profonde inspiration et consulta sa montre. Minuit pile. L’heure idéale pour verser le sang.

Elle s’avança sur le trottoir comme Marie Stuart vers l’échafaud.

En dépit de l’heure tardive, une foule se tenait devant l’entrée. Des applaudissements retentirent, des cris, plusieurs personnes lui tendirent des bouquets, quelqu’un lui demanda de signer une photographie. Il y eut un éclair de magnésium.

Elisa hochait la tête et souriait, tout en observant du coin de l’śil un personnage vêtu d’un long manteau noir et coiffé d’un huit-reflets.

Il était là, il était là !

Elle confia les fleurs à Novimski, qui les enveloppa tant bien que mal de son bras gauche, tandis qu’il gardait la main droite dans sa poche.

Une vingtaine de pas plus loin, Elisa sortit un poudrier de la poche de son manchon et jeta un coup d’śil dans le miroir. Une quinzaine d’admirateurs des deux sexes la suivaient à une distance respectueuse, et à leur tête, frappant bruyamment des talons, marchait Gengis Khan.

Il serait plus facile de mettre son plan à exécution à la vue d’un public. Il lui suffirait d’imaginer qu’elle jouait un rôle.

Elisa tourna la tête. Elle tressaillit, comme si elle ne découvrait qu’à l’instant l’homme au long manteau. Celui-ci esquissa un sourire ironique sous sa moustache noire.

Elle poussa une exclamation et accéléra le pas.

Le martèlement de talons, derrière elle, augmenta lui aussi sa cadence.

Il ne faudrait pas toucher ceux qui le suivent, songea Lisa. Elle compta mentalement jusqu’à cinq et s’arrêta.

— Tortionnaire ! Monstre ! lança-t-elle en un cri perçant. Mes forces sont à bout !

Sous le coup de la surprise, Gengis Khan se jeta sur le côté. A présent elle pouvait tirer hardiment : derrière lui ne s’étendait plus que la place noire et déserte.

— Dieu est mon juge ! improvisa Elisa. Je veux bien périr, pourvu que tu disparaisses également !

Avec élégance, elle dégagea le pistolet de son manchon et s’avança d’un pas. Sa main ne tremblait pas, son grand talent d’actrice rendait chacun de ses gestes irréprochable.

Le khan sursauta. Son haut-de-forme tomba par terre.

— Meurs, Satan !

De toutes ses forces, elle pressa son index sur la détente, mais le coup ne partit pas. Elle appuya une nouvelle fois, puis une autre – la gâchette refusait de s’actionner.

— Le cran de sûreté, le cran de sûreté ! soufflait Novimski derrière elle.

Le regard d’Elisa s’obscurcit. C’était un fiasco !

Ses admirateurs se mirent à hurler, à agiter les bras. Gengis Khan à son tour reprit ses esprits. Il ne tenta pas de riposter en sortant une arme. Il releva simplement le col de son manteau, pivota sur ses talons et détala à toutes jambes, jusqu’à se fondre dans l’obscurité.

Un nouvel éclair de magnésium fusa. L’appareil photographique venait de fixer Elisa Altaïrskaïa-Lointaine dans une pose du plus bel effet : le bras tendu, un pistolet dans la main.

— Bravo ! C’est un extrait de la prochaine pièce ? clama un de ses admirateurs. Comme c’est original !

— Tous, nous vous adorons ! lança un autre.

— Je n’ai pas raté un seul de vos spectacles !

— Je suis une de vos idolâtres !

— Je suis reporter au Journal du Soir, permettez-moi une question !…

— Que s’est-il passé ? demanda Elisa à son second, en un chuchotement terrible. Pourquoi le coup n’est pas parti ?!

— Mais vous n’avez pas ôté le cran de sûreté…

— Quel cran de sûreté encore ? Qu’est-ce que c’est que votre cran de sûreté ?

Georges la prit par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Mais quelle question ! Allons, nous nous sommes exercés au tir dans la cave… Vous avez bien vu ! Et je vous l’ai rappelé…

— Je ne me souviens pas. J’étais troublée. Et puis, quand je tirais avec le Nagant, il n’était pas question de cran de sûreté.

— Seigneur, n’importe quel collégien sait qu’un pistolet, à la différence d’un revolver, est doté d’un dispositif de ce genre, tenez, le voici !

— Je ne suis pas une collégienne ! protesta Elisa entre deux sanglots hystériques. C’est votre faute ! Ah ! vous parlez d’un second ! Vous ne m’avez rien expliqué clairement ! Mon Dieu, mais éloignez-les de moi ! Et puis, vous aussi, allez-vous-en ! Je ne veux plus voir personne !

Elle partit en courant, droit devant elle, suffoquée par ses larmes. Novimski, docilement, resta sur place.

— Mme Altaïrskaïa est fatiguée ! lança-t-il alors qu’elle s’éloignait. Je vous demande de montrer du tact. Venez au spectacle, messieurs et mesdames ! Et laissez les artistes avoir une vie privée !

Le monde du théâtre est plein de récits et légendes de fiascos honteux, sinon monstrueux. Il n’est pas une comédienne, même parmi les plus célèbres, qui n’ait un jour fait un cauchemar où elle oubliait son rôle ou bien commettait une gaffe affreuse à laquelle la salle répondait d’abord par un silence funeste, puis par des sifflets, des huées, un vacarme de fauteuils. Elisa était persuadée qu’une telle chose ne lui arriverait jamais. Et pourtant elle venait de rater ignominieusement la plus importante entrée en scène de sa vie. Errant à l’aveuglette dans le couloir de l’hôtel, elle pensait non aux conséquences de son agression contre Gengis Khan (il y en aurait certainement), mais à sa propre irrémédiable vacuité.

La vie n’était pas un théâtre. Aucun garçon de scène ne frappait en coulisse sur une plaque de métal pour faire entendre un coup de feu, et le scélérat ne s’écroulait pas de lui-même. Nul rideau salvateur ne la dérobait au public déchaîné. Il n’était point de costume ou de grime dont elle pût se débarrasser.

Je suis nulle, ma vie est nulle, j’ai mérité mon sort. Tel un oiseau blessé, défaite et à bout de forces, Elisa s’était enfermée dans sa chambre, dans le noir, sans même ôter son chapeau. Elle n’eut pas conscience qu’elle sombrait dans le sommeil.

Elle fit un rêve atroce, insupportable. Elle était dans sa loge de maquillage, dont tous les murs étaient tapissés de miroirs. Elle voulait s’y regarder, mais aucun ne la reflétait. Qu’elle posât les yeux sur l’un ou sur l’autre, chacun lui renvoyait la même image – vide. Et il lui semblait en même temps entrevoir comme une tache noire sur le côté, mais qui se dérobait aussitôt, insaisissable. Elle restait assise, tournait la tête de plus en plus vite, à droite, à gauche, à droite, à gauche, mais nulle part il n’y avait d’Elisa. C’est parce que j’ai ôté mon costume et mon maquillage, et qu’en dehors de mon rôle je n’existe pas, devina-t-elle, et elle en fut si terrifiée qu’elle poussa un gémissement et se réveilla, en larmes.

Si le soleil eût brillé dans le ciel, peut-être eût-elle connu quelque soulagement. Mais l’aube grisâtre de novembre était encore pire que les ténèbres nocturnes. En outre tout son corps demeurait engourdi d’être resté longtemps dans une pose inconfortable. Elisa se sentait sale, malade et vieille. Le cśur étreint par la peur, elle parcourut la chambre des yeux. Les contours des objets émergeant de la pénombre l’effrayaient. Une grande glace luisait sur le mur, mais pour rien au monde Elisa ne se fût résolue à s’en approcher. Le monde réel l’oppressait de tous côtés, il était menaçant et imprévisible, elle ne comprenait pas l’évolution de son intrigue et n’osait imaginer ce qu’en serait le dénouement.

Debout d’un bond, elle se prit à courir sans but d’une pièce à l’autre. Il lui fallait décamper d’ici, partir, vite ! Mais où ?

Là où tout était bien connu et prévisible. Au théâtre ! Ses murs étaient ceux d’une forteresse imprenable. Il n’offrait d’accès ni aux étrangers ni à la vie réelle et ses dangers. Là-bas, elle serait dans son royaume, où tout était familier et intelligible, où rien ne faisait peur.

Après la mort du malheureux Limbach, on avait aménagé pour elle une nouvelle loge à l’extrémité opposée du couloir, très claire et élégante – Noé Noévitch avait donné des ordres. Elle éprouvait une envie intolérable de fuir dans l’instant même la suite sinistre, parfaitement hostile, qu’elle occupait, de traverser la place et de se retrouver là-bas, au milieu des affiches et des photographies rappelant les triomphes passés. Rappelant qu’Elisa Lointaine existait pour de bon.

Seule l’habitude de la discipline en tout ce qui touchait l’apparence physique et les vêtements l’empêcha de lever le camp sur-le-champ. Avec une rapidité inouïe (en une heure à peine), Elisa se refit une beauté, se changea, se parfuma et coiffa ses cheveux en un chignon serré. Toute cette activité lui redonna quelques forces. Le miroir, en tout cas, lui renvoya son reflet. Elle était pâle, certes, les yeux caves, mais, allié à un velours bleu marine et un chapeau à larges bords, cet air maladif avait quelque chose d’intéressant.

Tandis qu’elle marchait dans la rue, des hommes se retournaient sur son passage. Elisa, peu à peu, commençait à s’apaiser. Quand enfin elle entra dans le foyer du théâtre, où chaque son rendait un écho, elle poussa un soupir de soulagement. Il restait plus d’une heure et demie avant la répétition. Avant onze heures, elle aurait retrouvé la forme. Et ensuite… Mais elle s’interdit de penser à ce qui adviendrait ensuite…

Ah ! comme on était bien au théâtre quand il était encore désert ! La pénombre n’avait rien d’effrayant, le bruit léger des pas lui-même était plaisant.

Elle adorait également la salle de spectacle plongée dans l’obscurité, sans une âme qui vive. En l’absence des acteurs, ce vaste espace restait inerte ; il attendait, docile et patient, qu’Elisa l’emplît de sa lumière.

Elle poussa le battant… et s’immobilisa.

Au loin, près de l’estrade, une lampe était allumée sur la table du metteur en scène. Quelqu’un se tenait devant, dos tourné, qui fit brutalement volte-face quand la porte grinça. Une haute silhouette, large d’épaules.

— Qui est là ? s’écria Elisa avec effroi.

— Fandorine.

Voilà donc quelle force m’a attirée ici ! songea Elisa, pénétrée par l’évidence du fait. C’est le destin. C’est le salut. Ou bien la fin de tout – à présent peu importe.

Elle s’avança rapidement.

— Vous aussi, vous avez ressenti un appel ? dit-elle en frissonnant. C’est l’instinct qui vous a conduit ici ?

— Ce qui m’a conduit ici, c’est la chimie.

Au premier instant, Elisa fut surprise de cette réponse, puis elle comprit : il parlait de la chimie intérieure, de la chimie du cśur !

Seulement la voix de Fandorine n’avait pas le timbre qui eût convenu. Elle n’était pas émue, ni troublée, mais soucieuse. En s’approchant encore, Elisa vit qu’il tenait dans ses mains un grand cahier ouvert – les Tables de la loi.

— R-regardez. Hier soir, ça n’y était pas.

Elle jeta un coup d’śil distrait à la page du jour. En haut était écrit en larges lettres : « QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. PRÉPAREZ-VOUS ! »

— En effet, ça n’y était pas. Je suis partie la dernière, il était minuit passé.

Elisa haussa les épaules.

— Mais pourquoi êtes-vous préoccupé par cette stupide et lassante plaisanterie ?

Comme ses yeux sont profonds, pensait-elle. S’il pouvait me regarder ainsi toujours…

Fandorine lui répondit à mi-voix :

— Là où on tue, on ne plaisante pas.

DEUX UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

Nouvelles et anciennes hypothèses

Eraste Pétrovitch avait prononcé ces paroles sans réfléchir : il n’avait pas encore recouvré ses esprits, tant l’apparition d’Elisa en ces lieux était inattendue. Mais la jeune femme, Dieu merci, n’avait pas bien entendu ce qu’il disait.

— Comment ? demanda-t-elle.

— Rien. Des b-bêtises…

Et il songea : Il est nocif pour moi de la regarder de près. Les symptômes de la maladie s’aggravent. Il dissimula l’analyseur-extracteur derrière son dos, pour éviter d’avoir à entrer dans des explications. Mais il lui faudrait bien, cependant, justifier sa présence d’une manière ou d’une autre.

Quel regard elle avait ! Si une autre femme l’avait regardé avec de tels yeux, aucun doute n’eût été permis : il eût pu être assuré qu’elle l’aimait de toute son âme. Mais Elisa était une actrice…

Elle n’avait montré de sentiment vraiment sincère qu’une seule et unique fois : quand elle s’était évanouie à l’annonce de la mort de son fiancé. Une douleur aiguë avait alors percé le cśur de Fandorine. Ne devait-on pas conclure qu’Elisa s’apprêtait à épouser le millionnaire non par calcul mais par amour ?

Cette idée l’avait taraudé ensuite toute la journée, l’empêchant de se concentrer sur sa tâche. Finalement, il avait commis un acte indigne. Tard dans la soirée, il avait téléphoné au Métropole, après s’être informé auprès de Stern du numéro de chambre de la comédienne, et avait planté à celle-ci une aiguille, en lui lisant un tanka tout empreint de sarcasme. Le sens de ce poème était évident : votre amour ne vaut pas tripette, madame ; peut-être, dans une prochaine vie, aurez-vous mieux à offrir.

Elle lui avait répondu d’une voix totalement inexpressive, affectant une parfaite indifférence à tout cela, elle avait même ri, mais elle n’avait pas réussi à l’abuser pour autant. Si une telle actrice n’était pas capable de dissimuler son chagrin, c’était que celui-ci était immense. Pourquoi alors avoir opposé à Aguilev un refus ? En vérité, le cśur d’une comédienne est aussi ténébreux que l’ombre d’une arrière-scène.

Fandorine s’était senti honteux, et s’était juré de laisser Elisa en paix. Les jours suivants, il s’était tenu à distance. La veille au soir, seulement, il s’était trouvé contraint de paraître à ses yeux, mais il ne l’avait pas approchée.

La veille, il lui avait été impossible en effet de ne pas se rendre au théâtre. L’intérêt de l’enquête le réclamait.

La mort d’Aguilev avait porté en outre un coup très violent à l’amour-propre de Fandorine. L’hypothèse à laquelle il avait consacré tant de temps et d’énergie se trouvait anéantie. Mister Svist était mort ; le Tsar se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique. La bande des revendeurs à la sauvette moscovites n’existait plus et ne pouvait avoir de lien avec le décès du millionnaire.

Eraste Pétrovitch avait la quasi-certitude qu’il ne s’agissait nullement d’un suicide. Aguilev n’était pas homme à attenter à ses jours pour des fiançailles avortées. Mais il convenait d’abord de se rendre sur le lieu de la tragédie et de tout vérifier par soi-même. Il serait toujours temps ensuite de se livrer à l’autoflagellation, et de remettre de l’ordre dans ses sentiments bouleversés et ses idées embrouillées.

— Allons rue Pretchistenka, avait-il dit à « M. Simon », pendant que les dames s’affairaient auprès d’Elisa évanouie. Je dois voir ça.

Massa avait lancé un coup d’śil expressif à son maître, s’était heurté à un regard qui n’exprimait rien du tout, et avait poussé un soupir avant de tourner le dos.

Eraste Pétrovitch n’avait toujours pas aplani ses relations avec son camarade depuis son retour d’Europe. Informé du mariage imminent d’Elisa, Fandorine était rentré chez lui, rue Svertchkov, plus sombre qu’un ciel d’orage. Il n’avait envie de parler de rien. Et du reste il n’avait guère de quoi se vanter. Il avait échoué à capturer le Tsar. Dès le début, l’opération avait marché de travers, elle s’était achevée par un fiasco, et l’unique responsable en était Eraste Pétrovitch lui-même. Si, au lieu de ce balourd de Georges, il avait emmené avec lui Massa aux Sokolniki, le résultat eût été tout différent.

— Tu restes, avait dit Fandorine à son serviteur. Ne pose pas de questions.

Et le Japonais, naturellement, s’était vexé. Non content de disparaître pendant près de deux semaines, sans donner la moindre explication, le maître, par-dessus le marché, ne voulait rien raconter ? Pareille chose ne s’était pas produite une seule fois en l’espace de trente-trois ans.

— Dans ce cas, moi non plus je ne vous raconterai rien ! avait déclaré Massa, voulant évidemment parler d’Elisa et de ses rapports avec elle.

— Très bien, à ton aise.

Fandorine ne désirait de toute façon rien entendre de la vie amoureuse mouvementée de Mme Altaïrskaïa-Lointaine. Elle pouvait bien se laisser embrasser et cajoler par qui elle voulait, et épouser qui bon lui semblait. C’était son affaire.

A la vérité, l’espoir de guérison d’Eraste Pétrovitch s’était révélé prématuré. Le cafard lui était retombé dessus. A seule fin de se distraire et de s’occuper l’esprit, il s’était rendu le lendemain au théâtre pour faire ce dont il avait depuis longtemps l’intention : examiner les inscriptions délictueuses laissées dans les Tables de la loi.

A ce moment, elles étaient au nombre de trois.

En date du 6 septembre : « HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. REPRENEZ-VOUS ! »

Puis à la deuxième page d’octobre, simplement : « AVANT LE BÉNÉFICE, SEPT UNITÉS. »

Et la plus récente, à la date du 1er novembre : « AVANT LE BÉNÉFICE, CINQ UNITÉS. »

De grosses lettres. Ecriture chaque fois identique. Le tout tracé au crayon à encre.

C’était d’une évidente absurdité. L’un des acteurs s’amusait – il cherchait apparemment à piquer au vif le metteur en scène pour l’écouter vociférer.

Eraste Pétrovitch avait feuilleté encore une fois le « livre saint », de manière à vérifier qu’il n’avait pas sauté d’inscription mentionnant six unités, mais il n’en trouva pas. Alors, furieux, il reposa le cahier. La plaisanterie n’était pas seulement stupide, mais incohérente. Ces messages ne méritaient pas qu’on leur prêtât attention.

La fois suivante, il s’était présenté au théâtre le 5 novembre, le samedi où Elisa devait donner sa réponse à Aguilev. Bien qu’il luttât contre lui-même, il était tout de même venu. Comment serait-elle ce jour-là ? Serait-elle troublée de le voir ? Il avait dans sa poche le triste poème évoquant l’amour de la geisha. Eraste Pétrovitch avait composé ce tanka pendant la nuit, tourmenté par l’insomnie.

Mais il n’avait pas eu l’occasion de le lui remettre. Les événements s’étaient emballés quand une vieille connaissance, personnage d’une vie antérieure, avait fait irruption dans la salle de spectacle.

Senia avait beaucoup changé, au point que Fandorine ne l’avait pas reconnu immédiatement. Il s’était métamorphosé en un jeune Européen à la mine dégourdie, qui mélangeait mots russes et français ; cependant ses manières laissaient de temps à autre transparaître l’adolescent de la Khitrovka, à moitié délinquant, avec lequel Eraste Pétrovitch avait vécu autrefois une des plus sombres aventures de sa carrière de détective.

Sur le chemin de la rue Pretchistenka, ils eurent le temps de parler un peu, ou plutôt de brailler un peu sous les rugissements du puissant moteur de la Bugatti.

— Comment en êtes-vous venu à travailler dans le cinématographe ? Et pourquoi vous appelez-vous à présent Simon ? demanda Fandorine.

— Oh ! Eraste Pétrovitch, s’il vous plaît, tutoyez-moi comme autrefois. Toutes ces années, je n’ai cessé de converser avec vous et avec M. Massa. Quand je ne savais que faire, je vous posais toujours la question. Mentalement. Et vous répondiez : « Senia, fais comme ceci. » Ou vice versa : « Ne fais pas ça, ne sois pas crétin. »

Il jacassait sans relâche. On voyait qu’il était terriblement heureux de cette rencontre inattendue, au point d’en avoir oublié pour un temps le funeste événement qui venait de se produire. En cela, Senia n’avait pas du tout changé. Déjà auparavant, il était incapable de rester longtemps accablé.

— Je suis devenu Simon, parce qu’un Français est incapable de prononcer « Semion », sa langue tourne ça autrement. Et je suis tombé amoureux du cinéma, parce qu’il n’y a rien de plus formidable au monde. La première fois que j’ai vu Le Voyage dans la Lune, j’ai tout de suite compris : le voilà, mone chmiène dane lia vie, la voie à suivre, si vous préférez !

— M-merci, dit Eraste Pétrovitch, remerciant Senia pour la traduction.

— Dé riène. Je suis allé tout droit chez le grand M. Méliès. Je peinais encore à m’exprimer en français, c’en était à la fois à rire et à pleurer. Vouzêtes jéni, j’ai dit. Jo vio vivre et mourir pour cinéma ! Je l’avais transcrit sur un papier, dans notre alphabet. Je l’avais appris par cśur. Ça, et rien de plus.

— Mais il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. L’essentiel était dit. Tu as toujours fait preuve, depuis tes plus jeunes années, d’exceptionnelles qualités p-psychologiques.

— Ensuite, j’ai quitté Méliès. Le vieux commençait à perdre son flair, à se laisser dépasser par le progrès. Aujourd’hui, pour le cinéma, qu’est-ce qui est important ? L’envergure ! Gaumont, par exemple, a de l’envergure. L’an dernier, lui et moi avons inauguré en grande pompe à Paris une salle de projection de trois mille quatre cents places ! Mais Gaumont n’a pas voulu me prendre pour associé, alors je suis parti. Et puis, on est à l’étroit en France. Tout le monde se pousse du coude. On ne peut réaliser de vraies affaires que chez vous, en Russie. Acondition d’être énierjik.

Tenant le volant d’une main, et agitant l’autre, il jeta un coup d’śil à Fandorine, qui venait de hausser un sourcil à ce « chez vous, en Russie ». Mais Senia se méprit sur ce signe d’étonnement, et entreprit d’expliquer :

— Etre énierjik, c’est passer son temps à révoluer. Condition essentielle du succès. On peut se passer d’avoir d’autres qualités, mais pas d’être énierjik. Vous avez ici beaucoup de grosses têtes, beaucoup de gens travailleurs, et même parfois honnêtes. Mais ils sont tous endormis, mollassons. Ils vous inventent un truc astucieux, et restent assis sur leur derrière, comme des ours. Ils vous concluent une bonne affaire, et s’en vont fêter ça. Alors qu’il faut aller vite, vite, sanzaret. Un type énierjik, même s’il n’est pas follement antelijan, futé si vous préférez, va trébucher dix fois, et onze fois se relever, et de toute façon dépasser le type malin mais mou. Ici, chez vous, je le vois bien, on ne fait que parler révolioussionne, libertié-égalitié. Mais la Russie n’a pas besoin de révolioussionne, elle a besoin qu’on lui colle un chardon sous la queue pour galoper à toute allure avec agilité.

A ce dernier mot, Senia-Simon se tut subitement, la mine affligée.

— Aguilev, Andrioucha… ça, c’était un vrai jéni financié. Pas « fiancé », ce que je veux dire, c’est…

— Un génie de la finance.

— Voilà, c’est ça. Nous aurions pu faire ici des tas d’affaires sensationnelles, lui et moi. Sans cette femme-serpent. Les gars comme Andrioucha ne sont de marbre qu’en apparence, alors qu’en fait ils sont affreusement passionnés, fébriles. Un cśur de marbre, si on le chauffe à mort et qu’on l’arrose ensuite d’eau glacée – crac ! il se fend !

— Jolie m-métaphore, déclara Eraste Pétrovitch en se frottant instinctivement le côté gauche de la poitrine. Mais que je ne t’entende plus parler de « femme-serpent ». Je ne permettrai à personne d’insulter Mme Lointaine. Et d’un. Ensuite…

Il voulait ajouter qu’Elisa n’y était très certainement pour rien, mais il se retint. Maintenant, après ce nouveau décès, il n’était plus sûr de rien.

Simon interpréta cette hésitation à sa manière. Oubliant encore une fois son chagrin, il adressa à son voisin un clin d’śil rusé.

— Il fallait le dire tout de suite. Vous n’avez pas changé, à ce que je vois. Toujours à en pincer pour les famfatals ! Vous avez juste pris un autre nom, je ne sais pourquoi. Andrioucha m’en rebattait les oreilles : Fandorine, Fandorine, il va nous pondre des trucs fabioulio, mais moi j’étais bien à mille lieues de me douter que c’était vous. Au fait, ça sonne plutôt bien : Fandorine. Ça fait penser à Fantomas. Tenez, voilà qui ferait un film épatant. Vous ne l’avez pas lu ? De la vraie littérature, autre chose qu’Emile Zola ou Léon Tolstoï. Une puissance ! On pourrait essayer M. Massa dans le rôle principal. C’est donc lui, « le Japonais Gazonov » ? Je ne l’ai pigé qu’aujourd’hui. M. Massa lui aussi sait escalader les murs et filer des coups de tatane dans la figure, et tout ce genre de trucs. Et qu’il ait les yeux bridés, on s’en fiche pas mal. Fantomas est toujours masqué. C’est le jéni du crime !

Sur quoi il se mit à raconter avec ferveur les aventures d’une sorte de magnat du monde de la pègre, héros de romans à la mode. Eraste Pétrovitch avait connu quelques personnages de cette espèce dans la vraie vie, aussi l’écouta-t-il avec intérêt. Cependant, la voiture de course s’engouffrait déjà dans l’une des ruelles donnant sur la rue Pretchinstenka. Elle stoppa dans un crissement de freins devant un hôtel particulier dont un policier gardait l’entrée.

Ils étaient arrivés.

L’enquêteur était inconnu de Fandorine – un certain capitaine Drissen, dépêché par l’adjoint au maître de police. La mort d’un millionnaire est une chose sérieuse, rien à voir avec celle d’un petit sous-lieutenant de rien du tout, aussi n’avait-on pas confié l’affaire à un modeste fonctionnaire comme Soubbotine, si zélé fût-il.

L’officier ne lui plut guère. Il y avait toujours eu beaucoup de ces individus retors dans la police, mielleux avec les gens haut placés et grossiers avec les humbles, mais au cours des dernières années cette espèce s’était partout multipliée. Le capitaine avait bien sûr entendu parler d’Eraste Pétrovitch, c’est pourquoi il se montra des plus aimables avec lui. Il ne fit aucune difficulté pour tout lui montrer, tout lui expliquer, et même lui exposer les conclusions auxquelles il avait abouti, ce qu’on ne lui avait nullement demandé.

Lesdites conclusions, pour faire bref, se résumaient à ce qui suit.

Comme l’avait établi l’interrogatoire des témoins, le défunt était convaincu que ce jour-là serait le plus heureux de sa vie. Depuis les premières heures du jour, il se préparait à aller rendre visite à l’hôtel du Louvre à la dame de son cśur, la célèbre comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, pour lui passer au doigt une bague de fiançailles.

— A propos, où est-elle passée, cette bague, monsieur Simon ? demanda Drissen, interrompant son rapport pour fixer Senia d’un regard non pas flagorneur mais bel et bien menaçant. Vous l’avez prise et vous êtes sauvé avec, or on risque de me la réclamer.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, rétorqua le Parisien, la mine sombre, balayant la question d’un revers de main.

Depuis qu’il était entré dans la maison de feu son associé, il était tout tendu, et ne faisait que pousser des soupirs.

— En cas de besoin, je rembourserai. Pas dé problème.

L’officier parut enchanté d’apprendre que l’argent n’était pas un problème pour son interlocuteur. Il sourit d’un air paterne, et reprit son exposé.

Le tableau pour lui était clair. La fiancée, au dernier moment, avait changé d’avis, et en avait informé le défunt par téléphone. Aguilev, fou de douleur, avait empoigné son rasoir. Sa main tremblait, c’est pourquoi au début il ne s’était infligé que quelques menues entailles, puis enfin, surmontant sa faiblesse, il s’était tranché l’artère carotide en même temps que la trachée, en sorte que la mort était survenue sur-le-champ.

Si Eraste Pétrovitch avait écouté avec attention l’exposé des faits, il n’en accorda aucune aux raisonnements du policier. Il resta un long moment accroupi auprès du cadavre, pour examiner à la loupe la gorge béante.

Finalement, il se releva, la mine très soucieuse.

— Vous savez, dit-il au capitaine Drissen, qui attendait dans une attitude pleine de déférence, il y a des policiers qui, c-contre rétribution, transmettent à la presse de boulevard toutes sortes de détails piquants concernant les faits divers. Alors voilà, s’il vient à transpirer dans les journaux que l’enquête lie la mort d’Aguilev au nom de l’artiste que vous avez mentionnée, je vous en tiendrai pour personnellement responsable…

— Permettez… s’insurgea Drissen.

Cependant Eraste Pétrovitch le foudroya d’un regard bleu si extraordinairement expressif que l’officier se tut.

— … et si un tel incident devait se produire, j’userais de toute mon influence pour que votre prochain lieu d’affectation soit la Tchoukotka. J’incommode rarement les instances supérieures de mes requêtes, aussi ne me refusera-t-on pas un service aussi insignifiant.

Le policier toussota.

— Néanmoins, monsieur, je ne puis porter la responsabilité pour d’autres. La rumeur peut filtrer du théâtre… L’affaire va soulever un énorme intérêt auprès du public. Ils ont déjà eu là-bas plusieurs suicides, voyez-vous…

— Les rumeurs sont une chose. La version officielle en est une autre. Vous m’avez compris ? Eh bien, parfait.

L’humiliant soupçon conçu par Fandorine s’était trouvé confirmé.

Il était fort peu probable que le Tsar et Mister Svist eussent été mêlés aux tragiques événements que le théâtre avait connus. Ils n’avaient pu tuer Aguilev, or celui-ci avait bel et bien été assassiné. Et à en juger par la manière d’opérer, par le même meurtrier qui avait éliminé Emraldov et Limbach.

Force était de reprendre l’enquête à zéro.

D’ordinaire, quand se produit une série de crimes mystérieux, le problème réside dans l’absence de toute hypothèse vraisemblable. Ici c’était exactement l’inverse. Des hypothèses, il en naissait beaucoup trop. Même en se bornant à l’abc de la méthode déductive : aux deux principaux mobiles capables de pousser un être humain à en tuer un autre – « à qui profite le crime » et « cherchez la femme ».

A qui pouvait profiter la mort du millionnaire ?

Eh bien, par exemple, à toute la troupe de l’Arche de Noé, et à son directeur en particulier. Par testament, la compagnie théâtrale héritait d’un capital considérable. Et d’un. L’insistance avec laquelle l’entrepreneur cherchait à pousser l’ensemble des comédiens vers le cinématographe impatientait et irritait chacun d’eux. Le monde du théâtre était pathologique, habité de passions hypertrophiées. Si un tel milieu avait nourri en son sein un individu aux penchants meurtriers (et c’était un fait presque indubitable), les raisons susmentionnées pouvaient se révéler pleinement suffisantes. Il fallait encore tenir compte ici de la psychologie du criminel artiste. Il s’agissait d’un type de personnage particulier, pour lequel le moteur du crime pouvait être la « beauté » du projet, en addition au profit matériel.

Quant au « cherchez la femme », il n’était pas besoin d’aller bien loin. Il y avait une candidature évidente. Cependant, si les crimes avaient été commis à cause d’Elisa, tout un éventail d’hypothèses surgissait.

Aguilev avait demandé en mariage celle qu’une multitude de regards fixaient avec concupiscence, vers laquelle des centaines de mains se tendaient chaque jour. (Eraste Pétrovitch répugnait à penser qu’il s’était lui-même trouvé un temps égaré au milieu de cette bousculade.) Parmi les adorateurs de Mme Altaïrskaïa, il pouvait fort bien s’en être trouvé un capable de tuer par jalousie.

A la différence de la version cui prodest, celle-ci pouvait inclure facilement les deux meurtres précédents. Le bruit avait couru en effet (peu importait qu’il fût ou non digne de foi) que Limbach avait obtenu les faveurs d’Elisa. La même rumeur avait circulé à propos d’Emraldov. Eraste Pétrovitch avait lui-même lu dans une critique de Pauvre Lisa une allusion des plus transparentes au fait que « la sensualité provocante du jeu des acteurs » découlait « d’une passion qui sans doute débordait la scène ».

Aux deux principaux mobiles susceptibles d’animer les gens ordinaires, il convenait encore d’ajouter plusieurs motivations exotiques, envisageables uniquement au théâtre.

La jalousie amoureuse y coexistait avec la jalousie professionnelle. La jeune première, dans une troupe, était toujours en butte à des rivalités féroces. On connaissait des cas où des ballerines, avant le spectacle, avaient versé du verre pilé dans les chaussons de la danseuse étoile. Une chanteuse d’opéra s’était vu un jour servir un lait de poule additionné de poivre destiné à lui casser la voix. Des faits semblables pouvaient fort bien se produire dans un théâtre d’art dramatique. Mais c’était une chose que de glisser un serpent dans une corbeille de fleurs, et c’en était une toute différente que d’empoisonner froidement Emraldov, d’éventrer Limbach, et d’égorger Aguilev.

Concernant les différentes entailles relevées sur la gorge de celui-ci, l’exaspérant capitaine Drissen s’était bien sûr trompé quant à leur succession. L’examen des blessures avait montré que c’était le coup mortel qui avait été porté en premier. Les autres avaient été infligés plus tard, alors que les convulsions de la victime avaient cessé. On le voyait aux traces de sang par terre, et à l’aspect des entailles les moins profondes : celles-ci étaient régulières, précises, comme tracées à la règle. Pourquoi le meurtrier avait-il eu besoin d’un pareil artifice ? La question restait posée. Néanmoins le mode opératoire de tous ces crimes se caractérisait clairement par une sorte de maniérisme, de théâtralité. Emraldov avait été empoisonné par du vin versé dans la coupe de la reine Gertrude ; on avait laissé Limbach se vider de son sang dans une loge fermée à clef ; on avait tailladé au rasoir la gorge d’Aguilev alors qu’il était déjà mort.

A propos de théâtralité, justement. Dans la pièce écrite par Eraste Pétrovitch, un des personnages, le marchand, avait la tête tranchée, pour prix de sa perfidie. Aguilev, l’entrepreneur, était lui aussi un marchand d’une certaine façon. Cette sorte de référence au spectacle n’était peut-être pas la seule ? Tout était possible. Il faudrait voir si l’on pouvait établir des parallèles entre la vie du millionnaire moscovite et celle du riche Japonais.

Il y avait encore une autre théorie, totalement folle celle-là. Eraste Pétrovitch était poursuivi par le « bénéfice » et les maudites unités mentionnées dans les Tables de la loi. Il en rêvait même la nuit : bâtons pointus, scintillants de pourpre, qui à mesure s’effaçaient, s’effaçaient. Au début ils étaient huit, puis sept, puis cinq disparaissaient d’un coup, pour n’en laisser plus que deux. Par ailleurs, les blessures observées sur la gorge du mort ressemblaient à des chiffres « 1 » couleur de sang : l’un grand et gras, et dix autres plus maigres. En tout, onze « 1 ». Mais « 11 », c’était encore finalement deux unités. Délire ! Schizophrénie !

Son cerveau, déjà hébété par d’humiliants tourments amoureux, refusait d’accomplir son habituel travail analytique. Jamais encore Eraste Pétrovitch ne s’était trouvé en une si piètre forme intellectuelle. Fleurs peuplées de serpents, coupes emplies de poison, rasoirs ensanglantés, chiffres « 1 » au fragile jambage… tout cela se mélangeait dans sa tête, et y tournoyait en une ronde absurde.

Mais l’expérience forgée au fil des ans, la volonté et l’habitude de l’autodiscipline finirent par prévaloir. Le premier principe de l’investigation le dit expressément : quand il y a trop d’hypothèses, il convient d’en réduire le nombre, en commençant par écarter les moins vraisemblables. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch décida en premier lieu de se débarrasser de cette histoire d’unités qui l’obsédait.

Pour cela, il lui faudrait démasquer le plaisantin, auteur des inscriptions idiotes laissées dans le « livre sacré ». Le saisir par le col (s’il se révélait être une dame, par le bras) et exiger des explications.

L’affaire était un peu délicate, mais assez simple au fond – raison supplémentaire pour laquelle Fandorine résolut de commencer par le « bénéfice ».

Le soir du 10 novembre, après le spectacle, Eraste Pétrovitch vint dans les coulisses boire le champagne avec la troupe. Les comédiens sont gens superstitieux, qui prennent les traditions très au sérieux, aussi, même ceux qui ne buvaient jamais, comme la Réginina ou Noé Noévitch, trinquèrent avec les autres et trempèrent leurs lèvres dans le vin.

Fandorine mémorisa où chacun avait posé son verre. Quand le foyer des artistes se fut vidé, il plaça toutes les coupes dans un sac de voyage, après avoir repéré chacune d’elles par une marque, et les emporta chez lui. Le serveur du buffet avait déjà quitté le théâtre, en sorte que personne ne remarquerait leur disparition avant le lendemain. Or Eraste Pétrovitch avait l’intention de revenir visiter les lieux pendant la nuit et de remettre les verres à leur place.

Ayant consacré l’année précédente à des travaux de chimie, Fandorine avait passé beaucoup de temps à étudier les groupes sanguins, une toute nouvelle découverte présentant une importance aussi bien pour la médecine que pour la criminologie. Elle promettait dans l’avenir des résultats encore plus intéressants, cependant l’analyse des traces de sang pouvait déjà, dès maintenant, rendre à l’enquêteur d’exceptionnels services. Pour l’instant, les tribunaux refusaient encore d’accorder à de telles expertises une valeur de preuve à charge, cependant un cas s’était déjà présenté où une analyse de sang avait permis d’innocenter l’accusé. Un meurtre accompagné d’un cambriolage avait été commis dans une maison de tolérance. Sur la robe d’une des pensionnaires figurant parmi les suspects, la police avait découvert plusieurs taches de sang frais, et il ne lui en avait pas fallu davantage pour conclure que la prostituée était l’assassin. La fille n’avait pas d’alibi, et avait déjà été traduite en justice par le passé. Les jurés penchaient à l’évidence pour un verdict de culpabilité. Toutefois l’analyse des taches avait permis de démontrer que le sang était d’un autre groupe que celui de la victime. La prostituée avait été acquittée, et le héros du jour n’avait pas été son avocat, mais l’expert en médecine.

Très intéressé par cette découverte, Eraste Pétrovitch était allé plus loin. Il avait établi en particulier qu’il était possible de déterminer le groupe sanguin à partir de traces de salive. C’était dans ce but qu’il avait temporairement dérobé les verres du buffet du théâtre.

Tard dans la nuit, dans son laboratoire personnel, Fandorine sortit les échantillons et procéda à l’analyse. Il y avait dix coupes en tout, car il avait exclu Massa et Elisa de la liste des suspects. Après hésitation, il y avait laissé Stern cependant. Comment savoir si le metteur en scène ne jouait pas lui-même à l’imbécile, au nom de sa fameuse « théorie de la rupture », ou autre considération semblable ?

Comme prévu par la science, les échantillons se divisaient en quatre lots : trois membres de la troupe étaient du premier groupe, deux du deuxième, trois encore du troisième, et deux du quatrième. En outre, les particules de liquide possédaient dans tous les cas des particularités individuelles complémentaires. La présence dans la salive, en quantité microscopique, de nicotine, de rouge à lèvres, de médicaments divers permettait d’espérer qu’il serait plus facile d’identifier l’individu que ne le pensait Fandorine.

A présent, il lui fallait retourner au théâtre, et mettre en śuvre une dernière procédure.

L’aube poignait déjà. Tandis qu’il se rasait et se changeait, Fandorine prêta l’oreille, curieux de savoir si Massa dormait. Pour la première fois depuis longtemps, Eraste Pétrovitch avait la possibilité de se prévaloir d’un succès devant le Japonais. Bien sûr, ce n’était pas là une avancée extraordinaire, mais il avait néanmoins quelque chose à raconter.

Cependant Massa, dans sa chambre, émettait des ronflements réguliers – comme s’il ruminait une offense, songea Fandorine. Eh bien, tant mieux. Aujourd’hui, l’auteur des griffonnages serait identifié. Il serait alors possible de raconter à Massa toute l’histoire, de se réconcilier avec lui et de l’associer à l’enquête. Un assassin était en liberté, il était dangereux. L’heure n’était plus aux enfantillages.

L’étape suivante consistait à prélever des échantillons dans les Tables de la loi. Toutes les inscriptions annonçant la fameuse représentation à bénéfice avaient été tracées avec un crayon chimique, qu’on mouillait de salive avant utilisation. Grâce à un « analyseur-extracteur » de son invention, permettant de conjuguer prélèvements et analyse, Eraste Pétrovitch avait l’intention de gratter des parcelles de papier susceptibles d’être imprégnées de cette salive. Il avait dû, hélas, y renoncer la nuit précédente, car l’homme de ménage avait pris le cahier pour le porter dans la salle de spectacle. Fandorine n’avait pas voulu attendre que l’homme fût parti. De toute manière, il lui fallait revenir ranger les verres à leur place.

Il pénétra dans le théâtre par la porte de service après avoir ouvert celle-ci au moyen d’un rossignol. Selon la règle instituée par Stern, les jours de répétition, aucun des membres du personnel de service ne devait se risquer à entrer dans le bâtiment avant la pause du déjeuner, de manière à ne pas troubler la cérémonie sacrée. Seul le portier était présent, enfermé dans sa guérite et séparé de la salle de spectacle par un étage entier. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch n’avait pas à craindre d’être vu à une heure si matinale.

Sans rencontrer aucune difficulté, il commença par rapporter les verres où il les avait pris, puis pénétra dans la grand-salle. Les Tables de la loi étaient posées là où elles devaient l’être : sur la petite table du metteur en scène.

Fandorine alluma la lampe, prépara l’extracteur, ouvrit le livre, et se figea.

Sur la page vierge, juste au-dessous de la date du jour, de grosses lettres chatoyaient d’un bleu chimique : « QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. PRÉPAREZ-VOUS ! »

Pour la quatrième fois ! Et les unités étaient à présent au nombre de quatre également.

Stupéfait, il porta le cahier à ses yeux. Très bien, se dit-il. Les traces sont fraîches. Maintenant nous allons savoir qui est ce plaisantin. Bien qu’il ne pensât plus du tout qu’il pût s’agir d’une plaisanterie.

Derrière lui, une porte grinça.

Fandorine se retourna : c’était Elisa.

On empêche Fandorine de raisonner

Impossible de prélever un échantillon devant elle. Eraste Pétrovitch dissimula l’extracteur. Il restait encore beaucoup de temps avant la répétition, les comédiens ne commenceraient pas à se rassembler avant une heure. Si Elisa le laissait seul, ne fût-ce que cinq minutes, cela lui suffirait.

— Vous ne montez pas à votre loge ? demanda-t-il après un silence pesant.

— Si, je dois ôter mon manteau et mon chapeau, et changer de chaussures. Vous m’accompagnez ? Passons par le foyer. Il y a trop de poussière dans les coulisses.

Il serait discourtois de refuser, songea-t-il tout en comprenant parfaitement qu’il s’abusait lui-même. Etre à son côté, marcher seul avec elle dans la pénombre des couloirs déserts… n’était-ce pas là le bonheur ?

Fandorine avait beau se sentir veule et pitoyable, il suivit Elisa sans dire mot. Soudain elle le prit par le bras – chose étrange, car lorsqu’elles se trouvent dans un lieu clos, les dames n’ont pas coutume de pareilles familiarités.

— Seigneur, continuer ainsi serait… murmura-t-elle, perdue dans ses pensées.

— Comment ?

— Rien, rien…

A la porte de la loge de maquillage, elle s’excusa et le pria de patienter un instant, le temps d’enfiler des tabi – des chaussettes japonaises adaptées à ses sandales.

Cinq minutes plus tard, elle l’appela :

— Vous pouvez entrer.

Elisa était assise devant un trumeau, mais elle regardait Fandorine, et celui-ci la voyait sous tous les angles en même temps : la nuque, le visage, les deux profils. Sa chevelure chatoyait dans la lumière des lampes, tel un casque d’or.

— Je vous en prie, restez un peu avec moi. Soyez seulement présent. Je me sens très mal…

Eraste Pétrovitch baissa la tête pour ne pas la regarder dans les yeux. Il craignait de se trahir, il craignait de se précipiter vers elle et de se mettre à bafouiller de lamentables sottises à propos d’amour.

Il serra les dents et se força à penser à l’affaire. A l’évidence, il lui faudrait maintenant attendre le soir pour effectuer les prélèvements de salive dans les Tables de la loi, mais même sans résultat d’analyse il y avait déjà de quoi réfléchir un peu.

Ainsi, une quatrième inscription était apparue dans le cahier. La chronologie et l’arithmétique des messages étaient les suivantes : le 6 septembre restaient huit unités avant certaine représentation à bénéfice, et l’on invitait quelqu’un à « se reprendre » ; le 2 octobre restaient sept unités ; le 1er novembre, bizarrement, cinq seulement ; enfin, ce jour, 11 novembre, le nombre d’unités était tombé à quatre, tandis que l’auteur anonyme commandait de « se préparer ». Dans cette cavalcade de chiffres, à première vue arbitraire, Fandorine subodorait un système. Et si tel était le cas…

— Je compatis sincèrement à votre p-peine, dit-il tout haut, car Elisa attendait manifestement quelques paroles de lui. Perdre un fiancé, c’est horrible.

— C’est horrible de se perdre soi ! Horrible de vivre à chaque instant dans le désespoir et la peur !

Elle pleurait ? Pourquoi avait-elle plaqué la main sur sa bouche ?

Eraste Pétrovitch s’avança vivement vers elle. S’arrêta. Fit un pas encore. Elisa s’était retournée. Elle l’enlaça, colla son visage contre lui et éclata en sanglots.

C’est nerveux. Rien d’étrange là-dedans. Son étreinte signifie seulement qu’elle a besoin de soutien, de consolation. Prudemment, très prudemment, il posa une main sur son épaule, et de l’autre lui caressa les cheveux.

Elisa pleura un long moment, et durant tout ce temps les pensées d’Eraste Pétrovitch refusèrent de revenir à l’énigme des « unités ».

Mais quand la comédienne releva son visage humide et regarda Fandorine, celui-ci fut pris d’une irrésistible envie de se pencher vers elle et de sécher de ses lèvres chacune de ses larmes. Il recula d’un pas. Et se raccrocha au travail de déduction comme à une bouée de sauvetage.

Le reste d’unités qui change constamment signifie qu’il en était au début un nombre déterminé. En conséquence d’un processus soustractif, lié de quelque manière avec l’écoulement du temps, ce nombre diminue. Première question : qu’est-ce que ce nombre ? Combien d’unités y avait-il initialement ?

— Je n’en puis plus, murmurait Elisa. Je dois vous raconter… Non, non !

Elle se retourna brusquement, se vit dans le miroir et poussa une exclamation.

— Quelle tête épouvantable ! La répétition a lieu dans cinquante minutes ! Vous ne devez pas me voir ainsi ! S’il vous plaît, attendez-moi dehors. Je me remets en état et je vous retrouve tout de suite !

Cependant, elle sanglotait encore. Debout dans le couloir, Fandorine l’entendait renifler, marmonner.

Enfin Elisa sortit, repoudrée et recoiffée.

— J’ai les nerfs à vif, dit-elle en se forçant à sourire. Je crois que je vais faire des étincelles aujourd’hui à la répétition. A condition que je ne pique pas une crise d’hystérie. Permettez-moi de m’appuyer sur votre bras, cela me redonnera des forces.

Leurs épaules se touchèrent. Il sentit qu’elle tremblait de tout son corps et eut peur que ce tremblement ne se communiquât à lui.

X moins Y égale huit. X moins Y plus un égale sept. X moins Y plus trois égale cinq. X moins Y plus quatre égale quatre… Au lycée, Fandorine n’avait jamais brillé par ses résultats en algèbre, et il ne gardait qu’un vague souvenir de cette matière a priori inutile, qu’il avait omis d’inclure dans son programme de vieillissement fécond. Et il avait eu tort. Peut-être un mathématicien eût-il su résoudre cette équation délirante. Quoique une équation à deux inconnues n’eût pas de solution unique, semblait-il. Ou bien si ? Impossible de se rappeler. Sans la proximité brûlante de l’épaule d’Elisa, sans le parfum de ses cheveux, son esprit n’eût pas tiré à hue et à dia, ni sauté du coq à l’âne…

Ils voulurent pénétrer dans la salle par une porte latérale, mais celle-ci bizarrement se trouvait fermée à clef, aussi furent-ils contraints d’emprunter celle du milieu.

— … ne peux plus voir dans le cahier ces âneries à propos de bénéfice et d’unités ! braillait Noé Noévitch en agitant les bras. Celui qui fait ça cherche à me détruire ! Il me plante ses unités dans le corps, comme autant d’aiguilles ! Il s’en sert pour m’égorger, comme avec un rasoir !

L’avertissement lancé la veille par l’assistant à propos de l’amende à payer en cas de retard avait porté ses fruits. Bien qu’il ne fût encore que onze heures moins vingt, presque toute la troupe était déjà rassemblée. Les acteurs étaient assis au premier rang, écoutant d’une oreille paresseuse les vociférations du metteur en scène.

— Installons-nous au fond pour l’instant, dit Elisa. J’ai besoin de me reprendre en main… Je ne sais pourquoi, je n’y arrive toujours pas… Je vais m’effondrer en morceaux. Comme du verre brisé.

Les unités… Pour l’égorger, comme avec un rasoir ! Fandorine tressaillit. Combien d’entailles y avait-il sur la gorge du millionnaire ?

— C’est fini, je n’en peux plus. Arrive que pourra, disait Elisa d’une voix cassée.

Mais Eraste Pétrovitch ne la regardait plus, ni ne l’écoutait. Les chiffres claquaient dans sa tête.

— C’est Gengis Khan qui les tue tous ! Mon ancien mari ! Il est devenu fou de jalousie ! Il a assassiné deux de mes admirateurs à Saint-Pétersbourg. Et trois à Moscou ! Ce n’est pas un être humain, mais un démon ! Il finira par me tuer moi aussi ! balbutiait la comédienne, suffoquée par les larmes.

— Gengis Khan vivait au XIIe siècle, répondit Fandorine distraitement. Douze, ça ne va pas. C’est onze, le bon nombre ! Onze unités ! Récapitulons. Huit, c’est onze moins trois. Sept, c’est onze moins quatre. Cinq, c’est onze moins six. Pourquoi tout à coup un tel intervalle ? Bon Dieu ! Parce que c’était le 1er novembre ! Et aujourd’hui, 11 novembre, il ne reste plus que quatre unités. Mais qu’est-ce que c’est que ces quatre unités ?

Elle le regardait avec effroi.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Comment ?

— Vous… vous ne m’écoutiez pas ?

Eraste Pétrovitch abandonna non sans peine son raisonnement arithmétique.

— Que dites-vous là ! Bien sûr que je vous écoute. Votre ancien mari Gengis Khan assassine tout le monde… C’est de la p-psychose. Vous en avez trop enduré. Il faut vous apaiser.

La peur s’accentua dans les yeux de la jeune femme.

— Oui, oui, de la psychose ! N’y accordez pas d’importance. Je deviens folle. Promettez-moi de ne rien entreprendre !

Elle joignit les mains en une prière.

— Oubliez ! Je vous en supplie !

A ce moment Vassilissa Prokofievna entra majestueusement dans la salle, le visage écarlate.

— Ouf ! J’ai failli être en retard !

Elle jeta un coup d’śil à Elisa en larmes, et s’approcha, intriguée.

— Que répétez-vous, ma petite Elisa ? Ah ! j’ai deviné. Le Roi Lear, cinquième acte. Cordélia : « C’est pour toi, roi opprimé, que je m’afflige ; seule, j’affronterais aisément les affronts de la fortune perfide. » Allons-nous donc jouer Shakespeare ?

Nous ressemblons effectivement à un père et sa fille, songea Fandorine avec déplaisir. Elle est une jeune femme, et j’ai les cheveux blancs.

Elisa, quant à elle, piqua un fard et s’écarta.

— Je suis la dernière ?

La Réginina regarda autour d’elle.

— Non, Georges, notre cerbère, n’est pas encore là, béni sois-tu, Seigneur.

En effet, tout le monde était assemblé, à l’exception de l’assistant. Fandorine aperçut la tête ronde de Massa tout au bout du premier rang. Le Japonais chuchotait à l’oreille de Sima Abrikossova, mais en même temps louchait en direction de son maître.

Quatre unités, c’est un repère de temps ! Telle heure, tant de minutes ! Cependant, où caser le nombre échappant à la série ?

Le souffle d’Elisa lui chatouilla l’oreille.

— Vous me promettez d’oublier ce que j’ai dit ?

Mais Stern venait de monter sur la scène. Il parcourut la salle du regard.

— Geisha Izumi ! Vous avez assez distrait notre cher auteur ! Venez nous rejoindre, je vous prie ! Nous commençons ! Bon Dieu, mais où est Georges ? Ah, il est beau, l’apôtre de la discipline ! Onze heures moins une, et il n’est toujours pas là ! Quelqu’un a-t-il vu Novimski ? Où est Novimski ?

Fandorine vacilla dans son fauteuil.

Mais bien sûr ! Novem ! Le chiffre neuf !

— Où est Novimski ! s’exclama-t-il à la suite de Stern, tout en se levant.

— Ici ! Je suis ici !

L’assistant venait d’apparaître dans l’allée centrale. Il avait une tout autre allure qu’à l’ordinaire : en habit, avec plastron empesé et chrysanthème blanc à la boutonnière. Georges se retourna et, curieusement, ferma la porte à clef. Puis, apercevant Fandorine en compagnie d’Elisa, il parut se réjouir au plus haut point.

— Eraste Pétrovitch ? Je ne m’y attendais pas. Mais c’est encore mieux. Sans dramaturge, le spectacle du monde serait incomplet.

— Novimski, j’ai à vous parler.

Fandorine fixait Georges avec insistance.

— Répondez à mes questions.

— Je n’ai pas le temps de bavarder avec vous.

L’assistant du metteur en scène, miraculeusement métamorphosé, affichait un sourire tranquille et assuré.

— Quant à vos questions, dans un instant elles seront caduques. Je vais tout expliquer. Suivez-moi, je vous prie, jusqu’à la scène.

— Pourquoi avez-vous fermé la porte ? demanda Elisa. Qu’est-ce que c’est, un nouveau règlement ?

Mais Georges ne répondit pas ; s’engageant entre les rangées de fauteuils, il marchait déjà vers la scène d’un pas aérien. Il escalada avec aisance l’escalier menant au hanamiti. Puis de la main gauche tira une montre de sa poche, qu’il exhiba à l’assistance.

— Mesdames et messieurs, je vous félicite ! déclara-t-il d’une voix solennelle. La représentation à bénéfice va commencer. Plus que deux unités à attendre !

LE BÉNÉFICE

Onze un et un neuf

Du haut de la scène, vêtu de son costume de cérémonie, Georges, qui s’était permis de s’adresser à la troupe sans que Noé Noévitch lui en eût donné l’autorisation, débita le singulier discours suivant :

— Il est à présent exactement 11 heures du 11e jour du 11e mois de l’année 1911 ! Ce qui nous fait neuf un, neuf unités. Dans 11 minutes, le nombre de un atteindra onze, et l’instant deviendra parfait ! A ce moment je l’arrêterai ! L’heure de ma représentation à bénéfice aura sonné, mesdames et messieurs !

On ne saurait affirmer qu’Elisa eût prêté une oreille attentive à ce galimatias, tant elle était occupée par ses propres ennuis. Elle se maudissait d’avoir craqué et d’en avoir trop dit. Dieu merci, Eraste n’avait pas pris son bredouillis hystérique au sérieux. Lui-même du reste était bizarre aujourd’hui. Etait-ce donc la journée qui voulait ça, que tout le monde fût dans un état second ?

D’abord sidéré par l’insolence de son assistant, Stern, en entendant parler de bénéfice, entra dans une colère noire.

— A-ah, c’est donc vous ! hurla-t-il d’une voix terrible avant de bondir lui aussi sur l’estrade. C’est vous qui avez couvert de foutaises notre livre saint ! Mais je vais vous…

D’un geste leste, l’assistant décocha un soufflet sonore à celui qu’il tenait jusqu’à présent pour son idole et son maître. La gifle retentit, plus bruyante qu’un coup de feu. Tous se figèrent, tandis que Noé Noévitch, les yeux écarquillés, portait la main à sa joue et arrondissait le dos.

— Asseyez-vous à votre place, lui ordonna Georges. Vous n’êtes plus metteur en scène. Le metteur en scène, c’est moi !

Le malheureux avait perdu la raison. C’était clair !

En quelques larges enjambées, il gagna le milieu de la scène, où le décor était dressé, et monta à la chambre de la geisha. Il s’arrêta devant la table basse, s’assit par terre et fit basculer le couvercle du faux coffret : celui-là même où se rejoignaient les fils qui, à la fin de la pièce, permettaient de déclencher l’envol des deux comètes.

Le premier moment de stupeur passa.

— Eh, camarade, mais qu’est-ce qui te prend…

Labiline s’était levé, tournant son index contre sa tempe.

— Il faut te calmer.

Rézonovski se leva à son tour.

— Georges, mon cher ami, pourquoi être monté sur scène ? Viens ici, causons un peu.

— Novimosoki-san, on ne doit pas falapper le senseï ! dit Gazonov d’un ton courroucé en se hissant sur le hanamiti. Il n’y a lien de pile !

Stern, quant à lui, la main toujours posée sur la joue, cria :

— Ne discutez pas avec lui, il faut lui passer la camisole de force ! Et l’expédier à la villa Kanatchikova1.

Soudain tout le monde fit silence à nouveau. Un pistolet venait d’apparaître dans la main de Novimski : Elisa reconnut le Bayard, témoin de son honteux fiasco.

— Assis ! Tout le monde assis au premier rang ! commanda l’assistant. On se tait. On écoute. Le temps est compté !

Sima se mit à pousser des glapissements aigus. Vassilissa Prokofievna s’exclama :

— Mes aïeux ! Il va nous tuer, ce fou ! Asseyez-vous, ne l’excitez pas !

Kostia, Lev Spiridonovitch et Stern battirent en retraite et se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil. Ce faisant, Rézonovski, dans son effroi, atterrit sur les genoux de son ex-épouse, laquelle n’émit pas même un cri de protestation alors qu’en temps normal pareille privauté lui eût coûté fort cher.

Seul le Japonais ne manifesta aucune peur.

— Donne le pissotolet, imbécile, dit-il avec douceur tout en continuant d’avancer. Djentiment.

L’acoustique de la salle était merveilleuse. Le coup de feu retentit avec une telle puissance qu’Elisa en eut les oreilles bouchées. Dans la cave où elle s’était entraînée au tir, le Bayard était plus silencieux. Massa venait juste de descendre du hanamiti. Il leva les bras en l’air et dégringola au bas de la scène, devant les fauteuils du premier rang. Il était blessé à la tête. Du sang coulait de son oreille déchirée, tandis qu’une traînée rouge lui barrait la tempe. Quelques gouttes éclaboussèrent Sima Abrikossova qui, horrifiée, se prit à pousser des hurlements stridents.

Quelle confusion s’ensuivit ! Ces cris furent le signal de la débandade pour tous les acteurs. Seul Gazonov, assommé, resta gisant sur le sol, tandis que Fandorine ne bougeait pas de sa place.

Elisa lui empoigna le bras.

— Il est devenu fou ! Il va tous nous tuer ! Fuyons !

— La retraite est coupée, répondit Eraste Pétrovitch sans quitter la scène des yeux. Et c’est trop tard.

Les trois portes de la salle se révélèrent fermées à clef, et personne ne se fût risqué à s’échapper par les coulisses : le dément était assis sur la scène, jambes croisées, et agitait son arme. Il leva la main, visa en l’air, et tira une nouvelle fois. Une pluie de miettes de cristal tomba du lustre.

— Tout le monde à sa place ! cria Novimski. Voilà deux minutes perdues pour rien. Ou bien voulez-vous mourir comme des animaux stupides, sans avoir rien compris ? Je fais mouche à tous les coups. Si dans cinq secondes l’un de vous n’est pas assis au premier rang, je l’abats.

Tous revinrent à leurs fauteuils dans une même cavalcade et s’assirent, le souffle court. Elisa ne s’était pas éloignée d’un pas d’Eraste Pétrovitch. Celui-ci releva Massa, l’installa à côté de lui et essuya d’un mouchoir sa blessure sanglante.

— Nan ja ? demanda Gazonov, les dents serrées.

— Une contusion. J’ai oublié le mot japonais.

L’autre secoua la tête.

— Dje ne palalu pas de l’égalatinuru ! C’est quoi ? Ça ?!

Il tendit le doigt en direction de Novimski.

La réponse de Fandorine fut énigmatique :

— Onze un, et un neuf. Je suis infiniment coupable. J’ai c-compris trop tard. Et je n’ai pas d’arme sur moi…

Un nouveau coup de feu éclata. Des éclats de bois volèrent, arrachés au dossier du fauteuil vide voisin.

— Silence dans la salle ! A présent c’est moi, le metteur en scène ! Et c’est mon bénéfice ! L’amende pour bavardage, c’est une balle. Il reste huit minutes !

Novimski gardait sa main gauche posée sur le coffret, là où se trouvaient les boutons électriques.

— Si vous tentez le moindre geste rapide, j’appuie.

L’assistant s’adressait à Fandorine.

— Je vous tiens à l’śil. Je sais comme vous êtes prompt et agile.

— Ce n’est pas seulement une commande d’éclairage, n’est-ce pas ?

Eraste Pétrovitch se tut un instant et grinça des dents.

Elisa l’entendit de manière très nette.

— La salle est m-minée ? Vous êtes un ancien officier du génie, c’est vrai… Et je suis un satané idiot…

Ces derniers mots avaient été prononcés tout bas.

— Que v-voulez-vous dire par « m-minée », souffla Noé Noévitch, soudain aphone. Avec des b-bombes ?!

— Eh bien, voilà, Eraste Pétrovitch, vous avez ruiné tout l’effet ! lança Novimski d’un ton contrarié. Je ne voulais parler de ça que tout à la fin. Du travail d’orfèvre en matière d’électrotechnique ! Les charges sont calculées de telle sorte que l’onde explosive détruise tout à l’intérieur de la salle, sans endommager le bâtiment. Cela s’appelle une « implosion ». Ce qui se trouve hors des limites de notre monde commun, à vous et à moi, ne m’intéresse pas. Tout cela peut bien rester. Silence, messieurs les artistes ! cria-t-il à l’auditoire qui commençait à s’agiter et murmurer. Qu’avez-vous à caqueter comme ça ? Pourquoi, maître, avez-vous la main crispée sur le cśur ? C’est vous-même qui le disiez : le monde entier est un théâtre, et le théâtre est le monde entier. L’Arche de Noé est la meilleure troupe du monde. Nous tous, purs et impurs, sommes un modèle idéal d’humanité ! Combien de fois nous l’avez-vous répété, maître ?

Stern s’écria dans une plainte :

— Tout cela est vrai ! Mais pourquoi nous faire tous sauter ?

— Il y a deux actes sublimes en art : la création et la destruction. Par conséquent il doit y avoir deux types de démiurges : des artistes du Bien et des artistes du Mal, ou encore des artistes de la Vie et des artistes de la Mort. Se pose encore la question de savoir lesquels sont supérieurs aux autres. Je vous ai servi fidèlement, j’ai été votre élève, j’ai attendu que vous appréciiez à leur juste valeur mon dévouement, mon zèle sans limites ! J’étais prêt à me contenter du rôle d’artiste de la Vie, de metteur en scène de théâtre. Mais vous vous gaussiez de moi. Vous avez donné mon rôle à cette nullité d’Emraldov. Vous disiez que j’étais un valet à tout faire, que mon numéro était le neuf. Alors j’ai inventé mon propre spectacle ! Ma splendide représentation à bénéfice ! Vous êtes ici onze artistes jouissant de tous vos droits, qui tous prétendez à de bons rôles, qui tous désirez être numéro un. Vous êtes des unités, alors que je ne suis qu’un neuf. Appréciez donc la beauté de ma pièce : j’ai découvert un point où onze unités s’assemblent avec un seul neuf. A exactement 11 heures, 11 minutes, du 11e jour du 11e mois de l’an 1911 – Novimski éclata de rire –, notre théâtre va s’envoler dans les cieux. Quand le compteur de l’horloge électrique affichera les nombres 11:11, le tonnerre éclatera, accompagné d’éclairs. Et s’il vous venait à l’idée de faire du grabuge, je presserais le bouton du détonateur moi-même : voyez, je garde le doigt dessus. Le toit et les murs de cette arche seront notre sarcophage ! Avouez, maître, qu’on n’a pas vu de spectacle aussi sublime depuis le temps d’Erostrate ! Avouez-le, et reconnaissez que l’élève a surpassé le maître.

— Je reconnaîtrai tout ce que vous voudrez, mais n’appuyez pas ! Débranchez l’horloge ! supplia Noé Noévitch sans quitter des yeux la main gauche du fou, qui pas un instant ne se détachait du boîtier. Votre trouvaille sur les chiffres est incomparable, phénoménale, géniale, nous apprécions tous sa beauté, nous sommes tous transportés d’admiration, mais…

— Fermez-la !

L’assistant tourna son pistolet du côté du metteur en scène, et celui-ci parut avaler sa langue.

— Rien n’existe au monde à part l’art. Il est la seule chose qui vaille la peine de vivre et de mourir. Vous nous l’avez répété cent fois. Nous sommes tous des enfants de l’art, et mon spectacle-bénéfice est le geste suprême de l’artiste. Aussi réjouissez-vous avec moi !

Soudain la petite Linotova bondit de son siège.

— Et l’amour ? cria-t-elle d’une voix perçante. Qu’en est-il de l’amour ? Le monde entier n’est pas un théâtre, le monde entier est amour ! Mon Dieu, je t’aime tant, et tu n’en as pas conscience ! Tu souffres d’une inflammation du cerveau, tu es malade ! Georges, je ferai tout pour toi, je n’ai besoin de personne d’autre ! Ne cause pas la perte de ces gens, que te sont-ils ? Ils sont aveugles à la richesse de ton être, alors que le diable les emporte ! Moi, je saurai t’adorer à leur place ! Partons, partons !

Elle tendit les bras vers lui. Elisa, en dépit de la stupeur et de l’effroi qu’elle ressentait, fut émue par ce monologue, bien qu’il fût interprété de manière un peu trop « excessive » peut-être. Elisa eût prononcé ces mots autrement, sans crier, en demi-teinte.

— Ah ! oui, l’amour !

Novimski baissa un instant les yeux sur le chronomètre électrique inséré dans le boîtier.

— Je l’avais totalement oublié. Ne me suis-je pas battu pour mon amour ? N’ai-je pas jeté à terre les audacieux qui se dressaient entre moi et la Belle Dame ? Mais elle m’a repoussé. Elle n’a pas voulu s’unir avec moi dans le lit de la Vie. Alors nous nous unirons dans le lit de la Mort ! Cette journée n’est pas seulement celle de mon bénéfice, mais aussi celle de mes noces ! Assieds-toi, nabote ! hurla-t-il à la Linotova. Tu offenses de ta personne ces derniers instants de vie. Et toi, froide déesse, viens ici ! Plus vite, plus vite ! Il ne reste que quatre minutes !

Fixant le canon du Bayard braqué sur elle, Elisa se leva, puis elle se tourna vers Fandorine d’un air impuissant.

— Pressez-vous, murmura celui-ci. Autrement ce p-psychopathe va tirer.

Elle ne sut pas comment elle monta sur la scène, pour se trouver assise à côté de Novimski. En bas, juste sous ses yeux, des chiffres brillaient sur le compteur : 11:08, tandis que les secondes se succédaient à toute allure.

— A l’ultime instant, je vous prendrai par la main, dit l’assistant tout bas.

Il émanait de lui une forte odeur d’eau de Cologne aux essences de fleurs.

— N’ayez crainte. Les vraies comètes, c’est vous et moi.

C’est alors qu’Elisa se mit à trembler pour de bon.

— Ec-coutez, artiste du Mal, prononça Fandorine à haute voix alors qu’il venait de chuchoter un mot à l’oreille du Japonais. Votre arithmétique est boiteuse. La beauté de votre représentation prend l’eau. Nous sommes ici devant vous non pas onze, mais douze. Il y en a un de trop. Laissez-moi partir d’ici.

Novimski fronça les sourcils.

— Je n’y avais pas pensé. En effet, vous êtes le douzième. Un dramaturge n’a rien à faire en ce lieu. C’est moi l’auteur de cette pièce intitulée Apocalypse. Allez-vous-en. Par les coulisses. Et racontez à tout le monde mon spectacle-bénéfice !

Il menaça de son pistolet Fandorine, qui venait lestement d’escalader la scène.

— Mais pas de coup fourré. Si vous vous dépêchez, vous aurez le temps de sortir.

— Je v-vous remercie.

Et celui qu’Elisa aimait avec tant de passion, tant d’incohérence, déguerpit aussitôt à toutes jambes. Qui eût pu imaginer qu’il se conduirait de manière si indigne et navrante ! Le monde autour d’elle semblait avoir perdu la raison. La vie s’achevait telle qu’elle avait toujours été : absurde et incompréhensible.

1. Un des surnoms de l’hôpital psychiatrique Alexeïev, à Moscou.

Deux fois onze

Onze heures neuf.

Le metteur en scène de l’apocalypse se tenait immobile, un sourire béat aux lèvres, une main sur le bouton électrique, l’autre serrant toujours la crosse du pistolet.

« Comme on est bien, quel bonheur ! répétait sans arrêt le fou. Et vous êtes avec moi ! Plus qu’un tout petit peu, une minute et demie à peine… »

Elisa et lui étaient assis côte à côte sur une natte, à la japonaise.

Noé Noévitch restait muet, bouche bée. Pour les derniers instants qui lui restaient à vivre, son habituelle loquacité l’avait abandonné.

Le scélérat et la scélérate sanglotaient dans les bras l’un de l’autre.

La malheureuse Linotova s’était avachie dans son fauteuil, telle une poupée de chiffon qu’on eût jetée là.

Rézonovski essayait de prendre Vassilissa par la main et semblait lui demander pardon, mais la Réginina le repoussait : elle ne pardonnait rien.

Sima Abrikossova tenta un sourire aguicheur :

— Georges, vous plaisantez, n’est-ce pas ? Cette histoire de bombe, c’est du flan ? Vous cherchez seulement à nous faire peur ?

Pauvre soubrette ! Les femmes de ce genre sont si pleines de vie qu’elles sont tout bonnement incapables d’imaginer leur propre mort.

Labiline se leva à moitié de son siège. Son visage mobile se plissa en une grimace geignarde.

— Georges, laisse-moi partir ! Je n’ai jamais visé les premiers rôles. Si tu es un neuf, je suis au maximum un valet !

— Tu fais le pitre, répondit Novimski. Sans roublard le monde serait incomplet.

Elisa fut frappée de constater qu’une minute avant la fin seul Vassia Innokentov priait. Il avait fermé les yeux, joint les mains, et ses lèvres remuaient.

— Ça n’est pas bon, déclara tout à coup Massa, tout en comprimant sa blessure avec un mouchoir rouge de sang. S’il faut moulil, il faut moulil djoliment. Ol bous abez deux zélos.

— Comment ça, deux zéros ? demanda Novimski en fronçant les sourcils.

— Les secondes. Il en faut aussi onzu.

Georges regarda l’horloge électrique.

— Mais alors, ça ne fera plus onze unités, objecta-t-il. Quoique, bien sûr, deux zéros, ça n’est pas terrible, je suis d’accord.

— Ça fela toleidze unités. C’est encolo mieux. Le nombulo le pulus djoli. Et toleidze pulus neuf, c’est vingt et deux. Deux fois onzu, autant dile deux fois mieux !

— Mais c’est bien vrai ! s’exclama Georges, s’illuminant soudain. Les Japonais s’y connaissent en beauté ! Onze secondes ne changeront rien. Je vais modifier le réglage du chronomètre !

Comme ça moi aussi j’ai le temps de prier, songea Elisa. Notre Père, qui êtes aux cieux…

Elle leva les yeux en l’air. Elle ne comptait pas voir le ciel, bien sûr. Tout en haut, la frise de velours oscillait légèrement, au-dessus se devinaient les cintres plongés dans l’ombre, et la silhouette noire de l’échelle permettant d’accéder au gril d’où pendaient une multitude de câbles. Que pouvait regarder d’autre une actrice se préparant à dire adieu à la vie ?

Mais mon Dieu, qu’est-ce que c’était ?

Jouant rapidement des bras, Fandorine se laissait glisser le long d’un des fils d’une porteuse, servant à accrocher les décors, pile au-dessus de la tête de Novimski. En l’espace de deux minutes, il avait eu le temps d’escalader l’échelle, de se faufiler jusqu’au centre de l’espace et d’entamer sa descente. Mais dans quel but ? Il aurait pu à présent se trouver en sécurité, et au lieu de cela il allait périr avec tout le monde ! Les quelques secondes qui restaient ne lui permettraient pas d’atteindre la scène. Et quand même il y parviendrait, Novimski n’aurait qu’à presser le déclencheur – il se tenait sur le qui-vive !

Ainsi la prière d’Elisa demeura-t-elle inachevée.

Le « bénéficiaire » leva le doigt du bouton pour tourner une molette du cadran, faisant apparaître le nombre onze dans la fenêtre des secondes. Il poussa également une sorte de levier, à l’évidence pour changer l’heure de la détonation. A cet instant précis, Fandorine sauta d’une hauteur de plusieurs toises et atterrit droit sur Novimski. Il y eut un craquement, Elisa fut projetée sur le côté, et quand elle se redressa, deux corps inanimés gisaient auprès d’elle, l’un par-dessus l’autre. La fenêtre centrale du boîtier affichait à présent deux unités, mais les secondes clignotaient encore.

11:11:01 ; 11:11:02 ; 11:11:03 ; 11:11:04…

Avec un cri guttural, Gazonov bondit sur la scène. Il chancela cependant, vacilla sur ses jambes et s’effondra.

— Les coludons ! cria-t-il. Elisa-san, les coludons !

— Quoi ? demanda la jeune femme d’une voix perdue, comme hypnotisée par le clignotement des chiffres.

11:11:05 ; 11:11:06 ; 11:11:07…

Rampant en crabe, le Japonais se hissa jusqu’au seuil de la maisonnette de la geisha, roula sur les nattes de paille et tira de toutes ses forces le boîtier vers lui, arrachant les cordons électriques qui s’y trouvaient reliés. Le tableau de contrôle s’éteignit, tandis qu’une pluie d’étincelles, bizarrement, tombait du plafond, au-dessus de la salle.

— Oufou ! souffla Gazonov.

Il s’allongea sur le dos et plissa les paupières. La tête devait lui tourner.

— La djolie molt attendula. D’abol, une belle vie.

Il n’y aura pas d’explosion. Nous sommes sauvés, songea Elisa. Sur quoi elle éclata en sanglots. Quel intérêt, s’il s’était tué, lui, en se fracassant sur le sol ?! Mieux eût valu qu’ils mourussent ensemble, enveloppés par le vacarme et les flammes !

— Eraste Pétrovitch… Il nous a tous sauvés et il est mort, il est mort… gémit-elle.

Massa rouvrit les yeux et s’assit. Il regarda son maître étendu sur le ventre, et protesta d’un ton outragé :

— C’est moi qui vous ai sauvés tous. Le maîtle m’a aidé. Il a dit seulement : « Massa, jû ichi byou ! », « Massa, onze secondes », et il est palati en coulant. Et moi, dje suis lesuté à me culeuser la tête : qu’est-ce qu’il avait voulu dile ? Je l’ai tellement culeusée, ma tête, que j’avais mal. Difficile de léfulechil. Mais j’ai compuli !

— Quelle différence ça fait ?… Il s’est tué ! Il est tombé d’une telle hauteur !

Elle se traîna à genoux jusqu’au bien-aimé, se colla à son dos et se mit à pleurer.

Gazonov lui toucha l’épaule.

— Poussez-vous, s’il vous palaît, Elisa-san.

Il écarta doucement la jeune femme. Palpa ici et là le gisant et hocha la tête d’un air satisfait. Puis il retourna Fandorine sur le dos. Le visage était pâle, inerte, d’une insupportable beauté. Elisa se mordit la main pour ne pas hurler de douleur.

Mais le Japonais, quant à lui, traita le héros chu à terre de manière fort peu respectueuse. D’un doigt, il lui souleva le menton, se pencha et entreprit de lui souffler dans le nez.

Les longs cils d’Eraste Pétrovitch frémirent et ses paupières s’ouvrirent toutes grandes. Ses yeux d’un bleu sombre fixèrent Massa, d’abord avec indifférence, puis avec stupéfaction.

D’un geste brusque, il repoussa le Japonais.

— Que te p-permets-tu là ? s’écria-t-il avant de promener son regard sur la scène et dans la salle.

Le miracle s’était produit !

Il était vivant, vivant !

Gazonov prononça quelques mots en secouant la tête d’un air réprobateur. Le visage de Fandorine se fit embarrassé.

— Massa dit que j’ai totalement désappris à sauter de haut. Il y a longtemps que je ne me suis pas ent-traîné. Il a raison. J’ai les os intacts, mais sous le choc j’ai perdu connaissance. Il y a de quoi avoir honte. Mais bon, qu’en est-il de notre artiste du Mal ?

Le maître et le serviteur se mirent tous les deux à palper et masser Novimski. Celui-ci poussa un cri. Lui aussi était vivant.

— C-constitution excep-ptionnellement robuste. Il s’en tire avec une clavicule cassée, résuma Eraste Pétrovitch en revenant vers la salle. Tout est fini, rassurez-vous ! Ceux qui le veulent peuvent se lever. Ceux qui sont trop émotionnés feront mieux de rester dans leurs fauteuils. Messieurs les acteurs, allez chercher de l’eau pour les dames. Et des sels.

Prudemment, ne croyant pas encore tout à fait à leur salut, quelques-uns quittèrent leur siège. La première à bondir sur ses pieds fut la Linotova.

— Ne le touchez pas ! Vous lui faites mal ! lança-t-elle à Massa, occupé à ligoter les poignets de l’assistant avec sa ceinture.

— Il faut l’expédier au bagne ! Il a failli tous nous bousiller ! tempêtait Méfistov en menaçant Novimski de son maigre poing. Je témoignerai lors du procès ! Oh, on peut compter sur moi !

Noé Noévitch s’épongeait le haut du crâne avec un mouchoir.

— Abandonnez cette idée, Anton Ivanovitch, de quel procès parlez-vous ? C’est un malade mental.

Le directeur de l’Arche reprenait vie à vue d’śil. Sa voix s’était déjà affermie, son regard étincelait. Il monta sur la scène et se campa dans une pose pleine de majesté devant Novimski gémissant.

— Bravo pour ce bide phénoménal, mon cher disciple sans talent. Un artiste doué d’un génie si particulier mérite bien une place à la villa Kanatchikova par moi déjà évoquée. On y applique des méthodes de soin d’avant-garde, et je crois même qu’on y trouve un cercle d’art dramatique. Quand vous serez un peu retapé, peut-être en prendrez-vous la direction.

Stern manqua tout à coup partir en vol plané, bousculé par la Linotova qui venait de bondir derrière lui.

— Vous n’avez pas le droit de vous moquer de lui ! C’est lâche et indigne ! Guéorgui Ivanovitch est malade !

Elle s’agenouilla et entreprit d’essuyer le visage du blessé, maculé de saleté et de poussière.

— Georges, je vous aime de toute façon ! Je vous aimerai toujours ! J’irai vous rendre visite chaque jour à l’hôpital ! Et quand vous serez guéri, je vous emmènerai. Tout le malheur est que vous vous êtes imaginé dans la peau d’un titan. Mais il n’est pas besoin d’être un titan ! Les titans passent leur temps à bomber le torse, et c’est pourquoi ils sont malheureux. Les petits vivent mieux, croyez-moi. Vous voyez comme je suis petite ? Vous deviendrez pareil. Nous sommes faits l’un pour l’autre. Vous finirez par le comprendre. Pas maintenant, mais plus tard.

Hébété, assailli par la douleur, Novimski était incapable de parler. Il essayait seulement de se tenir à l’écart de l’« idiote ». A en juger par ses grimaces, il ne souhaitait nullement devenir un petit homme.

— Eh bien, chers collègues ! s’exclama Noé Noévitch. Ce spectacle-bénéfice s’est au moins révélé impressionnant ! On peut juste regretter qu’il ait eu lieu à huis clos. Si nous racontons ça maintenant, personne ne nous croira. On dira que nous avons monté toute l’affaire de toutes pièces, et farci nous-mêmes le théâtre d’explosifs pour nous faire de la réclame… Mais à propos… murmura-t-il, soudain inquiet, les explosifs en question, est-ce qu’ils ne risquent pas de sauter tout seuls pour une raison quelconque ? Je vous en supplie, parlez moins fort ! Xantippa Pétrovna, cessez de crier comme ça !

APRÈS LE BÉNÉFICE

Reconstitution

La femme aimante berça de belles paroles l’homme qui avait failli faire sauter le théâtre. Puis arriva une voiture d’ambulance, et des infirmiers emmenèrent le fou ligoté, en le soutenant de chaque côté avec sollicitude. Vassilissa Prokofievna, pleine de compassion, oubliant l’horreur qu’elle venait de vivre, couvrit de son manteau les épaules de l’assistant au moment de son départ et, qui plus est, le bénit d’un signe de croix.

Les gens sont indulgents pour les fous, songea Fandorine, et sans doute ont-ils raison. Et cependant, ce type de dérangement psychique qu’on nomme psychose maniaco-dépressive engendre les criminels les plus dangereux de la terre. Ils ont en propre une obstination de fer, une intrépidité absolue, une ingéniosité virtuose. La plus grosse menace vient de ceux souffrant d’un délire de grandeur. De ceux qui sont possédés non par le mesquin diablotin de la concupiscence, mais par l’idée démoniaque de transformer le monde. Et qui, s’ils échouent à changer le monde selon leur idéal, sont prêts à anéantir tout le règne vivant. Par bonheur, aucun Erostrate n’était encore en pouvoir de réduire en cendres le temple de la vie, il avait les bras trop courts. Cependant le progrès créait des moyens de destruction de plus en plus puissants. La guerre à venir – visiblement inéluctable, hélas – serait plus sanguinaire que toutes celles que les hommes avaient déjà connues. Elle éclaterait non seulement sur la terre et à la surface des mers, mais aussi dans l’air, dans les profondeurs de l’eau, partout. Or le siècle ne faisait que commencer, le progrès technique était en marche, et rien ne pourrait le stopper. Georges Novimski n’était pas un simple metteur en scène raté auquel son amour-propre d’artiste avait fait perdre la raison. C’était le prototype d’un criminel d’un genre nouveau. Qui ne se contenterait plus du théâtre pour modèle d’existence, et voudrait transformer le monde entier en une gigantesque scène, y monter des pièces de sa propre composition, où l’humanité se verrait attribuer le rôle de masse docile, et, si le spectacle était un four, faire périr avec lui le théâtre de l’univers. C’est ainsi que tout se terminerait. Les fous saisis par la grandeur et la beauté de leurs idées feraient sauter la Terre. Le seul espoir était qu’il se trouve des gens qui sachent les arrêter à temps. Sans eux, le monde était condamné.

Mais ces gens n’étaient pas tout-puissants. Ils étaient vulnérables, susceptibles de faiblesses. Par exemple, un certain Eraste Pétrovitch Fandorine, confronté à une catastrophe d’échelle non pas universelle mais microscopique, avait failli permettre qu’un modèle de réalité disparaisse. Il convient de reconnaître que, tout au long de cette absurde histoire, il s’était conduit de manière pitoyable.

Bien sûr, il avait des circonstances atténuantes.

Primo, il n’était plus lui-même. Il était devenu aveugle et muet, avait perdu toute clarté de pensée, tout self-control. Cette fois-ci les deux parties – criminel et enquêteur – souffraient d’aliénation mentale, chacune à sa façon.

Secundo, il était difficile de ne pas s’égarer dans le labyrinthe d’un monde artificiel où le jeu est plus vrai que la réalité, le reflet plus captivant que l’être, où l’art de la diction remplace les sentiments, tandis que le grime dissimule les visages. Il n’y avait qu’au théâtre, dans un milieu de gens de théâtre, qu’un crime pouvait être commis avec pareil mobile et dans pareilles circonstances.

Le petit officier des lointaines marches de l’empire eût continué à traîner son sabre de soldat, tel le lieutenant Saliony des Trois Sśurs de Tchekhov, en agitant son démonisme devant les demoiselles de garnison, si le tourbillon du théâtre, arrivé par les airs jusque dans ce trou perdu d’Asie, ne l’avait empoigné, arraché au sol, tourneboulé et emporté au loin.

Le petit homme avait désiré devenir un grand artiste et, pour assouvir cette faim dévorante, s’était trouvé prêt à sacrifier n’importe quoi et n’importe qui, y compris lui-même.

Son amour pour Elisa était une tentative désespérée de se raccrocher à la vie, de s’éloigner du processus d’autodestruction auquel l’entraînait son obsession de l’art. Et en amour, Novimski avait agi exactement comme le lieutenant Saliony : il avait ridiculement fait le siège de l’objet de sa passion, jalousant férocement ses rivaux et se vengeant cruellement des Touzenbach plus chanceux que lui.

Que pouvait-il être de plus bête que le coup du serpent ? Georges s’était placé à côté d’Elisa, et s’il était le seul à avoir gardé son sang-froid, c’était parce que c’était lui qui avait glissé le reptile dans la corbeille. Dans la steppe d’Asie centrale, Novimski avait probablement appris à manipuler les reptiles : pareil hobby seyait fort bien au lieutenant démoniaque. (N’oublions pas qu’il conservait un flacon de venin de cobra, venin dont il avait enduit la lame de la rapière.) Il savait que la morsure d’une vipère de septembre ne présentait pas de danger particulier, et avait exprès exposé sa main. Il comptait susciter ainsi chez la Belle Dame une ardente reconnaissance qui, en grandissant, se fût ensuite transformée en amour. Ce premier sentiment, Georges avait bel et bien réussi à le faire naître, mais il ignorait que, chez les femmes, reconnaissance et amour relèvent de ministères différents.

En même temps que cette déception, Novimski en avait connu une autre, artistique celle-là. Il n’avait pas obtenu le rôle de Lopakhine qu’il espérait tant. Ce rôle était revenu à Hippolyte Emraldov. Profondément blessé par l’ingratitude de Stern, le maître qu’il idolâtrait, l’assistant s’était révolté, comme un jour un autre assistant, l’ange Satan, s’était soulevé contre le Maître éternel. Toute personnalité de nature maniaque, en équilibre à la frontière de la folie, est susceptible de basculer un jour dans celle-ci. Quelque chose claque dans le cerveau, certaine idée fixe y surgit et prend forme, qui par son caractère apparemment incontestable aveugle l’individu, subjugue sa conscience – et c’en est alors terminé, il n’est point de chemin de retour.

Pour Georges, cette illumination avait été l’idée délirante des onze unités et du chiffre neuf. A l’évidence, elle lui était venue soudainement, dans un moment de désespoir total, et l’avait hypnotisé de son éclat. Et malgré tout, au début, il était encore disposé à épargner le monde, à ne pas le détruire. La première inscription disait : « Reprenez-vous ! »

Le futur « bénéficiaire » avait offert au théâtre-monde une telle possibilité. Il avait tué Emraldov qui, non content de lui avoir « volé » son rôle, courtisait Elisa de manière éhontée. Le plan de Novimski était clair et avait semblé au début fonctionner. Le metteur en scène avait chargé son assistant de jouer le rôle de Lopakhine aux répétitions, en attendant qu’on eût trouvé à Emraldov un remplaçant digne de ce nom. On pouvait être sûr que si Stern avait invité, comme il en avait l’intention, une célébrité extérieure à rejoindre la troupe – que ce fût Leonidov ou un autre –, le théâtre russe eût subi une nouvelle perte. Juste la veille de la première, un malheur eût frappé Lopakhine, et l’on n’eût pu faire autrement que de laisser Novimski monter sur scène. Mais Fandorine avait débarqué avec son drame japonais, et le plan, bien qu’élaboré avec une précision mécanique, s’était écroulé.

Dès lors que l’assistant avait compris qu’il était vain d’espérer d’Elisa un sentiment réciproque, il s’était consacré entièrement à son projet apocalyptique. Les dernières inscriptions, apparues à mesure que le calendrier ajoutait de nouvelles « unités », n’invitaient plus personne à « se reprendre ». Le verdict avait été prononcé et confirmé. Le théâtre-monde s’envolerait dans les airs, et Elisa, faute de s’être fiancée sur terre, accéderait au rang de fiancée céleste.

Mais il convenait que la fiancée demeurât chaste et pure jusqu’au jour de ses noces. C’est pourquoi le « futur marié » éliminait tous ceux qu’il soupçonnait de vouloir attenter à sa vertu.

Ainsi avait péri ce jeune idiot de Limbach. C’était bien sûr l’assistant qui lui avait fourni le laissez-passer permettant d’accéder aux étages des artistes. Le gosse avait certainement adoré l’idée d’attendre Elisa dans sa propre loge, pour la féliciter en tête à tête du succès de la première.

La mise en scène avait été montée de main de maître. On sait que les individus maniaques, quand ils sont la proie de leur idée fixe, peuvent faire preuve d’une ingéniosité hors du commun. Le coup de couteau en travers du ventre devait rappeler la menace de harakiriformulée par le hussard. Au cas où le subterfuge serait éventé (à ce moment Novimski savait déjà que Fandorine menait une enquête et que l’homme était expérimenté), le criminel avait pris des mesures de précaution. Tout d’abord, il s’était muni d’une sacagne – l’arme des bandits moscovites. Ensuite, il avait tracé sur la porte avec du sang les deux lettres « Li ». Le stratagème était astucieux, et il avait atteint son but. Au cas où l’enquêteur ou bien Fandorine ne croiraient pas au harakiri, il serait possible de leur souffler la solution de l’énigme du nom inachevé, ce à quoi Novimski s’était employé avec beaucoup d’habileté. De manière apparemment fortuite, il avait orienté la conversation sur le passé de Mister Svist, mais avant que le vrai nom de l’ancien policier eût été prononcé, il s’était prestement retiré dans l’ombre. Il savait que l’hameçon serait avalé.

Eraste Pétrovitch souffrait de voir le nombre d’erreurs qu’il avait commises. D’avoir permis si longtemps à l’assassin de le mener par le bout du nez !

Le plus vexant était que sa toute première hypothèse, la plus évidente, l’avait tout de suite conduit à Novimski. Mais celui-ci avait réussi à se tirer d’affaire et même à gagner sa confiance… Quelle honte, mais quelle honte !

Son erreur initiale avait été de tenir l’empoisonnement du jeune premier pour un meurtre de sang-froid, soigneusement prémédité, alors qu’il s’agissait en réalité du geste d’un artiste qui, sans balancer, mettait sa propre vie sur le tapis. Hélas, Fandorine n’avait pas deviné que l’empoisonneur jouait avec Emraldov à chances égales, et cherchait à éprouver le destin. Il n’y avait pas eu assassinat, à strictement parler, mais duel. Seulement le pauvre Hippolyte n’en savait rien : il ignorait qu’en choisissant la coupe il décidait de son propre sort. Sans doute les deux hommes avaient-ils trinqué, puis bu l’un et l’autre, le « démoniaque » voulant se frotter lui aussi à la fatalité.

Novimski décida de procéder de même manière avec Fandorine tout près de le démasquer, en empoisonnant cette fois non pas une coupe de vin mais la lame d’une épée. Ces intermèdes impressionnants, au dénouement mortel, devaient lui paraître de fantastiques trouvailles de mise en scène ! Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas été trahi par la chance qui le servait toujours. Le chasseur avait manqué être victime du traquenard qu’il avait lui-même tendu, et n’avait réussi à s’en dépêtrer que grâce à une exceptionnelle présence d’esprit et au faux témoignage de Zoïa Linotova, amoureuse de lui, dont il ne doutait pas qu’elle le couvrirait.

Cet épisode risqué n’avait cependant pas suffi à ramener « l’artiste du Mal » à la raison. L’idée morbide du spectacle-bénéfice était déjà trop solidement ancrée dans son esprit. Il lui fut plus facile de renoncer à sa foi dans le destin. Qu’on s’en souvienne : « Le destin est aveugle, avait-il déclaré. Seul l’artiste est voyant ! »

Or sans conteste, il était un comédien fort doué. Stern avait sous-estimé cet « acteur de troisième plan ». Georges avait interprété avec talent son rôle de benêt, empoté mais noble cśur.

L’expédition aux Sokolniki présentait pour lui un danger non négligeable. Toute la version imaginaire des faits, qu’il avait si soigneusement élaborée, risquait de s’effondrer si jamais Fandorine parvenait à coincer le Tsar et à le forcer à une confession sincère. Sans doute, tandis qu’il marchait au côté d’Eraste Pétrovitch dans la nuit du parc, le maniaque avait-il hésité : n’était-il pas plus sûr de tirer dans le dos de l’enquêteur trop zélé ? Cependant son instinct de machinateur lui avait soufflé qu’il valait mieux s’en abstenir. L’allure même de Fandorine (sa démarche tigresque de shinobi prêt à passer à l’action) indiquait qu’il était impossible de prendre un tel homme au dépourvu.

Novimski avait agi de manière plus subtile. Il avait entraîné les « pinschers » loin de la maison, puis était revenu espionner ses occupants. Dès que la conversation avec le Tsar avait pris un tour fâcheux pour lui, Georges était entré en scène, manifestant à nouveau un total mépris du danger. La ruse avait fonctionné. Eraste Pétrovitch, comme le dernier des nigauds, avait parcouru la moitié de l’Europe, lancé sur une fausse piste. Encore heureux qu’il ne se fût pas embarqué pour l’Amérique. Le lendemain, 12 novembre, il eût appris par le New York Times qu’une mystérieuse explosion s’était produite dans un théâtre moscovite…

Pour tuer Aguilev, nouvel entêté prétendant à la main de la fiancée, Novimski ne s’était plus guère dissimulé. Il s’était permis une imprudente fantaisie en décorant la gorge de son rival d’une série de onze « un ». Mais même avec cet indice, Fandorine n’avait pas su deviner à temps le projet psychopathique du meurtrier et empêcher le « spectacle-bénéfice » d’avoir lieu. A cause d’un conflit entre sa raison et ses sentiments, Eraste Pétrovitch avait failli permettre que la troupe, cette molécule d’humanité, fût anéantie.

Chaque fois que Fandorine relisait l’Ecclésiaste ses yeux s’arrêtaient sur un verset évoquant le « jour où tremblent les gardiens de la maison ». Il se disait alors : Ceux qui gardent la maison n’ont pas le droit de trembler. Ils doivent rester fermes, garder l’śil ouvert, et prévenir à temps le danger. C’est leur mission, leur voie, le sens de leur existence. Toute sa vie, il s’était compté dans les rangs de cette armée-là. Et voilà qu’il avait tremblé, qu’il avait fait preuve de faiblesse. Et la maison qu’il s’était chargé de protéger avait failli connaître l’apocalypse.

Plus question de se relâcher, se dit Eraste Pétrovitch quand les infirmiers eurent emmené le malade et que la tension hystérique qui régnait dans la salle se fut un peu relâchée. Je suis un être adulte, je suis un homme mûr. Assez d’enfantillages.

Il se laissa tomber dans le fauteuil à côté d’Elisa, qui était la seule à ne pas crier, ni agiter les bras, ni montrer aucun signe d’épouvante, et se tenait simplement assise, immobile, le regard absent.

— C’est fini, le c-cauchemar est terminé. La chimère s’est évanouie. J’ai une proposition à vous faire.

Il prit ses doigts, qu’il trouva flasques et glacés.

— Cessons de jouer à la vie, vivons plutôt.

La jeune femme, cependant, parut ne pas entendre ces derniers mots.

— Terminé, dites-vous ?

Elle secoua la tête.

— Mais pas pour moi. Mon cauchemar personnel ne s’est enfui nulle part.

— Vous parlez de votre ex-époux ? Du khan Altaïrski ? C’est bien lui que vous surnommez Gengis Khan, n’est-ce pas ?

Elle releva la tête et le regarda avec effroi.

— Mon Dieu, Eraste Pétrovitch, vous aviez promis d’oublier… C’est ma psychose, vous l’avez dit vous-même… Ce n’est pas du tout ce que j’avais à l’esprit…

— Si, si, c’est bien cela. Vous vous êtes mis dans la t-tête qu’Emraldov, Limbach et Aguilev avaient été tués par votre ancien mari, par jalousie. Ils ont effectivement été assassinés. Mais l’auteur de ces meurtres n’est pas le khan Altaïrski, c’est Georges. Il n’est plus dangereux à présent. Rassurez-vous.

Eraste Pétrovitch désirait en venir au plus vite à l’essentiel – qui l’avait conduit à s’asseoir auprès d’Elisa. Parler enfin avec elle, en évitant les non-dits et les sottises, comme il appartient à des personnes adultes.

Mais Elisa n’avait rien cru de ses explications. Comme un instant plus tôt, seule la peur se lisait dans ses yeux.

— Bon, très bien, dit Fandorine en souriant avec douceur. J’irai trouver votre époux et j’aurai une conversation avec lui. Je ferai en sorte qu’il vous laisse en paix…

— Non !!! N’y pensez même pas !

A ce cri, tout le monde se tourna vers elle.

— Tout ça est du passé maintenant, déclara Stern d’une voix impatiente. Reprenez-vous en main, ma chère Elisa. Les autres dames ont recouvré leur calme, n’allez pas recommencer.

— Je vous en supplie, je vous en supplie, murmura-t-elle en retenant Fandorine par la main. N’entrez pas en relation avec lui ! Il n’a rien de commun avec ce pauvre Georges, dont l’esprit est fêlé ! Le khan est un suppôt du diable ! Vous vous trompez, si vous pensez que Novimski les a tués tous ! Bien sûr, après le « bénéfice », il est facile de croire n’importe quoi, mais c’est une coïncidence. Georges n’est pas capable d’un meurtre de sang-froid ! Puisque j’en ai déjà trop dit, autant que vous sachiez tout ! Gengis Khan est l’homme le plus dangereux de la terre !

Eraste voyait qu’elle était au bord de la crise de nerfs, et c’est pourquoi il s’efforçait de parler avec elle de manière aussi raisonnable que possible.

— Croyez-moi : les gens les plus dangereux sur terre, ce sont les d-déments habités par des ambitions d’artiste.

— Le khan est totalement fou ! La jalousie lui a fait perdre la raison !

— Mais a-t-il des ambitions artistiques ?

Elisa perdit un peu contenance.

— Non…

— Eh bien, dans ce cas, nous t-trouverons le moyen de nous entendre avec lui, conclut Fandorine en se levant.

Force serait dans tous les cas de reporter la conversation sur l’essentiel à plus tard, quand Elisa aurait cessé de s’inquiéter au sujet de son Othello du Caucase.

— Mon Dieu, mais vous ne m’écoutez pas ! Emraldov a été empoisonné, tout comme Fourchtatski ! Aguilev a été égorgé avec un rasoir, exactement comme Astralov ! Tout ça, c’est l’śuvre de Gengis Khan ! Il me l’avait dit : « La femme du khan Altaïrski ne peut avoir d’amant ni se marier avec un autre ! » Que vient faire Novimski là-dedans ? Quand Fourchtatski est mort (c’était un entrepreneur de théâtre, à Saint-Pétersbourg, qui voulait m’épouser), je ne jouais pas encore dans l’Arche, et je ne connaissais même pas Georges !

— Astralov ? Le ténor ? demanda Fandorine, qui s’était rembruni en se rappelant que quelques mois plus tôt, en effet, le célèbre chanteur pétersbourgeois s’était tranché la gorge d’un coup de rasoir.

— Oui, oui ! Quand Fourchtatski est mort, le khan m’a téléphoné pour m’avouer qu’il était l’auteur du crime. Et aux funérailles d’Astralov, il a fait ce geste-là !

Elle passa un doigt sur sa gorge et se mit à trembler de tout son corps.

— Je ne pourrai jamais lui échapper ! Je ne puis faire un pas sans qu’il soit au courant. Je trouve des messages de lui partout. Jusque dans ma salle de bains ! Même dans ma chambre du Métropole ! Je n’y étais pas encore installée qu’il y avait déjà un mot sur la table de toilette : « Tous ceux avec qui tu fricoteras sont condamnés à crever » ! Personne à part Stern ne savait encore quelle chambre j’occuperais ! Et Novimski l’ignorait également !

— Vraiment ?

Fandorine reprit place dans le fauteuil.

— De toute la troupe, seul Noé Noévitch savait où vous logeriez ?

— Oui, lui seulement ! Vassia et Sima m’ont accompagnée. Vassia a ouvert mes malles, pendant que Sima suspendait mes robes et disposait mes affaires de toilette…

— Où cela ? Dans la salle de bains ? Je vous demande de m’excuser, coupa Eraste Pétrovitch. Je dois vous quitter. Nous reprendrons sans faute cette conversation. Plus tard.

— Masi où allez-vous ? s’enquit Elisa dans un sanglot. Je vous en supplie, ne prenez aucune initiative !

Il lui adressa un geste apaisant, tout en cherchant Massa du regard.

Celui-ci était toujours assis, la mine maussade, le crâne enturbanné d’un pansement.

— Ne sois pas fâché, lui dit Eraste Pétrovitch. Je suis entièrement coupable envers toi. Pardonne-moi. Dis-moi plutôt ce que tu penses de t-ton amie, Mme Abrikossova ?

Le Japonais répondit tristement :

— Je ne suis pas fâché contre vous, maître. Comment se fâcher contre un malade ? J’en veux à Sima-san. Comment avez-vous su que j’étais en train de penser à elle ?

Celle qui faisait l’objet de leur entretien se trouvait non loin, à une dizaine de pas. Rouge des émotions qu’elle venait de vivre, Sima Abrikossova, une main plaquée sur sa poitrine, discutait avec fièvre avec Kostia Labiline :

— … mon pauvre cśur a manqué défaillir de terreur. Il continue à palpiter sans arrêt !

Kostia jeta un coup d’śil à l’endroit où le cśur de la comédienne palpitait, et parut incapable d’en détacher son regard.

— Il faut souffler un peu dessus, il se calmera. Vous n’avez qu’un ordre à donner, proposa le fripon d’un air espiègle.

— Cette vaine créature, se plaignit Massa, ne m’aimait que pour ma beauté. Maintenant qu’une balle m’a défiguré, elle ne veut plus me regarder. Je m’approche d’elle, et elle me dit : « Massa, tu es bien sûl un hélos, mais tu sens le bululé. » Et puis elle fronce le nez. Et elle se détourne avec dégoût de ma blessure ! C’est la bonne Réginina-san qui m’a pansé. Elle n’est encore pas mal du tout, à propos. Et bien en chair…

— Un point m’intéresse : est-ce que l’Abrikossova aime l’argent ?

— Elle ne parle que de cela. Combien coûte telle ou telle chose, et quelle robe elle s’achèterait si elle touchait un plus gros cachet. Elle ne parle pas d’argent uniquement quand elle fait l’amour, mais dès qu’elle a fini elle recommence à réclamer des cadeaux. J’étais blessé, je dégoulinais de sang, et elle s’est détournée de moi !

Ayant senti qu’on l’observait, Sima se retourna, joignit ses lèvres en bouton de rose et expédia à Massa un baiser aérien.

— Dites-lui, maître, que je ne veux plus la connaître !

— J’y vais tout de suite.

Fandorine s’approcha de la comédienne et adressa un coup d’śil éloquent à Labiline, qui dans l’instant s’éclipsa.

— Mademoiselle, demanda Eraste Pétrovitch à mi-voix, combien vous paie le khan Altaïrski ?

— Quoi ? glapit la jeune femme en battant des cils, qu’elle avait fort duveteux.

— Vous espionnez Elisa, vous rapportez ses moindres faits et gestes à son mari, vous déposez des messages en cachette, et cetera. Ne vous avisez pas de me mentir, autrement j’annonce tout cela à haute voix devant tout le monde. Vous serez chassée honteusement de la t-troupe… Bien, je corrige ma question. Le montant de votre rétribution ne m’intéresse pas. Ce que je veux savoir, c’est où je puis trouver ce m-monsieur.

— Permettez ! Comment pouvez-vous… ?!

Les yeux de Sima s’emplirent de larmes très pures, d’excellente qualité.

— Elisa est mon amie la plus chère ! Nous sommes, elle et moi, comme deux sśurs !

Une crispation tirailla le coin de la lèvre de Fandorine.

— Je compte jusqu’à t-trois. Un, deux…

— Il loue un appartement dans un immeuble de rapport, rue Kouznetski Most, à côté du passage Solodnikov, prononça-t-elle rapidement.

Elle cligna des yeux : ses larmes avaient déjà séché.

— Vous n’allez pas me dénoncer à présent ? Attention, vous avez promis !

— Il y a longtemps que vous êtes appointée par le khan ?

— Depuis Saint-Pétersbourg… Mon ami, mon très cher ! Ne causez pas ma perte ! Noé Noévitch me discréditerait dans tout le monde du théâtre ! Je ne trouverais plus d’engagement dans aucune troupe digne de ce nom ! Croyez-moi, je sais me montrer reconnaissante !

Elle s’était rapprochée d’Eraste Pétrovitch, le souffle soudain haletant. Il loucha dans son décolleté, esquissa une grimace et détourna la tête.

Le visage de Sima s’inonda à nouveau de larmes avec la même fantastique facilité.

— Ne me regardez pas avec un tel mépris ! C’est insupportable ! Je préfère encore me tuer !

— Ne sortez pas de votre emploi de soubrette, m-mademoiselle.

Il la salua d’une légère inclination de la tête puis s’en fut d’un pas vif vers la sortie, se contentant de faire signe à Massa de le suivre.

De l’amour et du mariage

Avant d’entreprendre quoi que ce fût, il convenait de conduire le Japonais chez un spécialiste des traumatismes crâniens. Le fait que Massa vacillât d’un pied sur l’autre, ajouté à la teinte verdâtre de son visage, suscitait chez Eraste Pétrovitch une certaine inquiétude. Suspecte également était sa soudaine volubilité. Par expérience, Fandorine savait que si un Japonais bavardait sans relâche, c’était qu’il se sentait en piètre état et cherchait à le dissimuler.

Tandis qu’ils roulaient vers la clinique de Devitchié Polé, le commotionné ne parlait plus de Sima ni de l’inconstance des femmes, mais de lui-même et de l’héroïsme des hommes.

D’abord Fandorine présenta ses excuses pour son saut calamiteux, avant de féliciter son assistant de la présence d’esprit dont il avait fait preuve.

— Oui, répondit Massa avec gravité. Je suis un véritable héros.

Eraste Pétrovitch lui glissa alors cette remarque :

— C’est fort possible, mais laisse aux autres le soin d’en décider.

— Vous vous trompez, maître. Tout homme décide lui-même d’être ou non un héros. Il faut faire un choix, et dès lors n’en plus dévier. Un homme qui d’abord choisirait d’être un héros, pour ensuite changer d’avis, offrirait un bien triste spectacle. Mais l’homme qui au beau milieu de sa vie passe tout à coup de non-héros à héros risque de ruiner son karma.

Eraste Pétrovitch releva ses lunettes d’automobile sur son front et jeta un coup d’śil inquiet à son passager : n’était-il pas en train de délirer ?

— Peux-tu être plus explicite ?

— L’homme-héros consacre son existence à servir telle ou telle idée. Peu importe quelle cause ou quelle personne il défend. Le héros peut avoir une femme et des enfants, mais mieux vaut qu’il s’en abstienne. Triste est le sort de la femme qui a lié son destin à celui d’un héros. Et plus triste encore, celui de ses enfants. Il est affreux pour eux de grandir avec le sentiment que leur père est toujours prêt à les sacrifier à sa mission.

Massa poussa un soupir plein d’amertume.

— Il en va tout autrement, quand vous êtes un non-héros. L’homme de cette sorte choisit une famille et s’engage à la servir. Il n’a pas à faire le héros. Ce serait comme si un samouraï trahissait son suzerain à seule fin de parader devant le public.

Fandorine écoutait avec attention. Les considérations philosophiques de Massa se révélaient parfois intéressantes.

— Et quelle cause sers-tu, toi ?

Le Japonais le regarda avec stupeur, la mine offensée.

— Vous le demandez encore, maître ? Il y a trente-trois ans, je vous ai choisi, vous. Une fois pour toutes, et pour toute la vie. Des femmes agrémentent parfois – ou plutôt assez souvent – mon existence, mais je ne leur promets pas beaucoup et je ne me lie jamais à celles qui attendent de moi que je leur sois fidèle. Je leur réponds que j’ai déjà quelqu’un à servir.

Et Eraste Pétrovitch se sentit envahi de honte. Confus, il toussa plusieurs fois pour chasser la boule qui s’était formée dans sa gorge. Massa vit que son maître était gêné, mais n’en comprit pas la vraie raison.

— Vous vous reprochez votre amour pour Elisa-san ? Vous avez tort. Ma règle ne vous concerne pas. Si vous souhaitez aimer une femme de toute votre âme et sentez que cela n’entrave pas votre mission, alors grand bien vous fasse.

— Mais… en quoi, à ton avis, consiste ma mission ? demanda Fandorine d’un ton prudent, se rappelant qu’un quart d’heure plus tôt il méditait sur « les gardiens de la maison ».

Le Japonais haussa les épaules avec insouciance.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça m’est égal. Il suffit que vous ayez une idée quelconque et que vous la serviez. Mon idée à moi, c’est vous, et je vous sers. Tout est très simple et harmonieux. Bien sûr, aimer de toute son âme représente un très grand risque. Mais si vous voulez avoir l’avis d’un homme qui s’y connaît bien en matière de femmes, une comme Elisa-san nous conviendrait mieux que tout.

— Nous conviendrait ?!

Eraste Pétrovitch considéra son serviteur d’un śil sévère, mais le regard de Massa était franc et limpide. Et il lui fut tout de suite évident, de manière certaine, qu’il n’y avait jamais rien eu entre Elisa et le Japonais. Seul l’obscurcissement de son jugement avait pu le conduire à imaginer Massa capable de traiter l’élue de son maître comme une femme ordinaire.

— Vous ne voudriez tout de même pas que s’immisce entre nous une femme jalouse qui me haïrait à cause de tout ce qui nous lie, vous et moi ? N’importe quelle épouse normale agirait ainsi. Mais une actrice, c’est une autre histoire. Outre son époux, elle a le théâtre. Elle n’a pas besoin de cent pour cent de vos actions, quarante-neuf lui suffisent.

L’automobile cahota sur des rails de tramway puis coupa la ceinture des Jardins.

— Tu comptes sérieusement me marier ? demanda Fandorine, en russe cette fois-ci. Mais p-pourquoi ?

— Poul qu’il y ait des enfants, et que dje sois leul péléceputeul. Un fils, précisa Massa après réflexion. Dje ne clois pas pouvoil applende quoi que ce soit de bon à une fille.

— Et que tâcherais-tu d’enseigner à mon fils ?

— Le plus impolotant. Ce que vous, vous ne poullez pas lui enseigner, maîtle.

— Intéressant ! Et qu’est-ce donc que je ne pourrai pas enseigner à mon fils ?

— A êtle heuleux.

Terriblement surpris, Fandorine mit un moment à trouver quoi répondre. Il n’avait jamais réfléchi au fait que sa vie, vue de loin, pût paraître malheureuse. Le bonheur, n’était-ce pas l’absence de malheur ? Le plaisir, n’était-ce pas l’absence de souffrance ?

— Il n’est pas de bonheur en ce monde, mais la paix, oui, et la liberté, déclara-t-il, se remémorant une formule consacrée qui lui avait toujours beaucoup plu.

Massa réfléchit, réfléchit, pour finalement exprimer son désaccord :

— C’est un raisonnement erroné, fait par une personne qui redoute d’être heureuse, répondit-il en repassant au japonais. Ce doit être la seule chose dont vous ayez peur, maître.

Le ton condescendant qu’il avait employé rendit Fandorine furieux.

— Va donc au diable, philosophe à la manque ! Ce sont des vers de Pouchkine, et un poète a toujours raison !

— Pouchikinu ? Oooh !

Massa afficha une mine empreinte de respect, allant jusqu’à s’incliner. Il respectait l’opinion des grands hommes.

Dans la salle d’attente de la clinique universitaire, alors qu’on l’emmenait pour l’examiner, le Japonais fixa soudain Eraste Pétrovitch de ses petits yeux perçants.

— Maître, je vois à votre visage que vous comptez partir à nouveau en expédition sans moi. Je vous le demande, ne me punissez pas comme ça. J’ai les oreilles qui tintent, et les idées un peu embrouillées, mais ça n’a pas d’importance. C’est vous qui prendrez les décisions, moi, je me contenterai d’agir. Pour un vrai samouraï, une caboche abîmée, ce n’est rien du tout.

Fandorine lui donna une bourrade dans le dos.

— Allez, va, que le senseï puisse te retaper. Un vrai samouraï doit avoir le teint jaune, et toi tu es tout vert. Et puis cette affaire que j’ai à régler est insignifiante, ce n’est même pas la peine d’en parler.

Cependant, Eraste Pétrovitch ne s’en fut pas tout de suite exécuter son plan. Il passa d’abord au bureau du télégraphe puis au central téléphonique interurbain. Quand son Isotta s’arrêta devant l’immeuble de rapport indiqué par Sima, la nuit commençait déjà à tomber.

Le khan Altaïrski logeait au bel étage, dont il occupait toute la moitié gauche.

— Qui devoir annoncer ? demanda le portier, un solide gaillard à moustache noire, vêtu d’une tcherkeska, un énorme poignard à la ceinture, cependant qu’il dévisageait Fandorine d’un śil soupçonneux. Sa Haute Dignité être occupée. Elle manger.

— Je m’annoncerai m-moi-même, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton débonnaire.

Il saisit le djigit par le cou. En même temps, il pressa son pouce sur le point « suï », son index sur le point « min », et retint le corps devenu soudain inerte, afin d’éviter tout bruit inutile. Ladite manipulation produisait un sommeil morbide mais profond, d’une durée de quinze à trente minutes, selon la robustesse de l’organisme.

Fandorine laissa haut-de-forme et manteau dans le vestibule, puis s’observa un instant dans la glace, le temps de vérifier sa coiffure. Après quoi il s’en fut par le couloir, guidé par un mélodieux tintement d’argenterie.

Sa Haute Dignité était en effet occupée à se restaurer.

Un homme brun, à la calvitie avancée et aux sourcils fournis, dont la physionomie boudeuse parut à Fandorine vaguement familière, mâchait d’un air maussade en sirotant du vin rouge. A en juger par cette boisson, ainsi que par le porcelet entamé et le jambon de Hollande trônant sur la table, le khan n’observait guère la charia dans son régime alimentaire.

A la vue de l’inconnu, le maître de maison oublia de refermer la bouche et resta comme pétrifié, avec entre les dents le morceau de pain dans lequel il venait de mordre. Un serviteur, frère jumeau du portier expédié au pays des songes, se figea lui aussi, une carafe de vin dans les mains.

— Qui est-ce donc ? Pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? gronda le khan d’une voix terrible, après avoir craché le pain sur la nappe. Moussa, fous-le dehors !

Fandorine secoua la tête. Comment pouvait-on épouser, même pour quelques jours, un pareil malotru ? Il fallait absolument sauver cette femme non de ses ennemis imaginaires, mais d’elle-même.

Le serviteur posa le récipient et se rua sur Eraste Pétrovitch en criant comme un jars. Celui-ci fit subir à Moussa le même traitement qu’à son frère : il l’endormit et l’allongea sur le sol avec précaution.

Le sang se retira du crâne chauve et olivâtre du mari abandonné. S’attendant que le visiteur importun serait reconduit sur-le-champ, le khan s’était empli la bouche de vin, mais n’avait pas eu le temps d’avaler, et à présent le liquide dégoulinait sur son menton et rougissait la serviette empesée. Le spectacle était sinistre : comme si l’homme eût été victime d’une attaque compliquée d’une hémorragie de la gorge.

— Qui êtes-vous donc ? dit Sa Haute Dignité, renouvelant sa question, mais sur un ton tout à fait différent, empreint non plus d’indignation mais d’effroi.

— Mon nom est Fandorine. Mais peut-être pour vous deviendrai-je Azraël, ajouta Eraste Pétrovitch, par allusion à l’ange de la mort des musulmans. Tout dépendra de l’issue de notre c-conversation.

— Fandorine ? Alors je sais qui vous êtes. Vous êtes l’auteur de cette pièce idiote, ainsi qu’un détective amateur disposant de solides relations. J’ai fait prendre des renseignements sur vous.

Le khan arracha sa serviette maculée de vin, et croisa majestueusement ses bras sur sa poitrine, exhibant des doigts chargés de bagues étincelantes.

— Je vous vois un peu rassuré.

Fandorine s’assit près de lui, et d’un geste distrait s’empara d’une fourchette à dessert.

— Vous avez tort. Je serai b-bref. Vous cessez d’importuner Mme Lointaine. Et d’un. Vous lui accordez immédiatement le divorce. Et de deux. Dans le cas contraire… vous vous exposez à des contrariétés.

Il grimaça : le calembour était décidément exécrable. Mais Eraste Pétrovitch jugeait inutile de préciser le sens de sa menace. L’adversaire ne méritait manifestement pas qu’on prît des gants avec lui, et par ailleurs le ton de la voix et le regard étaient toujours plus éloquents que les paroles.

Que le khan fût mort de peur, cela sautait aux yeux. Encore un peu, et il tomberait dans les pommes.

— J’ai déjà résolu moi-même de ne plus m’approcher de cette folle ! s’exclama Sa Haute Dignité. Elle a voulu me tirer dessus avec un pistolet !

C’était la première fois qu’Eraste Pétrovitch entendait parler de cette histoire de pistolet, mais il n’en fut pas autrement surpris. Il est dangereux de pousser à bout une femme au tempérament artiste.

— Ne vous en prenez qu’à vous-même. Vous n’aviez pas à vous faire passer pour un assassin. Mais par conséquent, nous sommes d’accord sur le p-premier point. Reste le second.

Altaïrski bomba le torse.

— Jamais je ne lui accorderai le divorce ! C’est hors de question !

— Je sais, dit Fandorine en plissant les paupières d’un air songeur, vous avez déclaré à Elisa que l’épouse d’un khan ne pouvait avoir d’amants, ni se marier avec un autre homme. Mais pour la veuve d’un khan, les choses sont très différentes.

Sans doute son interlocuteur n’était-il pas assez effrayé malgré tout. Eraste Pétrovitch l’empoigna solidement au collet en lui appuyant la fourchette en argent sur la gorge.

— Je pourrais vous tuer en d-duel, mais je ne vais pas me battre avec un misérable qui terrorise des femmes sans défense. Je me contenterai de vous faire la peau. Tenez, comme à ce p-porcelet, là.

Le khan loucha vers le plat, les yeux injectés de sang.

— Vous ne me tuerez pas, répondit l’entêté d’une voix sifflante et oppressée. Vous n’êtes pas de ce bord-là, tout au contraire. Je vous l’ai dit, je me suis renseigné sur vous. Je me renseigne sur tous ceux qui tournent autour d’Elisa… Mais après tout, tuez-moi, si vous voulez ! De toute façon, je n’accorderai jamais le divorce !

Pareille fermeté avait de quoi éveiller un certain respect. Visiblement, la première impression produite par Sa Haute Dignité demandait à être corrigée. Eraste Pétrovitch reposa la fourchette et se recula.

— Vous aimez donc tant votre femme ? demanda-t-il, étonné.

— Qui parle d’amour, nom de Dieu !

Altaïrski frappa du poing sur la table, s’étranglant de rage et de haine.

— Elisa, cette sssa…

Le visage de Fandorine se tordit d’une grimace furieuse, et le khan aussitôt ravala son injure.

— Cette sacrée bonne femme a brisé ma vie ! Mon père m’a privé de mon droit d’aînesse ! Et si je divorce, il me laissera sans aucune rente ! Cent vingt mille roubles par an ! Et que devrai-je faire alors, dites-moi ? Besogner ? Jamais un khan Altaïrski ne s’abaissera à pareille ignominie. Tuez-moi plutôt !

L’argument était de poids. Eraste Pétrovitch réfléchit. Il n’allait tout de même pas tuer, en effet, ce potentat à la fois faible et fourbe, ce dandy au crâne chauve, cet ennemi du travail ?

— Pour autant que je comprends, vous voulez épouser Elisa. Mais un mariage civil ne pourrait-il vous convenir ? demanda le mari d’un ton obséquieux.

Lui aussi, à l’évidence, désirait trouver un compromis.

— C’est à la mode aujourd’hui. Ça lui plaira. Et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Je vous le jure ! Si vous voulez, je pars m’installer à Nice, à jamais ! Mais n’exigez pas de moi l’impossible !

Il s’en fut à pied de la rue Kouznetski Most à l’hôtel Métropole. Il avait besoin de rassembler ses pensées, de se préparer à son entrevue avec Elisa. Le vent de novembre tentait de lui ôter son haut-de-forme, il devait le retenir sur sa tête.

Il m’est arrivé une chose fort banale, se disait-il. Une personne sur deux, sans doute, passe par la même épreuve. Pourquoi imaginais-je que je serais épargné ? Certes cette maladie qu’on appelle « le démon de midi » semble frapper les autres hommes pour des raisons différentes. J’ai lu des choses sur le sujet. Les uns sentent tout à coup qu’il ne leur reste plus guère longtemps à jouir de leurs facultés de mâle, et cette prise de conscience les plonge dans l’affolement. Les autres s’avisent un jour qu’ils n’ont pas assez batifolé dans leur jeunesse. Je n’appartiens, je crois, ni à la première ni à la seconde catégorie. Ce n’est pas d’une maladie que j’ai été victime. C’est plutôt d’un traumatisme. Comme on sait, un os se brise plus facilement là où il a déjà été fracturé. La même chose s’est produite pour moi, par un concours de circonstances, mon cśur a craqué le long d’une cicatrice ancienne.

Mais est-il bien important de savoir exactement par quel caprice du destin l’amour te tombe dessus ? Il vient, il ouvre ta porte toute grande. Ta demeure familière s’illumine soudain d’une lumière aveuglante. Tu te regardes, tu observes ta vie d’un autre śil, et ce que tu vois te déplaît. Tu peux jouer les coureurs de jupons chevronnés, et tout changer en aventure galante ; tout de suite le scintillement s’affaiblit. Tu peux jeter le visiteur importun à la porte et donner un tour de clef : après quelque temps le logis se retrouve plongé dans son obscurité habituelle. Tu peux aussi céder à la panique, sauter par la fenêtre et te sauver au bout du monde. A dire vrai, j’ai usé de ces trois moyens. Et maintenant il m’en faut essayer encore un autre : simplement faire un pas à sa rencontre et ne pas détourner les yeux. Cela demande du courage.

Tel était le monologue plein de bon sens qu’Eraste Pétrovitch se récitait à lui-même, mais plus il approchait de l’hôtel, et plus il se sentait nerveux. Dans le hall de l’établissement, une idée lâche lui traversa même l’esprit : Mais peut-être qu’Elisa n’est pas dans sa chambre ?

Cependant, le réceptionniste lui apprit que Mme Lointaine était bel et bien chez elle, et obligeamment appela à l’étage après avoir demandé :

— Qui dois-je annoncer ?

— Fandorine…

Eraste Pétrovitch avait la gorge sèche. Les enfantillages allaient-ils recommencer ?

— Elle vous prie de monter.

De toute manière, j’ai le devoir de l’informer que son mari lui accorde son entière liberté ! se tança Fandorine. Et quant au reste… C’est son affaire !

Et c’est dans ce même état d’esprit encoléré qu’il entama la conversation.

Il déclara qu’il n’y avait plus rien à craindre.

Que le khan Altaïrski était une canaille et un vaurien sans envergure, mais pas un assassin. Qu’en tout cas il allait disparaître désormais de la vie de la jeune femme. Qu’il n’accepterait jamais de divorcer, mais qu’il lui accordait une liberté totale.

Que le mystère des deux décès survenus à Saint-Pétersbourg était élucidé. Après la mort prématurée de l’entrepreneur de théâtre venu de Kiev, Bolelslav Ignatiévitch Fourchtatski, comme c’est toujours la règle en pareil cas, on avait procédé à une autopsie. Le télégramme envoyé par le service médico-légal indiquait que la cause de la mort était un arrêt cardiaque, et qu’aucune trace de poison n’avait été découverte. Le khan Altaïrski avait simplement profité de ce triste événement pour menacer son épouse rebelle.

Il en allait autrement du ténor Astralov. Une conversation téléphonique avec l’enquêteur chargé de l’affaire avait permis d’établir que la blessure causée par le rasoir était presque identique à celle qui avait abrégé les jours du sieur Aguilev : une entaille régulière, présentant une légère inclinaison de la gauche vers la droite. Celle-ci pouvait avoir été pratiquée soit par la victime elle-même assise sur une chaise, soit par une personne qui à ce moment se tenait derrière son dos. Le 11 février, jour de la mort d’Astralov, Elisa était déjà membre de la troupe de l’Arche de Noé, elle avait fait la connaissance de Novimski et celui-ci – chose qui n’avait rien d’étonnant, jugea bon de glisser Fandorine – s’était immédiatement pris pour elle d’un amour passionné. De quelle manière exactement le meurtrier avait-il réussi à s’introduire, armé d’un rasoir, d’abord chez Astralov, puis auprès d’Aguilev ? La question n’avait pas encore été tout à fait tirée au clair, cependant, sur ce point, on pourrait interroger le maniaque lui-même. Après tout ce qui s’était passé, il n’avait aucune raison de se taire ; en outre, les gens de cette sorte adoraient se vanter de leurs « exploits ». Novimski raconterait tout très volontiers.

Elisa écouta ce rapport sans l’interrompre. Elle avait croisé les bras sur la table, à la manière d’une lycéenne studieuse. Ses yeux étaient rivés au visage d’Eraste Pétrovitch, mais celui-ci préférait regarder à côté. Il craignait de perdre le fil.

— Mes explications vous suffisent-elles, ou bien souhaitez-vous jeter un coup d’śil au télégramme ? Il est possible de demander une copie intégrale du rapport d’autopsie. Et même de faire procéder à une exhumation et à une seconde exp-pertise.

— Je vous crois, dit Elisa d’une voix étouffée. Vous, je vous crois. Mais le fait demeure inchangé ; ces gens ont été tués à cause de moi. C’est atroce !

— Lisez Dostoïevski, madame. La beauté est une chose effrayante et terrible.

Il avait adopté exprès un ton plus sec, ne voulant pas verser dans la sentimentalité.

— Elle pousse les uns à vouloir atteindre les cieux, et précipite les autres au cśur de l’enfer. La mégalomanie a inexorablement conduit Novimski sur le chemin de l’autodestruction. Cependant, si le dément avait trouvé chez vous un sentiment réciproque, il eût perdu l’envie de dominer le m-monde. Il était prêt à se contenter de votre amour. Tout comme moi…

Cette dernière phrase lui avait échappé malgré lui. Fandorine avait enfin regardé Elisa dans les yeux, et ce qu’il comptait n’aborder qu’après une solide introduction était sorti tout seul de sa bouche. Il était trop tard pour reculer. Au reste, sans manśuvres diplomatiques ni préludes tactiques, c’était encore mieux.

Eraste Pétrovitch prit une profonde inspiration, puis prononça un discours qui n’était pas celui d’un gamin, mais bel et bien d’un mari (enfin, tout au plus d’un candidat au mariage, civil, qui plus est) :

— Je vous ai dit que j’étais amoureux de vous, vous vous rappelez ? Eh bien, je me trompais. Je vous aime, commença-t-il d’un ton maussade, presque accusateur.

Après quoi il se tut un instant pour laisser à Elisa la possibilité de réagir.

— Je le sais, je le sais ! s’exclama-t-elle.

Ayant commencé sur le mode bourru, Fandorine se trouvait forcé de continuer de même :

— C’est parfait que vous le sachiez. Mais j’espérais entendre aut-tre chose. Par exemple : « Moi aussi. »

— Je vous aime moi aussi, je n’ai pas cessé durant tout ce temps ! s’écria aussitôt Elisa, des larmes dans les yeux. Je vous aime follement, désespérément !

Elle tendit les bras vers lui, mais Eraste Pétrovitch ne céda pas à la tentation. Il devait lui faire entendre tout ce qu’il avait l’intention de dire.

— Vous êtes une actrice, vous ne pouvez vous p-passer d’exagération. Ce n’est pas un blâme de ma part. Je vous accepte telle que vous êtes. Et j’attends de vous que vous me traitiez de même. Je vous en prie, écoutez-moi jusqu’au bout, et ensuite décidez.

Fandorine, qui jusqu’alors était resté debout, s’assit de l’autre côté de la table, comme pour dresser entre eux deux une frontière sur les conditions de franchissement de laquelle il convenait encore qu’ils s’entendissent.

— Je vis depuis longtemps sur cette terre. Avec vous, je me suis conduit comme un imb-bécile… Ne protestez pas, écoutez simplement, ajouta-t-il comme elle secouait négativement la tête et levait les mains au ciel. Depuis le début, en effet, je savais sur quoi je pouvais compter, et ce qu’il m’était inutile d’espérer. Une femme, voyez-vous, porte toujours écrit sur son visage si elle est ou non capable d’un grand amour. Ce que sera sa conduite si la vie l’oblige à choisir entre l’homme qu’elle aime et soi-même, entre l’homme qu’elle aime et ses enfants, entre l’homme qu’elle aime et ses idées.

— Et quel choix ferai-je à votre avis ? demanda timidement Elisa.

— Vous choisirez votre rôle. C’est ce qui me plaît chez vous. Nous sommes, vous et moi, de la même farine. Moi aussi, je choisirai mon rôle. Certes, ce n’est pas un rôle de théâtre, mais c’est exactement la même chose. C’est pourquoi je vous propose une alliance honnête, sans mensonges ni illusions. Un mariage parfaitement calculé.

— C’est également ce que me proposait Aguilev, dit-elle en tressaillant.

— Possible. Seulement notre calcul, à vous et moi, ne sera pas commercial, mais amoureux. Pour user de la langue des affaires, je vous propose un amour à responsabilité limitée. Ne faites pas la grimace ! Nous nous aimons l’un l’autre, nous voulons vivre ensemble. Mais en même temps, nous sommes tous deux des invalides du cśur. Je n’accepterai pas de renoncer pour vous à mon mode d’existence. Vous ne sacrifierez jamais pour moi la scène. Et si vous veniez un jour à vous y résoudre, vous ne tarderiez pas à le regretter et seriez malheureuse.

Il lui semblait avoir réussi à l’atteindre à travers le voile d’affectation dont elle s’enveloppait toujours. Elisa l’écoutait avec sérieux et attention, sans se tordre les bras, sans afficher de regard brillant d’amour.

— Vous savez, je crois que nous nous convenons de manière idéale, poursuivit Fandorine, passant à un second point, non moins délicat. Je suis un homme adulte, vous êtes une femme adulte. Il existe une très ancienne formule chinoise permettant de calculer la bonne combinaison d’âges de l’homme et de la femme au moment de leur union. Le nombre d’années vécues par la fiancée doit être égal à la moitié de l’âge du fiancé plus sept. Ainsi, d’après la théorie chinoise, vous êtes un peu plus jeune que l’épouse pour moi idéale. Vous avez trente ans, or, d’après la formule, vous devriez en avoir trente-quatre et demi. La différence n’est pas élevée.

Ainsi qu’il le prévoyait, la sagesse chinoise, si discutable qu’elle fût, éveilla tout de suite l’intérêt d’Elisa. Elle plissa le front et se mit à remuer les lèvres.

— Attendez… J’ai du mal à compter. Quel âge avez-vous donc ? Trente-quatre et demi moins sept multiplié par deux…

— Cinquante-cinq…

— Tant que ça ! s’exclama-t-elle, interloquée. Je ne vous aurais pas donné plus de quarante-cinq !

Le sujet, pour Eraste Pétrovitch, était douloureux, mais il s’était bien préparé.

— Un être humain a trois âges, dont chacun n’est lié que de manière très relative au nombre d’années qu’il a vécues. Le premier est l’âge de raison. Il existe des vieillards dont l’intellect n’est pas plus développé que celui d’un enfant de dix ans, et l’on rencontre des adolescents qui raisonnent en adultes. Plus un homme est âgé en esprit, mieux c’est. Le deuxième âge est spirituel. Le plus grand succès qu’on puisse remporter sur cette voie, c’est de vivre jusqu’à la sagesse. Celle-ci ne peut venir nous habiter que lorsque nous sommes vieux, quand toute agitation s’est retirée de nous, que nos passions ont tari. Je constate aujourd’hui que j’en suis encore loin. Sur le plan spirituel, je suis plus jeune que je ne l’aimerais. Enfin, il y a l’âge physique. Ici, tout dépend de la bonne exploitation de notre corps. L’organisme humain est une machine qui se prête à d’infinis perfectionnements. L’usure en est compensée par l’expérience acquise. Je vous assure que je maîtrise aujourd’hui mon corps beaucoup mieux qu’en ma jeunesse.

— Oh ! je vous ai vu en deux minutes escalader l’échelle menant aux cintres et redescendre de là-haut en vous laissant glisser le long d’un fil !

Elisa baissa chastement les yeux.

— J’ai eu aussi d’autres occasions d’apprécier vos performances physiques…

Eraste Pétrovitch ne permit pas cependant à la conversation de prendre un tour frivole.

— Qu’en dites-vous, Elisa ?

Sentant la voix lui manquer, il s’éclaircit la gorge.

— Que pensez-vous de ma… p-proposition ?

Tout dépendait à présent non de sa réponse, mais de la manière dont elle la prononcerait. Si la sincérité dont il avait fait preuve n’avait pas réussi à l’atteindre derrière le masque d’acteur dont elle se protégeait, leur union ne donnerait rien de solide.

Elisa blêmit, puis rougit comme une pivoine. Puis redevint d’une pâleur de linge. Détail étrange : ses yeux semblaient ne plus être affectés de leur éternel strabisme, tous deux étaient braqués droit sur Fandorine.

— A une condition.

Elle aussi tout à coup paraissait enrouée.

— Pas d’enfants. Dieu fasse que je ne sois jamais écartelée entre toi et la scène. Si nous ne parvenions pas à nous accorder, nous souffririons certes, mais nous saurions nous en remettre. En revanche, ce serait pitié pour des enfants.

Ce n’est pas un masque qui dit ça, songea Eraste Pétrovitch avec un immense soulagement. C’est bien une femme de chair et d’os. Le tutoiement constitue déjà une réponse.

Il se dit encore que Massa serait déçu. Le Japonais n’enseignerait jamais à un petit Fandorine la manière d’être heureux.

— C’est raisonnable, déclara-t-il à haute voix. Je voulais moi-même évoquer le s-sujet avec vous.

Cependant la réserve de sagesse et de retenue d’Elisa se trouva en ce point épuisée. Elle se leva d’un bond, en renversant sa chaise, se précipita vers Fandorine, se serra contre lui et se prit à murmurer, transportée de passion :

— Serre-moi fort, ne me laisse pas échapper à tes bras ! Autrement je vais être arrachée à la terre, enlevée dans le ciel ! Sans toi, je suis condamnée à périr ! C’est Dieu qui t’a envoyé à moi pour mon salut ! Tu es mon unique espoir, tu es mon ancre, mon ange gardien ! Aime-moi, aime-moi autant que tu peux ! Et moi je t’aimerai autant que je sais aimer, de toutes mes forces !

Et voilà que tout à coup il ne parvenait plus à savoir si elle était vraie dans cet instant, ou si sans s’en rendre compte elle s’était glissée dans quelque personnage. S’il en était ainsi, comme c’était bien joué, comme c’était bien joué !

Mais le visage d’Elisa était mouillé de larmes, ses lèvres tremblaient, ses épaules frissonnaient, et Fandorine eut honte de son scepticisme.

Au fond, qu’elle joue ou pas, ça n’avait guère d’importance. Eraste Pétrovitch était heureux, incontestablement heureux. Alors advienne que pourra.

ANNEXE

E. F.

DEUX

COMÈTES

DANS UN CIEL

SANS ÉTOILES

PIÈCE

POUR THÉÂTRE DE MARIONNETTES

EN TROIS ACTES

AVEC CHANTS, DANSES, TOURS DE MAGIE,

SCÈNES D’ESCRIME

ET MITIYUKI

PERSONNAGES :

OKASAN,

propriétaire de la maison de thé Yanagi

KUBOTA,

conseiller du prince de Satsuma

O-BARA,

fille adoptive d’Okasan, geisha de haut rang

YUBA,

son élève

IZUMI,

fille adoptive d’Okasan, geisha de haut rang

SEN-TIAN,

son élève

KINJO,

un voleur

LE PREMIER ASSASSIN

SOGA,

surnommé Premier Sabre, rônin vivant dans la maison de thé

LE SECOND ASSASSIN

FUTOYA,

riche marchand

L’INVISIBLE,

jônin du clan des shinobi

LE SILENCIEUX,

guerrier du clan des shinobi

LE RÉCITANT

La scène est divisée en deux parties qui apparaissent tour à tour par rotation du plateau circulaire. Dans l’une des moitiés, le décor est constant : il montre le jardin de la maison de thé et la chambre d’Izumi ; dans l’autre, les décors changent. A gauche de la scène vient s’appuyer la passerelle du hanamiti, laquelle s’avance dans la salle jusqu’à hauteur du cinquième rang environ. Entre le hanamiti et le mur latéral subsiste un espace vide. Durant toute l’action, le récitant se tient assis à droite, au bord de la scène, vêtu d’un strict kimono noir orné de blasons. Il est éclairé par en bas par la faible lumière d’une lanterne de papier.

ACTE UN

Premier tableau

Une estrade est installée devant les portes grandes ouvertes de l’accueillante maison de thé Yanagi. En son centre, un luth shamisen sur son support ; exposés près du bord : deux coussins, l’un grand et luxueux, l’autre plus petit et modeste. On entend une musique douce et paisible.

Le récitant (d’un maillet de bois, il frappe un tambour posé devant lui, produisant un son étouffé et caverneux).

C’est la maison de thé Yanagi bien connue

En notre capitale pour son art raffiné

Des plaisirs délicats. Son honnête patronne,

Pour asseoir son succès, a pris dessous son aile

Deux sublimes geishas aux talents sans égal.

Depuis lors son renom n’a plus fait que grandir,

Et partout à présent Yanagi est célèbre.

Ce jour, de Satsuma, la lointaine province,

Arrive un visiteur de très haute importance,

Qui, de son attention, honorera le temple

Abritant la beauté, et l’art, et l’élégance.

En pareille occasion, on a ouvert en grand

Les portes d’apparat pour que chacun pût voir

Le grand honneur rendu à l’établissement.

Badauds, jeunes et vieux, depuis l’aube s’assemblent

Ici devant la scène. Quand verra-t-on encore

Celles qui par leurs chants et leurs danses ne charment

Que l’oreille et les yeux du noble et du marchand ?

Avant de prononcer la dernière strophe, le récitant bat du tambour, et le public s’élance sur le hanamiti. Désireux d’occuper une place la plus proche possible de la scène, les spectateurs s’installent dos à la salle. Au premier rang, les apprenties geishas : la jeune Yuba et l’adolescente Sen-Tian ; derrière elles, le marchand Futoya et le premier assassin (costumé en moine, coiffé d’un grand chapeau de paille), puis le voleur Kinjo et le rônin Soga (vêtu d’un kimono rapiécé, mais arborant deux sabres à la ceinture).

Le récitant (battant tambour).

Et voici la patronne, Okasan est son nom,

Qui veut dire « maman » simplement car ici

Pour tous, en vérité, elle est comme une mère.

Avec de grands égards, de joie toute tremblante,

Elle conduit son hôte à la meilleure place.

Le seigneur Kubota, il convient de le dire,

Auprès du suzerain, prince de Satsuma,

Est de par sa fonction conseiller et ministre.

Okasan, avec force courbettes, fait s’asseoir le samouraï à la place d’honneur. Elle-même s’agenouille modestement à son côté. A l’apparition de l’hôte, tous les spectateurs sur le hanamiti s’inclinent très bas. Pendant que Kubota converse avec la propriétaire de la maison de thé, tous observent une respectueuse immobilité. Seule Sen-Tian remue, incapable de rester en place.

Okasan. Oh ! qu’il m’est agréable, très cher Kubota-san, que vous ayez gardé le souvenir de moi au bout de tant d’années ! Ah ! bien sûr j’ai vieilli, et suis devenue laide, mais de vous voir mon cśur de nouveau de bonheur se met à palpiter.

Avec élégance elle couvre son visage de sa manche – exécutant le geste dit d’« aimable confusion ».

Kubota. Comment t’oublierait-on ? Ces jours sont si précieux ! Mais quand l’automne est là, il serait insensé d’aller verser des larmes sur le printemps dernier. Non, nous ne sommes plus ceux qu’alors nous étions. Le passé est enfui, cependant nous serions bien fous et bien ingrats d’en vouloir au destin. Tu me vois à présent grand et puissant seigneur, dignitaire important élevé au pinacle, quant à toi tu possèdes cette maison de thé, la meilleure de toutes et la plus réputée. Si je te rends visite, c’est pour autre raison que chanter les beaux jours dont nous gardons mémoire. Mon suzerain m’envoie chargé d’une mission. Sa Splendeur aimerait pour nourrir ses plaisirs prendre pour concubine une geisha, de celles résidant en ces lieux, en notre capitale.

Okasan agite ses manches avec grâce, exécutant le geste dit de « grand et joyeux étonnement ».

Kubota. Mon prince est habitué à me tenir pour juge. Il m’a donné mission de courir à la ville. J’ai devoir d’explorer chaque maison de thé, et pour son arrivée d’avoir déjà choisi pour le moins dix geishas parmi les plus exquises. Leurs talents montreront, pour qu’une soit élue. Quel enviable destin attend en vérité celle qui aura su notre prince séduire ! Songe combien d’argent alors te reviendrait. Et combien ta maison gagnerait en prestige !

Okasan. Je n’oserais rêver d’un si sublime honneur. J’ai déjà récompense à vous voir de mes yeux.

Elle exécute le geste dit de « plus profonde gratitude ».

Je vais vous présenter ce qui fait le renom de ma pauvre demeure. Sans rien dissimuler, je vous dévoilerai chacun de mes trésors. Aurais-je en vain donné l’ordre d’ouvrir les portes toutes grandes ? Ma maison et mon cśur mêmement vous sont toujours acquis.

Elle exécute le geste dit d’« infinie sincérité ».

Tout d’abord devant vous vient ma fille O-Bara. Son talent vient d’éclore. Ne soyez point sévère.

Elle frappe dans ses mains.

Apparaît O-Bara, fille adoptive de la propriétaire, qui monte sur la scène. Elle porte un magnifique kimono de brocart à doublure écarlate. Son haut chignon est orné d’épingles à cheveux en forme de papillons. Son visage, comme il appartient à celui d’une geisha, est fardé d’une épaisse couche de blanc. Ses mouvements sont précis, hardis, chacun de ses gestes respire la sensualité.

Yuba monte à son tour, trottine vers la scène, puis en s’inclinant remet à sa maîtresse un petit tambour avant de battre en retraite aussitôt.

Le spectacle commence. O-Bara tout d’abord danse sur un air rapide, battant la mesure en frappant son tambour. Durant tout ce temps elle ne quitte pas le visiteur des yeux, montrant par divers moyens qu’elle n’est là que pour lui.

Le récitant (pendant que danse O-Bara).

« O-Bara » ou « la Rose » ! Il est quelque raison

Qu’on lui donne ce nom, car le temps d’un éclair

Le cśur de l’homme est pris, percé de ses épines.

Elle n’a point d’égale, quand elle a résolu

D’allumer des passions, ou encor d’éveiller

La générosité. O-Bara sait fort bien

Pourquoi l’hôte est venu. (Dans la maison de thé

Depuis longtemps déjà la rumeur a couru.)

De charmer Kubota, elle s’est mis en tête,

Afin que celui-ci devienne son allié

Et l’aide à devenir concubine du prince.

La danse est terminée. L’élève récupère le tambour, la geisha s’agenouille auprès du shamisen et chante d’une belle voix, grave et un peu rauque, sans cesser de regarder le samouraï.

O-Bara (elle chante).

Comme le liseron s’enroule

Autour du puissant cryptomère

Je voudrais me lover, seigneur,

Liane, autour de votre corps.

Toutes mes feuilles, mes pétales,

Mon doux parfum et mes fleurettes,

Je ne les dédierais qu’à vous,

Mon souverain, trésor précieux !

Kubota écoute, balançant la tête au rythme du chant. Okasan l’observe en coin, pour s’assurer qu’il est satisfait.

Pendant qu’O-Bara danse et chante, voici ce qui se produit sur le hanamiti.

Kinjo, profitant du fait que les spectateurs sont absorbés par le spectacle, s’attelle à son métier de voleur. D’abord il fouille habilement son voisin le rônin : il glisse la main dans sa ceinture, puis dans sa large manche, soulève par-derrière un pan du kimono. Mais il ne trouve rien qui en vaille la peine et secoue la tête, la mine dégoûtée. Progressant à croupetons, il se glisse un peu plus avant. Il entreprend de s’attaquer au marchand. La fortune cette fois-ci lui est plus favorable. De la manche de l’homme, il retire une bourse, de sa ceinture, une blague à tabac en soie et une pipe dorée, il découvre en outre dans la doublure du kimono une poche secrète où il pêche plusieurs pièces d’or.

La geisha achève sa représentation. Elle salue uniquement Kubota, en s’inclinant très bas, avec un profond soupir qu’elle accompagne du geste dit de « sensuelle émotion », puis s’éloigne vers le côté opposé de la scène, où elle prend place.

Kubota (à la patronne). Quel délice ! Je ne puis en rassasier mes yeux. J’ai beau n’être plus jeune, je sens mon sang bouillir. Au prince elle plaira d’autant plus, c’est certain. A la princesse, certes, comment la comparer ? Le père pour le fils a choisi une épouse. Ne pensait point à la beauté, mais au profit pour le trésor…

Okasan. Me permettrez-vous là d’inviter Izumi ? Elle est d’un autre style, mais est aussi très bien.

Kubota acquiesce de la tête. La patronne frappe dans ses mains.

Entre Izumi. Elle est vêtue d’un kimono discret mais élégant, couleur bleu pâle, brodé d’argent. Elle se meut avec aisance, sans presque toucher terre, les yeux baissés. Elle salue d’abord le visiteur, puis la patronne, puis le public. Son élève Sen-Tian se lève d’un mouvement brusque, court jusqu’à la scène et lui tend un éventail, après quoi elle ne se presse nullement de retourner à sa place.

Izumi entame une danse lente et raffinée.

Kubota (d’un ton ému). Oh, qu’elle a de noblesse ! Le motif est si pur, de cette danse ; elle est l’incarnation du saule au-dessus du flot calme !

Sen-Tian (d’une voix sonore). Vous avez entendu, grande sśur ! Votre danse a été appréciée ! Au saule il vous compare, penché dessus les flots !

Okasan. Ah ! le garnement ! L’insupportable enfant ! Elle n’est que depuis peu chez nous, pardonnez-la !

Kubota est si captivé par la geisha qu’il n’a entendu ni le cri de Sen-Tian ni les excuses d’Okasan. Sen-Tian revient en courant prendre l’éventail des mains d’Izumi. Celle-ci s’agenouille auprès du shamisen, dont elle s’accompagne pour chanter.

Izumi.

La vraie beauté point ne se montre,

Point n’aveugle ni saute aux yeux.

Sa voix est si faible et si douce

Que le commun ne peut l’entendre.

Son charme est tout de perfection.

Emplie d’hermétique mystère,

D’elle ne montre qu’un atome

– Mais c’est assez pour l’homme instruit…

Sen-Tian (se tournant vers la salle). Vous avez entendu ? Elle chante à merveille ! Rien sur terre n’est si beau que mon Izumi-san !

Yuba lui flanque un coup de coude dans les côtes, la fillette se tait.

Pendant qu’Izumi danse puis chante, le voleur poursuit son travail. Après avoir dépouillé le marchand, il s’en prend au « moine ». Une surprise l’attend cette fois-ci. N’ayant rien trouvé dans la manche de l’homme, Kinjo soulève le bas de sa robe, et découvre le scintillement d’une lame de sabre dénudée. Le voleur apeuré s’éloigne, toujours à croupetons. Il trouve refuge derrière Yuba. Il va pour glisser la main dans la ceinture de la jeune femme, mais, incapable de résister, caresse amoureusement la hanche rebondie que recouvre l’étoffe.

Sans se retourner, Yuba donne une claque sur la main de l’impertinent. Dès lors Kinjo se tient coi.

Izumi achève sa chanson. De nouveau elle salue de trois côtés et, baissant les yeux, quitte l’estrade pour aller s’agenouiller à côté d’O-Bara.

Kubota (à haute voix). S’il ne tenait qu’à moi, je n’irais pas plus loin chercher ce qu’il nous faut : nous ne saurions rêver meilleure concubine ! Jolie de sa personne, modeste, manières exquises ! Qui point ne lésera l’honneur du suzerain. Et chez elle surtout se voit le vrai yugen, sans quoi toute beauté sombre dans le vulgaire.

Il se penche vers Okasan et lui parle avec animation.

Le récitant.

Longtemps le samouraï porte aux nues Izumi.

Il chérit le yugen, « la secrète beauté »,

Dont la geisha nommait les sept sages principes

Dans le modeste chant qui charma le vieil homme.

Et pour conclure enfin, Kubota de tout cśur

A son ancienne amie donne un précieux conseil.

Kubota. Bien que le prince soit des arts grand connaisseur, il est bien jeune encore. Il pourrait être bon d’animer, colorer la représentation. Je ferai qu’en dernier la maison Yanagi se produise en spectacle.

Okasan exécute le geste dit d’« offense imméritée », mais Kubota lui sourit d’un air matois.

Le prince aura le temps de se sentir blasé des geishas, de leurs chants et de toutes leurs danses. Lors sera le moment d’exhiber tes merveilles. D’abord lance ta Rose (il hoche la tête en direction d’O-Bara) afin qu’il se réveille. Puis tu procèdes ainsi : quelque bouffon engage, ou bien jongleur habile. Le prince aime l’adresse. Qu’il rie à ce spectacle ingénu et naïf. Mais qu’Izumi paraisse, il restera sans voix. Cette scène vulgaire, en un parfait contraste, aura mis en lumière le très subtil yugen.

Le récitant.

Le noble visiteur prend congé. Okasan

Lui envoie des saluts, émue jusques aux larmes.

Sa bienveillante humeur, son conseil avisé

Pour la patronne augurent un profit fabuleux.

Okasan raccompagne le samouraï avec force courbettes. Tous les présents s’inclinent jusqu’à terre. Seul Soga – privilège des nobles – ne salue pas si bas.

C’est pourquoi il est le premier à voir le « moine » se redresser brusquement, sitôt le seigneur Kubota et Okasan disparus dans les coulisses, bondir sur ses jambes et, tirant l’arme qu’il tenait jusqu’alors dissimulée, s’élancer en avant.

Tout se déroule en l’espace d’un instant.

Sen-Tian, lâchant un glapissement, agrippe l’assassin par sa robe. L’autre trébuche, puis se libère, mais entre-temps Soga s’est relevé lui aussi et a dégainé son sabre.

L’assassin court vers Izumi avec un hurlement furieux, en brandissant sa lame. La jeune femme se fige et couvre son visage de ses mains. O-Bara s’écarte vivement, roulant sur le côté.

Les spectateurs s’égaillent dans un concert d’exclamations affolées.

Mais le rônin se déplace plus vite encore que le « moine » et, bondissant sur le hanamiti, fait rempart de son corps à Izumi.

S’engage un duel au sabre. L’assassin pousse des cris gutturaux, Soga reste silencieux.

Le récitant (frappant son tambour à coups redoublés, et parlant vite sur le mode du récitatif).

La lame est acérée, elle vole en tous sens.

Frappant tantôt devant, tantôt sur le côté !

Mais Soga a reçu pour surnom « Premier Sabre »

Car dans l’art de l’escrime il est premier de tous.

Enfin, après une botte placée par Soga avec précision, le « moine » tombe mort. Le rônin se fige dans sa position d’attaque. Tous les autres s’immobilisent de même manière : qui le visage dans les mains, qui les bras levés au ciel.

La lumière s’éteint. Le rideau se ferme.

La scène pivote.

Deuxième tableau

La partie avant de la scène représente le jardin de la maison de thé Yanagi. Il s’agit du décor principal, permanent. Il y a là une passerelle décorative, un jeune pommier, une grande lanterne de pierre. Un peu plus au fond, une étroite véranda surélevée, l’engava, qui encadre le pavillon. Sur l’engava, à chaque extrémité, deux lanternes à huile qui, selon l’heure de la journée, sont ou non allumées. Les shôji (les parois de papier du pavillon) peuvent aussi être tirés ou poussés. A présent ils sont clos. Une lumière brille à l’intérieur. On voit la silhouette d’Izumi qui, assise, effleure lentement les cordes du shamisen, égrenant une mélodie chargée de tristesse.

C’est la nuit. Le jardin est plongé dans l’ombre.

Le récitant bat du tambour : marchant sans bruit, Soga passe sur l’engava, la main sur la poignée du sabre, puis disparaît.

Le récitant.

Quand aux portes du lieu s’est produit le tumulte,

Notre voleur n’a point laissé passer l’aubaine.

A l’un de ses complices a confié son butin

Et dans la confusion s’est glissé au-dedans.

Il s’est tenu caché jusqu’à ce que nuit tombe,

Et dès que les ténèbres ont resserré leur ombre,

Il est parti en chasse, habile malandrin…

Il bat du tambour.

Apparaît Kinjo. Le voleur regarde autour de lui. Il voit la silhouette de la geisha, et se fige, ensorcelé par la musique.

Le récitant.

Izumi ne dort pas. N’ont pas passé six heures

Depuis qu’on a voulu attenter à sa vie.

Elle veille, impuissante à vaincre sa frayeur.

Yuba entre dans le jardin à reculons. Pliée en deux, elle balaie le sentier avec une époussette.

Elle heurte Kinjo de son fessier. Tous deux poussent un cri de peur et se retournent l’un vers l’autre.

Yuba. Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré là ?

Kinjo (sans se démonter). Ah ! quel bonheur insigne ! J’ai vraiment de la chance !

Yuba (soupçonneuse). Et qu’avez-vous, monsieur, à vous réjouir ainsi ? Je m’en vais de ce pas alerter notre garde !

Kinjo (il la retient par la manche). Le garde ? C’est inutile ! Je n’avais qu’un seul but en me glissant ici : celui de vous revoir ! Je vous ai aperçue tantôt devant les portes, et de folle passion mon esprit s’est troublé. Je me suis introduit au jardin, en secret, et j’erre dans ces lieux, comme erre une âme en peine. Point ne pensais ni même avais le moindre espoir de vous croiser ici, en cette nuit, si tard !

Yuba (s’adoucissant, mais encore sur ses gardes). Ma patronne aujourd’hui est de fort piètre humeur. Elle passe son temps à crier après moi, et m’envoie à cette heure balayer le sentier…

Kinjo (l’étourdissant de paroles). Avez-vous vu tantôt ce duel à l’épée ? Quel spectacle, vraiment ! Pantois j’en suis resté ! J’ai pensé tout d’abord que l’affaire était vraie. Que le sang jaillirait bientôt à gros bouillons ! Eh ! eh ! le joli tour ! Dommage seulement que le puissant seigneur n’eût pas vu ces acteurs habiles à mimer si funeste combat.

Yuba. Quels acteurs sont-ce là ? J’en suis encore tremblante. L’ennemi de nouveau veut la mort d’Izumi !

Kinjo. « L’ennemi de nouveau »… ? De qui parlez-vous donc ?

Yuba. Vous n’êtes point d’ici sans doute. On dit en ville qu’un inconnu a pris notre Izumi en haine. Il a mandé déjà trois hommes pour la tuer. Par bonheur chaque fois Soga-san l’a sauvée. Samouraï sans foyer, seul son sabre il possède, mais il lui est dévoué comme un chien à son maître.

La vie d’une geisha célèbre n’est pas simple. Parfois l’amour d’un homme se révèle un danger. Un fol admirateur par malheur éconduit voudra se venger d’elle et de l’affront subi.

Kinjo. Mais vous toutes, geishas, vous êtes si cruelles ! Telle est votre beauté que nous perce le cśur, comme un trait acéré, or n’en avez que faire. Point ne faut devant nous chantonner et danser, puis les prudes jouer, qu’on ne peut pas toucher.

Yuba. Allons, je ne suis pas encore une geisha, j’apprends tout juste à l’être, bien que notre patronne m’en juge apparemment tout à fait incapable.

Mais Mme O-Bara, tenez, connaît les hommes. D’elle on ne saurait dire qu’elle est prude ou bégueule. De Mme Izumi, elle m’a un jour confié que c’était elle, exprès, qui organisait tout. Qu’elle voudrait ainsi, par la voie du scandale, de tous être connue et que chacun en parle. Que son dévoué rônin, le furieux Soga-san, lui-même prend à gages de pauvres vagabonds, pour ensuite égorger les malheureux idiots. Il les connaît de vue, vous pensez, tous fort bien. Il est si bon bretteur qu’il ne lui coûte rien de tailler en morceaux ces tueurs de pacotille. Et c’est là double gain, estime ma maîtresse : et pour notre geisha dont croît la renommée, et pour le samouraï dont on loue la bravoure.

Kinjo. Oh ! ce « moine » n’avait rien d’un gueux ignorant. Il sabrait à merveille, on voyait là un maître.

Yuba. Ce n’est pas notre affaire. Et dites-moi plutôt d’où vous venez vous-même, et quel est votre nom.

Kinjo. Appelez-moi Kinjo. Mon véritable nom, je n’ose vous le dire avant d’être assuré qu’un même sentiment est né en votre cśur, qu’au feu de ma passion vous avez répondu, pour qu’ainsi vous et moi nous ne fassions plus qu’un.

Je suis jeune héritier d’un comptoir de commerce. Il serait malvenu que je vinsse à ternir le nom de la maison que mon père a fondée.

Le récitant.

En entendant cela, la beauté sur-le-champ

A pensé : pourquoi pas « ne faire qu’un » avec lui ?

Il est assez bel homme, hardi dans ses manières.

Et s’il est riche en plus, que puis-je vouloir d’autre ?

Kinjo commence d’enlacer Yuba. Elle n’oppose guère de résistance. Ils finissent par s’étreindre avec ardeur.

Voleur reste voleur. En cet instant fougueux

Kinjo songe avant tout à l’aubaine possible.

Kinjo fouille dans la ceinture de Yuba, en regardant par-dessus son épaule. Il escamote dans sa manche un peigne d’écaille et un petit miroir, puis avec précaution tire du chignon de la jeune femme une élégante épingle à cheveux.

Mais Yuba, elle aussi, est rusée et voudrait

Au plus tôt vérifier si l’homme est vraiment riche.

Yuba dans le même temps palpe la ceinture de son soupirant. Elle y découvre une maigre bourse qu’elle inspecte aussitôt.

Quelle déconvenue ! La bourse est vide ou presque !

Leur étreinte a perdu pour elle tout attrait.

Yuba tape du pied, furieuse, et tente de se libérer.

Soudain au coin de l’engava surgit Soga. Il saute à terre sans bruit, court jusqu’à Kinjo et l’empoigne au collet.

Soga. Qui est là avec toi ? Fillette, il faut répondre ! Tu n’aurais pas le front d’introduire un amant dedans cette maison ?!

Yuba (d’un air embarrassé). Ah ! Que dites-vous là ! Votre grâce, écoutez : ce garçon est mon frère. Pour me rendre visite, il a fait long voyage. Il y a si longtemps que sommes séparés…

Le rônin fouille sans cérémonie un Kinjo terrifié. Il tire de sa manche les objets dérobés : peigne, miroir, épingle à cheveux. Yuba lève les bras au ciel, indignée. N’ayant pas trouvé d’armes, Soga se désintéresse de l’intrus.

Soga. Bon, si c’est là ton frère… je n’ai que faire de lui. Mais, ma jeune agitée, veillez à être sages ! Ne troublez pas la paix qui règne en la maison !

Sur quoi il disparaît tout aussi silencieusement.

Yuba. Misérable vaurien ! Gredin ! Voleur ! Fripouille ! Il est beau, le marchand ! Riche de quatre sous !

Elle lui frappe la poitrine de ses poings. Kinjo éclate de rire.

Kinjo. Mais regardez-moi ça ! Voyez quelle diablesse ! Elle est allée fouiller dans mon porte-monnaie ! Et je n’ai rien senti ! Quelles mains, quelle adresse !

Yuba. Si diablesse je suis, au moins je suis honnête ! Je ne t’ai rien chipé, quand toi tu te servais !

Kinjo. Voilà bien un exploit dont tu te peux vanter ! Mais si tu veux savoir, il n’est point de rival au métier de voleur. Comme l’air je suis libre. Nul ne me donne d’ordres. Le monde entier me sert. Je suis roi au milieu de la foule des hommes !

Je n’ai qu’un seul chagrin : je vis seul comme un ours. Je suis roi, mais sans reine, il m’ennuie de régner. Deviens donc ma compagne ! Et partons, toi et moi !

C’est sans ruse à présent que je m’adresse à toi. Tu es futée, agile, et mignonne à croquer. A nous deux nous ferions de juteuses affaires…

Il se penche vers elle et lui murmure à l’oreille. D’abord elle se détourne, puis commence à manifester de l’intérêt. Il l’enlace à nouveau.

Le récitant.

Kinjo le beau parleur cherche à la persuader,

Lui faisant miroiter vie libre et fol amour.

Mais pour prendre la route avec quelque butin

La pucelle se doit de l’aider comme il faut.

Cette riche demeure est propice aux aubaines.

Il suffit que Yuba flaire où sont les trésors.

Elle incline à céder à ces beaux arguments,

La charment les attraits d’une vie de voyages,

Et l’impérieux appel de son propre karma.

Les amants s’unissent en un baiser. Puis, tenant fermement Yuba par la main, Kinjo l’entraîne dans les profondeurs du jardin. A peine ont-ils disparu de la scène, une forme noire se détache de la lanterne de pierre. C’est le deuxième assassin, qui se tenait caché là. Il attrape dans son dos une petite arbalète, place un carreau sur l’arbrier et vise la silhouette d’Izumi jouant du shamisen.

Mais tout aussi soudainement que tantôt, Soga surgit sur l’engava. D’un bond, il est à terre et d’un unique coup de sabre tue le malfaisant. Celui-ci s’effondre en poussant un cri.

La musique s’interrompt. On voit Izumi se lever. Soga rengaine son arme et traîne le cadavre sous la véranda pour l’y dissimuler.

Le récitant.

Le fidèle gardien a de nouveau sauvé

Izumi du trépas. Le valeureux Soga

N’est point de ceux qui dorment, et sur le Premier Sabre

Toujours on peut compter. Il est troublé, inquiet :

Un nouvel attentat ! En hâte il escamote

Le corps sous l’engava. Il tient à protéger

La paix de la geisha. La pauvrette n’a pas

A savoir que la mort la guettait encore là.

Izumi entrouvre la cloison mobile, aperçoit Soga, se rassure et tire le shôji tout grand. On découvre l’intérieur de sa chambre : décor de fleurs, sol garni de tatamis. Deux tables basses au milieu de la pièce. Sur l’une un shamisen, sur l’autre un grand coffret en laque à tiroirs.

Izumi. Ah ! c’est vous, mon ami, mon très précieux gardien. Il m’a semblé pourtant que j’entendais un cri.

Soga. Un oiseau dans la nuit. Tout est calme alentour. Allez donc vous coucher, je reste et j’ouvre l’śil.

Izumi (frissonnant). A dormir, je ne songe ! Qui est l’être cruel dont le plus cher désir est la mort d’Izumi ?

Soga. Je vous ai sur ce point déjà interrogée : n’avez-vous souvenir d’un soupirant déçu ?

Izumi. Mais comment voulez-vous que de tous me souvienne ? Ils sont comme un essaim de mouches importunes, sans cesse bourdonnant : « Sois mienne, allons, sois mienne ! » Ils ne comprennent pas que le yugen séduit, mais que toujours fuyant il échappe à leurs doigts.

Peu me chaut des serments, peu me chaut des étreintes. Je n’aimerai jamais en ce monde aucun homme.

Soga écoute, tête basse. La voix d’Izumi s’adoucit.

Il n’est que vous, ami, qui sachiez me comprendre. Vous aussi au début quémandiez mon amour, mais étant généreux vous vous montrez content, que j’aime votre cśur et votre dévouement.

D’un geste, elle invite le rônin à monter dans la maison. En entrant, il écarte les shôji encore davantage et les laisse grands ouverts. Ils prennent place : Izumi devant le coffret, offrant son profil à la salle ; Soga en face d’elle.

Soga. Lors je fus un idiot dont l’absurde désir n’était pas d’admirer, mais de froisser la fleur. Vous regarder suffit au bonheur de mes yeux. Vous êtes près de moi, et ma vie est remplie. Pareille perfection je suis prêt à servir, jusqu’au jour de ma mort, et même tout un siècle.

Izumi. Le « siècle » des geishas ne se compte qu’en jours. Se fane la beauté, la perfection n’est plus : c’est une feuille morte… Quand dessus cette peau le temps aura tracé tout un réseau de rides, point longtemps n’attendrai, m’en suis fait le serment. Quand la beauté s’éteint, à quoi bon vivre encore ? Aussi dans mon coffret est celée cette chose. (Elle sort un stylet à la lame acérée, et le tient sous ses yeux.) Un coup, quelque douleur, et la fleur est coupée. Je ne permettrai pas qu’elle vienne à faner, je me refuserai à trahir le yugen !

Soga. Mais quels sont ces discours ! Vous n’avez pas vingt ans ! Croyez que l’on connaît beauté d’autre nature. Elle vient en échange à celle qui s’éclipse, quand on a bellement cheminé dans sa vie…

Izumi (d’un ton léger, en rangeant le stylet). Vous êtes dans le vrai, j’ai bien du temps encore. Jeunesse peut durer au moins cinq ou sept ans.

Le récitant bat du tambour.

La geisha change de visage, sa voix tremble.

Ah ! comment ai-je pu oublier ce détail : quelqu’un ourdit déjà de raccourcir mes jours…

Elle se tourne avec effroi vers le jardin, comme si celui-ci recelait un danger. Soga l’imite, la main sur son sabre. Tous deux se figent.

La lumière s’éteint lentement, le rideau se ferme.

La scène pivote.

Troisième tableau

Un temple à l’abandon. La nuit. Dans le fond se dessine la vague silhouette d’une grande statue de Bouddha.

Le récitant bat du tambour. Entre Futoya, qui promène autour de lui un regard anxieux. Il a dans les mains un sac de taille modeste mais pesant, dans lequel s’entrechoquent des objets métalliques.

Il attend, tournant la tête en tous sens, et sursautant au moindre bruit.

De temps à autre éclate un coup de tonnerre accompagné d’éclairs.

Le récitant.

Par nuit de mauvais temps, Futoya le marchand

Au temple abandonné se rend secrètement.

Pourquoi ce commerçant, riche parmi les riches,

Se risque-t-il tout seul en ces lieux peu riants ?

Ah ! c’est pour sombre affaire ! A rendez-vous céans

Avec celui que tous appellent « l’Invisible ».

Chacun a ouï parler de la secte assassine

Des ninja, dits encore shinobi, mais bien peu

En ont vu de leurs yeux au monde des vivants.

Se chargent par contrat des plus noires missions,

Et n’ont point leur égal en ruse et en puissance.

« Jônin » est nom qu’on donne à leur terrible chef,

L’homme que Futoya a voulu justement

A tout prix rencontrer pour parler en secret.

Le récitant bat du tambour, un éclair fulgure.

Voix de l’Invisible (caverneuse, ne laissant pas deviner d’où elle provient). Je suis là. Venons-en à l’affaire, fort grave, dès lors qu’à un ninja tu viens là t’adresser.

Futoya sursaute presque de surprise. Il ne sait de quel côté regarder. Finalement, il se tourne vers la statue.

Futoya. Oui, en effet, je viens à vous par grand besoin. J’ai promis à la mort certaine créature. Par quatre fois déjà, lui ai mandé un tueur. Samouraïs vagabonds, brigands des plus hardis… En vain ! On la protège, hélas, avec vigueur. Sans l’aide d’un ninja, je n’en viendrai à bout.

L’Invisible. Son nom, l’heure et combien ? C’est tout ce qu’il me faut.

Futoya. Le nom de la personne ? Izumi, la geisha. L’heure pose en revanche un petit embarras. Pour moi il serait bon que le présent contrat ne fût pas sur-le-champ mis à exécution, mais au moment précis où j’en aurai donné le signal convenu. Au milieu du jardin de la maison de thé, il se trouve un pommier. Si j’en casse un rameau, c’est que l’heure a sonné…

L’Invisible. Une action à surseoir, mais qu’il faut cependant s’attendre à tout moment de devoir accomplir. Voilà bien un contrat d’espèce difficile.

Futoya (précipitamment). Par votre agent je sais ce que sont vos tarifs. J’ai apporté la somme : il y a là mille ryô.

Il montre le sac, ne sachant comment le remettre à son interlocuteur.

L’Invisible. Mon agent t’a-t-il dit que, l’affaire conclue, plus jamais ne pourras en modifier l’issue ? Notre loi est fort stricte : quiconque est condamné, quoi qu’il puisse en coûter, doit connaître la mort.

Futoya (en s’inclinant). Pourquoi changer d’avis, dès lors que j’ai payé ?

L’Invisible. Ton sac au pied du socle ! Le contrat est signé.

Le récitant bat du tambour.

Futoya dépose le sac auprès de la statue puis s’éloigne à reculons.

L’Invisible. Mon guerrier le meilleur sera à ton service. « Silencieux » est le nom que je lui ai donné.

Futoya (timidement). On m’a dit qu’il était chez vous certain usage de donner un objet en manière de reçu…

L’Invisible. Oui, mon dragon de jade. Je possède un poignard qui s’orne d’un dragon – symbole de mon rang. Tu me restitueras ce précieux talisman dès que notre contrat aura été exécuté.

Futoya. Mais lors comment saurai-je à qui le redonner ?

L’Invisible. Mon messager devra te présenter cette arme que tu reconnaîtras à sa lame en serpent.

Coup de tambour. Le faisceau d’un projecteur éclaire le bouddha. On voit une main émerger de derrière la statue, tenant un long poignard à la lame sinueuse. Une autre main dévisse le haut de la poignée et le lance au marchand. Celui-ci attrape au vol le dragon de jade, le presse contre son front avec déférence puis s’incline. Le faisceau s’éteint.

L’Invisible. Mais sache bien, marchand, que dès lors en réponds. Perds cet objet sacré, et tu perdras la vie.

Futoya se fige dans une pose témoignant son effroi. Coup de tambour en même temps que fuse un éclair. Noir.

Le rideau se ferme.

La scène pivote.

Quatrième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Les shôji sont clos. Okasan est agenouillée sur l’engava, ses filles adoptives à côté d’elle. Installées de part et d’autre : les deux élèves, Yuba et Sen-Tian, tenant chacune un grand éventail. Le soleil est vif. Il fait chaud.

Soga apparaît à l’angle de la construction, comme toujours sur le qui-vive.

Le récitant.

Trouvant bon le conseil du sage Kubota,

Okasan a lancé un appel en la ville :

« La maison Yanagi a désir d’embaucher

Acrobates, jongleurs, amuseurs et bouffons. »

La rumeur a sitôt couru cirques et foires.

Et dès le lendemain s’assemblait une foule

D’artistes ambulants, de comédiens des rues.

Il est bien difficile, hélas, de satisfaire

L’exigeante patronne, tant elle est occupée

Du renom établi de sa maison de thé.

Aucun ne lui convient, quand à l’issue du jour

Se présente à sa porte un singulier bonhomme.

Le récitant bat du tambour. Tous se mettent en mouvement : les dames, les apprenties geishas jouant de leurs éventails, Soga, qui tour à tour apparaît et disparaît.

Le Silencieux entre sur scène. Il est vêtu non d’un kimono mais d’un maillot moulant comiquement bariolé de rayures multicolores. Son visage est entièrement dissimulé par un masque de soie où est dessinée une face grotesque fendue d’une bouche allant jusqu’aux oreilles. Il porte en outre un sac rempli d’accessoires. Le Silencieux s’approche d’Okasan d’une démarche chancelante de clown. Sen-Tian étouffe un rire, la main devant la bouche.

D’un geste de prestidigitateur, comme s’il le tirait du néant, le Silencieux fait apparaître un rouleau de papier, qu’il tend à la patronne.

Le récitant.

Il lui tend le papier en même temps qu’il salue.

Elle le prend et puis lit ce qui est écrit là :

« Nisinisa me nomme et suis muet de naissance,

Etant défiguré, jamais n’ôte le masque.

Mais je vais vous montrer ce dont je suis capable. »

Okasan hausse les épaules, montre la lettre à l’une de ses filles adoptives, puis à l’autre. D’un geste elle ordonne de commencer la représentation.

Le faisceau d’un projecteur s’élève et dévoile une corde tendue au-dessus de la scène. Le Silencieux tire de son sac un filin muni d’un grappin, et le lance adroitement sur la corde, sur laquelle il grimpe en deux temps trois mouvements. Il marche sur la corde avec force contorsions, faisant à chaque instant mine de tomber. Puis il commence à jongler avec des petits couteaux qu’il sort de sa poche. Les spectateurs le regardent avec admiration. Sen-Tian en oublie d’agiter son éventail et pousse des cris d’enthousiasme.

Le récitant.

On devine aisément que c’est lui qui reçut

Du chef des shinobi le nom de « Silencieux ».

Son visage est masqué pour un motif sérieux :

Un ninja ne saurait se montrer en public.

Il ne peut présenter sa face à découvert

Qu’en signe de confiance, et encore seulement

Au milieu de son clan. Mais n’est point véridique

Qu’il soit muet de naissance. Il importe sans doute

De raconter comment il perdit la parole.

L’ordre un jour il reçut d’assassiner le chef

D’un autre clan ninja. Rien de plus périlleux :

Il risquait d’être pris vivant, par ses gardiens

Soumis à la torture, et contraint de parler.

Sûr d’aller à la mort, avant que de partir

La langue il se trancha, sa main ne trembla pas.

Depuis, ses compagnons « le Silencieux » le nomment,

Et le tiennent pour maître et l’ont en grand honneur.

L’acrobate saute à terre et tend à Okasan une autre feuille de papier.

Okasan (elle lit à haute voix). « Permettez que je montre à présent l’oiseau Hoo. Les ailes du phénix brûlent, mais sans brûler. D’un seul geste magique, aisément je soumets la rage et la furie que déchaîne le feu. »

Le Silencieux exécute un tour impressionnant. Il tire de son sac et fixe à ses manches de fausses ailes d’oiseau. Puis il prend sur l’engava une lampe éteinte et en verse l’huile sur ses « plumes ». Il accomplit alors son « geste magique » : il s’accroupit de manière comique et étend les bras. Puis il frotte son index sur son genou : le doigt s’enflamme. Il le passe sur une aile, puis sur l’autre. Toutes deux prennent feu à leur tour. Le bateleur tourne sur place en agitant ses ailes embrasées. Tous s’exclament, saisis de frayeur. Sen-Tian sautille en poussant des cris perçants. Pendant ce temps, le récitant explique en quoi le tour consiste.

Le récitant.

Ce tour fait gros effet, mais est simple à produire.

Les deux ailes de toile enduites d’huile en feu,

Le montreur pour autant ne risque de brûler.

Un liquide spécial imprègne cette étoffe,

Le feu ne touche pas la peau ni ne l’enflamme.

Et le « geste magique » n’y est pour rien du tout.

Sen-Tian imite le « geste magique ».

Okasan. Voilà qui nous convient ! Bravo, Nisinisa. Je t’engage et dès lors, jusqu’au jour du spectacle, tu logeras ici, en l’hôtel « Yanagi ». Soga-san, je vous prie, accompagnez l’acteur au pavillon servant d’abri aux serviteurs. Qu’il s’installe à son gré et y prenne ses aises.

Soga s’approche du bateleur et le considère d’un śil soupçonneux. Il tire de la ceinture du Silencieux les couteaux avec lesquels celui-ci jonglait, les examine, puis les confisque.

Soga. Porter une arme ici n’est pas dans nos usages. D’autant que tu te montres un peu trop exercé à manier le couteau. Ton rictus ironique, mon gars, ne me plaît guère, aussi sache-le bien : j’aurai un śil sur toi. Allez, debout ! Suis-moi.

Le rônin emmène le Silencieux hors de scène.

Okasan adresse un signe aux apprenties geishas, qui aussitôt écartent les shôji. La patronne et ses filles adoptives entrent dans la chambre d’Izumi. D’un geste, Okasan congédie les deux élèves. Celles-ci s’inclinent pour la saluer puis se retirent. Sen-Tian quitte la scène en gambadant.

Okasan. Me voici à présent rassurée pour l’épreuve. Ce curieux phénomène aux jambes titubantes saura mettre en valeur ton appel voluptueux, O-Bara, et ton style, Izumi. Kubota est notre allié. Il tient pour certain qu’Izumi sera au goût du prince. Or le prince n’est pas forcément de l’avis de celui qui le sert. Et l’appel de la chair, on le sait, est plus fort, chez les plus jeunes gens. Aussi, je n’exclus pas qu’il te choisisse, toi, O-Bara, ou alors ne sais plus rien des hommes ! Pour être très sincère, peu me chaut qui de vous sera en grand triomphe élue pour concubine. J’ai la même affection pour mes deux chères filles ! Pourvu qu’autre maison n’emporte pas le prix… Cela dit, vous n’avez, je crois, nulle rivale en toute la cité, et point ne doute que l’une ou l’autre est promise à tenir la victoire.

O-Bara. Ah, princesse, j’aurais le brillant d’une étoile ! Que dis-je ?! D’un soleil ! Le prince en ses rayons mollirait comme cire. Tout Satsuma bientôt me baiserait les pieds. Quel rêve fabuleux ! Si le destin voulait que ce bonheur m’échût, je vous promets, maman, qu’à jamais vous auriez toute ma gratitude !

Okasan. Qu’en dis-tu, Izumi ?

Izumi. Je suivrai mon karma. S’il ne tenait qu’à moi, certes, j’aimerais mieux jusqu’à la fin des temps demeurer en ces lieux. Mais il ne convient pas que nous autres, geishas, décidions de nos sorts. S’il est de votre avis qu’il est plus fructueux de me livrer aux mains d’un homme à votre gré, lors qu’il en soit ainsi.

Okasan. Ta voix semble vibrer d’une ombre de reproche ! A t’entendre on croirait que je m’en vais te vendre à un affreux vieillard, ou un marchand crasseux ! A Satsuma le prince est jeune et beau, dit-on. Peut-être auras-tu l’heur de connaître avec lui les cent joies de l’amour, et voudras remercier et ta mère Okasan et le destin propice.

Izumi. J’ai beaucoup entendu parler de ces joies-là, les ai même chantées en public maintes fois. Mais ce que c’est vraiment, ne tiens guère à savoir. Tous les hommes m’ennuient, en l’amour ne crois pas.

Okasan. Tu as bien tort, sais-tu : l’amour au monde existe. Pour être plus précis, d’amours, il en est trois. Terrestre est le premier. Lui font leur soumission tous ceux qui en esprit se collent à la terre. Ces gens-là sont nombreux, pas moins de neuf sur dix. Pareil amour est sale, coupable mais fort doux.

Il est encore des gens fascinés par l’enfer. Je donne nom d’enfer à leur passion outrée. Un vrai philtre de feu. Leur âme s’y consume, jusqu’au dernier tison, et part en fumée noire.

Plus rare est le troisième amour que l’on rencontre. Il captive les cśurs qui tendent vers le ciel : c’est le céleste amour dont parlent les poètes, mais ne vit que le temps d’un vol de papillon, ou de cette comète, qui tous les deux cents ans trace à travers la nuit un sentier de lumière…

Izumi. La comète va seule, indifférente au monde. Qu’il me plairait, comme elle, de traverser la vie, en un vol éphémère et empli de beauté !

O-Bara. L’amour ? Une comète ? Je ris quand j’entends ça. Pour moi, qu’on monte au ciel ou qu’on aille en enfer, il faut prendre à la vie tout ce qu’elle a en soi. Un fruit extraordinaire a chu entre nos mains – nous devons le presser, jusqu’à l’ultime goutte.

Okasan (avec un soupir attristé). A l’amour, toutes deux vous renoncez, mes filles. Mais qui en est le maître, de nous ou du karma ? Que l’amour soit céleste, terrestre ou infernal, le chemin est tracé, et nul n’en sortira.

Les trois femmes se figent chacune dans une pose différente. Okasan joint les paumes à la manière bouddhiste et ferme les yeux ; O-Bara porte la main à ses cheveux pour arranger sa coiffure ; Izumi, toujours agenouillée, incline la tête avec grâce.

La lumière s’éteint. Le rideau se ferme.

La scène pivote.

ACTE DEUX

Premier tableau

La chambre d’O-Bara, richement et abondamment décorée, avec une dominance d’or et de rouge éclatant. Quand le rideau s’ouvre, la scène révèle deux silhouettes figées. Il s’agit d’O-Bara et d’un homme vêtu d’un manteau de paille, un chapeau rabattu sur ses yeux. Tous deux sont assis face à face, penchés l’un vers l’autre, comme s’ils se chuchotaient à l’oreille. La pièce est chichement éclairée.

Le récitant.

Il fait nuit, O-Bara reçoit chez elle un hôte.

(Des hommes quelquefois viennent la visiter.)

Et lui dont le chapeau dérobe le visage

Est sans doute venu plus souvent que les autres.

Ce soir il n’est point là pour des jeux amoureux.

Tous deux ont à voix basse un entretien secret.

Il bat du tambour. La lumière dans la chambre se fait plus vive. Les silhouettes se mettent en mouvement.

O-Bara (impatiente). Otez donc ce chapeau ! Regardez-moi en face ! Et parlez plus clairement, je ne vous entends pas ! Avez-vous accompli ce que m’aviez promis ? Sur vous je me repose – pas en vain, je l’espère.

L’homme ôte chapeau et manteau. C’est Futoya.

Futoya (après un rapide coup d’śil autour de lui, d’une voix étouffée). Je ne veux pas clamer mon rôle en cette affaire. J’ai tout organisé fort bien, selon tes vśux. Te suffit à présent de donner le signal : l’heure sonne – au pommier brise une simple branche… J’ai fait le sale travail de bout en bout tout seul. Oh, combien j’ai connu d’angoisses, Dieu me garde ! Ils auraient pu me tuer, tant sont d’humeur violente. Je n’ai conclu marché avec ces tristes sires, sache-le, O-Bara, que par amour pour toi.

O-Bara. Le voilà qui s’avise de me parler d’amour ! Je vous croyais, monsieur Futoya, plus malin. Vous et moi, nous aimons l’argent et le pouvoir. Les soupirs, les sottises, laissons ça pour les autres. Et si vous avez tant risqué cette fois-ci, c’est bien que vous aviez pour cela vos raisons. Vous vous doutez que si j’apprivoise le prince, ici tout le négoce sera entre vos mains. Du sang versé les taches – est-ce à moi de le dire ? – nous lieront fortement, mieux qu’une épaisse colle.

Futoya (il soupire). C’est bien vrai, par l’esprit, nous sommes deux jumeaux. Ces mille pièces d’or n’ai point jetées au vent. Je compte les revoir, avec bel intérêt. Et pourtant j’ai grand-peine à penser que bientôt nous serons séparés. Si Dieu te le permet, du prince deviendras première concubine. Tu en feras sans mal ton singe domestique. (Oh ! tu en es capable, tu n’as point là d’égale.) Mais alors me verrai privé de tes étreintes…

O-Bara. Tu es intelligent, fort, prudent, comme moi. Tous deux savons le prix de ces étreintes-là.

Futoya. Et alors, O-Bara, quelle en est la valeur ?

O-Bara. Il suffit de savoir que l’étreinte a un prix. L’achat comme la vente en sont choses faciles. Qui n’a pas compris ça est plus sot qu’Izumi.

Futoya. Dis-moi encore une chose. J’ai condamné à mort Izumi par profit, mais je n’ai rien contre elle. Or toi, dès que l’on vient à parler un peu d’elle, tout ton visage semble ennoirci par la haine.

O-Bara (avec véhémence). Je déteste en effet sa hautaine arrogance ! Son yugen m’est un os planté dedans la gorge ! Qui a besoin, vraiment, de pareille beauté qu’on ne peut ni toucher ni même apercevoir ? Il se trouve pourtant au monde des idiots à qui plaît mieux que moi la languide Izumi ! Non, je ne comprends pas ! Et ne puis le comprendre ! Et ce que ne comprends…

Futoya (reprenant la phrase au vol). … tu dois l’anéantir. Ah ! la pauvre Izumi. Et le prince en l’affaire n’est qu’un simple prétexte. Il ne se fût trouvé, tu n’eusses point manqué d’en inventer un autre.

O-Bara. Vous voulez renoncer ? Vous avez pitié d’elle ?

Futoya. Que j’aie ou non pitié, la discussion est vaine. Les ninja ont pour loi qu’il n’est jamais permis d’annuler un contrat. Tiens Izumi pour morte.

O-Bara (avec un sourire rêveur). Alors je vais tarder à rompre cette branche. Il me sera plaisant d’observer notre idiote. Le délicieux parfum des cheveux d’Izumi sera pour mes narines puanteur de charogne.

Futoya. En parlant de charogne, il est certain détail assez préoccupant pour m’ôter le repos. Pour gage du marché qu’avec eux j’ai conclu, leur jônin m’a remis son emblème secret, que je dois conserver. Mais que l’objet s’égare, et tu pourrais ne voir plus en moi qu’un cadavre. Le voici, ce dragon de jade qui me brûle… (Il tire la figurine de son sein.) Ecoute : j’ai grand-peur. Ces maudits shinobi sont rusés et perfides. Je crains qu’ils n’aient l’idée de me voler la chose.

O-Bara. Mais pourquoi ? C’est absurde !

Futoya. J’ai juré sur ma vie de veiller à l’objet. Qu’ils viennent et puis me disent : « Qu’as-tu fait du dragon ? Ou tu paies de ta vie, ou bien de ta fortune. » Comment leur échapper ? Ils me laisseront nu. Pareille fourberie serait bien dans leurs mśurs. De toi, ne savent rien, ni de nos relations. Prends ce fichu dragon et avec soin le cache.

Futoya tend le dragon de jade à la geisha. O-Bara prend dans sa main le symbole du marché conclu. Tous deux se figent dans cette position.

La lumière s’éteint.

La scène pivote.

Deuxième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Les lanternes de l’engava sont éteintes. Le Silencieux se tient sur l’avant-scène dans une pose singulière : poings tendus en avant, serrant dans chacun d’eux plusieurs couteaux de bois. Soga est posté à l’extrémité de la galerie, tout aussi immobile, Sen-Tian agenouillée à côté de lui.

Le récitant.

Le Yanagi paraît tel un havre de paix.

Mais proche est le grand jour où tout doit se dénouer.

Inquiète est la patronne, comme est tout son hôtel,

Comme si le destin du monde en dépendait.

L’omniprésente face du karma se fend

D’un sourire ironique à cette agitation.

Il est déjà au fait de l’issue du spectacle

Intitulé « Destin ». Personne oncques n’échappe

A la voie qu’ont tracée les puissances d’en haut…

Il frappe sur son tambour.

Le Silencieux se met en mouvement : il jongle avec les couteaux de bois. Sen-Tian applaudit.

Soga descend de la véranda et s’approche du jongleur d’un pas résolu. Celui-ci lui montre que les couteaux sont en bois, mais ce n’est pas à eux que s’intéresse le rônin.

Soga. Ecoute-moi, l’ami, tu ne me reviens pas. Tu peux tromper les femmes, mais sûrement pas moi. Ote céans ton masque, je tiens à regarder ta trogne et m’assurer qu’il n’y a pas d’embrouille.

Le jongleur mime avec des gestes comiques : « Impossible ! Je suis un monstre ! »

Soga. Balivernes ! J’en ai vu, des gueules effroyables. Des sans nez, des sans yeux, hachées à coups de sabre…

Il va pour empoigner le Silencieux par l’épaule, mais l’autre se dérobe avec agilité. La même scène se répète plusieurs fois. Soga commence à s’emporter.

Eh, vieux, je ne vais pas plaisanter avec toi ! Ou bien veux-tu goûter de quelques bons horions ?

Sortant du pavillon, Izumi s’avance sur l’engava et observe. Pendant ce temps, Sen-Tian, profitant de ce que personne ne lui prête attention, s’approche d’une lanterne et entreprend d’en verser l’huile sur ses manches.

Izumi. S’il vous plaît, Soga-san, ne le tourmentez pas ! C’est un sort bien affreux que d’être sans visage. Est digne de respect l’homme plein de courage, qu’un malheur si atroce a échoué à briser.

Elle touche son propre visage et tressaille.

Sen-Tian reproduit le « geste magique » exécuté par le Silencieux avant son tour de pyrotechnie.

Soga. Je ne vous apprends pas à chanter ni danser, madame. Lors laissez-moi faire seul mon métier.

Sen-Tian (elle enflamme un morceau d’amadou au moyen d’un briquet à silex, et s’exclame). Regardez, regardez ! Grâce au geste magique, je vais faire à mon tour devant vous le phénix !

Elle approche la flamme de son kimono qui s’embrase aussitôt. Izumi pousse un cri horrifié. Soga se pétrifie. Seul le Silencieux ne perd pas ses esprits. Il se rue vers la fillette, à mains nues lui arrache son vêtement en flammes et le jette à terre. La fillette pleure, terrifiée, mais elle est saine et sauve. Le Silencieux tombe à genoux, plié en deux de douleur, ses mains brûlées serrées contre sa poitrine, mais sans émettre un son.

Soga et Izumi se précipitent vers Sen-Tian.

Izumi. Mais qu’es-tu allée faire ! Idiote, es-tu blessée ?

Soga (examinant la fillette). Sauvée ! Un vrai miracle ! Pas trace de brûlure. Mais si Nisinisa eût tardé un instant, tu eusses brûlé vive, comme un tas de bois sec.

Izumi serre son élève contre elle, tandis que le rônin se tourne vers le Silencieux et examine ses mains.

Lui, par contre, a souffert… Est gravement brûlé. Jamais il ne pourra se montrer en spectacle. Okasan en sera fortement chagrinée. Et c’est dommage aussi pour ce vaillant garçon. Il mérite, ma foi, d’être félicité !

Tous se figent : Izumi et Sen-Tian dans les bras l’une de l’autre ; Soga, la main posée sur l’épaule du Silencieux ; le Silencieux, tête basse.

La lumière s’éteint. Rideau.

La scène pivote.

Troisième tableau

La chambre, dans la maison de thé, attribuée au jongleur. Cloisons de papier. Sol recouvert de tatamis. Aucune décoration, aucun meuble, hormis une petite table basse sur laquelle sont disposés les objets nécessaires à la réalisation des tours d’adresse et de magie. Dans un angle, posé sur un tabouret, un baquet rempli d’eau pour la toilette.

Le Silencieux se tient agenouillé, tête basse, ses mains emmaillotées de chiffons croisées devant son front. Il est immobile.

Le récitant.

L’assassin se tient seul en son pauvre réduit.

Le feu du désespoir lui consume le cśur.

Il se maudit cent fois de son geste stupide.

Il a ruiné l’affaire en sauvant la fillette.

Couvertes sont ses mains d’ampoules et de cloques,

Tous ses doigts sont brûlés, et désormais sans force.

Comment tuer quelqu’un de ces mains inutiles ?

Seule la mort saurait, aux yeux d’un shinobi,

A jamais effacer une pareille honte…

Il bat du tambour.

Le Silencieux se relève d’un bond. Il exécute une pantomime montrant son désespoir : il court en tous sens à travers la pièce, cherchant le moyen de mettre fin à ses jours. Il veut tirer un objet d’un sac, mais ses mains le trahissent. Il prend une corde sur la table, mais se trouve incapable de la nouer. Pour finir, il s’affale par terre, à plat ventre, et, toujours muet, roule sans bruit sur le sol en se frappant la tête contre les tatamis.

Le récitant.

Mais comment en finir, quand on est si infirme ?

Comment jouer du poignard, ou bien nouer une corde ?

Pas de sort plus abject, de malheur plus profond,

Que de ne pouvoir même à soi donner la mort.

Le Silencieux se redresse à moitié, se traîne à genoux jusqu’au baquet. Une idée vient de lui traverser l’esprit : se noyer ! Il plonge la tête dans l’eau et demeure dans cette pose.

Le récitant (il continue).

Le ninja a fini par trouver une issue.

Son honneur sera sauf ! Le baquet ne contient

Guère que trois sun d’eau, mais d’une volonté

De fer notre homme est doué. Si ce n’est dans le sang,

C’est dans l’eau qu’il noiera la honte qui l’accable.

Le destin a voulu épargner Izumi,

Semble-t-il, et dévier la lame qui déjà

Allait toucher sa tête. Mais les plans ignorés

Du karma sont subtils ! Et nous sommes souvent

Cause sans le vouloir de notre propre perte…

Il bat du tambour.

Voix d’Izumi (résonnant derrière la cloison).

Permettez-moi d’entrer !… Est-ce que vous m’entendez ? Je suis venue vous voir ! Puis-je franchir la porte ?

Le corps du Silencieux commence à trembler de manière convulsive, mais l’homme conserve la même pose. Les shôji s’écartent. Izumi se tient là, à genoux.

Le récitant.

Découvrant ce tableau, elle se dit aussitôt :

Le pauvre, il ne peut pas sans ses mains se laver !

Incapable d’ôter son masque il est forcé

De mouiller son visage à travers le tissu !

Izumi se relève, s’approche vivement du Silencieux et lui touche l’épaule. Sous l’effet de la surprise, il se redresse d’un coup. Son masque est trempé et lui colle au visage.

Izumi. Laissez-moi vous ôter ce masque et vous laver le visage. Je jure de ne pas regarder si la chose vous fâche.

Il secoue furieusement la tête et s’écarte.

Fort bien, n’en parlons plus. Ce n’est pas dans ce but que je viens vous trouver… Je tiens à exprimer combien je vous sais gré d’avoir sauvé Sen-Tian ! (Elle s’incline profondément devant lui.) Dans le jardin l’horreur m’avait rendue muette, et je n’ai pu alors prononcer un seul mot.

Il la regarde sans bouger. Ses yeux brillent d’un éclat farouche.

Sans doute vous souffrez qu’à cause de vos mains ne pourrez prendre part à notre grand spectacle. Mais contre les brûlures il existe un remède. Le père de mon père était un guérisseur. J’ai hérité de lui un coffret tout empli de drogues et de baumes, dont un fort prodigieux. En moins d’une heure il peut refermer une plaie et reformer la peau. Une journée ou deux, et vos mains de nouveau seront des plus agiles. Je vous prie seulement de me suivre en l’instant.

Elle marche vers la porte, tourne la tête vers le Silencieux. Il la regarde, mais ne bouge toujours pas.

Le récitant.

Il la croit sans la croire. Oh, étonnant miracle !

Ce vaurien de destin joue des tours bien fantasques :

L’innocent papillon vient lui-même brûler

Son aile à la chandelle. La victime s’élance

Et se porte au secours de son propre bourreau.

Izumi se fige sur le seuil, la main tendue vers le Silencieux. Celui commence à se relever avant de se pétrifier à son tour.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

Quatrième tableau

La chambre d’Izumi. Les shôji sont largement ouverts. Le Silencieux est assis sur un tatami, ses mains emmaillotées de bandes d’une blancheur parfaite. A côté de lui : Sen-Tian. Une collation est servie sur la table basse.

Armée de baguettes, Sen-Tian glisse dans la bouche du Silencieux, par une fente du masque, une boulette de riz.

Sen-Tian. Vous êtes bien peu sage ! Ma maîtresse a voulu que je veille sur vous et qu’en tout je vous serve. Jusqu’à ce que le baume ait guéri vos deux mains, je dois les remplacer. Allons, ouvrez la bouche !

Le Silencieux se détourne.

Point ne voulez manger ? Alors je m’en occupe.

Elle gobe la boulette de riz, puis reprend, la bouche pleine :

Laissez-moi vous masser le cou et les épaules. C’est là ce que je fais à Mme Izumi.

Elle se relève d’un bond, s’agenouille derrière lui et entreprend de lui faire un massage. Il tente de s’écarter, mais elle lui colle après.

Sen-Tian. Pour vous, je ferai tout ! Il vous suffit d’un signe ! Ma vie avez sauvée, désormais je suis vôtre. Et si le baume échoue à vous tirer d’affaire, de mains vous servirai sans jamais vous quitter. Vous resterez chez nous, vivant à notre charge. Je vous serai servante ainsi qu’à ma maîtresse.

Où voulez-vous aller, ainsi muet et infirme ? Ici vous m’aurez pour valet et puis nourrice, prenant soin de vos hardes et vous donnant pitance.

Le Silencieux frémit à pareille perspective.

En ce monde ne sais de meilleure personne que mon Izumi-san, et non plus n’en connais de plus noble que vous. Que me faut-il encore ? Quel bonheur ce sera de vous servir tous deux !… Mais je vous vois bien las. Voulez-vous vous étendre ?

Izumi apparaît sur l’engava. Elle est vêtue d’un élégant kimono et tient à la main un éventail.

Izumi. Je ne dérange pas ? Puisse le baume agir, pour moi, je vais encore m’exercer à ma danse.

Sen-Tian s’agenouille auprès du shamisen. Lentement, avec application, se trompant parfois, elle accompagne la danse d’Izumi, tandis que le Silencieux garde les yeux rivés sur la geisha.

Le récitant.

L’assassin désarmé voit la danse sublime,

Admirant malgré lui la beauté de ces gestes.

Qu’est-il donc de commun entre l’art d’Izumi

Et le métier auquel s’est voué le shinobi ?

Bien peu a priori. Et cependant on peut

Trouver quelque semblance. Ils ont la même loi :

Elever le secret au rang d’un des beaux-arts.

Le yugen à la vue dérobe le brillant

Eclat de la beauté. La Voie du shinobi

Occulte la noirceur de ses assassinats.

Tels le yin et le yang concourent deux puissances,

Point d’ombre sans clarté, point de clarté sans ombre.

Le Silencieux est pris d’un étrange frisson

Et lui-même ne sait ce qui se passe en lui…

Izumi interrompt sa danse et s’approche du Silencieux.

Izumi. Une heure est écoulée. Regardons à présent si mon baume magique a agi comme il faut. Donnez-moi votre main, je vous prie… C’est très bien. Et si vous avez mal, faites signe aussitôt.

Elle déroule avec précaution la bande qui entoure la main, puis examine celle-ci en hochant la tête d’un air satisfait. Elle ôte le pansement à l’autre main.

Voilà, c’est autre chose ! Il reste une rougeur, et par endroits la peau est encore boursouflée. Je m’en vais à présent vous donner un breuvage au pouvoir dormitif. Un bon sommeil saura parfaire le succès de votre guérison.

Elle prépare la mixture. Le Silencieux contemple ses mains avec stupéfaction, puis remue les doigts.

Le récitant.

Il n’en croit pas ses yeux. Plus trace de brûlure !

Ses mains lui obéissent, à nouveau vigoureuses.

Le geste est douloureux, mais ce sont des vétilles.

Sans peine l’assassin pourra remplir sa tâche.

Izumi (elle s’incline et tend une tasse au blessé). Tenez, buvez ceci, le sommeil viendra vite. Je reste auprès de vous, à veiller sur vos songes. (A son élève.) Et toi, va, sauve-toi. Avec ton caractère, tu ne saurais longtemps rester sage à ta place. A Nisinisa-san est besoin de repos.

La fillette sort sur une courbette. Le Silencieux hésite à prendre la tasse.

Ah ! sans doute aurez-vous du mal à la tenir. Laissez que je vous aide à boire ce remède.

D’une main, elle prend avec douceur le Silencieux par le cou, et approche la tasse de ses lèvres. Il tressaille, ferme très fort les yeux, hésite encore, puis avale toute la potion.

Le récitant.

Un désir imprévu, un rêve saugrenu,

Vient soudain au ninja. Il se dit en son for :

Oh, qu’on eût versé là quelque poison mortel,

Et je boirais le tout avec délectation !

Lors dans une autre vie – qui sait, tout est possible –

Je viendrais à connaître un tout autre destin.

La Providence aurait l’heur de nous réunir

Et je serais pour elle un homme différent.

Izumi l’aide à poser sa tête sur l’oreiller composé d’un simple support de bois. Le Silencieux s’endort dans l’instant : sa poitrine s’élève et s’abaisse à un rythme régulier. Agenouillée auprès de lui, la geisha le regarde.

Le récitant.

Dans le cśur d’Izumi deux sentiments s’éveillent

A la vue de celui qui d’une mort atroce

A sauvé son élève. D’abord l’admiration.

Voilà un vrai héros ! Quand tous étaient perdus

Lui était au sommet. Le second sentiment

Est celui de pitié. Il est muet, sans visage !

Comme la vie lui doit être un pesant fardeau !

Contemplant le dormant elle pousse soupirs.

Tour à tour en son sein sans répit se succèdent

Extase et compassion, sans que l’une l’emporte.

Hélas, quand la première a dans un cśur de femme

Etabli ses quartiers, plus dangereuse encore

La pitié se révèle à une âme sensible.

Et quand ces deux penchants se trouvent réunis

De leur fusion ne faut rien attendre de bon.

Ajoutons le mystère. Un homme sans figure

Effraie et puis séduit par l’énigme qu’il offre.

L’homme eût été commun, fût-il de grand-beauté,

Izumi par fierté n’eût jamais su l’aimer.

Mais celui-ci pour elle a dix mille visages,

Comme si, à ses pieds, tous les hommes du monde

S’étaient venus coucher. Il n’est qu’un seul moyen

De chasser la vision qui dès lors la tourmente :

Profiter du sommeil où il s’est abîmé

Pour jeter sous son masque un regard passager.

De la face outragée le monstrueux spectacle

Permettrait qu’Izumi retrouvât son bon sens.

Vers le masque déjà elle a tendu la main

Quand brusquement saisie d’une étrange impulsion

Elle s’écarte et va s’asseoir à son miroir…

Tournant le dos au blessé toujours endormi, Izumi s’agenouille devant sa table de toilette, relève le couvercle du coffret, se regarde dans le miroir.

Izumi (à mi-voix, d’un ton troublé). Aux regards le yugen échappe et la beauté toujours se dissimule et demeure cachée ! Qu’on arrache leur voile et l’on tue leur mystère. Un amour sans visage ! Voilà le vrai yugen ! Mon imagination peut lui en donner un, le plus beau de ce monde et le plus enchanteur !

C’est dit, je vais l’aimer ! Oui, c’est bien résolu : nous formerons un couple à nul autre pareil. La meilleure des femmes et le meilleur des hommes. Je suis belle, il sera cent fois plus beau encore, comme le rêve éclipse la réalité.

La vue de ma personne est offerte à chacun. Sa secrète beauté ne sera que pour moi !

Tout à coup le Silencieux se relève sans bruit et se glisse hors de la chambre. Izumi ne s’en aperçoit pas.

Nous, femmes, sommes faibles, peureuses et charnelles. Telles nous a créées le yin, source lunaire. Sans peur, incorporel sera l’élu que j’aime. Car l’homme véritable est Esprit incarné ! Fanera mon visage et mourra ma beauté – l’Esprit est éternel, il est ce qu’il me faut !

Elle se retourne brutalement. Voit que le Silencieux a disparu. Et poursuit d’une voix désemparée.

Serait-il bien sans chair ?… Tel un esprit, un souffle ?… Troublé par mes paroles, il se sera sauvé ?…

Elle se prend la tête entre les mains.

Les shôji s’écartent. Sen-Tian apparaît.

Sen-Tian. Un homme est là pour vous. Il désire vous voir. Son visage est masqué. Il n’a pas dit son nom…

Izumi. Son visage est masqué ? Le voilà revenu ! Nisinisa, entrez ! Pourquoi être parti ?

Sen-Tian. Non, maîtresse Izumi, c’est une autre personne. D’après son vêtement, quelque grand samouraï.

Entre un samouraï au chapeau de paille rabattu très bas sur les yeux. D’un geste impatient, il ordonne à l’apprentie geisha de se retirer. Elle le salue avec respect et s’éclipse aussitôt. Le samouraï entre dans la pièce et ferme les shôji derrière lui. Au salut d’Izumi, il répond par un hochement de tête. Il s’assoit devant elle, ôte son couvre-chef. C’est le seigneur Kubota.

Kubota. Il me faut espérer que point n’a la donzelle identifié ma voix. Je n’ai guère besoin que s’ébruite partout ma visite en ces lieux.

Izumi. Vous, seigneur Kubota ?! Quel hôte inattendu ! A quoi dois-je l’honneur inouï que vous me faites ?

Elle s’incline à nouveau, encore plus bas.

Kubota. Le prince est arrivé aujourd’hui à Edo, et sitôt a mandé qu’eût lieu sans lanterner le concours des geishas. Il doit se présenter demain devant la cour, mais le matin suivant il vous convoquera toutes en sa demeure.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« attente radieuse ».

Je lui ai conseillé de prêter attention à certaine geisha de l’hôtel Yanagi.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« infinie reconnaissance ».

J’ai dit qu’elle était belle et que seule de toutes elle incarnait en elle le yugen véritable.

Izumi s’incline et exécute le geste dit « Oh, louange imméritée ! ».

J’ai dit que s’unissaient en toi et la noblesse et le raffinement et la beauté céleste.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« aimable confusion ».

Je suis presque assuré de son choix à présent, et cependant, j’avoue, l’anxiété me tenaille. Je connais Sa Splendeur, elle est infiniment sensible à l’influence exercée par les autres, au point d’être crédule en plus d’être emportée. Celle qui, concubine, aura place au palais régnera sur son cśur et toutes ses pensées. La princesse n’est pas un obstacle bien grand. D’esprit ne brille guère et d’année en année n’engendre que des filles. Or si la concubine au prince donne un fils, rien ne pourra jamais ébranler son empire. Il est même effrayant de penser ce qui adviendra si le prince d’Edo ramène une catin avide et sans scrupules !

Izumi exécute le geste dit de « délicate compassion ».

J’ai pour le prince élu les meilleures geishas de notre capitale, et cependant toi seule es digne de gagner titre de concubine.

Izumi s’incline et exécute le geste dit de « respectueux scepticisme ».

L’étranger te fait peur ? Je t’aiderai et vite tu te sentiras bien chez nous à Satsuma. Nous serons toi et moi de solides alliés, et saurons préserver le prince de l’erreur.

Izumi s’incline et exécute le geste « Oh, infinie est votre sagesse ».

Mais avant il nous faut sans manquer faire en sorte de ne laisser de chance à aucune rivale. J’ai étudié de près les goûts de notre prince. C’est pourquoi retiens bien ce que je vais te dire : sa danse préférée est « Ruisseau murmurant ».

Izumi hoche la tête.

Et son chant favori, « Le Cri de la cigogne ».

Izumi hoche la tête.

Vêts-toi d’un kimono très simple et sans éclat. Abaisse l’échancrure et dévoile tes bras. Sa Splendeur a toujours été des plus sensibles à un beau cou de femme et à des bras diaphanes.

Izumi lève les mains, et ses manches, en tombant, découvrent ses avant-bras. Kubota hoche la tête, avec ravissement.

Je vois que tu saisis au vol tous mes conseils. Je puis être assuré de l’issue du concours.

Il se relève. Après un échange de saluts, Kubota coiffe son chapeau et sort. Izumi reste seule.

Elle porte les mains à ses tempes et vacille légèrement, comme un saule que berce le vent.

Le Silencieux apparaît dans le jardin. Il se tient caché et observe Izumi.

Le récitant.

En vérité sans prix sont les conseils du vieux.

Izumi grâce à eux tient déjà la victoire.

Mais pourquoi son visage est-il tant affligé ?

Quelle pensée soudaine étend sur lui son ombre ?

O-Bara pénètre à son tour dans le jardin, se promenant à l’abri d’une ombrelle. Elle aussi s’arrête devant le pommier en fleur, comme pour en admirer la beauté. Le Silencieux se renfonce plus profondément dans l’ombre.

Izumi remarque la présence d’O-Bara et lève les bras au ciel.

Izumi. Chère petite sśur ! Je t’en prie, viens ici ! Il me faut te confier au plus tôt un secret !

O-Bara monte dans le pavillon et s’agenouille en face d’Izumi. Toutes deux commencent à bavarder. On ne distingue pas leurs paroles, mais leur pantomime est éloquente : Izumi parle avec feu, O-Bara l’écoute d’un air ému, s’inclinant constamment en signe de gratitude.

Le récitant (commentant leur conversation).

Izumi ne veut pas devenir concubine,

Faisant fi de l’espoir qu’en elle a Kubota

Elle ne peut trahir l’honneur de Yanagi.

Puisse une autre geisha de la maison gagner !

Elle instruit O-Bara de tous les stratagèmes :

La danse et la chanson, le kimono modeste,

Et le cou découvert, et la blancheur des bras.

O-Bara abaisse exagérément le col de son kimono et retrousse ses manches presque jusqu’aux épaules. Izumi opine du chef : oui, oui, c’est tout à fait ça.

Elle-même a promis de se montrer médiocre.

La joie prive O-Bara du don de la parole.

Emues toutes les deux, elles s’étreignent fort.

Les deux geishas s’enlacent avec grâce, en évitant que leurs joues ne se touchent, pour ne pas abîmer leur maquillage.

O-Bara. Ma très chère Izumi ! Il m’était si navrant de devoir concourir contre ma presque sśur ! Tu l’emportes sur moi, me laissant sans combattre. Jamais n’eusse attendu pareille grandeur d’âme !

Izumi. Non, ça n’a rien de grand. J’ai simplement compris que mon cśur était froid au sort de concubine. A toi pareil destin conviendra beaucoup mieux, quant à moi j’aime mieux garder ma liberté.

Les geishas s’embrassent de nouveau, sur quoi O-Bara, au moyen d’une serviette, ôte avec précaution les larmes mouillant ses yeux.

Elle sort et, tout en s’inclinant, referme les shôji derrière elle.

Redescendue dans le jardin, elle s’arrête auprès du pommier. Puis se retourne vers le pavillon.

O-Bara (à voix basse). Merci de m’informer, à présent je sais tout pour pêcher à coup sûr le joli poisson d’or. Mais serai plus encore sûre de l’emporter, si de cette maison je suis seule à paraître. Je n’ai à redouter aucune autre rivale, mais toi, mon Izumi, va donc dans l’autre monde !

Elle brise d’un geste rageur la plus belle branche du pommier, puis elle s’éloigne en s’éventant avec le rameau.

De l’autre côté de la scène, le Silencieux sort de l’ombre et la suit du regard.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

ACTE TROIS

Premier tableau

La chambre d’O-Bara. Sur le côté, une lanterne de papier allumée. Au milieu, la branche de pommier resplendissant dans un vase de porcelaine dorée. O-Bara est occupée à rectifier son maquillage. Yuba est assise à côté d’elle, tendant à sa maîtresse godets, pinceaux, onguents. Toutes deux se mettent en mouvement après qu’a retenti un coup de tambour. O-Bara est d’excellente humeur, elle chantonne, de temps à autre elle jette un coup d’śil au rameau en fleur.

O-Bara (après un instant). Et qui est ce fripon ?

Yuba. Qu’entendez-vous par là ?

O-Bara. Qui as-tu pour amant ? Raconte-moi, allons.

Yuba. Ah ! de quoi parlez-vous ? Je vous jure, personne…

O-Bara (l’interrompant). Cesse ! je ne crois pas un mot de tes serments. En revanche, à tes yeux et à cent autres signes, je puis dire toujours si amant il y a, et en ce dernier cas s’il est bien méritant. Le tien sait, je le vois, mettre ton cśur en fête. Aussi ai-je désir de savoir d’où il sort. Sotte ! tu as rougi. Pourquoi es-tu confuse ?

Yuba. On ne peut rien vous taire. C’est… simplement quelqu’un.

O-Bara. Est-il riche, au moins ?

Yuba. Guère.

O-Bara. Je l’avais deviné ! Ainsi ce qui t’enchante, ce sont douceurs d’amour, et non pas pièces d’or ou somptueux cadeaux ? Sotte tu fus, Yuba, et sotte tu mourras. Veille bien toutefois à ne pas prendre ventre ! De la chair méfie-toi, et de ses facéties. L’amour porte l’ivresse, mais fort peu de profit.

Yuba. Pourtant, dit-on, sans lui, la vie serait sans joie…

O-Bara. Le prix de cette joie est souvent fort coûteux.

Yuba. Quand marchandise est bonne, le prix importe peu.

O-Bara (se retournant, stupéfaite). Voilà qui est nouveau ! Tu veux me tenir tête ? L’amour terrestre est sale. Il te souille de terre et te jette en la fange, te laissant dépouillée. Pauvre fille de rien ! Ah ! que tu es nigaude ! Je crois qu’à Satsuma je partirai sans toi. A une favorite il faut pour confidente une renarde ! Un lynx ! Une louve ! Un serpent ! Et non un animal aussi bête que toi.

Yuba (s’inclinant jusqu’à terre). Pardonnez-moi, maîtresse. Je saurai m’amender ! Ah ! ne me chassez pas ! Je serai votre élève sérieuse et appliquée, je vous en fais serment !

O-Bara. Bon, très bien, nous verrons… Je vais aller, je crois, cueillir encore des fleurs pour un ikebana.

Yuba. Lesquelles voulez-vous ? Dites-moi, je m’en charge.

O-Bara (caressant amoureusement la branche de pommier). Oh non, pour ce rameau, je choisirai moi-même un digne voisinage. Reste plutôt ici, range et remets de l’ordre.

Elle sort.

Dès qu’elle a quitté la pièce, Yuba lui tire la langue. Puis elle se retourne et donne le signal.

Au coup de tambour, Kinjo, à pas de loup, pénètre par l’autre côté dans la chambre, portant un sac sur son dos.

Kinjo. Ratissée, ta patronne ! Argent, perles, soieries ! Venons-en à présent à plumer ta geisha. Sais-tu où elle cache tous ses objets précieux ?

Yuba. J’ai regardé hier. Elle tient là une cache.

Elle montre un des pieds de la table basse.

Kinjo soulève le meuble, découvre la cachette, en tire le dragon de jade.

Kinjo. Et c’est tout ? On disait qu’elle était économe et avait riche amant.

Yuba. Elle a autre cachette où celer son argent. Je n’ai, pardonne-moi, pas su la dénicher.

Kinjo (fourrant le dragon dans son sac). Bah ! ce dragon de jade est sûrement précieux. Pour quelle autre raison le cacher aussi bien ? Et ma plus belle prise, en cet endroit, c’est toi ! D’ici, filons au diable, long chemin nous attend !

Ils quittent la scène par le hanamiti.

Premier mitiyuki

Durant le mitiyuki, toute l’action se déroule sur la passerelle du hanamiti. Kinjo et Yuba évoluent à la manière koaruki, c’est-à-dire en mimant la marche, sans presque bouger de place. Kinjo marche, sac au dos, menant la jeune fille par la main. Yuba a relevé les pans de son kimono et adopté une démarche qui n’a rien de féminin, mais virile au contraire : à larges enjambées, ce qui symbolise sa rupture avec « le monde des fleurs et des saules », règne de l’artifice et d’une féminité affectée. Au début elle se retourne constamment vers le rideau fermé, puis elle y renonce. Le vent a défait son chignon.

Yuba. Et s’ils allaient courir après nous ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Et s’ils allaient nous mettre en prison ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Et si nous ne trouvons nul refuge ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Dis-moi, tu ne vas pas me laisser ?

Kinjo. Rien à f… (il se reprend et avec un ample geste) Sûrement pas !

Le récitant.

Ils se pressent de fuir au plus tôt cet endroit,

Leurs cheveux malmenés par le vent du péché.

Les voilà entraînés par le terrestre amour

Sur une voie sans nom, serpentant sur la terre

Qui résiste à leurs pieds, terre tout à la fois

Cruelle et magnanime, généreuse et mesquine.

Les voilà condamnés à errer sur les routes

Jusqu’à ce que la terre en la terre ait enfoui

Tout au bout de leur vie leur si terrestre amour,

Et que le vent balaie une poignée de cendres.

La lumière s’éteint.

Kinjo et Yuba disparaissent dans l’obscurité.

Deuxième tableau

La chambre d’O-Bara à nouveau. La geisha entre, des fleurs dans les bras. Elle est suivie par Futoya, enveloppé d’un manteau. O-Bara se retourne vers lui et tous deux se figent.

Le récitant.

O-Bara de nouveau a convoqué chez elle

Futoya, son complice. Elle veut l’informer

Que dès lors tout est prêt, qu’elle a tantôt donné

Le signal convenu. La scélérate ignore

Qu’un espion silencieux désormais la surveille

Et fort discrètement s’attache à tous ses pas.

Il bat du tambour. De l’autre côté de la cloison de papier apparaît le Silencieux, qui écarte très légèrement les shôji. O-Bara et Futoya se remettent en mouvement.

O-Bara. Aujourd’hui ou demain, sa fin lui est promise. Personne ne viendra contrarier mon succès.

Elle s’agenouille devant la table basse et, songeuse, à gestes lents, entreprend de composer un ikebana. Futoya s’assoit à côté d’elle.

Tout ce que vous et moi, mon ami, désirions, fort bientôt, point de doute, sera réalité.

Futoya. Excellente nouvelle ! Je vous prie à présent de me rendre l’objet qui vous était confié. Le signal est donné, dès lors pour Izumi l’heure ultime a sonné. Les shinobi ont l’art d’accomplir sur-le-champ la mission convenue. Leur homme à tout moment peut soudain apparaître, et je devrai alors restituer le dragon.

O-Bara achève sans hâte de composer son bouquet. Puis elle soulève la table, ouvre la cachette et fouille à l’intérieur. Elle pense s’être trompée de pied et explore successivement chacun d’eux.

Le récitant (pendant ce temps).

Le Silencieux écoute avec grand intérêt,

Tout le plan fomenté soudain lui devient clair.

Il a devant les yeux les deux commanditaires

Du meurtre. Par leur faute, il doit tuer Izumi !

Oh, avec quel plaisir il livrerait l’un l’autre

A un cruel trépas sans réclamer salaire !

Mais chez les shinobi une règle interdit

De châtier son client sans solide raison.

O-Bara. Où est-il donc passé ? Fort bien je me rappelle avoir celé l’objet dans ma cache secrète…

Futoya. Il n’est pas lieu de rire ! Rends-moi ce talisman !

O-Bara. Enfer ! On l’a volé ! Je n’en crois pas mes yeux ! Voici le pied creusé, la plus sûre des caches !

Futoya retourne la table, pieds en l’air.

Futoya. J’ai compris ! Je devine ! Oh, perfide serpent ! Tu désires à présent te défaire de moi ? Je ne suis plus utile ? Plus rien n’ai à donner ? Tu comptes me livrer à leur férocité ? (Il l’empoigne violemment par l’épaule.) Le jônin me tuera si je ne rends la chose ! C’est là ce que tu veux ! Rends-le-moi, rends-le-moi !

O-Bara (lui résistant). Allons, êtes-vous fou ? Lâchez-moi, pauvre idiot ! Tous deux sommes alliés ! Pourquoi vouloir vous perdre ? C’est sans doute Yuba qui m’aura détroussée ! J’avais noté chez elle un peu de rébellion…

Futoya (sans l’écouter). Rends ce dragon, catin ! J’ai par amour pour toi commis crime assez grand pour ruiner mon karma !

Elle lui échappe, il la poursuit à travers la pièce. Il parvient à la renverser sur le sol, mais O-Bara est forte et agile, et de nouveau elle se libère. Enfin ils tombent tous deux, et commencent à rouler sur les tatamis, en se frappant et se griffant l’un l’autre. Tout cela se déroule sans un mot ni un cri, à la manière d’une pantomime.

Le récitant (pendant la pantomime).

Ce farceur de destin aime tendre des pièges

Au pécheur comme au juste. Il n’épargne personne.

Et rien ne lui plaît tant que le rusé chasseur

Se prenant par bévue dedans ses propres rets.

Le Silencieux jubile. Eh quoi ? Plus de dragon ?

Il a droit à présent de réclamer des comptes

A ceux qui d’Izumi ont demandé la mort !

Le shinobi muet prend papier et pinceau…

Le Silencieux tire un rouleau de papier de sa ceinture et en déchire un morceau. Il sort également une pierre à encre et un pinceau, puis trace rapidement quelques mots.

Puis sur la feuille écrit : « Contrat exécuté.

Rendez-moi le dragon, comme a dit le jônin. »

Coup de tambour.

Le shinobi ouvre brutalement les shôji et entre dans la pièce.

O-Bara. Assez ! Arrêtez donc ! Nous ne sommes pas seuls ! (Au Silencieux.) Je ne crois pas, bouffon, t’avoir convié ici !

O-Bara et Futoya se désenlacent. Tous deuxs’agenouillent, en s’efforçant de remettre de l’ordre dans leur tenue et leur coiffure.

Le Silencieux, sans prêter attention à la geisha, tend la feuille de papier au marchand.

Futoya. Un papier ? Qu’est-ce donc ? Il est pour moi, c’est ça ? (Il lit en silence, pousse une exclamation.) Par le divin Bouddha ! Elle est morte déjà !

Le Silencieux tire de son sein un poignard à la lame en forme de serpent, le montre au marchand, puis tend la main pour obtenir le dragon.

Futoya (cherchant à s’éloigner à croupetons). Sommes commanditaires tous deux, et j’ai confié le dragon aux bons soins de cette digne dame…

O-Bara. Il ment ! De ce dragon jamais n’ai ouï parler. Que racontez-vous là ? Qu’aurais-je commandé ?

Le Silencieux ramasse par terre la branche de pommier et la montre à la geisha.

O-Bara (comprenant qu’il est absurde de nier). Oui, en effet, pardon. J’ai cru qu’à tout hasard mieux valait tout d’abord montrer quelque prudence. Elle est morte ? Si vite ? Nous sommes exaucés ? Comment croire un tel fait ? Je veux voir son cadavre.

Futoya (dans un chuchotement furieux). Tu vas nous perdre, sotte ! Ne va pas l’offenser ! En ces affaires-là, jamais les shinobi ne cherchent à mentir à leurs commanditaires. Rends-lui donc ce dragon ! Ta ruse est éventée ! Sinon c’est à nous deux qu’il fera triste sort !

O-Bara (chuchotant elle aussi, et s’écartant à mesure en direction de la lanterne de papier posée par terre). Sot vous-même, monsieur ! Je n’ai pas le dragon, il a été volé ! Vous voulez vivre, non ? Dans ce cas taisez-vous, et laissez-moi agir !

Futoya, tout en saluant le terrible messager, se rapproche à quatre pattes de la geisha. Le Silencieux les regarde, la main tendue en un geste impérieux. Il a rangé le poignard dans son sein.

O-Bara renverse la lanterne. Celle-ci s’éteint. Noir.

Voix d’O-Bara. Mes jambes, sauvez-moi !

Voix de Futoya. Attends ! Et moi, que fais-je ?

On entend un martèlement de pas précipités.

Le rideau se ferme.

Durant la scène du mitiyuki, on change, derrière, le décor.

Deuxième mitiyuki

Sur le hanamiti, O-Bara et Futoya courent sur place, au centre d’un disque de lumière. Ils semblent s’enfoncer dans du sable ; leur progression est pénible, comme dans un cauchemar ; ils ont le souffle court et oppressé. La geisha a devancé le marchand. Elle a abandonné ses sandales laquées et coincé les pans de son kimono dans sa ceinture, pour courir plus commodément.

Futoya. Cette course est absurde ! On ne saurait les fuir ! Partout nous chercheront, fût-ce au fond de la mer !

O-Bara (sans se retourner). Ce n’est pas le ninja, c’est toi, pauvre imbécile, que je fuis. C’est à toi qu’on remit le dragon. C’est toi qu’on cherchera !

Futoya force l’allure et bientôt la rattrape.

Futoya. Tu n’as donc jamais eu aucun amour pour moi ?

O-Bara. Oh si ! Mais il n’est plus ici question d’amour !

Futoya. Tu as raison, encore. Et le conseil est bon. Qu’il te règle ton compte, entre-temps je m’éclipse !

Il l’agrippe par la manche, la fait choir avec violence, tandis que lui-même s’élance en avant.

Pourvu que je parvienne aujourd’hui à survivre, je paierai le jônin pour qu’il me laisse libre.

O-Bara le retient par le bas de son kimono. Il s’affale par terre. Tous deux alors se relèvent d’un bond et reprennent leur course panique en se bousculant l’un l’autre.

Le récitant.

Dans toute sa splendeur s’expose sous vos yeux

Cet amour empesté que tantôt Okasan

Dans notre acte premier qualifiait d’infernal.

Un feu étincelant embrase les amants,

Mais ce feu ne sait guère à leurs cśurs donner flamme.

Il les glace au contraire. Ici chacun s’agite,

Court après son profit, quand au bout du chemin

La bouche de l’enfer s’ouvre toute béante…

Il bat du tambour.

Un faisceau de lumière fait sortir des ténèbres le Silencieux, campé devant le rideau. Le ninja porte à sa bouche une sarbacane de bambou, souffle une flèche empoisonnée, et Futoya s’écroule. Une autre flèche, et O-Bara s’effondre à son tour. Ils se contorsionnent un instant sur le sol puis retombent inertes.

Le Silencieux s’approche des cadavres. Il tire de derrière son dos un poignard à lame serpentine, puis se penche. On ne voit pas ce qu’il fait. Le faisceau s’éteint.

Noir. On entend le Silencieux regagner la scène.

Froissement d’étoffe du rideau.

Coup de tambour.

Troisième tableau

De nouveau le temple abandonné. Tout est sombre à l’intérieur, seul un unique faisceau de lumière éclaire le Silencieux. Il est assis sans masque, mais son visage reste invisible, car l’acteur tourne le dos à la salle. Ses bras sont tendus, en croix : dans la main gauche, une tête de femme ; dans la droite, une tête d’homme.

Le récitant.

L’affaire est inouïe ! Alors qu’il n’a pas même

Accompli sa mission un shinobi réclame

Auprès de son jônin un urgent entretien.

Voudrait être céans relevé de sa tâche

Au prétexte insensé que le commanditaire

De lui-même déjà a rompu le contrat…

Il bat du tambour.

La statue de Bouddha s’éclaire par-derrière d’une pâle lueur. Une voix s’élève.

Le Silencieux pose les deux têtes sur le sol, croise respectueusement les mains sur ses genoux, incline le front.

L’Invisible. Silencieux, j’ai bien lu ta requête et j’avoue que je n’ai pas sans mal dominé ma colère. Si je ne connaissais tes multiples mérites, je te donnerais ordre d’abréger là tes jours…

Le Silencieux tire son poignard à lame serpentine et le colle contre sa gorge, montrant là qu’il est prêt à exécuter sur-le-champ pareil commandement.

L’Invisible (poursuivant). … et confierais l’affaire à un autre ninja. La sentence se doit d’être suivie d’effet.

Peu importe qui est client ou bien victime, c’est pour nous, shinobi, un point d’honneur sacré. Sans peur nous transgressons toutes les lois humaines, le peuple voit en nous des suppôts de l’enfer. Nous marchons dans la nuit, mais il est une étoile dont la lueur toujours suit notre chemin furtif.

L’homme ignore pourquoi il vit sur cette terre. Il s’invente sans fin des jouets pour se distraire, comme le bien, le mal, la laideur, la beauté, et entrave ses pas de ces pesantes chaînes. Mais seul l’Eveillé sait ce que sont bien et mal ; le beau facilement devient difformité. Et seul est à compter cet unique principe : quand la Voie est choisie, ne plus s’en détourner.

La Voie du shinobi, c’est le meurtre, un métier élevé par nous autres au noble rang des arts. Sois fidèle à l’honneur. Suis la lueur de l’étoile. Qui est-on sans honneur ? Un simple scélérat.

La tête du Silencieux s’incline toujours plus bas. Il finit par tomber face contre terre, en signe d’absolue soumission.

C’est fort bien. Accomplis point par point ta mission, et te pardonnerai cette faiblesse. Allez !

Non ! une chose encore. Trouve-moi le dragon. Tu réponds sur ta vie de ce mien talisman…

La statue s’efface de nouveau dans l’ombre. Le Silencieux se redresse brusquement. Il reste agenouillé, immobile, évoquant à s’y méprendre la silhouette de Bouddha.

Le récitant.

Honteux des durs propos tenus par le jônin,

Le Silencieux voit bien toute leur vérité.

Pourquoi vivre sur terre ? Pourquoi semer la mort ?

Pourquoi sans hésiter trancher sa propre langue ?

A quoi sert tout cela, s’il renonce à la Voie ?

N’aurait pareille vie plus nul sens ni honneur.

Le requin ni le lion sans sang ne sauraient vivre.

Le shinobi périt, qui trahit le Chemin !

Ainsi se parlait-il, pour affermir son cśur.

Entre amour et devoir, devoir était vainqueur.

Coup de tambour.

Le Silencieux bondit sur ses pieds et se fige. Dans sa main brille un poignard à lame serpentine.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

Quatrième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Il fait nuit. Les shôji sont tirés, mais de la lumière brille à l’intérieur. On voit la silhouette de la geisha qui mélancoliquement pince les cordes du shamisen.

Le Silencieux entre en scène d’un pas furtif. Il s’arrête devant l’engava. Dégaine son couteau. Se fige dans une totale immobilité.

Le récitant.

Et cette même nuit, déférant au destin,

Le ninja est allé accomplir son devoir.

Aujourd’hui adviendra ce que veut le karma.

L’homme n’est pas de force à corriger le sort.

Et pourtant dès qu’il voit l’ombre tant familière,

Le Silencieux hésite à s’avancer encore…

Il bat du tambour.

A l’extrémité de l’engava apparaît Soga. Découvrant le Silencieux, poignard à la main, il tire son sabre et, sans un mot, fond sur l’assassin dans un assaut furieux.

Suit une scène de duel singulière : le combat se déroule dans le plus grand silence. Les deux adversaires se déplacent sans produire le moindre bruit. L’art de l’escrime du shinobi a ceci de particulier que l’homme pare les coups non pas au moyen d’une arme, mais en effectuant des déplacements très rapides, des bonds, et même parfois des sauts périlleux. Le long sabre de Soga fend constamment le vide. Le Silencieux, quant à lui, n’a pas hésité à rengainer son poignard dans le fourreau dissimulé dans son dos.

Le duel a des airs de ballet acrobatique ou de pantomime : les notes égrenées par Izumi sur le shamisen lui servent d’accompagnement musical.

Le combat s’achève de la manière suivante : le Silencieux atterrit près du pommier en fleur, il esquive un nouveau coup de sabre, lequel tronçonne l’arbre en deux. Soga malgré lui tourne la tête vers le pommier qui s’abat. Cet instant suffit au shinobi pour tirer son poignard et l’enfoncer dans la poitrine du rônin. Au même moment la musique se tait, la lumière dans le pavillon s’éteint.

Le Silencieux retient le corps de sa victime, comme s’il le prenait dans ses bras, et lentement le couche sur le sol. Après avoir observé le pavillon, exactement comme Soga au premier acte, il dissimule le cadavre sous le plancher de l’engava. Entre-temps il a rengainé son arme.

Puis il grimpe sur la véranda. Entrouvre les shôji, se glisse à l’intérieur et referme les panneaux derrière lui.

Silence.

Le récitant bat du tambour, à coups étouffés mais rapides, imitant le son d’un cśur qui bat.

Voix d’Izumi. Qui va là ? Dans le noir qui a les yeux sur moi ?

La lanterne se rallume. On voit deux silhouettes : Izumi s’est redressée sur sa couche, le Silencieux se penche au-dessus d’elle. La suite se présente comme un théâtre d’ombres.

Izumi. Ah ! c’est toi ? Je savais que tu me reviendrais !

Le shinobi bat en retraite.

Eh bien, es-tu troublé ? Si hardi, tu hésites ? Tu crois qu’avec mépris je vais te repousser ? En ce cas sache bien que n’ai fait que t’attendre.

Elle tend ses mains vers lui.

D’autres m’ont si souvent déclaré leur amour que je n’ai nulle honte à former mon aveu. Je t’aime de tout cśur, c’est le sort qui t’envoie. Et, sais-tu, peu m’importe la laideur de tes traits. Ah ! les sottes paroles ! A présent ton visage me sera idéal de céleste beauté. Les trop jolis minois désormais à mes yeux sembleront monstrueux, abjects à regarder !

Ote vite ton masque ! Cet acte de confiance m’emplira de bonheur, tel un cadeau précieux !

Coup de tambour. Le Silencieux, d’un geste brusque, arrache son masque.

Izumi (déconcertée). Mais tu n’as nul défaut ! Ton visage est parfait ! Point ne comprends pourquoi tu le dissimulais ! Mon aimé, mon amour est aussi beau que muet, comme la lune au ciel tout noir, comme l’étoile !

Me voici devant toi sans grime et donc sans masque. Tu me vois moi aussi comme je suis vraiment… Tiens, faisons-nous serment que de ce jour jamais nous ne nous cacherons l’un à l’autre nos faces. Fini ! Plus de geisha ! Avec toi m’en irai ! Nous serons tous les deux, simplement, comme tous… Ou plutôt presque tous… Tu es muet ? Belle affaire ! Tu verras, je serai éloquente pour deux.

Ah, mais quelle importance ce qui lors adviendra. Ici et maintenant, amour, sommes ensemble !

Il tend les bras vers elle, elle l’attire sur sa couche.

La lumière s’éteint, d’abord dans le pavillon, puis sur le reste de la scène.

Musique douce.

Rideau.

Troisième mitiyuki

Le Silencieux débouche sur le hanamiti, tenant une lanterne, bras levé. Les spectateurs ne voient d’abord que son visage. Il est impassible. Derrière lui vient Izumi, un baluchon à la main. Son visage, sans blanc ni aucun maquillage, est éclairé par un faisceau de lumière. Elle est vêtue d’un simple kimono noir. Tous deux se figent.

Le récitant.

Avant l’aube, dans l’ombre, ils sont partis tous deux,

Laissant loin Yanagi, renonçant au passé.

Ainsi pense Izumi… Où les mène leur route,

Elle ne s’en soucie pas. Et se laisse guider,

Babillant sans arrêt d’une voix tout heureuse.

La nuit noire en l’instant lui paraît merveilleuse…

Il bat du tambour.

Tous deux exécutent un koaruki, mais le Silencieux, ce faisant, progresse à larges enjambées, tandis qu’Izumi, observant le canon de la féminité, marche à tout petits pas.

Izumi. Le ciel est sans étoiles, il est même sans lune. Noyons-nous, toi et moi, fondons-nous dans la nuit. Je croyais que ma vie serait comme comète, traçant sillon au ciel pour au bout disparaître. Mais c’est un autre sort qui m’était réservé : je vais vivre avec l’homme que j’ai choisi d’aimer, comme vivent sur terre millions d’individus. Herbe parmi les herbes, feuille parmi les feuilles. Suis heureuse avec toi d’être comme toute autre !

Mais pourquoi m’avoir dit d’emporter le costume dans lequel en public j’ai chanté et dansé ? (Elle montre son baluchon.) Il est bien trop luxueux pour une vie modeste, gênant pour recevoir, trop voyant pour sortir.

Soudain le Silencieux fait halte et se tourne vers elle.

Izumi (posant son bagage). Tu as choisi ce lieu pour y faire une halte ? C’est une bonne idée, ici tout est si beau : ce ravin, ce cours d’eau qui coule en contrebas… (Elle s’approche du bord du hanamiti, regarde en bas.) C’est là en vérité qu’est le vrai karyukai, ce monde où fleurs et saules rivalisent de grâce, où fidèle au yugen se cache la beauté…

Pendant ce temps le Silencieux sort le kimono du baluchon et l’étale sur le sol. Puis il tire de sa manche un rouleau de papier qu’il tend à sa compagne.

Izumi (avec un rire discret). C’est vrai ! Tu écrivais avant notre départ. Mais sans me laisser lire ce qui était écrit. J’ai compris cependant : un poème amoureux ? Tu as choisi ce lieu pour me le dévoiler ?

D’une main elle prend la feuille de papier, de l’autre la lanterne. Elle lit. Après quelques instants la lanterne se met à trembler.

Le récitant.

Oh, la pauvre Izumi ! Ce n’est pas un poème.

Le ninja y avoue son métier de malheur.

A périr, écrit-il, quelqu’un l’a condamnée,

Son unique salut est de s’évaporer.

Elle doit à jamais quitter la capitale

Et refaire sa vie dans un pays lointain.

Il la laisse partir au prix de son honneur.

Pour un homme la vie sans honneur ne vaut rien,

Pour racheter son geste, force sera qu’il meure.

Mais avant ça il tient à égarer les tueurs.

D’Izumi trouveront, en haut de ce ravin,

Le kimono taché d’une gerbe de sang,

Mais non pas son cadavre. Ils penseront alors

Qu’il a jeté son corps dans l’eau, et que le flot

A emporté la morte au gré de son courant.

Chercheront-ils ou non le corps du shinobi ?

Peu importe. Au jônin, tout paraîtra limpide.

Il croira que son homme a rempli sa mission

Mais n’a su pour autant retrouver le dragon

Et suivant son serment a mis fin à ses jours.

Ainsi font les ninja qui chérissent l’honneur.

Dans les lignes de fin de la terrible lettre

Le Silencieux lui livre un ultime précepte :

« Cours et vis ! Sauve-toi ! Et oublie qui j’étais.

Que je reste pour toi une ombre sans visage. »

Le Silencieux revêt son masque.

Stupéfaite, Izumi ne sait que lui répondre.

Elle est paralysée, et se dit : C’est un songe.

Un songe absurde et laid. Vite, se réveiller !

Elle reste sans mots, et le muet prend congé.

Il bat du tambour.

Le Silencieux tire de derrière son dos le poignard à lame serpentine, s’en perce la gorge, et se penche pour inonder de sang le kimono étalé par terre, puis il se retourne et se jette dans le ravin (dans l’espace plongé dans l’ombre, entre le mur et le hanamiti). Retentit le bruit d’un jaillissement d’eau.

Izumi pousse un cri perçant. Elle lâche la lanterne. Tout s’enfonce dans l’obscurité.

On entend psalmodier un sutra funèbre au rythme cadencé du tambour.

Pendant ce temps, l’actrice doit s’éclipser derrière le rideau en emportant la lanterne et le kimono.

Cinquième tableau

La chambre d’Izumi.

Elle se tient immobile au seuil de la pièce à laquelle elle vient juste de revenir.

Le récitant.

Marchant au grand hasard, sans rien sentir ni voir

Izumi a erré dans la nuit sans étoiles.

Mais là, reprend conscience et voit : c’est bien sa chambre

Que sa course insensée lui a fait regagner.

Ainsi la marionnette à l’issue du spectacle

Repose inanimée dans sa boîte habituelle.

Il bat du tambour.

Izumi promène lentement son regard dans la pièce, comme si elle la découvrait pour la première fois, puis s’agenouille devant son coffret, de profil. Elle le contemple un instant, avant de soulever le couvercle au miroir.

Le récitant.

A passé la moitié de sa vie à mirer

Le reflet que la glace offre à son beau visage.

Elle en fixe à présent la parfaite surface

Peut-être dans l’espoir d’y voir la vérité.

C’était un assassin, un ninja. Mais toi-même ?

Qui es-tu en effet, et pourquoi es-tu née ?

La glace elle interroge, insistante, obstinée,

Comme si son reflet pouvait donner réponse…

Izumi (extatique). « Pour un homme la vie sans honneur ne vaut rien », a-t-il dit, avant de me laisser dans la nuit. Pétrifiée de terreur, je n’ai su demander : « Pour la femme, la vie sans honneur, que vaut-elle ? » Ainsi qui suis-je donc ? Une geisha. Ma Voie est d’être un immortel modèle de beauté. Or pour être immortelle, il est un bon moyen : l’histoire d’Izumi transformer en légende. Qu’on vienne à composer drames et longs poèmes contant comment un jour shinobi et geisha, cédant à leur passion, à l’amour se livrèrent. Chacun des deux amants fut fidèle à son art. Quand soudain leur amour leur barra le Chemin, se voyant impuissants à contourner l’obstacle, s’envolèrent au ciel, au plus haut de la voûte, où honneur et amour vivent en harmonie…

Elle sort un stylet du coffret, le regarde. Continue à voix basse, sans aucune affectation.

Sottises ! Mon amour, je veux être avec toi. Tout le reste n’est qu’un vain babil de geisha. Dans l’ombre de la nuit et de l’éternité, le destin nous appelle à voler, toi et moi, pareils à deux comètes dans un ciel sans étoiles…

Elle se plante le stylet dans la gorge. La lumière s’éteint, et aussitôt, telles deux comètes, deux rayons de lumière s’allument au plafond de la salle.

Rideau.

Titre original : Ves mir teatr

© Boris Akounine, 2009

© I. Zakharov, 2010

© Presses de la Cité, 2013 pour la traduction française

Couverture : Thierry Sestier

EAN 978-2258098916

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21.06.2020

Fiction Book Description

Boris Akounine

La ville noire

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine

LA VILLE NOIRE

Une enquête d’Eraste Fandorine

Roman

Traduit du russe

par Paul Lequesne

PRESSES DE LA CITÉ

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine est, depuis plusieurs années maintenant, le plus grand auteur de best-sellers en langue russe, chacun de ses livres atteignant dans son pays des tirages de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Traduit en dix-huit langues, il est reconnu comme un maître de l’intrigue policière sophistiquée, à l’humour digne de Gogol.

Avertissement de l’auteur (pour éviter les malentendus)

J’éprouve tout autant de sympathie pour les Azéris que pour les Arméniens, je nourris un profond respect pour ces deux nations et continue d’espérer qu’elles finiront par faire la paix.

Sur les traces d’Ulysse

— … De la crique, Ulysse a pris un sentier à travers bois en direction du lieu qu’Athéna lui avait indiqué. Mais il n’y est jamais parvenu. Il s’est évaporé !

Ce dernier mot, le visiteur nocturne l’avait prononcé dans un murmure, avec un tel effroi que les pointes de sa moustache bien cirée avaient frémi. La lampe alluma un reflet sur son épaulette brodée du monogramme impérial.

C’est absurde, songea Eraste Pétrovitch. Je suis en proie à une hallucination. Vous êtes là, installé dans votre chambre d’hôtel, occupé à lire La Cerisaie, tentant pour la énième fois de comprendre pourquoi l’auteur a qualifié de comédie cette pièce d’une tristesse intolérable, et tout à coup un fou en uniforme de général fait irruption et commence à vous débiter une histoire à dormir debout, mêlant Ulysse, Athéna et on ne sait quel Mannlicher à visée optique. Tous les deux mots, il répète : « Vous seul pouvez sauver l’honneur d’un vieux soldat », tandis que ses yeux à fleur de tête s’emplissent de larmes. On croirait voir revivre un personnage d’une des premières pièces de Tchekhov, de celles de l’époque où Anton Pavlovitch était encore jeune et en bonne santé, et écrivait des vaudevilles.

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? P-pour qui, à la fin, me p-prenez-vous ? demanda Fandorine, dont l’irritation accentuait encore le bégaiement habituel.

— Comment ça ? Vous n’êtes pas Eraste Pétrovitch Fandorine ? Je me serais trompé de chambre ? s’écria le visiteur importun dans un terrible affolement.

À dire vrai, il s’était bel et bien présenté, ce farfelu. Et Fandorine l’aurait de toute façon reconnu. L’individu était célèbre. Les caricaturistes de la capitale croquaient de manière très ressemblante les moustaches en pointe, le nez monumental, la barbiche chenue. Le général Lombadzé en personne. Gouverneur de la ville de Yalta, où la très auguste famille passait près de trois ou quatre mois par an. C’est pourquoi la petite bourgade de Crimée jouissait d’un statut particulier, et son gouverneur, de droits et de pouvoirs extraordinaires. Son despotisme et son zèle de très fidèle sujet en faisaient depuis longtemps un objet de risée universelle. Les journaux de gauche avaient baptisé le général « le caniche de la cour », et se gaussaient en affirmant qu’il apportait chaque matin dans sa gueule les pantoufles de Sa Majesté.

— Non, c’est bien moi. Et alors ?

— Ah, vous voyez ! On me fait un rapport sur tous les nouveaux arrivants ! déclara Lombadzé en levant le doigt, l’air triomphant. Vous êtes un détective célèbre. Vous arrivez de Moscou. J’ignore quelle enquête vous a amené dans ma ville, mais vous devez sur-le-champ laisser tomber l’affaire !

— Je ne le pense pas. Je suis membre de la c-commission chargée de la succession Tchekhov, et je suis venu à Yalta sur l’invitation de la sśur du défunt. Il y aura dans un mois dix ans qu’Anton Pavlovitch est mort, je participe à la préparation de cet anniversaire.

C’était la pure vérité : on avait invité Eraste Pétrovitch à se joindre à l’honorable commission à la suite d’une petite enquête au cours de laquelle il avait aidé à retrouver un manuscrit disparu de l’écrivain.

Cependant le général renâcla avec colère.

— Comme si j’allais vous croire ! Écoutez, je me fiche de savoir pour qui vous travaillez en ce moment ! Il s’agit ici d’une affaire d’une importance colossale ! La vie du souverain est en danger ! Il reste tout juste deux heures avant l’aube. Puisqu’on vous le dit : Ulysse ne s’est pas présenté à l’endroit convenu. À présent, il rôde quelque part autour du palais de Livadia, armé d’un Mannlicher à visée optique ! C’est une catastrophe !

Deux idées, que rien ne reliait entre elles, vinrent en même temps à l’esprit de Fandorine (son cerveau possédait cette étrange faculté). Premièrement, il comprit tout à coup pourquoi La Cerisaie était une comédie. L’auteur de la pièce, miné par la phtisie, pressentait que sa vie déprimante se conclurait par une farce. Il allait mourir bientôt en terre étrangère, et l’on ramènerait son corps dans un wagon frigorifique portant l’inscription « Transport d’huîtres ». Procédé comique typiquement tchékhovien destiné à amoindrir le tragique d’une situation.

Deuxièmement, une lueur de sens jaillit au milieu du délire fiévreux du gouverneur.

— Ulysse, c’est un terroriste ? demanda Fandorine, coupant court au flot de paroles incohérentes de Sa Haute Excellence.

— Très dangereux ! Recherché par la police depuis quatorze ans ! D’une habileté incroyable ! D’où son surnom !

— Athéna, c’est votre agent provocateur ?

— Quels termes employez-vous là ! Il s’agit d’une dame des plus estimables, qui collabore avec nous par patriotisme. Elle est membre du parti bolchevique. Quand Ulysse s’est présenté à elle, qu’il lui a communiqué le mot de passe et expliqué qu’il avait pour projet d’assassiner le monarque…

Le général s’étrangla, débordé par ses sentiments.

— … Athéna, bien entendu, en a informé le Département de la Sécurité.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait arrêter sur-le-champ ? Si j’ai bien compris, c’est vous qui lui avez fourni la carabine de t-tireur d’élite, n’est-ce pas ?

Lombadzé s’épongea le front avec un mouchoir, la face écarlate.

— Ulysse avait chargé Athéna de lui procurer une arme et de lui trouver un accès à la zone réservée, bredouilla-t-il. J’ai pensé qu’il serait plus spectaculaire de capturer le malfaiteur, l’arme à la main, sur les lieux mêmes du régicide qu’il s’apprêtait à commettre. Ce n’est pas le bagne, alors, qui l’attendait, mais la potence…

Et à toi la récompense pour avoir sauvé la vie du souverain, songea Fandorine.

— La carabine est défectueuse, j’espère ?

Le gouverneur de la ville piqua de nouveau un fard.

— Ulysse est un type extrêmement soupçonneux. Il ne fait confiance à personne. S’il avait découvert que la pointe du percuteur était limée ou que, mettons…

— Je vois. La lunette de visée est elle aussi, j’imagine, dans un état parfait. M-merveilleux. Et votre idiote d’Athéna a conduit Ulysse droit au domaine du souverain ?

— Non, non ! Le territoire qui s’étend autour de la résidence se trouve sous la responsabilité des fonctionnaires de la police du palais. Athéna s’est contentée d’aider le criminel à franchir le cordon extérieur de la zone réservée – mes hommes protègent le périmètre du Chemin impérial.

Eraste Pétrovitch savait qu’on appelait ainsi la piste tracée à travers la montagne littorale depuis le palais de Livadia jusqu’à Haspra. À en croire la Chronique de la cour, le tsar effectuait des promenades quotidiennes le long de cette route pittoresque, seul ou escorté d’un cercle d’intimes. Personne d’autre n’avait accès au Chemin.

— Mais la piste, si je ne m’abuse, est longue de six verstes. Par en haut, ce ne sont que des rochers à pic. On peut t-tendre une embuscade en cent endroits différents !

— C’est bien tout le malheur. Athéna a indiqué à Ulysse un sentier à suivre. Celui-ci monte à une terrasse isolée où cette canaille aurait pu s’installer très commodément : on y a un point de vue magnifique sur tous les environs. Si nous avions surpris là notre terroriste, carabine à la main, aucun avocat, fût-il Kerenski en personne, n’eût été en mesure de le sauver de l’échafaud. Bien sûr, je n’avais pas l’intention de risquer la vie de Sa Majesté. Nous nous serions emparés du misérable avant qu’il fît jour. Au matin, quand Sa Majesté se fût réveillée, l’affaire eût déjà été bouclée…

Et ses pantoufles livrées, pensa Fandorine.

— Grâce à vous, Ulysse a obtenu une arme et se balade à présent on ne sait où au milieu de la montagne, sur un territoire de près de mille hectares couvert de buissons. Eh bien, qu’il se b-balade ! dit-il en haussant les épaules. Faites votre rapport au souverain. Il en sera quitte pour quelques journées sans Chemin impérial. Le temps que la police du palais et vos hommes aient ratissé toute la zone.

Sa Haute Excellence bondit de sa chaise.

— Mais si le meurtrier réussit à se faufiler dans les jardins du palais ? Ou bien s’embusque quelque part à l’extérieur, sur une colline, dans un arbre ? Il peut fort bien tirer également par une fenêtre ! Il dispose d’un viseur optique ! Vous ne savez pas quel homme c’est. À Bakou, il a abattu quatre agents qui tentaient de l’arrêter. C’est le diable !

Le général baissa la tête, accablé.

— En outre, si le souverain vient à connaître les détails…

Il poussa un sanglot.

— Trente années de service irréprochable… Le déshonneur, la mise à la retraite…

Ces dernières considérations n’émurent guère Fandorine, mais il était impossible d’éluder les premières.

— Vous avez le dossier Ulysse sur vous ?

Lombadzé tira aussitôt une volumineuse chemise de son porte-documents.

— Vite, par le ciel ! Le souverain se réveille à sept heures. La première chose qu’il fait, c’est d’ouvrir la fenêtre en grand…

La véritable identité du terroriste n’avait rien d’original : il s’appelait Ivan Ivanovitch Ivantsov. Le « ts » qui s’était glissé à la fin de ce nom d’une banalité absolue lui donnait une légère couleur ironique, sonnait comme une moqueuse invitation à se taire. Cela dit, peu importait comment cet individu se nommait à l’aube de sa vie. Plus loin suivait une longue énumération de fausses identités puis de sobriquets d’activiste clandestin. Fandorine sauta la liste de noms pour se concentrer sur ces derniers. De la manière dont un homme choisissait ses surnoms, on pouvait déduire certains traits de son caractère. À en juger d’après ce paramètre, le criminel était amateur d’animaux à plumes – ses pseudonymes étaient tous des noms d’oiseaux (c’était le Département de la Sécurité qui l’avait baptisé Ulysse).

Le révolutionnaire était passé dans l’illégalité depuis fort longtemps. Il n’avait pas été arrêté une seule fois, et par conséquent était inconnu des services d’anthropométrie et n’avait pas fourni d’empreintes digitales. Eraste Pétrovitch laissa son regard s’attarder sur l’unique photographie, prise la première année du nouveau siècle. Le portrait montrait un étudiant aux yeux rieurs et aux lèvres fermement serrées. Ce visage déplut fortement à Fandorine : intelligent, volontaire, avec en outre un rien de diablerie. Les jeunes gens de cette sorte, pour peu que certain concours de circonstances les y entraîne, pouvaient se changer en individus extrêmement dangereux. Eraste Pétrovitch le savait pour en avoir déjà fait l’expérience.

La carrière révolutionnaire d’Ulysse confirmait en tout point le pronostic physiognomonique. Assassinat de deux gouverneurs, fourniture d’armes pour l’insurrection moscovite de 1905, « expropriations » audacieuses. Représentant personnel du leader bolchevique « Lénine » (ce surnom était connu même de Fandorine, pourtant éloigné de la police politique), complice du militant caucasien « Koba » (de ce dernier, Eraste Pétrovitch n’avait jamais entendu parler). Lieu de résidence inconnu durant les derniers temps. On supposait que l’individu était parti à l’étranger. Eh bien, s’il était vraiment parti, force était de conclure qu’il était revenu.

— Bien.

Eraste Pétrovitch restitua le dossier au gouverneur.

— Rendons-nous au p-poulailler.

— Où cela ?

— Au poulailler, où vous avez laissé entrer un renard.

Sa Haute Excellence manqua suffoquer d’indignation.

— Je vous interdis de parler en ces termes de la résidence de l’oint du Seigneur, couronné et marié à la Russie par Dieu en personne.

— Le Seigneur eût mieux fait de dégoter pour la Russie un autre f-fiancé, un peu plus compétent, coupa Fandorine tout en s’habillant rapidement. Ne vous emportez pas, général. Pendant que nous nous disputons, la Russie pourrait bien devenir veuve.

L’argument fit mouche. Le gouverneur tendit lui-même sa veste à Fandorine. Ils descendirent ensuite au pas de course jusqu’à la voiture.

— Mais ne serait-il possible de repérer le criminel sans passer par le palais ? demanda Lombadzé d’un ton patelin en se penchant à l’oreille du Moscovite (les roues produisaient un trop grand vacarme sur le pavé). J’ai beaucoup entendu parler de vos talents de déduction.

— Dans le cas présent, ce n’est pas un logicien qu’il faut, mais plutôt un t-trappeur. De toute façon, nous allons devoir réveiller le chef de la police du palais.

Lombadzé poussa un soupir affligé.

Ils passèrent par le bord de mer. Les flots, en cette heure précédant l’aube, se fondaient presque totalement dans la noirceur du ciel, mais, à la frontière des deux éléments, un liséré de lumière commençait à se dessiner.

Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion de croiser avant cela le chef du service de sécurité du tsar, Spiridonov. La rencontre avait laissé à chacun des souvenirs peu agréables, aussi ne prirent-ils pas la peine de se serrer la main.

Il faut rendre justice au colonel. Tiré du lit, il ne posa aucune question inutile, même s’il fronça les sourcils à la vue de Fandorine, et comprit instantanément l’urgence du problème. Lombadzé levait encore les bras au ciel, suppliait, tremblotait des moustaches que le colonel ne l’écoutait déjà plus et réfléchissait intensément.

Cet officier de trente-sept ans, qui avait fait une carrière fulgurante d’abord dans le corps de la Gendarmerie, puis au Département de la Sécurité, était l’un des hommes les plus détestés de Russie. Les révolutionnaires condamnés à la potence grâce à ses efforts se comptaient par dizaines ; ceux expédiés aux travaux forcés, par centaines. À quatre reprises, on avait tenté de l’assassiner, mais le colonel était prudent et adroit. C’était justement pour ces qualités qu’on l’avait nommé récemment chef de la police du palais : qui mieux que Spiridonov saurait protéger la sainte personne du tsar ? Les mauvaises langues prétendaient que le colonel avait ainsi magnifiquement arrangé ses affaires : deux cents gardes du corps parfaitement entraînés défendaient des attaques terroristes non seulement l’empereur, mais Spiridonov lui-même.

La première réplique du colonel vint confirmer sa réputation d’homme prévoyant.

— Très bien, général, dit-il, coupant court aux lamentations de Lombadzé. Le souverain ne sera pas informé. À condition que nous ayons résolu notre petit problème avant le réveil de Sa Majesté.

Fandorine fut d’abord surpris, mais il eut tôt fait de comprendre : pareille mansuétude s’expliquait très simplement. La possibilité s’offrait à Spiridonov de faire du gouverneur général de Yalta son éternel débiteur.

Ensuite, toujours laconique, le colonel se tourna vers le détective.

— Si vous êtes là, dit-il sans nommer Fandorine, c’est que vous avez déjà un plan. Exposez-le-nous.

Eraste Pétrovitch demanda avec la même froideur :

— Où se trouve la baignade du tsar ? Chacun sait qu’avant son petit déjeuner le souverain nage dans la mer, par n’importe quel temps.

— Au bout de l’allée que voici. Comme vous le voyez, elle est entièrement dissimulée par les arbres, et donc absolument sûre.

— Et la b-baignade ? Elle est à l’abri également ?

Le colonel se rembrunit et secoua la tête.

— Alors trois mesures s’imposent, déclara Fandorine avec un haussement d’épaules. Ratisser le territoire autour du palais. Et d’un. Poster des sentinelles derrière la clôture en chaque point propice à un tir ajusté sur les fenêtres des bâtiments. Et de deux. Cependant je suis certain que le terroriste s’est embusqué quelque part sur une hauteur d’où l’on peut observer la baignade. Existe-t-il un tel endroit à proximité ?

— Pourquoi en êtes-vous si sûr ? intervint Lombadzé. Cette canaille peut tendre un guet-apens n’importe où tout le long du Chemin impérial !

— Taisez-vous, lui intima Spiridonov. Ulysse sait bien que le souverain sera averti du danger. Il n’y aura pas de promenade aujourd’hui dans la montagne. Mais l’empereur n’a pas de raison de renoncer à sa baignade : c’est ici le territoire du parc, et une souris ne pourrait s’y faufiler… Il y a bien un endroit de cette sorte, oui, poursuivit-il en s’adressant cette fois-ci à Fandorine. Le verger de citronniers, sur la colline. À cinq cents mètres environ de la baignade. Un bon tireur armé d’une carabine de précision serait sûr de faire mouche. Vous avez raison. C’est là que nous allons le pincer.

Ils franchirent le portail : le colonel escorté de quatre agents, et Fandorine. Dans le scintillement de l’aube, le sable du sentier paraissait cramoisi.

— Je comprends pourquoi vous n’avez pas emmené le général avec vous, il souffle comme un rouleau compresseur à vapeur. Mais pourquoi quatre hommes seulement ? demanda Eraste Pétrovitch avec curiosité.

— Ce sont mes meilleurs chiens de chasse. Moins nous serons, plus nous aurons de chances de prendre Ulysse vivant… Tenez, le voilà, le verger de citronniers. Allez, les gars, en avant ! Pas besoin qu’on vous fasse un dessin. Quant à vous, monsieur, je ne vous retiens pas. Si vous souhaitez vous dégourdir les jambes, je vous en prie.

Les agents se séparèrent ; deux plongèrent dans les buissons à gauche du chemin, deux filèrent par la droite. Le colonel préféra rester sur place. Il n’était pas dans ses intentions de grimper à travers les broussailles, au risque de prendre une balle. Fandorine réfléchit un instant, puis marcha en avant. Non pour se « dégourdir les jambes », mais parce qu’il était curieux de voir comment les « chiens de chasse » de Spiridonov se comportaient sur le terrain.

Il ne s’était avancé que de quelques pas quand un coup de feu éclata en hauteur. L’écho roula dans la montagne. Le colonel émit un son étrange, comme un grognement de cochon, qui incita Eraste Pétrovitch à se retourner.

Spiridonov se tenait debout, les bras absurdement écartés, les yeux révulsés, comme s’il tentait de voir son propre front. Juste au milieu de celui-ci se dessinait un trou noir au contour parfait. Le colonel vacilla un instant puis s’affala sur le dos. Les « chiens de chasse » surgirent des fourrés pour se précipiter vers leur chef. De toutes parts, de gauche, de droite, d’en bas, d’en haut, des cris retentirent, accompagnés de martèlements de pas. C’étaient les gendarmes de Yalta et les agents de la police du palais qui, alertés par la détonation, avaient quitté leur poste et accouraient.

Fandorine s’élança vers l’endroit d’où, quelques secondes plus tôt, était parti le coup de feu. Il gravit la pente à toute allure, en zigzag, contournant les citronniers. Cet exercice, baptisé « inazuma-bashiri », entrait dans son programme d’entraînement quotidien, aussi ne lui fallut-il que deux minutes pour atteindre le sommet.

Et cependant il arriva trop tard. Une carabine à lunette traînait sur le sol. Un feuillet blanc était glissé dessous.

Il s’agissait d’un texte imprimé à l’hectographe(1), reproduisant la sentence prononcée par le Parti contre le « chien sanguinaire » qu’était Spiridonov. Au bas avait été ajouté au crayon :

Sentence exécutée le 14 (1er) juin 1914. À tous ceux qui ont fourni leur aide, merci. Quant à votre crétin couronné, il ne nous intéresse aucunement. Il est notre principal allié dans la lutte contre le tsarisme.

Votre Ulysse

Émergeant soudain des buissons, un gendarme fondit sur Eraste Pétrovitch, l’air fou furieux, revolver au poing.

— Qui es-tu ? Aboya-t-il, prêt à tirer.

— Je suis un imb-bécile, répondit Fandorine d’une voix sourde, cependant que son visage s’empourprait.

Non de fatigue après l’effort, mais de rage.

Bien des années plus tôt, il avait connu une aventure un peu semblable. Mais Eraste Pétrovitch n’était pas responsable de ce qui s’était produit alors ; aujourd’hui en revanche – faute impardonnable ! –, il avait lui-même mené le gibier sous le tir du chasseur…

Non, elle n’a pas changé !

En dix jours, sa rage n’était pas retombée, elle s’était seulement abaissée à une température catastrophique. D’ordinaire les gens en colère s’embrasent rapidement et tout aussi vite se consument. Fandorine, lui, quand il était dans cet état (pour lui fort rare), paraissait se figer, et si sa rage ne trouvait pas d’exutoire, en son être s’installait une période glaciaire.

Il rentrait de Yalta comme empli d’azote en ébullition, lequel gaz, comme on sait, bout à une température proche de moins deux cents degrés. Sans doute est-ce de la même flamme glacée que se nourrit la fureur des démons peuplant l’Enfer du Lotus des bouddhistes, où règne un froid éternel.

La chance s’est détournée de moi, songeait Fandorine avec amertume sur le chemin le conduisant de la gare de Koursk-Nijegorod à sa maison. Durant des années, elle m’a été fidèle, je prenais ses faveurs comme une chose allant de soi, mais l’amour que me témoignait la Fortune s’est à présent tari.

— Parce que personne n’aime les abrutis ! grommela-t-il tout haut.

De sorte que le cocher se retourna et demanda :

— Monsieur désire quelque chose ?

— Va p-plus vite ! répondit le passager d’un ton maussade, bien qu’il n’eût aucune raison de se presser, et aucune envie de se retrouver chez soi.

L’époque était loin où, lorsqu’il rentrait chez lui, dans le paisible pavillon tapi au fond de la toujours somnolente rue Svertchkov, Eraste Pétrovitch goûtait à l’avance le plaisir du repos après l’activité fébrile, la douceur d’une retraite temporaire et d’aimables activités à l’écart du monde. Ces jours bénis appartenaient désormais au passé.

Fandorine descendit de voiture et attendit qu’on eût déchargé ses malles. Le cśur lourd, il considéra les deux fenêtres de droite, tendues de rideaux roses. Son sentiment d’humiliation, de fatigue morale s’en trouva renforcé. Il soupira. Il savait bien à partir de quel moment précis il avait perdu les faveurs de la Fortune. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Cependant, l’instant suivant, son visage sévère s’adoucit, et ses lèvres, sous la moustache noire parfaitement taillée, esquissèrent même un sourire.

Massa, son serviteur et l’unique ami qu’il eût au monde, venait d’apparaître soudain sur le perron. Sa ronde physionomie rayonnait de bonheur. En l’espace de deux semaines, les cheveux avaient poussé sur la tête du Japonais et formaient une brosse dure et drue. Ça alors, il est à moitié chenu ! constata Fandorine avec étonnement. Lui aussi, il vieillit. Quel âge a-t-il déjà ? Cinquante-quatre ans.

D’ordinaire, Massa se rasait entièrement le crâne, avec un poignard forgé dans l’acier le plus coupant du monde, dit « tamahagane ». Mais durant les absences de son maître, il se laissait pousser les cheveux : premièrement, en signe d’affliction ; deuxièmement, « poul que ma tête allête de lessupiler, autoloment j’ai beaucoup tolop de pensées ». Il jugeait que si son maître n’était pas à ses côtés, il était inutile de se fatiguer les méninges. Son cerveau pouvait bien sommeiller un peu.

En trente-six ans de vie commune, le serviteur avait appris à apprécier l’humeur d’Eraste Pétrovitch d’un seul coup d’śil, sans qu’il fût besoin de parler.

— Ça va tlès mal ?

Il émit un claquement de langue tout en empoignant sac de voyage et housse à vêtements. Cependant, au lieu de s’écarter, il barra le passage à Eraste Pétrovitch, l’empêchant d’accéder à la cour.

— Il ne faut pas laisser entler dans la maison tant de mauvaiseté. Qu’elle leste ici.

Il avait raison. Mieux valait laisser sa colère au-dehors, sinon elle s’installerait dans la demeure, et il serait alors bien difficile de l’en chasser.

Fandorine tourna le dos, pour ne pas brûler de sa flamme glacée le Japonais innocent de toute faute. Il ferma les yeux, régula sa respiration et commença d’expulser de son cśur la stérile fureur dont il était gonflé.

Après le meurtre de Spiridonov, il avait tenté de remonter la trace du criminel. Mais les premières heures, les plus précieuses, avaient été perdues en explications inutiles autant qu’humiliantes avec la police du palais, le Département de la Sécurité, les gendarmes, l’administration de la cour, et autres instances soucieuses de la sûreté et du bien-être de Sa Majesté. C’est à peine si l’on parlait du colonel assassiné. Tous étaient scandalisés que le terroriste se fût trouvé si proche de la personne sacrée de l’empereur. Chaque fonctionnaire tremblait pour son poste, tous criaient, se déchargeaient de la responsabilité l’un sur l’autre – comme il arrive immanquablement, du reste, quand un événement exceptionnel se produit dans l’entourage direct du trône. Le gouverneur de Yalta eut la prudence de s’aliter, à la suite d’une crise d’angine de poitrine survenue juste au moment où il faisait son rapport au tsar – ce qui lui valut de gagner son pardon. Finalement, au grand soulagement général, on rejeta la faute sur la seule personne qui ne fût plus en état de se justifier, autrement dit sur le défunt. N’était-il pas tenu, du fait de sa charge, d’assurer la sécurité de la résidence ? Au nom de la paix sociale, la mort de Spiridonov fut déclarée naturelle bien que subite, et l’on exigea de tous les initiés qu’ils signent un engagement à ne rien divulguer de l’affaire.

Eraste dut attendre que l’hystérie administrative se fût apaisée pour obtenir la possibilité de travailler. Cependant, il eut beau traîner plus d’une semaine dans cette maudite Yalta, il ne releva aucune piste. Arrivé de nulle part, Ulysse s’était évanoui dans le néant.

Il savait sans aucun doute qu’Athéna était un agent double, et avait utilisé à merveille cette circonstance pour parvenir à ses fins. Le subterfuge qu’il avait employé pour exécuter la sentence rendue contre Spiridonov s’appelait, dans la tradition des shinobi japonais, « tuer le moustique sur la queue du tigre » : en d’autres termes, dérouter l’adversaire en faisant mine de poursuivre un gros gibier, pour en réalité frapper une moindre proie. Le camarade Ulysse, ninja bolchevique, s’était livré à une impeccable et classique manśuvre de manipulation.

Fandorine avait eu plusieurs longs entretiens avec Athéna, chez laquelle, à dire vrai, il n’avait rien trouvé de divin. Une femme rusée et même adroite, mais pas du tout intelligente, ce qui, d’ailleurs, était typique des agents doubles.

Il apprit ainsi qu’Ulysse était de constitution plutôt maigre, de taille moyenne, le cheveu coupé court, la barbe et les moustaches « mesurées », qu’il ne présentait aucun signe particulier et de manière générale « n’offrait rien qui accrochât le regard » – mille mercis pour pareille description ! Athéna ne reconnut pas le criminel sur la photo qui le montrait adolescent : il avait énormément changé.

L’homme n’avait pas laissé la moindre empreinte de doigt, ni sur la carabine de précision ni dans la maison d’Athéna. Il avait certainement pris ses précautions. À croire que, tel un incube, Ulysse ne s’était montré qu’à la seule collaboratrice des services secrets, pour la punir de ses péchés, mais qu’en réalité il n’avait jamais existé.

On n’avait point affaire à un démon cependant, mais bien à un homme de chair et d’os : en témoignaient deux petites négligences commises malgré tout par cet individu d’une prévoyance surnaturelle.

Premièrement, le message laissé sur le lieu du crime. Pas le message en lui-même (dont l’analyse graphologique n’avait rien fourni qui permît d’enrichir le tableau), mais la signature.

En 1905, d’après son dossier, l’ex-Ivantsov se faisait appeler « le Merle » ; à l’aube de sa jeunesse romantique et révolutionnaire, il était connu dans les milieux étudiants sous le pseudonyme de « l’Épervier ». Dans un rapport de la direction de la Gendarmerie de Tiflis rédigé quatre ans plus tôt apparaissait un certain « Martinet », dont la description correspondait à l’insaisissable Ivan Ivanovitch. Devant pareil fétichisme ornithologique, les spécialistes de la Sécurité, dès lors qu’ils s’entichaient d’Antiquité, eussent dû le surnommer « Phénix », tant le gaillard se montrait tenace et, semblait-il, indestructible. Cependant, l’ensemble des documents confidentiels le désignait sous le nom « Ulysse ». De la signature apposée au bas du message, il découlait que le personnage était au courant de ce détail. Conclusion : le criminel disposait d’une source d’information au sein d’un des services de renseignements.

Cela dit, il était très possible qu’en signant du sobriquet que lui avait attribué la police secrète le camarade Ulysse n’eût commis aucune négligence, mais eût voulu simplement faire un nouveau pied de nez aux défenseurs de l’ordre établi et montrer qu’il les tenait pour quantité négligeable.

Ce message sous-jacent se révéla néanmoins de quelque utilité. Sachant qu’Ulysse avait un informateur à la Sécurité ou à la Gendarmerie, Fandorine s’abstint de parler à quiconque de sa deuxième trouvaille.

Terrorisée par l’hystérie de ses chefs, cette gourde d’Athéna, lors des interrogatoires officiels, ne savait que pleurnicher et battre sa coulpe, sans livrer aucune information nouvelle. Fandorine, pour sa part, s’était entretenu avec elle sur un autre mode, compatissant et paternel, bien qu’il se retînt parfois de talocher cette dame déplaisante, tant elle se révélait obtuse et dénuée de tout esprit d’observation. Au cours de leur quatrième conversation, Athéna s’était rappelé enfin un détail.

Ulysse s’était enfermé dans le bureau pour téléphoner. L’oreille collée à la porte, Athéna avait épié la conversation pendant environ trente secondes. (Fandorine avait ensuite enquêté sur cet appel, mais sans résultat. L’abonné avait été mis en ligne avec une cabine de la station de téléphone et télégraphe de Yalta.) Cependant elle avait une mémoire bien entraînée, du fait que les agents secrets sont exercés à retenir mot pour mot les propos qu’ils sont amenés à surprendre. Eraste Pétrovitch s’en était assuré : la femme n’avait eu aucun mal à répéter une phrase, même longue, prononcée en japonais.

La conversation, ou plutôt la bribe de conversation qu’elle avait surprise était la suivante :

Ulysse : « Vas-y et vérifie que tout marche comme prévu. Dans une semaine exactement, je serai sur place, tu me feras un rapport détaillé… »

Après une brève réponse au bout du fil : « Où ? Eh bien, disons dans la ville noire, chez le boiteux. On y sera en sécurité. »

De nouveau une courte pause, puis : « Oui, par celui de trois heures. C’est tout, salut. »

C’était là tout ce dont Fandorine disposait.

Ainsi, Ulysse comptait arriver on ne savait où, une semaine après la conversation, par « celui de trois heures » – probablement un train. On ne parle pas ainsi des bateaux, car leur arrivée dépend des conditions météorologiques.

Quelle ville Ulysse et son correspondant inconnu qualifiaient-ils de « noire » ?

Fandorine avait passé un temps infini à éplucher l’indicateur des chemins de fer de l’Empire russe, pour déterminer où des trains arrivaient à trois heures du matin ou à trois heures de l’après-midi. Il avait relevé en tout vingt-sept villes, déduction faite des plus éloignées, comme en Extrême-Orient ou en Mandchourie, qu’il était impossible d’atteindre en une semaine depuis Yalta. Il n’y avait rien de noir dans le nom de ces villes, rien même qui vînt à l’esprit par association d’idées.

Peut-être était-ce là l’enseigne de quelque établissement : « À la ville noire » ? À tout hasard, Eraste Pétrovitch avait adressé une demande d’information urgente au département des accises du ministère des Finances. Mais non, nul cabaret, nulle brasserie ni nul autre débit de boissons ne figurait dans les registres sous ce nom peu engageant. Sans doute n’était-ce pas une désignation officielle, mais une expression familière, employée par les habitués du lieu ?

Tel était le bilan de huit jours d’enquête. Deux maigres indices, dont le premier n’était probablement pas même un indice mais une mauvaise farce, tandis que le second, trop ténu, ne menait nulle part.

Précepte vital : « L’honnête homme ne se ronge pas les sangs pour ce qu’il est impossible de réparer, il hausse les épaules et poursuit son Chemin. » Il faudrait le noter le soir même dans le nikki. Quoique non, c’était une banalité, une variation sur le thème de l’antique prière : « Mon Dieu, donne-moi la sagesse d’accepter ce que je ne peux changer ; donne-moi le courage de changer ce que je peux changer ; donne-moi l’intelligence de distinguer l’un de l’autre. »

L’intelligence avait déclaré à Eraste Pétrovitch : « Il n’y a rien à faire. » La sagesse avait gémi – et s’y était résolue.

— Voilà, je suis en état, dit Fandorine à son serviteur. Paisible comme Bouddha. Allez, bouge-toi de là, laisse-moi entrer.

Massa s’écarta avec déférence, libérant le passage, et annonça en japonais :

— J’ai une nouvelle qui va améliorer votre humeur, maître. À droite, c’est vide.

Eraste Pétrovitch regarda à nouveau les rideaux roses. Son humeur, en effet, s’en trouva meilleure.

— La maîtresse est retenue, rien ne viendra troubler votre repos. Vous pouvez aller tout droit au cabinet de toilette. La baignoire est remplie, j’ai préparé un yukata tout propre et une tenue de renshû, au cas où vous auriez envie de vous remettre en train.

— Comment as-tu su que j’arrivais ? demanda Eraste Pétrovitch, surpris d’entendre que son bain était prêt. Je n’ai pas envoyé de t-télégramme, que je sache.

— Je vous ai attendu chaque jour. Et maintenant pardonnez-moi, je dois me redonner figure humaine.

Massa passa une main coupable sur la brosse de ses cheveux drus.

— Dites-moi seulement une chose : après votre bain, vous voudrez prendre du repos ou bien faire une séance de renshû ?

— Renshû.

Fandorine grimpa le perron d’un pas léger, ôta son chapeau et ses gants d’été. Il jeta un coup d’śil en biais à la porte qui ouvrait sur l’aile droite de la maison, puis gagna directement le cabinet de toilette.

Dans la baignoire flottaient comme il se doit quelques blocs de glace remontés de la cave. Eraste Pétrovitch se déshabilla rapidement, s’immergea entièrement dans l’eau qu’il sentait pourtant lui brûler la peau et compta jusqu’à cent vingt. Il pouvait retenir sa respiration pendant deux minutes, et même deux et demie si c’était vraiment nécessaire. Incapable de supporter un tel froid, le démon de l’Enfer du Lotus qui s’était logé dans son âme prit la poudre d’escampette.

Le baigneur se releva alors d’un bond, soulevant un geyser d’éclaboussures. Il empoigna un tampon de paille de fer et entreprit de s’étriller furieusement, jusqu’à sentir le sang s’activer dans ses veines.

À l’âge de cinquante-huit ans, Fandorine était en meilleure forme physique que dix ou vingt ans plus tôt. Le corps humain, comme l’esprit, quand il est correctement entraîné, ne vieillit pas mais acquiert de nouvelles possibilités. Si l’Eraste Pétrovitch d’il y a trente ans avait dû affronter à mains nues celui qu’il était devenu, il n’aurait pas eu la moindre chance.

Tout en s’essuyant avec une serviette, le maître de maison s’observait dans la glace, non sans satisfaction. Eraste Pétrovitch avait toujours apprécié son propre physique. Certes ses cheveux étaient entièrement blancs (un peu de lotion Brilliant Blue leur donnait un élégant reflet azuré), en revanche ses moustaches étaient d’un noir étonnant (sans aucun artifice, de manière totalement naturelle). Son visage portait des rides, mais juste celles qui devaient s’y trouver – non point traces de vices, mais marques de caractère. Son torse semblait sculpté dans le marbre – marbre rose à ce moment, du fait que la peau avait rougi sous les effets conjugués de l’eau glacée et du frottement métallique.

— Prêt ? cria Eraste Pétrovitch en sortant de la salle de bains vêtu de la tenue noire moulante de « ceux qui se glissent à pas de loup ».

Ce costume, très pratique pour les exercices physiques, était taillé dans une soie extrêmement fine et cependant des plus résistantes, et pouvait se rouler en un menu cylindre guère plus gros qu’un cigare.

— Haï !

Massa était déjà assis en tailleur sur la table du salon. Son crâne fraîchement rasé et lustré avec un chiffon de velours spécial brillait comme au soleil. Les yeux du Japonais étaient recouverts d’un épais bandeau. Ses doigts enserraient le manche d’un long fouet de cuir.

— Je vous entends, maître.

— Naturellement. Laisse-moi une minute pour me préparer…

Au moment d’atteindre le col de la cinquantaine, Fandorine avait décidé qu’il ne descendrait pas le versant exposé au couchant, comme le font les gens qui d’avance se résignent à la décrépitude de l’âge, mais qu’il poursuivrait son ascension. Allez savoir, le sommet de sa vie était peut-être encore devant lui. À la veille de chaque nouvelle année, il se fixait deux objectifs à atteindre dans les douze mois suivants : un pour le corps, l’autre pour l’esprit. Le résultat était qu’en moins de dix ans Eraste Pétrovitch avait accompli de plus grands progrès en matière d’autoperfectionnement que dans toute sa précédente existence. Parfois lui-même s’étonnait du nombre de nouvelles compétences, intellectuelles autant que physiques, qu’il s’était découvertes au cours de ces huit années. Les philosophes avaient raison, qui affirmaient que la majorité des gens n’utilisaient que dans une très faible mesure les ressources dont Dieu ou la nature les avaient dotés : ils ne faisaient que puiser dans la couche supérieure, sans presque jamais toucher celle située en profondeur, qui recelait pourtant les plus grands trésors. Pour atteindre ces gisements, il fallait travailler dur, mais ces efforts étaient généreusement récompensés.

Fandorine avait résolu de consacrer le programme « physique » de l’année 1914 à peaufiner l’art subtil et complexe du ninpojutsu élaboré par les ninjas du Moyen Âge. « L’art de la marche furtive » était une science d’une extraordinaire difficulté. Un vrai maître pouvait se déplacer de manière à ce point silencieuse que même l’ouïe la plus fine ne percevait pas le moindre bruit. Une fois, son professeur, entièrement vêtu de noir et le visage barbouillé de suie, avait fait la démonstration au jeune Eraste Pétrovitch des possibilités du ninpojutsu : il avait longé en pleine nuit tout le cordon de sentinelles postées à la garde du palais du mikado. Aucune n’avait ne serait-ce que tourné la tête, bien que le ninja eût accompli sa promenade juste sous leur nez.

Ce « jutsu », comme tout chez les Japonais, constituait à lui seul une philosophie : comment parvenir à se fondre harmonieusement dans la trame du monde. À cette époque, le jeune Eraste Pétrovitch n’était pas prêt à pénétrer le véritable sens de la discrétion ; de tous les arts secrets, c’était celui qui lui donnait le plus de fil à retordre. Son professeur était patient et indulgent. Il disait que les barbares occidentaux, du fait de leur constitution et de la température de leur esprit, étaient mal adaptés au ninpojutsu. Qu’ils étaient comme l’herbe folle dans les champs : au moindre souffle de vent, ils se mettaient à bruire. Leur cśur battait trop fort, leur respiration était indocile. Or il fallait se changer en pierre. À vingt-cinq ans, Fandorine ne savait pas encore se changer en pierre, alors à présent il cherchait à rattraper le temps perdu.

Massa approuvait ardemment ces sortes d’exercices, d’autant qu’à l’exemple de son maître il suivait son propre programme de perfectionnement ; ainsi travaillait-il en ce moment le benjutsu, « l’art du fouet », terme qu’il avait lui-même inventé, car les ninjas japonais n’étaient jamais allés jusqu’à concevoir pareille science. Dans sa jeunesse, lors d’un voyage dans le Far West, Massa avait beaucoup admiré l’habileté avec laquelle les cow-boys américains maniaient l’instrument. Ce nouveau sujet d’intérêt ne présentait aucune utilité pratique, mais le Japonais aimait faire claquer la lanière de cuir de quatre mètres de long pour dégommer toutes sortes de menus objets. Il était déjà capable de raccourcir la mèche d’une bougie sans éteindre la flamme, d’éliminer une mouche sans laisser de trace sur le papier peint, de souffler un grain de poussière sur l’épaule de son maître. Fandorine ne tolérait ce passe-temps idiot que parce qu’il lui servait dans la pratique du renshû.

Ayant réduit son rythme cardiaque à un battement toutes les deux secondes et « noyé » sa respiration de telle sorte que son diaphragme cessât presque de bouger (ce qui s’appelait « respirer avec la peau »), Eraste Pétrovitch chuchota :

— C’est bon.

Au même instant, Massa porta un coup foudroyant à l’endroit où se tenait son maître. Seulement celui-ci n’y était plus. De manière parfaitement silencieuse, il venait de s’écarter d’un bond à une toise de distance.

Glissant sur le parquet, la queue du dangereux serpent se replia vers la table, comme si la bête était déçue. Massa tendit l’oreille, cherchant à déterminer de quel côté Fandorine s’était déplacé.

— Comme je me suis ennuyé, à rester ici tout seul, soupira le serviteur avec une feinte indolence, allant même jusqu’à bâiller. De votre part, c’était cruel de partir sans moi. Une seule chose est venue dissiper un peu mon chagrin.

— Et laquelle ? s’enquit Eraste Pétrovitch en se laissant tomber par terre.

Le fouet frappa le mur au-dessus de sa tête. Fandorine, sans un bruit, sans un froissement d’étoffe, roula jusqu’à l’angle de la pièce et se redressa prestement.

— Une très très belle femme s’est éprise de moi : Koulassia, de l’atelier de couture de la rue Pokourovka.

Massa était encore tourné du côté où Eraste Pétrovitch se trouvait un instant plus tôt, mais cela ne voulait rien dire. Le Japonais savait parfaitement jouer de son long fouet par-dessus son épaule. Étant donné qu’il mesurait la beauté féminine au poids et au volume – plus c’était gros, plus c’était beau –, s’il jugeait « Koulassia » (probablement « Klacha ») « très très belle », cela signifiait qu’elle ne devait pas peser moins de cent soixante livres.

Ayant compris que la nouvelle avait échoué à éveiller la curiosité de son maître, Massa changea de sujet.

— Vous vous rappelez comme la belle Fourossia était amoureuse de moi l’an dernier ?

Eraste Pétrovitch haussa les épaules sans répondre.

— Sans doute avez-vous oublié, c’est une histoire ancienne. Eh bien, Fourossia a accouché d’un garçon. Elle voulait le confier à l’orphelinat, mais elle a changé d’avis, parce que je lui ai promis de placer mille roubles au nom de l’enfant – j’ai oublié de lui demander comment elle l’avait appelé. Vous me donnerez bien mille roubles, maître, n’est-ce pas ?

— Mille ?

Vlan ! contre la plinthe. Raté !

Fandorine, progressant à petits pas, se glissa le long du mur.

— Je te les donnerai, bien sûr. Seulement je t’en p-prie…

Un saut, un coup dans le vide.

— … montre-toi un peu plus sage, autrement tu vas me ruiner.

Cette fois-ci, le fouet décrivit un long et habile arc de cercle embrassant la moitié du salon, mais Eraste Pétrovitch se trouvait déjà du côté opposé de la pièce.

Massa réfléchit : un détail lui était revenu à l’esprit.

— Dites-moi, maître, pourriez-vous avoir un fils ? D’une dizaine ou bien d’une douzaine d’années ?

— Pourquoi me…

Un bond.

— … demandes-tu ça?

— Il y a quelques jours, un garçon bizarre s’est présenté ici. Il vous ressemblait. Il a demandé où vous étiez. Il avait l’air totalement perdu. Comme s’il cherchait son père.

Fandorine sourit. Il y avait longtemps que son serviteur ne parvenait plus à le toucher de son fouet à la régulière, aussi recourait-il à toutes sortes de ruses destinées à affaiblir sa concentration. Massa rêvait que son maître ait un jour un fils, ou au moins une fille, et le blâmait fortement d’être encore sans enfant.

— Et il est aussi arrivé une lettre de votre épouse.

Une enveloppe avait surgi dans la main du Japonais toujours assis.

Eraste Pétrovitch esquissa une grimace.

— Tu l’as lue, bien sûr ?

L’enveloppe était cachetée, mais Fandorine connaissait les habitudes de son serviteur et second. Celui-ci, évidemment, avait lu la lettre, mais il avait recollé l’enveloppe pour observer les convenances, lesquelles, de son point de vue, étaient le fondement de l’existence.

Le fouet vacilla très légèrement, Eraste Pétrovitch aussi : sur la pointe des pieds.

Poussant un soupir, Massa desserra le poing, retenant le manche entre deux doigts. Il avait compris que la chance ne serait pas avec lui ce jour-là. Il ne répondit pas à la question rhétorique.

— Quelque chose d’important ? demanda Fandorine.

— Je n’en ai pas eu l’impression.

Diplomatique haussement d’épaules.

— Si quelque chose d’important s’était produit, Simon-san aurait expédié un télégramme. Vous ne voulez pas lire la lettre, maître ? Je peux la résumer avec mes propres mots. Je peux aussi ne pas la résumer. Elle n’a été écrite que pour la dernière ligne, il vous suffira de ne lire que celle-ci.

Il tendit l’enveloppe. Eraste Pétrovitch, pensant que la séance de renshû était finie, s’avança d’un pas.

Un coup précis lui brûla le dos et l’épaule.

— Qu’est-ce qui te prend ! Nous avions terminé !

— Nous terminons quand vous dites « setu », or vous n’avez rien dit de tel, s’esclaffa Massa.

Comme il levait à nouveau son fouet, Fandorine prononça rapidement :

— C’est tout, c’est tout !

— Oh, comme il est bon de vaincre ! Batsu !

Ce qui signifiait « un gage » : quarante-quatre flexions, le vainqueur juché sur les épaules du vaincu.

La règle est la règle. Eraste Pétrovitch s’accroupit, Massa passa derrière lui, recula jusqu’au mur, fit entendre un drôle de bruit métallique, puis avec un rugissement triomphal sauta sur les épaules de son maître.

Soulever le Japonais, au corps solidement bâti, n’était pas une mince affaire. Fandorine eut bien du mal à s’acquitter de son gage. Il s’en trouva contrarié et se promit de travailler sérieusement les haltères. Son séjour désśuvré à Yalta se faisait sentir.

— Ouf ! Que tu as engraissé, dis donc ! finit-il par lâcher.

— C’est faux, protesta Massa avec dignité. J’ai fort peu mangé. Je n’avais pas d’appétit. J’étais très affecté par notre séparation.

— Mais tu as pris du poids !

— C’est parce que je tiens ceci, regardez.

Et le serviteur tira de l’ample manche de son yukata un disque d’haltère de dix kilos.

— Ah, l’animal ! P-pourquoi tu as fait ça ? J’ai failli m’attraper un tour de reins !

— Pour que vous sentiez, maître, combien votre manque de confiance m’a pesé. Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de vous rejoindre quand vous avez eu des ennuis ? Je le sais, quelque chose s’est passé à Yaruta. Autrement vous n’y seriez pas resté si longtemps.

Fandorine épongea sa sueur et dit d’un ton maussade :

— C’est bon, donne-moi cette lettre.

S’il n’avait pas fait venir son fidèle collaborateur en Crimée, c’était qu’il avait honte de passer pour un pauvre benêt roulé dans la farine.

La femme d’Eraste Pétrovitch, une artiste célèbre, se trouvait en Transcaucasie, à Bakou, pour le tournage d’un nouveau film. Ce n’était pas une lettre que contenait l’enveloppe, mais une carte postale. L’image polychrome, une photographie rehaussée de couleurs du plus mauvais goût, que Fandorine ne prit pas la peine de détailler, figurait une sorte d’embrasement. On aurait dit une éruption volcanique. Oh, ce sempiternel amour du spectaculaire et du tragique !

Normalement, on expédiait ces cartes sans enveloppe, mais l’épouse d’Eraste Pétrovitch ne pouvait se le permettre. Avec sa signature, la carte aurait été volée à la poste ; la chose s’était déjà produite. La raison pour laquelle elle n’avait pas utilisé une feuille de papier ordinaire n’était pas moins évidente : la carte offrait peu de place pour écrire, aussi pouvait-on s’en tenir à un très court message.

Au verso de l’image noir et rouge, d’une écriture glissante, comme pressée d’en finir au plus vite, mais en même temps d’une extrême élégance, étaient notés ces mots :

Ah ! mon ami, mon ami, si seulement vous saviez combien je me languis de vous, c’est à devenir folle ! Ici tout est d’une tristesse et d’un ennui insupportables : ce ne sont que banquets, réceptions, pique-niques et autre routine mortellement assommante. Le tournage est un cauchemar, la fin en est sans cesse et sans cesse reportée. Je pressens que ce sera soit le meilleur, soit le pire rôle de ma vie. Le plus atroce est qu’il règne à présent une chaleur infernale. J’ai télégraphié à l’atelier Roubaix pour qu’ils me confectionnent d’urgence une garde-robe tropicale d’après les mesures qu’ils possèdent. Je vous prie de bien vouloir payer la facture et de m’expédier au plus vite la commande.

Celle qui sans vous dépérit,

Claire

Massa avait raison. L’essentiel tenait dans la dernière phrase : payer et expédier. Mais quoi ! Le tournage traînait en longueur ? Tant mieux ! Et quand il serait terminé, Massa et lui pourraient toujours partir quelque part en voyage.

Un vague sourire aux lèvres, Fandorine considéra l’image de la carte postale d’un śil distrait.

Non, ce n’était pas un volcan. C’était un incendie.

Une plaine couverte de derricks, une colonne de fumée noire, la moitié du ciel embrasée de rouge. Forcément : Bakou.

Au bas, une légende en tout petits caractères :

Grand incendie dans les champs pétrolifères de la société Branobel, dans la Ville Noire, près de Bakou.

Massa demanda d’un ton soupçonneux :

— Serait-ce que vous l’aimez malgré tout, maître ? À l’instant vous étiez plus sombre qu’un typhon, et soudain votre visage s’éclaire comme un soleil.

Souriant cette fois jusqu’aux oreilles, Eraste Pétrovitch s’exclama :

— Non, elle n’a pas changé : elle m’aime toujours !

Le Japonais en demeura bouche bée.

— Je ne comprends pas assez bien le russe, sans doute. Permettez-moi de relire cette lettre.

— La Fortune ne me boude plus, nous sommes réconciliés, lui dit Fandorine.

Et, dans un élan de sentimentalité dont il n’était guère coutumier, il embrassa la carte postale – comme si la déesse de la Chance lui tendait là sa bouche capricieuse.

L’Arbre, le Sabre, le Givre

Le train mettait onze heures pour aller de Tiflis à Bakou, partant après minuit pour arriver à destination à quinze heures précises. C’était cet itinéraire, à n’en pas douter, qu’avait suivi quelques jours plus tôt le rusé Ulysse, le cśur en fête après avoir si habilement berné cet idiot de gouverneur, les imbéciles de la police du palais, et un certain gentleman-détective, lui aussi fieffé crétin. Le terroriste se rendait à un rendez-vous important, qui devait avoir lieu chez un mystérieux « boiteux », dans la Ville Noire – ainsi s’appelait le secteur des plus riches gisements pétrolifères jouxtant Bakou.

Il ne restait qu’un peu plus d’une demi-heure avant l’arrivée en gare. Les rideaux de légère toile blanche tremblotaient à la fenêtre. La chaleur était caniculaire, et, bien qu’un courant d’air traversât le compartiment, il ne soulageait en rien les voyageurs, qui avaient le sentiment qu’on leur promenait une serviette brûlante sur le visage.

Le paysage était accablant de désolation. Pas un brin d’herbe, pas un arbre, pas la moindre tache de verdure. Une terre brun-jaune totalement nue, sur laquelle ici et là s’élevaient de hautes collines pelées et où le solontchak dessinait des taches blanches. Vivre dans ce désert était impossible, et le contempler, d’un ennui mortel, aussi Fandorine allait-il détourner la tête quand soudain une forêt apparut à l’horizon. Elle n’était pas très dense, mais composée en revanche de très grands arbres, des conifères, à en juger par leur forme pyramidale. Sur leurs cimes pesait une immense nuée noire. L’espoir vint à Fandorine que l’orage éclatât enfin et que l’air poisseux de chaleur en fût rafraîchi.

— Voici la Ville Noire, mon cher, dit une voix par la portière ouverte.

Deux ingénieurs des Mines sortis d’un compartiment voisin se tenaient dans le couloir, occupés à fumer une cigarette.

— Il faut fermer la vitre, la suie risque d’entrer.

Eraste Pétrovitch regarda mieux : ce n’étaient pas des arbres, mais des tours de forage. En bois, en métal, de hauteurs diverses, elles remplissaient toute la plaine. À dire vrai, ce spectacle évoquait moins une forêt qu’un cimetière planté de sinistres obélisques dressés les uns à côté des autres. Presque aussi nombreuses, des cheminées d’usine hérissaient le tout. Et cela fumait, crachait, vomissait dans le ciel des nuages de suie. Ce que le voyageur avait pris pour une nuée d’orage était en réalité un smog fort épais.

Les freins crissèrent, le train ralentit sa marche et s’engagea sur une voie de garage.

— Nous laissons passer des trains venant en sens inverse, déclara la même voix.

L’un des ingénieurs devait être un habitant de Bakou ou, tout du moins, connaissait bien les habitudes locales.

— À cette heure circulent justement les convois Rothschild, Nobel et Mantachev. Nous arriverons sans doute avec une demi-heure de retard.

Et en effet, une minute plus tard un lourd grondement annonçait un train d’une longueur interminable, uniquement composé de wagons-citernes noirs.

— Un convoi de marchandises est donc plus important qu’un train de voyageurs ? s’étonna son compagnon. Je n’avais encore jamais vu ça.

— Ici, mon cher, tout est soumis aux intérêts du pétrole. Surtout en ce moment. La grève commence. Pour l’instant, les chemins de fer ne se sont pas joints au mouvement, alors on se dépêche d’expédier le plus possible de pétrole, de mazout et d’essence de Bakou à Batoumi. Vous l’avez bien lu dans les journaux : l’exportation de produits pétroliers est temporairement interdite. On peut s’estimer heureux. Tout le combustible liquide est désormais réservé à la consommation intérieure. Le pétrole enchérit de jour en jour.

— Si la marine de guerre, à l’exemple de celle d’Angleterre, abandonne le charbon pour le pétrole, les prix vont faire un bond encore plus haut. Je puis vous dire, en tant que spécialiste des moteurs Diesel…

À cet endroit de la conversation, Fandorine ferma la porte, car les prix du pétrole comme les moteurs Diesel ne l’intéressaient absolument pas.

— Nous allons arriver une demi-heure plus tard que prévu, annonça-t-il à Massa d’un ton mécontent.

Le Japonais, assis, s’éventait béatement avec un éventail de papier. La touffeur de l’air ne l’incommodait nullement. De manière générale, tout lui plaisait beaucoup : et le voyage, et le fait d’être en compagnie de son maître, et par-dessus tout le but de l’expédition.

Durant les périodes où Eraste Pétrovitch était contraint de gagner sa vie en monnayant ses talents d’enquêteur, Massa souffrait terriblement. Il disait que son maître y perdait de sa dignité, tel le samouraï resté sans emploi, forcé de vendre son sabre au plus offrant. Cependant, de l’avis du Japonais, Fandorine se rendait cette fois-ci à Bakou pour une cause noble et respectable : se venger d’un ennemi après un affront.

— Une demi-heule, ce n’est lien du tchout, répondit le serviteur sans s’émouvoir. Bientôt le maîtle sela apaisé, palace que nous aulons tolouvé Ulyssé-san.

Le Japonais témoignait toujours du respect pour les ennemis de son maître, aussi le révolutionnaire était-il honoré du révérencieux suffixe « -san ».

Eraste Pétrovitch s’assit et fit mine d’allumer un cigare, mais Massa leva le doigt et déclara sévèrement en japonais :

— Nikki-do ! On ne sait pas si on aura le temps aujourd’hui.

Il avait raison. Mieux valait mettre à profit ce contretemps pour se débarrasser du nikki.

Se surprenant à penser en ces termes, Eraste Pétrovitch se sentit honteux. Que signifiait « se débarrasser » ? Il avait tort de traiter le nikki de cette manière. Mais six mois s’étaient déjà écoulés, et il ne parvenait toujours pas à s’habituer à cette pénible obligation.

Si son programme d’autoperfectionnement physique pour l’année 1914 comportait le ninpojutsu, à titre de pratique spirituelle, Fandorine avait décidé d’apprendre à maîtriser le nikki-do, la Voie du Journal intime.

Beaucoup de gens tiennent un journal intime, aussi bien en Occident qu’en Orient. Les jeunes lycéennes notent dans un carnet secret leurs impressions sentimentales, les étudiants au front boutonneux s’abandonnent à des rêves nietzschéens, les mater familias composent la chronique des maladies infantiles et des commérages de salon, les écrivains pomponnent leurs idées en vue d’une publication posthume dans l’avant-dernier tome de leurs śuvres complètes (dans le dernier, comme on sait, figure la « Correspondance »). Mais l’homme qui, en toute activité, aspire à trouver le moyen de s’élever à un degré supérieur de l’existence en est bien conscient : ces épanchements quotidiens sur les pages d’un cahier ont pour véritable sens de développer la clarté de l’intelligence et de l’esprit. Quand on considère le journal intime (nikki en japonais) de cette manière, il ne s’agit plus de barbouiller du papier, mais de suivre une Voie, et pas des plus simples. Plus compliquée en vérité que la théorie des quanta, à laquelle Fandorine avait consacré toute l’année 1913.

Il est de règle de tenir son nikki chaque jour. Il n’est pas de motif valable qui autorise à l’interrompre. Ni la maladie, ni le chagrin, ni le danger ne peuvent être invoqués pour excuse. Si vous vous trouvez en plein désert, sans papier ni pinceau, écrivez sur le sable avec un bâton. Si vous avez été victime d’un naufrage et que vous flottez sur la mer, étendu sur une planche, promenez votre doigt sur la surface de l’eau.

Le style est d’une extraordinaire importance, en aucun cas on ne saurait en changer.

Il existe toutes sortes de styles dans le nikki-do. On peut se concentrer sur les descriptions de la nature et du temps qu’il fait, afin d’accorder constamment son état intérieur avec la respiration de l’univers. Une autre méthode recommande au contraire de s’abstraire du monde extérieur pour se fixer sur les très subtiles nuances de son être profond, et en outre chaque jour, de préférence à l’heure du couchant, de trouver à tout prix un nouveau motif de verser de nobles larmes.

On compte au total une quarantaine de styles. Fandorine avait choisi celui dit « des Trois Harmonies ». C’était celui qui correspondait le mieux à un homme dont le karma relevait de la catégorie « Nuit de février sur la mer immense » – autrement dit succession de ténèbres et d’apparitions lunaires tandis que le vent souffle en rafales. S’il ne veut pas devenir le jouet des vagues, un homme au destin si complexe gagnera beaucoup à utiliser la formule « l’Arbre – le Sabre – le Givre ».

Le premier élément de cette jolie triade répond des efforts de l’esprit et aide la sphère intellectuelle à acquérir progressivement de la force et à s’élever – comme l’arbre en poussant se tend vers le ciel. Dans la mesure où l’intelligence se fortifie au contact de connaissances nouvelles, il est recommandé d’entamer sa chronique quotidienne par quelque information utile glanée au cours des jours précédents. Parfois Eraste Pétrovitch ouvrait tout bêtement une encyclopédie ou une revue scientifique et en recopiait un article qui avait éveillé son intérêt. (Habitude profitable, soit dit en passant.)

Le Sabre symbolise la clarté et l’efficacité de toute action planifiée. Un acte gagne en acuité et en tranchant si l’on commence par coucher sur le papier ses raisonnements et ses conclusions. Une très sage pratique, surtout en période d’enquête difficile, et plus généralement quand il s’agit de démêler un problème compliqué ou les embarras de son âme. C’était la partie que Fandorine préférait lorsqu’il rédigeait son journal.

Les choses étaient moins simples avec le dernier élément : le Givre, censé parachever l’exercice. Le Givre, c’est l’état de quiétude, d’éveil de la conscience et de délivrance des vaines angoisses. Ce qui permet le mieux de vaincre le chaos intérieur, c’est l’invention d’une sage maxime. Mais il est diablement ardu, après une journée épuisante, d’extraire de soi quelque chose de sage, et qui plus est trois cent soixante-cinq fois par an ! La règle cependant était stricte. La pensée devait être assez profonde, originale et élégamment tournée pour qu’on n’ait point honte de l’inscrire sur un rouleau exposé dans le tokonoma.

C’était ce pensum qui donnait le plus de fil à retordre. Par exemple, vous notiez le soir quelque pensée de haute volée comme : « L’un des sentiments les plus indignes susceptibles de s’emparer d’un être humain est l’impression d’être incapable de soulever le fardeau qu’on a pris sur ses épaules et d’atteindre le but qu’on s’est fixé. Dès lors qu’on accepte de plein gré de se charger d’un faix, il faut considérer qu’on le porte déjà ; quant au but qu’on s’est assigné, rien ne saurait empêcher de l’atteindre, hormis la mort – et encore seulement de manière temporaire, puisqu’en sa vie suivante on l’atteindra de toute façon. » Mais le lendemain matin, frais et dispos, vous relisiez votre prose et un grand découragement vous prenait. Ah, vous parlez d’un philosophe ! La même chose pouvait se formuler en une phrase : « Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Travail bâclé, Eraste Pétrovitch.

Il avait beaucoup perdu de son japonais, aussi se voyait-il contraint d’écrire en russe, avec non pas un pinceau mais un stylo-plume américain, néanmoins il s’agissait d’un très authentique nikki, et non d’un vulgaire journal intime à l’européenne. Au premier jour de l’année 1914, Fandorine avait tracé solennellement au dos de la couverture une épigraphe, le début des Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, qui vécut au Moyen Âge : « Depuis que j’ai commencé d’entendre le sens des choses, plus de quarante printemps et automnes ont passé, et en ce laps de temps s’est accumulé un grand nombre d’événements extraordinaires dont j’ai été témoin. » Dans le superbe classeur anglais à anneaux métalliques s’étaient déjà succédé deux blocs de cent pages perforées. Eraste Pétrovitch ne conservait pas ses vieilles notes, il les jetait purement et simplement : on ne tenait pas un nikki pour le relire plus tard, ni, à Dieu ne plaise, à l’intention de la postérité, mais uniquement pour le processus de rédaction en lui-même. Ce dont l’esprit et le cśur avaient besoin, cela resterait. Tout le reste pouvait bien s’envoler, comme les feuilles mortes qu’emporte le vent.

Ainsi, Fandorine s’installa à la petite table, se força à oublier la chaleur suffocante devenue intolérable depuis que le train s’était arrêté, et traça avec soin au-dessous de la date du jour (16 juin) le caractère « arbre ».

L’Arbre ne présentait pas de difficulté. Eraste Pétrovitch avait fait provision pour la route de guides de voyage et autres vade-mecum, afin d’avoir une idée des lieux dans lesquels il était appelé à travailler. En chemin, toute cette littérature pratique avait été minutieusement étudiée, les pages utiles cornées, les passages importants soulignés. Sans chercher à distinguer ce qui pouvait servir ou non son entreprise, Fandorine notait à la file tous les détails curieux.

La plume en or se mit à glisser sur le papier.

« L’histoire russe de Bakou remonte à deux cents ans. Durant la campagne de Perse, Pierre le Grand donna l’ordre au général Matiouchkine de “marcher sur Bakou aussi vivement que se peut et de s’employer, avec bien sûr l’aide de Dieu, à s’emparer de ladite bourgade, pour ce qu’icelle est la clef de toute notre affaire”. Sa Majesté n’imaginait même pas à son époque préindustrielle à quel point Bakou était “la clef de toute notre affaire”. En 1859, quand cette petite ville littorale devint un centre administratif, elle comptait en tout et pour tout 7 000 âmes, et les maisons y étaient toutes “d’architecture asiatique”, pour la plupart en pisé. Au cours du demi-siècle écoulé, la population a augmenté dans un rapport de 1 à 40, sans tenir compte des ouvriers afshars en situation irrégulière qui, fuyant la misère régnant en Iran, viennent ici chercher du travail et vivent dans les “afshar-palan”, des quartiers de taudis. Combien en est-il à Bakou, de ces prolétaires du pétrole privés de tout droit ? Personne n’a l’intention de les compter. »

Après avoir hésité (pour l’Arbre, cet unique paragraphe était un peu maigre), Fandorine décida de recopier l’histoire, lue dans un livre, de l’homme auquel la ville devait son vertigineux essor.

Quarante ans plus tôt, un jeune Suédois nommé Robert Nobel, frère du propriétaire d’une manufacture d’armes de Saint-Pétersbourg, s’était rendu à Lankaran en quête de bois de noyer, indispensable à la fabrication des crosses de fusil. Nobel ne trouva pas la matière première nécessaire, mais en passant par Bakou, il s’intéressa au pétrole, qui, à cette époque finalement assez proche, était encore produit de façon artisanale, simplement tiré au puits, et utilisé uniquement comme huile d’éclairage bon marché. Robert Nobel acheta son premier champ de pétrole cinq mille roubles et embaucha en tout trente ouvriers. Mais en 1913, trente mille personnes travaillaient à Bakou dans les entreprises de la société Branobel, dont les bénéfices s’élevaient à dix-huit millions.

Outre cet épisode impressionnant, qui confirmait de manière probante cette vieille vérité selon laquelle l’histoire et le progrès sont poussés en avant par des hommes qui savent voir l’avenir, Fandorine recopia dans son journal plusieurs informations concernant la population de la ville.

« Ici prédominent deux ethnies : les Tatars d’Azerbaïdjan, tout à fait incorrectement désignés sous le nom de “Perses”, et les Arméniens, affirme-t-on dans un guide de voyage. Cependant, une monographie ethnographique qualifie la population de souche de Turcs d’Azerbaïdjan, sans qu’on sache ce qui est le plus juste. En cette année 1914, Bakou abrite 101 803 musulmans, 67 730 Russes, 57 040 Arméniens, 1 990 Géorgiens, ainsi qu’un nombre fort considérable de sujets étrangers. »

Bien, ça suffira pour l’Arbre, décida Eraste Pétrovitch après avoir relu ce qu’il venait d’écrire. Il est temps de passer au Sabre.

Il s’octroya une pause, pour se réaccorder mentalement. Massa agitait consciencieusement son éventail devant le nez de son maître afin de lui rafraîchir l’esprit.

Pourquoi, au fond, t’es-tu précipité vers cette ville, se demanda Fandorine. Bon, la raison, on la connaît : pour retrouver Ulysse, qui selon toute probabilité se trouve quelque part par ici. Mais que t’importe cet individu ? En quoi t’intéresse le colonel Spiridonov, qui était une parfaite canaille et n’a eu, somme toute, que ce qu’il méritait ?

Parce qu’on ne peut pardonner un affront. À personne ? Un affront laissé sans réponse rompt l’équilibre de la justice et entache le karma de l’honnête homme, se dit Eraste Pétrovitch, mélangeant sans vergogne bouddhisme et confucianisme.

Il ne pouvait nullement se considérer comme chrétien : il n’était pas d’accord avec cette doctrine miséricordieuse sur toute une série de positions de principe. Par exemple concernant le pardon universel et le commandement « Tu ne tueras point ». Au cours d’une vie riche en aventures, il s’était vu contraint de beaucoup tuer, et souvent sans aucun remords, parfois même avec joie. Eraste Pétrovitch était convaincu qu’en certaines circonstances il était permis, voire nécessaire, de tuer. Comment ne pas anéantir l’ennemi qui désire votre perte ou celle d’un être qui vous est cher ? Ou bien perdre votre pays ? Le commandement « Tu ne tueras point » était hypocrite, l’Église elle-même ne le prenait pas au sérieux, autrement les popes n’eussent pas béni les vaisseaux de guerre et les véhicules blindés.

Et la vengeance n’avait rien d’abject, si elle ne relevait pas de la manie et de la pathologie, mais d’une volonté de justice. Les croyants pouvaient bien s’en remettre à Dieu, Fandorine ne se comptait pas dans leurs rangs. Et puis, qui sait, songea-t-il soudain, peut-être suis-je justement l’arme de la Vengeance divine, puisque rien n’arrive sans Sa Volonté ?

Cette pensée n’était pas terriblement profonde, mais tout à fait idoine pour la partie Givre. Aussi, laissant deux pages blanches pour le Sabre, Eraste Pétrovitch traça en rouge le caractère :

Massa lorgna le cahier un bref instant. Il savait que son maître ne supportait pas qu’on regarde dans son journal, et cependant il ne parvenait pas à se retenir. Il nourrissait un respect particulier pour la philosophie. Et quand il réussissait à souffler une idée à Fandorine pour cette rubrique, il se sentait très fier.

— J’ai une excellente suggestion concernant le Givre d’aujourd’hui. Un seul et même phénomène peut changer d’essence selon la manière dont on le désigne. Vous ne comprenez pas ?

Massa esquissa un sourire indulgent.

— Je vais vous expliquer. C’est le karma lui-même qui vous a conduit dans une ville dont le nom, BA-KOU, est très facile à écrire avec des kanji. Le problème est qu’il y a beaucoup trop de kanji qui s’y prêtent. Il me vient d’emblée à l’esprit quatre « ba » différents et pour le moins vingt « kou ». Selon le choix des composants, le nom de la ville peut être neutre, ou bien ridicule, ou bien prophétique. Par exemple, si on écrit « ba-kou » 場工, ce sera « Lieu industriel », d’une bien sèche exactitude. Si on l’écrit 罵朽, ce sera « Immonde Saleté » ; 馬嘔 signifie carrément « Vomissure de cheval ». Je propose de choisir plutôt 婆駆 – « Échappatoire à la sorcière » –, car j’ai le pressentiment que ce voyage vous permettra non seulement de régler vos comptes avec l’homme qui vous a offensé, mais aussi de vous délivrer d’une femme qui…

Eraste Pétrovitch lâcha brutalement son stylo et aboya :

— Massa !

Le Japonais baissa la tête d’un air coupable, comme s’il reconnaissait avoir enfreint l’accord tacite – celui de ne jamais parler au maître de ses problèmes de ménage. Cependant, à en juger par la lueur qui brillait dans ses yeux, ce repentir n’avait rien de sincère.

Ayant compris qu’il fallait chercher Ulysse à Bakou, Fandorine, après un premier accès d’euphorie, avait grimacé comme s’il était pris d’une rage de dents. De tous les endroits de la planète, c’était bien dans cette ville de Transcaucasie qu’il avait le moins envie d’aller à l’heure présente.

Eraste Pétrovitch s’efforçait dans la mesure du possible de ne jamais se trouver dans un même lieu avec sa femme. Il lui arrivait même d’inventer tout exprès des expéditions qui n’avaient rien de nécessaire – comme, par exemple, le voyage de Yalta.

Le dernier jour de mai, Claire avait organisé une réception pour « dire adieu au printemps » – c’était en effet une tradition pour elle que de célébrer avec solennité la fin de chaque saison. Elle comptait par la même occasion fêter son départ pour Bakou, où elle allait tourner un nouveau film. Fandorine n’avait nulle envie d’assister à ce fatigant raout, aussi avait-il imaginé un prétexte pour partir quelques jours à Yalta. Il comptait rentrer le lendemain du départ de son épouse, mais le destin en avait décidé autrement. Il avait dû prolonger considérablement son séjour, tandis que le tournage s’éternisait lui aussi. Il se voyait à présent contraint de se rendre à Bakou, où il lui serait impossible d’éviter Claire.

Eh bien, c’étaient autant de raisons supplémentaires de retrouver au plus vite le camarade Ulysse et de rentrer en vitesse à Moscou pour profiter du calme paradisiaque qui régnait dans l’aile droite de la maison, rue Svertchkov.

L’échec d’un mariage est rarement imputable à une des deux parties seulement, cependant Eraste Pétrovitch se tenait pour seul coupable. Il n’était pas un gosse, après tout, et savait fort bien avec qui il s’était proposé de lier son destin. Claire était une actrice – tout était dit. Pouvait-on exiger d’un papillon qu’il restât constamment perché sur la même fleur ? Pouvait-on attendre d’une cigale qu’elle vécût comme une fourmi ? Pouvait-on reprocher à une sirène d’être incapable de se passer de la mer et des vagues ? Là était la première erreur. La deuxième pesait également tout entière sur la conscience de Fandorine. Il est au monde des hommes pour lesquels le mariage est physiologiquement contre-indiqué. Comment pouvait-il, à cinquante ans passés, ne pas avoir compris une chose aussi évidente ?

Le principal malheur d’un couple qui ne parvient pas à s’entendre, c’est qu’il est très malaisé de se désunir, même si l’union n’a pas été bénie par l’Église (le précédent conjoint de Claire ne lui avait jamais accordé officiellement le divorce, c’est pourquoi le mariage avec Fandorine avait été civil). Ce n’est pas même une histoire de paperasses ! La parole de l’honnête homme n’est pas du vent. Dès lors qu’il a offert son cśur et sa main, il ne saurait les reprendre. Certes, on n’est peut-être pas maître de son cśur, mais de sa main, si – le doute n’est pas permis.

Une fois le premier éblouissement passé, il s’était découvert qu’Eraste Pétrovitch et celle qu’il avait élue n’avaient absolument – ce qui s’appelle absolument – rien en commun. Fandorine avait maintenant l’impression d’être tombé fou amoureux trois ans plus tôt d’une autre personne, qui n’existait plus, si même elle avait jamais existé. Cette sensation qu’une autre femme s’était substituée à celle qu’il avait aimée naguère était encore renforcée par le fait que cette dernière avait changé de nom – pour les besoins de sa carrière cinématographique. Claire Delune : ainsi se dénommait-elle à présent. Fandorine était écśuré par ce pseudonyme maniéré, presque vulgaire à dire vrai, dont l’écho résonnait dans toute la Russie. Le pire était que son épouse exigeait à présent d’être appelée Claire même dans la vie quotidienne, et ne voulait plus répondre à son ancien nom. Eraste Pétrovitch souffrait comme d’une blessure inguérissable de l’idée d’avoir, dans un élan de passion irrationnelle, rayé en quelque sorte de sa mémoire les autres femmes, fort peu nombreuses, qu’il avait aimées auparavant. Il s’était révélé indigne d’elles. Il les avait humiliées, trahies.

Comment ?! Comment pouvait-on devenir aveugle au point de perdre la tête pour une poseuse inconstante, frivole et sans cervelle ? Son inconstance, hélas, n’était pas synonyme d’infidélité conjugale. Claire n’avait aucun goût pour les petites intrigues. Son plus grand plaisir, le sens de toute son existence, était non pas de se livrer à l’amour, mais de le provoquer. Et le cinéma se prêtait à merveille à cette folie. Son beau visage sur l’écran affolait les hommes, créant une illusion d’intimité, mais le lien, bien sûr, restait immatériel. Le théâtre pouvait-il offrir à une actrice un tel nombre d’admirateurs ?

La femme de Fandorine avait mûri la décision de quitter la scène pour les studios après avoir vu le film américain Friends, où pour la première fois dans l’histoire on avait utilisé le gros plan. Mary Pickford y fixait les spectateurs, comme pour les hypnotiser, et la salle se pâmait sous son regard ensorcelant.

Monsieur Simon, flibustier de l’industrie cinématographique russe, et psychologue-né, avait à dessein invité la comédienne à une projection de l’śuvre novatrice. Il avait épié sa réaction, puis murmuré : « Imajinè une salle dans laquelle il n’y aurait pas mille pliaces, mais un million, deux millions », et la carrière de la jeune femme avait basculé.

Ah, si Claire m’avait trompé ! songeait parfois lâchement Eraste Pétrovitch. Il aurait alors pu l’abandonner, la conscience tranquille, en lui souhaitant du fond du cśur d’être heureuse. Mais sa situation conjugale convenait parfaitement à l’actrice : un époux fort peu pesant, éternellement absent, qui ne l’importunait jamais, n’entravait en rien sa vie d’artiste, n’était pas jaloux. Et qu’on n’avait pas honte de présenter au public : digne, élégamment vêtu, des cheveux blancs qui en imposaient. Plusieurs fois par an, Fandorine se soumettait à une pénible obligation, celle d’apparaître avec sa femme dans le monde. Ses devoirs conjugaux, cela dit, n’allaient pas plus loin.

Massa, qui au début était sincèrement favorable à celle que son maître avait élue, avait fait son choix sans hésiter quand il avait vu que leur mariage était un échec.

— Je vais tout de même finir mon explication.

Massa regarda Fandorine hausser les sourcils et poursuivit d’un ton impavide :

— Je suis certain que le karma ne vous envoie pas par hasard dans « la Ville-Échappatoire à la sorcière ». Vous allez vous affranchir de la servitude. Nous vivrons de nouveau libres et joyeux comme au bon vieux temps. Voilà tout ce que je voulais dire. Je n’ai pas d’excuse pour un pareil manque de tact.

Sur quoi il exécuta un profond salut, très content de lui.

Si seulement…, pensa Eraste Pétrovitch. Il n’était plus fâché. Mais son humeur « givreuse » s’était envolée.

Force lui fut de revenir au Sabre. Peut-être valait-il la peine de faire la somme des informations reçues à la direction de la Gendarmerie de Tiflis, après en avoir dégagé l’utile et éliminé le superflu.

« V.-D. absent. Reçu par Tourbine. S’est dérobé, a transmis au chef de la DG Pestroukhine. Un homme utile. Far East. Adj. gouv. de la ville lt-col. Choubine ? » griffonna rapidement Eraste Pétrovitch, ayant la flemme d’écrire plus en détail. À quoi bon ? On ne tenait pas un nikki pour qu’il soit lu par d’autres, et ce qu’on notait était assez clair pour soi-même.

Cette courte note signifiait ce qui suit.

Le gouverneur général Vorontsov-Dachkov, pour lequel Fandorine avait une lettre de recommandation, étant absent, le visiteur moscovite avait été reçu par le général Tourbine, qui en occupait temporairement la charge. Après cinq minutes de conversation, ayant appris qu’il était question de rechercher un terroriste, Sa Haute Excellence avait grimacé et orienté Eraste Pétrovitch vers le chef de la direction de la Gendarmerie, le colonel Pestroukhine. Les préventions de l’officier militaire contre la police politique étaient compréhensibles, le gendarme, en revanche, avait considéré le but du voyage de Fandorine avec une entière approbation.

Le colonel avait montré un extrême intérêt pour le problème posé par Ulysse. Il soupçonnait depuis longtemps que toutes les actions du mouvement clandestin révolutionnaire en Transcaucasie étaient coordonnées par un seul habile conspirateur. Cependant on n’avait pas réussi encore à débusquer le criminel, dont même l’identité n’était pas établie.

Fandorine avait refusé la proposition d’emmener avec lui à Bakou une escouade d’agents expérimentés. Il préférait qu’on lui exposât quelle était la situation dans la ville et qu’on lui recommandât quelque haut fonctionnaire à qui il pourrait réclamer de l’aide en cas de nécessité.

Quant à la situation, le colonel s’était exprimé en termes brefs : « C’est l’endroit le plus dangereux de tout l’empire de Russie. » On brassait à Bakou énormément d’argent, qui plus est amassé sans grande peine. Et comme toujours en pareil cas, en particulier loin du pouvoir central, cette jungle luxuriante et obscure était peuplée de prédateurs aux dents longues qui se disputaient les proies l’un à l’autre. Les barons du pétrole se dévoraient entre eux pour le profit : Turcs et Arméniens étaient ennemis ; la coutume de la vendetta était florissante ; des agents étrangers furetaient dans tous les coins ; les révolutionnaires de tout poil se livraient au hold-up et au rançonnement ; sans compter les simples criminels qui grouillaient dans les rues. Les gens bien vêtus étaient quotidiennement victimes d’agressions : dans cette ville obèse, un homme convenable avait presque toujours un portefeuille gonflé d’une liasse de billets considérable, et une montre en or dans la poche. C’est pourquoi tout individu un tant soit peu prudent portait une arme pour se défendre, s’il n’était pas en mesure d’entretenir une garde personnelle.

« Pour parler franchement, chez nous, en Russie, la légalité est bien mal observée, quel que soit l’endroit, mais à Bakou elle est inexistante, avait déclaré Pestroukhine, affichant une audacieuse liberté d’esprit, ce qui, chez les officiers de la Gendarmerie, passait pour le dernier chic. Je suppose que vous n’avez encore jamais vu de villes pareilles.

— Détrompez-vous, j’en ai vu, avait répondu Eraste Pétrovitch. Dans le Far West américain. »

D’où le « Far East » noté dans son journal.

La question du haut fonctionnaire susceptible de lui fournir de l’aide s’était révélée assez compliquée. Formellement, le maître de toute la machine judiciaire était le gouverneur, qui répondait de l’ordre aussi bien dans la ville que sur les champs d’exploitation.

« Cependant, entre nous soit dit(2), avait soupiré Pestroukhine, le colonel Altynov a beau être un homme de grand courage, il n’en est pas moins très limité. Balourd, toujours agité. Beaucoup de bruit de sa part, pour fort peu d’effet. Vous savez vous-même comment sont les cadres chez nous. Une catastrophe ! Mais impossible de remplacer Altynov, car le souverain le connaît personnellement, à titre de héros et de fidèle d’entre les fidèles : il a survécu à trois attentats et a été mutilé par des éclats de bombe. Bref, je ne vous conseille pas de vous adresser au gouverneur de la ville… Mon collègue Kleontiev, chef de la direction locale de la Gendarmerie, n’a été nommé à Bakou que récemment, il est dépassé par l’ampleur des problèmes et inonde le gouvernement de la province de rapports hystériques. Je crains que lui non plus ne vous soit pas d’un grand secours. L’homme le plus efficace, comme il arrive bien souvent, ne se trouve pas au sommet de la hiérarchie. »

Le colonel avait esquissé un fin sourire, donnant à comprendre que cette règle s’appliquait parfaitement à sa propre situation à Tiflis.

« Je vous recommande de vous mettre en rapport avec l’adjoint du gouverneur de la ville, le lieutenant-colonel Choubine. C’est à lui que nous confions toutes les affaires complexes et délicates, notamment de nature politique, sans passer par son supérieur direct. Choubine est la personne qu’il vous faut. Je lui transmettrai un chiffrogramme pour annoncer votre arrivée.

— Je vous demande instamment de n’en rien faire, avait dit Fandorine d’un ton ferme, se rappelant qu’Ulysse avait un informateur au sein du système judiciaire, lequel – comment savoir ? – pouvait avoir accès à la correspondance secrète. Une lettre de recommandation suffira. »

Sur quoi l’entretien s’était terminé.

Le point d’interrogation placé après le nom de Choubine signifiait qu’Eraste Pétrovitch projetait d’étudier d’abord de près « l’efficace lieutenant-colonel ». Si en effet il se révélait utile, cela simplifierait grandement le problème.

Le train, enfin, s’ébranla. Les rideaux se remirent à dansoter au gré du vent, mais Fandorine ne regardait plus par la fenêtre : il griffonnait dans son journal pour se débarrasser de la pénible corvée. La rubrique Givre se trouva conclue sans maxime philosophique. « L’homme choisit lui-même quel sens il convient de donner à tel ou tel phénomène. Cette ville ne sera pour moi ni “Vomissure de cheval” ni “Échappatoire à la sorcière”, mais tel le caractère 幕 (bakou), qui signifie “rideau”, écrivait Eraste Pétrovitch, fier de se rappeler un homonyme pouvant convenir, sans l’aide de Massa. Je vais baisser le rideau sur la trop longue carrière du sieur Ulysse. Ainsi, c’est décidé : Bakou sera “la Ville-Rideau”. »

Un contrôleur passa dans le couloir, courant presque :

— Nous arrivons, nous arrivons ! Nous arrivons à Bakou !

Le train bientôt freina, grinça, puis s’immobilisa. Les portes du compartiment claquèrent, les passagers aux jambes engourdies se hâtèrent de quitter la voiture. Eraste Pétrovitch, cependant, ne se pressa pas.

Il avait une vieille habitude (assez peu masculine, à dire vrai), celle de ne pas sortir d’un lieu avant de s’être convenablement assuré que rien ne clochait dans son apparence ni dans sa tenue.

Un coup d’śil au miroir révéla un défaut de symétrie de son faux col et une légère imperfection dans sa coiffure. Effacer ces désordres lui prit un certain temps. Le résultat fut que Fandorine descendit du train en tout dernier, alors que les cris de joie des personnes venues accueillir les voyageurs s’étaient déjà atténués et qu’une partie du public se dirigeait vers la sortie de la gare.

Le bâtiment était d’une splendeur inouïe pour une province reculée de l’Empire, on eût dit un palais enchanté tout droit sorti d’un conte arabe. La Ville-Nouveau-Riche, songea Eraste Pétrovitch en considérant les pierres ouvragées, le toit crénelé, les chapiteaux ajourés des colonnes. Tout de suite de la poudre aux yeux.

Fandorine portait un costume d’été, d’une légèreté extrême, taillé dans un merveilleux tussor couleur crème, cependant, même à l’ombre, la chaleur se révélait intolérable. Que serait-ce en plein soleil ?

Il fallut encore attendre que les bagages fussent déchargés.

Un être civilisé se doit d’être vêtu de manière élégante, pratique et originale, mais cette fois-ci les préparatifs du voyage avaient été sommaires. Tout le nécessaire logeait dans quatre valises et deux sacs que Massa avait déjà sortis de la voiture et déposés sur le quai. La malle colossale contenant les robes et les chapeaux de Claire suivait à part, dans le compartiment à bagages.

— Massa, veille à ce qu’on fasse vite, ordonna Eraste Pétrovitch d’un ton agacé.

Le Japonais s’inclina et disparut, tandis qu’Eraste Pétrovitch allumait un cigare, campé près du wagon.

La cohue sur le quai était encore importante. Les porteurs s’affairaient, on s’étreignait, on s’embrassait, on remplissait des verres de champagne, des racoleurs braillaient des noms d’hôtels.

— Au voleur ! Arrêtez-le ! hurlèrent des voix, à quelque distance.

Les gares sont partout les mêmes, pensa Fandorine en étouffant un bâillement, c’est le lieu le plus cosmopolite de la terre. Sans doute, dans cent ans, le monde entier sera changé en une seule immense gare, et il sera impossible de deviner dans quelle partie du globe on se trouve.

Quelqu’un courait à toute allure sur la bordure du quai. Les gens se jetaient de côté sur son passage. Les cris de « Au voleur ! » talonnaient le fuyard. Le sifflet d’un sergent de ville lança un long trille modulé.

Bondissant et zigzaguant sans cesse, un homme agile et noueux se rapprochait de Fandorine. Pour attraper le larron, il suffisait de tendre la main. Mais c’eût été tirer sa poudre aux moineaux. Eraste Pétrovitch se détourna avec indifférence.

Ah ! quelle erreur !

Arrivé à hauteur du passager qui, insouciant, continuait de fumer son cigare, le voleur, tout soudain, le poussa de toutes ses forces dans le dos.

Le chapeau en paille d’Italie vola d’un côté, le cigare de l’autre, tandis que Fandorine lui-même, après avoir heurté du visage et de la poitrine la paroi métallique du wagon, s’abîmait dans l’espace entre le train et le bord du quai.

S’il ne se rompit pas les os, c’est uniquement parce qu’il maîtrisait de longue date l’art de bien tomber, qui plus d’une fois lui avait évité de s’estropier, voire de perdre la vie.

Lorsqu’on tombe, il faut se transformer en chat : relâcher certains muscles, tendre les autres, déplacer son centre de gravité, et surtout changer la verticale en horizontale.

Au moment où Fandorine s’était trouvé projeté contre le flanc brûlant de la voiture, il était encore un monsieur sérieux vêtu d’un magnifique costume, mais ce fut un animal de la famille des félins qui atterrit sur les rails, souple et silencieux, sur ses quatre pattes.

Il ne se fit aucun mal, mais il se trouva à moitié aveuglé, à cause du contraste entre le rayonnement du jour et l’ombre épaisse.

Il se frotta les yeux. Secoua la tête.

Et il sentit, plus qu’il ne vit, sur sa gauche, tout près, dans l’obscurité qui régnait sous le wagon, quelqu’un esquisser un mouvement rapide.

Un objet brilla, long et étroit.

Une lame de poignard dirigée droit sur sa gorge.

La ville la plus orientale d’Occident

Si la science de la chute avait épargné à Fandorine fractures et commotion cérébrale, c’est une autre aptitude qui le sauva du poignard : celle de débrancher son esprit pour s’en remettre entièrement à l’instinct. Ce n’est ni la conscience ni la volonté, mais bel et bien l’instinct qui lui fit esquiver le coup.

L’acier alla frapper bruyamment un ressort couvert de suie.

Le couteau, qu’étreignait l’ombre d’une main, effectua aussitôt un mouvement tranchant latéral, auquel il était impossible de se soustraire dans un espace aussi restreint, ce que Fandorine ne tenta même pas. Il saisit au vol le poignet de l’agresseur dissimulé dans l’obscurité et le tordit brutalement. L’arme tomba sur une traverse.

Il fallait à présent neutraliser l’autre main de l’assassin en puissance. Sans relâcher sa prise, Eraste Pétrovitch s’étira au maximum pour atteindre l’endroit où devait se trouver le bras gauche de son adversaire, mais ses doigts se refermèrent sur un pan d’étoffe vide. Un manchot ? Sous le coup de la surprise, Fandorine desserra son étreinte, et l’inconnu, d’une brusque secousse, parvint à se libérer. Il se dégagea au prix d’une contorsion, roula sous l’essieu et se carapata sur trois pattes.

Son costume crème étant fichu de toute façon, Eraste Pétrovitch n’hésita pas à se lancer à la poursuite de l’individu, usant du même mode de locomotion quadrupède. Il lui était impossible de distinguer quoi que ce fût, à part une paire de semelles et le bas d’un long vêtement noir. L’agresseur, en dépit de son infirmité, se déplaçait avec agilité et parvint à s’extraire de sous le wagon avant d’être rejoint.

Débouchant à son tour à l’air libre, Fandorine se trouva de nouveau aveuglé, cette fois-ci par le soleil. Durant les dix ou vingt secondes qu’il avait passées dans l’obscurité, ses pupilles avaient eu le temps de se dilater.

À moitié courbé, un homme en tcherkeska noire et papakha de fourrure grise traversait déjà à toutes jambes la voie d’à côté, sur laquelle arrivait une locomotive, grondant et soufflant des nuages de vapeur. Il passa juste au ras des tampons, tandis qu’Eraste Pétrovitch se voyait contraint de faire halte. À la suite de l’engin défila une théorie de wagons-citernes dont on ne voyait pas la fin.

Envolé !

Grommelant un mot indigne de la bouche d’un honnête homme, Fandorine renonça à attendre que le long convoi fût passé : cela n’avait aucun sens.

Il retourna vers le quai, pareil à un diable, noir de suie et de mazout, tête nue et le cheveu en bataille.

Des témoins de l’incident (ou plutôt de la première partie de celui-ci) l’entourèrent.

— Vous ne vous êtes pas tué ? Quelle canaille tout de même ! Il renverse quelqu’un et se sauve en courant ! Ces voyous dépassent les bornes ! Il vous faut aller au poste de secours.

— Je vous remercie, je n’ai rien de c-cassé, répondit Eraste Pétrovitch entre ses dents, de sorte que les bons Samaritains le laissèrent en paix.

Massa revenait du wagon à bagages ; derrière lui un porteur poussait un chariot sur lequel trônait la malle de Claire.

— Que vous êtes sale ! Vous êtes allé voir sous le wagon, maître ? s’exclama le Japonais, surpris.

Il considéra avec intérêt le poignard que Fandorine serrait dans sa main.

— Joli wakizashi. C’est pour le récupérer que vous êtes descendu sur la voie ? Il n’y avait pas de fourreau par hasard ?

— Où est le vaurien ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant autour de lui.

— Quel « vaulien » ?

Le maître et le serviteur avaient coutume de parler dans un idiome mêlant russe et japonais, chacun usant de sa langue maternelle, mais il arrivait que Massa ne comprît pas tout de suite certains mots.

— Celui auquel tout le monde donnait la chasse ici !

— Ah, le dorobo ! C’est vrai, quelqu’un courait. Il s’est enfui, on ne l’a pas rattrapé.

Fandorine jura de nouveau, cette fois-ci en japonais.

— Je ne savais pas qu’il fallait l’arrêter, allégua Massa pour se justifier. Nous ne sommes pas venus à Ba-Ku pour capturer les vauliens qui traînent dans les gares.

Eraste Pétrovitch, la mine sombre, tournait et retournait le poignard entre ses doigts : la queue du lézard qui avait détalé. Massa avait raison, c’était une arme superbe, en véritable acier de Damas. Le manche était d’ivoire, finement ciselé de cannelures.

Mais qu’était ceci ? Pourquoi avait-on gravé grossièrement une croix noire ?

— Je me permettrai de faire observer, maître, dit alors le Japonais, que même si ce wakizashi n’est pas mal du tout, je doute qu’il vaille la peine de ruiner ses vêtements pour lui. J’aurais pu aller le chercher moi-même.

Fandorine ne répondit pas. Il ne se souciait guère à ce moment du sort funeste de son costume.

C’était un attentat, parfaitement médité et préparé : un complice l’avait poussé du haut du quai, tandis qu’un type guettait en bas, le poignard à la main. Un autre que lui, ignorant de l’art de survivre, reposerait à présent sur la voie, la gorge tranchée.

La question qui se posait était la suivante : les malfaiteurs voulaient-ils le tuer, lui, Fandorine, ou bien avait-il été la victime fortuite d’une bande de malandrins exerçant leurs talents dans la gare ?

La deuxième solution était sans doute la bonne. L’unique personne à Bakou qui eût des raisons de craindre Eraste Pétrovitch ne pouvait être informée de son arrivée. Le colonel, à Tiflis, l’avait bien averti que Bakou était hanté par une multitude de malfrats. Un homme vêtu avec élégance et fumant le cigare y était certainement vu comme une proie tentante. Qu’on balance le dandy sous le train et qu’on lui donne le coup de grâce, et on trouverait à coup sûr dans ses poches de quoi s’enrichir un peu. Ce qui était stupéfiant, c’était la facilité avec laquelle les bandits se risquaient au « grand jeu », mais au Far East comme au Far West, une vie humaine ne valait probablement pas grand-chose.

Pendant que le porteur empilait les valises sur le chariot, par-dessus la malle, Fandorine raconta à son serviteur ce qui s’était passé.

Massa fronça les sourcils.

— Il faut retrouver l’agresseur manchot. Cet homme vous a offensé. On ne peut pardonner une offense.

— En outre, j’aimerais m’assurer que l’agression était bel et bien le fruit du hasard, déclara Eraste Pétrovitch tout en essayant d’effacer avec son mouchoir les taches maculant ses genoux. Je pense que nous retrouverons sans peine un individu répondant à un signalement aussi particulier : manchot, tcherkeska noire, papakha gris en peau de mouton, bottes souples à semelles plates.

— Et nous lui arracherons alors l’autre bras !

Le visage du Japonais s’était illuminé d’un sourire sanguinaire en même temps que radieux.

— Le voyage devient de plus en plus intéressant, maître. Nous cherchions un offenseur, nous allons en chercher à présent deux. Par Jésus-Christ et la réincarnation des âmes, cette ville me plaît.

Ils traversèrent une somptueuse salle d’attente, qui eût pu abriter le palais d’un souverain oriental, et débouchèrent sur la place de la gare, presque entièrement occupée par un jardin d’une verdoyante opulence, dont l’entretien, par un climat si chaud, sur une terre si aride, devait coûter une fortune à la ville.

Eraste Pétrovitch regarda autour de lui pour s’imprégner des premières impressions que lui inspirait Bakou.

Clarté. Fournaise. Vacarme. Odeurs. Agitation.

Il y avait là quantité de fiacres, de voitures particulières, d’automobiles, mais l’envie lui manquait de jouer des coudes au milieu de la foule des voyageurs pour seulement s’en aller au plus vite. Mieux valait attendre que le public se fût dispersé, et pendant ce temps faire provision de littérature locale.

Des crieurs de journaux allaient et venaient justement aux alentours. Leurs aboiements étaient pour la plupart incompréhensibles :

— Balakhany se joint à la grève !

— Geyser de pétrole sur la deux cent vingt-cinquième !

— À Mardakiany, un homme venge son clan en abattant Hadji-Radjaba-Zarbali-oglu !

— Sarajevo ! Assassinat de l’héritier du trône d’Autriche !

Eraste Pétrovitch empoigna par l’épaule le gamin qui venait d’évoquer Sarajevo.

— Quoi, quoi ? Donne !

Le journal local La Caspienne reproduisait une information de l’agence télégraphique Reuters :

De Vienne. Le 15 (28) juin, dans la ville bosniaque de Sarajevo, un Serbe âgé de dix-neuf ans a tiré plusieurs coups de revolver sur l’archiduc François-Ferdinand et son épouse. Les deux très augustes personnes, mortellement blessées, sont décédées peu de temps après. L’Empire austro-hongrois est sous le choc. Partout ont lieu des manifestations anti-serbes.

La veille au soir, quand le train était parti de Tiflis, on ne savait encore rien de l’attentat.

Tout près de Fandorine se tenait l’ingénieur qui durant le voyage occupait le compartiment voisin du leur. L’homme attendait un fiacre, lui aussi un journal dans les mains. Il salua Fandorine et déclara :

— Pauvre François-Joseph ! Un sort cruel s’acharne sur lui. Son frère a été exécuté par les Mexicains. Sa femme poignardée d’un coup de lime. Son fils s’est suicidé. Et maintenant on assassine son neveu ! Quelle famille malheureuse que ces Habsbourg !

À l’époque où Fandorine résidait par force au-delà des frontières de sa patrie, il avait eu l’occasion de faire la connaissance de cette « famille malheureuse », pour laquelle il avait mené une enquête délicate, dont ni la presse ni même la police n’avaient eu vent. Il avait plusieurs fois rencontré l’empereur François-Joseph. Il était de bon ton de ricaner de cet ancêtre installé sur le trône depuis plus de soixante ans, cependant la mosaïque de nationalités qu’était l’Autriche-Hongrie ne se maintenait à flot que grâce à l’expérience et à la ruse du vieux renard.

Si l’empire de Russie, de l’avis d’Eraste Pétrovitch, était gravement malade mais avait encore une chance de guérir, celui des Habsbourg commençait à sentir le sapin. Le concept d’État où une seule grande nation foule aux pieds une multitude d’autres pouvait peut-être subsister dans les arrière-cours de l’Europe ou les steppes de l’Asie, mais au centre d’un continent éclairé, pareil anachronisme n’avait pas une chance de survie. En Russie au moins, la nationalité dominante, grand-russienne, constituait près de la moitié de la population, alors qu’en Autriche-Hongrie les Allemands, qui concentraient entre leurs mains la totalité du pouvoir administratif, n’en représentaient que la cinquième partie. Fandorine avait depuis longtemps acquis la conviction que des peuples hétérogènes quant à leur composition ethnique, leurs croyances et leurs traditions culturelles ne pouvaient vivre en bonne intelligence que si chacun y trouvait son compte et que nul ne se sentît lésé dans ses droits. Autrement, tôt ou tard se produisait une explosion. La Russie pouvait encore éviter la catastrophe – à condition que le gouvernement changeât sa politique confessionnelle et nationale à l’égard de trente millions de musulmans, dix millions de catholiques, six millions de juifs et autres sujets de deuxième ou troisième zone. À seule fin d’éviter un séisme, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

Mais, de problème autrichien ou austro-serbe, la tragédie de Sarajevo pouvait fort bien évoluer en un conflit plus sérieux. Tout le monde savait que la Russie considérait la Serbie comme son pré carré et que les Serbes tenaient le tsar pour leur protecteur. Ne manquait plus qu’une guerre entre les deux empires malades à cause d’un froissement d’amour-propre de l’un ou l’autre État.

Néanmoins, une telle issue est peu probable, se dit Eraste Pétrovitch pour se rassurer. Ils n’ont tout de même pas perdu toute raison. Ils échangeront des mémorandums, créeront une commission d’arbitrage, organiseront une conférence conciliatoire. Les choses s’arrangeront d’une manière ou d’une autre.

Entre-temps, leur tour était venu de prendre une voiture. Ils durent renoncer à un élégant attelage : la malle de Claire n’y logeait pas. Ils se rabattirent sur une sorte de landau, une longue calèche attelée de deux chevaux, où l’on pouvait caser les bagages à l’arrière et sur le plancher.

— Où allons-nous, éfendi ? demanda le cocher à barbe noire coiffé d’un béret.

— Rue Gortchakov. Hôtel Nouvelle Europe.

Fandorine était devenu soudain morose et préoccupé. Non pas à cause de l’Autriche, ni même des brigands surgis dans la gare. Mais parce qu’il lui fallait consolider ses nerfs avant de retrouver son épouse.

La mine défaite, il regardait les maisons et les rues de la Ville-Rideau.

L’Asie entrevue dans les contours constantinopolitains de la gare s’était évanouie. La voiture cahotait sur le pavé d’une avenue idéalement rectiligne, parfaitement européenne. Des maisons de pierre, à deux ou trois étages. On se serait cru rue Petrovka ou Neglinnaïa. Les passants n’y offraient guère plus d’intérêt – comme dans la partie centrale de Tiflis. On en croisait bien, c’est vrai, qui arboraient le costume oriental, mais ils représentaient une minorité négligeable. Les dames marchaient armées d’ombrelles de dentelle, coiffées de chapeaux aériens et vêtues de robes claires, et quand, à un carrefour, apparurent deux silhouettes féminines aux visages dissimulés, Massa manqua choir de la calèche et ne cessa de se retourner, terriblement intrigué. C’était là son premier séjour dans l’Orient musulman.

Ils croisèrent encore plusieurs Bakinoises portant le voile, et chaque fois le Japonais les observait avec attention.

— Les femmes de Ba-Ku doivent être très intelligentes, déclara-t-il enfin.

— D’où sors-tu ça ?

— Celles qui sont laides préfèrent cacher leur visage. N’est-ce pas une preuve d’esprit ?… Mais on rencontre aussi des sottes, ajouta-t-il un instant après. Tenez, cette kikimora eût mieux fait de se couvrir d’un chiffon.

Le mot russe kikimora était récemment entré dans le vocabulaire courant de Massa : sa sonorité lui avait plu, ainsi que sa couleur un peu japonaise.

Mais Fandorine venait de se trouver un nouveau motif de mauvaise humeur, en découvrant que Bakou abritait un nombre considérable d’hommes vêtus exactement comme son agresseur malheureux (tcherkeska noire, papakha gris et même poignard à manche d’ivoire à la ceinture). En fait de signe particulier, ne restait plus que l’infirmité.

Le plus sûr moyen de vaincre l’état d’abattement qui s’emparait de lui était d’agir de manière utile. La malle de Claire pouvait attendre. Ne devrait-il pas commencer par le lieutenant-colonel Choubine ? Son costume, il est vrai, était dans un état atroce, et il avait perdu son chapeau. Mais peu importait.

— Passe d’abord par la résidence du gouverneur, commanda Eraste Pétrovitch au cocher après avoir jeté un coup d’śil à son guide de voyage de poche. Rue des Jardins, numéro 1, tu connais ?

— Qui ne connaît pas ? rétorqua le barbu d’une voix chantante, en se tournant à demi, la main plaquée sur la poitrine.

Ne voulant pas perdre de temps, Fandorine déplia un plan de la ville. Il lui fallait se familiariser le plus vite possible avec la topographie des lieux.

Bien…, se dit-il. La voiture traverse des quartiers réguliers, surgis de terre seulement au temps des Russes. Quelque part à gauche se trouve la vieille ville, l’ancienne capitale du khanat de Bakou. Ah, et là, de l’autre côté du boulevard, parfaitement entretenu mais aux allures de désert, se dessine un rempart crénelé gris-jaune à merlons arrondis, pour rappeler qu’on est en Orient.

Mais sur la droite, hélas, s’étirait une rangée ininterrompue de bâtiments à façades grises d’architecture française. Fandorine ressentit une certaine déception, comme en sa jeunesse au premier contact de Yokohama, dont la physionomie s’était révélée bien peu exotique.

L’araignée-Occident tisse chaque jour davantage sa toile grise autour de la planète, songea-t-il. Architecture standard, vêtements uniformes, en tous lieux langages européens. Voilà une ville orientale, appartenant à la couronne de Russie, or ce pourrait être une rue de Nice : la moitié des enseignes sont en français et en allemand.

— La résidence du gouverneur, éfendi, annonça le cocher en retenant les chevaux.

Tout au bout d’un large boulevard – au-delà commençait le bord de mer – apparaissait un magnifique hôtel particulier : façade à moulures, balcons élégants, réverbères ouvragés le long du trottoir. Sans les policiers montant la garde devant l’entrée principale, il eût été impossible de soupçonner que ce splendide palazzo abritait d’ennuyeux services administratifs.

— Attends ici, dit Eraste Pétrovitch à son aide et serviteur. Il se peut que je sois retenu un moment.

Au-dedans, le bâtiment se révéla encore plus luxueux qu’au-dehors. Il était peu probable qu’en aucun autre hôtel administratif de l’Empire on eût employé tant de marbre et de bronze pour la décoration intérieure. Au plafond du hall, fort haut, scintillait un lustre de cristal comme on n’en voyait qu’au théâtre. Sa partie inférieure, chatoyant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, était surmontée d’une couronne dorée sur laquelle était gravé en grosses lettres : « Don du XXVIIIe Congrès des Industriels du Pétrole ».

Ah ! Tout était dit…

Après avoir fait la queue durant quelques minutes devant le guichet du fonctionnaire de service, Eraste Pétrovitch demanda si l’adjoint du gouverneur de la ville Choubine était là. Non, lui fut-il répondu sèchement. Le lieutenant-colonel était sorti et son retour n’était pas attendu ce jour.

Force lui fut de préciser qu’il était porteur d’une lettre urgente à son attention, adressée par le secrétariat du gouverneur général.

Le fonctionnaire esquissa un sourire poli.

— Si la chose est urgente, je vous conseille de chercher M. le lieutenant-colonel à la Locanta. Le lundi, à cette heure, il s’y trouve toujours.

— De quoi s’agit-il ? s’enquit Fandorine en sortant son carnet.

— D’un restaurant-spectacle.

Quelque peu étonné, Eraste Pétrovitch ne prit pas la peine de noter l’adresse de l’établissement de plaisir. Mieux vaudrait parler avec Choubine dans un décor sérieux, sans risque d’être dérangés.

Le crochet par la résidence du gouverneur se révélait inutile. Il fallait renoncer à engager l’affaire sur-le-champ.

— Très bien, je rep-passerai plus tard.

L’hôtel Nouvelle Europe, bâtiment moderne de six étages, ne plut guère à Fandorine. Certes il représentait l’Europe, certes il était neuf. Il eût aussi bien pu s’élever à Moscou ou à Berlin. Toute la rue Gortchakov observait d’ailleurs la même discipline européenne. Cependant, pour l’Europe, il faisait beaucoup trop chaud.

Des chasseurs se précipitèrent vers la voiture pour décharger les bagages.

— La malle seulement, dit Fandorine.

Sur quoi il demanda de nouveau à Massa et au cocher de l’attendre.

Eraste Pétrovitch pénétra dans le hall comme il fût entré dans la salle d’attente d’un dentiste – avec la mine résignée et courageuse de l’homme prêt à souffrir. Il s’approcha du comptoir de la réception.

— Mme Claire Delune est-elle dans sa chambre ?

Le préposé considéra d’un śil hautain et soupçonneux la veste de Fandorine, couverte de taches, et ne répondit pas.

— N’est-ce donc pas chez vous qu’est descendue l’équipe de tournage cinématographique ?

— Si fait, monsieur, c’est bien chez nous. Cependant, il est inutile d’espérer obtenir un autographe de Mme Delune, il est formellement interdit de la déranger. Ne le demandez même pas.

Eraste Pétrovitch savait que Claire avait le don de se faire aimer du personnel de service. Laquais, serveurs, femmes de chambre, maquilleuses faisaient toujours rempart pour la protéger. Claire s’attachait leur affection inconditionnelle non par de généreux pourboires, mais par une humanité qu’elle jouait à la perfection. Adresser un sourire intime, effleurer légèrement une épaule de la main, ou mieux encore se plaindre en confidence d’une migraine ou de la fatigue – et l’humble cśur était conquis.

— Je ne viens pas pour un autographe. Veuillez annoncer à Mme Delune que son mari est arrivé.

Toute une gamme de sentiments intenses défila sur le visage mafflu de l’employé. L’incrédulité s’y dessina un instant pour aussitôt s’évanouir : un monsieur si sérieux, même vêtu d’un costume négligé, n’irait pas mentir et encore moins plaisanter ; puis vint un élan de vivacité (une pareille nouvelle !), immédiatement tempéré par un étrange embarras.

— Est-elle là ? interrogea Eraste Pétrovitch avec impatience.

Il n’avait pas le temps de se pencher sur les états d’âme d’un employé d’hôtel.

— Mais parfaitement, Monsieur, dans la salle Trianon. Celle-ci a été louée pour servir de studio de prise de vues. Toute l’équipe s’y trouve en ce moment, en plein travail. M. le réalisateur se fâche terriblement quand quelqu’un vient déranger, cependant pour un tel visiteur…

L’homme fit mine de bondir de sa place sur-le-champ, dans la seconde même, mais Fandorine s’exclama d’une voix soulagée :

— Non, non ! Qu’ils continuent de travailler. Faites monter cette malle dans la chambre de Claire, quant à moi je lui laisserai un message.

— Vous ne désirez pas vous y installer en attendant ?

— Je ne le désire pas. Je compte choisir un autre hôtel. J’ai à vaquer à mes propres affaires en ville, et toute cette agitation me gênerait.

Fandorine montra un ouvrier en blouse bleue qui roulait prestement à travers le hall un énorme engin ressemblant à un projecteur.

— Je comprends, monsieur…

Néanmoins, la physionomie abasourdie du préposé trahissait son désarroi : quel être un tant soit peu sensé pouvait renoncer au bonheur d’emménager dans la même chambre que Claire Delune ?

— Eh, l’ami ! lança Fandorine à l’adresse de l’ouvrier. Quand le tournage se termine-t-il ?

— Il y a une pause dans dix minutes. Les lampes ont besoin de souffler,répondit l’autre (probablement était-ce l’éclairagiste).

Eraste Pétrovitch décida de presser le mouvement.

— Quel est le meilleur hôtel de Bakou ?

— Le nôtre, répondit l’employé d’un ton digne.

— Bon, et en second ?

— Le National. Un établissement convenable, mais qu’on ne saurait comparer à celui-ci. Cependant, si le tournage doit bientôt s’interrompre, pourquoi ne pas vous asseoir un moment à une table ? Je vais donner des ordres pour qu’on vous serve une orangeade. Et si vous le souhaitez, je peux sortir une bouteille de champagne de la glacière.

— Inutile. Je reviendrai.

Le cocher avait de la chance : une troisième course à présent l’attendait.

— Le National, tu connais ?

— Qui ne connaît pas, répondit l’Oriental en saluant de nouveau avec la même flegmatique déférence.

L’employé joufflu avait menti : l’hôtel National était meilleur. Et plus cher. En découvrant le prix des chambres, Fandorine secoua la tête.

En revanche, les lieux étaient confortables, à l’ancienne mode, sans excès de luxe de mauvais goût, et un personnel stylé accueillit le nouveau client comme s’il l’avait attendu toute sa vie. Le seul détail regrettable était que l’hôtel de Claire en fût si proche – à cinq ou dix minutes de marche, tout au plus. À peine Eraste Pétrovitch avait-il eu le temps de faire un brin de toilette et de passer un costume propre, de simple toile blanche, qu’un vigoureux toc-toc-toc retentit. Un garçon d’hôtel ne frappait pas de manière si énergique.

Pas possible, serait-ce Claire ? s’étonna Fandorine. Mais bien entendu ! Ce diable de cerbère aura filé illico informer Madame de l’arrivée de son mari et de l’endroit où il s’était rendu.

Étirant ses lèvres en une grimace polie, Fandorine ouvrit la porte, et là, de contraint qu’il était, son sourire devint normal et naturel.

— Eraste Pétrovitch ! Monsieur Massa !

Un jeune dandy se tenait sur le seuil, scintillant de toutes ses dents. Son gilet était tout de paillettes dorées, son toupet rayonnait de brillantine, et sa moustache passée au fixatif dressait en l’air deux petites pointes. Monsieur Simon, producteur de cinématographe, s’appliquait à paraître aussi impeccablement élégant que Fandorine, mais il forçait un peu la note.

Eraste Pétrovitch serra la main de son vieil ami. Le visiteur salua très bas le Japonais, tandis que celui-ci lui répondait d’un hochement de tête, la mine grave – tel était leur rituel. Après quoi leurs visages s’éclairèrent.

— Senka-koun ! Comme tu as vieilli, balavo mon galaçon ! le félicita Massa. Tu as une lide sul le folont !

Arrivé à la trentaine, le « galaçon » avait eu le temps de vivre déjà plusieurs vies très différentes, si bien qu’en le regardant Fandorine se prenait parfois à méditer sur les insondables ressources métamorphiques que recelait la nature humaine et que si peu de gens mettaient à profit.

L’homme que toute l’industrie du cinéma connaissait sous le nom de « monsieur Simon » avait été autrefois un jeune délinquant de la Khitrovka, puis s’était changé en un authentique Parisien passionné du septième art, avant de replonger depuis trois ans ses racines dans le sol de Russie. Du fait de ces diverses perturbations et d’un manque d’instruction scolaire, le discours de Simon se composait d’un salmigondis de russe et de français. Quand le mot ou l’expression juste lui faisait défaut, le « prodiouktor » glissait sans hésiter un gallicisme sans se troubler outre mesure.

— Pourquoi n’es-tu pas sur le tournage ? demanda Fandorine.

— Pour koua faire ? répondit Simon en haussant les épaules. Je suis le prodiouktor, ce sont le réalisateur et le chef opérateur qui commandent là-bas.

Le regard perspicace d’Eraste Pétrovitch releva que la joie du jeune homme, si elle était bien réelle, dissimulait néanmoins un certain embarras. Pour quelle raison ? Simon n’avait jamais montré de propension à la gêne.

— Votre arrivée est une telle siourpriz ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme quelque peu exagéré. Claire ne m’en avait pas averti…

— C’est inattendu pour elle.

Sur quoi Fandorine passa à un sujet moins déplaisant :

— Comment avance le film ? Je sais qu’il a p-pris du retard. Tu as encore des difficultés d’argent ?

Comme on sait, chaque individu a son karma financier : les uns voient l’argent leur tomber tout seul dans les mains, les autres se démènent, se tuent presque à la tâche, et sont constamment à sec. Le karma financier de monsieur Simon était singulier. Des ruisseaux d’or coulaient vers lui, sans aucun effort visible de sa part, mais tout aussi vite s’évaporaient, laissant le prodiouktor sans un sou. Non, Simon ne menait pas grand train, ne jetait pas l’argent par les fenêtres. Il était économe, et même dur à la détente. Mais une seule et unique passion le gouvernait : faire du cinéma, et il investissait chaque kopeck dans le projet suivant. Au cours des deux premières années passées en Russie, il avait produit six films : trois succès et trois échecs ; autrement dit il s’était enrichi par trois fois, et par trois fois s’était ruiné. Après sa dernière banqueroute, il était venu, en larmes, trouver Fandorine pour lui demander de lui prêter des fonds. Eraste Pétrovitch lui avait donné non seulement de l’argent, mais aussi un conseil qui avait entièrement changé la vie de l’entrepreneur de cinéma.

« Tu ne réussiras jamais avec ton propre argent. Ce n’est pas ta faute, c’est ton karma qui est ainsi. Tente plutôt avec les capitaux des autres. »

C’était alors que Simon avait inventé une nouvelle profession : réaliser des films en les finançant par des apports extérieurs, et contrôler personnellement chaque rouble dépensé. Comme il n’existait pas de mot russe pour désigner pareil métier, Simon avait comblé cette lacune en recourant à un mot français, et était ainsi devenu « prodiouktor ».

Simon s’était révélé virtuose dans l’art de trouver de l’argent, et scrupuleux dans sa gestion. Il n’était pas lui-même un très bon réalisateur, mais il possédait en revanche un flair fantastique pour dénicher les talents. Son précédent film, Le Naufrage du Titanic, avec Claire Delune dans le rôle principal, avait fait une recette record et était même arrivé sur le marché cinématographique européen. Simon avait mis en chantier une nouvelle production sur un sujet oriental, un projet d’une envergure inouïe, doté d’un budget phénoménal (près de trois cent mille roubles, à en croire les journaux).

Fandorine savait bien qu’en interrogeant son ami sur le tournage il s’épargnerait la corvée d’exposer les motifs de sa venue.

— Non, pas dié problème avec l’argent. Jamais encore je n’ai été aussi libre de dépenser. Mais cette lenteur orientale ! Aucune pounctoualitè. Or j’ai l’intention de provoquer une révoloussione, de faire du cinéma russe le meilleur du monde ! Oh, monsieur Gaumont va regretter de ne pas m’avoir pris pour associé !

Les yeux du prodiouktor s’étaient embrasés, ses joues colorées de rose – il venait d’enfourcher son dada.

— Mon film sera en couleurs et parlant, avec prises de vues réparties sur trois caméras, un exotisme oriental vertigineux et la divine Claire Delune ! De quoi faire perdre la tête au monde entier !

— En couleurs et parlant ? répéta Eraste Pétrovitch, intrigué, car il pensait de son devoir de suivre les nouveautés du progrès dans tous les domaines techniques. Comment est-ce possible ?

— C’est très simple ! Enfin… c’est une manière de parler… Chaque image sera peinte à la main, sur toutes les copies. Quant au son, il sera préanerégistré sur des disques de phonographe. Bièn antandiou, les acteurs en gros plan, chez nous, ne parlent pas – seulement ceux filmés de loin, ou bien de dos. Mais les bruits de la nature, de la rue, le vacarme des batailles, tout cela sera natiourrel ! J’ai investi cinquante mille roubles dans l’impression d’affiches, de kartpostal, de calendriers, j’ai commencé à éditer un magazine illustré, et sur chaque couverture apparaît Claire Delune.

— Oui, j’ai vu, soupira Fandorine.

L’aile droite de la maison de la rue Svertchkov était tout entière tapissée d’śuvres chromolithographiques : Claire se tordant les mains, Claire arborant un sourire aveuglant, Claire haussant les sourcils d’un air tragique, Claire à cheval, Claire sur un iceberg, et cetera, et cetera.

— Vous n’imaginez pas l’effet que ça a produit ! poursuivit Simon.

Une ombre passa sur le visage de son interlocuteur, mais il n’y prêta pas attention.

— Le nouveau film n’est pas encore tourné que les distributeurs nous inondent déjà de demandes ! L’armée des adorateurs de Claire a vu ses effectifs décupler ! Bien sûr, ces admirateurs créent cierrtène incammaditié – surtout ici, à Bakou, où les hommes sont si fougueux et insistants, mais cela ne fait que renforcer la lioumiérre dont est auréolée une véritable star !

C’est alors seulement qu’il nota qu’Eraste Pétrovitch s’était passablement rembruni, et il en perdit un instant contenance, devinant qu’un mari n’aimait sans doute guère entendre de tels propos au sujet de sa femme. Toutefois, il n’était pas dans le caractère de Simon de rester longtemps embarrassé.

— La « starification » du cinématographe a une autre conséquence, reprit-il avec une grimace comique. À présent, des milliers de femmes rêvent de devenir des védiettes. Je reçois des milliers de lettres et de photographies d’actrices de théâtre, d’étudiantes, de lycéennes ou de dames qui s’ennuient. J’ai commencé de profiter de mon grransiouccès auprès des femmes. Je n’ai pas le temps de faire de séléksion.

— Sélécassio, qu’est-ce que c’est ? demanda Massa, qui avait cessé de déballer les affaires et dressé l’oreille dès que la conversation était tombée sur les femmes.

— Le choix des candidates aux différents rôles. On vérifie qu’elles sont jolies de visage et de silhouette, et qu’elles ont du talent. On renvoie celles qui ne conviennent pas.

— Ça ressemble au casting, comme disent les Anglais pour désigner le tri des chevaux avant les courses, dit Fandorine en esquissant une grimace.

— Casting ! répéta Simon, séduit par la sonorité du mot. Ça en impose. Ça fait plus strict que séléksion. Je m’en souviendrai.

Massa s’approcha, embrassa à demi son ami et déclara d’un ton patelin :

— Senka-koun, tu es un goland pelsonnage, tlès okyupé. Tu as bozouin d’un assistant, poul faile cassating. Je vais t’aider. Qui t’a appoulis à t’adolesser aux femmes ? Moi, je m’y connais en femmes. Le visage, la shilhouette… tout sela poul le mieux.

Imaginant un instant un film dans lequel ne joueraient que des actrices correspondant aux goûts de Massa, Fandorine frémit.

Mais Simon sut se tirer d’affaire :

— Vous oubliez le talent, senseï. Seul le prodiouktor peut déterminer si une comédienne possède un potènsiel commerrsial. Même les réalisateurs ne devinent pas ça.

Le Japonais réfléchit.

— Et si la femme est tlès belle, mais sans talent ? Vas-tu la chasser, la malheuleuse ?

— Non, je la prends pour assistante ! s’esclaffa Simon.

Sur quoi il consulta sa montre.

— Oh ! Eraste Pétrovitch, allons-y vite, pendant que c’est encore la pause. Dès que les lampes auront refroidi, le tournage va reprendre, et le réalisateur ne laissera personne approcher Claire. Il est complètement cinglé.

— Bien, bien, allons-y.

L’idée d’avoir avec Claire une conversation brève, juste le temps que les projecteurs fussent de nouveau en état de fonctionner, plaisait à Fandorine. Il observerait ainsi les convenances, puis il serait libre et pourrait vaquer tranquillement à ses affaires.

En revenant vers le Nouvelle Europe (à cause de la chaleur, ils marchaient lentement, en s’efforçant de rester à l’ombre), Simon parla sans arrêt du film en cours de tournage, tandis qu’Eraste Pétrovitch, que le sujet ne passionnait guère, l’écoutait d’une oreille distraite.

— Mon réalisateur est un vrai dingo, bon pour l’asile de fous. J’ai eu une chance terrible de le trouver, je suis carrément au septième ciel ! jacassait Simon sans se soucier de logique. J’avais d’abord engagé ce Léon Art en désespouar dié koz. Je n’avais pas d’argent pour le film. Or son oncle est un prince du pétrole. Il voulait faire de son niévo un spécialiste, il l’a envoyé étudier en Amérique, sur les chantiers pétroliers. Mais Léon, en Californie, est tombé amoureux du cinéma. Il a dit à son oncle : « Je ne veux pas exploiter du pétrole, je veux faire des films. » Vous comprrénez ? Léon a de l’argent, mais il ne sait pas comment faire du cinéma, or moi je sais comment faire du cinéma, mais je n’ai pas d’argent. Vous ne le croirez pas : quand je l’ai rencontré, j’étais au fond du gouffre !

Simon ne pouvait se trouver que dans deux états émotionnels : soit au septième ciel, soit au fond du gouffre. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch étouffa un bâillement et s’abstint de tout commentaire.

— Mon prrojè orrièntal s’écroulait, je n’avais plus un rond, mes créanciers menaçaient de me traîner devant les tribunaux. Je vous ai raconté comment l’émir de Boukhara m’a odieusement roulé ?

Fandorine secoua la tête.

— Eh bien, voilà ! Ce fut un cauchemar, toute la perfidie de l’Orient ! J’avais récolté l’argent pour tourner mon film exotique en milio natiourrel – pas en studio, ni en Crimée, mais dans un cadre tout ce qu’il y a d’authentiquement oriental. Le scénario voulait Bagdad, mais Boukhara, c’était encore mieux. Ce n’est pas si loin, pas besoin de passeport, et des mosquées, des palais, des coupoles, des… comment dit-on déjà… des minarets, en veux-tu en voilà, tout comme il y a mille ans. Je me suis entendu avec deux ministres de là-bas. Ç’aurait fait sensassione ! Mais juste avant le départ, tout a brusquement été remis en question. La chancellerie de la cour m’a écrit que Sa Splendeur l’émir était inquiet à l’idée que le film pût comporter des scènes diffamantes pour Boukhara. On exigeait de pouvoir examiner le scénario. Vous imaginez ! Même aux acteurs, je ne le donne pas à lire ! Je paie des fortunes pour l’avoir. Qu’on m’en vole le sujet, et adio ! J’ai donc refusé. « Puisque c’est comme ça, m’écrivent-ils, ne venez pas. Autrement, couper la tête à vous. » Banqueroute totale ! Je suis au fond du gouffre. L’expédissione est annulée, scandale dans les journaux, les investissiorrs reprennent leurs billes…

Envahi par d’affreux souvenirs, Simon se prit la tête dans les mains.

— Et là, Léon Art ! Il lit dans le journal un article sur le film. Il a l’argent, me dit-il. On peut tourner à Bakou. Une seule kondissione : c’est lui le réalisateur. J’ai accepté, je n’avais pas d’autre solution. Et qu’est-ce que vous croyez ? Léon s’est révélé avoir un talent fou ! s’écria le prodiouktor, au comble de l’enthousiasme. Je suis au septième ciel ! Lui et moi allons rrévalioussianer toute l’industrie du cinéma !

Ils étaient arrivés à la porte de l’hôtel, mais Eraste Pétrovitch n’était guère pressé d’y entrer : d’un geste il indiqua à son compagnon de poursuivre, de lui en apprendre davantage.

Des gens se tenaient devant l’entrée, qui fumaient, en petits groupes, les uns vêtus à l’ordinaire, les autres en robe et turban. La pause n’était donc pas terminée, or Fandorine voulait rencontrer Claire au tout dernier moment.

— Q-quel est ce film que tu tournes ?

— Un amour du calife. La magie et le mystère de l’Orient. Pour la première fois à l’écran ! Mieux qu’un sujet, du nanan ! ajouta Simon en baisant le bout de ses doigts. Le grand Haroun al-Rachid, calife de Bagdad, erre la nuit, sous un déguisement, dans les rues de la ville afin de mieux connaître la vie du simple peuple. Il aperçoit par une fenêtre la belle Bibigul. Koudiéfoudrre ! Atteint en plein cśur ! Mais Haroun décide de dissimuler sa pasissione, dans l’espoir que Bibigul tombera amoureuse de l’homme et non du souverain.

— Voilà un sujet des plus originaux ! lâcha malgré lui Eraste Pétrovitch.

— Je suis bien d’accord ! Le malheur est que la belle a pour soupirant le chef de la terrible secte des haschischins, Sabbah.

— Attends un peu, coupa Fandorine, surpris. Si tu parles de Hasan ibn al-Sabbah, il a vécu trois siècles après Haroun al-Rachid. À l’époque de Haroun, les haschischins n’existaient pas encore.

— Vraiment ?

Mais le prodiouktor n’en parut pas autrement affecté.

— Eh bien, dans notre scénario, c’est comme ça. Peu importe ! Nous allons maintenant tourner des scènes à faire craquer le monde entier. Imaginez : le malfaisant a ourdi le projet de posséder la belle en l’enivrant de vapeurs de haschisch. Bibigul, sous l’empire de visions voluptueuses, croit être en présence du beau jeune homme qu’elle a entrevu de sa fenêtre, alors qu’en réalité il s’agit de Sabbah. Léon a eu l’idée d’une misanecène incroyablement audacieuse. J’ai peur qu’on ne connaisse des problèmes en Russie avec la censure. Je pense que nous sortirons une version spéciale pour la distribution à l’étranger, sans koupiourres. Claire dénude sa jambe jusqu’au genou, tandis que sa poitrine se dessine à travers la mousseline transparente. Vous voyez le tableau ! Ça fera l’effet d’une bombe !

Un sourire heureux aux lèvres, il fixa un instant le visage rembruni de Fandorine et, se reprenant, battit des paupières d’un air effrayé. Eraste Pétrovitch, cependant, ne pensait nullement à l’étoffe vaporeuse, mais au fait que, sans doute, il était temps d’y aller. Il adressa à Simon un signe de tête propre à le rassurer.

— Et là apparaît Haroun, et cette scène lui brise le cśur…, acheva le prodiouktor de manière un peu expéditive. Nous allons tourner maintenant la fin de l’épisode, l’explication entre Haroun et Bibigul. Oh, dépêchons-nous, il ne nous reste que cinq minutes !

Il y avait encore plus de monde dans le hall de l’hôtel qu’à l’extérieur. Gardiens, jeunes gens en veston à la dernière mode, demoiselles aux cheveux courts, cigarette aux lèvres, et ouvriers en casquette flânaient là et bavardaient les uns avec les autres. Simon enlaça familièrement au passage une odalisque en sarouel.

— Où est Claire ? lui demanda-t-il.

— Elle répète. Léon nous a tous flanqués à la porte du studio.

Les deux hommes s’engagèrent dans un petit couloir désert.

— La salle des banquets nous sert de studio, expliqua Simon dans un chuchotement. Nous y tournons tous les intérieurs, nous changeons juste la décorrassione…

Il s’arrêta devant une porte calfeutrée et porta un doigt à sa bouche. Il affichait soudain une expression concentrée et recueillie, comme s’il se fût trouvé dans une église, devant l’autel.

— Mieux vaut éviter d’altérer son humeur, murmura le prodiouktor en remuant à peine les lèvres. Il pique des crises d’hystérie, refuse de travailler. Et c’est alors toute une journée perdue…

Il entrouvrit sans bruit le vantail. Fandorine risqua un coup d’śil par-dessus son épaule.

Les fenêtres de la salle étaient entièrement masquées par de grands panneaux. Sur l’un étaient peints des dômes et des minarets, sur un autre était fixée une grosse lampe aveuglante, qui certainement représentait le soleil, ou peut-être la pleine lune.

Des cloisons de bois disposées en U délimitaient le centre de la pièce. De l’extérieur, ce n’étaient jamais que des planches grossièrement clouées ensemble, mais sur l’autre face elles étaient recouvertes de tapis, donnant ainsi l’illusion d’une pièce richement décorée à l’orientale. De puissants projecteurs l’éclairaient de trois côtés. Deux caméras étaient installées : l’une à distance, l’autre juste au-dessus du divan sur lequel étaient assis les acteurs en train de répéter.

Claire avait les cheveux teints en noir et portait une tunique de gaze. À la vérité, une beauté orientale eût été mieux vêtue d’un sarouel, mais on n’eût rien vu alors de ses jambes bien tournées.

— … Voilà, vous couvrez vos yeux de votre main, comme ça, et vous poussez un gémissement voluptueux, disait un jeune homme coiffé d’un turban et enveloppé d’un manteau de brocart.

Il porta une main à son front, renversa la tête en arrière et exhala un long « Ooooh… » langoureux.

— C’est Léon…, chuchota Simon. Il a viré Mozjoukhine et décidé de jouer lui-même le calife. Et le résultat est manifik. Du talent, il a du talent pour tout !

— Suis-je encore sous l’empire du haschisch ? demanda Claire.

Le réalisateur se leva d’un bond et arracha son turban, libérant une cascade de cheveux bouclés qui lui tombaient aux épaules.

— Ah, mais que vient faire le haschisch là-dedans ?! Vous êtes ensorcelée par une passion sensuelle, plus puissante qu’un narcotique ! Vous n’avez même pas conscience que c’est lui ! Vous vous moquez de qui ce peut être – lui ou un autre ! C’est l’amour que vous aimez ! Vous êtes une femme !

Il se tordait les mains – des mains effilées qu’il serrait en même temps contre sa poitrine. Un beau visage inspiré, songea Fandorine. Même son nez démesuré ne le dépare pas. On dirait Cyrano, le poète gascon.

Le discours agité du réalisateur lui paraissait confus et obscur, mais Claire semblait tout saisir parfaitement.

— Ah ! dans cette scène, continua Léon Art, il ne faut pas jouer, mais…

Ses longs doigts dessinèrent dans l’air une sorte d’arabesque.

— Vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Bien sûr !

— Que ce soit comme sur la peau, vous voyez…

Il se pencha et caressa avec douceur le cou dénudé de l’actrice.

Fandorine cligna des yeux, stupéfait.

— Voilà, quand c’est comme ça, c’est agréable, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! roucoula Claire en collant sa joue contre la main du réalisateur.

— Mais c’est encore mieux comme ça ! s’exclama-t-il en la griffant. Que ça écorche, que de la chair reste sous les ongles, que ça fasse mal ! L’art, ce n’est rien d’autre. Que ça fasse mal dans un premier temps, mais ensuite… Vous comprenez ?

— Oh oui !

— Et après ça, vers la caméra, un de ces regards… très long, dans lequel…

Léon agita de nouveau les mains, incapable de trouver les mots justes…

— J’ai réfléchi à cette scène toute la nuit. J’ai écrit un poème… Il vous dira mieux les choses, écoutez.

Claire leva sur le metteur en scène un regard radieux, que Fandorine se rappelait fort bien avoir vu lors de la brève période idyllique de leur mariage. Il posa un śil interrogateur sur Simon. Celui-ci rougit et baissa la tête.

— C’est ma faute…, bredouilla le prodiouktor. Je n’ai pas fait gaffe… Mais aussi, que pouvais-je faire ?

Ah ! voilà ce qui explique ton embarras, se dit Fandorine avant d’observer plus attentivement le couple en train de répéter. Le réalisateur brûlait de désir, cela se voyait au rouge de ses joues, à l’éclat fiévreux de son regard. Mais Claire aussi était amoureuse. Ou bien elle joue l’amoureuse, songea Fandorine. Ce qui chez elle est exactement la même chose. Ainsi, peut-être Massa avait-il raison quand il proposait de baptiser cette ville « Échappatoire à la sorcière » ? Seigneur, serait-il possible que… Ce serait la délivrance ! Un réalisateur de talent, voilà de qui Claire est capable de s’enticher sérieusement et pour longtemps. Ils avaient tellement en commun.

Monsieur Art avait commencé à déclamer son poème. Il avait une voix bien timbrée, qu’il modulait à merveille.

Que passe un peu de temps encore

J’arracherai mon masque étroit

Avec des lambeaux de visage.

Je souffrirai – ma foi, tant pis !

Enfin délivré de mes chaînes,

Plus nulle entrave ne voudrai.

Tel Ulysse au chant des sirènes

Au loin je fuis l’odieuse scène.

Fini ! Plus de douleur ne sais.

Le rire est mort, s’éteint la peine,

Loges sans voix, muet paradis.

À la geôle vide, au passage

Jetant un regard sans émoi,

Me tourne le dos Terpsichore.

— Oh ! comme c’est beau ! gémit Claire.

Des larmes jaillirent de ses yeux, abondantes autant qu’admirables. Ce « don lacrymal », cette faculté qu’elle avait de pleurer naturellement sur scène avait toujours bouleversé les spectateurs au théâtre.

— Qu’y a-t-il de beau là-dedans ? ronchonna Simon, visiblement mal à l’aise pour Fandorine. Ça n’a ni queue ni tête. Au milieu de la chose on croit que ça commence à prendre tournure, et puis à nouveau, ça part de travers.

— Comment cela ? protesta Fandorine. C’est assez bien balancé. Un poème-reversi à la nouvelle mode, avec rimes en miroir. Dans les salons, cela s’interprète à deux voix : l’une masculine, l’autre féminine, avec accompagnement de piano. L’homme récite le premier vers, la femme le dernier, en un écho étouffé ; l’homme dit le second, la femme l’avant-dernier. Et ainsi de suite, tout le poème, par les deux bouts.

— Ah bon ? fit Simon, peu sensible aux belles-lettres.

Non, il n’y a pas eu encore d’adultère, conclut Fandorine en voyant le metteur en scène poser religieusement un genou à terre et baiser le bout des doigts de l’actrice. Mais ce n’est qu’une question de temps. Il faut simplement éviter de se mettre dans leurs jambes.

Soudain il se reprit, saisi de honte. Un honnête époux pouvait-il raisonner de manière aussi cynique ? Surtout quand l’époux, c’était lui !

— Mais qu’avons-nous, toi et moi, à murmurer de la sorte ? s’exclama-t-il, courroucé.

Il poussa la porte et, frappant des talons, entra dans le studio de tournage.

— Oh, mon Dieu !

Apercevant son mari, surgi comme un diable de sa boîte, qui se dirigeait vers elle d’un pas décidé, Claire se leva d’un bond et colla ses mains à ses joues en feu.

Léon Art s’était redressé lui aussi. Son visage délicat et nerveux était décomposé par la fureur.

— Que se passe-t-il ?! Qui a l’audace… ?!

— C’est mon mari, bredouilla Claire en se risquant à sourire. Eraste, mon chéri, je vous ai écrit, c’est vrai, que je m’ennuyais à mourir, mais pourquoi fallait-il…

— Je vous ai apporté vos toilettes, coupa Fandorine. Les malles sont dans votre chambre.

Le réalisateur blêmit comme un condamné à mort. Les beaux yeux noirs du génie s’écarquillèrent d’effroi et devinrent vitreux. Eraste Pétrovitch eut le sentiment d’être Méduse en personne. Il adressa à Léon Art un sourire aussi aimable que possible et se présenta.

L’autre lui tendit une main faible et molle. Il affichait à présent une expression tragique. On l’eût dit sur le point d’éclater en sanglots.

— Je suis descendu dans un autre hôtel, pour ne pas vous déranger dans votre travail, poursuivit Fandorine d’un ton calme en se tournant vers sa femme. J’ai des affaires à régler à Bakou. Je vais être t-terriblement occupé. Il est possible que nous ne nous revoyions pas. Mais je tenais absolument à me m-montrer et à vous souhaiter un heureux tournage.

Le réalisateur se ranima à vue d’śil. Sa figure livide se colora de rose. Claire, en revanche, restait interloquée et considérait son époux d’un air interrogateur.

Craignant d’avoir forcé la note, Eraste Pétrovitch s’empressa d’ajouter :

— Bien sûr, s’il me vient un moment de libre qui coïncide avec une pause dans votre travail, nous nous retrouverons évidemment, évidemment, pour…

Ici il resta court, incapable d’imaginer une raison pour laquelle Claire et lui devraient se retrouver à toute force. Heureusement, Léon Art, déjà remis du choc, vint à son secours :

— Cher, incomparable Eraste Pétrovitch, Claire m’a souvent parlé de vos activités ! Je sais que vous êtes accablé de soucis d’une importance colossale, dont dépend l’avenir même de l’État ! Je jure que je ferai tout mon possible pour remanier le programme de tournage de la manière la plus commode pour vous !

C’est ça, je te crois, pensa Fandorine avant de sourire au jeune homme plus amicalement encore.

— Demain, mon oncle organise chez lui à la campagne une réception en l’honneur de Claire… je veux dire en l’honneur de Mme Delune. Ce sera un événement d’importance pour Bakou tout entier ! Vous arrivez fort à propos.

Léon avait prononcé ce « pour Bakou tout entier » d’une voix très solennelle, comme on dit d’habitude « pour le monde tout entier ».

— Je regrette, mais je ne pourrai être présent. Les affaires…, répondit Eraste Pétrovitch avec un geste d’impuissance.

— Je vous prie instamment de venir. Faites-le pour moi, déclara Claire avec un tendre sourire. Reconnaissez que ce serait étrange. Tout le monde saura que mon mari est à Bakou, mais on ne le verrait pas à la fête donnée en mon honneur. Qu’ira-t-on penser ?

Le regard et le timbre de la voix étaient les mêmes qu’au tout début de leur vie commune. Fandorine fondait alors sur-le-champ et était prêt à exécuter ses moindres désirs. Mais trop de choses avaient changé depuis lors. Cette tendresse melliflue n’éveillait plus chez lui que de l’irritation.

Comme j’en ai assez de ce théâtre de Clara Gazul ! La prochaine fois, parole d’honneur, je tomberai amoureux d’une femme qui ne fait jamais semblant et qui ressent ce qu’elle dit.

Pareil serment était facile à prononcer, Fandorine étant absolument certain que le temps de l’amour était pour lui terminé. Et Dieu merci.

La raison pour laquelle sa femme insistait pour qu’il participât au raout était évidente. Claire n’aimait les scandales et les mises en scène qu’élaborés par elle-même. Il pouvait survenir là une situation dont le sensationnel aurait pour cause non pas la « star » en personne, mais l’énigmatique absence de son mari.

— Hélas, répondit Fandorine avec un plaisir cruel. Ce sera absolument impossible. Je vous prie de me p-pardonner.

Une lueur d’inquiétude s’alluma de nouveau dans les yeux de Claire. Il en était souvent ainsi quand quelque chose échappait à sa compréhension.

— Vous avez une prise de vues, reprit Eraste Pétrovitch. Le groupe vous attend.

Il salua le réalisateur d’un bref hochement de tête.

— Je n’aurai pas le front de vous déranger plus longtemps dans votre noble tâche.

— Oui, oui, il est temps ! dit Léon avant de frapper bruyamment dans ses mains. Mesdames et messieurs, venez tous ici ! Au travail, au travail !

Il se tourna vers le prodiouktor.

— Monsieur Simon, vous vous rappelez que nous avons aujourd’hui une scène en extérieur ? L’attaque des haschischins.

— Bien sûr ! Et on y aura besoin des couleurs du couchant. La rue est barrée, les ouvriers sont à l’śuvre. À neuf heures, tout sera saneréproche.

— Les nègres sont arrivés ?

— Je les attends par le vapeur d’aujourd’hui. Avec cette maudite grève, de nombreux bateaux ont été annulés. Mais j’ai reçu un télégramme d’Astrakhan : ils ont appareillé, ils seront là.

— La grève, la grève ! Impossible de travailler ! s’écria le réalisateur en tapant du pied. Qu’est-ce qu’un sérail sans ses Maures ? Il ne manquerait plus que le tournage soit encore suspendu ! N’importe quelle autre équipe aurait déjà été ruinée par tous ces contretemps !

— Grâce à monsieur votre oncle, nous ne sommes pas menacés, glissa Simon d’une voix aimable.

À ce moment, Massa apparut dans l’encadrement de la porte, visiblement lassé de faire le pied de grue dans le hall de l’hôtel.

— Au moins on nous a dégoté un Kirghize ! s’exclama Léon Art, ravi. Pourquoi n’est-il pas costumé ? Faites-en un eunuque mongol. Nous retournerons la scène du harem.

Massa, intrigué, demanda en japonais à Fandorine :

— Qu’est-ce qu’un « unyuku » ?

— Kangan.

— Non, pas d’accold poul unyuku. Il n’y a pas un autle lôle ?

— Peut-être Votre Grâce préférerait-elle jouer le calife de Bagdad, s’enquit le réalisateur d’un ton sarcastique.

Sur quoi il tendit à Massa son turban orné de verroterie multicolore.

— Qu’est-ce qu’un « kalifu », maître ?

— Un shogun arabe.

Le Japonais parut satisfait.

— Tlès bien. Kalifu, c’est poshible.

Et il entreprit de poser le turban sur sa tête.

— On nage en plein délire ! gémit Léon.

Il se retourna d’un air impuissant vers les assistants et les acteurs qui rentraient en foule dans le studio.

— J’ai les nerfs à vif, et on me refourgue un Kirghize à moitié cinglé ! Enlevez-lui mon turban !

— Massa, cher ami, comme je suis contente de vous voir ! dit Claire, qui s’était rapprochée.

Le visage du Japonais parut se changer en un masque de pierre. Il s’inclina cérémonieusement.

— Kulelu-san…

L’actrice poussa un soupir affligé. Elle savait qu’elle avait perdu depuis longtemps tout pouvoir sur le serviteur de son mari, mais de temps à autre elle faisait une tentative pour briser la glace – tentative, hélas, toujours infructueuse. Elle salua à son tour, puis murmura à l’oreille de Léon Art.

Celui-ci se troubla.

— Ah ! pardonnez-moi, monsieur… Je vous avais pris… On devait me fournir de véritables Kirghizes de Krasnovodsk pour… mais c’est sans importance…

Il s’éclaircit la gorge.

— J’ai entendu parler de vos succès au théâtre. Claire, je veux dire Mme Delune, m’a tout raconté… Mais le cinéma, c’est tout autre chose. Je n’aurai pas l’audace de proposer une simple apparition à un homme de votre talent. Quant à un grand rôle… Voyez-vous, la mode aujourd’hui est aux gros plans, en particulier de profil. Si, de face, vous présentez un visage très intéressant, de profil en revanche… Votre profil est insuffisant.

Offensé au plus profond de son être, Massa se retourna et dit à Fandorine :

— Lui, par contre, il en a beaucoup trop, de profil ! Avec son nez, on dirait un kappa(3) !

Mais déjà Claire entraînait son mari à l’écart.

— Mon cher, mon très aimé, comme je suis heureuse de vous voir, déclara-t-elle d’une voix douce et fervente, avec un sourire timide. Venez ce soir. Nous prendrons le temps de nous asseoir et nous parlerons, nous parlerons ! Par la fenêtre on ne verra que la nuit, on entendra le vent souffler, mais nous serons tous les deux, et nous nous causerons à loisir, du fond du cśur. Je souffre de ce que nous nous soyons tant éloignés l’un de l’autre. Rien ne va, tout est absurde, absurde. Je sais, je suis trop actrice, et je fais une mauvaise épouse, une bonne à rien. Mais croyez-le, vous m’êtes cher, et les jours enfuis où nous étions heureux ne sont pas pour moi de vains mots. Vraiment, venez… Je vous attendrai…

La Mouette de Tchekhov. Le dialogue entre Nina et Trépliev au quatrième acte. Mais en réalité, elle a simplement besoin d’obtenir de moi quelque chose. Elle entrera dans le rôle de la femme qui retrouve son mari après une longue séparation, elle se prendra au jeu, et tout ça se terminera on sait fort bien comment. Non, pitié, on ne va pas recommencer…

— Je ne pourrai pas. Je suis occupé. J’ai ce soir un rendez-vous chez le g-gouverneur de la ville.

— Oh ! je ne veux pas déranger vos plans. Nous nous retrouverons là où ça vous conviendra le mieux.

Claire avait adopté dans l’instant le rôle de la victime résignée. D’où le tirait-elle ? De La Dernière Victime d’Ostrovski, peut-être ?

— Ce soir, à partir de neuf heures, nous tournons une scène dans la Vieille Ville, c’est tout près de la résidence du gouverneur. Je vous en supplie, juste quelques minutes !

Si douce, si implorante, pour une demande somme toute bien innocente. Bon, si c’était dans la rue et pour quelques minutes seulement, ça pouvait encore aller, se dit Fandorine.

— Très bien. Je v-viendrai.

— Iakov Zalmanovitch, mon trésor, lança Claire d’une voix forte en se tournant vers un assistant. Rendez-moi un service, notez pour mon mari l’adresse du lieu de tournage de ce soir !

Et Fandorine, qu’un instant plus tôt personne ne regardait, devint tout à coup le centre de l’attention générale.

Esclaves noirs et mamelouks, concubines et servantes, opérateurs et électriciens fixèrent avec curiosité le mari de Claire Delune. Quelqu’un gronda de manière assez distincte :

— Oh-oh ! C’est comme dans un vaudeville : les mêmes et le terrible époux !

En réponse s’élevèrent des ricanements.

C’est à pas de géant qu’Eraste Pétrovitch regagna le National. D’un grand coup de canne, il envoya valdinguer une bouteille vide égarée sur son passage. C’était une chose que de rêver de se débarrasser d’une épouse devenue odieuse, c’en était une toute différente que d’être tenu pour cocu. Cependant, le second fait découlait fort logiquement du premier, il fallait bien s’y résigner…

— Renshû ! rugit Fandorine à l’adresse de son serviteur qui peinait à le suivre.

— Quel renshû, maître ?

— Course au plafond.

— Hé ! fit Massa, interloqué. L’affaire est donc si sérieuse ?

Une vraie scène d’action

« Course au plafond » était le nom d’un exercice consistant à prendre son élan pour escalader un mur le plus haut possible, pousser sur ses jambes et retomber debout sur le sol au prix d’un salto arrière. Fandorine dut exécuter trois fois ce tour difficile pour se délivrer de son irritation. Alors seulement il commença de recouvrer son harmonie spirituelle. Il consacra trois quarts d’heure encore à la pratique de la reptation silencieuse dans le couloir de l’hôtel plongé dans la pénombre. Près de lui passèrent tour à tour deux femmes de chambre et trois clients, dont aucun ne remarqua la forme noire qui rampait sur le plancher tel un serpent. Pareil entraînement – dans des conditions proches de celles du combat – avait en outre le mérite de tremper les nerfs : si Fandorine eût été découvert, il se fût trouvé exposé à la honte et au scandale ; or pour l’honnête homme il n’est rien de plus terrible que d’être surpris en piètre posture.

Quelque peu ragaillardi par ce double renshû, Eraste Pétrovitch reprit le chemin de la résidence du gouverneur. Massa portait coincé sous son bras le poignard au manche gravé d’une croix noire, preuve matérielle qu’il avait pris soin d’envelopper dans une serviette de l’hôtel. Si le lieutenant-colonel Choubine se révélait digne d’un entretien à cśur ouvert, il conviendrait de lui montrer ce trophée.

Cependant, une fois sur place, Fandorine sentit l’irritation qu’il croyait dissipée affluer de nouveau en lui avec une violence redoublée.

Choubine n’était toujours pas là. Le fonctionnaire de service conseilla de chercher M. le lieutenant-colonel au casino, « parce qu’aujourd’hui, n’est-ce pas, c’est lundi, et que la journée de besogne touche à sa fin ».

Tu parles d’un « besogneux », pensa Fandorine. Tantôt il est à la Locanta, tantôt il est au casino. Et cependant, il est indispensable de causer avec ce Choubine. Mais tout de même pas au-dessus une table de roulette ?

— Je v-vois qu’il me faut reporter cette rencontre à d-demain. À quelle heure le lieutenant-colonel prend-il son service ?

— Voyons ! se récria le fonctionnaire. Demain aucun chef ne sera là. Il y a banquet chez Mesrop Karapétovitch à Mardakiany.

Au ton sur lequel cette phrase fut prononcée, on eût dit que toute l’humanité, y compris les gens pour la première fois en visite à Bakou, était censée connaître le sens de la formule magique « chémesropkarapétovitchamardakiany ».

Eraste Pétrovitch grinça des dents. Cette première journée d’enquête à Bakou tombait décidément à l’eau.

Se contenant, il demanda poliment s’il y avait loin d’ici à la mosquée de Mohammed, sise rue Kitchik-kala, dans la Vieille Ville. Il avait encore à subir une conversation avec sa femme.

Claire ne l’avait pas trompé : c’était à moins d’une dizaine de minutes de marche.

Fandorine s’immobilisa un instant devant l’ancienne porte percée dans un rempart aveugle. Une odeur à la fois épicée, sucrée, musquée lui venait aux narines, cependant mêlée d’un net relent de pourriture, de renfermé, de poussière accumulée. Cette odeur lui était familière, pareille à celle des vieux quartiers de Constantinople. Le parfum de l’Orient – voilà ce que c’était. D’où pouvait-il provenir au sein de cette ville cosmopolite, cette ville de nouveaux riches ?

Mais le vieux mur d’enceinte dissimulait un tout autre Bakou. Des maisons basses à toit plat étroitement serrées les unes contre les autres, des venelles obscures comme autant de minces interstices, des pavés de pierre jaune, et une foule où ne se voyait aucun costume européen et dont le brouhaha ne laissait pas entendre le moindre mot de russe.

Du côté intérieur, des auvents s’alignaient, collés à la muraille, sous lesquels le négoce allait bon train : on y vendait des étoffes à ramages, de la vaisselle de terre et de cuivre, des fruits et des noix, des douceurs, du tabac, des châles, des surtouts, des épices.

Suivant les indications du fonctionnaire, parvenu à une fourche, Fandorine s’engagea dans la rue médiane. Les murs des maisons se resserrèrent encore davantage, le ciel disparut complètement, car à tous les premiers étages s’avançaient des oriels de bois entre lesquels étaient tendus des fils chargés de linge mis à sécher.

— Troisième à g-gauche, puis deuxième à droite, marmonna Eraste Pétrovitch. Massa, ne reste pas en arrière, tu vas te perdre.

— Tant de femmes belles et intelligentes au même endroit, ça dépasse l’entendement ! déclara le Japonais, qui accompagnait du regard chaque silhouette enveloppée d’un parandja (on ne voyait pas de femmes au visage découvert, pas une seule). Pareille chose est impossible dans la nature. Il faudrait vérifier.

Comme c’est étrange, songea Fandorine. Une cité orientale dissimulée à l’intérieur d’une ville européenne. On se croirait dans les ruelles de Bayezid, à Constantinople. C’est pourtant l’Empire russe, on est au XXe siècle, mais on dirait un autre monde et une autre époque. Comment la rue Kouznetski Most et ce décor des Mille et Une Nuits peuvent-ils coexister dans les frontières d’un même État ? Il esquissa un sourire : pourquoi prendre la rue Kouznetski Most ? L’Europe se trouvait beaucoup plus près, à deux cents mètres de là – et aucun problème, tout cela semblait vivre en bonne intelligence.

— Je dois absolument jeter un coup d’śil sous un de ces voiles noirs, répétait Massa, troublé. Et sous la robe, bien sûr. Je doute que nous revenions un jour à Bakou, et ce mystère va continuer à me tourmenter.

La seconde ruelle à droite après la troisième à gauche s’achevait en cul-de-sac, sur un mur aveugle, sans porte ni fenêtre. Force fut de revenir en arrière.

Les trottoirs, les perrons, les rebords de fenêtres et même les toits étaient peuplés de chats, assis, couchés ou en promenade.

— Nous sommes au royaume des chats, dit Massa en épongeant son front trempé de sueur. Je préfère les chiens. Mais il n’y en a pas ici.

— Chez les m-musulmans, le chien est tenu pour un animal impur.

— Ils peuvent toujours parler de pureté…

Le Japonais se pinça le nez alors qu’ils passaient devant un énième tas d’ordures en putréfaction. Soudain traversé par un doute, Fandorine dut se rendre à l’évidence : il s’agissait chaque fois du même dépotoir et ils ne faisaient que tourner en rond.

— Nous nous sommes ég-garés.

Il tenta de se renseigner, mais les femmes, sans un mot, s’écartaient vivement de lui, vêtu d’un costume européen, tandis que les hommes détournaient la tête et passaient leur chemin.

— On a l’impression que personne ici ne parle le russe ! s’exclama Fandorine avec un geste d’impuissance.

Massa, qui observait avec condescendance les gesticulations de son maître, déclara :

— Il est une langue que tout le monde comprend. Prenez cet éventail, et rafraîchissez-vous la figure. On dirait une betterave bouillie.

Il se campa au milieu de la chaussée et leva la main. Entre ses doigts se balançait un billet d’un rouble.

Deux passants s’arrêtèrent aussitôt : l’un, en turban et robe marron, la face ornée d’une barbe d’un rouge surnaturel ; l’autre, doté de grandes moustaches, accoutré d’une tcherkeska en loques et d’un papakha pelé.

— Mossuquée Muhamedo. Kitchiku-kala, annonça Massa.

Et, en effet, il fut parfaitement compris !

Une brève empoignade eut lieu : le papakha repoussa le turban.

— Suis-moi, s’il te plaît !

Cinq minutes plus tard, Fandorine et Massa étaient sur le lieu du tournage.

Il était impossible d’accéder à la petite place en terre battue entourée de maisons toutes de guingois : les abords étaient gardés par de grands et solides moustachus coiffés de bonnets en peau de mouton, portant à la ceinture un étui à pistolet en cuir jaune, ainsi qu’un poignard impressionnant. Fandorine supposa que Simon avait loué les services de quelque société de gardiennage locale. C’était très judicieux, compte tenu du haut niveau de criminalité que connaissait la ville.

Ils s’arrêtèrent dans une rue attenante, au pied d’un minaret ventru (c’était là justement la mosquée de Mohammed). Toute la figuration était rassemblée en cet endroit : simples pékins composant la suite de la belle Bibigul, malfaiteurs peinturlurés armés de sabres courbes, chevaux, ânes, chameaux.

Impossible d’approcher Claire. Juchée sur la bosse d’un dromadaire qui ruminait avec indolence, tout emmitouflée de soie, elle fumait une cigarette de tabac roulé dans une feuille de maïs. Deux esclaves à peau noire agitaient de grands éventails au-dessus de la « star ». Ce n’étaient pas de vrais nègres, ils étaient peints. À l’évidence, le bateau en provenance d’Astrakhan n’était pas arrivé.

Le réalisateur, debout sur un tabouret, hurlait dans un mégaphone, d’une voix éraillée :

— Les janissaires et les mamelouks, à vos places ! Les haschischins, planquez-vous dans les cours ! Mais pas tous dans la même ! Seigneur, ce n’est pas possible d’être aussi bouché !

Simon s’approcha et dit avec fierté :

— Nous tournons l’épisode de « L’Attaque des haschischins ». Sept mille roubles dépensés pour les costumes, les armes et la location des animaux. Manifik !

— Es-tu bien sûr qu’il y avait des tromblons à l’époque de Haroun al-Rachid ? demanda Fandorine.

— Je les ai empruntés au film La Prise d’Izmaïl, en échange d’une bouchée de pain. Notre film est parlant. Nous avons besoin de coups de feu.

Le prodiouktor entraîna Fandorine à l’écart.

— J’ai une trrés grrande dimande à vous formuler… S’il vous plaît, ne refusez pas d’aller au raout de demain. Le propriétaire des lieux est un homme très important pour moi. Il a beaucoup entendu parler de vous. Il sait que Claire a abandonné pour vous un personnage régnant. Et puisque vous êtes encore en vie à l’heure présente, c’est que ledit personnage n’ose pas se venger de vous – d’après les conceptions locales, c’est la seule explication possible. Si vous alliez là-bas et que vous teniez des propos élogieux à mon endroit, mon crédit s’en trouverait fortement rehaussé aux yeux de l’investissior.

— Je suis vraiment très occupé. Pardonne-moi.

— Écoutè, murmura Simon, je ne vous demande pas quelles affaires vous amènent ici. Sans doute relèvent-elles du secret. Mais prenez en compte que Mesrop Karapétovitch peut se révéler pour vous très outile. Il a des relations partout.

— Qui peut se révéler utile p-pour moi ? dit Fandorine en haussant un sourcil.

— Mesrop Karapétovitch Artachessov, l’oncle de Léon. La réception en l’honneur de Claire aura lieu dans sa villa de Mardakiany.

Ainsi, voilà où se trouvera demain le lieutenant-colonel Choubine, songea Eraste Pétrovitch. Cela change la donne…

Il dévia cependant sur un autre sujet, afin de ne pas trahir son intérêt soudain.

— Je croyais que Léon Art était français.

— Non, son vrai nom est Levon Artachessov. Son oncle est un des piliers de la ville. Demain, tout le beau monde de Bakou sera rassemblé à Mardakiany. Vous m’obligeriez infiniment si vous glissiez un ptimo sur moi à Artachessov senior !

— D’accord, acquiesça Fandorine comme à contrecśur. Si tu en as tellement besoin…

Bon, une fois en dehors de la ville, à la datcha, je trouverai le moyen de forcer Choubine à un petit tietatiet, pensa-t-il, contaminé par le « mélange de français et de nijégorodien » de Simon.

— Miersi, Eraste Pétrovitch ! Vous êtes mon savior !

Un mouvement enfla dans la foule des badauds venus contempler le spectacle inédit.

— Ceux qui ne sont pas concernés par le tournage, serrez-vous du côté droit de la rue ! Libérez le champ ! crièrent les assistants.

Fandorine se rangea contre le mur poussiéreux d’une maison, en veillant bien à ne pas se salir. Massa resta à côté de lui, le poignard entouré d’une serviette calé sous son bras.

Un cortège s’étira le long de la rue. Claire sur son dromadaire se trouvait tout en tête de la caravane. Eraste Pétrovitch attendit qu’elle regardât de son côté pour brandir sa montre d’un geste éloquent. Claire joignit les mains en une prière : Ne partez pas !

À présent, tous les acteurs avaient le regard braqué sur lui. On chuchotait, on ricanait.

Il afficha sur son visage un sourire insouciant. Avec les dents serrées à bloc, l’exercice n’était pas simple.

— Tenez-vous prêts ! glapit le réalisateur d’une voix de fausset. Le chameau, c’est parti ! Au signal du mouchoir, les haschischins, en avant ! Les mamelouks, pas de décharge de fusil sans en avoir reçu l’ordre ! Messieurs dames, c’est aujourd’hui une journée historique ! Nous allons montrer au monde entier ce qu’est une véritable scène d’action ! Moteur !!!

La masse des figurants s’ébranla, dans le tintement des grelots, le cliquetis des boucliers et des sabres, cependant que s’élevait un nuage de poussière.

Eraste Pétrovitch observa avec un certain intérêt ce qui se passait, mais Massa, qui boudait encore Léon Art, avait ostensiblement tourné le dos et regardait de l’autre côté de la rue.

— Les haschischins, allez !!!

Des hommes enveloppés de capes blanches coururent vers le dromadaire en brandissant des sabres. Les faux nègres s’écroulèrent par terre. Claire renversa la tête en arrière et exposa devant elle ses bras nus avec élégance. Pas un cri ne sortit de sa gorge : sans doute le son serait-il enregistré plus tard.

— Les mamelouks, feu !!!

Une salve de tirs à blanc éclata, deux dizaines de canons crachèrent flammes et fumée.

Soudain Fandorine manqua perdre l’équilibre. C’était le Japonais qui, tout à trac, venait de le pousser brutalement par l’épaule.

— Massa, qu’est-ce qui te prend ?!

À cause du vacarme, il était impossible de s’entendre. Massa, sans un mot, désigna du doigt le pan de mur devant lequel Fandorine se tenait un instant plus tôt. Un trou béait dans le plâtre, au centre duquel luisait le cul de la balle qui s’y trouvait fichée.

Le Japonais tendit l’autre main vers l’avant. En suivant son index, Fandorine aperçut, tout au fond de la cour située en face, une fumée qui s’élevait au-dessus d’une loggia au premier étage.

— Hayaku ! s’écria Massa en se jetant à travers la troupe de figurants. Vite ! Il va s’enfuir !

Eraste Pétrovitch s’élança derrière lui, sans oublier de se courber très bas pour ne pas gâcher la prise de vues.

La cour, ceinte d’une galerie en bois, fut franchie d’un seul élan. Fandorine tenait à la main son nouveau Webley, fabriqué sur commande, qu’il n’avait encore jamais mis à l’épreuve ; Massa brandissait le poignard abandonné par l’agresseur de la gare. Personne cependant ne tirait plus.

Escaladant quatre à quatre l’escalier branlant collé à la façade, Eraste Pétrovitch déboucha dans une boîte poussiéreuse et grinçante de deux toises de long sur une et demie de large. La loggia avait été vitrée autrefois, mais à présent la moitié des carreaux manquaient. Sur le rebord de fenêtre se trouvait une carabine montée sur un trépied ; le canon scintillait, glissé à travers l’une des ouvertures béantes ; par terre traînait un étui de cartouches vide.

La porte délabrée qui donnait sur l’intérieur de la maison oscillait encore sur ses gonds rouillés. Quelqu’un l’avait franchie quelques secondes auparavant.

Massa écarta son maître et s’y engouffra le premier. Fandorine le suivit, prêt à ouvrir le feu.

Un logement vide. Inhabité depuis longtemps. Des trous dans le plancher, des murs lépreux, des lambeaux d’étoupe pendant du plafond.

Plus loin se découpait une autre porte, entrouverte, par laquelle se déversait la lumière.

Le Japonais ne prit pas la peine de tirer le vantail : pour gagner du temps, il sauta en l’air et l’enfonça avec tout l’encadrement. Il atterrit sur le sol dans un grand fracas, au milieu d’un nuage de poussière et d’éclats de bois, le poignard levé.

Fandorine, quant à lui, s’arrêta sur le seuil.

La demeure se révélait non seulement inhabitée, mais à moitié en ruine. Le mur extérieur manquait et la pièce béait sur la rue. Le soleil du couchant allumait des reflets rougeâtres aux débris de verre et aux tessons qui jonchaient le sol. Il n’y avait plus de toit : les chevrons mis à nu laissaient entrevoir le bleu profond du ciel.

Les deux hommes s’approchèrent du bord, regardèrent à gauche, puis à droite.

Le tireur avait sauté en bas, bien sûr. Il avait tourné au coin de la rue ou bien dans une cour voisine, s’il ne s’était pas simplement fondu au milieu des passants. Aucun espoir de le rattraper à présent.

— C’est peine perdue, dit Fandorine. Retournons plutôt à la loggia. J’aimerais vérifier quelque chose.

De retour à l’endroit d’où était parti le coup de feu, Eraste Pétrovitch se pencha pour examiner avec attention la carabine et l’appareil de fixation.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il en se redressant.

— Cet homme s’était soigneusement préparé. Il savait que vous viendriez sur le lieu du tournage et qu’il y aurait une scène de fusillade. Ainsi, personne n’entendrait le tir de carabine.

Massa s’accroupit pour évaluer le secteur que l’arme pouvait couvrir.

— Une bonne position. On a vue sur la moitié de la place et sur presque tous les badauds dans la rue. Vous pouviez vous tenir n’importe où, vous étiez de toute façon sur la ligne de tir.

— Conclusion ?

— Elle est évidente. Il faut chercher parmi ceux qui savaient que vous seriez ici dès neuf heures et qu’il y aurait du bruit pendant le tournage.

Fandorine haussa les épaules.

— Dans le hall de l’hôtel, n’importe qui a pu surprendre ma conversation avec Claire. Pas forcément un membre de l’équipe de tournage, l’endroit est sûrement fréquenté par d’autres personnes. J’ai également demandé mon chemin à la résidence du g-gouverneur, où l’on croise aussi pas mal de visiteurs. Le criminel a eu tout loisir de s’installer dans la loggia pendant que nous errions, tous les deux, dans le labyrinthe des rues.

Massa n’émit pas d’objection.

— Alors il y a autre chose. L’agression à la gare n’était pas une simple tentative de vol. Quelqu’un tient très fort à vous tuer, maître.

— Je vais t’en dire plus.

Eraste Pétrovitch tapota le trépied.

— Pourquoi ce chevalet, à ton avis ?

— Poul assuler la visée. Moins de leculu, et le guido ne tolembulu pas, répondit le serviteur en russe.

Il avait quitté son Japon natal à une époque où les armes à feu n’y étaient guère à l’honneur et n’en avait acquis la terminologie qu’une fois sur d’autres rives, aussi préférait-il parler fusils et pistolets en russe ou en anglais.

— Non, pour stabiliser l’arme, il eût suffi simplement de poser le canon sur le cadre de la fenêtre, c’est très pratique.

— Katappo ! s’exclama Massa en se frappant le front.

— Oui. Un manchot. Et de tout cela, il découle…

— Qu’Ulysse-san attendait votre arrivée. Le manchot qui cherche à vous tuer est envoyé par votre ennemi.

— Précisément.

Eraste Pétrovitch retraversa la cour, plongé dans une profonde réflexion :

Par conséquent, on peut abandonner l’hypothèse de bandits écumant la gare. Et d’un.

Ulysse a appris d’une manière ou d’une autre que l’homme qui en veut à sa peau était en route pour Bakou. Et de deux.

Il savait également par quel train j’arriverais. Et de trois.

Et quatrième point : il a pris ma venue suffisamment au sérieux pour organiser deux attentats coup sur coup en l’espace de quelques heures.

La fuite n’a pu se produire qu’en un seul endroit : Tiflis. Qui était au courant de l’affaire ? Le colonel Pestroukhine, personne d’autre. Cependant, il serait absurde de soupçonner le chef de la direction de la Gendarmerie d’entretenir des liens avec les révolutionnaires. Lui-même, comme le défunt Spiridonov, a été depuis longtemps condamné à mort par les terroristes !

Il manque un maillon dans la chaîne logique…

Ils débouchèrent dans la rue alors que le tournage était déjà terminé. Avec des gestes précautionneux, les nègres ressuscités aidaient Claire à descendre de son dromadaire.

— Eraste, comme c’est gentil de m’avoir attendue !

Il s’approcha et salua.

— De quoi désiriez-vous m’entretenir ?

Fandorine poussa un soupir.

— Écoutez, vos collègues vont-ils désormais passer leur vie à me reluquer ?

Son épouse posa sur lui un regard empli d’un amour absolu, regard peaufiné pour son rôle dans La Fille sans dot : « Que m’importe ce qu’on raconte ! Je puis être avec vous n’importe où. Vous m’avez enlevée, vous devez à présent me ramener chez moi ! »

Elle prononça d’ailleurs à peu près les mêmes paroles :

— Que m’importe ? Qu’ils regardent ! Vous êtes mon mari, et je suis votre femme ! Nous devons être toujours et partout ensemble ! Je ne suis pas en droit, je le sais, de vous formuler des griefs. Je suis infiniment coupable à votre endroit, j’ai accordé trop peu d’attention à votre personne et à notre relation. Toute mon âme, tout mon temps sont voués à l’art, à cette malédiction, à cet opium qui assèche ma vie ! Aussi, tout vous autorise à me punir cruellement et à ruiner ma réputation !

Nouvelle exploitation du « don lacrymal ». Mon Dieu, quel ennui…

— Bien, mais que désirez-vous ? coupa Eraste Pétrovitch. Que vient faire ici votre réputation ?

Cette fois-ci, Claire fondit en pleurs pour de bon. Fandorine savait reconnaître ses vraies larmes : en de tels moments, son épouse cessait de « tenir son visage », il s’altérait et recouvrait un aspect humain normal. Mais l’époque était depuis longtemps révolue où Eraste Pétrovitch était ému de ces rares instants de naturel. En outre, il devinait parfaitement ce qui affligeait Claire : elle prenait conscience que son charme n’opérait plus.

— Vous ne m’aimez plus, dit-elle dans un sanglot. Vous êtes devenu comme un étranger… Vous n’avez plus que faire de moi.

— Que voulez-vous ? répéta-t-il, commençant à soupçonner la raison de tout ce mélodrame. Que demain je vous accompagne chez votre b-bienfaiteur ?

— Il n’est pas mon bienfaiteur ! En aucune façon ! Mais de cet homme dépend le sort d’un film dans lequel j’ai investi tout mon talent. Oh, je vous en supplie !

Elle se tordit les mains en un geste dont on n’use que sur scène, et dans la vie, jamais.

— Je sais combien vous détestez les assemblées nombreuses. Mais il vous suffirait de vous y montrer ! Ne faites pas de moi la cible des ragots ! Il n’est rien de plus ignoble que le rôle de l’épouse que son propre mari dédaigne !

— Très bien. Nous arriverons en même temps, et puis je p-partirai.

Claire cligna des yeux. Elle ne s’attendait pas à une si prompte victoire.

— Vous n’allez pas changer d’avis ?

— Non.

Ses larmes séchèrent aussitôt, tandis que son visage s’illuminait d’un sourire triomphant.

Elle est certaine d’avoir trouvé une nouvelle clef ouvrant mon cśur, songea Fandorine : on pleure un bon coup, et on peut faire de moi tout ce qu’on veut. Grand bien lui fasse.

— Pourquoi devons-nous aller là-bas, maître ? demanda Massa quand Fandorine eut pris congé de Claire.

Le Japonais était, bien sûr, resté derrière lui et avait écouté toute la conversation.

— Pour avoir un entretien sérieux avec Choubine. Dès lors qu’Ulysse est au courant de mon arrivée, il n’y a aucun sens à se cacher d’un homme qui p-peut se révéler utile. Il faut parvenir à savoir si les dossiers de la police ne conservent pas la trace d’un boiteux habitant la Ville Noire. Un autre invalide m’intéresse également : un manchot qui, malgré son infirmité, manierait fort bien le poignard et le fusil.

Léon Art venait à leur rencontre, tout barbouillé de fumée de poudre, mais l’air très satisfait.

— Gagné ! annonça-t-il triomphalement. À Bakou, les couchers de soleil ne durent guère, mais nous avons capté la lumière à temps !

Et en effet le soleil, qui un instant auparavant baignait encore la Vieille Ville d’une lueur mordorée, disparut derrière les toits. D’un coup, sans transition, le crépuscule fut là, colorant tout de bleu.

— Un fusil factice ? demanda le réalisateur après un coup d’śil à la carabine que tenait le Japonais. Qu’il est moche ! J’espère qu’il n’était pas dans le champ.

Massa tourna le dos fort impoliment, mais l’autre ne releva pas l’affront.

— Les Américains pourront prendre des leçons auprès de nous ! C’est autre chose que leur minable Attaque du grand rapide !

D’un ample geste circulaire, il désigna chameaux, chevaux et figurants.

— Voilà ce que c’est que d’avoir de l’envergure ! Voilà ce que c’est qu’une vraie scène d’action !

Conversation avec le diable

L’homme qui occupait toutes les pensées de Fandorine se trouvait à ce moment à quelques kilomètres de Bakou, dans une maison vide.

Ce n’était pas seulement la maison qui était vide, mais tous les quartiers environnants – et ce depuis que la raffinerie de pétrole Moursaliev, située dans cette partie de la Ville Noire, avait fait faillite. Les ateliers avaient fermé, les entrepôts étaient condamnés, les baraquements d’ouvriers désertés. Le propriétaire du logement, Hassan le boiteux, était resté seul habitant de ce lieu mort, où il occupait la fonction de gardien d’usine.

Une planque excellente, tout simplement parfaite.

L’homme était étendu sur un lit défoncé, les mains croisées derrière la tête. À cause du smog qui régnait en permanence sur la Ville Noire, le crépuscule tombait plus vite qu’à Bakou. La fenêtre était encore gris pâle un instant auparavant, et voilà qu’elle était presque opaque à présent. Durant la nuit l’atmosphère épaissie de fumée s’allégerait, les étoiles s’allumeraient dans le ciel, mais pour l’instant une seule lueur brillait dans l’ombre, celle d’une cigarette.

Un moineau se promenait sur le rebord de la fenêtre, entre les deux battants.

En face du lit se dessinait une vague silhouette trapue : là, sur la chaise, s’était installé l’éternel interlocuteur de l’individu couché.

— Alors, piaf de malheur, on cause un peu ? marmonna ce dernier.

Le moineau picorait comme si de rien n’était. Premièrement, la voix ne s’adressait pas à lui. Deuxièmement, il n’y avait pas de voix.

C’était cet homme, sur le lit, qui conversait avec lui-même. En pensée. C’était lui qui avait posé la question et lui encore qui y répondit, dans le plus grand silence :

— Allez, le Cornu. Tant que le Crabe n’est pas là, on peut bien bavarder un peu.

Une veste était pendue au dossier de la chaise. L’homme l’y avait placée exprès, pour avoir à qui parler.

Dialoguer avec le diable était entré depuis longtemps dans ses habitudes. Cela l’aidait à filtrer ses réflexions.

L’homme était parfaitement sain d’esprit, il ne souffrait pas de schizophrénie, n’était pas déchiré de contradictions intérieures et traitait sur le mode humoristique Ivan Karamazov et l’śuvre de Dostoïevski. Mais la pensée de discuter avec un adversaire intelligent, acerbe et d’humeur critique se révélait très productive. Il est toujours utile de soumettre ses opinions et ses projets à l’épreuve du scepticisme. Il ne croyait pas au diable, bien entendu, pas plus qu’à Dieu, cependant il aimait bien l’allégorie de l’ange révolutionnaire décidé à renverser la dictature céleste.

Les dernières semaines avaient été mouvementées, il n’avait pas trouvé le temps de souffler, de rassembler ses idées. Or voilà que se présentait une occasion de bavarder avec un type malin.

Un type malin ! L’homme éclata de rire tout bas.

— Quelle mouche t’a piqué d’aller traîner tes guêtres à Yalta ? dit le diable sur un ton de reproche. Pourquoi t’en prendre à ce minable chicaneur de Spiridonov ? Pourquoi t’exposer au danger juste avant une affaire énorme ? N’as-tu pas honte, le Pivert ?

« Le Pivert », c’était ainsi que l’appelaient les gens pour qui ses véritables activités n’étaient pas un mystère. Depuis toujours, depuis sa plus tendre enfance, il ne choisissait que des surnoms liés aux oiseaux. Et celui-ci tirait son origine d’un joli, quoique peu connu, proverbe russe : « De becquetée de pivert, chêne est bientôt percé. »

— Tu t’es conduit comme un crétin ! ajouta lasilhouette. Tu t’es fait repérer, et maintenant tu paies les pots cassés.

Dans la vie réelle, personne n’eût osé parler au Pivert d’un ton si agressif. Le diable était caustique, blessant. Mais toujours sensé, bien souvent il soufflait des idées pertinentes. L’individu au nom d’oiseau n’avait personne d’autre au monde avec qui il pût parler à cśur ouvert. Et c’était tant mieux. Un poète bavard avait dit : « Aucun homme n’est une île. » Mais le Pivert pensait de lui-même qu’il était une île justement. Une grande, qui plus est. Si grande qu’elle pouvait passer pour un continent. Comme l’Australie. Ou même encore plus grande.

Qu’est-ce qu’une île ? C’est de la terre ferme, de toutes parts entourée d’une masse liquide, absurde et ondoyante.

— Va te faire voir, répondit le Pivert. Tout travailleur a droit au repos. C’est pour cela d’ailleurs que nous nous battons. J’ai tout préparé, il ne reste plus qu’à attendre. Bon, je me suis absenté, je me suis pris un peu de vacances. Et alors ?

— Tu chasses l’Éléphant, et tu t’en vas courir après un rat. C’est idiot.

— Mais agréable. Ça m’a remis du cśur au ventre.

Ce dialogue superficiel s’interrompit.

Toute la vie du Pivert était gouvernée par un seul immense objectif. Il n’en parlait jamais avec personne, excepté avec le diable. Mais il y pensait souvent. Presque tout le temps.

Dans sa petite enfance, il avait vu au parc zoologique un énorme animal, sale et amorphe. L’éléphant était gigantesque, l’enfant minuscule. Mais l’enfant avait tendu le doigt, plissé les paupières, fait « Pan ! » – et avait imaginé le titan s’effondrant, battant l’air de ses pattes grosses comme des troncs d’arbres.

La chasse à laquelle il avait consacré tant d’années touchait à sa fin. L’Éléphant était condamné, rien ne pourrait le sauver.

La direction du Parti avait baptisé l’opération d’un romantique « Des ténèbres à la lumière ». Le Pivert l’appelait à part lui « la Chasse à l’Éléphant ».

Les roues dentées s’emboîtaient l’une dans l’autre, les cliquets réglaient leur course, tout fonctionnait comme un mouvement d’horloge.

Restait à résoudre un dernier problème, le plus épineux : comment procéder avec la garde ? Tant qu’il n’aurait pas trouvé une idée, il serait impossible de donner l’ordre d’agir.

Réfléchis, cervelle, réfléchis !

Eh ! il ne manquait pas de lieutenants, mais pour les tâches les plus essentielles, il ne pouvait se reposer sur nul autre que lui-même. Et il en avait toujours été ainsi.

Quand, après l’échec de la révolution, on l’avait expédié en Transcaucasie, le problème du Parti était de redresser ses finances. Dans cette marche de l’Empire, il se brassait d’énormes quantités d’argent, et l’étreinte policière y était plus relâchée qu’au centre. À cette époque, on misait principalement sur les « expropriations » : on pillait des paquebots, on dévalisait des banques, on jouait, en somme, aux gendarmes et aux voleurs. Pareil mode de financement faisait grand bruit, mais se révélait peu efficace. L’action la plus sensationnelle, l’attaque du fourgon du Trésor de Tiflis, en 1907, avait rapporté un quart de million, mais pour quel bénéfice ? Les numéros des billets volés avaient été diffusés dans toute l’Europe, et une multitude de camarades s’étaient grillés en cherchant à écouler cet argent.

Le Pivert avait vite compris qu’il fallait poser le problème autrement. Sans publicité, sans heurts, sans désagréments policiers. La tête de pont idéale n’était pas Tiflis, mais Bakou. C’était là que jaillissait la plus puissante fontaine d’argent, des éclaboussures volaient dans tous les sens, il n’y avait qu’à placer un seau dessous. S’y trouvait également une source inépuisable de cadres révolutionnaires : Turcs au sang chaud, Arméniens enflammés, prolétariat prêt à en découdre. À quoi s’ajoutait un facteur non négligeable : une police repue et accommodante.

Peu à peu, un système s’était mis en place, qui convenait à tous, et par conséquent était promis à perdurer. Il était fondé sur la « contribution volontaire » du grand capital. Le business pétrolier était en effet très vulnérable : une allumette, et de l’entreprise génératrice de superprofits il ne restait plus que des cendres. Ce n’était là qu’une des méthodes possibles, il en existait d’autres tout aussi lucratives.

Dans les faits, depuis un certain nombre d’années, le Pivert pourvoyait seul au financement de l’ensemble du Parti. Intarissable, la source bakinoise irriguait un territoire immense, allant de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, d’Arkhangelsk à Zurich. La plus efficace, la plus rentable des entreprises fonctionnait impeccablement. Tout marchait comme sur des roulettes, aucun souci à se faire. Une seule question se posait : au nom de quoi ? Tout ce brigandage (quel autre nom lui donner ?) ne trouvait de sens et de justification que dans le grand but poursuivi : renverser l’Éléphant. Sans lui, le Pivert n’eût été qu’un simple maître chanteur et extorqueur de fonds, un caïd à la tête d’une bande de malfrats. Alors qu’avec l’Éléphant il dirigeait une troupe de chasseurs.

— Tes rabatteurs ne vont pas te jouer un sale tour ? dit le diable, rompant le silence. Tes hommes n’inspirent guère confiance.

C’était la vérité vraie. Il rencontrait plus de problèmes avec ses propres lieutenants qu’avec la police. La chose est connue depuis longtemps : on a parfois des amis qui nous dispensent d’avoir des ennemis. Ses anciens camarades du parti social-révolutionnaire lui donnaient bien du fil à retordre, de même que les mencheviques, les nationalistes, et plus encore les anarchistes, tous à moitié cinglés. Les seuls à se montrer vraiment compétents étaient les bolcheviques. Les autres avaient la tête pleine de fatras.

Peu importait. Le Pivert avait l’habitude de travailler avec des « infirmes ». À Bakou, il y avait pléthore d’estropiés. Telle était cette ville : dangereuse et dentue. On y laissait qui un bras, qui une jambe. Les accidents du travail étaient la meilleure propagande contre l’exploitation capitaliste. Cependant, par « infirmes », le Pivert n’entendait pas les boiteux ni les manchots, mais plutôt les sans-cervelle. Oh, comme ils étaient nombreux engagés dans la révolution ! De toutes les nuances, du rose pâle au rouge épais tendant vers le noir. On consacrait une masse de temps et d’efforts considérable à régler les relations entre les différents participants à la chasse. Les « mauséristes » arméniens se bouffaient le nez avec les Robins des Bois turcs ; les S-R gonflés de prétention étaient convaincus d’être plus importants que tous, parce qu’ils comptaient dans leurs rangs les travailleurs des transports ; les mencheviques fourraient leur nez partout sans pour autant lever le petit doigt, et ces idiots d’anarchistes refusaient d’obéir à qui que ce fût.

Oui, ses chasseurs étaient bêtes et désorganisés. Mais il avait réussi malgré tout à les rassembler. La majorité ne soupçonnait même pas l’identité du gibier poursuivi.

— Ceux qui se mettront dans nos jambes, nous les éliminerons. Pour éviter qu’ils ne sabotent l’affaire, promit le Pivert à son interlocuteur.

— Je n’en doute pas. Mais reconnais que tu as commis une bévue en allant à Yalta. Tu es revenu avec un chardon accroché à tes basques, un chardon nommé Fandorine.

— Tu as raison, concéda le Pivert. Toutefois, cette complication ne sera pas difficile à résoudre. Ce rossignol-là aime chanter en solo, et par conséquent ne présente guère de danger. La maladie dont souffrent tous les régimes en déliquescence est d’évincer les gens de talent pour les maintenir sur le bas-côté. Un individu isolé, même très vif et très habile, on en vient facilement à bout.

À cet instant, deux coups de revolver retentirent au-dehors, à faible distance. C’était le signal convenu. Dans la Ville Noire, et qui plus est la nuit, on pouvait prendre ses aises. Même si quelqu’un entendait les détonations, il ne serait pas étonné.

Le Pivert s’en trouva ragaillardi. Finalement, le « rossignol » le rendait nerveux malgré tout. Ou plutôt l’idée que ses vacances à Yalta eussent pu mettre en péril la Chasse à l’Éléphant.

— Qu’est-ce que je te disais ? s’exclama-t-il en riant avant de poser les pieds par terre. Voilà le Crabe. Autrement dit, il n’y a plus de Fandorine qui tienne.

Il était convenu de répondre au signal par un autre coup de feu.

Le Pivert tira un Mauser de sous l’oreiller et le brandit. Quelques plumes s’éparpillèrent – tout ce qui restait du moineau.

Il faut dire qu’il était assommant à la fin, à tapoter du bec.

Un banquet à Mardakiany

— Il m’est venu à l’esprit une idée que personne n’a encore eue ! Le monde sera sous le choc ! Après le succès du Calife, je pourrai tout me permettre ! Même un film sur la boue !

Depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel, Simon n’avait cessé de parler. Il était monté avec Fandorine et Massa dans leur cabriolet fatigué, tout dernier véhicule du cortège qui s’étirait à présent sur la route de campagne. En tête roulait une luxueuse limousine noire, puis venaient trois démocratiques Ford, et enfin, à quelque distance, l’antédiluvienne Parsifal. Ils n’avaient rien trouvé de mieux à louer. Les prix en ville étaient inouïs. Si à Moscou – et même en Europe – Eraste Pétrovitch se sentait appartenir à la classe aisée, à Bakou sa situation eût été jugée fort modeste.

Cinq cents roubles pour une semaine de location d’un vieux tacot qui atteignait à peine les quarante kilomètres-heure !

Bakou était sans conteste la ville la plus chère de l’Empire. Et peut-être de tout le continent européen. Alors que dans les provinces centrales un homme possédant cent mille roubles passait pour riche, dans cet eldorado pétrolier, la fortune commençait au million, et la presqu’île d’Apchéron était probablement peuplée d’autant de millionnaires qu’il y en avait dans tout le reste de la Russie.

Des deux capitales, telles des mouches attirées par le miel, affluaient ici à tire-d’aile avocats, ingénieurs, restaurateurs, commerçants, artistes et beautés professionnelles. Fandorine avait lu dans un journal que le maire(4) de Bakou touchait des émoluments incroyablement élevés : cinq fois plus que ceux du maire de Tiflis, alors que le siège du gouvernement général du Caucase était Tiflis et non Bakou.

Il avait découvert que même le prolétariat bénéficiait ici de salaires très convenables. Un ouvrier plus ou moins qualifié travaillant sur une tour de forage ou dans une raffinerie de pétrole ne gagnait pas moins de soixante roubles, soit autant qu’un conseiller titulaire dans la Russie profonde. Or il fallait encore que les prolétaires fassent grève et réclament davantage.

La Parsifal soufflait comme une asthmatique, cahotant dans les ornières. La poussière s’élevait en nuage au-dessus de la mauvaise route, se déposait sur les verres des lunettes d’automobiliste de Fandorine, ainsi que sur la cape dont il avait pris la précaution de couvrir son smoking blanc. Le soleil était à son zénith, ses lourds rayons tombaient d’aplomb, tel un sirop bouillant. Bien sûr, il eût été plus raisonnable de louer une voiture fermée, mais si Eraste Pétrovitch avait opté pour un cabriolet, c’était pour une raison bien précise : il savait que sa femme aurait peur d’y ruiner sa coiffure.

Il avait vu juste. Claire et Léon Art étaient partis dans la Rolls-Royce envoyée par l’oncle de ce dernier, les autres membres de l’équipe de tournage invités s’étaient répartis dans les Ford, et à présent Fandorine, Massa et le prodiouktor, qui s’était joint à eux, avalaient la poussière à l’arrière de la file.

— Un filumu sul la boue ? s’enquit Massa. Et la censule le laissula passer ?

— Je veux parler du pétrole.

Simon désigna les derricks de la Ville Noire qui se profilaient au loin (la route menant aux lieux de villégiature passait par là).

— Aucun cinématographiste n’a encore eu l’idée de s’intéresser à cette boue collante, grasse et noire ! Or moi, j’en ai tant vu ici, tant entendu ! Ancrouayable ! Oh ! c’est bien plus impressionnant que les mines d’or ! Tant de passions, tant de crimes ! Féiérik, fantastik ! Quels sujets ! Quels personnages ! Ils ne demandent qu’à être portés à l’écran ! Seuls des hommes de fer peuvent travailler dans le pétrole. Les mollassons ne survivent pas. On m’a raconté l’istouar d’Alexeï Ivanovitch Poutilov, directeur de trois compagnies pétrolières. Il avait interdit à sa fille de se marier avec le jeune homme qu’elle aimait. La pauvrette a avalé de l’arsenic. Son amoureux s’est tiré une balle dans la tête le jour de ses funérailles, juste devant sa porte. Et voussavè comment a réagi le père, ce Poutilov ? Il a déclaré : « Eh bien, il ne nous manquait plus que de l’opérette à deux sous. » Pas mal, non ?

— Ignoble, répondit Eraste Pétrovitch en freinant pour franchir un tuyau enterré en travers du chemin.

— Mais pour moi, c’est comme si le film était déjà tourné ! Ou bien, tenez, un autre homme de fer, Salkovski, le directeur du département des Mines. Protecteur de plusieurs ballerines, habitué de la Riviera, à qui les Rothschild ont fait obtenir la Légion d’honneur. Aucune décision importante concernant le pétrole ne passe par le gouvernement sans son aval. Un joyeux homme, léger, charmant – rien ne lui fait peur ! On lui propose un pot-de-vin, on lui dit : « Nous vous versons vingt mille roubles et vous garantissons une confidentialité absolue. » Et lui répond : « Donnez-moi plutôt quarante mille, et bavardez avec qui vous voudrez. » Ce n’est pas un homme, c’est un blindage de chez Krupp !

— Des cuirassés de cette espèce, nous en avons légion dans l’Empire, fit observer Fandorine en freinant de nouveau, cette fois-ci au passage d’une étroite voie de chemin de fer au-delà de laquelle s’étendaient les champs d’exploitation et les usines.

Là, au croisement, se dressait un poste de police qui semblait protéger les quartiers « propres » de l’enfer qui s’étendait jusqu’aux portes de Bakou. La veille, dans le train, occupé qu’il était à rédiger son journal, Eraste Pétrovitch n’avait guère pris le temps d’observer la Ville Noire. À présent, il en avait tout le loisir.

Même dans les célèbres champs de pétrole du Texas, il n’avait jamais rien vu de pareil. Tout ici était noir en effet : les murs des bâtiments d’usine, des entrepôts, des baraquements, les flancs des citernes cylindriques, les tours de forage. Noire était la terre sur laquelle serpentaient en tous sens d’innombrables pipelines d’identique noirceur. Des flocons de suie et de cendre flottaient dans l’air. Les flaques et les mares étaient même très belles, qui chatoyaient d’une épaisse nacre irisée : elles contenaient plus de pétrole que d’eau.

Sans doute est-ce là le spectacle qu’offrira la planète lorsque les industriels cupides auront couvert d’usines le moindre lopin de terre, anéantissant toute végétation, songea Eraste Pétrovitch. Asphyxiée, la vie s’éteindra. Tout sera ainsi, noir et mort.

— Pourquoi la plupart des b-bâtiments sont-ils vides ? demanda-t-il. Je pensais Bakou en plein boum pétrolier, or on ne voit presque personne. La moitié des stations de pompage sont arrêtées. C’est à cause de la grève ?

— Pas seulement, répondit Simon. Car comment ça se passe ici ? Quand il n’y a plus de pétrole sur une parcelle, on laisse tout en plan. Ou bien quand on fait faillite. Ici, les faillites sont nombreuses. Et puis il y a la grève, biensiour.

Cependant, à droite de la chaussée apparut un établissement qui semblait bouillonner d’activité. Ses cheminées soufflaient énergiquement des nuages de fumée, des tuyaux couraient de toutes parts vers ses hauts murs – sur le sol et dans les airs, soutenus par des poteaux. Vue à vol d’oiseau, l’usine (si c’en était bien une) devait évoquer une araignée tissant une toile géante.

Simon usa toutefois d’une autre métaphore :

— C’est le cśur de la Ville Noire. La station de pompage de l’oléoduc national. Elle aspire la production de toutes les raffineries avoisinantes pour la réexpédier dans le pipeline principal. Imajinè : d’ici, le pétrole parcourt près de mille kilomètres jusqu’à Batoumi et alimente toute la Russie, toute l’Europe.

L’oléoduc national ? Alors on comprenait que les portes fussent gardées par une escouade de gendarmes et qu’à chaque coin se dressât un mirador où veillait une sentinelle. L’État s’était adjugé la part la plus lucrative de l’industrie pétrolière. Et c’était sans doute juste. Qui plus est, on n’avait pas à redouter de grève. En Russie, on ne faisait pas grève dans les entreprises d’État.

Ils poursuivirent leur route. À présent, des deux côtés, les derricks s’alignaient à faible distance, plantés les uns à côté des autres. Fandorine aperçut des hommes qui s’affairaient au milieu d’une mare noirâtre, juste sous les madriers soutenant une de ces pyramides de bois. Dos courbé, souillés de la tête aux pieds, ils se passaient à la chaîne des seaux pesants qu’ils vidaient dans un grand tonneau.

— Pour pareil travail, soixante roubles par mois, ce n’est g-guère payé finalement, dit Eraste Pétrovitch, se rappelant s’être étonné de la cupidité des prolétaires bakinois. Moi aussi, je f-ferais grève.

— Ceux-là ne font pas grève. Et personne ne les paie soixante roubles. Encore heureux s’ils touchent cinquante kopecks à la journée. Voyez : c’est un vieux chevalement, le puits est en production, il n’y a même pas de tarière. Sur ces puits-là aujourd’hui, seuls travaillent les Persans. Brrr, horrior ! fit Simon en rentrant la tête dans les épaules. Vous n’avez pas encore vu ceux qui sont au fond, qui puisent le naphte. On m’a dit que beaucoup s’asphyxient, et que la matière liquide les aspire. Personne ne va les tirer de là, ils ne sont pas inhumés. Pour ne pas avoir d’explications à donner à la police.

Fandorine frémit en tournant la tête vers la scène de cauchemar qui semblait sortie des pages de L’Enfer de Dante.

Les lois du profit sont impitoyables, se dit-il. Pourquoi payer plus, pourquoi consacrer de l’argent à améliorer les conditions de travail, quand il se trouve des gens pour qui n’importe quel travail est une aubaine ? Combien l’Empire comptait-il d’usines, de mines, de carrières où le tableau était exactement le même, ou à peine un peu mieux ? L’État, qui aurait dû contraindre les propriétaires à traiter humainement leurs ouvriers, négligeait cette mission et, lorsqu’un conflit éclatait, il se dressait de toute sa puissance du côté du capital. Tout cela ne promettait rien de bon pour l’avenir…

L’atmosphère nauséabonde de la Ville Noire rendait la chaleur encore plus intolérable.

— C’est assez étrange d’organiser un raout au beau milieu de la journée quand on vit sous un c-climat aussi aride, observa Eraste Pétrovitch d’un ton mécontent. Le soir, au moins, on ne serait pas rôtis par le soleil.

Simon eut un sourire.

— Ne vous inquiétez pas. Dans la villa de Mesrop Artachessov, vous serez au frais.

— Comme est-ce p-possible ? On peut se préserver du froid au moyen d’appareils de chauffage, mais il n’y a rien qui protège de la chaleur. Excepté l’ombre peut-être. Et ici il n’y a pas d’arbres. Sur cette terre imprégnée de pétrole et de sel, rien ne pousse !

— Lorsque vous verrez Mardakiany, vous serez surpris. C’est un parradis ! On y a appris à vaincre la canicule. Savez-vous ce qu’a imaginé la société Nobel ? Ils ont aménagé pour leurs employés une cité où la température à l’intérieur des maisons est toujours de vingt degrés en été. L’hiver, ils font venir des montagnes des centaines de tonnes de glace qu’ils entreposent dans des caves spéciales, puis ils soufflent de l’air froid par des tuyaux au moyen d’un compresseur. Mais Artachessov dispose d’un système encore plus performant. Je pense que nulle part au monde on n’en trouve de semblable.

Le cortège de voitures déboucha dans la plaine. Il n’y avait plus là ni ateliers ni usines, mais les derricks bordaient toujours les deux côtés de la route – en rangs moins serrés toutefois. Au bout d’un quart d’heure, une bande vert foncé se dessina à l’horizon.

— Et voilà Mardakiany. Pas de pétrole là-bas, en revanche des arbres à profusion. Et de la brise, parce que l’autre côté donne sur la mer. Tous les Bakinois aisés possèdent ici un chalè ou un chatô.

L’automobile ne s’était éloignée de la ville que d’une vingtaine de verstes, mais on aurait pu croire qu’elle s’était transportée d’une zone climatique à une autre – du désert à une région subtropicale. Les rues étaient ombragées, l’air était embaumé de fraîcheur et de parfums floraux, même le soleil semblait s’être un peu adouci et relâché : il n’était plus brûlant ni aveuglant, mais dispensait caresses et clins d’śil à travers l’épais feuillage.

La caravane s’arrêta devant un somptueux portail doré – qui n’eût pas fait injure à Buckingham Palace. Le long de la grille d’enceinte s’alignait une interminable file d’automobiles de luxe et de landaus en bois laqué. Non loin de là, un orchestre de premier ordre jouait une valse viennoise. Des lampions multicolores pendaient aux branches des acacias, quelque peu superflus dans la lumière du jour.

— Voilà comment vit Mesrop Artachessov, déclara Simon avec la même fierté que si toute cette magnificence eût été l’śuvre de ses mains.

— On d-dirait le rassemblement d’une milice.

Fandorine observa avec intérêt les gens qui se tenaient par groupes à côté des voitures. C’étaient des gaillards à la mine patibulaire, les uns coiffés de bonnets de caracul noir, d’autres arborant tcherkeska et papakha gris, d’autres encore un bechmet blanc, et tous armés jusqu’aux dents.

— Que font là ces brigands des montagnes ?

— Ce sont des gardes du corps. Ici, Eraste Pétrovitch, on ne peut s’en passer. Vous avez vu, lors du tournage dans la Vieille Ville, comme nous étions protégés ? C’était Mesrop Karapétovitch qui avait envoyé ses hommes, à tout hasard.

Fandorine, d’un mouchoir parfumé, essuya la poussière maculant son visage, puis s’examina dans un miroir de voyage.

— Mais pourquoi ont-ils l’air si f-féroces ? On les croirait prêts à se tirer dessus.

— Sié toujourr camsa, je suis déjà habitué. Ceux avec des étuis en bois sont les gardes du corps des millionnaires arméniens. Ceux avec des étuis en cuir sont au service des magnats du pétrole musulmans. Les Arméniens aiment les Mauser. Les Turcs préfèrent les revolvers. Les uns comme les autres sont de sinistres bandits, et ils ne peuvent se supporter. Mais ils ne vont pas jusqu’à se massacrer. En tout cas, pas tant que leurs patrons arrivent à s’entendre.

Les trois hommes s’engagèrent à la suite des autres invités dans une allée semée de sable rouge menant à une grande bâtisse de style toscan, cependant, avant d’y parvenir, tous prirent à droite pour s’enfoncer dans les profondeurs du parc.

— P-pourquoi n’allons-nous pas dans la maison ?

— On ira ce soir, à la fraîche. Il y aura là banquet et bal. Mais pour l’instant, il fait grand soleil, et tout le monde est au plus bas.

— C’est-à-dire ?

Simon esquissa un sourire énigmatique.

— De votre vie, vous n’avez vu pareille chose. Jamè.

À présent, il était clair que l’orchestre se trouvait à quelque distance derrière une rangée de thuyas plantés serrés. Le son était étrange, comme s’il montait des entrailles de la terre. On entendait également un bruit de clapotis. Eraste Pétrovitch supposa que la haie vive dissimulait une pièce d’eau ou une fontaine.

— Je vais vous attendle ici, maîtle, déclara Massa en s’inclinant avec affectation.

Fandorine était accoutumé aux lubies de son assistant, aussi s’abstint-il de protester. Si Massa voulait rester là, à son aise. Du point de vue du Japonais, un vassal était tenu de conduire son seigneur jusqu’au lieu de la sublime solennité, mais se devait quant à lui de rester à l’extérieur. Ce n’était point là une manière de s’humilier, mais tout au contraire une pure manifestation de fierté et d’arrogance. Il n’était pas de serviteurs plus insolents ni plus conscients de leur valeur que les Japonais et les Anglais. Pour eux, tout être humain devait s’enorgueillir de la position qu’il occupait. Un butler britannique avait un jour avoué à Eraste Pétrovitch qu’en aucun cas il n’eût échangé son destin pour celui de son lord. Au Japon, nombre de samouraïs eussent sans doute déclaré la même chose.

— Attention, montre-toi poli avec les c-coupe-jarrets du coin, car je te connais…, dit Fandorine en le menaçant du doigt. Et pas touche aux servantes. Ici c’est l’Orient, on ne plaisante pas avec ça.

Prenant un air digne, Massa lui tourna le dos.

Après un dernier virage, le chemin débouchait sur un berceau de roses odorantes.

Eraste Pétrovitch s’avança d’un pas, et s’arrêta net. Devant lui béait un gouffre d’où s’échappaient des notes de musique, des rires, des éclats de voix, un murmure de ruisseau.

Un étroit sentier bordé d’un garde-fou suivait le périmètre intérieur de la haie de thuyas, tandis que toute la partie centrale était excavée jusqu’à trente ou quarante mètres de profondeur. Le palier supérieur d’un escalier offrait une vue fantasmagorique : au milieu d’un grand bassin de la taille de cinq ou six courts de tennis jaillissait une fontaine éclairée par-dessous, autour de laquelle flottaient quelques barques d’une blancheur immaculée, pareilles à des cygnes. Les bords de la pièce d’eau se noyaient dans une ombre dense, où d’innombrables invités allaient et venaient par petits groupes, ou se tenaient immobiles. Simon avait raison : bien qu’il eût fait le tour du monde, Fandorine n’avait jamais vu un moyen aussi radical de combattre la canicule. Il était impossible d’imaginer, même de manière approximative, la fortune que ce caprice avait dû coûter au maître des lieux.

Un ascenseur aux allures de bonbonnière dorée permettait également d’accéder au jardin, mais une queue s’était formée devant la cabine, composée d’artistes de cinéma, aussi Eraste Pétrovitch préféra-t-il emprunter l’escalier.

En bas, à chaque coin de l’esplanade dallée de marbre de diverses couleurs, une terrasse était aménagée : l’une accueillait l’orchestre, l’autre le buffet, la troisième des tables de jeu pour amateurs de cartes, et la quatrième divans et narguilés. À mesure que l’on descendait (il y avait huit volées de marches), la chaleur se faisait moins sentir, pour enfin céder le pas, tout au fond, à la fraîcheur. Les hautes parois du trou étaient maçonnées et couvertes de fresques montrant des images du paradis. Trois lourdes draperies de velours masquaient, semblait-il, l’entrée d’autant de grottes artificielles découpées dans la roche. Sur la tenture de gauche était représentée une dame en crinoline, sur celle de droite un gentleman en haut-de-forme (ah ! tout était clair !) ; celle du milieu s’ornait d’un blason constitué de fauves héraldiques et d’un petit derrick en son milieu.

Fandorine fit halte au tout dernier palier. Ses yeux s’étaient accoutumés à la pénombre et il pouvait à présent observer les personnes réunies là.

L’assemblée était mixte, pour moitié européenne et pour moitié orientale. Uniformes et smokings alternaient avec les tcherkeskas ; l’éclat des épaulettes avec le scintillement des gazyrs(5) dorés. Les dames affichaient également des allures très variées, les unes en robes décolletées, les épaules nues, quand d’autres arboraient des costumes asiatiques, certaines même entièrement voilées.

Soudain une vague sembla parcourir la foule. Tout le monde se retourna vers la cabine d’ascenseur, d’où sortit Claire, un charmant sourire aux lèvres, accompagnée de Léon Art. Elle portait une étroite robe argentée qui soulignait la fragilité de sa silhouette ; le réalisateur, en queue-de-pie noire, ses cheveux lâchés sur les épaules, une orchidée à la boutonnière, semblait lui aussi tout droit issu d’une gravure de mode.

Un beau couple, pensa Fandorine. Pourquoi ont-ils besoin d’un empêcheur de tourner en rond ? Vivement qu’on en ait fini…

Un homme rondelet dont la calvitie rayonnait au milieu d’une couronne de cheveux d’un noir fort peu naturel fonça à la rencontre de l’invitée de marque, la saluant avant même d’être parvenu jusqu’à elle.

— Eraste ! Eraste ! lança Claire en regardant autour d’elle avec un air de détresse tout à fait délicieux. Messieurs, je suis aujourd’hui avec mon mari. Ah ! le voici ! Messieurs, permettez que je vous présente Eraste Pétrovitch Fandorine.

Tous les regards se fixèrent sur l’heureux époux de la « star », tandis qu’il descendait les dernières marches en grinçant des dents.

— P-pourquoi me salues-tu ? demanda Fandorine à Simon, d’un ton irrité.

— Pour que tout le monde voie quel personnage important vous êtes, murmura le prodiouktor.

— Je me soucie bien peu de leur considération…

Mais force lui fut de cesser de bougonner. Claire était déjà devant lui. Avec une touchante attention toute conjugale, elle arrangea son faux col (pourtant irréprochable) et l’embrassa sur la joue. Le rôle de l’épouse aimante venait d’être joué en quelques traits laconiques, à la Stanislavski.

La rencontre entre l’équipe du film et son bienfaiteur et sponsor ne fut pas sans évoquer quelque audience impériale. Le premier à s’approcher du millionnaire fut son neveu, Léon. Il fut suivi par Eraste Pétrovitch et son épouse, tandis que Simon restait légèrement en retrait dans une attitude de respect. Puis vinrent le chef opérateur et deux acteurs qui, la veille, jouaient les rôles du chef des haschischins et du chef des mamelouks. Tous les autres se postèrent en arrière, en demi-cercle, et saluèrent abondamment de loin.

Une fois face au généreux Mesrop Karapétovitch, Fandorine ressentit une sorte de malaise, et mit quelque temps à comprendre ce qui le suscitait. Ce n’était pas, bien entendu, la richesse du crésus bakinois. Ni l’éclat inquisiteur de ses petits yeux noirs et brillants comme des raisins secs, qui s’étaient d’abord plantés dans ceux d’Eraste Pétrovitch avant de glisser sur son neveu, puis sur Claire, pour s’arrêter de nouveau sur le visage de Fandorine, et n’en plus bouger.

Courtaud et rondouillard, la bouche lippue et sensuelle, ses doigts boudinés cerclés de bagues innombrables, le sieur Artachessov ressemblait à un personnage d’opérette. Le type même du « gros lard comique ». D’où venait donc cette sensation déplaisante ?

Brusquement, Eraste Pétrovitch comprit de quoi il s’agissait. L’industriel et lui formaient à eux deux un couple si disparate qu’il en était cocasse.

L’un tout en rondeurs, l’autre raide comme un piquet ; cheveux noirs et sourcils blancs chez l’un, cheveux blancs et moustache noire chez l’autre ; l’un en smoking de soie noire et pantalon blanc ; l’autre au contraire en smoking blanc et pantalon noir. Positif et négatif. Doublepatte et Patachon.

Fandorine eut envie de s’esquiver au plus vite, avant que tout le monde autour d’eux se mît à ricaner. Cependant, il convenait d’abord d’accomplir le nécessaire rituel de courtoisie.

— Levontchik-djan ! dit Artachessov sans lâcher des yeux Fandorine. Ah ! bravo, tu as bien fait d’amener des invités qui nous sont chers.

— Mon oncle, je t’ai demandé de ne pas m’appeler ainsi ! protesta Léon Art en piquant un fard.

— Klarotchka-khanoun.

Sans prêter attention à son neveu, Mesrop Karapétovitch baisa la main de l’actrice.

— C’est une fête pour nous ! Et la venue de votre honorable époux, c’est une double fête !

Et pourtant lui aussi éprouve un malaise en ma présence, devina Eraste Pétrovitch, qui venait de surprendre dans le regard du magnat une lueur inquiète. Je me demande bien pourquoi… Je doute que ce soit à cause de l’inversion de couleurs.

— Quel honneur, quel bonheur céleste, aussi bien pour Klara-khanoun que pour toute cette maison ! J’ai beaucoup, beaucoup entendu parler de vous, précieux hôte !

En réponse à cet accueil fleuri, Fandorine salua d’un léger hochement de tête. Il tendit une main indolente qu’Artachessov serra entre deux paumes molles.

— Monsieur Simon m’a lui aussi beaucoup parlé de vous, déclara bienveillamment Eraste Pétrovitch, au souvenir de sa promesse d’aider le jeune homme. À dire vrai, si j’ai décidé de vous rendre cette visite, c’est sur sa recommandation.

Il pouvait affirmer cela sans aucun danger : Claire s’était déjà envolée. Le rite de la présentation de l’époux étant terminé, elle n’avait visiblement plus besoin de lui. L’actrice s’était trouvée sur-le-champ entourée d’une foule de cavaliers, et Léon Art triturait nerveusement ses boucles tout en jetant des regards féroces à ces admirateurs.

Eraste Pétrovitch découvrit qu’il était à présent seul en compagnie de l’industriel du pétrole. Les acteurs et le chef opérateur s’étaient éloignés vers le buffet d’un pas affairé. Simon s’était discrètement retiré, comme s’il n’osait pas participer à la conversation de si grands personnages. Au moment de s’éclipser, toutefois, il avait adressé à Fandorine un dernier regard éloquent qui signifiait : « Je compte sur vous ! »

— Je suis certain que Simon est promis à un grand avenir, dit Eraste Pétrovitch. Je me trompe rarement dans ce genre de choses.

— Moi aussi, répondit Mesrop Karapétovitch avec un mince sourire. Au reste, je ne me trompe dans aucun genre de choses. Votre protégé imagine qu’Artachessov veut faire plaisir à son bien-aimé neveu : « Voilà un peu de sous, Levontchik-djan, achète-toi un jouet. » Mais ce n’est pas à Levontchik que je donne, c’est à monsieur Simon. Pourquoi ne pas dépenser quelques menus roubles dans une bonne affaire ? Trois ou quatre cent mille, c’est une broutille. Mais il peut en naître un fourbi intéressant. Je le dis toujours : il ne faut pas miser uniquement sur le pétrole. N’importe quoi peut arriver. Une crise peut éclater, les prix s’effondrer, quelqu’un inventer un autre carburant, ou bien les prolétaires allumer un immense incendie, comme en 1905. Alors que le cinéma, lui, restera. N’ai-je pas raison, mon cher ?

Eraste Pétrovitch haussa les épaules. En principe, il aurait déjà pu prendre congé du maître de maison. La demande de Claire était satisfaite, tout comme celle de Simon. Il était temps de vaquer à ses propres affaires. Et cependant il ne s’y décidait pas : il avait envie de comprendre pourquoi des lueurs inquiètes s’allumaient dans les yeux d’Artachessov.

Qu’est-ce qu’il regarde comme ça, si nerveusement ? Ah ! son neveu et Claire. Voilà la clef du mystère ! En Orient, les maris jaloux sont dangereux.

Et soudain Eraste Pétrovitch fut tenté de se permettre une espièglerie. Il se pencha et murmura :

— Ne vous en faites pas pour votre neveu. Mme Delune est absolument libre.

Mesrop Karapétovitch battit des cils, bouche bée. Content de sa sortie, Fandorine allait s’éloigner, quand deux Asiates s’approchèrent de lui et le saluèrent avec tant de courtoisie que force lui fut de leur répondre.

L’un était âgé, arborant barbe blanche et uniforme brodé de galons de l’Office de bienfaisance, avec ruban, médaille et épée, mais coiffé d’un petit chapeau oriental, semblable au fez ottoman. Le second était jeune, la moustache fournie, l’habit parfaitement seyant, et lui aussi coiffé d’un couvre-chef indigène : un papakha gris perle aux reflets nacrés. Tous deux étaient sans aucun doute musulmans.

Le premier tendit à Mesrop Karapétovitch ses deux mains (tel était visiblement l’usage local) ; le second baisa respectueusement le maître de maison à l’épaule. Eraste Pétrovitch avait beaucoup entendu parler de l’hostilité qui régnait entre Turcs et Arméniens, cependant la rencontre paraissait au plus haut point cordiale.

— Voici l’honorable Moussa Djabarov, cent vingt-cinq mille barils de pétrole par an, annonça Artachessov en montrant le plus jeune.

Puis, désignant l’autre, il porta la main à sa poitrine et baissa la voix pour murmurer avec dévotion :

— Son Excellence le trois fois très honorable Hadji-agha Chamsiev, trois cent dix mille barils.

Probablement, à Bakou, le volume de pétrole produit avait-il valeur de titre de noblesse. Le sieur Djabarov comptait simplement parmi les « honorables », autrement dit avait rang, si l’on veut, de « pétrobaron », tandis que le statut de « trois fois très honorable » correspondait au titre de « pétrocomte » ou de « pétromarquis ». Artachessov lui-même, à en juger par l’attitude des seigneurs musulmans, n’était pas moins que « pétroduc ».

Ce dernier présenta Eraste Pétrovitch d’un ton important et quelque peu énigmatique :

— M. Fandorine de Moscou. Un grand homme, fort sage.

Sur quoi il leva les yeux au ciel.

Les deux pétrolords s’inclinèrent très bas.

— Vous devez être un généreux ph-philanthrope, dit Eraste Pétrovitch en s’adressant avec curiosité à Sa Splendide Excellence Hadji-agha. J’ai entendu dire que pour se voir décerner la croix de Sainte-Anne avec ruban il fallait faire don de cent mille roubles au bas mot.

Le pétromarquis sourit d’un air malicieux, et d’une voix chantante, teintée d’un léger et plaisant accent, répondit :

— Si tu es russe, cent mille. Si tu es musulman, allonge un demi-million, pas moins. Mais j’ai de l’argent. Pourquoi ne pas en donner ? Être une « Excellence » rend bien des services.

Le vieux est rusé, pensa Fandorine, et, semble-t-il, loin d’être idiot. Du reste, Artachessov, si gros qu’il soit, n’est pas du tout un comique, lui non plus. Simon, apparemment, n’exagérait pas quand il parlait d’hommes de fer.

— Je fais le général comme l’âne fait le cheval de course, poursuivit Chamsiev. Mon père était barbier au bazar. Il coupait le cheveu, opérait cor et durillon, tuait le pou avec du pétrole, mais ce qu’il faisait le mieux, c’étaient les saignées. J’étais petit, je tenais la cuvette, je reniflais le sang. Aujourd’hui, je sais tout sur le sang. Et voilà ce que je vous dirai, quatre fois très honorable monsieur Fandorine. Le pétrole, c’est le sang de la Terre. Et nous, barbiers, nous travaillons à pomper ce sang. De nous dépend comment bat le cśur de la Terre, vite ou bien lentement.

— Tirès joli tu as dit, muallim ! Aïe ! tirès joli tu as dit ! s’exclama le jeune industriel, dont le russe était encore plus exotique et coloré.

Dans le même temps, ses yeux noirs à fleur de tête fixaient non pas Hadji-agha, mais un point situé à côté.

— Rester en place, le sang n’aime pas. Si tu veux qu’il aille plus vite, d’abord tu appuies bien. Ensuite tu relâches – aïe ! comme il est content alors de courir !

— Toi aussi, cher Moussa, tu parles joliment, approuva Mesrop Karapétovitch. Vous connaissez la nouvelle ? Aujourd’hui, mes actions ont grimpé de quatre pour cent. Ce que peut faire la grève ! Aïe, aïe !

Chamsiev émit un claquement de langue et soupira.

— Et les miennes, de six pour cent. Pas mal, non ? Le prix du pétrole raffiné a augmenté de douze pour cent dans le mois. C’est bien aussi. Seulement, n’est-ce pas trop bien ? Quand les choses vont si bien, j’ai peur. Que ferons-nous si tout s’arrête soudain ? Mes entrepôts de pétrole bientôt seront pleins. Est-ce que je vais devoir manger ma production ? Au lieu de boire mon thé ? Le jeune Moussa et moi-même sommes très inquiets, et nous voulons te parler, cher Mesrop-agha.

Djabarov, toutefois, n’était pas préoccupé uniquement par le prix du pétrole. Eraste Pétrovitch venait de comprendre ce que « le jeune Moussa » lorgnait avec tant d’intérêt : c’était Claire qui, de sa voix bien timbrée, s’adressait à un groupe d’adorateurs.

— Ah ! quelle femme ! Un million je donnerais pour femme comme ça !

Sur quoi il baisa le bout de ses doigts.

Artachessov prononça tout bas quelques mots qui ne ressemblaient pas à du russe. Le pétrobaron jeta un bref regard effrayé à Fandorine, rougit, puis baissa les yeux.

La situation devenait positivement insupportable. Fandorine n’allait tout de même pas s’approcher de chacun pour lui dire : « Un million n’est pas nécessaire, prenez-la gratuitement. Je suis même prêt à payer en plus. »

— Je ne voudrais pas vous empêcher de parler affaires, messieurs, dit Eraste Pétrovitch en prenant congé d’un léger salut.

Le pétrole était une chose, Claire en était une autre, cependant il était temps de s’atteler enfin au travail. Il convenait à présent de dénicher le jovial lieutenant-colonel Choubine, l’amateur de distractions bakinoises.

Alors qu’il traversait à pas lents l’esplanade qui longeait le bassin, Fandorine repéra sur la terrasse dévolue aux jeux (mais bien sûr ! en quel autre endroit eût-il dû chercher ?) un uniforme bleu de gendarme. Et même deux.

Deux officiers supérieurs se tenaient debout à côté d’une table garnie de drap vert, jonchée de billets de banque et de pièces d’or. L’un, grand et maigre, parlait avec véhémence, tandis que l’autre, gros, le crâne rasé, se contentait d’opiner. Les autres joueurs, assis, avaient posé leurs cartes et écoutaient également, la mine empreinte du plus profond respect.

Eraste Pétrovitch s’approcha.

— … J’ai pris des dispositions pour annoncer un mois de lutte contre la concussion, disait le colonel, dont le visage sévère et important était couturé de cicatrices. J’ai signé un ordre prescrivant d’afficher dans chaque poste de police des maximes tirées des Saintes Écritures, dénonçant la prévarication. Timofeï Timofeïevitch…

Il hocha la tête en direction du second gendarme.

— … préparera une liste de mesures destinées à faire honte aux fonctionnaires nourrissant une inclination morale à une répréhensible cupidité. Désormais, messieurs, c’en sera fini de la corruption dans la police de la ville !

— Pas dans l’instant même, mais au terme de cette campagne d’un mois, précisa le second.

Son visage bouffi de graisse n’avait pas cillé, mais une lueur fugitive s’était allumée dans ses yeux.

— Si telle est la volonté de M. le gouverneur, personne n’osera y désobéir.

— Oui, oui, dans un mois, concéda le colonel.

Fandorine comprit qu’il s’agissait là de cet Altynov qu’on qualifiait à Tiflis de vieux troupier zélé mais incompétent. Tandis que le gros lieutenant-colonel était sans doute son adjoint, « l’efficace » Choubine.

— Bravo ! Excellente initiative ! Il est grand temps ! s’exclamèrent dans le désordre les joueurs restés assis.

Le gouverneur de la ville s’éloigna avec un air de majesté.

Le lieutenant-colonel épongea à l’aide d’un mouchoir son crâne où perlait la sueur : avec pareille complexion, il avait chaud même au bord du bassin.

— Kotofeï Kotofeïevitch(6), poursuivons-nous ? demanda l’un des joueurs. Vous alliez risquer, je crois, votre va-tout.

Très semblable en effet à un chat trop nourri, Choubine s’installa sur une chaise, secoua sa tête ronde en regardant son chef s’éloigner, puis leva les yeux au ciel de manière éloquente. Un ricanement courut autour de la table.

— Ce mois de campagne va coûter bon aux Bakinois, fit observer l’homme qui venait de parler, tout en grattant du bout de l’ongle l’énorme diamant qu’il portait au doigt. Mais on n’en est pas encore là, alors que vous, défenseur de la loi, c’est maintenant que vous allez vous ruiner à la banque.

— Ça n’est pas grave, lança un autre joueur d’un ton hilare. Kotofeï Kotofeïevitch trouve toujours à s’indemniser.

Et tous d’éclater d’un grand rire joyeux, bien que le sens de la plaisanterie n’eût rien d’évident.

— Nous verrons, nous verrons, ronronna Choubine d’un air placide. Voici cinq « Katenka », annonça-t-il en alignant les billets de cent roubles à l’effigie de Catherine II. Qui souhaite me seconder ?

Eraste Pétrovitch ignorait les règles du jeu, mais il observa le lieutenant-colonel avec grande attention. À la manière dont une personne se comporte dans un jeu de hasard, on peut déduire beaucoup d’informations sur son caractère.

On révéla les cartes.

— Bravo ! C’est ce qu’on appelle faire sauter la banque ! s’exclama un joueur.

Le lieutenant-colonel, d’un geste nonchalant, tel un gros matou lançant sa patte, rassembla son gain devant lui.

Froid, calculateur, chanceux, mais n’aime pas le risque, se dit Fandorine. De ces gens qui en toute chose connaissent la mesure. Bouche de miel, mais dents puissantes. Mettez-y un doigt, il vous emporte le bras.

Comme pour confirmer l’hypothèse de Fandorine concernant son sens de la mesure, Choubine se leva.

— Je pense que c’est assez. Je vous remercie de m’avoir tenu compagnie, messieurs.

La seconde partie du diagnostic se trouva vérifiée elle aussi très rapidement : Eraste Pétrovitch eut l’occasion de s’en convaincre.

Le lieutenant-colonel, qui pas une fois jusqu’alors n’avait regardé en direction de Fandorine, s’approcha tout soudain de lui et, tout en le fixant de ses yeux bleus très calmes, lui demanda :

— Mais qu’aviez-vous, monsieur, à me peser ainsi sur la nuque, alors que je n’ai pas l’honneur de vous connaître et vous vois même pour la première fois ?

L’homme n’est pas n’importe qui, songea Eraste Pétrovitch, appréciant la valeur d’une telle attaque. Seulement voilà, mérite-t-il qu’on lui fasse confiance ?

Sans un mot, il tendit à Choubine la lettre de Tiflis.

Étonnamment, sans même regarder ce qu’on lui remettait, le gendarme prit avec douceur Fandorine par le bras et abandonna le ton agressif pour celui de la confidence :

— Allons un peu à l’écart. Tenez, voici un endroit parfait, où personne ne nous dérangera. Et où nous serons à l’abri des indiscrets.

Soit il avait décelé dans les traits de l’inconnu quelque chose de singulier, soit il avait eu le temps malgré tout de glisser un coup d’śil à l’enveloppe et avait reconnu l’écriture.

Le lieutenant-colonel lut la lettre tandis qu’il marchait, louvoyant avec beaucoup de grâce entre les invités. En dépit de son gabarit imposant, les évolutions de Timofeï Timofeïevitch étaient parfaites.

Ainsi qu’il apparut bientôt, il conduisait son compagnon vers la grande tenture ornée d’un blason. Le rideau ne dissimulait point une grotte, comme l’avait d’abord supposé Fandorine, mais le début d’une galerie souterraine. Impossible de deviner sur quelle longueur elle s’étendait, pas plus que le lieu où elle aboutissait : à deux mètres de l’entrée se dressait une grille fermée d’un cadenas. Au-delà s’apercevait un couloir taillé dans le roc, qui ne tardait pas à tourner à droite.

— Quel est cet endroit ? s’enquit Eraste Pétrovitch.

— Hmm ? grogna le gendarme, plongé dans la lecture de la lettre. Des passages souterrains, datant des temps anciens. Je ne serais pas étonné qu’Artachessov utilise des grottes pour de la contrebande. Il est partisan chez nous de la diversification du business. Il faudra s’y intéresser un jour.

Tout à coup, Choubine regarda son interlocuteur et lui adressa un clin d’śil.

— Mais cela dit, pourquoi s’en mêler ? L’Orient a ses propres coutumes.

Il glissa la feuille de papier dans sa poche, cependant, au lieu de demander pour quelle raison le visiteur était venu de Tiflis et ce qu’était ce « concours en toute occasion » qu’il lui réclamait, il se lança dans une conversation totalement accessoire.

Lui aussi observe, se dit Fandorine. Il est prudent. Prudent et rusé.

— En Orient, tout est amolli, gras, placide, même l’activité illégale. Parce que les lois, ici, relèvent d’une catégorie conventionnelle. Chez nous, en Russie, la loi est malgré tout comme le timon de la charrette : elle peut tourner pour changer de direction, mais qu’on le veuille ou non, elle reste droite et ferme. En Orient, la loi est plutôt comme le liseron, qui s’enroule autour de n’importe quel solide bâton pour mieux le cajoler. Moi-même, je suis devenu comme ça ici – je me suis amolli, attendri, j’ai pris de la graisse. Si l’un de mes anciens collaborateurs me voyait, ma parole, il ne me reconnaîtrait pas !

Choubine riait, parlait avec lenteur, mais son regard ne chômait pas : constamment, il sondait l’autre, se fixant sur des détails, comme s’il prenait des photographies pour un dossier. Sotte eût été la souris qui eût cru que ce gros chat était paresseux et inoffensif.

— Nous vivons à Bakou de manière singulière, en nous efforçant de faire bon ménage avec les sacs d’or, en fermant les yeux sur leurs facéties. Et en échange, le Conseil des industriels du pétrole – qui est ici l’équivalent du saint-synode – donne chaque année en offrande six cent mille roubles à la police. Chez nous, le dernier des derniers des sergents de ville touche huit cents roubles par an, sans compter les indemnités de repas et de chauffage et les bakchichs de toute espèce. Depuis que j’ai appris à jouir correctement de l’Orient, ma vie est devenue aisée, agréable, sereine. Les Arméniens mouchardent auprès de moi les Tatars, les Tatars mouchardent les Arméniens. Parmi les camarades rêvolioutsionnêres, j’ai également mes gens, même si ce n’est pas là, a priori, mon diocèse. Mais notre chef, à la direction de la Gendarmerie, est un Européen, à la tête carrée et à l’esprit triangulaire. Je dois prendre mes précautions…

Ainsi, tout en douceur, sans insister ni poser une seule question, le lieutenant-colonel venait d’amener son interlocuteur à parler de son affaire. Bien que la lettre de recommandation ne mentionnât nullement que le sieur Fandorine venait à Bakou pour y rechercher un dangereux terroriste, pour un homme d’expérience, le nom de son auteur et le ton employé ne pouvaient signifier qu’une chose : l’affaire était de grande importance, touchant aux intérêts de l’État.

— Oui, on m’a conseillé à Tiflis de ne pas m’adresser aux services concernés ni au g-gouverneur de la ville, mais directement à vous, comme à l’instance la plus compétente.

— Je suis flatté, très flatté.

Les yeux de Timofeï Timofeïevitch avaient pris un éclat luisant : l’information lui était réellement agréable.

— Même si je n’ai guère d’illusions sur mes modestes facultés. En quoi puis-je vous aider ? Vous êtes là en raison de la grève, n’est-ce pas ?

Eraste Pétrovitch ne répondit pas. Il ne savait pas encore s’il devait mettre le lieutenant-colonel dans le secret de ses plans. L’homme, à l’évidence, était à double sinon triple fond. Il convenait sans doute de l’étudier un peu mieux.

Choubine prit son silence pour une marque d’assentiment.

Après avoir écarté légèrement le rideau en son milieu pour s’assurer qu’aucun invité n’approchait, il entama son récit :

— En haut lieu, on est très inquiet, je le sais. La grève menace de devenir générale. Les ouvriers ont désormais toutes les audaces. Ils réclament un mois de congé payé, la journée de huit heures, un jour de repos garanti, une augmentation de cinquante pour cent de leurs salaires. La contagion se propage rapidement, les chantiers d’exploitation s’arrêtent l’un après l’autre. Les révolutionnaires attaquent les jaunes au mépris de la garde qui les protège. Notre brave gouverneur a instauré l’état de siège dans la Ville Noire : couvre-feu après huit heures du soir, rassemblements de plus de trois personnes interdits. Personne n’en tient compte, mais on informe le grand chef que les mesures sont prises…

Choubine haussa ses épaules grasses avec un soupir.

— Et pendant ce temps, les prix du pétrole grimpent à cause de la pénurie. Le mois dernier, le baril était à trois roubles, il en vaut plus de quatre aujourd’hui, et les contrats à terme sont encore plus élevés. Notre produit le plus demandé, le kérosène ou pétrole lampant, est pour l’instant livré grâce à l’oléoduc d’État, mais les réserves s’épuisent. Avec ça, les actions des compagnies pétrolières se sont envolées de quinze ou vingt pour cent. La Bourse devient nerveuse…

Dans cette ville, semblait-il, même les policiers se révélaient des spécialistes du marché pétrolier. Eraste Pétrovitch s’apprêtait à interrompre cette conférence de peu d’intérêt, quand le lieutenant-colonel y mit lui-même un terme. Et d’une manière qui ne laissait pas d’impressionner.

— C’est pourquoi je ne suis pas du tout étonné qu’on se préoccupe de notre grève en haut lieu. Au point de nous envoyer en mission d’inspection secrète M. Fandorine en personne…

Choubine s’avérait être un individu plus retors qu’il n’avait d’abord semblé à Eraste Pétrovitch. Et pas versé uniquement dans les affaires bakinoises : il savait par exemple qui était E. P. Fandorine.

Ce qu’il ajouta ensuite conduisit ce dernier à relever l’action du lieutenant-colonel de plusieurs points supplémentaires (la stylistique boursière était contagieuse).

— Cela dit, je vois à présent que je me suis trompé, déclara Choubine avec un léger sourire. Vous m’avez écouté parler de la grève sans manifester d’intérêt, et votre regard trahit je ne sais quelle arrière-pensée. Allez, je ne vais pas brasser de l’air pour rien. À mon avis, nous avons passé le stade de l’observation, l’un et l’autre, et sommes mûrs pour une conversation de fond.

Sur quoi, d’un ton vif et pressant, il demanda :

— Pourquoi êtes-vous venu ? Quel genre d’aide attendez-vous de moi ?

Le chat avait cessé de jouer les endormis. Un coup de patte griffue, et la souris était prise.

Il était temps de taper sur le museau de ce Timofeï Timofeïevitch à l’épaisse fourrure. Afin qu’il comprenne bien que, dans cette danse, c’était le rôle de la dame qui lui était dévolu, non celui du cavalier.

— P-permettez-moi d’abord une question. Il m’a paru que vous faisiez sauter la b-banque avec beaucoup de facilité. Personne n’en a semblé contrarié. Personne n’a réclamé d’avoir l’occasion de se refaire. C’était un pot-de-vin camouflé ?

Le lieutenant-colonel regarda attentivement Eraste Pétrovitch dans les yeux. Il ne s’indigna pas, il ne rougit pas, il se contenta de plisser les paupières.

Après un instant, il répondit :

— Je pourrais, bien entendu, rétorquer que je suis heureux au jeu. Mais cela nuirait à l’établissement de rapports de confiance. Aussi, permettez : je n’accepte aucun bakchich de la part des indigènes, autrement ils prennent le dessus sur vous. Mais je les laisse perdre un peu aux cartes face à moi. De petites sommes.

— De petites sommes, comme vous y allez ! Un millier de roubles !

Choubine eut un sourire condescendant.

— À Moscou, mille roubles, c’est beaucoup d’argent, mais ici, pour me maintenir dans un état convenable, je dois en dépenser près de cent mille par an. Autrement, je ne me ferais pas respecter. C’est Bakou. Ici, on n’aime guère les hommes trop incorruptibles, on les craint même terriblement. On intrigue aussitôt contre eux, on leur cherche chicane. Et quand on devient vraiment nerveux, on leur envoie un « mausériste » – si le meurtre est commandité par un Arménien. Ou bien un gotchi – si c’est un musulman qui désire vous éliminer.

— Un gotchi ? répéta Fandorine.

— Un des bandits turcs de la région. On leur donne différents noms : gotchi, gotchou, kotchi, kotchii.

Comment vais-je procéder avec toi, vieux roublard ? se demandait Eraste Pétrovitch, toujours hésitant. Dois-je te parler d’Ulysse ou non ?

— Mais peut-être êtes-vous curieux de la partie espionnage ?

Choubine regardait l’assistance par la fente du rideau.

— Pour autant que je sache, ce serait plus proche de votre domaine d’intérêt que le pétrole. En ce cas, observez là-bas ces deux frères siamois.

Il écarta davantage la portière et hocha la tête en direction de deux messieurs qui se chuchotaient à l’oreille, à l’écart de la foule oisive. À en juger par l’expression de leurs visages, leur conversation portait sur un sujet grave, et même alarmant.

— Q-qui est-ce ?

— Le maigre, en jaquette, c’est le consul d’Allemagne, Tautmann. Le gros, c’est Lust, le consul d’Autriche. Regardez-le avec attention. Bien que l’empire des Hohenzollern soit plus puissant que celui des Habsbourg, chez nous, à Bakou, c’est l’Autrichien qui mène la danse, l’Allemand lui obéit en tout. Herr Lust réside ici depuis longtemps, il possède un vaste réseau d’informateurs. Il est par ailleurs officier de carrière, membre de l’état-major général, avec grade de major. Il passe pour être à la retraite, mais nous savons bien ce qu’il en est.

Tout à coup le consul d’Autriche se retourna, comme s’il avait senti les regards posés sur lui. Il salua Choubine d’un léger hochement de tête, cependant ce ne fut pas le lieutenant-colonel qu’il dévisagea, mais Fandorine.

Saurait-il qui je suis ? s’interrogea ce dernier. C’est peu probable. Cependant, un professionnel reconnaît un professionnel de loin. Comme un pêcheur devine un pêcheur.

Lust tourna le dos, prit son acolyte par le bras et l’entraîna plus loin.

Les agents austro-allemands n’intéressaient pas Eraste Pétrovitch, mais il était inutile d’expliquer ça à Choubine.

Plus un individu parle, plus il devient compréhensible, se dit Fandorine. Alors, je lui parle d’Ulysse, oui ou non ?

Déjà l’autre poursuivait :

— À Bakou vivent plusieurs milliers de ressortissants germaniques ou autrichiens – ingénieurs, commerçants, ou simples prospecteurs d’argent facile. On sait que l’absence de ressources pétrolières nationales est le point le plus vulnérable des empires d’Europe centrale. Ils sont comme des charognards arrivés en retard pour déchiqueter la proie : ils tournent, ils tournent, mais ils n’ont plus d’endroit où se caser.

— Que font-ils donc à Bakou, alors ?

— Ils espionnent. Ils achètent des entreprises par le biais d’hommes de paille. On me rapporte qu’après l’événement de Sarajevo, toute la communauté austro-allemande bourdonne comme une ruche…

Timofeï Timofeïevitch gratta sa joue rebondie.

— Mais vous n’êtes pas venu pour les Allemands et les Autrichiens, n’est-ce pas ? Encore une fois, je ne vois pas d’intérêt dans vos yeux. Peut-être m’expliquerez-vous malgré tout ? Ou bien dois-je continuer à déballer mes marchandises sur le comptoir, comme un marchand dans sa boutique ?

Ne parvenant toujours pas à se décider, Fandorine répondit :

— Plus tard. Je p-préférerais que nous nous retrouvions dans une atmosphère plus calme pour causer posément. Pour l’instant, voilà. Connaîtriez-vous un terroriste manchot, ou bien peut-être seulement un b-bandit lié aux révolutionnaires ? Aux bolcheviques, plus exactement.

Timofeï Timofeïevitch clappa de ses lèvres charnues, comme s’il goûtait la saveur de la question.

— Vous vous intéressez quand même aux révolutionnaires… Bien, bien. Manchot, dites-vous ? À Bakou, ça n’est pas vraiment un signe particulier. Il y a beaucoup d’accidents sur les chantiers de forage et dans les raffineries. Par ailleurs, il n’est pas rare qu’un terroriste perde une main en fabriquant des bombes… Hum… Je suppose que vous ne vous intéressez pas à n’importe quel menu fretin. Parmi les candidats sérieux, il y a le gotchi Abdulla Nordaranski. Il y a aussi Khatchatour le Manchot, chef d’une bande d’anarchistes arméniens. Certes, ces deux-là sont en mauvais termes avec les bolcheviques, mais ils pourraient avoir fait la paix. Comme autre estropié, nous avons encore Chamir-khan le monte-en-l’air, un Lezguien. Il vient très souvent à Bakou en tournée. Et puis également…

Le lieutenant-colonel, d’une voix hésitante, les yeux levés sur la voûte de pierre, paupières plissées, entreprit d’énumérer une longue liste de bandits, « expropriateurs » et autres forçats évadés, tous amputés d’un bras. La mémoire de Timofeï Timofeïevitch était excellente, mais Fandorine eut tôt fait de comprendre qu’il n’y aurait rien à tirer de ce catalogue.

— L’un de ces manchots utilise-t-il une c-croix noire à titre de blason personnel ? Ou bien peut-être est-ce le signe de ralliement de quelque bande de malfaiteurs ?

— Une croix noire ? Non, je n’ai jamais entendu parler de ça…

Choubine écarta les mains en un geste d’impuissance.

— Nous sommes à Bakou. Impossible de surveiller chaque criminel. Tenez, voilà ce que je vous propose. Passez me voir demain à mes bureaux, vers trois heures de l’après-midi. Nous descendrons jeter un coup d’śil au fichier.

— Parfait. En ce cas, à d-demain.

Fandorine pouvait rentrer à présent. La conversation préliminaire avec Choubine avait eu lieu et laissait clairement penser que l’homme pouvait être utile. Et lui-même avait joué consciencieusement son rôle de vieux mari d’une jeune et jolie femme. Massa avait assez attendu. Il était temps de partir.

La courtoisie réclamait cependant qu’il prît congé de son hôte.

Artachessov était à l’endroit exact où Eraste Pétrovitch l’avait laissé une demi-heure plus tôt. Il était toujours en pleine conversation, mais ses interlocuteurs avaient changé, les magnats du pétrole musulmans ayant cédé la place à un couple d’allure orientale. Le visage de la dame était presque entièrement dissimulé par une mousseline noire ; ses yeux modestement baissés laissaient entrevoir des cils magnifiques, légèrement frémissants, et ses sourcils étaient pareillement splendides. Le nez, en revanche, doit être comme celui de Hadji-agha ou de Mesrop Karapétovitch. C’est pourquoi d’ailleurs elle le cache, songea Fandorine. En tout cas, c’est ce que dirait Massa.

Un pas en retrait de cette possible beauté se tenait un homme brun de fort belle prestance, à la moustache fièrement retroussée. Il ne prenait point part à l’entretien et semblait plus occupé par la contemplation de ses boutons de manchette en rubis.

La conversation se déroulait en russe, langue qui visiblement servait à Bakou d’idiome de communication entre les nombreuses ethnies peuplant la ville côtière.

— Aïe, ça n’est pas bien, chère Saadat-khanoun, disait le maître de maison à la femme sur un ton de reproche. Ils ont solidarité prolétarienne, nous devons avoir solidarité capitaliste. Si vous cédez à vos ouvriers, quel exemple donnez-vous aux autres ? Ça n’est pas joli joli, ce que vous faites, c’est mauvais tour que vous nous jouez à tous.

— Qu’y puis-je, moi, pauvre veuve ? répondit Saadat-khanoun, tête basse. Je ne fais qu’écouter les conseils de mon cher ami et protecteur Guram-bek.

Son compagnon rectifia ses manchettes, fronça ses sourcils broussailleux et hocha la tête. Artachessov ne lui prêta aucune attention et s’adressa de nouveau à la veuve :

— Saadat-khanoun, je parlerai aux autres, mais vous savez bien vous-même que cela ne plaira à personne.

— Et l’esprit chevaleresque de Bakou ? s’exclama la dame, dont les beaux yeux s’étaient emplis de larmes. Et la pitié qu’on doit témoigner à une malheureuse contrainte de porter un si lourd fardeau sur ses frêles épaules ?

Elle parlait très bien le russe, beaucoup mieux que Mesrop Karapétovitch.

— Eh ! Quand il est question de pétrole, l’esprit chevaleresque, chez nous, n’est plus guère de mise, dit l’autre avant d’ajouter en pesant sur ses mots : Réfléchissez bien, c’est un conseil d’ami.

— Bon…, souffla Saadat-khanoun d’une voix déçue. Mon cher Guram-bek, conduisez-moi quelque part où l’on peut s’asseoir. La tête me tourne…

Le couple s’éloigna. Enfin, la voie était libre.

Mais l’affaire se révéla plus compliquée que prévu. En apprenant que son invité s’apprêtait à partir, Artachessov parut saisi d’effroi.

— Mon très cher, vous a-t-on offensé en quoi que ce soit ? demanda-t-il d’un air qu’on eût dit sincèrement affolé. S’il s’agit des sottes paroles du jeune Moussa Djabarov, je l’obligerai à vous présenter des excuses ! Et s’il s’agit de…

Il n’acheva pas, mais son regard fixé sur son neveu toujours campé auprès de l’éblouissante Claire Delune était éloquent.

— Chez nous, lorsqu’un invité repart aussi vite, c’est mauvais signe pour son hôte !

— Pour m’offenser, il serait besoin de m-moyens plus puissants, répondit Eraste Pétrovitch, désireux de le rassurer. Quant à Mme Delune, je la laisse aux griffes de ses admirateurs sans aucun remords, et sans même m’en soucier.

Mesrop Karapétovitch, cependant, ne désarma pas :

— Tout le monde remarquera que vous êtes reparti sans votre épouse. Et beaucoup de ceux qui la courtisent assidûment pourraient concevoir des craintes. Mon ami, vous ne connaissez pas les Bakinois. Quand ils sont très effrayés, ouille ! ça devient dangereux.

— Peu importe, je prends le risque.

— Restez au moins jusqu’à minuit. Le soleil sera bientôt couché. D’ici, du fond, on verra les étoiles. Tout le ciel est comme un tapis persan ! Aïe, que c’est beau !

Artachessov leva en l’air ses yeux gros comme des raisins de Corinthe.

— Et ensuite, tout le monde ira dans la maison pour le banquet. Des esturgeons, farcis de homards ! Des homards farcis de crevettes de Biscaye ! Des crevettes de Biscaye farcies de caviar !

— Et de quoi sera farci le caviar ? demanda Fandorine.

Cette lassante discussion dura dix bonnes minutes. Eraste Pétrovitch se maudissait intérieurement de son attachement aux convenances – il eût mieux fait de filer à l’anglaise.

La scène des adieux prit fin malgré tout.

Comme il marchait vers l’ascenseur, sur le bord du bassin, l’assassin en chef de l’équipe de tournage lui barra le chemin. L’homme avait eu le temps de copieusement s’imbiber au buffet, une corne emplie de vin vacillait dans sa main hésitante.

— Ah ah ! mari gâteux, mari furieux…, bredouilla l’acteur d’une langue pâteuse. Hic ! Vous ne voyez rien à travers vos lunettes…

À ce stade d’ébriété, l’individu cherche d’ordinaire à provoquer un esclandre, aussi Eraste Pétrovitch répondit-il poliment :

— Ô vénérable Ibn Sabbah, je ne porte pas de lunettes. En dépit de mon grand âge, ma vue est parfaite.

— Sabbah vous-même, rétorqua l’ivrogne en le menaçant du doigt. Je suis, moi, Lavrenti Gorski, ancien artiste des théâtres impériaux, aujourd’hui étoile, hic, de l’écran ! J’ai fait un tabac dans Guerre et Paix ! Hic.

— Et vous y jouiez Dolokhov. J’avais d-deviné.

Le bégaiement de Fandorine déplut à l’étoile de l’écran.

— Vous vous moq… hic !… quez de moi ?

Entrant totalement dans le rôle du hussard querelleur, Gorski brandit sa corne sous le nez d’Eraste Pétrovitch.

— Aux jolies femmes et à leurs amants ! Buvez, faites-moi cette grâce !

Fandorine inscrivit mentalement un nouveau point de pénalité sur le compte de Claire pour cette scène charmante. Il se demanda au fond de lui si ce n’était pas là l’ultime goutte propre à faire déborder le vase et s’il ne pouvait pas rompre dès à présent, la conscience tranquille. Que dirait la moralische Gesetz in mir(7). La Gesetz dirait : « Ça ne suffit pas,mais c’est pour bientôt. Prends patience. »

— P-permettez, je vous prie.

Délicatement, avec deux doigts, Eraste Pétrovitch écarta l’importun. Nulle violence dans le geste, mais Sabbah-Dolokhov n’en avait pas besoin de beaucoup. Il perdit l’équilibre et éclaboussa de vin rouge le smoking immaculé d’Eraste Pétrovitch.

— Oh, mon Dieu ! bafouilla Gorski, abandonnant son rôle de matamore. Je vous demande pardon… Je ne voulais pas…

Fandorine, tête basse, examinait les dégâts. À voir sa mine, on eût dit qu’il venait de se faire hara-kiri avec un sabre émoussé. La chemise, Dieu merci, n’avait pas souffert. Sur le pantalon noir, les taches se remarquaient à peine. Par ailleurs, le smoking d’Eraste Pétrovitch était réversible : il suffisait de le retourner pour obtenir un veston noir. Tout dandy nourri d’un peu d’expérience sait que les vêtements blancs sont éternellement voués à de mauvaises surprises et qu’il convient par conséquent d’être prévoyant.

Le dommage était réparable, mais où se changer ?

Il regarda autour de lui. Mais oui, dans la grotte où il avait bavardé avec le lieutenant-colonel Choubine. Ce serait l’affaire d’un instant.

Le rideau franchi, Fandorine inspecta ses effets sinistrés et dut se rendre à l’évidence : ils étaient irrémédiablement perdus. Aucun nettoyage ni détachage n’en viendrait à bout. Une fois sorti, il devrait les jeter. Deuxième perte en deux jours. Il ne lui restait plus dans ses bagages que quatre changes de vêtements convenables…

Il entendit un léger grincement derrière lui. C’était la porte de la grille qui venait de vaciller. Le cadenas qui la tenait close tout à l’heure était à présent ouvert. Bizarre.

Faiblement éclairée par des ampoules électriques, la galerie de pierre formait un coude d’où s’échappaient des sons doux et mélodieux. Un sifflement ?

La fidèle compagne du détective s’appelle curiosité. Quand il se heurte à un phénomène énigmatique, il lui vient un désir insurmontable de l’élucider.

Eraste Pétrovitch pendit sa veste à la porte (qu’elle y reste donc à sécher un peu), puis passa au régime ninpojutsu – il s’engagea sans bruit dans le couloir.

À courte distance, juste après le tournant a priori, quelqu’un sifflotait de manière très précise, bien qu’intermittente, l’air de « Ja, wir sind es, die Grisetten(8) » de La Veuve joyeuse.

Encore un pas et, passé l’angle de la galerie qui plus loin s’enfonçait dans l’obscurité, Eraste Pétrovitch découvrit une dame, de taille modeste mais élancée, qui lui tournait le dos. Tour à tour, elle tirait sur une papirosse et portait une petite flasque à sa bouche. Dans l’intervalle, elle sifflotait, en marquant le rythme du bout du pied. L’inconnue semblait d’humeur excellente.

Je me demande si elle est jolie…, s’interrogea Eraste Pétrovitch.

Il n’était qu’un moyen d’éclaircir ce point.

— Hum, hum…, fit-il.

La femme se retourna aussitôt.

Eh bien, ce n’était sans doute pas une beauté au sens conventionnel du terme. Mais le visage était vif, intéressant. Et les yeux, un pur prodige. Même les sourcils avaient de quoi charmer…

Minute, j’ai déjà vu ces sourcils et ces yeux-là ! se dit Fandorine. La femme avec qui s’entretenait Artachessov. Une quelque chose khanoun, une industrielle du pétrole, elle aussi. Saadat-khanoun ! Voilà comment elle s’appelle !

Il avait eu tort de supposer que la veuve musulmane dissimulait un nez proéminent sous sa mousseline. Le nez était busqué, certes, mais fin, pas du tout comme celui de Mesrop Karapétovitch. Les lèvres, magnifiquement dessinées, étaient pulpeuses. C’était pitié que de les dérober aux regards.

Une grimace d’effroi et de mécontentement altéra un instant les traits de la beauté orientale, et la main tenant la cigarette se précipita pour saisir le voile. Elle retomba aussitôt cependant.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama Saadat-khanoun avec soulagement. J’ai cru que c’était un Bakinois. Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous en chemise ?

La créature n’a pas froid aux yeux, songea Fandorine. Devant Artachessov, elle jouait les timides. Ah, mais c’est vrai, ils sont tous de fer ici, dans le milieu du pétrole. Apparemment, les femmes aussi.

Il se présenta, et elle à son tour :

— Saadat Validbekova. Cent vingt-cinq mille barils au bas mot…

Elle esquissa une révérence d’un air facétieux, avant de reprendre :

— Non, non, cent vingt-cinq mille tout au plus. C’est l’usage chez nous de se définir ainsi, d’après le volume de sa production pétrolière.

— Oui, je suis au c-courant.

— Passons sur la chemise, inutile de vous expliquer. Dites-moi seulement qui vous êtes.

Elle ramassa la papirosse par terre et la porta à sa bouche comme si de rien n’était.

— Industriel ? Ingénieur ? Courtier ?

— Non, je ne travaille pas dans le pétrole.

— Donc, vous n’êtes personne. Tout du moins à Bakou.

Eraste Pétrovitch avait toujours soupçonné que les musulmanes n’étaient nullement aussi effacées et soumises que le pensaient les Européens. Et néanmoins pareille vivacité le laissait abasourdi.

— Madame… Pourquoi votre attitude ici est-elle si différente de ce qu’elle était là-bas ?

— Et pourquoi irais-je jouer les biches effarouchées dès lors que vous m’avez surprise à des occupations si peu conformes à la charia ? répondit Saadat en montrant la flasque et la cigarette. En outre, on se fatigue de toute cette… fontaine de Bakhtchissaraï(9).

Elle hocha la tête en direction du bassin.

— Pour les affaires, on est forcé de tenir son rôle, mais c’est épuisant… Vous savez ce dont je rêve ?

Elle ferma les yeux et sourit avec volupté. Eraste Pétrovitch devina que Mme Validbekova était un peu pompette.

— Non, de quoi ?

— De vendre l’entreprise à tous ces chaytans, de partir d’ici, d’aller vivre à Nice. Je me baladerai sur la Promenade des Anglais, en robe décolletée, les épaules nues, pour sentir la caresse de la brise, des gants de dentelle montant jusqu’aux coudes, et avec un magnifique boxer noir.

— Un boxeur noir ? s’exclama Fandorine, estomaqué par une telle hardiesse d’imagination.

— Eh bien, oui, que je tiendrai en laisse. Mais pas un mâle, une femelle, les femelles ont une grâce extraordinaire. À Bakou, pareille chose est impossible, ce serait déroger à l’image de la pieuse musulmane, soupira la veuve joyeuse. On ne peut garder un animal impur chez soi, c’est haram. Allah miséricordieux, comme j’aime les chiens !

— Je souhaite que vos rêves se réalisent ent-tièrement.

Sur quoi Fandorine s’éloigna, afin de permettre à la dame de s’adonner librement aux plaisirs interdits. Son front s’était déridé, les commissures de ses lèvres s’étiraient en un sourire. Cette petite conversation avait curieusement rehaussé l’humeur d’Eraste Pétrovitch.

— Il est encore derrière ?

— Oui, maître.

Massa s’était retourné.

— Il suit toujours.

Ils avaient pris le chemin du retour alors que la nuit était déjà tombée : la vieille Parsifal avait mis un long moment à accepter de démarrer. Et à peine avaient-ils quitté la villa qu’un cavalier était apparu derrière eux, qui s’obstinait à les suivre. Il ne se rapprochait pas, mais ne se laissait pas non plus distancer. Impossible de distinguer clairement sa silhouette. Quand la lune écartait les nuées, on voyait bien que l’individu était vêtu de noir et coiffé d’un papakha, mais c’était tout.

Au bout d’un quart d’heure, Fandorine freina pour voir s’il s’agissait ou non d’une coïncidence. Le cavalier s’arrêta lui aussi.

Ce n’était pas une coïncidence.

Intéressant, se dit-il. Voyons ce qui va se passer ensuite.

— Qu’en pensez-vous, maître ? A-t-il un bras ou bien deux ? demanda Massa. Il faudrait vérifier.

Ils tentèrent une marche arrière ; le cavalier tourna bride et s’éloigna.

— Pour une filature, il se conduit de manière stupide. Pour une agression, il est encore plus bête, observa Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. Qu’il aille au diable. Que peut un homme seul, même s’il n’est pas manchot ?

Le Japonais acquiesça :

— S’il veut traîner dernière nous, qu’il le fasse. S’il veut nous attaquer, qu’il le fasse aussi.

Ils atteignirent bientôt la Ville Noire. Il n’était pas possible de semer le cavalier en accélérant. À cause des nids-de-poule et de la faible puissance des phares, on ne pouvait guère dépasser les quinze kilomètres-heure.

La nuit, la zone d’exploitation pétrolière semblait encore plus sinistre que le jour. Le smog et la noirceur des bâtiments n’étaient plus visibles, bien sûr, mais de chaque côté de la route des torches flamboyaient, de funeste augure, et les derricks qui émergeaient de l’obscurité semblaient comme autant de squelettes géants. Par ailleurs, on entendait çà et là éclater des coups de feu.

— J’aimerais bien faire un tour par ici, déclara Massa en scrutant les ténèbres avec curiosité. Ça me distrairait. Autrement la journée sera finie sans que rien se soit passé. C’est d’un ennui ! Après les événements d’hier, j’étais d’humeur à…

Il n’acheva pas sa phrase et dit d’une voix précipitée :

— Maître, il se rapproche…

Eraste Pétrovitch se retourna. Effectivement, le cavalier, qui était resté tout ce temps à une distance de cent cinquante, deux cents mètres, était passé du trot au galop. Sa bourka noire se déployait comme des ailes. La silhouette semblait d’une taille prodigieuse – sans doute par un effet de la lumière lunaire.

Si Fandorine eût regardé devant lui, il eût aperçu les éclairs à temps et la salve ne l’eût pas pris au dépourvu. Mais là, brutalement, la déflagration lui fracassa les oreilles. Des éclats de verre se détachèrent du pare-brise, la Parsifal fit une embardée, les pneus crevés. Eraste Pétrovitch braqua le volant pour éviter de quitter la route, mais en vain. La voiture escalada l’accotement et bascula sur le côté. Ses deux passagers roulèrent dans la poussière.

Abasourdi, Fandorine cria :

— Tu n’as rien de cassé ?

Mais le Japonais gisait face contre terre, il ne bougeait pas. La vitre avant montrait trois impacts de balle sur la droite – juste là où était assis Massa.

Au-dessus de leurs têtes, une roue continuait à tourner furieusement. La Parsifal était couchée sur le flanc, formant rempart pour les deux hommes étendus sur le sol.

Eraste Pétrovitch retourna son serviteur.

Sale affaire ! Toute la chemise était en sang. Les paupières ne laissaient voir que le blanc des yeux révulsés. Massa respirait, mais les balles lui avaient transpercé la poitrine. En un endroit dangereux.

Il fallait en finir au plus vite avec les agresseurs et s’occuper du blessé.

Fandorine se releva d’un bond et risqua un coup d’śil hors de son abri.

Tout était clair. L’embuscade avait été tendue dans un virage où le véhicule, qui roulait déjà à faible allure, devait ralentir. On avait tiré à proche distance, depuis le mur de pierre d’une sorte d’entrepôt. C’était un miracle que le conducteur eût été épargné. Une chance incroyable – ou plutôt une chance toute fandorinienne.

La crête du mur d’enceinte s’illumina de nouveau de brèves lueurs. La voiture se mit à tressauter sous une pluie de balles. Eraste Pétrovitch riposta par un unique coup de feu. À en juger par le hurlement qui suivit, ce ne fut pas du temps perdu.

Où est le cavalier ? se demanda-t-il. Il ne serait pas en train de se glisser dans notre dos ?

Mais non, les abords, en arrière du lieu, étaient déserts.

Fandorine déchira un pan de la chemise de Massa, confectionna à la hâte un tampon hémostatique et en couvrit la plaie.

Il fallait le transporter à l’hôpital, et vite !

Nouvelle salve. La Parsifal tressauta et vacilla derechef.

Passons en mode yorume, décida Eraste Pétrovitch.

Durant près d’une minute, il se massa les globes oculaires pour stimuler le yorume, la vision nocturne. Les agresseurs imaginèrent sans doute qu’il était hors de combat. L’un sauta du haut du mur.

Puis un second.

Ils coururent, de manière à contourner le véhicule, l’un par la droite, l’autre par la gauche.

Pile à cet instant, le yorume devint actif. Un coup de feu depuis l’avant de la voiture, un bond, un autre tir depuis le pare-chocs arrière. Les deux corps s’affaissèrent sans un cri. Eraste Pétrovitch était furieux et pressé, aussi visait-il à coup sûr, à la tête.

Eh bien, êtes-vous encore nombreux là-bas ?

Oh oui, ils l’étaient.

Une nouvelle salve éclata. L’automobile s’inclina et s’effondra sur Fandorine, le frappant à la nuque du lourd tranchant de sa portière.

Quand il revint à lui, Eraste Pétrovitch comprit qu’il ne pouvait remuer. On l’avait déjà dégagé de sous la voiture, mais on le tenait solidement par les bras et les jambes. Ils étaient au moins quatre. Leurs visages, dans l’ombre, étaient invisibles. On les entendait juste renifler bruyamment. Ils sentaient le tabac, l’ail et la sueur. Ces gens parlaient avec animation entre eux dans une langue inconnue.

Puis l’un d’eux tourna la tête et cria en russe :

— Khatchik, on l’achève, celui-là, ou quoi ?

Des ténèbres, une voix de basse lui répondit, en russe également, mais avec un fort accent :

— Il a tué Achot, il a tué Aram, Sarkis se meurt. Il n’aura pas une mort facile.

La terre grinça sous des pas pesants. Une ombre en papakha et tcherkeska vint se camper tout près, masquant la moitié du ciel noir. Sa manche gauche, vide, était passée dans sa ceinture.

— Ligotez-le, ordonna le manchot, sur quoi il ajouta quelques mots dans une autre langue que Fandorine ne comprenait pas mais qu’il devina être de l’arménien.

On le ficela rapidement, des épaules jusqu’aux genoux, de manière qu’il ne pût remuer le petit doigt.

On le souleva avec un ahan, comme un paquet, et on se mit en marche. En se dévissant le cou, Eraste Pétrovitch aperçut un corps immobile, gisant toujours à la même place. Pauvre Massa ! Sans secours médical, il allait mourir !

Une minute plus tard, Fandorine ne tenait plus Massa pour si malheureux. Le sort du Japonais était enviable par rapport à celui qui l’attendait.

Il comprit quelle mort lui avait réservée le manchot quand au-dessus de sa tête se dessina la silhouette ajourée d’un derrick – un de ceux qui se dressaient le long de la chaussée.

— Pas la tête la première, les pieds d’abord ! dit le Russe. Qu’il en bave un peu, l’ordure.

Fandorine fut hissé au-dessus du puits, d’où montait une dense et écśurante odeur de pétrole.

— Un, deux, lâchez !

La chute fut brève : quelques mètres tout au plus. Eraste Pétrovitch creva la surface d’une boue liquide qui retomba avec raideur et indolence. Lorsqu’il toucha le fond, il poussa sur ses jambes pour remonter. Le fluide visqueux lui arrivait à la ceinture. Ses pieds commencèrent presque aussitôt à s’enfoncer lentement. Il lui était impossible de se dégager tant ses liens étaient étroits.

Autour de lui régnaient des ténèbres absolues. Seul un carré d’ombre grise se découpait en haut.

— Crève, salope !

Tel était le dernier adieu adressé à Fandorine par l’humanité.

Simon avait parlé de ces journaliers qui, asphyxiés, étaient aspirés par le puits, se souvint Eraste Pétrovitch.

À chaque instant, il avait l’impression de rapetisser d’un pouce. Ou bien était-ce le niveau du liquide huileux qui s’élevait ? Il était forcé de respirer par la bouche : l’air saturé d’émanations d’hydrocarbures ne contenait presque pas d’oxygène.

Durant quelques minutes, Fandorine tenta de défaire les cordes qui l’entravaient. Mais elles étaient serrées à l’extrême. Ses gesticulations ne firent qu’accélérer son enfoncement dans le trou. Le pétrole lui montait à présent jusqu’au milieu de la poitrine.

Bien des fois, Eraste Pétrovitch avait réfléchi à ce que serait sa mort. Mais il n’avait jamais rien imaginé d’aussi atroce dans ses plus sombres cauchemars.

L’honnête homme garde à l’esprit que le mérite n’est pas dans ce qui lui arrive, mais dans la manière avec laquelle il l’affronte ! se dit-il.

Il leva la tête pour contempler une dernière fois un morceau du cosmos, fût-il petit et grisâtre.

Dans l’ouverture carrée – ignoble ironie aux yeux de Fandorine, au seuil de la mort –, l’astre de Vénus brillait de sa pâle lueur.

Kara-Gassym

L’astre de l’amour fut masqué par une tache noire. Une voix qui, au fond du puits, parut assourdissante lança ces paroles incompréhensibles :

— Aj kişi, sən sağsan ?

C’était à coup sûr un des bandits, revenu sur ses pas pour le moquer une dernière fois, mais Eraste Pétrovitch se réjouit d’avoir cette visite, si déplaisante fût-elle.

Il faut le mettre hors de lui ! songea-t-il. Lui lancer des injures horribles. Pour qu’il devienne fou furieux et me tire dessus. Tout plutôt que de mourir noyé dans cette vase infâme !

Le malheur était que Fandorine ne maîtrisait absolument pas l’art de l’invective. Avoir vécu sur terre tant d’années et ne pas savoir ça ! Alors que sa vie, à présent, en dépendait. Ou plutôt sa mort.

Les représentants des petits peuples sont très chatouilleux sur le chapitre du sentiment national. Or les agresseurs, à en juger par leurs noms, étaient en majorité arméniens.

Aussi Eraste Pétrovitch lâcha-t-il une bordée de jurons à l’adresse de la nation arménienne qui pourtant n’en pouvait mais – chose qu’il ne se fût jamais permise sans la terreur de mourir de manière si atroce.

— Vaï, tu parles vrai, gronda une voix de basse. Toi russe, mais parles vrai. Je vais regarder toi. Où la lampe être ici ?

L’ombre disparut, l’étoile perfide se remit à scintiller.

Un instant plus tard surgit à sa place une sphère lumineuse qui entama une lente descente à l’intérieur du puits.

C’était une lampe à huile en verre. Oscillant légèrement au bout d’une corde, elle s’arrêta au-dessus de la tête du condamné à la noyade.

On ne distinguait plus rien de l’ouverture du trou, en revanche les parois noires et visqueuses se détachaient de l’obscurité.

— Sois maudit, chien puant ! dit Fandorine d’une voix mal assurée, en même temps qu’il clignait les yeux, faute de comprendre ce qui se passait.

— Puant toi-même, répondit la voix. Ton tête est tout noir. Tu veux te noyer tout à fait ? Attends, te noie pas.

La lampe remonta aussi lentement qu’elle était descendue.

L’obscurité retomba. Encore plus noire qu’un instant avant. Eraste Pétrovitch se débattit, tendit toutes ses forces, qui n’étaient pas minces, mais les liens étaient solides. Il s’enfonça davantage, presque jusqu’au cou.

Il serra les dents pour ne pas crier, pour ne pas implorer du secours à un inconnu, quel qu’il pût être. L’honnête homme ne réclame du secours qu’à Dieu. Et seulement dans le cas où il croit en Lui.

— Seigneur, murmura Eraste Pétrovitch, s’il ne T’est pas indifférent que je croie ou non en Toi, fais quelque chose. Autrement je me présenterai bientôt devant Toi et Te demanderai pourquoi Tu m’as traité de la sorte.

Le Très-Haut fut-Il effrayé ou bien eut-Il mauvaise conscience ? Mais avait-Il seulement projeté de rencontrer Eraste Pétrovitch dès maintenant ? Toujours est-il que la lumière réapparut en haut, et de nouveau se rapprocha de lui.

C’était toujours la même lampe, mais cette fois-ci un poignard à lame étroite pendait au-dessous. L’arme se balançait, scintillant d’un éclat tentateur.

— Kandjar bien aiguisé, prononça la voix de basse. Prends avec dents, coupe le corde. Un seul tchik, et terminé.

Tenter de se hausser sur la pointe des pieds fut une idée désastreuse : Fandorine ne fit que s’enfoncer davantage. Le kandjar pendait juste devant son nez, mais en saisir le manche avec les dents se révéla loin d’être simple. Il tordit le cou, essaya par un côté, puis par l’autre. Pas moyen !

Voilà quelle compétence il aurait dû acquérir, et non celle de courir au plafond !

La quatrième tentative, cependant, fut la bonne. Eraste Pétrovitch mordit dans l’objet comme un forcené. Mais que faire ensuite ? Le manche du poignard était attaché à la lampe.

Il tira d’un coup sec, et le couteau se libéra avec une facilité déconcertante. Le nśud tenait à peine.

Serrant solidement les mâchoires, Fandorine se contorsionna pour tenter d’atteindre avec la lame le premier tour de corde, au niveau de son aisselle.

Il y réussit. Quel tranchant acéré ! Au premier contact, la corde avait cédé. « Un seul tchik », en effet !

Maintenant, la même chose de l’autre côté.

Oui !

Les liens commencèrent de se relâcher. Une minute après environ, ses deux mains étaient libres. Pour désentraver ses jambes, il dut se pencher et plonger la tête dans le pétrole, mais c’était là une broutille.

— Vaï, bravo ! s’exclama le sauveteur inconnu, qui jusqu’alors avait observé sans rien dire comment Fandorine s’y prenait.

N’en croyant pas son bonheur, Eraste Pétrovitch tenta sans plus réfléchir de s’extraire du puits. Il prit appui contre les parois, mais il glissait et chaque fois retombait.

Nom de Dieu, il n’allait pas pouvoir sortir d’ici, même les mains déliées !

— Vaï, imbécile ! dit la voix de basse avec le même calme en commentaire à ses vains efforts. Le corde est là pour quoi ? Tiens ferme, hein ? Ôte lampe, jette-la. Mais d’abord éteins. Autrement tu finiras rôti.

Fandorine souleva la cloche de verre et souffla la flamme avec précaution. Une étincelle, et il brûlait vif.

Il cria aux ténèbres :

— C’est bon ! Je me cramponne !

Au même instant, il sentit qu’on le hissait, avec une extrême aisance, comme si on avait eu le temps de fixer la corde à un treuil.

Un moment plus tard, Eraste Pétrovitch était assis au bord du trou, aspirant l’air nocturne par la bouche, l’air si pur, si doux, si enchanteur de la Ville Noire, qui pourtant lui avait semblé quelques heures plus tôt parfaitement irrespirable.

En outre, à la surface on y voyait clair. L’éclat de la lune, après l’obscurité du puits, lui parut insoutenable, l’obligeant à cligner les paupières. Fandorine examina son sauveur, les mains en visière au-dessus des yeux.

C’était un colosse, aussi grand que corpulent, doté de somptueuses moustaches en guidon de vélo. Lui aussi détaillait l’homme qu’il venait de secourir. Le géant était tout vêtu de noir : papakha, tcherkeska, bourka. Noirs également étaient ses sourcils, larges et drus, tandis que ses gros yeux ronds étaient d’une ébène opaque.

Sans cérémonie, de ses mains énormes et puissantes, il força Eraste Pétrovitch à tourner sur lui-même, le palpa, le malaxa. Pour enfin conclure :

— Tu n’es pas blessé. Qui es-tu ? Pourquoi Arméniens t’ont jeté dans cette puits ? Pour plonger dans pétrole homme vivant il faut haïr beaucoup. Eh ! Qui es-tu ? Réponds !

Il secoua une nouvelle fois par les épaules Fandorine, qui peinait encore à reprendre ses esprits.

— Tu vas parler, oui ? Ça m’intéresse !

— Mon ennemi, fit Eraste Pétrovitch en crachant un jet de salive grasse et visqueuse, est un manchot. Son nom : Khatchik. Il a tenté de me tuer, pour la troisième fois. Pourquoi ? Je l’ignore.

Il ne parvenait plus à parler que par courtes phrases.

Tout à coup, la mémoire lui revint : Massa !

Il bondit sur ses jambes et courut à l’automobile renversée.

Massa était toujours étendu à la même place. Son visage, basculé en arrière, était pâle, figé. Ses orbites sombres paraissaient vides.

Tombant à genoux, Fandorine lui prit le pouls. Vivant !

Il déboutonna la chemise. Au premier instant, il poussa un cri de soulagement : la blessure qu’il avait pansée à la hâte au moyen d’un tampon improvisé était presque tangentielle, la balle était ressortie sur le côté, entre les côtes. Plus près du sternum, cependant, se dessinait un autre trou noir. Très peu de sang, mais une bulle de couleur sombre qui en sortit pour enfler puis diminuer aussitôt. Le poumon était perforé !

— Il meurt ? demanda l’homme vêtu de nuit. Oui, il meurt. La sang coule dans l’intérieur, c’est merde.

Il a raison ! se dit Fandorine. Il faut stopper l’hémorragie interne ! Reprends-toi, secoue ta fatigue, agis !

Au prix d’un effort de volonté, Eraste Pétrovitch se contraignit à oublier qu’il s’agissait de Massa. Et de manière générale à tout oublier. Ne plus penser à rien. Mettre hors circuit tout son corps, à l’exception de son index. Se changer en ce doigt. Y accumuler le ki.

Quand le doigt, gorgé d’énergie vitale, commença à lui lancer, comme sous l’effet de la douleur, Fandorine prit une grande inspiration, enfonça toute sa première phalange dans la blessure et l’y maintint tout le temps qu’il parvint à retenir son souffle.

— C’est sorcellerie ? s’enquit le colosse avec curiosité.

— Il faut le conduire à l’hôpital.

Eraste Pétrovitch se releva et fit le tour de la voiture. Avec l’aide du gaillard moustachu, il eût été possible de remettre la Parsifal sur ses roues. Mais elle n’eût jamais roulé. Les pneus avant étaient criblés de balles. Elle semblait, en outre, avoir perdu toute son huile.

— L’emmener, on peut.

L’inconnu tendit le bras. À quelque distance, près du derrick voisin, un énorme cheval attendait, agitant tranquillement la queue.

— Alors aide-moi à le p-porter.

— Pourquoi « aide-moi » ? Pas la peine.

L’homme fit tomber sa bourka de ses épaules, puis, sans effort, déplaça Massa pour le coucher sur la cape, l’en enveloppa et le souleva.

Chacun de ses mouvements était lent, réfléchi.

Après avoir observé plus attentivement la monture, Eraste Pétrovitch demanda :

— Attends un peu. C’est toi qui nous suivais ?

— C’est moi.

— P-pourquoi ? Qui es-tu ?

— Comment « pourquoi » ? Je voulais vous dépouiller, répondit l’hercule d’un ton digne, tout en étendant le Japonais sur le large dos du cheval. Je suis Kara-Gassym, tu as entendu parler ?

— Non.

L’homme parut vexé.

— Les vôtres disent : « Gassym le Noir ». Tu n’as pas entendu non plus ? D’où sors-tu, hein ? Je suis un gotchi.

— Ah oui, un brigand.

— Aman-aman, c’est toi qui es brigand !

Kara-Gassym commençait à montrer des signes de colère, mais cela ne l’empêcha pas d’attacher solidement le blessé sur la croupe du cheval, de manière qu’il ne pût tomber : la tête sur la selle, visage vers le ciel, les jambes vers la queue.

— Brigand mauvaise, fait méchanceté gens faibles. Le gotchi, lui, protège gens faibles, fait méchanceté gens mauvaises. On y va, d’accord ? Je vais t’expliquer si tu comprendre rien.

Ils s’en furent par la chaussée en direction de la ville, tenant le cheval par la bride, chacun d’un côté. La bête semblait être consciente de la nécessité de marcher d’un pas égal, elle posait ses sabots avec précaution et évitait ornières et nids-de-poule.

— Quand homme mauvaise fait méchanceté gens pauvres, moi, j’arrive, je dis : tu payes amende. Tu sais ce que c’est, un « amende » ?

— J-je sais.

Eraste ne quittait pas Massa des yeux.

Seigneur, il ne va tout de même pas mourir ? Son organisme est d’une extraordinaire robustesse, mais il faut l’amener sur une table d’opération le plus vite possible. Ah ! j’aurais dû vérifier si la balle était ressortie ou pas.

Gassym jugea tout de même nécessaire d’expliquer :

— Amende il faut payer. Celui qui veut pas payer, hop ! il rend âme. Mais c’est seulement au début qu’ils veulent pas. Quand plusieurs hommes mauvaises ont rendu âme, ensuite tous ils veulent bien. Sur terre il y a beaucoup d’hommes mauvaises. Alors il y a toujours quelqu’un qu’on peut prendre un amende. Je savais que beaucoup d’hommes mauvaises seront invités chez ce chien de Mesrop Artachessov. J’attendais qui retournera première en ville sans escorte. Tu es parti. Sans escorte du tout. Bien, je me dis. C’est pas seulement hommes mauvaises, mais hommes stupides. Je me dis je vais suivre elles jusqu’à derrick de Rothschild, là où ça a brûlé l’an dernier, et là je rattrape. Endroit tranquille, très beau. Là, je prends tout. S’ils donnent pas, je les tue. Tel est le loi. Qui veut pas donner on peut tuer. Mais on peut tuer avec pistolet, dit-il en se donnant une tape sur le flanc, avec kandjar aussi on peut, ajouta-t-il avec une nouvelle claque sur l’autre côté. Mais jeter un homme vivant dans une puits de pétrole, personne n’a droit de ça. Même homme mauvaise n’a pas. Qui a fait ça est pire que chaytan.

— Où as-tu pris que nous étions mauvais ?

— Tu as voiture, non ? répliqua Gassym d’un ton surpris. Tu as veste blanche, non ? Ça veut dire que tu es riche. Or les riches sont tous mauvaises. On peut prendre amende à n’importe quel riche, on se trompe pas. Je prends moitié amende pour moi, parce que j’ai besoin de manger beaucoup. Il faut viande, il faut pilaf, il faut ouriouk et izioum(10) (j’aime très fort ouriouk et izioum, je les mange beaucoup). Autre moitié amende, je donne à gens pauvres. En échange, moi, j’ai respect, et la police, elle, a peau de balle et balai de crin. Tu sais ce que c’est, « peau de balle et balai de crin » ?

Pour plus de clarté, il leva son poing pesant à hauteur du garrot du cheval et esquissa un geste obscène.

— Je sais. D’où vient-il que tu saches si bien le russe ? Y compris « peau de balle et balai de crin ».

— J’ai passé année dernière dans prison. Forteresse Braïlov. Tu connais ? Endroit mauvaise. Mais bons gens. Pourtant russes, mais très bons gens. Six mois avec eux dans même cellule j’ai resté. Je pouvais évader mille fois, mais je voulais pas. Je serais resté comme ça un an, deux ans. Mais la directeur a voulu m’envoyer Sibérie. Moi, je voulais pas Sibérie. Là-bas, il fait froid, pas d’izioum, par d’ouriouk (j’aime très fort ouriouk et izioum). Bientôt je m’ai ennuyé, j’ai cassé un peu cellule. Je m’ai sauvé. Les bons gens russes ont appris moi beaucoup les choses utiles. Maintenant j’ai devenu malin. Aucune flic me trouvera, aucune agent m’attrapera.

L’individu était amusant. Eraste Pétrovitch l’écoutait avec grand intérêt.

— Tu parles bien russe, mais tu mélanges tout le temps les genres masculin et féminin. Pourquoi, c’est le plus difficile ?

— Comment ça, difficile ? Le bon mot, c’est toujours « lui », le mauvais mot, c’est « elle ». Je n’ai pas respect pour femmes. Tout le mal vient de elles.

Une idée à retenir…, songea Fandorine. Pas en ce qui concerne les femmes, mais par rapport aux mots. On voit ainsi tout de suite ce qui plaît à son interlocuteur, et ce qu’il n’aime pas. Par exemple, si on dit : « Ma gracieuse sire, puis-je ajouter foi à votre vertueuse discours ? », l’autre comprend immédiatement qu’on ne se laissera pas berner… Mon Dieu, quelles sottises me traversent la tête !

— Il y a loin jusqu’à l’hôpital ?

— Oublie ta hôpital, dit Gassym. Il faut pas hôpital. Il faut endroit bon, tranquille. Je connais endroit comme ça. Là-bas ton ami pourra mourir en paix. Ou bien pas mourir, comme Allah voudra. Je connais bon docteur, je l’amènerai. Mais hôpital, il faut pas. Tout le monde saura. Toute la ville saura. Khatchik la manchot saura. Il saura, et il tuera de nouveau. Il tuera lui, il tuera toi. Pourquoi il faut ? Laisse Khatchik penser lui est mort et toi es mort. Ce sera mieux.

Eraste Pétrovitch s’arrêta.

— Tu connais le manchot ? Que sais-tu de lui ?

— Je sais tout. Il est ma ennemi. Eh ! nous y allons, oui ? Cheval s’étonne pourquoi nous bougeons plus.

— Khatchik est ton ennemi ?

— Écoute, dit le gotchi d’un ton surpris. Tu penses pourquoi je vais avec toi, pourquoi je transporte ton ami-śil-bridé sur mon cheval ?

— P-pourquoi ?

— L’ennemi de ma ennemie est mon ami, c’est clair ? Quand tu as parlé de Khatchik la manchot, j’ai pensé : Eh ! eh ! il faut aider cet homme sale.

Fandorine contourna vivement le cheval et empoigna Gassym par le bras. Le brigand était d’une demi-tête plus grand que lui, et deux fois plus large.

— Qui est ce Khatchik ?

— Homme mauvaise. Arménien. Il y a Arméniens mauvaises, et Arméniens beaucoup mauvaises. Celle-là est beaucoup beaucoup mauvaise. Pas pire il y a. Compris, oui ?

— Non, je ne comprends pas ! Pourquoi tient-il autant à me tuer ?

— Est-ce que moi, je sais ?

Gassym haussa les épaules.

— Il est mauvaise, alors il veut. Une Arménien, je te dis ! Tu connais anarchistes ? Khatchatour le Manchot a anarchistes dans sa bande. Pas seulement Arméniens, il y a Russes aussi, mais musulmans il n’y a pas.

D’habitude les anarchistes ne font pas bon ménage avec les bolcheviques, se dit Fandorine. Bizarre. Mais peut-être mes renseignements datent-ils un peu et Ulysse est-il devenu entre-temps anarchiste ? Il a assassiné Spiridonov, or les bolcheviques ne pratiquent pas la terreur. Khatchatour le Manchot ? Le lieutenant-colonel Choubine avait mentionné ce nom !

— Eh quoi, Khatchik et Khatchatour, c’est la même chose ?

— Écoute, d’où tu sors ? « Khatchik » et « Khatchatour », c’est chez eux comme « Vania » et « Ivan » chez vous, compris ?

— Ce Khatchatour a-t-il pour signe de reconnaissance une croix noire ?

— C’est possible. Khatch dans langue à eux, en arménien, veut dire « croix ».

Gassym cracha, sans qu’on sût si c’était sur la croix ou sur les Arméniens.

À cause de Massa, je perds toute présence d’esprit, se reprit Fandorine. L’enquête est une chose, mais je n’ai pas remercié cet homme de m’avoir sauvé !

— Merci de m’avoir tiré de là. Je croyais ma fin v-venue.

Gassym le toisa avec dédain.

— Le femme dit « merci ». L’homme dit pas « merci ». L’homme fait « merci ».

— Bien. Comment puis-je te remercier ?

— J’ai vu comment tu tires. Presque aussi bien que moi. Tu veux faire « merci » à moi, alors tuons ensemble Khatchatour. Pour toi c’est une ennemi en moins, pour moi c’est une ennemi en moins. Vie meilleure.

— Mais… Après ça ma dette envers toi sera encore plus grande.

— Homme mauvaise donne dette, « usurier » ça s’appelle, déclara Gassym d’un ton sentencieux. Moi, je donne pas dette, je prends pas dette. J’aime honnête et juste. Tu aideras moi à tuer Khatchatour, comme ça toi et moi ce sera honnête.

— Le marché est avantageux. D-d’accord.

Il y a tout de même un dieu, dirait-on, songea Fandorine. Il me prive d’un collaborateur, et aussitôt m’en fournit un autre en échange. L’idée lui était venue toute seule, et Fandorine en eut grande honte. Comme s’il avait trahi Massa. Il se pencha et redressa la tête du blessé, qui avait glissé.

— Il y a loin jusqu’à ton « endroit tranquille » ?

La réponse fut flegmatique :

— Qu’est-ce que c’est « loin », qu’est-ce que c’est « proche » ? Parfois cinq pas, c’est loin. Et parfois cent verstes, c’est proche. Nous avons deux heures à marcher. Ou trois peut-être. Dis des choses, le temps filera vite. Quelle espèce homme es-tu, que fais-tu ?

— Ce serait trop long à raconter. Trois heures n’y suffiraient pas, marmonna Eraste Pétrovitch en prenant le pouls du blessé au niveau de la carotide.

— Alors, moi je vais parler. J’aime parler. Et toi, écoute, oui ?

— Je veux bien. Seulement réponds d’abord à une question : tu as dit que l’ennemi de ton ennemi est ton ami…

Fandorine observait d’un śil scrutateur celui qui l’avait sauvé et qui opinait du papakha en signe d’assentiment.

— Mais lorsque tu m’as sorti du puits, tu ne savais pas encore que le Manchot était mon ennemi.

— Je savais pas.

Gassym flatta le cheval en passant la main dans son toupet.

— Mais personne doit mourir comme ça. Même Khatchatour, j’aurais tiré de la puits. Ensuite, bien sûr, je l’aurais égorgé, mais le laisser se noyer dans la fosse, non.

Soudain, il s’assombrit et se prit à souffler par le nez.

— Je vais te raconter une chose. Seulement écoute bien. Comment on dit… ne coupe pas, oui ? Je suis ému quand je parle de ça. Cśur bat fort… Mon père… mon papa, oui ? était foreur. C’est celui au fond de la trou, qui puise pétrole avec seau. Papa est mort dans la puits, étouffé. Deux frères aînés j’avais, foreurs aussi. L’un a brûlé vif, pendant l’incendie. Une éboulement a enseveli autre. Celui enseveli, Moussa s’appelait, il était beau, intelligent, voulait école apprendre. On n’avait pas l’argent, il faut économiser. C’est pourquoi il travaillait dans puits. Il avait peur, mais il travaillait. Quand Moussa est mort, maman aussi est mort. Il aimait Moussa très fort. Avant la mort, maman m’a dit : « Gassym, si tu vas travailler puits, je maudirai toi depuis autre monde. » J’ai obéi, je suis pas allé dans la puits, je suis devenu ambal : porter fardeau lourde. J’avais dix-sept ans, une seule main je pouvais soulever six pouds. J’avais vingt ans, je travaillais comme trois ambal. Je travaillais beaucoup, je gagnais deux roubles par jour. Parce que j’avais très faim. Je mange beaucoup. Je mange le pilaf, je mange bon mouton, j’aime très fort izioum et ouriouk.

— Tu l’as d-déjà dit.

— Eh, me coupe pas, oui ?! protesta Gassym, un peu fâché. Écoute, respire, dit « aïe, aïe ».

— Aïe, aïe, fit Eraste Pétrovitch.

Il posa la main sur le front de Massa. Celui-ci était glacé. Les doigts de Fandorine y laissèrent une large trace de pétrole.

Je suis noir comme un ramoneur, songea-t-il, qui plus est comme un ramoneur éthiopien.

— Allah m’est témoin, je vivais comme une idiot. Ce que j’ai gagné dans une journée, je le mange tout. Alors j’ai commencé à penser. Je me dis : Je vais coltiner des sacs pour manger, et puis je mourrai. Et ça fera que j’ai vécu sur terre seulement pour porter des sacs et manger. C’est triste. J’ai pensé à ça, j’ai pensé, j’ai pensé longtemps, et il est arrivé un chose bon.

Le gotchi sourit au plaisant souvenir.

— Il y avait pluie, il y avait boue. Impossible marcher dans rue, quand on veut rester propre. Ambal peut. Ambal s’en fout. Un voiture s’arrête. Il y a dedans des riches Russes, complètement ivres. L’une crie : « Eh ! Ambal, porte-moi sur le trottoir ! Je te donnerai un rouble ! » Une autre crie : « Non, c’est moi que tu vas porter. Je t’en donne dix ! » Je pense : Dix roubles, on peut manger cinq jours. Elle monte sur moi…

— Une femme ?

— Pourquoi femme ? Homme russe, riche, ivre. Avec le bâton très mince, une canne ça s’appelle. Elle rit fort, et boum ! coup de canne sur le crâne. Boum ! « Hue, baudet ! » elle crie. Je parlais mal russe alors, mais le mot « baudet », c’était compris. Et brusquement je me dis : Eh ! c’est vrai, je suis une baudet. Baudet porte charge comme moi, pour manger, toute sa vie. Je l’ai pris, cette type, par les hanches, je l’ai retourné et jeté dans un fossé plein de la boue.

Gassym secoua la tête d’un air navré.

— J’ai mal agi, j’aurais dû la serrer contre moi, l’embrasser. Elle a ouvert mes yeux ! J’étais une baudet, je suis devenu un humain. J’ai ôté le palan, le coussin sur quoi on porte les sacs. Je l’ai jeté aussi. Je me suis éloigné dans rue. Toujours pluie, très bien. Derrière moi, des cris. Une policier courait, avec coups de sifflet. Elle me rattrape, cette tête d’imbécile. M’empoigne par le col. J’ai cogné la flic, je lui ai pris le sabre, je lui ai pris le Nagant. Et j’ai cessé de vivre avec l’ennui, j’ai commencé à vivre sans l’ennui. Parce qu’une vie d’ennui est pire que la mort, pas vrai ?

— En effet.

— Alors pourquoi avoir peur de mort ? C’est vie d’ennui qu’il faut avoir peur. J’ai tort ?

— Je ne sais pas.

Fandorine sourit, séduit malgré lui par le personnage.

— C’est-à-dire… je suis du même avis, mais ne suis pas certain d’avoir r-raison.

— Eh ! vieil homme, s’emporta Gassym, tu as le poil blanc, pour ça je te respecte, mais quelle idiotie tu dis ! L’homme respectable a toujours raison, même quand il a tort.

Soudain Eraste Pétrovitch comprit pourquoi il était si captivant d’écouter et d’observer ce colosse bakinois. Les gens du Sud sont d’ordinaire agités et affairés, ils parlent vite, s’enflamment facilement. Or celui-ci n’avait rien d’un Méridional à cet égard. C’était Portos, en papakha et tcherkeska. Sa complexion monumentale et sa force de taureau rendaient Kara-Gassym à la fois lent, calme et imperturbable. Il inspirait confiance sans qu’on en eût conscience. À côté de lui, l’inquiétude et la peur s’atténuaient. Peut-être le docteur dont parlait le gotchi saurait-il sauver Massa ?

La Ville Noire avec ses derricks, ses usines, ses citernes et ses entrepôts était depuis longtemps derrière eux. Gassym avait laissé de côté la station de l’oléoduc national, éclairée par des projecteurs, ainsi que le poste de police voisin du passage à niveau. Ils avaient quitté la route et ne marchaient plus que par des ruelles non pavées bordées de maisons d’habitation – des maisons différentes de celles du centre, cependant, très basses, aux toits plats, ceintes de murs et de palissades.

Et puis soudain, passé un dernier tournant, la vue s’ouvrit devant eux sur une large avenue plantée de réverbères ; des bâtiments de plusieurs étages émergèrent du néant ; des rails brillèrent sous la lune – tramway électrique ou bien tracté par des chevaux –, tandis que de l’autre côté se dessinaient les créneaux d’une forteresse. Eraste Pétrovitch reconnut le rempart de la Vieille Ville : Gassym avait réussi à parvenir jusque-là, en plein cśur de Bakou, en évitant tous les quartiers européens.

— Maintenant nous marchons place devant grandes portes, annonça le gotchi. Une policier monte le garde ici la nuit. Si nous marchons loin, il pense nous avons peur. Les flics sont comme chiens : ils aboient quand ils sentent la peur.

Tirant le cheval par les rênes, il s’engagea sans hâte sur la chaussée, se dirigeant droit vers l’endroit où la sentinelle piétinait à la lueur d’un bec de gaz.

— P-pourquoi chercher les ennuis ? lui demanda Fandorine à l’oreille lorsqu’il l’eut rattrapé.

— C’est mieux qu’elle nous voie.

En entendant le martèlement des sabots, le sergent de ville s’anima.

— Eh ! qui va là ? lança-t-il d’un ton menaçant. Qu’est-ce que tu transportes ? Halte, je te dis !

Gassym poursuivit son chemin sans lui prêter attention.

L’homme s’avança vivement à sa rencontre, la main sur l’étui de pistolet. Puis tout à coup il s’arrêta, remonta son ceinturon et tourna le dos. Après quoi, lentement, à pas de promeneur, levant par instants la tête pour regarder la lune, il regagna son poste.

— Elle m’a reconnu, dit Gassym. Maintenant nous allons Itcheri-Chekher.

— Où ça ?

Le gotchi leva la main en direction de la porte fortifiée.

Si les ruelles de la Vieille Ville lui avaient paru, en plein jour, former un véritable labyrinthe, dans l’obscurité Fandorine se trouva sur-le-champ totalement désorienté. Il n’y avait là aucun éclairage. La lumière de la lune n’atteignait jamais le sol, interceptée qu’elle était par les constructions en premier étage étroitement serrées les unes contre les autres. À se demander comment Gassym pouvait marcher d’un pas si assuré au milieu de ces ténèbres. Plusieurs fois, des lueurs vertes scintillèrent brièvement, groupées par deux. Des chats, devina Eraste Pétrovitch.

Force lui fut de recourir à la vision nocturne, autrement il eût trébuché sans fin dans les ornières.

— C’est là je vis, déclara Gassym en tournant sous une porte cochère qui ouvrait sur une petite cour en tout point semblable à celle d’où le Manchot avait tiré.

Même le balcon vitré et l’escalier étaient identiques.

— Personne nous voit ici. Et si quelqu’un voit, personne dira. Parce que tu es hôte Kara-Gassym.

Il souleva Massa enveloppé dans la bourka et donna une claque sur la croupe du cheval, qui, secouant la tête, s’éloigna et disparut dans la nuit.

— Il rentre chez lui.

— Ce cheval n’est donc pas à toi ?

— Pour quoi faire ? Si j’ai besoin, je prends.

Portant le blessé dans ses bras, Gassym entreprit de monter à l’étage. Les marches grincèrent plaintivement sous son poids.

La porte n’était pas fermée. Le maître des lieux la poussa d’un simple coup d’épaule.

— Ici je bois le thé, dit-il en désignant de la tête des coussins étalés par terre.

Ils franchirent la porte suivante.

— Ici je mange quand il y a invités.

Il était difficile de distinguer quoi que ce fût, même avec le yorume, tant l’obscurité était dense. Gassym, cependant, l’entraîna plus loin, par un étroit couloir sur lequel donnaient d’autres portes.

— Ici je mange quand je suis seul… Ici je pense… Ici je dors… Ici je ne fais rien, c’est juste une chambre… Et ici tu vas vivre.

Après avoir poussé le battant d’un nouveau coup d’épaule, il entra dans une pièce plongée elle aussi dans le noir, mais empêcha Fandorine d’y pénétrer.

— Je te le demande beaucoup, n’entre pas aussi sale. Tu ressembles à chaytan. Ôte les vêtements, dans la cour il y a tonneau pour ordures, jette-les dedans.

Eraste Pétrovitch se dévêtit. Smoking, pantalon, chemise, tout était raide de boue séchée. L’odeur, il ne la sentait plus, il s’y était habitué.

Même son linge de corps était noir.

Lorsqu’il revint de la cour, débarrassé de ses effets irrécupérables, une lampe à pétrole était allumée dans la pièce. Massa reposait sur un matelas de feutre, au-dessous d’un tapis mural servant de décor à une panoplie.

— Eh ! tu es tout nu ! s’exclama Gassym, surpris, en voyant Fandorine.

À présent, de près et à la lueur de la lampe, il était enfin possible d’examiner le Portos bakinois.

Il devait avoir une trentaine d’années, ou peut-être un peu plus, mais les hommes corpulents paraissent toujours plus vieux que leur âge. Un visage très hâlé, charnu, lippu, planté d’un nez monumental. Les moustaches et les sourcils pas seulement noirs, mais comme enduits de goudron. Quand Gassym enleva son papakha pour éponger la sueur sur son crâne rasé, celui-ci se révéla également noir des cheveux drus qui commençaient d’y repousser. Noir encore était tout l’accoutrement du gotchi, jusqu’aux têtes des gazyrs en os, passées au noir de fumée.

Gassym lui aussi dévisagea Eraste Pétrovitch, mais guère longtemps.

— Tu es tout noir, on voit seulement tes yeux. Je te regarderai demain. Tu vois ? des chiffons, essuie la pétrole. Tu vois ? khalat. Il est vieux, je m’en moque. J’y vais. Je vais chercher le docteur.

— Quelle sorte de docteur ? Un bon ?

— N’aie pas peur, pas un Russe. Un vrai tabip. Il découpe pas les gens. Et il ira pas bavarder.

Après s’être assuré que Massa respirait toujours et que son pouls, bien que faible, restait régulier, Eraste Pétrovitch s’attela à sa toilette. Il se frotta durant près d’une demi-heure avec les vieux chiffons dont il disposait. Il ne s’en trouva pas beaucoup plus propre, mais au moins il réintégra la race europoïde.

Le pire, c’était les cheveux. Ils avaient perdu leur imposante blancheur à reflets bleutés pour se changer en un paquet d’étoupe poisseux. Difficile de savoir s’il serait même possible un jour de les décaper. Quant à ses moustaches, elles se dressaient, comme enduites de cire. Malheureusement, dans les conditions présentes, il n’était pas moyen d’obtenir meilleur résultat.

Le khalat fourni par le maître de maison ne pouvait être qualifié de « vieux » que par euphémisme. Il s’agissait plutôt d’une guenille qui perdait sa ouate par d’innombrables trous. Seul un Pliouchkine(11) s’en fût trouvé content. Par bonheur, la pièce était dépourvue de miroir.

C’est bon, se dit Fandorine. Mais que faire à présent ? N’ai-je pas eu tort d’écouter Gassym ? Cependant il a raison. Le Manchot n’aura de cesse qu’il n’ait conclu son ouvrage. Mieux vaut lui laisser accroire que nous sommes morts tous les deux.

Des coups frappés à la porte mirent un terme à ses réflexions. Deux voix s’élevèrent : l’une profonde et familière, l’autre aigrelette et âgée. Les paroles échangées ressemblaient à du turc.

Un petit homme voûté entra, coiffé d’un turban blanc, le menton orné d’une longue barbe tressée. Son khalat ne valait guère mieux que celui de Fandorine : il était rapiécé et maculé de graisse. Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer lorsqu’il vit le vieux se gratter la joue d’une main crasseuse aux ongles rongés. Pour rien au monde il ne devait laisser ce charlatan approcher du blessé !

Le vieillard laissa glisser son regard sur Fandorine avec indifférence. Il ne le salua même pas, se contentant de renifler bruyamment. Mais quand il découvrit l’homme étendu sur le dos, immobile et pâle comme un linge, ses yeux délavés s’éclairèrent et ses mains se frottèrent fébrilement l’une contre l’autre. Et alors Eraste Pétrovitch comprit que c’était là un authentique médecin, de ceux qui aiment tant leur métier qu’ils ne peuvent être que bons.

Avec beaucoup d’habileté, le tabip dénuda rapidement le blessé jusqu’à la ceinture. Il toucha plusieurs fois les plaies, du bout des doigts, comme s’il jouait une étude pour piano. Puis il prononça quelques mots, parmi lesquels Fandorine ne saisit que celui de « Mauser ». Gassym répondit avec déférence, puis traduisit :

— Muallim dit : Mauser, c’est bien. Balle petite, traverse complètement.

— Mais il n’a même pas regardé si la balle était ressortie !

— Muallim a pas besoin de regarder. C’est docteur russe qui regarde.

Le médecin déboucha une petite fiole. Une odeur forte et déplaisante se répandit dans la pièce. Il lécha son index d’une propreté douteuse, le plongea dans le récipient puis le passa sur les blessures.

Pendant ce temps, Gassym, qui observait avec intérêt toutes ces manipulations, partagea avec Eraste Pétrovitch ses idées concernant les qualités et les défauts des différentes marques d’armes à feu.

— Arméniens petits, rapides, ils veulent arriver partout premiers. C’est pourquoi ils aiment Mauser. Paf-paf-paf ! Comme la pie, non ? Coup de bec ici, coup de bec là, mais ça ne tue pas. Moi, j’aime Colt.

Il tira de sa ceinture un revolver de calibre 45 à canon long et le montra.

— Cartouche gros comme le prune ! Bang ! Le type, couché, il se relève pas.

— Demande au tabip comment il compte soigner Massa, l’interrompit Fandorine. Et surtout : y a-t-il un espoir ?

Tout en continuant de traiter les blessures, le vieil homme répondit d’une voix chantante. Il avait l’air satisfait, et même heureux. C’est donc que tout ne va pas si mal, pensa Eraste Pétrovitch.

— Muallim dit : il va mourir sûrement, mais c’est comme Allah décidera. Peut-être il mourra pas. Il faut dormir beaucoup. Si dormir tout le temps, peut-être il sera vivant. Si pas dormir, si… comment dire… sur un côté, sur l’autre côté…

— S’il s’agite.

— Oui. Il va crier. C’est mauvais. Il mourra.

Le médecin sortit de son sac une sorte de mèche qu’il enflamma au moyen d’une allumette. L’extrémité jaune-brun du cordon commença de se consumer, dégageant un filet de fumée.

— Voilà, il faut placer ça sous le nez. Alors il dort tout le temps, traduisit Gassym.

Fandorine se pencha, renifla. Quelque chose à base d’opium.

— Ce n’est pas dangereux ?

— Il dit : pour imbécile, tout est dangereux, même boire l’eau, si on connaît pas le mesure.

Le tabip à ce moment se redressa, souleva les paupières de Massa, l’une après l’autre. Puis, bizarrement, lui cracha au milieu du front et étala la salive avec le doigt.

— P-pourquoi fait-il ça ?

— Un peu magie.

La séance de soins s’arrêta là. Le vieillard regarda un instant Eraste Pétrovitch. Il s’adressa à Gassym avec un ricanement étouffé, et l’autre pouffa à son tour – poliment, en couvrant sa moustache de sa main.

— Muallim demande : pourquoi Agbach est si sale ? Il dit : il faut aller au bain. Il dit vrai. Demain matin nous irons.

— Que signifie « Agbach » ?

— Tête blanche. Il t’a bien nommé. Moi aussi je t’appellerai comme ça.

Fandorine passa le reste de la nuit au chevet du blessé. Il s’assoupissait de temps à autre, mais pour se relever aussitôt et s’assurer que la mèche soporifique ne s’était pas éteinte. La feuille de papier ciré sur laquelle le narcotique se consumait était posée sur la poitrine de Massa, au-dessous de son menton, pourtant sans doute une partie de la fumée s’infiltrait-elle également dans les poumons d’Eraste Pétrovitch, car il lui venait constamment des rêves, brefs mais d’une extraordinaire acuité.

Ce n’étaient pas d’ailleurs des visions inspirées par l’opium (Fandorine savait bien de quoi il s’agissait, il en avait fait l’expérience en sa jeunesse et avait manqué le payer de sa vie). Rien de fantasmagorique, juste des images du passé. Certaines remontant du tréfonds de sa mémoire, auxquelles il n’avait plus pensé depuis des années, dont il avait perdu le souvenir même.

… Le jeune Massa, âgé de dix-huit ans, reniflant, cramponné à son poignet. Il lui tord le bras et lui fait mal. Sa main serre un revolver. Massa répète : « Ikemasen ! Ikemasen ! », ce qui veut dire « Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! ». Fandorine ne se voit pas, mais il sent quelque chose se déchirer dans sa poitrine tandis que ses yeux sont aveuglés de larmes. Un instant de désespoir, une tentative de suicide. Année 1878. Yokohama.

… Massa a trente ans. Cette fois, c’est lui qui a le cśur brisé. Il pleure. Massa vient de quitter la femme dont il était tombé amoureux – pour la première et dernière fois. Eraste Pétrovitch entend sa propre voix bouleversée, marquée par un fort bégaiement : « Idiot ! P-pourquoi ? Elle aussi, elle t’aime ! Ep-pouse-la ! » Massa sanglote, étale les larmes sur ses grosses joues. Pour les Japonais, il n’y a rien de honteux pour un homme à pleurer parce qu’il a le cśur brisé. « La fidélité ne se partage pas en deux », lui répond-il en sanglotant de plus belle.

… Massa a cinquante ans. Assis devant le miroir, il se rase le haut du crâne avec un poignard aiguisé. Son visage est solennel, ses yeux mi-clos. « De toute manière on ne fera jamais de toi un moine b-bouddhiste », dit Eraste Pétrovitch d’un ton moqueur. Il croque une pomme, sent dans sa bouche le goût frais et acide de l’antonovka. D’un geste précis et élégant, Massa secoue la lame couverte de mousse. « D’un homme on fait ce que l’homme veut qu’on fasse. »

Et ainsi de suite… Chaque rêve évoque Massa. Et chaque fois il s’interrompt de même manière. Eraste Pétrovitch se redresse brutalement, saisi d’effroi : il est mort ! Il se penche pour vérifier si son ami respire toujours. Contrôle la combustion de la mèche. Puis sombre à nouveau dans la torpeur.

Son dernier rêve, alors que le soleil poignait déjà, fut celui-ci.

… Le pinceau tente de tracer sur la feuille de papier de riz le kanji « solitude ». C’est un exercice pour la concentration. Un caractère idéalement calligraphié, dont la signification correspond de manière exacte à l’instant présent, hausse la conscience au niveau de la perfection, et la pensée acquiert alors le tranchant d’un sabre : le problème qui paraissait insoluble trouve tout seul sa solution. Cela s’est maintes fois vérifié. Mais l’idéogramme idéal n’est pas toujours facile à obtenir. Aujourd’hui, pas moyen. Eraste Pétrovitch a beau essayer encore et encore, le papier se tache d’éclaboussures. Alors une main aux doigts courtauds se tend par-dessus son épaule, s’empare du pinceau et, d’un geste large et vif, dessine sur la page le signe griffu :

Fandorine n’a pas le temps de s’émerveiller de la perfection du résultat, car déjà la main a laissé tomber le pinceau et le secoue par l’épaule.

— Agbach ! Il faut aller hammam pendant que rues pas beaucoup de monde ! Dans la journée, pas du tout possible, sale comme ça et habits déchirés. Allons nous laver !

— Et Massa ? demanda Eraste Pétrovitch en se levant et se frottant les yeux. On ne peut le laisser seul.

— Un homme va rester.

— Q-quel homme ?

Gassym se tourna vers la porte et cria. Deux individus apparurent sur le seuil, un jeune et un vieux. Pauvrement vêtus, maigres tous les deux, ils se figèrent dans un salut.

— Eux vont rester.

— Mais qui sont-ils ?

— Je sais pas. Ils ont pas dit encore. Toujours le matin des gens sont là. Ils attendent quand je demanderai pourquoi ils sont venus. Kara-Gassym aide beaucoup de gens.

Le gotchi prononça quelques mots d’un ton sévère en désignant Massa.

— Baş ustə, ağa, répondirent d’une seule voix les solliciteurs.

— Ils feront tout, traduisit Gassym. Ils veilleront comme un maman. Si quelque chose arrive, ils courront au hammam. Eh, n’aie pas peur ! Ils savent : qui fait bien à moi, je fais bien à lui. Mais qui fait mal à moi, mal il aura.

Marcher dans la rue vêtu d’affreux haillons, sa robe laissant voir ses chevilles nues, ses souliers vernis craquelés par le pétrole, le cheveu crasseux et raide comme du fil de fer, se révéla pour l’éternel dandy qu’était Eraste Pétrovitch une épreuve bien difficile. Il y avait encore peu de monde dehors, en outre Gassym s’appliquait à passer par des ruelles écartées, et malgré tout Fandorine rentrait la tête dans les épaules quand il croisait les regards méprisants ou apitoyés des quelques passants.

On ne voulut pas le laisser entrer dans les bains. Même lorsque le terrible Kara-Gassym eut montré son poing énorme au portier, celui-ci s’obstina à secouer la tête en bredouillant : « Bacarmaram, heç cur bacarmaram ! » Alors le gotchi desserra le poing ; sur sa paume reposait un rouble d’argent.

L’employé escamota la pièce et, jetant un rapide coup d’śil autour de lui, agita la main : vite, vite !

Ils se trouvèrent bientôt dans une salle de bains séparée, entièrement carrelée de faïence. Par une grille, au bas d’un mur, s’élevaient des nuages de vapeur humide et brûlante.

— Jette ça aux ordures ! dit Gassym à propos des guenilles de Fandorine. Jette aussi les souliers.

— Et que vais-je mettre aux p-pieds ?

— Maintenant tu es plus russe, mais daguestanais. Tiens…

Le gotchi dénoua le baluchon qu’il portait pour en tirer bechmet, papakha, bottes souples, et quelque autre vêtement encore.

— À Bakou, il y a beaucoup Daguestanais. Facile se cacher. Ils parlent pas notre langue. Au Daguestan, chaque aoul a sa langue. Personne comprend daguestanais. Daguestanais lui-même comprend pas autres Daguestanais.

Ce sera en effet une bonne couverture, songea Eraste en se débarrassant avec plaisir de ses vêtements en loques.

— Tête blanche, corps jeune, observa Gassym, qui l’examinait en détail à présent qu’il était nu. Corps solide. Comme kiandirbaz, qui marche sur le corde au bazar.

— Je sais moi aussi faire un peu de corde raide, avoua modestement Eraste Pétrovitch, flatté par le compliment.

Gassym regarda plus bas.

— Eh ! Quelle honte ! J’ai jamais vu pareil ! Prends un serviette, cache ça vite ! Si garçon de bain voit, il te chasse !

Il parle de la circoncision, ou plutôt de son absence, devina Fandorine, qui s’empressa de suivre le conseil avisé de son compagnon et noua une serviette autour de ses hanches.

En tenue de nature, Gassym, quant à lui, évoquait un ours : énorme, couvert de poils bruns, la panse arrondie et la cuisse monumentale.

Eraste Pétrovitch passa un long, un très long moment à se briquer à la pierre ponce et avec un tampon d’étoupe rêche.

Puis, Gassym et lui furent invités à s’étendre sur une table de massage, et deux jeunes gaillards aux bras noueux se prirent à les fouler du pied et du genou, à les marteler à coups de coude, à les pétrir et les pincer, et à leur démonter les articulations.

Fandorine endura l’épreuve en serrant les dents, tandis que Gassym gémissait et grognait.

Enfin, l’étrillage fut terminé. Eraste Pétrovitch se remit debout, chancelant, tout son corps insensible. Une impression de légèreté l’envahit, presque d’absence de pesanteur : il eût pu s’envoler au plafond. Et une sensation de propreté parfaite, comme s’il eût quitté son ancienne peau. L’état de ses cheveux, cependant, laissait toujours à désirer. Tirant une mèche de son front et levant les yeux pour l’observer, Fandorine dut reconnaître qu’ils n’avaient point retrouvé leur aristocratique blancheur.

— Barbier va venir, annonça Gassym en caressant la brosse qui hérissait son crâne. Je vais raser le tête et les joues. Mais toi, rase pas le barbe, pas coutume pour Daguestanais. Rase seulement le tête.

— C-complètement ? s’exclama Eraste Pétrovitch, horrifié.

Mais aussitôt il se dit : Et que faire d’autre de ce paquet de chanvre ?

Une heure plus tard, ils prenaient le thé, installés sur une véranda donnant sur un jardin ombreux, au milieu duquel murmurait une petite fontaine. Ou plutôt Fandorine prenait le thé, alors que Gassym ne touchait presque pas à sa tasse, tant il était occupé à manger. Tchoureks, halva, fruits secs, noix. De temps à autre, il se léchait les doigts, rotait et disait : « Aïe, on est bien. »

Et en effet, l’ancien conseiller d’État se sentait bien. Un vent frais et léger lui caressait le crâne, singulièrement sensible à présent qu’il était nu. Il n’avait pas encore osé se regarder dans un miroir. Assis en tailleur, il cherchait à s’accoutumer à son vêtement caucasien.

— Je t’appellerai plus Agbach, déclara Gassym. Tu seras Yurumbach : Tête ronde. Eh ! il faut pas tenir le tasse comme ça ! Tu es plus russe. Il faut… comment on dit… bonnes manières, autrement les gens verront et croiront pas que tu es musulman.

— Les « bonnes manières », quelles sont-elles ?

— Pourquoi tu as ôté le bonnet ? Homme respectable toujours assis bonnet. Tu bois thé en silence, c’est pas poli. Bois comme ça, regarde.

Gassym prit une gorgée avec un long bruit de succion.

— Compris ?

Fandorine essaya à son tour. À la troisième tentative, le résultat fut convenable.

— Quand tu mangeras pilaf, prends seulement main droite. Jamais gauche. Prends trois doigts, comme ça. Pas salir la paume. Quand le barbe a poussé, c’est bien teindre henné couleur rouge. Le Perse fait comme ça, le Daguestanais des montagnes lointaines aime aussi. Personne pensera que tu es russe…

Tout en écoutant ces instructions, Eraste Pétrovitch réfléchissait à la situation dans laquelle il se trouvait désormais. Lorsqu’un malheur s’abat sur l’honnête homme, son premier mouvement est de remercier le sort et de s’employer à tirer profit des circonstances.

Or celles-ci, sans conteste, offraient bien des avantages.

L’ennemi est persuadé que je suis mort, se dit-il. Par conséquent je n’ai plus à craindre d’autres agressions. Et d’un.

L’état de clandestinité et mon déguisement m’ouvrent des possibilités nouvelles et me donnent une entière liberté d’action. Et de deux.

Je me suis trouvé un allié très puissant. Je peux à présent me passer de Choubine. Et de trois.

— Où se cache Khatchatour le Manchot ? demanda-t-il, interrompant son professeur de bonnes manières.

— Comment je sais ?

Le gotchi fourra dans sa bouche une grosse noix, la croqua sans effort et recracha les débris de coquille dans sa main.

— Je vais venir à maison, je vais manger déjeuner. Ensuite je saurai. Aujourd’hui je saurai. Et nous ferons ce qu’il faut faire.

Pouvait-il le croire ? Fandorine hésitait.

— Si Khatchatour est ton ennemi et s’il est si facile à trouver, pourquoi n’as-tu pas encore réglé tes comptes avec lui ?

— Avant je suis seul et eux huit. C’est beaucoup. Tu as tué deux, blessé un. Restent cinq. C’est peu. Et nous sommes deux. C’est beaucoup. T’inquiète pas, Yurumbach, mange le tchourek. Aujourd’hui nous tuerons tous les Arméniens.

— Dis-moi, vous vous êtes toujours autant haïs, les Arméniens et vous ? s’enquit Eraste Pétrovitch.

— On raconte beaucoup âneries sur ça. Écoute personne, écoute seulement moi. Je vais te raconter le vrai.

Gassym avala une gorgée de thé à grand bruit, puis soupira.

— Fonctionnaires russes toujours été pour Arméniens, depuis cent ans. Parce que Arméniens portent croix, lisent Bible. Mais Arméniens lisent pas Bible seulement, Arméniens lisent aussi autres livres, et à cause livres, le vent souffle dans la tête. Qui lit beaucoup de livres a pas respect pour autorité, il veut toujours faire autre chose. Il veut révolution. Mais autorité veut pas le révolution, autorité veut que tout est tranquille et en ordre. Il y a dix ans, à Bakou, était gouverneur Nakachidzé. Il était géorgien, or Géorgiens sont seulement petit peu petit peu meilleurs que Arméniens. GouverneurNakachidzé ensemble avec police secrète a voulu faire peur aux Arméniens. Pour qu’ils oublient révolution. Police a dit à gens imbéciles et avides (nous en avons aussi chez nous) : Arméniens on peut un peu piller et égorger. Quand autorité permet égorger, c’est facile. Ils ont commencé à égorger et piller. « Un peu », ç’a pas marché, parce que égorger un peu c’est jamais possible. Autorité dit ça suffit, mais les gens veulent encore. Alors les soldats ont tiré. Et au Caucase, quand tu commences à tirer, les fusils se taisent pas bientôt. Les gens se sont fâchés, ils ont tué général chef qui a donné l’ordre. Arméniens se sont fâchés contre gouverneur Nakachidzé, ils l’ont tué aussi. À cause des musulmans imbéciles et avides, Arméniens fâchés contre tous les musulmans. Ils ont tiré encore. Alors les nôtres encore plus fâchés contre Arméniens. C’est tout, maintenant nous allons tirer pendant cent ans. C’est le Caucase. Nous aimons pas Arméniens, Arméniens aiment pas nous, tous ensemble on aime pas Russes. Avant, à Bakou, tout le monde vivait côté à côté. Se promène qui veut, où veut. Maintenant non. De Bayil à rue Olguinskaïa musulmans vivent, puis loin au nord Arméniens vivent. Se promener on peut, mais mieux vaut pas.

L’histoire classique : « diviser pour mieux régner », songea Fandorine. Cette stratégie ne fonctionne jamais dans les coins où la population a coutume de porter des armes.

— Mais si tu c-comprends comment les choses sont arrivées, qui en est responsable, pourquoi alors as-tu tant de haine pour les Arméniens ?

Gassym leva les yeux au ciel.

— Le sang a sa vérité à lui. Quand le sang a coulé, la tête se tait. L’homme doit faire ce qu’il doit, et ensuite Allah juge. Arméniens ont tiré sur moi, j’ai tiré sur Arméniens. Mais c’est pas Arméniens qui m’a mis en prison, c’est Russes. En prison, le seul ennemi, c’est autorité. Quand autorité russe partira de Bakou, partira tout à fait, alors oui, nous finirons Arméniens. Mais pour l’instant nous nous aimons pas seulement. Pour l’instant nous allons pas égorger beaucoup.

Eh bien, se dit Fandorine, je doute que les Russes abandonnent jamais la Transcaucasie, et par conséquent la guerre civile ne menace pas ces contrées dans l’immédiat.

— Rentrons à la m-maison. Il est temps.

Ils ne prirent pas la peine cette fois-ci de passer par les arrière-cours et empruntèrent la rue devenue bruyante et animée. Fandorine regardait attentivement autour de lui. Il gravait le chemin dans sa mémoire, apprenait à s’orienter dans le chaos de venelles tortueuses, de petites places et de terrains vagues brûlés par le soleil.

L’avant-veille, lorsqu’il cherchait le lieu du tournage, Eraste Pétrovitch avait eu conscience de n’être qu’un touriste, une créature étrangère. À présent, tout était différent. Il croisait beaucoup d’hommes pareils à lui, et personne ne lui prêtait attention.

C’était l’Orient le plus authentique, comme sorti d’un vieux chromo. Sur l’estrade de bois d’un minuscule salon de thé, à côté de samovars noirs de suie, des Boukhariens coiffés de papakhas en caracul à calotte de drap sirotaient du thé de Chine, la mine cérémonieuse. Au même endroit était assis un Perse, qui remuait les mâchoires avec une lente régularité – à en juger par son regard trouble, il mastiquait du haschisch. Les passants portaient le chalvar et l’arkhalik serré à la taille, beaucoup étaient vêtus d’une tcherkeska et armés d’un poignard. Les femmes trottinaient, telles des ombres noires, enveloppées de châles.

Ils débouchèrent sur un vaste carrefour et Fandorine fit halte pour mieux contempler le tableau pittoresque et se repérer dans le brouhaha de voix aux accents si différents.

— Meydan toujours comme ça, dit Gassym en désignant fièrement la foule d’un geste circulaire. Ce que tu veux, tout est là. Il y a kebabtchi, il y a halvatchi. Tu veux boire, il y a seleb. Il y a devin ici. Tu veux savoir ton destin ?

— Non, merci.

Eraste Pétrovitch demeura en arrêt devant un panier dans lequel, oscillant avec lenteur, dansait un cobra. Le montreur de serpent jouait à l’orgue de Barbarie un air monotone et discordant, un vrai supplice pour l’oreille, mais le cobra semblait apprécier.

— Eh ! eh ! regarde !

Le cicérone de Fandorine le tirait par la manche.

— Viens, tu vas rigoler !

Et aussitôt lui-même éclata de rire, les mains sur ses grosses hanches.

Une foule s’était rassemblée à l’angle de la place. Deux gaillards, sales et dépenaillés, souriant de toutes leurs dents d’une blancheur éclatante, criaient d’un ton de défi. Ils tenaient un grand miroir de bronze. Un troisième poussait un bélier par l’arrière-train pour le faire approcher. L’animal vit son reflet dans le miroir et eut un mouvement de recul. Puis soudain, prenant son élan, il se rua en avant, tête baissée, et alla heurter de plein fouet la plaque de métal. Un bruit de tonnerre retentit, bientôt couvert par les rires des spectateurs ravis.

— Quel idiot, hein ?

Gassym tendait le doigt vers le bélier.

— Il pensait : C’est un autre mouton ! Quel imbécile !

Eraste Pétrovitch ne l’écoutait pas – il venait de remarquer dans la foule un gamin vendeur de journaux et de menus articles de papeterie.

Il demanda à son compagnon d’acheter les dernières éditions de tous les périodiques, ainsi que des crayons et du papier. La veille, pour la première fois depuis le début de l’année, il avait négligé son nikki. Il n’existait pas de circonstances qui pussent excuser pareil manquement au devoir. Par conséquent, il lui faudrait aujourd’hui rédiger double portion.

C’est à quoi il s’attela dès que Gassym fut parti à la chasse aux renseignements, non sans avoir dévoré au préalable une jatte entière de plov bien gras qui attendait sur la table, en compagnie de quantité d’autres mangeailles, comme si une nappe magique avait besogné en leur absence.

Les solliciteurs inconnus avaient rempli avec conscience leur rôle de garde-malade auprès de Massa. Après quelques chuchotis échangés avec le maître de maison, ils avaient salué et s’étaient retirés. Pendant que Gassym mangeait (ce qui dura longtemps), il avait reçu un défilé d’autres visiteurs, dont le bruit des voix parvenait constamment aux oreilles de Fandorine. Mais, plongé dans la lecture des journaux, celui-ci était resté assis auprès de son pauvre ami toujours sans connaissance.

Les premières pages contenaient les nouvelles locales.

« Quatre mille ouvriers supplémentaires se sont joints à la grève. Le prix du pétrole de nouveau à la hausse. On a livré dans les caves de la glace de la Volga à vingt-cinq kopecks le poud, avec rabais pour les acheteurs en gros. » Bon, d’accord.

« Des nouvelles de Vienne. Les autorités autrichiennes viennent d’établir que les fils du complot dont l’héritier du trône a été victime remontent jusqu’à Belgrade et que des hauts gradés de la police secrète serbe sont impliqués dans l’attentat. » Eh bien, réfléchit Fandorine, ce n’est guère vraisemblable. Sans doute un canular de journaliste. Un démenti sera certainement publié demain ou après-demain…

Ce pour quoi il avait acheté les journaux se trouvait dans La Feuille de Bakou, juste sortie des presses, fleurant encore l’encre d’imprimerie.

Carrément en première page :

LA TRAGÉDIE D’UNE GRANDE ACTRICE

Hier soir, sur la route, au retour du banquet organisé par l’honorable M. K. Artachessov en l’honneur de l’incomparable Claire Delune, le mari de celle-ci, M. Fandorine, précieux hôte de notre ville, a été victime d’une attaque de brigands. Son automobile a été retrouvée dans la Ville Noire, près des champs d’exploitation Mantachev, renversée et criblée de balles. Sur le sol, des taches de sang. L’époux de Mme Delune et son valet de chambre ont disparu. Il ne fait guère de doute que leurs corps ont été noyés dans un des nombreux puits de pétrole. « J’ai perdu le sens de toute ma vie ! a déclaré à notre correspondant la malheureuse veuve éplorée. Mon cśur est brisé. Il ne me reste plus désormais que l’art. » M. Fandorine était arrivé à Bakou la veille seulement. Fonctionnaire à la retraite du ministère de l’Intérieur, il était un des piliers de la société moscovite. La police promet de faire tout son possible pour retrouver les dépouilles des victimes de cette abominable agression et leur assurer de chrétiennes funérailles.

Il y avait même une photographie : Claire en proie à la douleur, se tordant les mains. Derrière elle, Simon en larmes, et Léon Art compatissant.

Dans sa jeunesse, comme bien des adolescents, Eraste Pétrovitch avait imaginé ce que serait son propre enterrement : discours émouvants au-dessus du cercueil refermé, sanglots de la foule, etc. Dans ces rêveries, une très belle personne – fiancée ou bien veuve – pleurait plus amèrement que les autres, elle tentait même de se tuer au moyen d’un stylet. Et voilà que ce lointain fantasme était devenu réalité. Sa veuve versait des larmes, qui plus est de manière fort élégante. Elle disait que sa vie n’avait plus de sens. Certes, son futur consolateur se profilait déjà à côté d’elle, mais c’était au fond si naturel.

Eh quoi ! la clandestinité était d’une solidité garantie. À présent que l’ennemi était calmé, on pouvait préparer convenablement la riposte.

Eraste Pétrovitch étala devant lui une feuille de papier et s’apprêta à rédiger son nikki. Pour la partie Sabre, le mieux était d’attendre le retour de Gassym. En revanche, une idée avait mûri dans son esprit pour le Givre.

« L’homme dont le chemin est semé de dangers doit vivre sans amour. Et il ne s’agit pas là de protéger son cśur d’inutiles blessures – pas du tout. Celui qui n’ose pas aimer, par lâcheté ou par amour-propre, ne mérite que mépris.

Il s’agit d’autre chose : on ne doit pas se faire aimer d’une autre personne. Car l’homme dont le karma est enveloppé de nuées d’orage ne connaîtra pas, c’est certain, de paisible trépas. Il périra, et celle à qui il a donné son cśur restera seule au monde. Si héroïque soit votre mort, vous vous révélerez malgré tout un traître, en trahissant qui plus est l’être que vous chérissez le plus au monde. La conclusion est évidente : ne laissez personne entrer dans votre cśur, et à plus forte raison abstenez-vous de vous immiscer dans le cśur d’autrui. Ainsi, quand vous mourrez, personne ne sera terrassé ni même simplement navré par le chagrin. Vous partirez léger et sans peine, comme le nuage disparaît à l’horizon. »

La fumée douceâtre chatouillait les narines de Fandorine absorbé par sa méditation. Massa remua sur son matelas.

Reprenait-il connaissance ?

Non. Il avait simplement soupiré, une esquisse de sourire était apparue sur ses lèvres. Combien de temps allait durer ce sommeil ? Au moins, il ne gémissait pas. C’était donc qu’il ne souffrait pas.

Des gamins occupés à jouer se mirent à pousser des hurlements dans la cour. Eraste Pétrovitch se leva pour fermer la fenêtre.

Bon, maintenant l’Arbre. Que pourrait-il écrire d’utile ?

Eh bien, ne serait-ce que les mots turcs qu’il avait entendus dans la rue et s’était appliqué à retenir. Ils pourraient lui servir.

« Selamün aleyküm, muhterem cenab – salutation courtoise.

Allah ruzivi versin ! – exprime aussi la bienveillance.

Allah sizden razı olsun – quelque chose comme “très reconnaissant” ou “Dieu vous garde”.

Siktir – à en juger par l’intonation, “je ne suis pas d’accord avec vous” ou bien “merci, ce n’est pas la peine”… »

Après l’angoissante nuit passée, et dans l’attente de la prochaine, qui ne s’annonçait guère paisible non plus, il convenait maintenant de dormir. Fandorine avait appris l’art de se détendre et s’endormir sur-le-champ alors qu’il était encore tout jeune. Vingt minutes d’un sommeil harmonieux vous rafraîchissaient l’esprit et le corps de manière plus efficace que plusieurs heures d’assoupissement discontinu, comme par exemple celui de la nuit précédente.

Eraste Pétrovitch s’étendit sur un tapis près du matelas de feutre, pour que la fumée d’opium ne pénétrât pas dans ses poumons. Il s’étira dans la posture du « Samouraï tué sur le champ de bataille de Sekigahara », respira quatre fois profondément et quatre fois très profondément. Et s’endormit.

Le sommeil harmonieux est sans rêves. Il n’a rien de léger, mais il est limpide, tel un tourbillon dans l’eau très pure d’un torrent de montagne. Pareille à un poisson d’argent, la conscience agite à peine ses nageoires contre le fond et remonte dans l’instant dès que la moindre ride court à la surface.

Chaque fois que le blessé émettait un son ou simplement remuait, Fandorine se relevait, vérifiait que tout allait bien, puis de nouveau se laissait tomber sur le sol et se rendormait.

À trois reprises des gens entrèrent dans la pièce. Eraste Pétrovitch se redressait en position assise dès qu’il entendait des pas dans le couloir.

Ces gens lui étaient inconnus. L’un portait une longue pelisse en lambeaux et un béret de feutre. Un autre semblait être un ouvrier. Le troisième avait l’air d’un commerçant aisé. Tous saluaient puis posaient une question, d’où ressortait toujours « Kara-Gassym-agha ». Eraste Pétrovitch secouait la tête sans rien répondre, et chaque fois l’homme, après un nouveau salut, se retirait. Le célèbre gotchi recevait autant de visites de solliciteurs qu’un gouverneur.

Quand les rayons obliques du soleil à son déclin commencèrent d’éclairer la fenêtre, Fandorine se réveilla complètement. Il s’exerça un instant à la marche silencieuse et réussit à traverser le couloir plongé dans l’ombre en passant près d’un énième quémandeur sans que celui-ci le remarquât. C’était tout de même étrange ! Comment Gassym pouvait-il vivre dans un endroit où l’on entrait comme dans un moulin : n’importe qui y venait traîner ses guêtres. On avait en Orient une idée bien singulière de la vie privée.

Eraste Pétrovitch se restaura ensuite des restes du copieux repas. Coiffé du papakha, comme on le lui avait prescrit, bien que le soleil couchant chauffât passablement la pièce. Si paradoxal qu’il pût sembler, le couvre-chef ne tenait pas si chaud à son crâne nu. L’effet de l’isolation thermique, visiblement.

Et alors que Fandorine, ne sachant plus comment s’occuper, se mettait à rechercher dans les motifs du plat les contours du kanji « maîtrise de soi », la porte claqua bruyamment, les lames du plancher grincèrent sous des pas pesants, et Gassym entra dans la salle à manger.

— Ouf ! fit-il en essuyant son visage en sueur du revers de sa manche. Fait chaud. Tu manges, oui ? Moi aussi je veux.

Il se retourna, hurla quelques mots en direction de la fenêtre, puis s’assit en s’éventant de son bonnet de fourrure.

— Tu as appris quelque chose ? demanda Eraste Pétrovitch avec impatience.

— J’ai tout appris.

— Alors p-parle vite ! Ne me fais pas languir !

Le gotchi leva un doigt et déclara :

— Seul chaytan court plus vite. Tout le bon va lentement.

Une vieille femme entra dans la pièce à pas menus, porteuse d’un lourd plateau sur lequel trônait un plat de viande fumant à côté d’une montagne de galettes de pain. Elle le posa sur la table et s’esquiva tout aussitôt.

Empoignant un tchourek d’une main et un morceau de mouton de l’autre, Gassym fourra en même temps l’un et l’autre dans sa bouche.

— Tu sais où est le Manchot ? Tu l’as trouvé ?

Gassym hocha la tête tout en travaillant des mâchoires d’un air concentré.

— Où est-il ? Loin d-d’ici ?

— Pas loin. À Choubany. Dans ancienne datcha Ter-Akopov, celui qui est deux cent cinquante mille barils. Ter-Akopov a offert son datcha Khatchatour.

— Comment ça « offert » ? s’exclama Fandorine, surpris. Un anarchiste, sa propre datcha ? Comment est-ce possible ?

Force lui fut d’attendre que le gotchi eût avalé la portion de viande et de pain suivante.

— Très simple. Il a dit : Vis ici, cher Khatchatour. Mon datcha est ton datcha. Ter-Akopov a un grand datcha à Mardakiany, et celui-ci est petit. Ter-Akopov venait après théâtre, après casino, amenait des…

Gassym prononça ici très distinctement un vilain mot russe désignant les femmes de mauvaises mśurs.

Eraste Pétrovitch ne parvenait toujours pas à comprendre.

— Quoi, ils sont amis, tous les deux ?

— Pourquoi amis ? Khatchatour a pris le fils à Ter-Akopov. Il a dit : Tu veux fils revoir, donne cadeau, autrement j’ai vivre nulle part. Ter-Akopov a dit : Prends pas le grand datcha, prends le petit. Khatchatour a pris. Choubany près de Bakou, c’est bien.

— M-mais attends, je ne saisis pas. Si on sait qu’une bande d’anarchistes s’est emparée de la datcha d’un industriel du pétrole, pourquoi la police ne les arrête-t-elle pas ?

Cette fois-ci, c’est Gassym qui se montra interloqué.

— Pourquoi les arrête ? Ter-Akopov police a pas demandé, argent a pas donné. Pour prendre bande Khatchatour, il faut police beaucoup beaucoup donner. Police est pas imbécile, pas attraper Khatchatour gratuitement. Khatchatour a aussi ses gens « Mauser ». Et il y a encore là-bas le lion.

Le gotchi rectifia :

— Les lions. Deux. Des dents, tiens, comme ça !

Il ouvrit toute grande la bouche, dévoilant de grosses dents blanches.

Fandorine était totalement perdu.

— Comment ça, des lions ? De quoi parles-tu ?

— Des lions qui font r-r-r-r-r.

Gassym venait d’imiter le rugissement du lion de manière très convaincante.

— Khatchatour avant travaillait cirque. Comment on dit… dompteur, oui ? Il est devenu anarchiste ensuite, parce que vivre anarchiste plus drôle, et plus d’argent. Au datcha, à Choubany, mur très haut, dans jardin la nuit les lions se promènent. Qui veut aller dans jardin, les lions le mangent. Pourquoi police a besoin aller là-bas ? Police ira pas là-bas. Mais nous, nous irons, nous avons besoin. J’ai été à Choubany. J’ai grimpé la mur, j’ai interrogé les gens. La dernière nuit, Khatchatour était pas au datcha. Elle est rentrée l’aube. Le matin, trois cercueils a commandé. Aujourd’hui elle reste au datcha, ils font repas enterrement. S’ils restent maison la nuit, nous irons, nous les tuerons.

— Tu as un p-plan ?

— Qu’est-ce que c’est un « plan » ?

— Un « plan », c’est quand on imagine à l’avance comment on va agir.

Le gotchi opina du chef.

— J’ai plan. Bon plan. Si Arméniens dorment maison, je grimpe par-dessus la mur. Maison je vais. Je tue tous. Voilà plan.

— Et les lions dans le jardin, qu’en fais-tu ?

— Les lions me mangeront pas. Jamais les bêtes me touchent. Je sais pas pourquoi. L’année dernière, j’ai sauvé de prison, je m’ai caché dans les montagnes, des loups affamés ont accouru. Ils m’ont regardé, regardé, et ont reparti en courant.

Fandorine ne fut pas autrement surpris : les animaux sentent parfaitement la force et sont très prudents avec les individus corpulents, or Gassym avait le gabarit d’un ours de bonne taille.

— Tu restes assis sur mur, tu attends. Tu entends coups de feu dans le maison, tu sautes, tu vas. Le lion vient vers toi, tue-le. Tiens, prends ce fusil.

Le maître de maison montra une carabine à six coups accrochée par-dessus le tapis mural.

— Difficile tuer lion avec pistolet. Quand lion mort, tu viens dans le maison. Tu aideras.

Eraste Pétrovitch s’abstint de discuter ce « plan ». Il lui fallait d’abord élaborer le sien.

— Tu ne saurais pas par hasard comment sont agencés les lieux ?

— Pourquoi je saurais pas ? Je sais. Ter-Akopov venait au datcha voisin pour deux choses : boire-manger et…

De nouveau, un gros mot fut prononcé de parfaite manière.

— C’est pourquoi dans le datcha il y a seulement deux pièces : une pour boire-manger, l’autre pour…

— Compris, coupa Fandorine, qui avait horreur des trivialités. Mais plus en détail ? Pourrais-tu me dessiner ou bien m’expliquer la disposition des pièces ?

Le gotchi saisit un plateau de cuivre de forme rectangulaire et le vida des noix et autres douceurs qu’il contenait.

— Ici regarde. Voilà, c’est le maison, oui ?

Son doigt martelait bruyamment le plateau.

À cet instant, un visiteur apparut sur le seuil : un gueux, coiffé d’un bonnet à poil enfoncé sur les yeux. L’homme se figea dans une attitude respectueuse, attendant qu’on lui prêtât attention.

— Éc-coute ! éclata Eraste Pétrovitch. Comment peux-tu vivre dans de pareilles conditions ? Sans arrêt quelqu’un entre sans rien demander et se balade dans la maison. Tu connais tous ces gens ?

— Eux me connaissent, répondit Gassym d’un ton important. Plus un homme a beaucoup respect, plus il y a gens autour de lui. Va-t’en, hein ? lança-t-il au mendiant en le chassant de la main. Ne dérange pas ! Nous faisons le plan : nous allons tuer Arméniens.

L’autre salua avec déférence, recula et s’éclipsa.

— C’est le maison, oui ? Ça, c’est mur, oui ?

Gassym posa en travers du plateau une longue tchourtchkhela géorgienne.

— Là il y a encore… comment on dit… couloir. Comme ça, petit. Ici dans chambre, Khatchatour dort.

Sur la partie gauche du plateau vint se poser un gros abricot séché.

— Ici les autres dort.

Quatre raisins secs atterrirent sur la partie droite.

— Pourquoi le ride sur le front ? Pourquoi tu dis rien ?

— Je réf-fléchis. Ton plan est mauvais. Il en faut un autre.

Eraste Pétrovitch attrapa une feuille de papier et un crayon. Il traça le kanji « sabre ». Puis au-dessous, en petits caractères : « Les lions – parfait. Ils se sentent en sécurité. Khatchatour est seul à gauche. Simultanément. Deux minutes. Compter. »

— Tu écris quoi ? Pourquoi tu écris ?

— Je note un plan.

— Ton plan sera meilleur comme ça ? ricana le gotchi. Je connais pas les lettres, je sais pas lire-écrire. Tout le mal vient de lire-écrire. La fonctionnaire écrit, la police écrit, la bourgeois écrit, tous les gens mauvaises écrivent. Lis ce que tu as écrit.

Fandorine s’exécuta.

— J’ai rien compris ! Tu as critiqué mon plan, mais ça, c’est quoi ?

— Ton plan n’est pas bon, parce que j’ai besoin de Khatchatour vivant, expliqua Eraste Pétrovitch. Le fait que des lions rôdent dans le jardin est une excellente chose. Cela signifie que les bandits se sentent en p-parfaite sécurité et ne posent pas de sentinelles. Nous approcherons de la maison par chaque côté, simultanément. Moi par la gauche, à partir d’ici. Toi par la droite. D’abord, je dois m’emparer de Khatchatour. Ensuite je traverserai le couloir, et nous tomberons en même temps sur les autres : moi de la gauche, toi de la droite, par la fenêtre. Laisse-moi simplement deux minutes. Tu sais compter jusqu’à cent vingt ?

— Pourquoi compter ? J’ai un montre.

Gassym tira de sa poche un magnifique chronomètre.

— Je vais pas compter deux minutes, je vais regarder. Mais ton plan est mauvais. Comment dans jardin tu iras ? Les lions vont te manger.

— Ils ne me mangeront pas. Les bêtes sauvages ne m’attaquent pas, moi non plus. Je l’ai vérifié plus d’une fois.

Gassym se renfrogna, manifestement mécontent.

— Tu as besoin Khatchatour vivant, moi mort, prononça-t-il enfin. Nous allons discuter.

Au souvenir du puits de pétrole, Fandorine répondit à voix basse :

— Il me le faut vivant, mais pas pour longtemps. J’ai juste à lui poser deux ou trois questions.

Et le gotchi s’apaisa.

— S’il veut pas répondre, dis-moi. Je vais le battre un peu. Et quand il a parlé, tu rendras Khatchatour à moi.

Eraste Pétrovitch prêta l’oreille à la moralische Gesetz : n’allait-elle pas s’indigner ? Mais la loi morale resta muette.

— Avec g-grand plaisir.

Fandorine passe de main en main

« Sur la presqu’île d’Apchéron se trouve concentrée 82,6 % de la production de pétrole de toute la Russie. Les coûts de production y sont parmi les moins élevés du monde, car le pétrole affleure à la surface : la profondeur d’un puits est en moyenne cinq fois moindre qu’au Texas. On compte dans cette zone près de 4 200 derricks. La production annuelle de pétrole et de produits pétroliers représente un chiffre d’affaires d’au moins 300 millions de roubles… »

Le crayon courait sur le papier. Eraste Pétrovitch payait sa dette au nikki pour le jour précédent. La nuit était tombée, des moucherons dansaient au-dessus de la lampe à pétrole.

Quelques heures plus tôt, Gassym avait dit :

« Je vais à Choubany. Par-dessus mur je regarde. Si Khatchatour dort dans le maison, j’envoie message : combien hommes, combien lions. Tu viens, nous attendons quand tout le monde dort, et puis nous allons et nous tuons tous. C’est le plan, avait conclu le gotchi avant d’ajouter : J’oublie pas, j’oublie pas, Khatchatour, on tue pas tout de suite.

— Comment recevrai-je ton m-message ? Par les airs ? Et comment trouverai-je ton Choubany ?

— Garçon apportera, garçon conduira.

— Quel garçon encore ?

— Vaï, je le sais ? N’importe quel garçon. »

Il s’était approché de la fenêtre, avait crié quelques mots. Un instant après, une bande de gamins dépenaillés s’engouffraient dans la pièce dans une bruyante cavalcade : ceux-là mêmes qui avaient braillé toute la journée dans la cour.

Gassym en avait désigné deux, avait renvoyé les autres, puis s’était entretenu un moment avec les gosses.

« Teşekkür ederim, ağa. Dediyiniz kimi olacag ! » avaient répondu en chśur les gamins, le visage illuminé d’un sourire heureux.

« C’est Saïd, le fils de Khalida-khanoun, avait expliqué Gassym en montrant l’un. Il restera avec ton ami quand tu partiras. Et ça, c’est Ali, fils de Mustafa, il t’apportera le message et te conduira où il faut.

— Mais tu ne sais ni lire ni écrire ! Comment feras-tu pour me rédiger un billet ? »

Le gotchi avait eu un sourire méprisant et n’avait pas daigné répondre. Il avait rempli son immense poche de fruits secs et de noix, et s’était muni de plusieurs galettes.

Dans la cour, il avait marché sans hâte, d’un pas chaloupé. Ali, le fils de Mustafa, trottinait à côté de lui, pareil à Panurge au côté de Pantagruel, mais s’employait en outre à imiter la démarche du géant : redressant tout aussi fièrement les épaules, son nez pointu dressé en l’air, à cause de quoi, du reste, il avait manqué trébucher.

C’est alors que Fandorine avait résolu de s’atteler à son journal : une idée propice lui était venue pour le Givre.

« Tous les êtres humains, ou presque, ont envie de s’élever de quelque manière. Le junzi, l’honnête homme, aspire pour cela à devenir plus grand. L’homme médiocre, siaojen, cherche à rehausser sa taille en rabaissant ceux qui l’entourent. C’est pourquoi, quand l’honnête homme gouverne (chose qui, dans l’histoire, s’est rarement produite), toute la société, suivant son exemple, tend elle aussi vers le haut : les mśurs s’améliorent, la noblesse, le désintéressement, la bravoure deviennent à la mode. Quand le siaojen, en revanche, accède au trône, c’est l’humiliation d’autrui qui fait office de loi universelle. Le siaojen est petit de taille. Aussi ne peut-il paraître grand qu’à condition que tout son entourage s’aplatisse face contre terre. Le pire ennemi du petit souverain est donc celui qui refuse de ramper. De là vient qu’en période de règne de siaojen la société voit se répandre en son sein flagornerie, malhonnêteté et perfidie… »

Tout le temps qu’Eraste Pétrovitch passa tantôt penché sur sa feuille de papier, tantôt pensif, le regard fixé sur la flamme de la lampe, Massa demeura étendu paisiblement, sans bouger. Mais alors qu’il recopiait dans la section Arbre des informations tirées d’articles de journaux concernant l’industrie pétrolière, au moment où il en arrivait aux statistiques des produits raffinés, le Japonais soudain s’anima. Ses paupières frémirent, et des larmes coulèrent sur son visage blême émergeant du sommeil.

— Môshiwake arimasen ! marmonna le blessé, qui répéta ensuite comme une litanie cette phrase signifiant « Je n’ai pas d’excuse ! ».

Il souffrait, tourmenté par des cauchemars. Un sommeil si pénible ne pouvait être pour lui d’aucun profit.

Après un instant d’hésitation, Fandorine tapota légèrement la joue de son ami.

Massa ouvrit les yeux. Il vit Eraste Pétrovitch incliné sur lui, cligna des yeux et éclata en sanglots.

— J’ai fait un rêve affreux, maître. Vous étiez en danger, j’étais blessé et je ne pouvais vous venir en aide !

Il voulut se redresser, mais s’en trouva incapable et ne sut qu’émettre un gémissement.

— Ce n’était donc pas un rêve… Je ne peux pas remuer. Je n’ai plus aucune force ! murmurèrent ses lèvres exsangues.

— Tu as été blessé, une balle t’a traversé la poitrine. Tu es resté vingt-quatre heures sans connaissance. Ne bouge pas. Tu as besoin d’un repos absolu.

Le Japonais fronça les sourcils.

— Je me rappelle, nous étions sur la route. La lune. Un cavalier noir. Et puis c’est tout. Que s’est-il passé ensuite ?

Fandorine le lui raconta. Massa l’écouta sans l’interrompre.

— Vous vous êtes rasé la tête à cause de moi, maître ? En signe d’affliction ? Je suis très touché.

Les yeux de Massa s’emplirent de larmes.

— Très joli. Vous ressemblez à un bouddha maigre.

— Je fais un bien maigre bouddha, tu as raison, plaisanta Eraste Pétrovitch en russe pour réconforter son ami.

Sans succès.

— Je n’ai pas d’excuse, chuchota Massa. Non seulement je n’ai pu vous protéger, mais me voilà à présent un fardeau pour vous. Mieux vaut que je meure.

— Je vais t’en fiche de mourir ! s’emporta Eraste Pétrovitch. Tu restes allongé, tu dors, tu te rétablis !

— Et c’est ce Gassym qui va vous seconder ?!

Les yeux étroits du Japonais s’étaient allumés d’une lueur mauvaise.

— Je ne l’ai même pas vu. Comment puis-je vous confier à lui ? Et si c’était un traître, prêt à vous poignarder dans le dos ?

— Je ne crois pas.

— Eh bien, si ce n’est pas un traître, alors un imbécile ou un incapable !

Fandorine souffla sur la mèche magique et l’approcha du nez de son serviteur.

— Respire donc un peu ça. Tu ne dois pas t’agiter.

Massa sanglota encore quelques minutes, puis son regard s’embruma, et il se rendormit.

Juste à temps.

Un caillou heurta la vitre. Dans la cour se tenait une petite silhouette qui agitait la main. Eraste Pétrovitch dévala aussitôt l’escalier.

Ali, le fils de Mustafa, lui tendit un bout de papier. À la lueur d’une allumette, Fandorine découvrit qu’un dessin y était tracé :

Tout était clair. Sauf un détail : pourquoi un des personnages dans la moitié droite était-il plus petit que les autres ? Peut-être était-ce l’effet d’un hasard ?

Ali tira Fandorine par un pan de son vêtement : allons-y, allons-y !

— Où est Saïd, le fils de Khalida-khanoun ?

Il était juste là, sous l’escalier.

Après avoir expliqué, par gestes, au garçonnet la fonction de la mèche allumée, Eraste Pétrovitch se prépara rapidement. Dommage que ses bagages fussent restés à l’hôtel. Il se trouvait privé de sa tenue de ninja pour expéditions de nuit, ainsi que de quantité d’autres matériels des plus utiles. Il regrettait également son Webley. Ce revolver fort commode d’emploi, qui avait magnifiquement fait ses preuves lors de la fusillade nocturne, était à présent entre les mains des anarchistes. Peut-être pourrait-il remettre la main dessus.

Cependant, il y avait suffisamment d’armes dans la maison. Fandorine dégota sans peine tout ce dont il avait besoin pour l’opération, laquelle s’annonçait, au fond, très simple.

— Je suis prêt, Ali, en route !

Le chemin leur prit près d’une heure. Eraste Pétrovitch aurait pu franchir cette distance beaucoup plus vite, mais le gosse commençait à s’essouffler, et force fut de modérer la cadence.

La petite bourgade de Choubany était située sur le versant des collines qui touchaient à la ville par l’ouest. Le coin était désertique et n’avait rien d’un lieu de villégiature. Toutefois, la cime de quelques arbres se dessinait en noir derrière les murs de la propriété à laquelle Fandorine avait été conduit par son jeune guide. Sans doute les avait-on plantés ici spécialement, pour avoir de l’ombre.

Tout de même, quel incroyable culot ! pensa Fandorine. Une bande de malfaiteurs vit, on peut bien le dire, au vu et au su de toute la ville, et elle ne craint rien ! Ils sont par conséquent absolument sûrs de jouir d’une parfaite impunité ! Comme on dit ici : « C’est Bakou… »

Ali s’était arrêté juste au pied de l’enceinte, assez élevée, d’environ une fois et demie la taille d’un homme.

— Chalam aleykum, Yurumbach ! chuinta une voix venant d’en haut, dans l’obscurité. Grimpe ichi !

Presque invisible dans l’ombre du branchage, Gassym attendait, perché sur la crête du mur. S’il chuintait, c’était parce qu’il avait la bouche pleine de nourriture.

Eraste Pétrovitch s’installa à côté de lui.

— Dis au petit de s’en aller. C’est dangereux pour lui de rester ici.

— Pourquoi dangereux ? J’ai promis Ali : on peut écouter comment nous allons tuer Arméniens. Regarder, c’est défendu, écouter on peut. C’est le récompense.

Fandorine songea en soupirant : Que va devenir cette ville dont la moitié des habitants voue une haine si féroce à l’autre moitié ?

Il avait cependant d’autres soucis, plus urgents.

— Pourquoi, sur ton dessin, un des personnages est-il plus petit ? Qu’est-ce que c’est ? Un enfant ? Cela va compliquer les choses.

— Pas enfant et pas homme. Tout jeune, moustache pousse pas encore. Pas combattre. On y va, oui ?

Sans attendre de réponse, Gassym sauta dans le jardin. Le fracas fut celui d’un éboulement de rochers. Eraste Pétrovitch se dressa debout sur le mur et, au prix d’un bond immense, atterrit plusieurs mètres plus loin, parfaitement silencieux. Toujours sans un bruit, il s’élança en avant, au pas de course. Il entendait souffler derrière lui, des branches craquèrent.

Rasant les herbes, deux ombres véloces foncèrent vers lui avec un rugissement. C’étaient des lionnes. Toutes deux se figèrent, les oreilles pareillement plaquées en arrière. Les flammes jaunes de leurs yeux brillèrent d’un éclat lugubre.

Quelques enjambées encore, et Fandorine s’arrêta en un lieu découvert éclairé par la lune, permettant aux fauves de l’observer à leur aise. Son doigt était posé sur la détente d’un Smith & Wesson. Il en avait un second passé à la ceinture. Chien levé, lui aussi.

On ne plaisante pas avec les lionnes, elles sont plus dangereuses que les mâles. Je ne te toucherai pas si tu me laisses tranquille, dit mentalement Eraste Pétrovitch d’abord à l’une des bêtes, puis à l’autre. Pour les en convaincre tout à fait, il était besoin de jouer à les regarder dans les yeux sans ciller pendant trente secondes.

Mais des branches craquèrent à nouveau, sous des pas pesants. Les énormes chats tournèrent d’un coup leurs têtes chauves. Gassym déboucha dans la clairière en tapant des pieds.

— Pichtia ! siffla-t-il.

Et les lionnes reculèrent, tournèrent le dos et disparurent dans la nuit.

Fandorine s’avança plus loin.

Le mâle se trouvait sur la pelouse, juste devant la maison. Il ronflait, sa tête hirsute posée sur ses grosses pattes. Il n’y a rien de particulier à craindre d’un lion rassasié (car s’il dormait, c’était qu’il avait eu son content de nourriture). Sauf à l’approcher et à lui tirer la crinière, il ne bougerait pas.

Après avoir examiné le bâtiment (un élégant pavillon de jardin à bardage de bois peint en blanc, avec de hautes fenêtres à la française – pas un bruit à l’intérieur, pas une lampe allumée), Eraste Pétrovitch indiqua l’aile droite de la maison à Gassym et lui rappela dans un murmure :

— Deux minutes pile, c’est bien compris ?

Gassym exhiba sa montre, leva deux doigts pour enfoncer le clou.

— Deux. Puis je casse fenêtre, je tue tous. Attention, Yurumbach, tombe pas sous mon balle.

Se déplacer sur l’herbe de manière à ne produire aucun bruit est une science malaisée, mais Eraste Pétrovitch la maîtrisait à la perfection. Il courut jusqu’à la fenêtre de la chambre à coucher comme si ses pieds n’eussent pas un instant touché terre. Il se massa les globes oculaires pour activer la vision nocturne. Puis risqua un coup d’śil par-dessus le rebord de la fenêtre.

Le compteur, dans sa tête, égrenait les secondes.

Dix-huit, dix-neuf…

Eh bien, qu’avons-nous là ?

Intérieur de style Art nouveau. Des bouteilles de vin sur la table de toilette. À droite, une alcôve avec un lit à baldaquin dont le voilage oscillait doucement au gré d’un courant d’air : la porte du couloir était entrouverte. Nulle respiration de personne endormie, mais ça ne voulait rien dire. Les gens menant une vie dangereuse ont d’ordinaire le sommeil très léger, et par conséquent silencieux.

Il poussa le vantail – lentement, de peur qu’il ne grinçât. Grimpa sur l’appui de fenêtre. En descendit.

Trente et un, trente-deux…

Et si Khatchatour ne dormait pas ? S’il avait flairé quelque chose et retenait son souffle ?

Fandorine se prépara à vaciller sur le côté pour éviter une balle.

Pas un son. Juste le murmure du feuillage dans le jardin.

Eh bien ! Advienne que pourra !

En deux bonds, il fut près du lit, tira le rideau d’un coup.

Personne ! Les draps n’étaient même pas froissés.

Gassym se serait-il trompé ? Khatchatour ne serait pas dans la maison ?

Quarante-quatre, quarante-cinq…

Derrière la porte devait se trouver un petit couloir menant au salon-salle à manger.

Chut, la porte, ne grince pas !

Qu’était-ce que ces lames de plancher ? Mauvaise affaire : elles fléchissaient sous le pas.

Pour que le plancher se tînt sage, force était de progresser le long de la plinthe, d’avancer lentement un pied après l’autre, comme si l’on glissait sur un sol gelé.

Cinquante-neuf, soixante…

La seconde porte était également entrouverte – eh bien, oui, sinon il n’y aurait pas eu de courant d’air !

Sans à-coup, centimètre par centimètre, Eraste Pétrovitch l’ouvrit plus largement. Il risqua un śil dans la vaste pièce. Celle-ci s’offrait tout entière au regard, la lumière de la lune inondant les lieux par les fenêtres face à lui. Dans moins de soixante secondes, Gassym ferait irruption par là. Presque une minute, c’était beaucoup. Plus que suffisant.

La décoration était du même chic que dans la chambre à coucher. Mobilier aux lignes courbes et fragiles, volutes de bois sculpté autour d’un grand miroir, plafond orné d’une fresque représentant faunes et nymphes.

Une naïade de marbre, avec en bandoulière un fusil et deux cartouchières. Sur une longue table, de la vaisselle sale, des bouteilles, des reliefs de repas. Toutes sortes d’armes pendues aux dossiers des chaises : pistolets Mauser, poignards, plusieurs carabines.

Et maintenant l’essentiel : les hommes.

Le long du mur, sur le plancher, six silhouettes étendues. Bourka pour seul matelas. Papakha en guise d’oreiller.

Fandorine poussa un soupir de soulagement. Six : tout le monde était là par conséquent, y compris Khatchatour. Au lieu d’aller dormir dans la chambre, il était simplement resté avec les autres. Cela compliquait un peu la tâche, mais pas trop.

Quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois…

Déterminer lequel d’entre eux était le Manchot. S’approcher, le neutraliser. Peut-être réussirait-il à s’emparer des autres de la même manière, sans effusion de sang.

Pas le plus proche : on lui voyait les deux mains croisées sur la poitrine. Ni le second, qui dormait les bras repliés derrière la tête.

Quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze…

Une grande ombre allongée dansa sur le parquet. Le cadre de la haute fenêtre émit un craquement terrible. Une silhouette énorme apparut dans l’embrasure, masquant celle-ci presque entièrement.

C’était Gassym. Il passa les jambes par-dessus l’appui, s’assit et porta une main à son front pour examiner la pièce, qui, par contraste avec le jardin baigné de lune, devait lui sembler plongée dans les ténèbres.

Bon Dieu, jura intérieurement Fandorine, qu’est-ce qui lui prend ! Il restait encore trente secondes !

Un des dormeurs remua sur le plancher, un autre se releva d’un bond.

— Eh ! Arméniens ! Je suis Kara-Gassym ! brailla le gotchi d’une voix de stentor. Votre mort est arrivée ! Eh, où vous êtes ? Je vois pas.

L’homme le plus éloigné de Fandorine se redressa vivement, tel un cobra belliqueux. Il n’avait qu’un seul bras ! Il brandit un Mauser qui aussitôt cracha une flamme d’un jaune venimeux. Gassym vacilla, une main agrippée à son flanc.

Il n’y avait plus le choix. Une seconde d’atermoiement, et Khatchatour ferait feu de nouveau.

Fandorine fut contraint de tirer à son tour. La lourde balle du Smith & Wesson projeta le Manchot dans l’angle de la pièce.

À présent, tous étaient debout. Certains regardaient autour d’eux, abasourdis, tandis que d’autres, davantage maîtres d’eux-mêmes, se précipitaient vers les chaises auxquelles étaient pendues leurs armes.

Eraste Pétrovitch abattit l’un d’eux, qui s’était montré le plus vif.

— Je vois ! Je vois tous ! hurla Gassym.

Gardant la main sur sa blessure, il visa posément, et tua le bandit le plus proche.

Fandorine avança dans la pièce. Il croisa sur son chemin un adolescent maigriot aux yeux écarquillés. Le blanc-bec était désarmé, aussi Eraste Pétrovitch se contenta-t-il de lui allonger un crochet qui le mit knock-out (au cśur d’une mêlée chaotique dans un espace restreint, la boxe anglaise n’est pas moins efficace que n’importe quel jutsu).

Un homme aux cheveux blonds fonça, à moitié nu, sur Gassym en agitant un poignard. Sans plus de hâte, le gotchi ajusta son attaquant, mais au lieu d’un coup de feu ne retentit qu’un claquement sec.

— Vahsey ! s’exclama Gassym, surpris, en fixant avec des yeux ronds la lame levée sur lui.

Fandorine abattit l’assaillant d’une balle dans la nuque. Et se trouva alors placé devant un dilemme difficile.

Le dernier des anarchistes encore debout avait réussi à empoigner une carabine, il venait d’en actionner la culasse et braquait le canon sur lui, tandis que Khatchatour, bien que blessé et peinant à tenir d’une seule main le lourd pistolet, le visait avec son Mauser.

Il ne fallait pas compter sur Gassym, occupé à examiner le barillet ouvert de son Colt enrayé.

Un bandit en bonne santé est plus dangereux qu’un éclopé. C’est pourquoi Fandorine tira sur l’homme à la carabine et esquiva la balle du Mauser en se jetant contre le mur.

Il devait capturer le Manchot vivant.

Il s’élança par conséquent vers l’arme, faisant un brusque écart un centième de seconde avant le coup de feu suivant. Cette technique s’appelle « go-go » (« cinq contre cinq »), parce qu’à faible distance les chances d’échapper à la balle et celles d’être touché sont égales. Un maître authentique est capable de réduire le rapport à deux contre un, cependant Fandorine n’avait pas atteint de tels sommets. Il ne recourait au jeu du go-go que dans les cas les plus extrêmes.

La chance lui sourit une première fois, puis une deuxième. Ne lui restait plus qu’un bond à accomplir. Mais à cet instant Gassym referma enfin son Colt et le pointa.

— Ne tire pas !

Trop tard. Le puissant revolver éructa comme un fauve. Le Manchot se trouva à nouveau projeté en arrière.

Dans le jardin, comme en écho, le roi des animaux poussa un rugissement terrible. Enfin réveillé, il exprimait le mécontentement que lui inspirait ce vacarme.

Il régnait dans la pièce une odeur de suie, de poudre et de sang.

Et le compteur pendant ce temps continuait de tourner.

Cent huit, cent neuf, cent dix.

— Que le diable t-t’emporte !

Eraste Pétrovitch se pencha sur Khatchatour.

— Qu’as-tu fait, Gassym ?

— Ton vie j’ai sauvée.

— J’aurais aussi bien pu le descendre moi-même !

Où était la lumière ?

Fandorine s’approcha de la porte, tourna le commutateur, inspecta la pièce du regard.

À l’exception du gamin K-O, tous étaient morts, semblait-il…

Gassym, toujours assis sur l’appui de fenêtre, déboutonna sa tcherkeska et examina le trou dans son flanc. Le sang s’en écoulait par saccades, imprégnant le poil épais.

— Brûlant, déclara le gotchi en léchant sa paume. Salé.

— Laisse-moi regarder.

— Eh ! pas la peine.

Le géant arracha une touffe de fourrure à son papakha et en colmata la plaie.

— Aman-aman, dit-il tristement. J’aimais tant la Colt, mais elle a pas voulu tirer.

À en juger par l’emploi du féminin, son amour pour cette arme était révolu.

Le gotchi fit le tour des chaises, examinant l’arsenal laissé là. Il prit en main un Webley, qu’il considéra avec intérêt : sans doute n’avait-il jamais rien vu de semblable.

— C’est le mien, dit Fandorine. Passe-le-moi.

— Dès qu’une chose est bien, tout de suite « c’est à moi », maugréa Gassym. Tiens, je m’en moque.

Il soupesa un Mauser d’un air dégoûté. Fit mine de viser, et tout à coup vida le chargeur dans le mur : une balle au centre, les autres en cercle tout autour.

— Qu’est-ce qui te prend ?! s’écria Eraste Pétrovitch en se bouchant les oreilles.

— Ma marque. « Ici était Kara-Gassym. » Les gens vont parler. Yurumbach, quelle est ta marque, à toi ?

— Je n’en ai pas.

Fandorine ne parvenait pas à recouvrer son calme. Était-il possible que l’opération fût un fiasco et le fil de l’enquête rompu ?

— Vaï, j’ai pas besoin du gloire d’un autre, dit le gotchi d’un ton de reproche. J’ai tué seulement deux Arméniens. Toi, quatre. Quoique lui, peut-être, est russe, ajouta-t-il en hochant la tête en direction de l’homme blond.

— Je n’en ai pas tué quatre, mais t-trois.

Le seul et dernier espoir reposait sur l’adolescent. Deux gifles suffirent à Eraste Pétrovitch pour ranimer son prisonnier, qu’il fit asseoir sur une chaise.

— Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

— Gaguik… D’Akna.

Le gosse, livide, les lèvres tremblantes, contemplait avec effroi les cadavres autour de lui. Voyant le gotchi s’approcher, il plissa les paupières.

— Je suis Kara-Gassym. Tu as entendu parler ?

Le garçon hocha la tête sans rouvrir les yeux.

— Elle me connaît, releva le colosse d’un air satisfait. Elle vit loin, au Karabakh, mais elle connaît Kara-Gassym.

Fandorine empoigna Gaguik d’Akna par ses maigres épaules.

— Je vais te poser des questions, et tu vas y répondre. Honnêtement. Autrement, je te livre à lui. Je m’en vais tout bonnement, et je te laisse avec lui seul à seul. Mais si tu dis la vérité, je te relâche. Je suis homme de parole. Quand je promets quelque chose, je m’y tiens.

Cette dernière phrase était spécialement destinée à Gassym.

À présent, le gamin regardait Eraste Pétrovitch avec la même terreur que le gotchi un instant plus tôt.

— Tais-toi, Gaguik, dis rien à Yurumbach-agha, lui conseilla Gassym. C’est mieux que moi, je parle avec toi.

Le malheureux émit un sanglot et de nouveau plissa les paupières.

— T-tu vas répondre ?

Il opina du chef.

Pendant ce temps, Gassym arpentait le champ de bataille avec un plaisir manifeste. Il dévisageait chaque cadavre, en égrenant quelques mots. Il ressemblait à un jardinier admirant un splendide parterre de fleurs.

— Qui a donné l’ordre, la nuit dernière, de tendre une emb-buscade dans la Ville Noire ? Qui avait chargé Khatchatour de cette mission ?

— J’étais parti dans le Karabakh porter une lettre de Khatchatour ! Je ne suis rentré que le soir ! Je ne sais rien, parole d’honneur ! Quelle mission ? Personne ne peut donner d’ordre à Khatchatour !

Le garçon parlait correctement le russe. Sans doute était-il élève d’un lycée ou d’une école professionnelle.

— Je ne peux croire que personne n’ait parlé de cette embuscade hier. Votre bande y a perdu trois hommes. Qu’as-tu entendu ? Que s’est-il dit ?

— Aïe, Allah ! s’écria Gassym d’une voix radieuse. Celui-là est vivant !

Il agrippa par le col un homme ensanglanté, qui produisit un râle.

— Je te connais ! Tu es Levan de Sourakhani !

— Ne me tue pas, gémit le blessé. Je vais mourir de toute façon, parole d’honneur.

Mais le gotchi ne le laissa pas en paix : il l’empoigna sous les bras et le traîna jusqu’au milieu de la pièce.

— J’ai entendu tes questions, Yurumbach. Moi aussi je vais les poser.

Il se pencha et gronda quelques phrases à mi-voix. L’homme poussa un cri perçant :

— Aïe ! je dirai tout ! Lâche-moi la gorge !

À ce spectacle, Gaguik se mit à claquer des dents. Encore un peu et il allait tomber dans les pommes. Eraste Pétrovitch décida de changer d’angle d’attaque :

— Tu as entendu quelque chose à propos du Boiteux ?

— De… quel… boi… teux ?

— De la Ville Noire. Il fait partie des révolutionnaires, ou en tout cas il est en relation avec eux.

Le blessé fit entendre un gémissement : Gassym venait à nouveau de le secouer par le collet.

— Il y a Selifanov, l’aiguilleur, il a une jambe plus courte que l’autre. Par son entremise, on peut se procurer des armes, dit rapidement le jeune anarchiste. Il y a Hassan, le gardien de l’ancienne usine des Moursaliev. Khatchatour ne l’aime pas, il voulait le tuer. J’ai vu aussi une fois Zazu, le bancal, il travaille comme comptable aux chantiers de production Stepanianov, il paie Khatchatour chaque mois pour qu’on le laisse tranquille… Je ne connais pas d’autres boiteux. La Ville Noire est grande…

Gassym se redressa soudain :

— Eh, elle a crevé pour de bon ! J’ai rien fait, j’ai juste secoué. Yurumbach, elle a eu le temps de dire un chose. Je sais pas, tu as besoin, non ?

— Quoi ?

— Avant l’embuscade, Khatchatour est allé voir grand homme russe. Un nom drôle : Pivert. Qu’est-ce que c’est « Pivert » ? Un piaf ?

Eraste Pétrovitch oublia sur-le-champ l’existence de Gaguik d’Akna. Le Pivert ? On brûlait ! La voilà, la passion pour l’ornithologie !

— Il a dit quelque chose d’autre ? Sur le Pivert ?

Il s’approcha vivement du blessé, lui prit le pouls. Oui, il était bien mort.

Le gotchi haussa les épaules d’un air navré.

— Rien. Je pose le question : « Où est cette Pivert ? » J’ai secoué un peu, et l’âme s’est détachée de Levan.

Fandorine revint auprès de l’adolescent :

— A-t-on déjà parlé devant toi d’un certain Pivert ? Khatchatour, ou bien quelqu’un d’autre ?

Gaguik secoua négativement la tête, puis passa la langue sur ses lèvres sèches. Il avait les yeux rivés sur Gassym qui lentement se rapprochait.

— Il dit la v-vérité, je le vois. Sache-le bien, je ne permettrai pas qu’on le tue.

— J’ai pas l’intention, répondit Gassym. Quand Gaguik sera devenu gayl, alors je tuerai.

— Sera devenu quoi ?

— Gayl. « Loup » dans leur langue.

Cependant, il était impossible de relâcher le prisonnier. Le Pivert était probablement ce même bolchevique que la police connaissait sous le nom « Ulysse ». En aucun cas il ne devait apprendre que Fandorine était encore en vie.

— Gaguik racontera à personne, déclara Gassym, comme s’il avait entendu ses pensées. Il ira d’ici chez lui, très vite. Il parlera avec personne. Et au maison, à Agdam, il dira rien non plus.

— Que vient faire Agdam là-dedans ? Il est d’Akna.

— C’est dans leur langue Akna, dans le nôtre, Agdam.

Gassym se pencha et posa les mains sur les épaules du garçon, les escamotant complètement.

— Va chez toi, Gaguik. De moi parle à tout le monde. Parle beaucoup. De Yurumbach, dis rien. Dis : Kara-Gassym seul a tué tous. Tu as compris, oui ?

— J’ai compris…, balbutia l’autre, la pupille fixe et dilatée.

— Pichtia !

Renversant sa chaise, le gamin sauta d’un seul élan par la fenêtre et s’évanouit dans le jardin – même les lions ne l’effrayèrent pas.

— Comment peux-tu être sûr qu’il ne me l-livrera pas ?

— Elle connaît Kara-Gassym. Elle a entendu parler. Maintenant en plus, elle a vu. Je suis aussi homme-parole. Si elle trahit, je la trouverai, je la tuerai. Elle sait. Dis plutôt : qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Ton ennemi Khatchatour est morte. Tu es content ?

— Ce n’était pas mon ennemi, mais l’arme de mon ennemi. Cependant, aujourd’hui, grâce à toi, je sais c-comment s’appelle celui que je cherche : le Pivert.

Le gotchi marcha jusqu’à la table, saisit dans un plat le reste d’un gigot, le renifla puis mordit dedans.

— Bon, dit-il tout en travaillant des mâchoires. Allons chercher-tuer la Pivert.

— Pourquoi ferais-tu ça ? Tu étais en conflit avec Khatchatour, mais le Pivert, qu’as-tu contre lui ?

— Comptons, tu veux ? Je t’ai sauvé de la puits ?

Gassym posa la cuisse de mouton et déplia l’index de sa main droite, luisant de graisse.

— Tu m’as sauvé quand Khatchatour tirait.

Il tendit l’index de sa main gauche.

— Puis cet imbécile voulait me tuer avec kandjar, quand Colt tirait pas. Tu m’as sauvé encore.

Il leva le majeur de la même main.

— J’ai tiré sur Khatchatour, je pensais : maintenant c’est égalité.

Il déplia également le majeur de la main droite.

— Mais tu dis : Khatchatour il fallait pas tirer.

Le doigt de sa main droite se replia.

— Tu vois toi-même, oui ?

Il montra ses deux mains : deux doigts levés à gauche, un seul à droite.

— Je t’aiderai à trouver Pivert – alors c’est honnête. L’homme dit pas « merci », l’homme fait « merci ».

— Merci. Je suis content.

Ce fut dit avec sincérité.

Avec l’aide de Gassym, il serait plus facile de dénicher un chat noir dans une pièce plongée dans l’ombre, ou plutôt d’attraper un pivert dans une forêt impénétrable.

Le gamin n’était plus auprès de Massa. À son chevet, en revanche, se trouvait le tabip de la veille, qui lui donnait à boire le contenu d’une cruche au col étroit.

— Il parle, maintenant c’est plus la peine dormir beaucoup, traduisit Gassym quand le vieillard se fut exprimé. Maintenant il faut manger. S’il mange bien, peut-être il sera vivant. Ou bien il sera pas, en tout est volonté d’Allah.

Lorsque le médecin fut parti, Fandorine raconta au Japonais la mort du Manchot et l’implication du Pivert.

Massa écoutait Eraste Pétrovitch, mais c’était Gassym qu’il regardait. Fixement. Le gotchi se tenait debout, adossé au mur, mâchant à nouveau on ne sait quoi.

Soudain Fandorine vit une larme couler sur le visage du blessé.

— Tu as mal ? Tu ne te sens p-pas bien ?

— Ça va, maître.

Une seconde larme suivit la première.

— Je pleure de joie. Je vois que c’est un homme véritable. Un homme sincère, même si c’est un akunin. Un yakuza parmi les meilleurs. À ses yeux et à ses manières, il est clair qu’il comprend le devoir de fidélité. Vous savez, je ne me trompe pas dans ce genre de choses. Je peux vous remettre entre ses mains, le cśur tranquille… Il est même plus beau que moi, ajouta Massa d’un ton tragique. Grand, gros, pareil à Saigo Takamori(12). Seulement le maréchal Saigo n’avait pas de telles moustaches. Je suis content, mais c’est très dur pour moi… de songer que dans cette difficile affaire c’est lui qui est à vos côtés, et pas moi…

Les larmes coulèrent cette fois-ci de ses deux yeux à la fois, et à torrents.

— Vaï, il pleure, commenta Gassym. Il est très faible.

Massa, cependant, demanda :

— Aidez-moi à m’asseoir, maître.

— Pour quoi faire ? Ça t’est défendu.

— Je vous en prie. Aidez-moi ! Je n’en ai pas la force tout seul.

Fandorine redressa le blessé avec précaution et glissa des coussins derrière son dos.

— Gassymu-san…, dit Massa.

Le gotchi s’approcha, tout en essuyant ses lèvres de sa manche.

— Il s’est assis, aïe, bravo ! Il va vivre.

— Je vous en supplie, Gassymu-san. Il faut bien plendle souin du maîtle… Je vous en supplie !

Le Japonais s’inclina brutalement, en y mettant toutes ses forces. Le mouvement était trop brusque : il perdit connaissance, s’affalant sur le côté, comme une poupée de chiffon.

— Aman-aman, fit Gassym en secouant la tête d’un air chagrin. Non, il va pas vivre. Il mourra. Dommage, oui ?

Une femme d’expérience à la réputation sans tache

Les instructions ont été données concernant le ménage, Tural a eu droit à un baiser sur le front avant d’être envoyé avec son précepteur au poney-club – pour apprendre à se tenir en selle comme un gentleman, ainsi qu’il sied à un garçon de bonne famille. Elle pouvait consacrer maintenant quelques minutes au keyif matinal.

Le keyif matinal de Saadat avait lieu dans la garde-robe, où il était interdit aux domestiques d’entrer sans permission spéciale. Dans cette pièce, étroite mais confortable, dont les murs disparaissaient sous les robes, le plancher sous les boîtes à chaussures, et les étagères sous les chapeaux, des parfums se consumaient toujours, masquant à merveille l’odeur du tabac hollandais. La première cigarette du matin est une des joies de l’existence. Et, comme la majorité des joies existentielles, elle est interdite. Une longue journée s’annonçait, pleine de soucis, elle pouvait bien s’accorder dix petites minutes ?

Les robes de soie, les escarpins à talons hauts, les chapeaux d’une beauté folle, ornés de plumes… tout cela était de l’art abstrait. Une veuve musulmane respectable n’irait jamais rien porter de semblable. Sauf peut-être lors d’une tournée en Europe. Ou bien devant la glace, seule à seule avec soi. Mais essayer des toilettes, c’est une joie particulière de la vie, vespérale celle-là. Il faut bien vivre jusqu’au soir.

Chaque matin, Saadat fumait simplement et étudiait son visage dans le miroir. Une vraie femme n’est jamais lasse de pareille occupation.

Elle le savait : elle n’était pas une beauté. Nez un peu trop grand, bouche un peu trop large, lèvres un peu trop fines. Seuls peut-être ses sourcils étaient bien dessinés, et sa peau était soyeuse, et puis ses yeux, bien sûr, qu’on les jugeât à l’aune asiatique ou bien européenne. Les femmes, même comme il faut, se peignent les cils, alors qu’elle n’en avait nul besoin. Avec de tels yeux et de tels sourcils, le voile n’offrait que des avantages. Le fait s’était maintes fois vérifié : le seul tiers supérieur de la physionomie agissait sur les hommes plus puissamment que l’ensemble de la marchandise entièrement déballée. C’était là l’une des raisons pour lesquelles Saadat en sa jeunesse avait décidé de tenir le rôle de matrone musulmane traditionaliste. Certes, il était révoltant que le sexe féminin fût tenu, en Orient, de cacher son visage, comme s’il était une partie indécente du corps, cependant Saadat était certaine que cette règle avait été imaginée dans les temps anciens par les femmes elles-mêmes. Les hommes n’auraient pas eu assez de cervelle pour ça.

Si vous avez quelque chose à montrer, vous trouverez toujours l’occasion de le faire. À l’homme qui, précisément, vous intéresse. Et le jour où vous êtes particulièrement en beauté. Puisse-t-il ensuite se remémorer l’épisode en ravalant sa salive.

Ce motif, cela dit, n’était pas essentiel. Quand on veut vivre à Bakou et prospérer dans le business pétrolier, mieux vaut utiliser à fond ses avantages naturels. Or appartenir au sexe faible, surtout en Orient, représente un énorme avantage, Saadat en était convaincue. Si elle était venue au monde bossue, avec le même caractère, elle aurait tout de suite imaginé comment tourner cette infirmité à son profit. Bien entendu, la vie des Bakinoises musulmanes présentait certains inconvénients. Par exemple, quelques années plus tôt encore, il était jugé indécent d’aller au théâtre. Mais à présent, le meilleur théâtre de la ville disposait de loges spéciales pour les dames comme Saadat Validbekova, protégées des regards indiscrets par des rideaux étroitement tirés. Lorsqu’on se trouvait installée là toute seule, on pouvait librement donner l’accolade à un flacon de cognac. De quoi rendre jalouses les Européennes.

Quand elle eut examiné tous les détails de son visage, Saadat posa sa cigarette et ouvrit en grand sa robe d’intérieur chinoise.

À présent, selon le rituel, elle considéra sa silhouette. Elle se tourna de profil, se pinça le ventre, les cuisses – nulle part ça n’était flasque. De dos maintenant. Allah tout-puissant ! qu’était-ce là, sur sa fesse gauche ? Se pouvait-il que ce fût de cette cellulite dont parlaient les revues pour dames ? Quelle horreur !

Mais non, c’était juste une fossette. Ouf !

Saadat tira sur sa cigarette et souffla avec soulagement un mince filet de fumée vers le haut, en direction de la lucarne d’aération.

Eh quoi ! D’après les canons européens, sa silhouette était potable et même parfaitement à la mode. Mais les esthètes bakinois (à condition, bien sûr, qu’ils eussent été jugés dignes de ce spectacle) se fussent exclamés : « Peuh ! Corps trop maigre, poitrine trop modeste, hanches trop étroites. » Lorsque Saadat, à seize ans, s’était mariée, elle était comme une branche de saule.

Toute jeune fille d’un bey appauvri, elle avait été heureusement mariée, non pas à un vulgaire nouveau riche comme il en pullulait à présent à Bakou, mais à un homme d’égale condition, issu d’une antique famille, et cependant aisé, ce qui dans l’aristocratie était devenu fort rare. La ville était désormais dirigée par les charretiers, les puiseurs et les porteurs d’outres de la veille, qui avaient eu la chance de trouver du pétrole et le bon sens de ne pas se laisser égarer par leur bonheur.

Saadat n’avait rien d’un brillant parti. Non seulement elle était maigrichonne et sans un sou vaillant, mais elle avait été sensiblement pervertie par son éducation, ayant passé six années au lycée, où on lui avait inculqué une masse de choses totalement inutiles, et qui plus est nocives pour une musulmane.

En vérité, son mariage pouvait être considéré comme une réussite. Certes, Saadat, en pauvre sotte qu’elle était, avait abondamment pleuré, et même, au début, failli mettre fin à ses jours, parce que son mari était âgé, baveux et ventru. Mais elle était une fille intelligente, douée de caractère, et apprenait vite. Après quelque temps, elle avait compris qu’il n’y avait rien là de bien terrible et qu’on pouvait s’en accommoder. Au fond, Valid-bek Validbekov n’était pas un monstre, mais simplement un vieux jouisseur amateur de jeunes filles fluettes. Leur effroi et leurs tremblements l’excitaient. Mais si elles venaient à n’être plus tremblantes ni effrayées, Valid-bek s’en désintéressait et perdait toute son ardeur. Dès que Saadat eut fait cette découverte, sa vie conjugale se trouva changée. La libidineuse baudruche cessa de la venir visiter dans sa chambre à coucher, satisfaisant ailleurs ses risibles passions et observant à la maison une attitude discrète et respectueuse. Il s’enorgueillissait beaucoup devant la société que son épouse fût cultivée et pût tenir une conversation aussi bien en russe qu’en français ou en allemand.

Quand sa goinfrerie et ses exploits érotiques eurent conduit le bey à la tombe, Saadat se trouva libre. À vingt-trois ans, elle était devenue tout à fait intelligente. Elle ne rêvait plus de partir à Paris ni à Londres, où une femme peut vivre seule, aller à l’Opéra, paraître en public avec un amant. Émigrer en Europe, c’est bien beau, mais qu’est-ce que la vie sans véritable fortune ?

Elle avait hérité de son mari un joli lopin de terre pétrolifère. C’était la terre natale des Validbekov. Son mari n’avait jamais levé le petit doigt pour exploiter les puits : il les louait pour soixante mille roubles à l’année, et en était très content. Mais à vingt-trois ans, Saadat avait parfaitement conscience que soixante mille roubles, c’était une misère. Elle se sépara du locataire, prit elle-même l’affaire en main, et deux ans plus tard, elle en avait trois fois plus. Cependant, que signifie « elle-même » ? À Bakou, il est impossible à une femme de s’occuper de pétrole. C’est une ville d’hommes, un business d’hommes. Pas moyen pour elle de négocier, de conclure une affaire ni d’obtenir un crédit.

Mais tout obstacle, si on l’aborde convenablement, peut être utilisé comme piédestal ou comme tremplin. Saadat nomma à la tête de l’entreprise Guram-bek, un cousin de son défuntmari. L’homme n’était bon à rien, mais il était de belle prestance et très facile à manier. Pour mille roubles par mois, il faisait le beau comme un caniche dressé. Il siégeait au Conseil des industriels du pétrole (où il lisait les ordres consignés sur un papier), il l’accompagnait au théâtre (puis s’éclipsait discrètement), et se montrait utile lors des déplacements (une femme ne peut voyager seule, c’est haram).

Tant que son mari avait été en vie, Saadat s’était vêtue à l’européenne. Mais une fois celui-ci disparu, elle avait rangé avec un soupir toilettes et chapeaux dans la garde-robe, pour se métamorphoser en veuve orientale et susciter ainsi l’approbation de tous. Les magnats du pétrole musulmans étaient dans leur majorité des rustres et des sauvages, en aucun cas des gentlemans, mais ils étaient habitués à traiter avec respect les femmes qui observaient les règles, ils avaient ça dans le sang. Le fait que pour eux une femme soit une créature stupide et inoffensive se révélait également très utile. Et par conséquent, on pouvait s’en tirer à bon compte là où ils n’eussent jamais pardonné à un homme. Il convenait seulement de ne pas trop tirer sur la corde.

En six années de vie indépendante, Saadat avait obtenu beaucoup. En termes de volume de production, sa société ne comptait ni dans la première, ni même dans la seconde dizaine des plus grosses compagnies pétrolières, mais quant à la rentabilité, elle n’avait sans doute pas d’égale. Saadat dissimulait les vrais chiffres de ses bénéfices, les abaissant de moitié. Elle passait également sous silence les terrains de réserve achetés par le biais d’hommes de paille. Là, dans les entrailles de la généreuse terre d’Apchéron, sommeillaient des centaines et des centaines de milliers de barils de cette douce résine noire et odorante sans laquelle la planète ne pouvait vivre, pas plus qu’un drogué sans opium.

Quand son fils en aurait l’âge, il prendrait la direction de l’entreprise, et la société Validbekov-nöyüt (Pétrole Validbekov) se déploierait alors dans toute sa réelle puissance. C’est là qu’on pousserait des cris d’étonnement.

La principale raison pour laquelle Saadat n’avait pas souhaité vivre libre en Europe s’appelait Tural. Ce n’étaient pas soixante, mais six cent mille, non, six millions de roubles par an qu’elle laisserait à son fils, pour que, juché sur pareil piédestal, il puisse conquérir le monde tout entier. Parce qu’un homme digne de ce nom désire forcément conquérir le monde, et Saadat avait bien l’intention d’élever son garçon pour qu’il fût le meilleur homme de la terre.

Dans les riches familles bakinoises, les rejetons mâles étaient choyés de manière éhontée, au point d’en devenir obèses et capricieux. Aussi nombre de fortunes rapidement édifiées se trouvaient-elles dilapidées dès la deuxième ou la troisième génération. Saadat, quant à elle, élevait son fils avec esprit et sévérité. Elle savait que l’essentiel était de tremper son caractère dès l’enfance, le reste viendrait tout seul. Lorsqu’elle marchait dans la rue avec Tural et qu’il commençait à polissonner, elle lui disait d’une voix faible : « Ah ! Turalouch, j’ai un peu le vertige. Prends maman par le bras pour lui éviter de tomber », et le garçon se sentait aussitôt un homme, capable de la défendre. Et du même coup cessait de faire l’enfant.

Il est très important pour un gosse d’apprendre à surmonter la peur, mais sans pour autant prendre le goût du risque. Ces deux extrémités, dans la vie, sont dangereuses, et funestes pour les affaires. Tout peut s’enseigner sur terre, y compris un courage raisonné. Pour vaincre la crainte, il faut progresser à tout petits pas, remporter, une à une, de minuscules victoires. Prenez l’équitation, par exemple. Un jour Saadat avait remarqué que Tural avait peur des chevaux (son équipage, il faut l’avouer, était trop fougueux, constitué de fringants étalons turkmènes). Elle avait d’abord acheté un poney nain, à peine plus haut qu’un tabouret. Il était parfaitement impossible de s’effrayer devant pareil animal, qu’on eût dit sorti d’un conte de fées, et Tural monta le bébé cheval avec plaisir. À présent elle avait inscrit son fils au poney-club, où les bêtes étaient déjà plus grandes. Avec le temps, dans trois ou quatre années, le garçon grimperait même sur de vrais chevaux de course. Tout le secret se résumait à la gradation de l’apprentissage.

Saadat était toutefois inquiète que l’enfant grandisse sans père. C’est-à-dire sans homme auprès de lui (le défunt Valid-bek ne pouvait aucunement être qualifié de ce nom). Ce fait était cause, sans doute, qu’elle en rajoutait dans la sévérité. Craignant que Tural ne devînt un enfant gâté, elle s’abstenait de gestes tendres. Même si parfois elle en avait le cśur littéralement déchiré, tant elle avait envie de le serrer dans ses bras et de lui prodiguer des caresses. Pour la même raison, depuis ses trois ans, elle ne le confiait plus à des nounous, et punissait les servantes qui bêtifiaient avec lui. Finalement, elle avait trouvé comment résoudre le problème : placer auprès de son fils l’homme qu’il fallait, un précepteur. Désormais elle se permettait de loin en loin le luxe de baiser son fils sur le front. Une seule fois, brièvement.

Il restait assez de tabac dans sa cigarette pour trois ou quatre bouffées encore, mais Saadat avait déjà abandonné l’idée du keyif pour songer aux soucis de la journée qui commençait.

Le soir l’attendait le plus difficile : les négociations avec le comité de grève.

On ne faisait jamais grève longtemps chez Validbekov-nöyüt, la patronne savait entretenir de bonnes relations avec les ouvriers.

Deux fois l’an, accompagnée de Guram-bek, elle allait en Perse embaucher des travailleurs amchari, parce que ces derniers étaient respectueux envers leurs patrons, et fort peu exigeants. Elle choisissait chacun personnellement, après un entretien, veillant à ce que l’homme fût d’un naturel paisible, à la tête d’une famille nombreuse et sans vilaine lueur dans les yeux. Saadat payait toujours dans les délais et légèrement plus que ses voisins. Aux employés particulièrement zélés, elle distribuait des primes. En cas de malentendu ou de conflit, elle rejetait la faute sur Guram-bek, et intervenait en conciliatrice.

Mais la grève, qui avait éclaté un mois plus tôt et s’était peu à peu étendue à toute la presqu’île d’Apchéron, touchait maintenant les champs de pétrole Validbekov. Quatre jours auparavant, les représentants des grévistes lui avaient soumis un ensemble de revendications. Saadat avait joué le désespoir et même fondu en larmes, se lamentant sur son sort de veuve. Elle avait demandé cinq jours de réflexion.

Elle savait très bien marchander, bien peu pouvaient l’égaler dans cet art ancestral. Faire baisser un prix était un plaisir non moins voluptueux que l’extase des sens. Quand elle versait son tribut mensuel aux révolutionnaires et aux gotchi pour qu’il n’y eût pas d’incendie sur ses chantiers de forage, Saadat montait chaque fois un véritable spectacle. Ces terribles individus la quittaient, épuisés et en sueur, absolument convaincus d’avoir pressuré la veuve comme un citron. De son côté, elle considérait cette dépense non comme une perte mais comme un facteur d’économie. Garder de bonnes relations avec les bandits (qu’ils soient animés ou non d’idées politiques) permettait d’éviter d’entretenir une armée de gardes. Il en résultait moins de frais et plus de tranquillité.

Surtout, elle n’avait pas besoin d’entourer Tural d’une meute de gardes du corps, comme le faisaient les autres industriels pour protéger leurs enfants des rançonneurs. Comment un enfant placé du matin au soir sous la tutelle de malabars armés jusqu’aux dents pouvait-il devenir un être sensé ?

Une seule personne veillait sur Tural, son précepteur et protecteur. Franz Kaunitz, ancien lieutenant de l’armée impériale et royale autrichienne, enseignait au garçon la gymnastique, l’allemand, les bonnes manières, ainsi que la science la plus importante : celle d’être un homme. En cas d’imprévu (Bakou reste Bakou), le dragon à la retraite avait toujours dans sa poche un pistolet qu’il savait utiliser à merveille.

Saadat était consciente d’avoir eu beaucoup de chance de trouver ce professeur. À cause d’un genou raide, souvenir d’une course de chevaux à l’issue malheureuse, l’Autrichien avait quitté l’armée et était parti chercher fortune dans la lointaine ville pétrolière, où il avait investi toutes ses économies dans un lopin de terre. Beaucoup jouaient à cette loterie. Certains gagnaient : on découvrait du pétrole dans leur concession. Mais Kaunitz avait tiré un numéro perdant. Il s’était alors fait précepteur, avec l’idée d’économiser de l’argent et de tenter à nouveau sa chance. Toutefois, il n’était pas dans les habitudes de Saadat de laisser partir les gens utiles. L’Autrichien vivait chez elle, tous frais payés, touchait un salaire de général, et ne pensait plus au pétrole.

Pendant un temps, elle s’était demandé si elle ne devrait pas prendre pour amant cet homme grand, blond, peu loquace et diablement séduisant, mais elle y avait renoncé. Deux sortes d’hommes conviennent au rôle d’amant : soit les très simples, soit les très compliqués. Avec les premiers, il est bon de s’ébattre au lit avec fièvre et insouciance ; avec les seconds, il est sans doute palpitant de bavarder (« sans doute », car en réalité, Saadat n’avait jamais rencontré d’homme de la seconde sorte). Mais Kaunitz n’était ni l’un ni l’autre. Trop cultivé pour une petite aventure sans prétention, et malgré tout pas assez complexe pour des relations plus élaborées. En un mot : un officier de cavalerie. Et quoi ensuite ? Il n’était pas question de vivre sous le même toit que son amant : il y avait un enfant à la maison. Par ailleurs, il était autrement plus facile de trouver un candidat au rôle de consolateur au lit que de dégoter un bon précepteur. Quand il aurait appris à l’enfant tout ce qu’il savait, elle pourrait, en guise d’adieu, faire un cadeau à l’Autrichien en même temps qu’à elle-même. Depuis qu’elle avait pris cette décision, Saadat regardait l’ancien lieutenant en savourant son plaisir à l’avance : comme une pomme appétissante qui mûrit sur la branche et qu’on finira un jour par croquer.

Saadat avait organisé son bonheur de femme de manière intelligente et habile, depuis l’époque où son mari l’avait laissée en paix et n’osait plus même entrer sans permission dans l’enderun, la partie de la maison réservée aux femmes. Si Validbek avait un faible pour les ingénues délicates et timides, Saadat préférait les beaux hommes, grands, taciturnes et posés. En aucun cas les raisonneurs. Elle préparait ses divertissements amoureux avec goût et ne se les permettait que peu souvent : une fois par mois. Il y a du plaisir à laisser se creuser l’appétit du corps. Entretenir la langueur charnelle est presque aussi délicieux que s’abandonner à la passion. On sent monter en soi peu à peu comme une sève, on s’emplit de lumière et de parfum. Et c’est lorsqu’il semble qu’on va éclater de désir voluptueux qu’il est temps de partir en chasse.

Autrefois, Saadat prenait place dans un cabriolet et roulait lentement sur les quais, en quête d’hommes au physique attrayant. Le visage chastement couvert, ses yeux s’arrêtaient sur les passants les mieux bâtis, comme on tire les canards au vol. Presque tous ceux sur lesquels elle posait son regard se retournaient. Saadat n’entrait jamais en contact avec des hommes du cru, car Bakou était une petite ville. Uniquement avec des étrangers de passage. Ce pouvait être un officier en mission, un ingénieur, un représentant de commerce.

Si l’individu lui paraissait prometteur, elle piquait légèrement de son ombrelle le dos de Zafar. Celui-ci comprenait sans qu’il fût besoin de mots. Il sautait de son siège de cocher et emboîtait le pas au candidat, afin d’établir qui il était et où il logeait, tandis que Saadat prenait les rênes et rentrait à la maison.

Ce serviteur, préposé à ses plaisirs secrets, Saadat l’avait ramené de Perse. C’était un eunuque, autrefois coursier au service de la première épouse de Son Altesse le chahzadé, autrement dit représentant d’une profession hautement estimée à la cour. Zafar avait été chassé du palais en raison de son caractère rétif, aussi Saadat l’avait-elle acquis pour peu cher. Avec elle, le Persan était doux comme un agneau. Un assistant en vérité sans prix, sur qui elle pouvait se reposer entièrement, un ami fidèle ! Sans lui, sa vie présente n’eût pas été une vie.

Il maintenait dans un ordre parfait une petite maison, sise au fond d’une ruelle écartée de la Vieille Ville, près de la porte de Chemakha, maison insignifiante vue du dehors, mais aménagée avec un goût exquis. Les voisins étaient persuadés que son propriétaire était muet, car Zafar ne s’expliquait avec eux que par signes. En réalité l’eunuque méprisait les gens et ne jugeait pas utile de dépenser sa salive pour eux : les gestes suffisaient bien. Il n’aimait au monde que sa maîtresse. Avec elle, il parlait volontiers, quoique rarement et de manière toujours brève.

Quand Saadat, à son réveil, sentait soudain que le moment était arrivé de partir en promenade, elle annonçait à son cocher habituel qu’elle se ferait conduire ce jour-là par Zafar. Et le Persan muet apparaissait alors comme par miracle. Les serviteurs ne parvenaient pas à comprendre comment il avait vent du désir de leur maîtresse, aussi considéraient-ils l’eunuque avec une sorte d’effroi mystique. Or il n’y avait rien là de bien sorcier. Depuis le toit du nid d’amour, on apercevait l’étage supérieur de la maison des Validbekov, rue Zavedenskaïa. Si à la fenêtre de la chambre à coucher le rideau écarlate était à moitié tiré, Zafar savait qu’il y aurait une sortie dans la journée.

Une fois que l’individu repéré par sa maîtresse avait été identifié et reconnu apte, la chasse proprement dite commençait.

L’élu de Saadat avait le sentiment de plonger dans un conte des Mille et Une Nuits. Un mystérieux inconnu à la peau basanée et au costume exotique l’abordait en le saluant et lui remettait un billet parfumé. « Une belle dame orientale, jouissant d’une position dans la société, a porté son attention sur vous et souhaiterait vous connaître de plus près, à la condition toutefois que vous fussiez discret et capable de garder un secret », disait le message rédigé en français d’une belle écriture ornée.

C’est drôle ce que le coloris oriental conjugué au parfum du mystère a d’effet sur les Européens. Ils s’en trouvent littéralement fascinés. Tous ont lu dans leur enfance mille fariboles sur les harems d’Arabie et sur le rendez-vous « à l’aveugle » du jeune huguenot avec Diane de Turgis(13). Intrigués, dévorés de curiosité, tous les hommes élus par Saadat suivaient docilement les muettes indications de l’eunuque. D’abord, Zafar les conduisait au hammam, où il les relaxait et les rafraîchissait par un massage, et par la même occasion vérifiait d’un śil expérimenté qu’ils ne présentassent pas des signes de maladies vénériennes. Puis, sous le couvert de la nuit, il les menait longuement par les ruelles d’Itcheri-Chekher. Avant d’entrer dans la maison, il leur bandait les yeux. Quelques malins arrachaient ensuite ce bandeau, mais sans qu’ils en fussent plus avancés : Saadat n’allumait jamais la lumière dans le boudoir. Avant que le jour naquît, elle abreuvait son amant à bout de forces de thé mêlé d’opium, et Zafar remmenait la victime de la tentation alors qu’elle était sans connaissance.

L’homme n’avait pas vu le visage de l’énigmatique beauté, ne savait pas son nom, et était incapable de retrouver le chemin de sa demeure. Le lendemain, après avoir dormi tout son saoul, le bienheureux se mettait à douter : n’avait-il pas rêvé cette nuit enchanteresse, tout cela n’était-il pas qu’une douce hallucination ? Les femmes musulmanes sont si vertueuses et inaccessibles ! (Et c’était vrai, messieurs. Saadat était la seule en son genre dans tout Bakou, et c’était celle-là qui vous était venue en songe.)

Après quoi, elle se délectait tout un mois des souvenirs de l’aventure vécue – et se préparait à la suivante. Il était une règle qu’elle observait de manière scrupuleuse : même si l’amant se révélait extraordinaire, elle s’interdisait de l’inviter une seconde fois.

Tural, bien entendu, n’était pas le fils du gros Valid-bek. Et puis quoi encore ! Un visiteur étranger, au doux nom de Mario, un beau ténor italien venu en tournée dans la riche cité, avait passé une nuit inoubliable avec la mystérieuse odalisque et lui avait laissé en souvenir un cadeau précieux : un petit garçon doté des mêmes yeux verts et du même teint mordoré.

Quand Saadat avait annoncé à son mari qu’Allah s’apprêtait à bénir leur union par la naissance d’un enfant, Valid-bek, bien sûr, s’était montré surpris, mais il n’avait formulé aucun grief : à cette époque, il y avait beau temps déjà qu’il filait doux et qu’entre eux s’était établie une sorte de compréhension mutuelle. Saada pleura même longuement lors de ses funérailles, et de manière assez sincère.

Peu à peu, les règles de la chasse aux hommes s’étaient perfectionnées. Avec l’expérience les goûts de la jeune femme s’affinaient.

Par voie empirique, il avait été arrêté que l’amant ne devait pas être trop jeune. Les jouvenceaux sont fougueux, certes, mais maladroits et collants. Les hommes mûrs sont plus intéressants et moins dangereux.

« La pêche au leurre », comme Saadat appelait ses expéditions en voiture, n’était plus à présent qu’un souvenir. Jouer avec le hasard aveugle est une activité trop incertaine et peu productive. Combien de fois il était arrivé qu’un individu lui tapât dans l’śil, mais qu’à son retour Zafar déclarât que le candidat ne convenait pas pour telle ou telle raison !

Il valait mieux choisir sa victime à l’avance, de manière réfléchie. Lors d’un raout, ou bien au foyer du théâtre, tout en trottinant derrière Guram-bek, telle une sage petite souris orientale au museau voilé, Saadat repérait sa proie. Puis elle cherchait à établir si l’homme répondait aux conditions. Enfin elle le bombardait de billets parfumés, de manière à éveiller puis à aiguiser l’appétit du sujet. Tandis qu’elle-même, bien entendu, s’enflammait dans l’attente de la suite.

En toutes ces années de braconnage, elle n’avait connu que quatre échecs. Trois avaient pris peur au dernier moment à l’idée de s’aventurer en pleine nuit dans la Vieille Ville : ils craignaient que ce ne fût un piège tendu par des brigands. Ceux-là, elle ne les regrettait pas le moins du monde : les froussards font de méchants amants. Un seul et unique homme s’était révélé un mari fidèle. Saadat s’était sentie du respect pour ce phénomène d’une grande rareté, mais là encore nul regret : qui a besoin dans son lit d’un parangon de vertu ?

Les chasseurs impénitents ornent en général le grand salon de leur demeure de leurs trophées : têtes de cerfs et hures de sangliers, ours et autres grosses bêtes empaillés. Saadat avait son album de souvenirs : une manière de livre d’honneur. En tout quatre-vingt-sept articles. Chacun comportant juste un numéro, une date et une fleur séchée.

Par exemple : « No 48. 19/8/1909 », et une renoncule.

Et en face du mémorable numéro 29 (mmm !), un ne-m’oubliez-pas.

Mais même avec le numéro 29 (mmm !), le meilleur de tous, Saadat ne s’était pas permis de seconde fois. Parce que le plaisir est une chose, mais la sécurité et la réputation sont d’un plus grand prix encore.

Au souvenir du 29 (mmm ! 6 septembre 1905 !), Saadat, comme toujours, eut un sourire rêveur. Le keyif matinal était terminé. Mégot et cendre dans un bout de papier, le bout de papier dans sa poche.

Bien sûr, il était difficile de considérer pareille vie comme normale : dans sa propre maison, devoir dissimuler à ses propres serviteurs les plaisirs les plus innocents ! East is East. On faisait ici des mystères de n’importe quelle broutille. Mais peut-être était-ce en cela que résidait le plus grand charme de l’Orient.

Tandis qu’elle se changeait pour une tenue ordinaire, noire, de veuve, Saadat ne souriait déjà plus : elle pensait aux grévistes.

Il fallait que les chevalets de pompage continuent de fonctionner. À l’heure présente, sur fond de réduction de la production, c’était la garantie d’énormes bénéfices en comparaison desquels une hausse des salaires était une menue bricole. Mais il ne fallait pas que cette hausse fût trop forte, autrement Artachessov, Chamsiev et les autres gros bonnets du Conseil des industriels du pétrole se fâcheraient. Eux qui ronchonnaient déjà, reprochant à la Validbekov-nöyüt de faire monter les prix sur le marché du travail.

Dehors retentirent plusieurs coups de Klaxon impatients. Comment, ils n’étaient pas encore partis ?

Elle jeta un coup d’śil à la fenêtre. Franz était installé au volant de la Delaunay beige décapotable, seul. L’Autrichien conduisait merveilleusement bien et avait proposé d’apprendre à sa patronne, mais c’était malheureusement impensable. Tous les défunts imams et vali de la ville de Bakou se retourneraient dans leurs tombes.

— Was ist los ? cria Saadat en se montrant. Wo ist Tural(14) ?

Le précepteur n’eut pas le temps de répondre : déjà Tural dévalait les marches, en tenue de jockey et coiffé d’un petit bonnet anglais à visière.

— Noch nicht aber schon bald ! Jetzt gehen wir(15) ! lança-t-il à Kaunitz.

Elle devina de quoi il retournait. Tural avait filé dans l’arrière-cour pour rendre visite à la vache Betty sur le point de vêler. À l’arrière de la maison – fort ancienne, mais récemment modernisée (eau courante, électricité) – subsistait une étable. Saadat n’y avait pas touché. Un enfant a besoin d’être nourri avec des produits dont on peut contrôler l’origine. Elle possédait également son propre fournil. Il était impossible de se fier aux laitiers, bouchers, boulangers d’aujourd’hui : tous corrompus, dépravés par l’argent facile et le peu d’exigence de la racaille qui avait envahi Bakou.

Par habitude, Saadat murmura une prière protectrice en regardant Tural s’éloigner : « Ya rabb ya karim, ehfadhna men kulli sou’i wa bala’ » – « Ô Allah, ô très généreux, garde-nous de tous les malheurs et les maladies ». Elle ne croyait pas tellement en Dieu, mais pourquoi ne pas se garantir ? De l’avis des savants modernes, il se pouvait que les incantations magiques détinssent une sorte d’énergie dont la science ignorait encore la nature.

Le nom « Tural » était lui aussi une manière d’incantation : il signifiait « Immortel ». Tout être humain, en dépit des soucis quotidiens, des distractions et des chagrins, doit donner un sens supérieur à sa vie. Beaucoup d’hommes commettent des sottises et même des crimes, en cherchant le sens à donner à la leur. Pour une femme, lorsqu’elle est mère, les choses sont simples. Le voilà, le sens de leur vie : il est assis à côté du conducteur, il agite les mains, lancé dans une discussion. Saadat le savait : si le nom de son fils ne tenait pas ses promesses et que Tural se révélât mortel, alors elle aussi renoncerait à vivre. Car alors, à quoi bon ?

C’était son unique fils, elle n’en aurait pas d’autre. Saadat, devenue veuve, avait elle-même demandé à Zafar de faire en sorte qu’elle ne tombât plus jamais enceinte. Elle ne pouvait se permettre une naissance illégitime, et, quant à se remarier, il n’en était pas question.

Au reste elle n’avait pas besoin d’un autre enfant. Elle ne comprenait pas comment les femmes qui en avaient plusieurs, ne fût-ce que deux, s’y prenaient pour distribuer également ce qui ne peut se partager : l’amour. Et même, comment pouvait-on aimer de tout son cśur et son mari et son enfant ? On aimait forcément davantage l’un que l’autre, non ? D’ailleurs, il y avait là un mystère qui passait tous les autres : comment pouvait-on aimer un homme ? Non pas au sens physique, mais pour de bon. On ne peut aimer que celui qui a toujours été et sera toujours vôtre, quoi qu’il arrive. Or les hommes… Ils sont comme le feu auquel on se réchauffe et sur lequel on prépare le repas, mais qui à la moindre inattention vous brûle cruellement, quand il ne vous réduit pas en cendres. Vous n’allez pas aimer le feu tout de même ? Ce serait du zoroastrisme.

Franz boucla la ceinture du garçon, car la route était cahoteuse. Il lui ôta son bonnet et le coiffa d’un casque – c’était Tural qui l’avait demandé. Il avait vu un jour un pilote de course automobile arborant un casque de cuir et avait réclamé le même.

Le soleil à présent était féroce, aveuglant. La poussière flottait en suspension dans l’air, et scintillait comme du sable d’or. Les rares passants marchaient d’un pas indolent. Certains s’arrêtaient pour se reposer un instant à l’ombre. À Bakou, les hommes restent souvent en groupe, debout, sans presque bavarder. Ils échangent un mot, puis demeurent un long moment silencieux. Jamais on ne surprendra des femmes ainsi oisives. Si elles papotent, c’est à la maison ou dans la cour, et toujours les mains occupées.

Tout à coup un changement se produisit. La rue ensommeillée, accablée de chaleur, se mit en mouvement. Trois badauds, tous en papakha noir, qui jusqu’alors regardaient d’un śil distrait l’automobile depuis le trottoir, quittèrent soudain leur place. Deux passants qui baguenaudaient de l’autre côté de la rue bondirent sur la chaussée et coururent eux aussi vers la voiture.

Un cri s’étrangla dans la gorge de Saadat.

Kaunitz se retourna au bruit des pas, fit mine de se redresser, mais l’un des hommes sauta sur le marchepied et frappa l’Autrichien à la tête. Sans doute tenait-il dans sa main un objet pesant, poing américain ou masse de plomb, car Franz glissa à bas du siège.

Tous les cinq grimpèrent dans le véhicule : deux à l’avant, trois à l’arrière.

— An-a-a-a ! cria Tural en se tournant vers la maison.

Il savait que sa maman était à la fenêtre.

Un sac fut passé sur la tête du garçon et le cri s’éteignit.

L’un des ravisseurs prit le volant cependant que l’autre tenait l’enfant. Les trois montés derrière exhibaient des canons de pistolets, prêts à tirer si quelqu’un venait s’en mêler. Leurs visages étaient dissimulés par des cagoules, sans que Saadat eût remarqué quand ils les avaient enfilées.

La Delaunay s’ébroua, cracha un nuage de fumée noire par son pot d’échappement puis s’élança en bringuebalant sur le pavé de la chaussée, au milieu d’un tourbillon de poussière. Un chameau aux jambes fines, portant un énorme ballot sur le dos, fit un écart sur son passage. Les grelots ornant son col laineux se mirent à tinter, tandis que le chamelier levait les bras au ciel. La voiture disparut au coin.

Saadat avait toujours la bouche grande ouverte, elle voulait crier et ne le pouvait pas.

Elle fût sans doute devenue folle ou bien eût succombé à un arrêt du cśur si, un quart d’heure plus tard, le téléphone n’eût sonné. On mit du temps à l’entendre, car tout le monde était dans la rue. On poussait des cris perçants, on agitait les bras, on sanglotait, on courait en tous sens. Enfin, un vieux serviteur perçut le trille de l’appareil et s’en fut décrocher.

Saadat à ce moment était étendue sur la chaussée, à l’endroit même où les bandits avaient enlevé son fils ; hurlant enfin à pleins poumons, elle battait des poings contre le sol. Des gens, massés autour d’elle, compatissaient bruyamment.

— Maîtresse, annonça Farid, tout essoufflé. On vous demande au téléphone. Ce sont eux, ceux qui… Ils veulent vous…

À l’instant même, Saadat cessa de pleurer. Elle se releva, secoua la poussière de ses vêtements. La tête ne lui tournait plus, son cśur battait normalement. Ce n’était plus l’heure d’être accablée.

Tandis qu’elle marchait vers le téléphone, elle songea : Ils appellent, c’est donc qu’ils vont réclamer une rançon. À Bakou, l’enlèvement d’enfants est monnaie courante, c’est un business. Elle s’était trompée en imaginant son fils hors de danger parce qu’elle payait ponctuellement le tribut. Sans doute une nouvelle bande avait-elle fait son apparition.

Rien de terrible. Quand il est question d’argent, il y a toujours une solution. Il faudrait parler avec le maître chanteur de la manière la plus posée possible, pour qu’il ne se montre pas trop exigeant.

— Validbekova, dit-elle sèchement, d’un ton bref, en prenant l’appareil.

— Votre fils est entre nos mains.

Un Russe. Ça ne voulait encore rien dire. Les Arméniens comme les musulmans, ou n’importe qui d’autre, prenaient souvent des Russes pour intermédiaires, dans ce genre d’affaires, pour brouiller les pistes.

— Entre les mains de qui ? s’enquit-elle.

À l’autre bout du fil, on émit un grognement contrarié.

— Vous ne semblez pas trop inquiète. Vous avez tort.

Langage châtié. Ce n’étaient donc probablement pas de simples criminels, plutôt des révolutionnaires.

— Allons au fait. Combien ?

Les S-R avaient pris trois cent mille roubles pour le fils des Abylgaziev. Mais ce n’était pas un enfant unique. Cependant, l’entreprise était presque deux fois plus grosse. Saadat pourrait essayer de faire baisser le prix à cent cinquante.

— Seulement tenez compte d’une chose, poursuivit-elle avec le même calme, je ne suis guère en fonds en ce moment. Je viens juste d’acheter de nouveaux équipements. Vous pouvez vérifier.

C’était la vérité. Elle avait investi en mai huit cent mille roubles dans la modernisation de ses installations : elle avait fait installer sur les chevalets de pompage des moteurs Diesel permettant d’extraire le pétrole une fois et demie plus vite. Elle ne disposait jamais de beaucoup de liquidités, si bien qu’elle avait dû souscrire à un gros emprunt à court terme. Elle comptait le rembourser rapidement – il flottait déjà dans l’air une odeur de grève générale, mais Saadat était sûre de ses ouvriers.

— Pourquoi vérifier ? Nous le savons, répondit l’homme. Nous n’avons pas besoin d’argent. Dites non au comité de grève. Aucune concession. C’est tout ce que nous vous demandons.

Voilà ce qu’elle n’attendait aucunement.

— Vous ne voulez pas d’argent ?

Sa voix avait tremblé. Sa stratégie de négociation s’effondrait.

Refuser toute concession ?! C’était ruiner à jamais ses relations avec ses employés. Elle qui comptait servir aux membres du comité du thé et des douceurs. Verser quelques larmes, se plaindre du sort échu aux veuves. Finalement, elle aurait accepté d’augmenter les tarifs de dix, au grand maximum douze pour cent, et tous seraient repartis satisfaits.

Mais il y avait plus grave encore. Si les pompes s’arrêtaient, elle n’aurait rien pour rembourser l’emprunt. Ce serait la banqueroute et la ruine.

— Vous restez muette, madame Validbekova ? Décidez-vous, à quoi tenez-vous le plus ? À votre position ou à votre fils ? Dites-le maintenant, je dois transmettre votre réponse sans plus tarder !

— Oui, oui, oui ! répondit-elle d’une voix haletante. J’accepte, je dirai non au comité. Mais rendez-moi Tural !

Son cśur palpitait d’affolement, mais son cerveau continuait de fonctionner. Elle pourrait mettre son fils à l’abri à Tabriz, dans la famille de son mari. Et ensuite s’entendre avec les grévistes…

— Le garçon restera chez nous jusqu’à la fin de la grève, dit l’inconnu. Après quoi nous vous le rendrons. Qu’en ferions-nous ?

La communication fut coupée.

Sans prêter attention aux serviteurs attroupés à l’entrée, Saadat se laissa tomber par terre, la tête dans les mains.

Tout était fini. Outre les huit cent mille roubles à rendre à la banque avant la fin du mois de juillet, arrivait également le versement des intérêts pour le crédit de l’an passé. Elle avait toujours eu pour principe que si l’on a un rouble en sa possession, il faut en emprunter neuf autres et investir le tout dans l’avenir. Cette stratégie lui avait permis en quelques années de quadrupler son chiffre d’affaires, mais elle ne fonctionnait qu’à condition de pomper constamment de nouveaux moyens financiers. Si la production de pétrole s’arrêtait, cette fragile construction s’écroulait. Les créanciers allaient fondre sur elle comme des vautours. Ses concurrents, flairant une proie facile, s’entendraient pour l’empêcher de vendre ses terrains et ses machines au prix du marché…

L’indifférence du chef des ravisseurs (ou bien son intermédiaire ?) pour l’argent était particulièrement inquiétante. Les malfaiteurs pétris d’idéologie étaient les plus dangereux. Ceux-là, au nom de l’avenir radieux du prolétariat, vous tuaient sans sourciller un gamin de sept ans. Dostoïevski, avec sa larme d’enfant(16), ne faisait pas autorité pour eux.

Ah ! ce n’était pas l’argent qui lui causait peine, ce n’étaient pas les derricks ni les réserves de pétrole ! Ce qui lui était insupportable, c’était l’idée que Tural fût condamné désormais à la pauvreté. Pas à l’indigence, bien sûr. Il serait toujours possible de soustraire quelques miettes aux griffes des créanciers. Mais son garçon ne serait pas destiné à voir s’ouvrir devant lui un avenir majestueux, aux possibilités infinies.

Saadat s’abandonna au désespoir durant cinq minutes environ. Peut-être dix. Puis elle se reprit en main.

Primo, mieux vaut un avenir modeste que pas d’avenir du tout, songea-elle.

Secundo, il ne faut pas se rendre prématurément.

À dire vrai, elle ne savait pas se rendre, ni prématurément ni tardivement.

Le soir était encore loin.

Que pouvait-elle faire ?

Dans un autre pays, ou même dans une autre ville de l’Empire russe, elle se fût adressée à la police. Mais pas à Bakou. Pour une musulmane, c’eût été perdre la face à jamais. Se plaindre à la police russe était une honte plus déshonorante encore que résoudre un litige devant un tribunal russe. Même en cas de meurtre d’un parent, un Bakinois n’eût pas recouru à la police. On devait se venger de ses ennemis soi-même, et si l’on n’y parvenait pas, laisser à Allah le soin du châtiment.

Seigneur, mais elle se moquait bien de perdre la face ! Le problème était que cette police ne savait que prélever des bakchichs. Ils ne retrouveraient personne, quel que fût le montant du pot-de-vin. Ces chacals n’étaient pas là pour ça.

Par conséquent, il fallait essayer la voie traditionnelle, qu’eût suivie en pareille situation n’importe quelle mère musulmane privée de protecteur mais disposant de moyens.

Seulement elle devait faire vite. Elle avait très peu temps.

Une heure plus tard, après avoir parlé au téléphone avec plusieurs personnes compétentes, Saadat savait à qui il convenait de s’adresser et comment trouver ledit individu.

Il existait un gotchi fameux, d’excellente réputation, du nom de Kara-Gassym. Toute la ville parlait de lui depuis une semaine, car récemment cet homme avait abattu à lui seul toute une bande d’anarchistes arméniens à Choubany. Un correspondant bien renseigné avait déclaré : « Si Kara-Gassym s’en charge, ce sera fait. S’il refuse, c’est que personne n’y peut rien. »

Une demi-heure encore et, enveloppée du voile élimé d’une jeune servante, Saadat marchait dans la Vieille Ville.

Le commissionnaire que lui avait envoyé le même correspondant lui montra l’intérieur d’une cour.

— C’est ici, madame. Prenez l’escalier, et montez à l’étage. Je ne vous accompagne pas plus loin, et qu’Allah vous vienne en aide.

Le cśur battant, mais d’un pas ferme et résolu, elle entra dans une pièce dont un mur s’ornait d’un tapis couvert d’armes diverses, et où, assis à une table, un énorme gaillard aux somptueuses moustaches mangeait des fruits secs qu’il puisait par poignées.

L’homme écouta en silence le récit affligé de la veuve. Tout de suite il déclara :

— Non, je m’en charge pas. Va-t’en, femme.

— Il y a là quinze mille roubles.

Saadat déplia et montra les billets – tout ce qu’elle avait pu trouver chez elle.

— Il y en aura d’autres.

L’individu n’accorda même pas un regard à l’argent. C’était bien son jour de chance ! Qu’avaient-ils tous, aujourd’hui, à être désintéressés ?!

— Gassym le Noir est un homme honnête. Si je ne peux pas le faire, je le dis. J’ai actuellement des affaires plus importantes. Je suis occupé. J’ai donné ma parole. Résigne-toi au destin, femme. Si ton fils t’est cher, échange ta richesse contre lui.

Des véritables gotchi, on sait que leur parole est de pierre. Dès lors qu’ils ont parlé, impossible de leur faire changer d’avis ou de les apitoyer. Il était inutile d’insister davantage.

Aveuglée par un torrent de larmes, Saadat se leva et s’en fut sans prendre garde à son chemin. Une porte. Un passage ou un couloir. Un mur.

Ce n’était pas par là, visiblement, qu’elle était arrivée.

Elle épongea ses larmes et tenta de s’orienter.

Un couloir. Des portes. Elle frappa à la plus proche.

Dans une pièce assez grande, quelqu’un dormait sur un divan bas, une couverture étendue sur lui. Assis en tailleur à une table basse, un Daguestanais coiffé d’un papakha, les joues hérissées d’une barbe noire et raide, était occupé à écrire d’une main alerte. C’était surprenant. Saadat n’avait jamais vu de montagnard noircir du papier avec un crayon.

Le lettré leva la tête. Saadat, qui s’apprêtait à refermer la porte, se figea.

Elle avait déjà vu quelque part ces yeux bleus attentifs, ce nez fin, ces sourcils en ailes d’oiseau… Et elle avait une excellente mémoire visuelle.

Cela ne se pouvait pas !

Et pourtant si, c’était bien lui ! Le mari de l’actrice de cinéma Claire Delune, la coqueluche des journaux bakinois !

Cependant, le pauvre avait été assassiné par des bandits, juste après le raout organisé par Artachessov, au cours duquel Saadat avait fait la connaissance de ce dandy moscovite aux allures de gravure de mode. Il avait un nom de famille qui ne sonnait pas très russe. Von quelque chose… Non, Fandorine. Quand elle avait lu dans le journal l’annonce de sa mort, elle avait soupiré. Là-bas, dans la grotte, il avait éveillé son intérêt. Elle se rappelait s’être demandé si elle ne devrait pas garder un śil sur lui. Il était beau, grand, bien bâti, d’âge plutôt mûr. Seulement, ses yeux trahissaient trop d’intelligence.

— Que veux-tu, femme ? lança le fantôme en russe, imitant fort bien l’accent avar. Pourquoi me regardes-tu ?

L’énigme de l’incompréhensible résurrection du mari de l’actrice ne troubla pas longtemps la malheureuse mère. Toute l’humanité pouvait bien périr, ressusciter et périr à nouveau, que lui importait, si Tural était aux mains de fanatiques ?

Cet homme vivait là. Peut-être accepterait-il de glisser un mot en sa faveur au terrible gotchi ?

Au lieu de répondre, Saadat rejeta son voile, découvrant un visage trempé de larmes.

Le faux Avar fronça les sourcils.

— At-tendez, dit-il, sans accent cette fois-ci, mais avec un léger bégaiement. Vous êtes… Je ne me rappelle pas votre nom… Nous nous sommes rencontrés à Mardakiany.

Elle tomba à genoux et éclata en sanglots. Elle voulait en appeler à la pitié, mais elle s’était mise à pleurer et ne pouvait plus s’arrêter.

— Q-que vous arrive-t-il ?

Tant bien que mal, en s’y reprenant à plusieurs reprises à cause des larmes qui la suffoquaient, Saadat raconta son malheur, sans parvenir à un récit très cohérent. Elle répéta certains détails jusqu’à trois fois, tandis qu’elle en omettait d’autres bien plus importants.

Fandorine l’écouta patiemment. Au début, crut noter Saadat, sans beaucoup d’intérêt, puis une lueur s’alluma dans ses yeux.

Il ne posa qu’une seule question, et fort étrange :

— Vous d-dites que votre Autrichien est boiteux ?

— Oui. Il a le genou… C’est pourquoi Franz n’a pas pu se lever rapidement et n’a pas eu le temps de sortir son arme. Quoique cela n’eût rien changé. Ils étaient cinq…

— Attendez-moi ici, madame… Validbekova, c’est bien ça ? Je reviens tout de suite.

Et il sortit.

Attendre ? Sûrement pas !

Saadat ôta ses souliers et se glissa sur la pointe des pieds dans le couloir.

— … Et ils ne réclament pas d’argent ! Ils ont besoin d’une grève, mais pas d’une rançon, tu comprends ? disait Fandorine. Il est très possible que ce soit notre boiteux !

Le gotchi tonna d’une voix mécontente :

— Eh ! maintenant après chaque boiteux nous allons courir ?

Un silence. Puis le Russe déclara d’un ton sec :

— Bien, comme tu veux. Alors j’irai seul.

Bruyant soupir.

— D’accord, Yurumbach. Où tu vas, je vais aussi. J’ai donné mon parole à ton Japon.

Une troupe bien hétéroclite

Il y avait beaucoup de points à régler, et l’affaire n’avançait pas. Depuis toute une semaine, du matin au soir, Fandorine était à la recherche d’un révolutionnaire surnommé le Pivert – en vain. Aucun oiseau de cette sorte ne fréquentait le maquis bakinois. Ou alors il savait fort bien s’y cacher.

Pourtant, la ville ne manquait pas de canaille emplumée : l’Épervier noir, bandit arménien ; le Faucon blanc, bandit lezguien ; le Faucon tout court, cambrioleur russe ; Lechyeyen, autrement dit le Charognard, coupe-jarret turc, mais il avait été impossible d’obtenir le moindre renseignement sur un certain Pivert, bien que Gassym eût interrogé des gens de toutes sortes (il avait partout des contacts). Ensemble, ils avaient parcouru tous les quartiers qui s’étendaient le long de la mer. Gassym posait les questions, Eraste Pétrovitch jouait le rôle du rude montagnard garde du corps et restait muet.

Concernant le boiteux, le phénomène était inverse : il y avait à Bakou nombre de révolutionnaires et de bandits estropiés, les premiers, en dépit de toute la variété de nuances politiques, se distinguant fort peu des seconds.

Outre ces recherches infructueuses, Fandorine avait deux autres occupations : il veillait sur Massa, dont l’état ne paraissait pas s’améliorer, et tenait son journal.

La section Arbre s’enrichissait chaque jour de nouvelles informations sur les organisations révolutionnaires de Bakou : bolcheviques, mencheviques, S-R, moussavatistes, dachnakistes, panislamistes.

La section Givre prenait une tournure de plus en plus morose et misanthropique. S’y déroulait une litanie de lamentations sur l’indigence de l’esprit humain, la fragilité de la morale et l’échec de la civilisation technocratique. L’autodénigrement avait atteint chez Eraste Pétrovitch un tel point critique qu’on pouvait lire dans son journal une note de la teneur suivante :

« On ne doit jamais dire de soi : “Je suis une merde.” Si on s’est révélé en dessous de tout ou qu’on a commis quelque ignominie, mieux vaut dire : “Je suis dans la merde.” Car si l’on tombe dans la merde, même par sa propre faute, on peut encore s’en extraire et s’en nettoyer. Mais si on estime être une merde, on accepte de vivre éternellement dans une fosse d’aisance. »

Le pire était que la section Sabre, censée recueillir les idées productives, présentait d’accablantes et béantes lacunes. Le matériau manquait pour les combler.

Les choses avaient continué ainsi jusqu’au moment où une femme en pleurs, toute vêtue de noir, était apparue dans la pièce où Fandorine remplissait lugubrement son devoir envers le nikki-do. Elle était sans nul doute envoyée par la Chance, qui avait enfin pris en pitié son favori à moitié en disgrâce.

Eraste Pétrovitch relia aussitôt deux faits : l’enlèvement de l’enfant pour obtenir non une rançon mais une extension de la grève ; et l’existence d’un précepteur boiteux qui s’était laissé neutraliser un peu trop facilement pour un officier des dragons et qui avait disparu sans laisser de traces.

À l’évidence, il convenait d’entamer l’enquête par l’examen des affaires personnelles de Herr Kaunitz.

Mme Validbekova eut tôt fait d’imaginer comment organiser la chose.

— Je suis veuve et ne puis ouvrir ma maison à un homme qui ne serait pas de ma famille. Mais on a enlevé mon fils. Je suis une femme, je suis terrorisée. Comment agit une femme, à Bakou, quand elle est terrorisée ?

Fandorine haussa les épaules. Il l’ignorait.

C’est Gassym qui répondit, lui qui observait la Validbekova avec une hostilité non dissimulée. Le tour que prenaient les événements lui déplaisait au plus haut point.

— Quand une femme est peur, elle prend le garde de corps.

— Et le plus souvent parmi les montagnards du Nord, ajouta la Validbekova. Parce qu’ils sont féroces et fidèles.

— Parfait, acquiesça Eraste Pétrovitch. Je serai f-féroce et fidèle. Allons-y.

Dans la rue, elle s’enveloppa de nouveau de ses chiffons noirs, son dos s’arrondit, sa démarche se fit trottinante. Cette dame possédait des talents d’actrice peu ordinaires. Ses deux gardes du corps – un gotchi et un Avar – marchaient un pas derrière elle. Les passants de rencontre considéraient le trio avec respect, mais sans étonnement.

— Que devrai-je dire aux grévistes ?

— Quand les at-tendez-vous ?

— Dans quatre heures et demie.

— Je vous répondrai lorsque j’aurai examiné la chambre du précepteur.

La maison de Mme Validbekova était assez singulière. Si elle était meublée à l’orientale – tout n’y était que divans et tapis, meubles persans sculptés, murs ornés de sentences en arabe –, le bureau du cabinet de travail disparaissait toutefois sous les communiqués de Bourse et les dessins techniques, et était en outre encombré de trois téléphones, d’un manipulateur Morse et même – dernier cri de la technique – d’un bélinographe.

— À q-quoi cela vous sert-il ?

— Je dois parfois envoyer un document avec ma signature ou un plan, répondit brièvement la maîtresse de maison.

Une fois arrivée, elle avait ôté son voile et adopté une tout autre attitude. Son regard était devenu insistant et exigeant, ses gestes brusques, son discours laconique. Impossible de croire que cette dame fût capable de sangloter ou de supplier. Eraste Pétrovitch avait connu toutes sortes de femmes dans sa vie, mais pas une seule, sans doute, qui ressemblât à celle-là. L’exemplaire était intéressant. Quel homme était donc son défunt mari ? Était-il possible que ce fût lui, représenté sur le tableau : un gros verrat mafflu arborant fez et moustaches prétentieuses ?

Gassym resta au salon boire le thé et manger des douceurs tandis que Fandorine, accompagné de la Validbekova, montait à l’étage où le boiteux occupait un petit appartement (entrée, cabinet de toilette, salle de séjour).

Dans l’escalier, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil furtif au miroir. Il n’avait pas osé ôter son papakha par peur d’exhiber son crâne lisse et brillant ; conjugué avec sa figure noire de barbe naissante, il lui donnait une allure de cauchemar.

Herr Kaunitz menait une vie méticuleusement rangée, comme il appartient à un Allemand et à un militaire.

Diplôme de tireur d’élite. Trophée d’équitation. Médaille de récompense pour une épreuve consistant à sabrer une tige d’osier en plein galop.

Une photo de famille. Tous guindés, endimanchés, les yeux écarquillés. Vater, Mutter, quatre fils (tous en uniforme), trois Mädchen.

— Leq-quel est-ce ?

— Celui-ci, regardez. Mais là, il est tout jeune. Il ne se ressemble pas. Il était grand, fort, posé. Le malheureux…, soupira la Validbekova, mais sans émotion particulière.

C’était compréhensible : en tant que mère, elle ne pensait qu’à son fils. Le sentiment lui manquait pour un être qui lui était étranger.

— Franz est sûrement mort. Ils tuent toujours les personnes accompagnant leur victime. Pour faire la preuve aux parents du sérieux de leurs intentions.

Eraste Pétrovitch ne répondit rien à cela. Il n’entrait pas dans ses plans de partager ses soupçons avec Mme Validbekova.

Il fouilla les tiroirs du bureau, cherchant quelque pièce d’identité ornée d’une photo.

Ah, voilà ! Herr Kaunitz était membre de la Bakinische Deutsch-Österreichische Verein(17), et pas seulement membre, mais Ordentliches Vorstandsmitglied(18). Le petit portrait montrait un homme ayant légèrement passé la trentaine, au menton volontaire et au regard assuré. Sans doute avait-il été un bon éducateur pour le garçon. Si tant est que les fonctions de Kaunitz se fussent bornées à cela…

— A-t-il jamais évoqué ses activités à l’amicale austro-allemande ?

— Non. Il parlait peu de lui. À dire vrai, je ne l’ai jamais interrogé… Quand nous bavardions, c’était toujours à propos de Tural.

— Mais vous savez q-quelque chose de cette organisation ?

La Validbekova jeta un coup d’śil indifférent à la carte de membre, puis haussa les épaules.

— Il y a à Bakou plusieurs milliers d’Allemands, sujets germaniques ou autrichiens, ou encore originaires des pays Baltes.

Fandorine passa aux étagères de livres. Le sieur Kaunitz n’était pas ennemi de la lecture. Pas de romans, mais en revanche beaucoup de littérature sur l’art militaire et le sport. Tiens, qu’avions-nous là ? Le Manifeste du parti communiste. Qui côtoyait cependant Lassale, Clausewitz, Nietzsche. Vaste champ d’intérêt.

— Quelles opinions p-politiques professait-il ?

— Je n’en sais rien du tout, répondit la maîtresse de maison non sans étonnement. Pour ma part, je n’ai jamais parlé avec personne de politique. Pas même avec les S-R auxquels je verse chaque mois deux mille roubles pour qu’ils me laissent travailler.

Eraste Pétrovitch ne trouva rien d’autre dans la pièce à quoi il pût se raccrocher. Ou bien Franz Kaunitz n’avait rien à voir avec l’enlèvement, ou bien il avait pris soin de faire disparaître avant l’opération toute trace compromettante. Le fait que son argent, quelque cinq cents roubles, fût resté sur place parlait en faveur de la première hypothèse. Mais ce pouvait aussi être intentionnel : pour brouiller les pistes.

— Rapportez-moi l’appel téléphonique le plus en détail p-possible. Essayez de tout vous rappeler mot pour mot.

La Validbekova avait une mémoire exceptionnelle. C’était même étonnant, compte tenu du choc qu’elle avait subi.

— Par conséquent, vous êtes certaine que c’était un Russe qui parlait ? demanda Fandorine, en quête de précisions.

— Ou bien quelqu’un maîtrisant parfaitement la langue. Mais même s’ils ont pris un Russe pour intermédiaire, cela ne signifie rien. De toute façon, on sait bien qui a enlevé Tural.

— Ah bon ?! s’exclama Eraste Pétrovitch, interloqué. Et qui donc ?

— Mais comment ça ?

La veuve ne semblait pas moins stupéfaite.

— Les Arméniens, naturellement.

— Écoutez…

Fandorine esquissa une grimace.

— Vous êtes intelligente… Vous ne pensez pas vous aussi que tous les c-crimes qui se commettent sur terre ne peuvent avoir pour auteur que des Arméniens ?

— Non, bien sûr. Il y a quantité de salauds dans n’importe quelle nation. Mais c’est là une spécificité bakinoise. Nos bandits, même ceux qui se disent révolutionnaires, se répartissent la tâche : chez les Arméniens, les enfants sont enlevés par les Turcs, et chez les Turcs, par les Arméniens.

Elle a raison en effet, se dit Fandorine. La bande de Khatchatour était arménienne. Et dans l’ensemble, les Arméniens collaborent au mouvement révolutionnaire de manière beaucoup plus active que les musulmans. En outre, les bandes turques n’acceptent pas d’étrangers dans leurs rangs, alors que les révolutionnaires militent pour l’Internationale. Un Autrichien aurait peu de chance de devenir le complice d’un gotchi bakinois, alors qu’il n’aurait aucune peine à s’employer chez les mauséristes arméniens.

— Que dois-je dire au comité de grève ? demanda de nouveau la Validbekova.

À l’évidence cette question, pour l’heure, la préoccupait plus que tout.

— Vous n’avez qu’à leur raconter la v-vérité. À coup sûr, ils sont déjà informés de l’enlèvement, mais ignorent ce que réclament les ravisseurs. Je suis sûr que les travailleurs montreront pour vous de la compassion et accepteront de temporiser.

Voilà pourtant une femme intelligente, songea-t-il, et elle n’est pas capable de concevoir une chose aussi simple !

La réponse qu’il reçut laissait percer une certaine irritation :

— Vous donnez l’impression d’être un homme sensé, mais ce sont des sottises que vous dites ! Les ravisseurs se moquent totalement de ce que le comité exige de moi ! Ils ont besoin que mes puits cessent de produire du pétrole ! Ils veulent l’extension de la grève ! Je peux attendrir mes employés, ce n’est pas difficile. Mais si l’entreprise ne se met pas en grève, ils tueront mon fils ! Et si elle se met en grève, je serai ruinée ! Vous ne comprenez donc pas ?

— Alors c’est encore p-plus simple. Que vaut-il mieux : un fils mort et une mère riche, ou bien un fils vivant et une mère sans fortune ?

Elle baissa la tête.

— Donc, je refuse tout, et de manière brutale qui plus est. Je déclare que les meneurs sont licenciés. La grève alors est garantie. Demain, dès qu’on apprendra que Saadat Validbekova a cessé de produire du pétrole, les créanciers viendront me harceler. Le premier versement doit avoir lieu dans deux jours, le 1er juillet…

Il ne l’écoutait pas, absorbé qu’il était dans ses réflexions : retrouver la Delaunay, et d’un ; établir d’où le Russe téléphonait, et de deux…

— Monsieur Fandorine !

Saadat l’avait empoigné par le bras. Violemment.

— Si vous me rendez mon fils avant le 1er juillet, je vous remercierai généreusement. Je vous offrirai mon meilleur puits de Sourakhani. Il produit douze mille barils de condensat.

— Comment ? fit Eraste Pétrovitch d’un ton distrait, avant de se mettre en colère : Écoutez, laissez-moi réfléchir tranquillement ! Je vais prendre une feuille de p-papier, d’accord ?

Il s’assit au bureau, rapprocha l’encrier.

— Et vous, ne restez pas campée là à me tourmenter, allez chercher Gassym. Mais ne le ramenez pas tout de suite. J’ai besoin de dix minutes de paix !

Dans un jaillissement d’éclaboussures violettes, la plume d’acier traça en traits gras le caractère « sabre » si longuement attendu.

Fandorine ne remarqua par le retour de Saadat Validbekova et du gotchi, tant il était concentré sur sa tâche.

Il ne leva les yeux de sa feuille que lorsque Gassym répondit tout haut à la question que la maîtresse de maison venait de lui chuchoter :

— C’est toujours comme ça. Il sait pas penser avec tête, il doit écrire papier. Pas le papier, tête mauvaise, marche pas du tout.

Eraste Pétrovitch relut ce qu’il avait écrit, acquiesça pour lui-même puis froissa la page et la jeta dans la corbeille : il n’en avait plus besoin.

— Nous allons agir comme ceci. Un, je ressuscite. Il n’est que temps. J’aurai besoin de l’aide du lieutenant-colonel Choubine. Il y a des sergents de ville à chaque grand c-carrefour. Une Delaunay de couleur beige, c’est une voiture qui attire l’attention. Il faut essayer de reconstituer son itinéraire. Deux, Choubine adressera une demande d’information au central téléphonique, et nous saurons alors d’où l’intermédiaire a appelé. Trois…

— Eh ! eh ! eh ! mugit Gassym de sa profonde voix de basse avant d’arracher son papakha pour le jeter violemment par terre. C’est Bakou ! Chez nous, gens sérieux ne résout pas problème avec l’aide de police.

— Oui, c’est impossible ! renchérit Saadat.

Fandorine n’en croyait pas ses oreilles. Gassym, d’accord, c’était un sauvage. Mais Mme Validbekova aurait bien dû comprendre. Il en appela à sa raison :

— Cinq personnes ont pris part à l’enlèvement. Et ce n’est pas toute la bande. Quelqu’un observait de loin et a fait savoir à l’int-termédiaire que l’opération avait été un succès. L’intermédiaire vous a téléphoné. Il a dit : « Je dois transmettre votre réponse sans plus tarder », c’est donc qu’il y a encore une autre personne à qui il rend compte. C’est toute une organisation. Et vous voudriez que Gassym et moi en venions à bout à nous deux ?

— À nous quatre, déclara la Validbekova. Je serai avec vous. Et aussi Zafar. Il est eunuque, il m’est dévoué.

— Vaï ! Une femme et un eunuque !

Gassym, qui venait juste de ramasser son papakha, le jeta à nouveau par terre.

— Yurumbach, dis-lui en russe ce que tu penses ! Dans notre langue, il y a pas mots comme ça !

Mais Eraste Pétrovitch ne dit rien, ni à la Validbekova ni à son expansif compagnon. Il était bien inutile de partager avec cet auditoire les idées qui lui étaient venues à l’esprit.

— Hum. Je ne vous aurais jamais reconnu. C’est fou comme une barbe de dix jours et un autre… style de vêtements vous changent une physionomie, dit Choubine en éclatant de rire à ses propres paroles. Je sais, dans la bouche d’un gendarme, cela paraît naïf. Mais à dire vrai, je n’ai jamais trempé dans le travail opérationnel. Mon point fort, c’est la collecte de renseignements. Et en particulier leur utilisation.

Le lieutenant-colonel esquissa un sourire malicieux.

— C’est bien p-pourquoi je me suis adressé à vous.

Il eût été vain d’expliquer à l’adjoint du gouverneur que la barbe et le vêtement d’un « autre style » ne faisaient rien à l’affaire. Quand on revêt un masque, on change tout : la mimique, la gestuelle, la démarche, et même la fréquence du pouls. En la personne du conseiller d’État à la retraite s’était temporairement installé un habitant des montagnes sauvages : Fandorine lui avait imaginé une biographie et s’en était pénétré. Cet homme rude et austère avait quitté sa contrée natale pour fuir une dette de sang. Il savait que ses ennemis étaient sur ses traces et pouvaient l’attaquer n’importe où, fût-ce même à Bakou. C’est pourquoi l’Avar était constamment tendu, comme la corde d’un arc prêt à tirer.

Eraste Pétrovitch avait téléphoné au lieutenant-colonel directement depuis la maison de la Validbekova, en profitant d’un moment où il n’y avait personne à côté de lui. Choubine – chance extraordinaire – se trouvait à son bureau. Au premier instant, lorsque Fandorine s’était nommé, l’autre avait poussé un cri de stupeur, mais il s’était vite repris en main.

Une demi-heure plus tard, Eraste Pétrovitch pénétrait dans son cabinet de travail. En bas, personne n’avait arrêté le farouche personnage. « Je voir Choubine », avait déclaré Fandorine d’une voix gutturale, et le planton de service ne lui avait posé aucune question. Visiblement, il n’était pas rare que Timofeï Timofeïevitch reçût d’exotiques visiteurs.

Brièvement, sans détails superflus, Eraste Pétrovitch lui expliqua ce qui s’était passé la nuit après le banquet à Mardakiany, et pourquoi il avait jugé bon de passer dans la clandestinité. De Gassym, naturellement, il ne souffla mot.

Difficile de dire si le lieutenant-colonel se douta qu’on ne lui racontait pas toute la vérité. Ses petits yeux un peu bouffis avaient un regard pénétrant, plein de curiosité.

— Quand j’ai informé la direction générale de votre mort, ils se sont montrés terriblement surpris. Ils ont même rappelé. Un coup de fil de Joukovski en personne. Vous savez, c’était la première fois de ma vie que j’avais l’honneur de parler avec le chef du corps de la Gendarmerie.

La physionomie mobile de Timofeï Timofeïevitch mima un sentiment de vénération.

— Sa Haute Excellence m’a dit : « Ah, ainsi on n’a pas retrouvé le corps de Fandorine ? Bon, alors tout ça reste à voir. » Et il a raccroché. Pour ne rien vous cacher, j’ai pris ça pour un délire de haut gradé. Mais il se trouve qu’il avait raison. Visiblement, il vous connaît bien, n’est-ce pas ?

— Savez-vous quelque chose d’un révolutionnaire surnommé le Pivert ? demanda Eraste Pétrovitch fort impoliment au lieu de répondre à la question qui était posée. En dépit de tous mes efforts, je ne suis pas parvenu à repérer la trace de ce m-monsieur.

— Et vous ne la trouverez pas.

Les paupières froissées se fermèrent un instant, comme si Choubine avait voulu dissimuler à son interlocuteur l’expression de ses yeux. Lorsqu’il les rouvrit, son regard était devenu différent : sérieux, affairé.

— Cet individu est connu de très peu de monde. Et personne n’ira bavarder à son sujet.

— Allons, parlez ! s’exclama Fandorine en se penchant en avant.

Il commençait depuis quelque temps à penser que Gassym avait mal entendu ou mal compris. Mais le Pivert finalement existait bel et bien !

— C’est le principal financeur du parti bolchevique. De temps en temps, il abandonne quelques rogatons à d’autres groupes révolutionnaires, en échange de toutes sortes de services. Prudent comme le serpent. Un vrai pivert : on entend ses coups de bec, mais lui-même reste invisible. Nous ne l’avons pas arrêté une seule fois. Et il n’est jamais tombé sous les yeux de nos limiers. Nous ne connaissons même pas son signalement.

— Peut-être ne l’a-t-on pas beaucoup cherché ? suggéra Fandorine, qui avait déjà une certaine idée des principes de travail adoptés par les forces de l’ordre à Bakou.

Timofeï Timofeïevitch s’illumina d’un sourire rusé.

— C’est très possible. La police politique n’est pas mon domaine. J’ai bien sûr entendu parler du Pivert, mais je ne me suis jamais occupé de lui sérieusement. Je n’avais pas de vrai motif. Maintenant, sans doute, je vais m’en charger. Dès lors que Fandorine lui-même s’intéresse à cet oiseau… Mais quel attrait au juste trouvez-vous au Pivert ? Ce n’est pas le pensionnaire le plus rapace ni, ma foi, le plus bruyant de la volière bakinoise.

Eraste Pétrovitch n’avait l’intention de répondre à aucune question superflue de ce rusé personnage.

— Le Pivert et l’Ulysse figurant dans les rapports d’enquête du Département de la Sécurité, ce sont un seul et même individu ?

— Ce n’est pas exclu, répondit prudemment le lieutenant-colonel.

— Pourquoi cette information est-elle absente du dossier ?

— Je n’en sais rien. Encore une fois, ce n’est pas au Département de la Sécurité que je travaille. Et d’ailleurs…

Il n’acheva pas, mais Fandorine devina ce que voulait dire l’éminence grise du gouverneur de la ville de Bakou : « Il y a bien des choses que je sais, dont je n’informe pas ma hiérarchie. Chacun pour soi. »

— Bien. Parlez-moi de la g-grève. Ce mouvement a-t-il un centre organisé ?

— Difficile à dire…

Choubine de nouveau hésitait. Cette fois-ci, il ne semblait pas vouloir garder ses secrets, mais être dans l’ignorance pour de bon.

— Certains signes donnent le sentiment que la grève est dirigée par une sorte d’état-major. Cependant la chose n’est pas facile à vérifier. À Bakou, il y a tellement de courants révolutionnaires qui s’opposent les uns aux autres. Beaucoup se trouvent en état de guerre permanente. Je n’imagine pas qu’ils aient réussi à s’entendre.

— Et vous-même, prenez-vous des mesures pour arrêter la grève ? Ou bien n’est-ce pas non plus de votre ressort ?

Le lieutenant-colonel leva les yeux au ciel et posa une main charnue sur son cśur.

— Dieu sait que je ne cesse de bombarder le gouvernement général de dépêches l’avertissant du danger d’une grève générale ! Tout ce que j’ai obtenu, jusqu’à présent, c’est l’ordre de me charger des affaires de mon collègue de la direction de la Gendarmerie, Kleontiev. De manière que M. le colonel ait les mains libres pour contrer les révolutionnaires. Quant à moi, j’ai pour instruction de m’occuper des intrigues de l’étranger. Eh quoi ! un ordre est un ordre.

— Les « int-trigues de l’étranger » ? répéta Fandorine. Qu’est-ce encore que cela ? De l’espionnage ?

— Pire. Les espions qui travaillent pour une puissance étrangère cherchent à lever des secrets, mais ne causent pas de dommages directs, sauf en temps de guerre. Or, dans le monde du pétrole, la guerre ne connaît jamais de trêve. Une guerre au vrai sens du terme, avec diversions, sabotages et assassinats. Les ennemis les plus dangereux des champs de pétrole bakinois sont les Anglais de la Royal Dutch Shell et les Américains de la Standard Oil. Les uns et les autres n’hésitent pas sur le choix des moyens.

— Mais ce ne sont là que des compagnies privées, objecta Eraste Pétrovitch avec un haussement d’épaules.

— « Que des compagnies privées » ?

Choubine esquissa un sourire ironique.

— Elles sont plus dangereuses et agressives que n’importe quel service de renseignements militaire. Simplement les journaux n’en parlent pas, pour éviter les conflits diplomatiques. Je vais vous conter deux épisodes de l’histoire de la guerre mondiale du pétrole, cela vous donnera une idée de l’ampleur et de l’intensité des combats. Rockefeller, un beau jour, a nolisé les navires de toutes les sociétés de transport de pétrole du monde. Il les a gardés lèges, n’acheminant que sa seule production, dont le prix, naturellement, a grimpé jusqu’au ciel. Et il a ruiné ainsi ses concurrents. Après cela, toutes les grosses compagnies se sont pourvues de leurs propres flottilles de bateaux pétroliers. L’Anglo-Persian Oil Company, elle, s’est montrée encore plus inventive. Elle avait repéré de riches gisements dans le Khouzistan iranien, mais, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à en prendre possession. Les habitants du cru cultivaient le coton et, avec un entêtement borné tout oriental, refusaient de changer de mode de vie. Ni les pots-de-vin ni les pressions exercées sur le gouvernement du chah ne se révélaient efficaces. Alors les agents anglais ont en secret importé d’Inde des serpents mortellement venimeux, qui se sont très vite multipliés dans les champs de coton. Les autochtones ignoraient comment combattre cette calamité. Les Anglais leur ont généreusement proposé leur aide, ayant à leur disposition un produit chimique efficace. Et effectivement, tous les serpents ont crevé. Mais le coton aussi par la même occasion. Après quoi la compagnie a acheté les terres pour une bouchée de pain.

Timofeï Timofeïevitch racontait les manigances des industriels du pétrole comme s’il les réprouvait, mais sa voix laissait percer de l’admiration.

— Les Allemands et les Autrichiens se montrent encore plus actifs. Ils ne produisent pas eux-mêmes de pétrole, c’est pourquoi ce ne sont pas des espions industriels qui s’occupent des problèmes de carburant, mais les services de renseignements. Eux non plus ne mégotent pas. Vous connaissez bien sûr le moteur mis au point par l’ingénieur Rudolf Diesel ?

— Oui, beaucoup disent que c’est l’invention du siècle. Dommage que ce génie se soit éteint si tôt.

— « Se soit éteint », ha ! ricana le lieutenant-colonel d’un air sardonique. Diesel avait été acheté par les Anglais. En septembre de l’an passé, il s’est embarqué sur un paquebot en partance pour Londres. Et de manière énigmatique est tombé par-dessus bord. Les Allemands ne pouvaient admettre que les secrets de Diesel échussent à leurs concurrents. Et que se passe-t-il maintenant, depuis l’assassinat de l’archiduc, alors qu’une nouvelle guerre balkanique se profile ? On me rapporte que les Allemands et surtout les Autrichiens cherchent à entrer activement en contact avec les réseaux clandestins. La paralysie de la production de pétrole russe réjouirait autant les deux Kaisers que leleader des bolcheviques, Lénine. Vous savez, n’est-ce pas, que Lénine se cache en territoire autrichien ?

Non, Fandorine ne le savait pas. Timofeï Timofeïevitch était décidément une mine inépuisable d’informations utiles.

— Mais ainsi, vous disposez d’indices permettant de penser que le mouvement de grève est dirigé par le Pivert ? demanda Choubine sans aucune transition, fixant son interlocuteur de ses yeux perçants comme deux vrilles.

Encore une fois, Fandorine ne laissa pas dévier la conversation dans une direction imprévue. En guise de réponse, il narra l’enlèvement du fils de l’industrielle Validbekova.

— Par exemple ! Ils ne veulent pas de rançon ? releva Timofeï Timofeïevitch. Très intéressant…

Il tambourina des doigts sur la table, tandis qu’il réfléchissait.

— Vous ne voulez pas dire pourquoi vous soupçonnez le camarade Pivert d’être impliqué dans ce rapt. Je n’aurai pas l’audace d’insister. Mais je puis vous aider. Qu’attendez-vous de moi concrètement ?

Eraste Pétrovitch le lui expliqua.

— Revenez me voir dans trois heures, déclara Choubine, laconique.

C’est un vrai plaisir d’avoir affaire à ce Kotofeï Kotofeïevitch, songea Fandorine. Un gros chat, sans doute, qui a des idées derrière la tête, mais il sait attraper les souris.

— Encore d-deux requêtes. Pourriez-vous téléphoner à l’hôtel National et dire que je suis vivant ? Qu’on rapporte mes affaires dans ma chambre si on les a déjà enlevées. Et d’une. La seconde à présent. Mon assistant est grièvement blessé. Il aurait besoin du meilleur hôpital et des meilleurs médecins.

Ressusciter du monde des morts et reprendre plus ou moins pied dans celui des vivants lui prit justement trois heures. En premier lieu, Eraste Pétrovitch fit transporter Massa en voiture médicale à la clinique Huysmans, établissement fort impressionnant qui, même à Moscou, n’avait peut-être pas son pareil. Un authentique professeur de médecine examina le blessé et prononça un long discours foisonnant de termes latins, disant en substance que le cas était grave et que tout dépendrait de l’observation des consignes médicales et de l’état psychologique du patient – il confirma en d’autres termes point par point le pronostic du tabip. « Ne pensez pas à moi, maître, dit le Japonais en guise d’au revoir. Si vous ne pensez pas tout le temps à l’ennemi, vous ne pourrez pas le vaincre. Mais moi, je penserai à vous et à Gassym-san, cela me donnera des forces. »

À l’hôtel, Fandorine passa un long moment à recouvrer un aspect civilisé : il se lava, se rasa, etc. Son crâne nu s’accordait mal au costume européen et lui donnait un air idiot. Eraste Pétrovitch trouva qu’il ressemblait à un pion blanc de jeu d’échecs. Il lui fallait au plus vite acheter un panama. Ce couvre-chef ridicule n’irait absolument pas avec son veston anglais, mais au moins il lui couvrirait la nuque.

Muni d’un sac contenant les affaires susceptibles de lui servir lors d’opérations décisives, Eraste redescendit dans le hall quinze minutes avant l’heure convenue.

— Monsieur ! lui lança le réceptionniste. On vous a téléphoné du Nouvelle Europe. Un monsieur très agité, un certain Simon. Il a demandé s’il était bien vrai que vous étiez de retour et a dit qu’il serait ici d’un instant à l’autre. Vous ne souhaitez pas l’attendre ?

— Non, je ne le souhaite pas. Vous avez appelé un fiacre ?

— Parfaitement. Il vous attend, monsieur.

L’employé posa un regard approbateur sur le crâne étincelant du client.

— Vous avez une superbe allure. Vous avez beaucoup rajeuni.

— Je vous rem-mercie, répondit sèchement Eraste Pétrovitch.

Il sortit dans la rue et plissa les paupières tant le soleil était féroce. Il n’en pouvait plus de cette chaleur !

Comme on pouvait le supposer, Timofeï Timofeïevitch se révéla un excellent chasseur de souris. Son compte rendu fut concis et précis.

— J’ai fait le tour des policiers réglant la circulation à tous les carrefours situés dans la direction où a filé la voiture des ravisseurs. Quelques factionnaires avaient été relevés, mais j’ai demandé qu’on les amène à mon bureau. Cela dit, je ne vais pas vous fatiguer avec des détails.

Choubine invita Fandorine à s’approcher du plan de la ville étalé sur la table.

— Une Delaunay beige est une voiture qui se remarque, aussi a-t-on réussi à reconstituer en partie son itinéraire. Après avoir traversé la place Kolioubakine, les criminels ont tourné vers la rue Nicolas-Ier, puis là ont pris à droite pour s’engager dans la rue de la Croix-Rouge, où ils ont failli renverser un piéton – le sergent de ville a donné un coup de sifflet alors qu’ils s’éloignaient déjà. Ensuite la Delaunay disparaît pendant un moment, jusqu’à ce qu’un factionnaire l’aperçoive de nouveau à un carrefour de la périphérie, ici, vous voyez ? Le véhicule roulait à vive allure sur la grand-route en direction du sud-ouest.

— Et qu’y a-t-il par là ? demanda Eraste Pétrovitch en voyant le doigt du lieutenant-colonel arriver à l’extrémité de la carte.

— Les champs de pétrole de Bibi-Heybat. Plus loin, le village de Puta, plus loin encore, Lankaran.

— Et puis aussi la Perse, l’Inde et l’Afrique, observa Fandorine avec une grimace. Ce n’est pas tellement consolant.

Le lieutenant-colonel sourit d’un air rusé.

— Attendez un peu. Je ne vous ai parlé pour l’instant que de l’automobile. Mais je suis allé également au central téléphonique. À neuf heures dix-sept le numéro de Mme Validbekova a été demandé depuis le bureau de poste et télégraphe de la rue Wrangel. C’est à deux pas du lieu de l’enlèvement. L’intermédiaire s’est personnellement assuré que l’opération avait réussi, puis est allé tout droit au téléphone public.

— L’un des employés est-il en mesure de décrire l’homme qui appelait ?

— Hélas. C’est un endroit très animé, surtout le matin.

— Nom de Dieu !

— Ne vous pressez pas d’invoquer le Seigneur ! dit en riant Choubine, qui lui-même à cet instant ressemblait plutôt au Malin. À neuf heures treize, autrement dit quatre minutes avant le coup de fil à Mme Validbekova, on avait téléphoné de la même cabine à l’abonné numéro 874. Les deux appels ont été payés par la même personne.

— Cela voudrait dire que l’observateur a d’abord informé quelqu’un de la prise d’otage, et ensuite seulement a c-contacté la mère ! Qu’est-ce que ce numéro 874 ?

— C’est celui du club motonautique de Chikhov. Vous savez où ça se trouve ?

Le lieutenant-colonel se pourlécha les lèvres, prenant ainsi tout à fait l’air d’un gros chat rassasié, puis ronronna :

— À côté de Bibi-Heybat.

— Tout ça sans autre p-précaution ? s’étonna Fandorine. Ils téléphonent, ils font leur rapport, ils emmènent le gosse. Sans se soucier de brouiller un peu mieux les pistes ?

— Et pourquoi se compliquer la vie ? Les criminels étaient certains que la Validbekova ne s’adresserait pas à la police. Comment auraient-ils pu savoir qu’une personne aussi compétente que vous s’intéresserait à l’affaire ?

Eraste Pétrovitch ne tint pas compte du compliment.

— Qu’est-ce que ce « club motonautique » ?

— Le dernier divertissement à la mode pour amateurs de sensations fortes. La jeunesse dorée adore faire la course en canot à moteur dans la baie de Bibi-Heybat.

— Mais dans un endroit aussi fréquenté, il doit être impossible de c-cacher un otage.

— Le club motonautique est surtout populaire en hiver. L’été, la bonne société bakinoise lui préfère le yacht-club.

— Pourquoi ?

— Parce que l’été les nuits sont courtes, répondit Timofeï Timofeïevitch d’un ton énigmatique.

Il observa un bref silence pour ajouter au suspense, puis expliqua :

— Au fond de la baie de Bibi-Heybat se trouvent des sources de pétrole. Toute la surface de l’eau est couverte de nappes d’huile. Les sportsmen y mettent le feu puis foncent à une vitesse folle sur la mer embrasée. On dit que c’est très impressionnant la nuit.

Eraste Pétrovitch ôta le panama acheté sur le chemin de la résidence du gouverneur et s’épongea le crâne avec un mouchoir. Mais la chaleur n’était plus un sujet d’irritation pour l’homme du Nord qu’il était. Le récit du lieutenant-colonel l’avait mis de bonne humeur.

Même si la piste des ravisseurs ne permet pas de remonter jusqu’à l’état-major du Pivert et du mouvement gréviste, au moins j’aurai rendu l’enfant à sa malheureuse mère, songea-t-il.

— Eh bien, je vais aller visiter ce club motonautique. Aujourd’hui même. C’est loin de la v-ville ?

— Une demi-heure en auto. Ne vous inquiétez pas. Je fournirai le véhicule.

Devant le garage de la résidence du gouverneur, Eraste Pétrovitch – grand connaisseur et amateur de tous les moyens de locomotion à propulsion non animale – fut saisi de stupeur devant tant de diversité.

— Je n’ai jamais vu une telle richesse, même dans les éc-curies de Tsarskoïe Selo, dont la moitié aujourd’hui est réservée au parc automobile. Pourquoi avez-vous autant de voitures, qui plus est des marques les plus luxueuses ?

— On nous les offre, répondit Choubine avec un petit rire. À la moindre fête, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, peu importe, ou au moindre anniversaire, les citoyens reconnaissants gâtent leurs autorités bien-aimées. Tenez, cette beauté, le Conseil des industriels du pétrole en a fait présent à ma modeste personne à l’occasion de mes quarante-cinq ans.

Il caressa au passage le flanc couleur chocolat d’une Russo-Balt.

— Ils voulaient m’offrir une Rolls-Royce, mais je le leur ai interdit. C’était trop par rapport à mon grade. Et puis, hé ! hé ! ce n’eût pas été patriotique.

— Cependant, cette Russo-Balt, modèle de luxe, avec moteur double puissance, est beaucoup plus chère que la dernière Rolls-Royce, fit observer Eraste Pétrovitch avec une pointe de jalousie, lui qui éprouvait une faiblesse pour les belles voitures.

— Je n’entends rien à ces choses-là, répondit le lieutenant-colonel avec modestie. Choisissez l’engin qui vous convient. M. le gouverneur de la ville n’a pas confiance en la technique, il ne se déplace qu’en voiture à cheval, si bien que le garage est à mon entière disposition.

— Dites-moi, la route jusqu’à Bibi-Heybat est-elle aussi cahoteuse que celle de Mardakiany ?

Fandorine était parvenu au bout du long hangar et revenait sur ses pas.

— Pire. En outre, elle monte constamment.

— Alors, si vous le permettez, je prendrai ceci.

Eraste Pétrovitch venait de découvrir dans un coin sombre une Indian équipée d’un side-car. Visiblement, les gardiens de la loi bakinois n’avaient jamais utilisé cette motocyclette sportive. Un modèle que Fandorine n’avait vu jusqu’ici que dans la revue Automoto.

— Mais seules trois personnes peuvent y prendre place, objecta Choubine, surpris. Vous n’avez tout de même pas l’intention de prendre d’assaut le club motonautique avec deux hommes seulement ?

Fandorine ne prit pas la peine d’expliquer que très probablement il n’y en aurait même qu’un seul pour le seconder. La question restait pour l’instant non résolue. Gassym avait refusé tout net de faire le coup de main avec une femme et un eunuque. Mme Validbekova avait tout aussi fermement exprimé son intention de participer coûte que coûte à la libération de son fils. La discussion s’était éternisée, les premières étincelles avaient fusé. Le gotchi s’échauffait surtout à cause de l’eunuque. Pour finir, Eraste Pétrovitch avait proposé un jugement de Salomon : Gassym verrait Zafar et déciderait lui-même si celui-ci était apte ou non à les accompagner dans l’aventure.

— Ce n’est rien, nous nous d-débrouillerons, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton bref.

Timofeï Timofeïevitch parut embarrassé.

— Ce n’est pas facile à dire, mais je n’ai aucun collaborateur à qui je pourrais me fier à cent pour cent. Chaque policier bakinois a son petit Geschäft. J’aurais trop peur qu’il n’y ait des fuites. Seul le diable sait qui se gave, et à quelle mangeoire.

Il eut un geste d’impuissance.

— Que voulez-vous ? C’est Bakou.

— Oui, oui, acquiesça Fandorine en éprouvant avec plaisir le confort du siège garni de ressorts. Je sais.

La motocyclette se révéla un vrai bonheur – puissante, légère, maniable. Seul défaut : elle était affreusement bruyante. On eût dit un peloton de tirailleurs déchargeant leurs fusils à feu continu. Pas moyen d’espérer approcher discrètement du club motonautique. On entendrait l’Indian quand elle serait encore à une verste de distance.

Voilà à quoi réfléchissait Eraste Pétrovitch au moment où il entrait dans le salon de la Validbekova.

Il régnait là un silence de tombe.

Gassym se tenait près de la fenêtre, les bras croisés sur la poitrine d’un air hautain, affectant d’être seul dans la pièce. Saadat était assise à la table, la tête dans les mains, accablée. Un homme vêtu à l’orientale était campé derrière son fauteuil, telle une statue. Son visage impassible et totalement glabre ne permettait guère de déterminer quel âge il pouvait avoir. Eraste Pétrovitch songea que c’était probablement à ce personnage que ressembleraient les êtres humains dans un heureux et lointain futur, lorsque les sexes masculin et féminin auraient convergé, que les races se seraient confondues et que la vieillesse aurait laissé place à une éternelle maturité.

La Validbekova bondit de son siège à la vue de Fandorine.

— Alors, alors ? Les pourparlers avec les hommes du comité se sont passés très bien. Je veux dire de manière épouvantable. Je leur ai crié dessus et les ai jetés à la porte. Ils sont repartis bouillants de rage. Demain la grève commencera. Dans deux jours je serai ruinée. Mais c’est sans importance, pourvu que Tural soit sauvé ! Il ne supportera pas longtemps d’être enfermé, au milieu de bandits ! J’imagine constamment comme il doit avoir peur ! Ces canailles le martyrisent sûrement, ou même…

— Taisez-vous donc un peu ! intima Eraste Pétrovitch à la pauvre mère.

Mieux valait couper court dès le début à la crise d’hystérie.

— Nous allons libérer votre fils aujourd’hui même.

Sur quoi il raconta ce qu’il avait appris au sujet du club motonautique.

— Comment tu sais ça ? s’enquit Gassym, soupçonneux. Moi je sais pas, et toi tu sais. Comment ? Et l’âne à trois jambes, où tu l’as pris ?

Il pointa le doigt dehors, désignant probablement la motocyclette.

— J’ai fait ce qu’il fallait, dit Fandorine, répondant ainsi aux deux questions à la fois.

Le gotchi sembla hésiter sur le sens à donner à l’expression. Il réfléchit un moment, puis demanda d’un ton pratique :

— La plan sur papier tu as déjà écrit ?

— Je n’ai pas eu le temps. Nous agirons de manière très simple. Nous nous présenterons comme des noceurs en goguette. Saison ou pas saison, on s’en m-moque. Ce qu’on veut, c’est faire une b-balade nocturne en c-canot à moteur. Les ravisseurs ne nous ont jamais vus, toi et moi, aussi n’auront-ils pas de soupçons. Ensuite, nous aviserons selon les circonstances.

— Bon plan, approuva Gassym. Court.

— Mauvais plan, coupa Saadat. Une virée en mer la nuit sans aucune femme, ça n’a pas de sens. Cela paraîtra forcément suspect. Les bandits sont sur leurs gardes. J’irai avec vous.

— Mais ils vous c-connaissent, lui rappela Fandorine. Ils vous ont vue.

La Validbekova esquissa un sourire du coin des lèvres.

— C’est mon voile qu’ils ont vu, pas moi. Et Zafar nous sera utile, lui aussi.

— Ha ! lâcha le gotchi. En quoi il sera utile ?! Pour quoi il sera utile. Gueule chauve, tu sais tirer pistolet ?

L’eunuque secoua la tête. L’expression de son visage n’avait pas changé.

— Et qu’est-ce que tu sais faire ?

Sans un mot, Zafar ouvrit tout grand son khalat. Sa poitrine lisse et musculeuse était barrée d’une large ceinture à laquelle étaient fixés au moins une douzaine de petits couteaux.

— Pas dans les meubles ni dans la tapisserie ! supplia Saadat.

L’eunuque, d’un signe, demanda à Gassym de lancer son papakha en l’air. L’autre grimaça d’un air méprisant, puis jeta son couvre-chef contre le lustre. Zafar eut trois gestes ultra rapides, presque fondus en un seul. Le bonnet de caracul changea trois fois de trajectoire avant de choir sur le tapis, percé de trois lames étroites.

— Vaï, joli coup.

Gassym passa le doigt dans l’une des fentes et claqua de la langue.

— Nous prenons eunuque. Je dirai plus « gueule chauve ». Tu apprendras moi à lancer petit couteau ?

Zafar haussa vaguement les épaules, ce qui pouvait signifier aussi bien « nous verrons ça » que « ce n’est pas à la portée d’un ours aussi lourdaud », ou n’importe quoi d’autre encore. Dieu sait ce que pense en réalité un être qui n’appartient à aucun des deux sexes, ni masculin ni féminin, se dit Fandorine.

— Tout cela est b-bien beau, mais ma motocyclette n’a que trois sièges.

L’eunuque haussa de nouveau les épaules, cette fois-ci en signe manifeste de dédain. « Aucune importance » ou bien « occupe-toi donc de tes affaires » – voilà quel était le sens de sa mimique.

Sensations fortes

Il était vingt-deux heures quarante quand, éternuant des nuages de fumée, une motocyclette à trois roues quitta la ville pour s’engager sur la route de Bibi-Heybat. Sur le fragile véhicule trônait un équipage qui, en tout autre lieu, n’eût manqué de surprendre. Un monsieur au costume bariolé (veste étriquée à carreaux, gilet étoilé, canotier à ruban rouge) pilotait l’instable engin, avec derrière lui, collée à son dos, une petite dame vêtue d’une chose rose-rouge à paillettes, et, tressautant à leur côté, débordant presque du side-car, un énorme gaillard aux allures de bête fauve, en papakha et tcherkeska. Mais n’importe quel Bakinois eût deviné sans peine cette charade. Un rupin partait s’aérer en compagnie d’une grisette, avec le projet de pique-niquer au clair de lune ou pour le simple plaisir de rouler, et comme on était à Bakou, il avait emmené avec lui un garde du corps.

Les tenues de noceur et de cocotte professionnelle avaient été acquises rue Olguinskaïa, au magasin du Bon Marché, qui ouvrait jusqu’à fort tard. Les emplettes s’étaient déroulées ainsi : Fandorine marchait en tête, suivi – à petits pas – par une Orientale voilée qui, de temps à autre, chuchotait : « Là, cette robe… Là, cet affreux chapeau… Maintenant tournons dans le rayon lingerie… » De cette manière, Eraste Pétrovitch avait d’abord équipé sa compagne, avant d’acheter la même camelote criante de vulgarité (après l’opération, tout ça irait sur-le-champ à la poubelle !) pour son propre personnage.

« Cent soixante-cinq, avait proféré la Validbekova lorsqu’ils eurent terminé leurs courses.

— Que v-voulez-vous dire ?

— Vous avez dépensé cent soixante-cinq roubles. Je vous rembourserai tout. »

Sa voix avait tremblé :

« Si nous rentrons vivants… »

La Validbekova avait prononcé cette phrase tout bas, non pour son interlocuteur, mais pour elle-même.

— Écoutez, dit-il après s’être arrêté à la sortie de la ville. Nous nous débrouillerons très bien sans vous. Nous laisserons l’Indian à une verste du club, et nous nous approcherons à pied, discrètement. Mieux vaudrait que votre lanceur de couteau monte à votre place et que vous attendiez à c-côté de l’engin une fois que vous l’aurez rejoint.

L’eunuque courait derrière la motocyclette depuis le départ de la maison, à larges enjambées toujours égales, comme s’il mesurait la terre au moyen d’un compas. Il ne se laissait pas distancer ni ne perdait le rythme.

Il passa près d’eux sans s’arrêter et s’éloigna sur la chaussée, balançant les bras en cadence. Avec son vêtement gris, informe, Zafar était à peine discernable dans la pâle lumière du crépuscule d’été.

— Non, répondit Validbekova d’un ton sec. C’est mon fils.

— Mais Zafar nous sera plus utile que vous. En rase campagne, j’accélérerai et il restera en arrière. Nous devons nous dépêcher avant qu’il fasse vraiment nuit.

— Il ne restera pas en arrière. Et si cela était, il nous rattraperait.

Haussant les épaules, Fandorine appuya sur la pédale des gaz, et une minute après l’eunuque était déjà loin derrière. La puissante machine atteignait facilement les quarante-cinq kilomètres-heure. Elle aurait pu aller plus vite, mais compte tenu du mauvais état de la chaussée et de la piètre visibilité, c’eût été imprudent.

« Ouah, ouah ! » criait de temps en temps Gassym.

La promenade lui plaisait.

Saadat se contenta de raffermir son étreinte autour du torse du pilote. Il émanait d’elle un parfum épicé. Ses mains étaient petites mais fortes, son corps musclé, sa poitrine ferme. Eraste Pétrovitch se força à ne pas se laisser distraire de la route. Et puis, c’était honteux d’accorder attention à pareilles choses. La malheureuse mère n’avait guère la tête en ce moment aux convenances, et c’était pourquoi elle se collait à lui si étroitement. Vraiment, une honte !

La route commença de monter et force fut de ralentir. L’étonnant Persan rattrapa bientôt la motocyclette. Il ne transpirait pas, son souffle était toujours égal. Eraste Pétrovitch songea que même les shinobi, maîtres incontestés de la course sur longue distance, eussent trouvé là un exemple riche d’enseignement. « Ceux qui se tiennent cachés » parvenaient à une vitesse de croisière de l’ordre de dix ou douze kilomètres-heure. Zafar, lui, se déplaçait au moins deux fois plus vite.

— C’est stupéfiant, comment parvient-il à ça ? Le marathon à une telle vitesse, cela d-dépasse les capacités humaines ! cria Eraste Pétrovitch en tournant la tête vers sa passagère.

— Les coureurs persans subissent dans leur enfance une ablation de la rate, répondit celle-ci.

Sur quoi elle planta son poing menu dans le dos de Fandorine.

— S’il vous plaît, plus vite ! Encore vingt minutes, et il fera complètement noir !

— À la b-bonne heure ! J’ai juste à étudier le terrain, ensuite la nuit peut bien tomber !

L’eunuque disparut à un tournant, on ne le voyait plus. La route, bien qu’elle fût parvenue à un plateau, était si pleine d’ornières et de nids-de-poule qu’il était impossible d’accélérer.

— Voilà Bibi-Heybat ! J’y ai trois puits ! cria Saadat à l’oreille du pilote.

Au-delà des collines, une plaine assez étroite descendait vers la mer, toute hérissée de cônes pointus. Le paysage était le même que celui de la Ville Noire, sans les bâtiments d’usines et à une échelle moindre. Le long de la côte s’apercevaient d’énormes levées de terre noire et de cailloux.

— Q-qu’est-ce que c’est que ça ?

— Comment ? Ils cherchent à combler la mer. Il y a du pétrole au fond de la baie… Le club est là-bas, tenez !

Sa main délicate, tendue par-dessus l’épaule de Fandorine, désignait un point un peu sur le côté, où, par-delà un hameau au minaret bancal, se dessinait un promontoire à moitié mangé de brume grise. À trois kilomètres environ.

Dix minutes plus tard, ils en étaient déjà tout près. Eraste Pétrovitch eut tout le temps de repérer les lieux, profitant des dernières lueurs du soleil englouti. Son calcul distance/vitesse se révélait idéal.

Sur le rivage en pente douce, contrastant avec des entrepôts aux formes lourdes et trapues, s’élevait une maison de bois à l’architecture coquette, au bardage peint en blanc, encadrée d’une élégante terrasse et surmontée d’une tourelle où flottait un drapeau. La longue flèche d’une estacade s’avançait au-dessus des flots, tout au bout de laquelle une dizaine de barques étrangement aplaties et dépourvues de mât se balançaient au gré des vagues.

Fandorine n’avait pas traversé la moitié du promontoire quand la lumière mourut, comme si quelqu’un avait soudain tourné un commutateur. D’épaisses et grasses ténèbres s’appesantirent sur la terre et la mer. Au même instant, une guirlande de lanternes s’alluma au-dessus de l’appontement. Comme la passerelle du hanamiti, dans le théâtre japonais, qui coupe la salle obscure, se dit Eraste Pétrovitch.

Les fenêtres du club motonautique, en revanche, restaient éteintes. Toutes, sans exception. Peut-être n’y avait-il personne, et en ce cas les informations du lieutenant-colonel Choubine étaient fausses ou bien périmées. Mais le sentiment du danger, auquel Fandorine avait l’habitude de se fier dans les situations critiques, lui lança un avertissement : « Tiens-toi sur tes gardes. On t’observe. »

— Tural n’est pas ici ! lâcha Saadat, le souffle court. Je le sentirais…

Elle tremblait des pieds à la tête. Mauvaise affaire. Toutefois il était trop tard pour la renvoyer en arrière. Par conséquent, il convenait absolument de la réconforter.

Eraste Pétrovitch vacilla, faisant mine de peiner à garder l’équilibre, puis s’exclama avec une galanterie désinvolte :

— Jannotchka, s’il vous plaît !

Il prit la dame par la taille, la souleva sans effort du siège et la déposa par terre, en lui murmurant :

— Courage. On nous regarde. La vie de votre fils est entre vos mains. Jouez le rôle de manière convaincante…

Et la Validbekova cessa de trembler. Elle étira sa jambe, effectua un grand battement enjoué et éclata d’un rire sonore.

— Allons-y, mon minou ! Tu m’as promis une balade en mer !

Fandorine regarda d’un air de doute le club plongé dans l’obscurité. Il déclara d’une voix perplexe :

— C’est bizarre… Ils dorment ou quoi ? Tant pis, on les réveillera. On m’a dit qu’il y avait toujours un gardien sur place.

Il enlaça sa compagne, qui posa la tête sur son épaule.

Puis, tous deux roulant des hanches, ils se mirent en marche vers la maison.

— Embrassez-moi, ordonna Eraste Pétrovitch à mi-voix. J’ai besoin d’observer la p-périphérie.

La femme passa les bras autour de son cou et colla à sa bouche des lèvres sèches et froides, mais Fandorine n’en sentit même pas le contact.

Bien. À gauche, des barques retournées… En face de l’entrée du club, une pile de planches… Et là, quelle est cette forme noire ? Une guérite ou une cabane de jardin.

— Nous n’avons pas dépassé Zafar. Il s’est peut-être ég-garé et sera resté en arrière, murmura-t-il. Peu importe. Écoutez-moi bien. Si jamais je tousse, jetez-vous à terre. À l’instant même. Compris ?

— Oui…

Ses yeux étaient tout proches, ses prunelles reflétaient les lumières de la jetée à laquelle Eraste Pétrovitch tournait le dos.

— Allons vers la porte. Une fois sur les marches, nous nous désenlacerons. J’aurai besoin d’espace pour la m-manśuvre.

— Minou, je veux faire du bateau ! geignit Saadat d’une voix capricieuse. Tu m’as promis !

— Ma parole, c’est du granit ! s’exclama Fandorine en brandissant le poing en l’air. S’il est besoin, j’enfoncerai la porte. À l’assaut !

Riant aux éclats, ils coururent vers le bâtiment. Gassym les suivait, la mine sombre, la main sur l’étui de revolver, tout en jetant des coups d’śil soupçonneux autour de lui. Pas d’erreur : c’était bien ainsi que devait se conduire un garde du corps désireux de montrer son zèle.

La masse blanche du club apportait une note joyeuse au milieu des ténèbres. L’unique ampoule allumée au-dessus de l’entrée éclairait le plancher d’une plate-forme garnie d’un garde-corps ainsi qu’une cloche de bateau installée près de la porte.

Sur le perron, Saadat, comme convenu, lâcha le bras de son cavalier et s’écarta légèrement.

— Eh ! hurla Eraste Pétrovitch. Le gardien ou je ne sais qui ! Ouvre ! Le backchich est arrivé !

Il fit tinter la cloche d’un geste impatient. Se colla à la vitre, derrière laquelle il était impossible de rien distinguer.

Mais Fandorine à ce moment ne se fiait pas à sa vue – depuis la terrasse éclairée, le monde alentour paraissait noir. Il ne comptait pas davantage sur son ouïe – le bruit du ressac couvrait les autres sons.

Tout dépendait à présent de son instinct, que les ninjas appellent hikan (littéralement, « sentir par la peau »). Il s’agit d’un sens particulier qu’on peut développer en soi et aiguiser au moyen d’exercices d’entraînement. Les parties découvertes de la peau deviennent incroyablement sensibles, comme si elles se changeaient en papier photographique. À cette différence près qu’elles ne réagissent pas aux ultraviolets, mais au danger.

Un fourmillement lui picota la nuque, puis le cou. L’émulsion périculo-sensible venait de répondre à une menace imminente.

Fandorine toussa. Saadat ne comprit pas ou bien n’entendit pas. Alors, d’un coup de poing mesuré et néanmoins suffisant, il l’étendit à terre. Puis il se retourna et, d’une puissante poussée du pied, envoya l’éléphantesque Gassym rouler au bas des marches, tandis que lui-même se jetait au sol.

Ces trois mouvements enchaînés n’avaient pas duré une seconde. Eraste Pétrovitch ne perçut pas le bruit de sa propre chute, car au même instant la nuit fut déchirée par un grand vacarme accompagné d’un crépitement.

Trouant les ténèbres, plusieurs armes firent feu depuis la pile de planches entassées en face de l’entrée du club. Des éclats de bois volèrent, arrachés aux murs et à la rambarde. Une vitre éclata. Des étincelles jaillirent de la poignée de porte. Touchée par plusieurs balles, la cloche se mit à osciller et bourdonner.

Fandorine roula sur le plancher. La situation n’était pas brillante.

La Validbekova était étendue sur le dos, inerte. Sans doute avait-il frappé trop fort malgré tout. Quant à Gassym, c’était pire. Au lieu de rester dans l’ombre salvatrice, le gotchi s’était remis sur pied et de nouveau escaladait le perron.

— En arrière ! rugit Eraste Pétrovitch. Couche-toi !

Gassym vacilla et poussa un cri :

— Aïe !

Il pivota en direction des coups de feu, tout en dégainant son revolver.

Fichu lourdaud ! pensa Fandorine.

Il se redressa à demi et se rua dans l’autre sens. D’un bond, il renversa Gassym et s’affala par terre avec lui dans l’obscurité.

— Tire puis roule sur toi-même ! Ne reste pas à la même place !

Eraste Pétrovitch ne procéda pas autrement. Il tira deux fois sur la pile de planches (sans viser pour l’instant de manière précise, juste pour effrayer l’adversaire et l’empêcher d’ajuster son tir), et deux fois roula plus loin. Le gotchi à son tour fit tonner son calibre 45.

Les choses commençaient à s’arranger.

Provenant de la terrasse, à peine perceptibles au milieu du vacarme des armes, s’entendirent plusieurs claquements étouffés, comme les jappements furieux d’un petit chien de compagnie. Fandorine se haussa pour jeter un coup d’śil à travers la balustrade.

Saadat Validbekova était toujours étendue sur le plancher, mais s’était retournée sur le ventre et, en appui sur un coude, faisait feu sur les ténèbres avec un pistolet de dame miniature.

— Eloignez-vous ! Mettez-vous à l’abri du mur ! lui cria Eraste Pétrovitch.

Cependant l’industrielle du pétrole, loin de lui obéir, se rapprocha du bord en rampant sans cesser de faire feu.

Surgissant du coin de la maison, des profondeurs de l’ombre, une silhouette véloce, aux contours incertains, se précipita vers la Validbekova. Eraste Pétrovitch leva son Webley, mais, grâce à Dieu, reconnut à temps l’eunuque. Celui-ci empoigna sans cérémonie sa maîtresse par les jambes, la tira à lui, puis la souleva et la jeta sur son épaule. Après quoi il s’éclipsa par le même chemin, tout aussi lestement qu’il était apparu.

Cette fois, enfin, on pouvait se concentrer sur l’adversaire.

Il y avait un espace vide sous le perron, où un poteau de soutènement pouvait servir d’assez bonne protection. C’est depuis cette position que Fandorine compta les forces de l’adversaire. Huit hommes étaient embusqués derrière la pile de planches. C’était beaucoup, mais dans les limites du possible.

— Vahsey ! Un touché ! brailla Gassym d’un ton triomphant.

Et en effet, les tirs à droite devinrent un peu moins fréquents. Eraste Pétrovitch visa le tireur situé le plus à gauche. Il attendit l’éclair suivant et pressa la détente. Il n’y eut pas d’autre coup de feu de ce côté-là.

Il en restait six.

— Gassym, tu es blessé ?

— Le dos, répondit le gotchi d’un ton douloureux. Aïe, Allah, quelle honte !

— C’est grave ?

— Pourquoi grave ? Normal. Vahsey ! Encore touché !

Plus que cinq.

Eraste Pétrovitch rampa sous la plate-forme en bois. Arrivé à hauteur de Gassym, il lui dit :

— Canarde-les, ne les laisse pas viser ! Je vais les contourner par le flanc. Seulement bouge après chaque tir !

— Garde leçon pour papa, bougonna le gotchi en sortant un second revolver.

Une balle se ficha dans la terre avec un sifflement. Une autre érafla un poteau : un éclat de bois se planta dans le front de Gassym. Invoquant le chaytan, celui-ci arracha l’écharde et essuya le sang avec sa manche.

Fandorine roula hors de l’abri. Plié en deux, il courut pour prendre l’adversaire à revers. Il tira deux fois en pleine course, sans viser.

De l’autre côté, quelqu’un cria des paroles indistinctes. Visiblement, il donnait un ordre.

Les armes se turent. Un martèlement de pas résonna dans l’obscurité. Quelques secondes plus tard, cinq hommes sautaient sur l’appontement éclairé par les lanternes et couraient à l’autre bout. Leurs silhouettes se détachaient parfaitement, mais tirer à pareille distance avec un Webley à canon court n’eût été qu’un gaspillage de munitions.

Ils veulent prendre la fuite par la mer, en canot, se dit Fandorine. Peu importe, le temps qu’ils embarquent, le temps qu’ils démarrent le moteur…

— Gassym ! Ne tire plus ! Suis-moi !

Eraste Pétrovitch s’élança en avant. Il ne regardait pas les lanternes, mais ses pieds, pour ne pas perdre la vision nocturne.

Un cri de femme retentit derrière lui :

— S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! Tural n’est pas avec eux ! Où est mon enfant ?

Elle a raison, pensa Fandorine. Le gosse ne peut être que dans la maison.

— Gassym, demi-tour ! Enfonce la porte !

Après avoir accompagné du regard les bandits qui décampaient, Fandorine revint en courant au club. Gassym était déjà sur la terrasse. Sans s’arrêter, d’un coup d’épaule, il démolit les deux battants.

Eraste Pétrovitch entra dans la maison le dernier, derrière la Validbekova et Zafar.

— Tural, Tural ! appelait Saadat.

Pas de réponse.

Sans perdre de temps à chercher le commutateur, Eraste Pétrovitch sortit sa lampe de poche. Il promena le faisceau de lumière autour de lui, parcourut les pièces.

— Le garçon n’est pas ici et n’y a jamais été, déclara-t-il quand il eut rejoint les autres.

— Où est-il, alors ? s’exclama Saadat.

— Pour le savoir, il faut rattraper nos frileux et t-timides amis.

Un moteur toussota au loin.

— Vite !

Progressant par bonds énormes, Fandorine fonça vers l’estacade, se détachant rapidement de ses compagnons. Les planches grondèrent sous ses pieds. Devant lui, tout à l’extrémité de l’appontement en forme de T, bouillonnait une traînée blanche, sillage écumeux dû au moteur de poupe.

Quelques secondes plus tard, Eraste Pétrovitch se trouvait devant les canots amarrés : des embarcations à coques métalliques, à profil de requin, parmi les modèles les plus récents.

— Vaï, pourquoi tu restes là ? Ils s’en vont !

Le gotchi, d’un seul élan, sauta dans le canot le plus grand, lequel rebondit sur l’eau.

— Allume le machine ! Tu sais ?

Fandorine avait achevé son inspection.

— Pas dans celui-ci !

Il avait choisi un Daimler de deux cent cinquante chevaux, léger et maniable, pareil à celui qui, l’été précédent à Hambourg, avait permis d’établir un record du monde de vitesse : quatre-vingts kilomètres-heure. À l’époque où Eraste Pétrovitch se passionnait pour les moyens de navigation, y compris sous-marins, de telles vedettes rapides n’existaient pas encore. Ce serait intéressant d’essayer…

Mettre le moteur en marche sans la clef demanda trente secondes. Pile le temps qu’il fallut aux autres pour prendre place dans le bateau. Gassym soufflait comme une machine à vapeur ; la respiration de la femme était rapide et saccadée ; Zafar semblait à moitié ensommeillé.

Quand Fandorine mit plein gaz, la proue du Daimler se dressa brutalement à quarante-cinq degrés. Gassym s’étala au fond de l’embarcation, tandis que la Validbekova s’affalait par-dessus lui. Seul l’eunuque resta sur ses jambes : il s’accroupit simplement et se cramponna au bord.

Le rugissement du moteur et le sifflement du vent rendirent Eraste Pétrovitch instantanément sourd, si bien qu’il cessa d’entendre le bruit du canot devant eux, devenu invisible dans la nuit.

Où était-il ? Quel cap maintenir ?

Saadat, agrippée à l’épaule de Fandorine, scrutait l’obscurité.

— Les voilà ! J’aperçois un point blanc !

Stupéfiant ! De vrais yeux de chat. En dépit de toute sa pratique de la vision nocturne, Eraste Pétrovitch ne voyait rien.

— Ils ne nous échapperont pas ! dit-il à Mme Validbkebova pour la rassurer. Ils ont exactement le même Daimler que nous, mais ils sont cinq. Leur charge est plus lourde. Gassym, si tu sautes par-dessus bord, nous les rattraperons en cinq minutes.

— Saute toi-même ! hurla le gotchi en manière de réponse.

Il rampa vers l’avant, sur la longue proue effilée. L’entreprise était périlleuse : le bateau rebondissait sur les vagues, constamment secoué d’embardées. Gassym glissa son bonnet dans sa ceinture et s’allongea, ses jambes largement écartées en appui contre le pare-brise.

La nuit, comme par un fait exprès, était sans lune. Mais Fandorine avait repéré à présent le point blanc. La distance qui les en séparait s’amenuisait lentement, très lentement, peut-être de deux ou trois mètres par minute, mais s’amenuisait néanmoins.

Gassym à son tour aperçut l’ennemi.

— Eh, je vois, je vois ! beugla-t-il. Vogue par là-bas !

Il ouvrit le feu. De l’avis de Fandorine, c’était totalement inutile à pareille distance, qui plus est sans pouvoir viser correctement. Il se trompait cependant. L’adversaire devint nerveux. Il se contenta au début de riposter, puis son canot se mit à décrire des zigzags. La distance entre eux désormais diminuait plus vite.

— Tire, tire, l’encouragea Eraste Pétrovitch. Tu as beaucoup de munitions ?

Il dut répéter la question, car il n’était pas facile de couvrir le vacarme du moteur.

— J’ai toujours beaucoup les munitions ! lui fut-il répondu.

— Nous les rattrapons, nous les rattrapons, nous les rattrapons ! répétait Saadat comme une mécanique, sans s’apercevoir, sans doute, qu’elle bourrait l’épaule de Fandorine de coups de poing.

Soudain, une flamme jaillit à l’avant du Daimler des bandits. Eraste Pétrovitch crut d’abord que Gassym avait touché le réservoir d’essence. Mais alors se produisit un phénomène des plus étranges. Un lambeau de feu se détacha du canot, tomba dans la mer, et aussitôt les flots s’embrasèrent d’un halo bleuâtre. Celui-ci grandit, pour se changer en un véritable îlot de reflets dansants. Le vent en dispersa des étincelles à la surface des vagues, et de petits feux s’allumèrent en dix endroits différents.

— Quelle est cette diablerie ?! s’exclama Eraste Pétrovitch.

Il se souvint alors des propos de Choubine au sujet de la mer incendiée à Bibi-Heybat.

Le spectacle était inimaginable, incomparable, en même temps qu’angoissant et captivant.

Des papillons de feu bleutés volaient dans toutes les directions, et là où ils se posaient éclosaient aussitôt des parterres et des clairières de fleurs de même nuance.

Ce n’est pas une hallucination. Ce sont des gaz d’hydrocarbures qui remontent du fond, songea Fandorine. Mais cette explication scientifique ne rendait pas le tableau moins fabuleux.

— Mon Dieu, c-comme c’est beau ! murmura-t-il.

— C’est affreux ! gémit Saadat. Ils ont mis le feu à la mer ! Maintenant nous ne les rattraperons plus.

Gassym poussait des exclamations et tournait en tous sens sa tête au crâne rasé. D’étonnement, il avait cessé de tirer.

Fandorine jeta un coup d’śil en biais à Saadat. L’effet de la mer embrasée avait opéré sur son visage un prodige : Mme Validbekova s’était métamorphosée en Princesse-Cygne, telle que l’avait représentée Vroubel sur sa toile célèbre. Absorbé par cette vision, Eraste Pétrovitch faillit foncer tout droit dans la fournaise, il eut à peine le temps de tourner le volant.

La secousse projeta la femme contre Fandorine.

Elle sanglotait :

— Ils vont nous échapper, ils vont nous échapper…

— Je ne le pense pas, dit-il tout en l’aidant à se redresser. Pour le moment nous perdons un peu de distance, mais nous allons les rejoindre.

L’heure, pour lui, n’était plus aux bavardages. Il fallait louvoyer entre les îlots de feu. Bien sûr, le risque était grand : que le vent jette sur leur moteur une poignée d’étincelles, et ce serait l’incendie à bord. Mais était-il permis de renoncer au but qu’on s’était fixé à cause d’un seul et unique péril ? En ce cas, ce n’était même pas la peine de vivre.

Enfin, les taches flamboyantes se trouvèrent derrière eux. À l’avant s’étendait un vaste espace d’un noir d’encre, au milieu duquel se distinguait vaguement le sillage d’écume blanche d’un canot qui s’éloignait. Personne ne tirait plus à son bord. Sans doute étaient-ils à court de munitions, les imbéciles. La distance entre eux s’était accrue, qui s’élevait à présent à deux cent cinquante, trois cents mètres.

— Gassym ! Force-les à manśuvrer. Ouvre le feu ! Qu’est-ce que tu fabriques, tu dors ?

— Je dors pas. Je suis juste couché, répondit le gotchi. Deux balles seulement il reste. Dommage.

— Et toi qui te vantais d’avoir toujours plein de c-cartouches !

Bon, se dit Fandorine. Ça signifie que la poursuite va durer. Peu importe, nous les rattraperons.

Sur la gauche, les lumières de Bakou s’étiraient en un long tapis scintillant. Eraste Pétrovitch pensait que les bandits allaient tourner vers la côte, mais leur canot filait toujours parallèlement aux quais, conservant le cap vers le nord.

La distance diminuait, lentement mais sûrement. Sur quoi comptaient-ils ?

Les lumières devinrent moins nombreuses, puis disparurent tout à fait. Les torches de brûlage de la Ville Noire apparurent – puis à leur tour s’éloignèrent peu à peu.

À cause des ténèbres qui se resserraient des deux côtés, à cause du grondement régulier du moteur et du rythme du tangage, il semblait que le temps se fût arrêté. Quand Eraste Pétrovitch regarda les aiguilles lumineuses de sa montre, il était déjà minuit et demi. La poursuite durait depuis plus d’une heure.

Il ne restait plus à présent qu’une centaine de mètres entre les deux canots.

Encore trente, quarante minutes, et nous les aurons rejoints, estima Fandorine.

Tout à coup, l’embarcation des bandits effectua un virage serré pour prendre brutalement vers l’ouest.

Ils auraient décidé d’accoster ? Trop tard ! Maintenant même l’obscurité ne leur serait d’aucun secours.

Cependant les minutes passaient, et la côte ne se montrait pas. Au-devant la mer était toujours du même noir profond ; le vent avait un peu fraîchi et commençait de cingler le visage de gouttelettes d’eau froide. Eraste Pétrovitch devina que les criminels venaient de doubler l’extrémité de la presqu’île d’Apchéron et continuaient de longer la ligne du rivage, mais cette fois-ci vers l’occident.

Pourquoi cette obstination bornée ? s’interrogea-t-il. Ne voient-ils pas qu’ils n’ont aucune chance de fuir ?

La barque était maintenant bien visible, tout comme les individus qui s’y trouvaient entassés. Les bandits regardaient autour d’eux en agitant les mains. Ils n’essayaient pas de tirer sur leurs poursuivants : à l’évidence ils n’avaient plus de quoi.

Tandis qu’il observait leurs silhouettes, Fandorine vit Gassym dégainer son revolver à canon long.

Le coup de feu éclata, puissant. Un homme à l’arrière leva les bras en l’air, vacilla, puis chuta par-dessus bord.

— Touché ! cria Gassym.

Sur quoi il tira une seconde fois.

— Encore touché ! Aman-aman, plus de balles !

Un deuxième homme s’effondra au fond du canot. Ses compagnons le soulevèrent à bout de bras et le balancèrent dans l’eau, lui aussi.

— Qu’as-tu fait ?! gémit Eraste Pétrovitch. Maintenant ils vont nous échapper…

Le canot ennemi, qui n’était plus distant que d’une trentaine de mètres, cessa de se rapprocher, et au contraire s’éloigna peu à peu. Moins chargé, il avançait sensiblement plus vite.

Gassym quitta la proue, toujours à plat ventre, et se laissa tomber pesamment sur la banquette.

— Vaï, je me sens pas bien, dit-il.

Même dans l’obscurité, il était évident que son visage était tout blanc.

— Il est blessé dans le d-dos. Il faudrait arrêter le sang. Madame, vous pourriez lui faire un pansement ?

Saadat acquiesça de la tête et se pencha sur le gotchi. Celui-ci la repoussa.

— Me touche pas, femme ! J’ai beaucoup le sang ! La mer me plaît pas ! Pendant que j’étais occupé, c’est bon. Mais maintenant, je suis pas bien du tout.

Il a le mal de mer, comprit Fandorine. Tant qu’il était allongé, ça allait, mais dès qu’il s’est assis, la nausée lui est venue.

Son hypothèse se trouva dans l’instant vérifiée. Gassym se leva et s’affala, la poitrine contre le bord. Il poussa un rugissement. Il vomissait.

Profitant de l’état de faiblesse du gotchi, Zafar sortit un couteau et fendit habilement la tcherkeska, mettant à nu un dos puissant tout inondé de sang. L’eunuque pansa rapidement la blessure.

— Où a-t-il trouvé du sp-paradrap ?

— Les coureurs en ont toujours sur eux, répondit Saadat. Faites quelque chose ! Nous perdons du terrain !

Elle avait raison. L’écart allait croissant.

— T-tenez le volant. Fermement.

La proue aplatie du canot volait au-dessus des vagues à une vitesse vertigineuse – plus grande encore peut-être que celle d’une automobile filant sur une route bien entretenue. Eraste Pétrovitch s’y étendit et s’intima l’ordre de se fondre en tout avec le corps de l’embarcation. Il lui fallait faire mouche à une cinquantaine de mètres, avec une arme qui n’était pas adaptée au tir à grande distance, et sur un objet de faibles dimensions. Le problème était triplement compliqué : aussi bien la cible que la plate-forme sur laquelle se trouvait le tireur étaient animées d’un mouvement rapide, et toutes deux subissaient en outre de fortes secousses.

Néanmoins la seule solution qui restait dans la situation présente était d’endommager le moteur des bandits. Encore une minute ou deux, et ils seraient hors de portée de feu.

Je suis une partie du canot, se dit Fandorine, avant de se changer en ce vaisseau à moitié volant – un requin de métal affamé. Il fendait les flots de sa poitrine, lesquels bouillonnaient en se divisant en deux moitiés.

C’est le moment !

Le premier tir ne fut pas assez bon. À en juger par les étincelles qui jaillirent, la balle toucha le capot d’acier du moteur.

Second essai.

Même résultat !

Mauvais, très mauvais !

Mais aux passagers du Daimler pris en chasse, les coups de feu ne parurent pas si imprécis. Visiblement décidés à ne pas tenter le sort davantage (ou peut-être pour quelque autre raison), ils amorcèrent un virage sur la gauche et mirent le cap sur le rivage.

Eraste Pétrovitch renonça à utiliser d’autres cartouches. C’était son dernier chargeur, et il ne contenait plus que trois balles. Et puis à quoi bon ? L’adversaire ne cherchait plus à les semer, il semblait vouloir gagner la terre. Là, les bandits auraient un peu de mal à lui échapper.

La côte se rapprochait à toute allure. Elle était haute et abrupte.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? cria Eraste Pétrovitch.

— Je ne sais pas ! répondit Mme Validbekova. Nous avons passé le cap Choulan, par conséquent nous ne sommes pas loin de Mardakiany.

— Cramponnez-vous s-solidement. Nous arrivons sur les hauts-fonds.

Le Daimler des malfaiteurs s’était déjà échoué sur le sable, y dessinant une longue traînée noire. Trois silhouettes couraient sur la ligne du ressac. Il aurait été facile à présent de les abattre : Fandorine avait pile le bon nombre de balles. Mais à quoi bon ? Si ces nigauds ne se dispersaient pas, ce serait un jeu d’enfant que de les rattraper et de les capturer vivants.

La coque crissa contre le fond. L’arrêt ne fut guère brutal, Eraste Pétrovitch ayant réduit la vitesse par précaution.

— Gassym, tu peux c-courir ?

Le gotchi se redressa, chancela, se rassit.

— Le jambe est mauvais ! Il ne tient pas debout ! rugit-il d’une voix pleine de larmes. Quelle honte ! Honte à moi ! Les tripes dehors devant femme ! Et maintenant le tête qui tourne !

Le temps manquait pour le consoler. Zafar avait déjà sauté dans l’eau, il prit la Validbekova dans ses bras et la porta jusqu’en terrain sec.

— Je les vois ! Ils sont là-bas !

Saadat tendait la main vers l’avant.

Parfait, les trois restaient groupés. Et couraient droit vers la falaise. Ils comptaient l’escalader peut-être ? Très bien.

Fandorine dépassa l’eunuque et la dame. Après cette longue poursuite sur les vagues, le sol semblait vaciller sous ses pieds.

L’affaire touchait à son dénouement.

Un martèlement de pas retentit derrière lui. Il se retourna et vit Gassym qui courait à toutes jambes dans sa direction. Il avait donc repris ses esprits. Voilà qui tombait bien. Saadat trébucha et s’affala par terre. Zafar l’aida à se relever. S’était-elle fait mal ? Apparemment, non.

Fandorine avait laissé les bandits sortir de son champ de vision durant quelques secondes à peine, et quand il regarda de nouveau face à lui, il n’en crut pas ses yeux. Ils s’étaient volatilisés !

Le rivage était désert. Personne n’escaladait l’à-pic. Le fond gris de la falaise n’offrait aucun endroit où se cacher.

Quel était ce tour démoniaque ?

— Ils ont disparu ! s’écria Saadat en levant les bras au ciel. Où sont-ils ?

Gassym, soufflant comme un bśuf, fit halte et se gratta la nuque sous son papakha.

— Vaï, chaytan…

Eraste Pétrovitch était déconcerté. Ces trois coupe-jarrets n’étaient tout de même pas des anges du bon Dieu, capables de s’élever d’un coup d’ailes à la cime des cieux.

Seul Zafar n’avait exprimé aucun sentiment – ni étonnement ni désespoir. Il courut jusqu’au pied de la falaise, tourniqua là-bas un moment, se déplaça sur la gauche, puis sur la droite. Se retourna et agita la main : par ici, vite !

Entre deux blocs de rochers, presque indiscernable dans l’obscurité, une porte se dessinait en gris. Elle ne présentait pas de cadenas ni même de trou de serrure, mais était munie d’une poignée. Fandorine actionna celle-ci. En vain. Sans doute y avait-il un verrou à l’intérieur.

Ainsi, ce n’était pas un hasard si les ravisseurs avaient accosté en cet endroit précis.

— Gassym !

Le gotchi ramassa par terre une énorme pierre, la souleva au-dessus de sa tête et la lança contre la porte, laquelle s’effondra dans un grand fracas.

Eraste Pétrovitch, qui s’attendait à voir un trou noir béant, fut surpris. Par la fente taillée dans la roche sourdait une faible lumière électrique.

— Suivez-moi !

Après quelques mètres, le boyau se faisait plus large et plus haut. Quelque part en avant, à faible distance, retentissait l’écho d’une sorte de roulement de tambour : les pas précipités de plusieurs individus.

Fandorine atteignit avant les autres le premier tournant ; comme il en passait le coin, il fut rejoint par l’eunuque. Celui-ci se déplaçait tout aussi silencieusement, mais à une allure encore plus vive.

La galerie, éclairée par des plafonniers fixés à la voûte de pierre, décrivit un nouveau zigzag, et Eraste Pétrovitch aperçut devant lui trois hommes qui lui tournaient le dos. Zafar était déjà presque à leur hauteur. Un objet brilla dans la main levée du Persan.

— Il les faut vivants ! cria Fandorine.

L’eunuque balança le bras – un des fuyards s’écroula en poussant un cri, tandis que les deux autres se prenaient à courir plus vite. Eraste Pétrovitch força l’allure lui aussi.

Zafar sauta par-dessus sa victime.

Fauchée en pleine course, celle-ci était cependant bien vivante. De sa cuisse droite ne ressortait que le manche d’un couteau à lancer, auquel le blessé se cramponnait en gémissant de douleur.

Sacré eunuque ! Sans ralentir, Fandorine frappa l’homme à terre du tranchant de la main sur la nuque. Le gémissement cessa.

— Gassym, ramasse-le !

Zafar leva à nouveau le bras. Un cri. Le bruit d’une chute. Un deuxième individu gisait sur le sol, les mains cramponnées non pas à la cuisse droite, mais à la gauche.

Le travail d’Eraste Pétrovitch était facile, se résumant à courir jusqu’au malfrat servi sur un plateau et à lui flanquer un coup sur les cervicales.

— Gassym, celui-ci aussi !

Le Persan s’abstint de blesser le dernier : il l’assomma simplement d’un coup de manche sur le sommet du crâne. On sentait la main du véritable artiste qui s’ennuie à se répéter.

Quand Fandorine s’approcha, l’eunuque était assis à cheval sur son prisonnier, auquel il attachait solidement les mains au moyen d’une lanière.

— Bravo, Zafar ! Excellent t-travail !

Le Persan tourna la tête. Il ne répondit rien, son visage hâlé ne trahit aucune émotion.

C’est vrai qu’il est muet, songea Fandorine. Il paraît que dans les harems on attache un prix particulier aux eunuques auxquels on a coupé la langue. Le pauvre !

Saadat arriva à son tour, hors d’haleine. Derrière elle, Gassym soufflait bruyamment, traînant par le collet les deux corps inanimés.

— Regardez ! s’exclama Mme Validbekova en jetant un coup d’śil à l’angle du couloir.

Elle s’élança.

— Arrêtez ! Pas un pas sans moi !

Eraste Pétrovitch se précipita à sa suite.

Une grille métallique scintillait plus loin, au-delà de laquelle tout était noir. Saadat tira une épingle de ses cheveux et se pencha sur la serrure.

L’endroit parut familier à Fandorine. La porte grinça. Il écarta la femme et s’avança le premier. La lumière ne pénétrait pratiquement pas dans l’étroit réduit, mais la paroi en face était étrange : elle semblait osciller légèrement.

Il tendit la main.

Du velours. C’était un rideau !

Il le tira – et ne vit pas (l’obscurité régnait) mais sentit la présence d’un grand espace vide. Quelque part à proximité, de l’eau s’écoulait avec un murmure monotone. De manière générale, il y avait là beaucoup d’eau : les ténèbres étaient chargées d’humidité et de fraîcheur.

— Nous sommes chez Artachessov, chuchota Saadat. C’est son étang souterrain.

Mais bien sûr ! Par conséquent, la galerie où Eraste Pétrovitch avait fait la connaissance de la veuve joyeuse (elle était encore joyeuse à ce moment-là) conduisait au rivage.

— Je lui arracherai le cśur, dit la Validbekova d’une voix bizarrement étranglée. Et je le jetterai aux porcs. Lâche, ignoble, immonde créature ! Maintenant j’ai compris !

Fandorine tressaillit et se retourna. Même dans l’obscurité, on voyait les yeux de l’industrielle brûler de rage.

— Vous avez compris, mais moi, pas encore, soupira Eraste Pétrovitch. Il est temps de causer un peu avec les r-ravisseurs.

Il revint en arrière, dans le couloir éclairé. Les trois bandits capturés étaient étendus l’un à côté de l’autre, soigneusement ligotés. Gassym se dressait au-dessus d’eux, la mine menaçante. Quand Fandorine lui apprit qu’ils se trouvaient dans la villa d’Artachessov, le gotchi entra tout à coup en fureur – fureur qui s’abattit curieusement sur un seul des prisonniers : celui qui n’était pas blessé mais seulement estourbi. Le drôle à la tête de bandit – barbe de trois jours, moustaches pendantes et médiocre bonnet en peau de mouton – ne faisait que pousser des cris perçants.

Rugissant des paroles de colère, Gassym lui allongea deux gifles magistrales : le malheureux vit son bonnet s’envoler, et il s’en fallut de peu que sa tête ne se décollât de ses épaules à sa suite.

— Arrête ! Que fais-tu ?

Fandorine tira son compagnon à l’écart.

— Tu le c-connais ?

— Je le connais pas ! D’où je le connais ?

— Alors pourquoi le frappes-tu ?

— Celui-là et celui-là sont arméniens. Mais celui-là est un nôtre, un musulman. Un gotchi, comme moi ! Comment le gotchi peut servir chienne Artachessov !

Rougie par les baffes, la figure du bandit se tordit dans une grimace, et l’homme, terrorisé, hurla en russe :

— Je ne sers pas Artachessov ! Je sers Hadji-agha-muallim !

— Hadji-agha, c’est Chamsiev ? Ce vieil industriel si respectable ? demanda Fandorine.

Mme Validbekova, qui s’était approchée, lui répondit :

— Ils sont tous respectables. Jusqu’au moment où ils ne le sont plus.

Eraste Pétrovitch se pencha sur le prisonnier à présent blotti contre le mur.

— Et les cinq que nous avons descendus ? Ils travaillaient pour qui ?

— L’un Djabarov, l’un Manoukian, l’un Rassoulov, l’un Artachessov, débita le gotchi à toute allure. Ceux-là aussi sont à Artachessov.

Les deux autres opinèrent.

— J’ai rencontré Djabarov. C’est un jeune entrepreneur, à cent vingt-cinq mille barils.

Fandorine se tourna vers la Validbekova.

— Qui sont les autres ?

— Ils sont tous membres du Conseil des industriels du pétrole. Les révolutionnaires ne sont donc pour rien dans l’affaire. Artachessov m’avait avertie qu’il vaudrait mieux que je ne fasse pas de concessions aux grévistes…

Saadat tira son petit pistolet de son corsage et en appuya le canon sur le front du moustachu.

Elle prononça une phrase, d’une voix qui évoquait le sifflement d’un serpent prêt à mordre.

Gassym traduisit, tout en secouant la tête d’un air désapprobateur.

— Elle veut savoir où est le fils. Elle a dit : « Si tu te tais, ces deux-là parleront. Mais tu seras plus là pour entendre. » Aïe, la femme doit pas parler comme ça avec l’homme, même si l’homme est mauvais mauvais. Il faut pas répondre, mieux vaut mourir.

Mais le prisonnier était d’un autre avis sur le sujet. Plissant les paupières, il grinça quelques mots en réponse, et Saadat rangea son arme. Cette fois-ci, ce fut elle qui traduisit :

— Tural est ici. Où exactement, lui et ses complices l’ignorent. Durant la journée, le yacht d’Artachessov a accosté au club motonautique pour prendre Tural et l’a emmené on ne sait où. Ceux-là sont restés sur place dans l’attente de nouvelles instructions. Seigneur, où ont-ils caché mon enfant ? Où le chercher ?! Comment ?!

Elle fondit en larmes.

— C’est t-très simple, répondit Fandorine avec un haussement d’épaules.

Sur quoi il s’approcha des prisonniers arméniens.

— Ainsi, vous êtes au service d’Artachessov ? Vous venez souvent à sa villa ?

Une ombre immense recouvrit les deux bandits. C’était Gassym, qui venait de se camper auprès d’Eraste Pétrovitch.

— Mieux vaut dire le vérité, conseilla-t-il.

Pour pénétrer dans la chambre à coucher du sieur Artachessov, le plus pratique était de passer par sa fenêtre. Force fut de grimper par un tuyau de gouttière jusqu’au second étage, puis de parcourir encore dix mètres sur une étroite corniche de cinq pouces de largeur, mais autrement il eût fallu étendre sur le carreau la dizaine de gardes du corps qui veillait en bas.

En revanche, au dire des prisonniers, il n’y avait pas âme qui vive, la nuit, à proximité de la chambre. Le millionnaire avait toujours du mal à s’endormir et se réveillait au moindre bruit inaccoutumé. Il était sévèrement défendu à quiconque d’emprunter l’escalier.

Eraste Pétrovitch enjamba le rebord de la fenêtre avec une extrême discrétion. Il n’entrait pas dans ses plans de troubler prématurément le fragile sommeil du maître de maison.

La douce lumière d’une veilleuse éclairait d’un halo rosâtre un lit somptueux. Dans la pièce chantaient des rossignols, dont les modulations émanaient non pas d’oiseaux vivants mais d’un disque de gramophone. Le disque était de taille gigantesque, comme du reste le gramophone lui-même. Fandorine n’avait jamais rien vu de semblable. Sans doute l’appareil avait-il été fabriqué sur commande, de manière que l’enregistrement durât toute la nuit.

Artachessov dormait comme un bienheureux, les deux mains glissées sous la joue, comme le font les enfants, la tête couverte d’un bonnet de nuit en soie à pompon.

Sous l’oreiller, toujours d’après les prisonniers, se trouvait un bouton d’appel pour alerter la garde en cas d’urgence. Eraste Pétrovitch en coupa le cordon électrique, et ensuite seulement interrompit les beaux et paisibles rêves du pilier de l’industrie pétrolière.

Il pressa une main sur la bouche de Mesrop Karapétovitch et appuya le canon du Webley entre ses deux yeux. Au besoin, Fandorine aurait pu tuer Artachessov d’un seul doigt, mais une arme possède une force de persuasion particulière.

Le « pétroduc » émit un glapissement étouffé. Il ouvrit les yeux. Ses pupilles louchèrent aussitôt sur la racine de son nez, comme magnétisées par l’éclat de l’acier bleui. Puis, après un assez long moment, près d’une dizaine de secondes environ, le regard de l’industriel se porta sur Eraste Pétrovitch. Ses yeux clignèrent plusieurs fois. D’abord stupéfaits, puis perplexes. Fandorine appuya le canon plus fort. Alors le regard prit l’expression qui convenait : paralysé d’effroi.

— Au moindre b-bruit, je vous tue. Compris ?

Les paupières se baissèrent à deux reprises. Avec un homme mortellement effrayé, il faut parler par phrases brèves, nettes, parfaitement compréhensibles.

— Vous allez décrocher le téléphone et dire au chef de votre garde qu’ils débarrassent tous le plancher. Ils vous empêchent de dormir. Compris ?

À ce moment, Eraste Pétrovitch ôta sa main et éloigna le pistolet, le canon toujours braqué cependant sur le même point.

Artachessov s’assit dans son lit. La sueur perlait à son front. Il déglutit.

— Un p…

— Quoi ?

— Un peu d’eau…

Ses dents claquèrent contre le verre. Il s’éclaircit la gorge.

— Si la garde s-soupçonne quoi que ce soit, je vous tue.

Une bonne menace, comme une bonne chanson, fait jouer un rôle essentiel au refrain. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir peur de la tautologie. Aussi Eraste Pétrovitch répéta-t-il :

— Je vous tue. Compris ?

— Un instant… Tout de suite, bredouilla Mesrop Karapétovitch. Je dois vous avertir…

Il plaqua une main sur sa poitrine en un geste d’excuse.

— Je parle avec mes gardes en arménien. Autrement, ça leur semblerait étrange.

— Aucune importance, je connais l’arménien, répondit négligemment Fandorine.

Était-ce du bluff ? Artachessov n’était pas en situation de parier là-dessus.

Il ne s’y risquera pas, se dit Fandorine. Il est trop effrayé.

L’industriel décrocha le téléphone et pressa un levier. Il prononça quelques phrases d’un ton agacé, puis raccrocha.

Le pistolet toujours au poing, Eraste Pétrovitch alla à la fenêtre et jeta un coup d’śil au-dehors par-derrière le rideau. Dans l’allée, une file d’hommes en armes s’éloignait de la maison sur la pointe des pieds.

Il attendit que les gardes du corps se fussent évanouis dans les ténèbres, puis il donna le signal convenu au moyen de sa lampe de poche.

— Passez une robe de chambre et asseyez-vous dans le fauteuil, ordonna-t-il de retour auprès du lit. Une dame va venir vous parler.

— Une dame ?

La voix d’Artachessov se fit plaintive et tremblotante :

— Si vous pensez que j’ai aidé Levontchik à courtiser votre épouse, vous vous trompez ! C’est tout le contraire ! Après vous avoir vu, je lui ai dit : « Levontchik-djan, c’est là un homme très sérieux. Laisse Mme Delune en paix. Tout ça finira m… »

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Mesrop Karapétovitch se tourna vers la porte sans achever sa phrase.

Eraste Pétrovitch se garda bien detirer le millionnaire de l’erreur. L’apparition de la mère de l’enfant kidnappé devait rester pour lui une surprise.

Et la surprise fut totale. Quand elle fut sur le seuil et aperçut le maître de maison pelotonné dans son fauteuil, Mme Validbekova se jeta sur lui avec un cri de rapace. Elle planta ses ongles dans le visage de l’homme d’affaires et le griffa jusqu’au sang. Après quoi elle jeta le gros poussah à terre et entreprit de le piétiner.

— Pas de hurlements, ou je vous tue ! prévint Fandorine, peu pressé de mettre un terme à ce passage à tabac.

Mesrop Karapétovitch ne hurla pas. Il se contentait de se protéger des coups et de pousser des gémissements.

Une tigresse, songea Eraste Pétrovitch.

Gassym s’approcha de lui.

— Yurumbach, dis-lui : une femme doit pas battre l’homme !

— Dis-lui toi-même, si tu n’as pas p-peur…

Cependant, il est un temps pour s’amuser et un temps pour travailler. Non sans regret, Fandorine déclara :

— C’est assez, madame. M. Artachessov ne nous a pas encore révélé où il cache votre fils.

Mais la tigresse, loin de l’écouter, se pencha, empoigna la tête du magnat et se mit à la cogner contre le parquet.

— Votre fils est vivant, vivant ! glapit Mesrop Karapétovitch. Je le jure, il est ici, traité comme un prince !

Fandorine tenta de retenir la mère aveuglée de fureur en la prenant par les épaules, et reçut un solide coup de coude dans le plexus solaire.

Eh bien, quel tempérament ! Ne restait qu’un unique moyen d’arrêter Mme Validbekova avant que le traitement qu’elle infligeait au crâne d’Artachessov ne s’achevât en commotion cérébrale.

Très délicatement, Eraste Pétrovitch passa la main par-dessus l’épaule de la dame et la saisit à la gorge. Puis avec douceur et même tendresse, de manière à ne pas laisser d’hématome, il pressa un point « suimin ». Saadat s’affala aussitôt comme une poupée de chiffon, et fut allongée avec précaution sur le plancher à côté du maître de maison toujours gémissant.

Zafar, cependant, qui jusqu’à présent avait observé, impassible, sa maîtresse rosser l’ennemi, poussa un cri guttural et tira un poignard de sous son vêtement.

— Elle va bien ! lui dit vivement Fandorine. Elle va rester allongée et dormir un peu.

L’eunuque secoua la tête, la main levée, menaçante, prête à lancer la lame.

— Bon, très bien, soupira Eraste Pétrovitch. Je vais la réveiller.

— Et moi, pendant ce temps, je vais parler avec la chien.

Gassym, sans effort apparent, souleva Artachessov du sol, le porta dans l’angle de la pièce et le jeta dans un fauteuil.

— Je vais expliquer qu’il faut dire le vérité.

— Mais sans trop de b-bruit, d’accord ?

Le gotchi murmura des paroles qui, à l’évidence, n’avaient rien d’amical, surplombant de sa masse un Mesrop Karapétovitch occupé à essuyer de sa manche son visage écorché, tandis que Fandorine pressait le point « mezame » sur le cou de la Validbekova.

Celle-ci ouvrit tout de suite les yeux. Son regard, d’abord embrumé, s’éclaircit d’un coup.

— Où est Tural ?

— Nous allons le savoir dans un instant. Gassym ! Il a compris pour ce qui est de la vérité ?

— Pourquoi il a pas compris ? Il dira tout.

Gassym brandit le poing au-dessus du millionnaire. L’autre leva les mains au ciel.

— Bien sûr, je dirai tout ! Saadat-khanoun, il s’est produit un regrettable malentendu. J’ignorais totalement que vous aviez de tels protecteurs ! J’avoue que je… que nous tous… je veux dire, en premier lieu, moi… bredouilla Artachessov, voyant la Validbekova s’avancer vers son fauteuil. C’est ma faute, je suis coupable ! Et je suis prêt à payer pour ça. Je vous dédommagerai du préjudice moral, matériel et émotionnel que vous avez subi !

— Ainsi, c’est vous et vos partenaires qui avez organisé l’enlèvement, constata Fandorine. Pourquoi ?

— Comment pourquoi ? Cette id…

Mesrop Karapétovitch se flanqua une claque sur les lèvres.

— … Cette digne femme a dérogé à la solidarité capitaliste. Son manque de fermeté dans les négociations avec les ouvriers nous aurait causé à tous d’énormes pertes ! Alors l’idée nous est venue… de la rendre moins accommodante.

— Le précepteur, Kaunitz, était de mèche avec vous ? Où est-il ?

Artachessov battit des paupières, puis jeta un bref regard effrayé vers Gassym. Celui-ci se gratta le poing d’un air songeur.

— Je ne sais pas. Parole d’honneur ! Je ne suis pas au courant de ce genre de détails. Je sais seulement que nos hommes, lors du rapt, se sont laissé un peu emporter…

— Autrement dit, l’Autrichien a été tué ?

Le millionnaire haussa les épaules. Ça ne l’intéressait pas.

Fandorine se rembrunit. Était-il possible que Kaunitz n’y fût pour rien ? Si c’était le cas, tout cela était du temps perdu. Ce n’était pas le bon boiteux, sa piste ne mènerait pas à Ulysse le Pivert.

Non, ce n’est pas du temps perdu, rectifia mentalement Eraste Pétrovitch après un coup d’śil à la Validbekova. Elle regardait Artachessov d’un air menaçant, mais il n’y avait plus de désespoir dans ses yeux. Seulement de la colère.

Seigneur, la voilà qui sortait à nouveau son pistolet !

— Tu vas payer aussi pour Franz !

Fandorine eut le temps de saisir son mince poignet et de détourner l’arme du visage du magnat.

Celui-ci montra ses paumes en un geste conciliateur.

— Bien sûr, je paierai. Cent cinquante mille roubles pour montant total d’indemnisation du préjudice. Êtes-vous satisfaite ?

— Pff ! cracha Mme Validbekova avec mépris.

Eraste Pétrovitch, pour plus de sûreté, ne lâchait son bras. Les sentiments maternels outragés sont une matière inflammable, et cet idiot d’Artachessov, avec son cynisme, versait de l’huile sur le feu.

— Cent soixante-quinze, dit Mesrop Karapétovitch.

La veuve se joua de Fandorine en saisissant tout à coup son pistolet de la main gauche.

— Non ! J’exige de pouvoir utiliser votre usine de raffinage !

— Très bien.

L’industriel fixa la gueule noire du canon.

— C’est inutile, hein ? Rangez cette chose, s’il vous plaît.

— De manière illimitée, pour n’importe quel volume ! Et en priorité !

— D’accord, d’accord ! Marché conclu !

Saadat rangea son arme.

— Maintenant, je veux voir mon fils.

— Ouf !

Artachessov reprit son souffle.

— Un coup de téléphone, et on va vous l’amener.

— Non, qu’on me conduise plutôt à lui.

— Comme vous voudrez…

Mesrop Karapétovitch alla décrocher l’appareil et dit en russe :

— C’est toi, Souren ? Comment va notre cher invité ?… Lequel, lequel… Le fils de l’estimée Saadat-khanoun.

Il jeta un coup d’śil en biais à la Validbekova.

— Non, laisse-le dormir. Sa maman est venue le chercher. Elle préfère le réveiller elle-même… Oui, nous nous sommes entendus. Nous sommes de nouveau amis. Toi, viens ici. Tu la rencontreras, tu l’accompagneras.

Laissant Gassym surveiller le magnat, Eraste Pétrovitch descendit au rez-de-chaussée avec Mme Validbekova. Zafar les suivait à cinq pas de distance.

— Je ne comprends pas. Vous avez accepté bien facilement de lui pardonner. En échange de je ne sais quel raffinage…

— « De je ne sais quel » ? fit la Validbekova, surprise. Vous ne comprenez effectivement rien. L’usine d’Artachessov est directement reliée à la station de pompage. Celle-ci appartient à l’État, elle est soigneusement gardée, toute grève y est exclue. Si en plus d’avoir du pétrole j’ai un accès illimité à la raffinerie et à l’oléoduc, je deviendrai la reine du marché des carburants !

— Vous le deviendrez forcément. Vous avez pour cela toutes les q-qualités requises, affirma Fandorine en s’inclinant. Ah, c’est pour vous.

Quelqu’un, dans l’allée, courait vers la maison au petit trot.

— Je retourne auprès d’Artachessov. J’attendrai votre appel, pour savoir si tout est en ordre.

Saadat, relevant le bas de sa robe, s’élança à la rencontre de son guide. Le Persan la suivit, gardant toujours la même distance respectueuse.

— Vous avez résolu votre p-problème avec Mme Validbekova. Voyons maintenant si vous réussirez à me contenter aussi facilement…

Eraste Pétrovitch était assis sur une chaise, jambes croisées, en face du maître de maison.

— Combien ? demanda Mesrop Karapétovitch d’un ton prudent. Dites une somme, nous en discuterons.

— Pas « combien », mais « quoi ». Des réponses absolument s-sincères, voilà ce que je veux de vous.

— Je t’ai expliqué, oui ? gronda Gassym, debout derrière le fauteuil d’Artachessov.

— Si vous répondez avec une parfaite franchise, je vous laisserai en p-paix. Vous ne m’intéressez pas.

— C’est très bien. Je ne tiens pas du tout à vous intéresser.

Le magnat se détendit un peu.

— Interrogez-moi.

— Question un. Êtes-vous à l’origine des attentats commis contre moi ?

Mesrop Karapétovitch répugnait terriblement à répondre. Mais Gassym lui posa une main sur l’épaule, et le millionnaire se tassa sur lui-même.

— Désolé. J’ai été victime de mes sentiments familiaux. Levontchik… il est comme une fleur. Je l’entoure de mes soins. Lorsqu’il est tombé amoureux de votre femme, j’ai pris des renseignements. Je prends toujours des renseignements, je suis prudent. Une liaison avec une femme mariée, c’est chaque fois un risque. Surtout si le mari est un homme dangereux. Or vous êtes un homme très dangereux, on me l’a raconté… J’ai une filiale à Moscou. On vous a surveillé. Et quand, soudain, vous êtes parti pour Bakou, j’ai eu très peur… J’ai passé commande à Khatchatour le Manchot… Ce fut une terrible erreur ! s’empressa d’ajouter Artachessov. Et je suis prêt à payer pour la racheter. Dites-moi seulement combien.

Un pénible désappointement, voilà le sentiment qu’éprouvait Fandorine à cet instant. Il avait donc tout mis à côté de la cible ? Il n’avait aucune piste, et il n’en avait jamais eu ?

— Connaissez-vous un révolutionnaire surnommé le Pivert ?

— J’en ai entendu parler, et comment ! acquiesça Mesrop Karapétovitch, manifestant sa bonne volonté à coopérer. C’est un bolchevique. Mais je ne fricote pas avec les révolutionnaires. Je ne leur ai jamais rien versé, et ce n’est pas dans mes intentions. Ce sont les petits et les moyens entrepreneurs qui achètent leur tranquillité auprès d’eux, mais avec ma garde, je n’ai rien à craindre… Sauf de lions tels que vous…

Il posa une main sur son cśur.

— Mais des Fandorine, Dieu merci, il n’en est qu’un seul sur terre.

Une lueur d’inquiétude s’alluma brièvement dans ses yeux : comment réagissait son interlocuteur ? N’allait-il pas s’offenser ? Eraste Pétrovitch secoua la tête avec impatience :

— Continuez !

— Ni moi, ni Mantachev, ni Hadji-agha Chamsiev, ni aucune personne de notre niveau ne verse quoi que ce soit aux révolutionnaires. Et ils nous laissent en paix, ils se nourrissent de plus petits poissons. En leur temps, il y a déjà une dizaine d’années, les Tchétchènes de M. Moukhtarov ont infligé une correction à Koba, le chef des bolcheviques. Ils ne l’ont pas tué, mais joliment démoli. Pour montrer que pareille bestiole ne vaut même pas la peine d’être éliminée. Les bolcheviques ont retenu la leçon. C’est un parti intelligent. Ils ne fondent jamais sur une proie qui dépasse leurs forces.

Tout est à recommencer, il faut repartir de zéro, songea Eraste Pétrovitch en grinçant des dents.

Conversation avec le diable

Une chose l’ennuyait : l’immobilité forcée. Tous les deux ou trois jours, à tout hasard, il changeait de planque, mais une fois dans son nouveau lieu de résidence, il s’efforçait de n’en pas sortir. L’enjeu était trop gros. Tout risque inutile était impardonnable.

S’il ne devait pas s’absenter, c’était aussi que, avec lui, c’était tout le centre de coordination qui se déplaçait d’un point à un autre. Les agents de liaison (tous cent fois contrôlés et éprouvés) arrivaient pour livrer leur rapport et repartaient avec de nouvelles instructions. Autour de lui, tout bouillonnait et s’agitait, les nuées se gorgeaient d’une noire puissance, les premières rafales de l’ouragan en marche faisaient plier les arbres et arrachaient les toits, mais là où il se trouvait tout était calme et silencieux, comme dans l’śil d’un cyclone.

La nuit, il ne dormait pas. Il restait gisant, à regarder le plafond. Il y avait là une ombre noire que projetait la lampe couverte d’un carré de tissu. L’ombre ressemblait à une tête munie de cornes.

Le diable était toujours d’excellente humeur, faussement bonhomme et espiègle :

— Eh bien, petit oisillon, vas-tu réussir à abattre l’éléphant à coups de bec ? Ça serait quelque chose !

Le Pivert souriait. Mais son cśur battait plus fort qu’à l’accoutumée. Tant d’idées triomphales se bousculaient dans sa tête.

Les préparatifs de la chasse progressaient à merveille. Les petites et même les grosses complications ne faisaient que rendre la vie plus palpitante. L’éléphant, tandis qu’il broutait, agitait les oreilles sans soupçonner que sa fin était proche.

Les idées triomphales qui lui remuaient le cśur étaient à peu près de cet ordre : Nom d’un chien ! Ce dont ont rêvé mille héros qui ont sacrifié leur vie dans un but incroyablement lointain va bientôt être réalité. Et ce ne seront pas Stepan Razine, ni Pougatchev, ni Ryleïev et Pestel, ni Jeliabov, ni Plekhanov qui auront renversé le colosse. Ce sera toi ! Pas tout seul dans ton coin, bien sûr. Mais le projet est le tien. Et sa mise à exécution te doit tout également.

— L’important, c’est l’ultime coup de crayon, affirma le Pivert, s’adressant au plafond. Ça, j’en suis vraiment fier. A touch of genius, comme disent les Anglais.

— Eh bien ! Quelle immodestie ! répondit le Malin. Mais je ne conteste pas. C’est habilement trouvé. Je me demandais comment tu allais résoudre cet embarras.

— Ça arrive souvent, déclara le Pivert, heureux de soutenir une conversation sur un sujet qu’il aimait. Quand survient un problème particulièrement difficile, l’essentiel est de le considérer sous le bon angle. Ne serait-il pas la clef d’un autre problème encore plus ardu ? Tu sais comment on soigne les maladies par le poison ?

— Sur le chapitre des poisons, je sais tout, s’esclaffa l’ombre cornue. Bon, d’accord, gros malin, dors. Et rappelle-toi que la vie est pleine de surprises. Y compris désagréables.

— Va au diable avec tes truismes, bougonna le Pivert.

Il éteignit la lampe et se tourna sur le côté.

Libre ! Libre !

Le garçon était sain et sauf, mais très pâle et fiévreux, tant ses nerfs avaient été éprouvés. Il était resté en otage moins de vingt-quatre heures, mais les terribles émotions qu’il avait vécues se feraient encore sentir, Saadat n’en doutait pas. Cependant, le temps est un bon thérapeute, et le psychisme des enfants, quoi qu’en pensent certaines sommités viennoises, possède une grande souplesse. Le plus important était d’éloigner au plus vite le gosse de Bakou. Artachessov n’était pas seul dans le Conseil, et lorsqu’il est question de bénéfices ou, pire encore, de pertes financières, les hommes d’affaires deviennent plus dangereux que des bêtes fauves. Il en va dans le monde du pétrole comme à la guerre. Si les prix grimpent en flèche, que l’un se trouve soudain ruiné quand l’autre s’enrichit du jour au lendemain, mieux vaut se tenir en alerte. Porte barricadée, fusil chargé, enfants expédiés à l’arrière.

Dès le lever du jour, Saadat, en larmes, fit partir son fils pour une lointaine destination. Guram-bek devait le conduire à Tabriz, chez des parents, où il serait en sûreté. Quatre mercenaires ingouches à cheval, tous jouissant d’excellentes recommandations, escortaient la voiture.

Elle en avait le cśur déchiré. Son devoir et son cśur de mère lui répétaient, non, lui hurlaient : « Pars avec lui, pars avec lui ! Il a besoin de toi comme jamais ! » Mais la voix du pétrole était plus puissante. Il était question, primo, du salut de l’entreprise. Secundo, d’un rendement d’un tout autre niveau.

Tôt dans la matinée, Saadat convia chez elle tout le comité de grève. Elle pleura, expliqua comment et pourquoi on avait enlevé son petit (mais ne livra pas de noms, c’était inutile), et promit d’accepter toutes les revendications pourvu que les puits reprissent leur activité le jour même. Les deux parties se séparèrent, très satisfaites l’une de l’autre.

Ainsi, le premier problème était résolu. Il n’y aurait pas de banqueroute.

Le second pouvait aussi être considéré comme réglé. Le libre accès aux capacités de raffinage d’Artachessov signifiait que toute la production de la Validbekov-nöyüt serait transformée en précieux pétrole lampant, puis coulerait dans des pipelines jusqu’à Batoumi, où elle embarquerait pour Novorossiisk, Odessa, Constantinople, Livourne, Marseille. Par un flux inverse se déverseraient des torrents de virements bancaires.

Quand elle en eut terminé avec les soucis urgents, impératifs, la Validbekova s’attela aux affaires agréables et non moins importantes.

Tout bon entrepreneur le sait bien : si vous voulez qu’on soit prêt à vous aider, sachez être reconnaissant. Saadat avait peut-être des lacunes, mais au moins elle était experte dans l’art des cadeaux et des compensations. Il n’existait pas dans ce domaine de recette unique. Les gens sont tous différents, chacun a besoin d’une approche particulière. Donner la bonne récompense, c’était acquérir un allié fidèle.

Le cas le plus simple était celui de Zafar. Saadat lui remit une liasse de billets de cent roubles. L’eunuque sourit (ce qui ne lui arrivait qu’à la vue de l’argent), salua, et fit disparaître les bank notes dans son sein. Il était commode et plaisant d’avoir affaire à un homme qui n’aimait rien tant au monde que le numéraire. Pour son service, le Persan touchait un bon salaire, augmenté d’une certaine somme pour les dépenses courantes et – avant chaque amant – pour les dépenses extraordinaires. Il s’appropriait au moins la moitié de ce supplément, Saadat savait parfaitement repérer ce genre de choses, mais elle s’en moquait. À un auxiliaire aussi précieux, on pouvait bien pardonner de petites faiblesses, comme la cupidité et l’avarice. Zafar portait des mois et des mois durant le même vêtement, jusqu’à ce qu’il tombât totalement en lambeaux ; il se nourrissait chichement, et l’hiver ne chauffait la maison que pour Saadat. Mais pouvait-on blâmer le pauvre castrat de ce que tout son désir inemployé trouvât pour exutoire une féroce âpreté au gain ? L’essentiel était qu’il fût très, très utile et servît avec abnégation. En outre Zafar était l’unique être sur terre qui connût Saadat sur le bout des doigts et l’acceptât telle qu’elle était. C’est une grande chance que d’avoir à ses côtés une personne devant qui on peut se montrer vraie et ne jouer aucun rôle.

Avec Gassym le Noir, en revanche, on n’en serait sans doute pas quitte pour une gratification pécuniaire. C’était un authentique gotchi, un des meilleurs. Ces hommes-là méprisaient l’argent, le jetaient par les fenêtres, le distribuaient aux gueux. Il fallait lui offrir quelque chose qui flatterait ses goûts et lui rappellerait celle qui lui en avait fait don. Pareille relation pouvait se révéler encore utile.

Elle acheta un poignard en acier de Damas engainé d’un fourreau d’argent et d’or, ainsi que deux revolvers à crosse incrustée de nacre, avec au milieu, en perles minuscules, l’emblème de Kara-Gassym : un cercle et un point en son centre. Elle s’en tira pour une somme modique – trois mille cinq cents roubles (si elle avait choisi de payer sa dette en argent, ça lui aurait coûté au moins le triple) –, et le gotchi se montra très content. Il lui dit : « Jamais je n’ai rencontré de femme comme toi, khanoun. J’espère ne plus te revoir. » Sans doute convenait-il de prendre ça pour un compliment.

Pour son principal acte de reconnaissance, Saadat se prépara avec un soin particulier, sans précipitation. Elle invita Fandorine chez elle, à dîner. Elle prit la précaution de bien se reposer, soigna sa toilette et ménagea une atmosphère propice.

Dans un angle de la pièce, deux vieilles pique-assiettes laissées en héritage par son défunt mari trônaient sur des coussins. Sans elles, il eût été rigoureusement impossible d’inviter un homme dans la maison sans provoquer un scandale. Elles se tenaient assises dans leur coin, occupées à manger du halva tendre qu’elles arrosaient d’un thé sucré aux épices.

Le dîner servi fut léger, livré par un restaurant français. Des hors-d’śuvre froids d’un grand raffinement, mais rien de chaud, pour pouvoir se passer de serviteurs. En outre, on voyait à l’allure de Fandorine que celui-ci n’avait rien d’un goinfre. La Validbekova elle-même ne mangeait jamais rien après sept heures du soir : c’était nocif pour le teint.

L’hôte écouta jusqu’au bout son discours ému vibrant de reconnaissance éternelle, sans manifester beaucoup d’intérêt, mais en levant de temps à autre sur elle un regard plein d’expectation. Comme pour dire : « Les mots, c’est bien beau, mais, chère madame, vous me devez quelque chose. »

Saadat poussa un soupir. Dans un moment de désespoir, sans prendre la peine de réfléchir, elle lui avait promis, s’il sauvait son fils, de lui donner son meilleur puits de Sourakhani, lequel produisait douze mille barils de condensat dans l’année. Impossible de se dédire. Cependant, la Validbekov-nöyüt possédait à Sourakhani un second puits, de rendement assez médiocre. Elle aurait moins de peine à s’en séparer. Fandorine n’entendait rien à ce genre de choses. Bien sûr, elle avait un peu honte. Mais douze mille barils de condensat, tout de même !

— Je vous avais promis une récompense, dit Saadat d’un ton pénétré. Et je tiendrai parole. Dès demain, je ferai transférer à votre nom le titre de propriété de mon puits le plus prometteur. Il n’est pas encore en exploitation, mais, de l’avis des spécialistes, il y a là en dessous une mer de pétrole de première qualité. Tout ce pétrole sera à vous.

— Pardonnez-moi, répliqua le convive, surpris. Mais que ferais-je de votre p-pompe à boue ? Depuis un certain temps, je ne puis plus voir le pétrole, même en peinture, ajouta-t-il avec un haut-le-cśur.

Le sot, conclut Saadat avec un sourire de soulagement, inspiré aussi peut-être par le nouveau tour que prenaient ses pensées. Et avec ça, beau, courageux et du bon âge. Tous les paramètres coïncident. Certes, il connaît mon nom, mais il s’agit d’un cas particulier. Sans doute pourrait-on faire une exception…

Baissant modestement les yeux, elle feignit le trouble. Elle se mit à débiter des fadaises de dame : Ah ! comme c’était embarrassant, et qu’il était rare de rencontrer un homme vraiment chevaleresque, et ce que c’était que d’avoir un cśur de mère, et cent autres banalités. Dans le même temps, elle évaluait quand et comment elle pourrait organiser un rendez-vous. Son cśur, dans sa poitrine, ne battait pas du tout comme celui d’une mère, et son agitation intérieure était toute pareille à celle, fort douce, qui la prenait lorsque le désir charnel était à son comble.

Je te récompenserai de telle façon que tu seras satisfait, promit Saadat en son for intérieur à l’appétissant monsieur. Et moi-même je ne serai pas en reste… Quelles épaules ! Aussi larges que celles du numéro 29. Mmm, le numéro 29…

Mais à haute voix elle dit :

— Vous me semblez chagriné. Ou bien est-ce seulement la fatigue ?

Eraste Pétrovitch avait une sérieuse raison d’être affligé. Il avait passé toute la journée à l’hôpital. Il avait parlé un peu avec le médecin, qui ne lui avait rien appris qui fût de nature à le consoler. Puis il était resté un long moment dans la chambre à contempler le visage livide de son ami refugié dans le royaume de Morphée (ou plutôt de la morphine). Son transfert dans la clinique ultramoderne n’avait pas amélioré l’état du blessé. La maudite touffeur méridionale était néfaste pour le poumon perforé. Si seulement on avait pu transporter Massa dans le Nord. Mais le docteur avait dit que le malade ne supporterait pas le voyage.

Poussant un soupir accablé, Fandorine avait tracé dans son nikki un mélancolique :

« Il s’ensuit que j’ai perdu près de deux semaines à poursuivre un fantôme. Les trois attentats – à la gare, sur le lieu du tournage et dans la Ville Noire – avaient été organisés par Khatchatour le Manchot, qui exécutait une commande d’Artachessov. Je croyais suivre une piste, et au lieu de cela je suis tombé dans un mélodrame vulgaire à coloris oriental. Le seul élément auquel on puisse se raccrocher, c’est le lien entre Khatchatour et un leader bolchevique surnommé le Pivert. Mais comment être sûr qu’il s’agit bien d’Ulysse et non d’un autre oiseau ? Et cependant il faudra bien rechercher le Pivert. De toute façon, je n’ai pas d’autre choix. »

Quel Sabre pitoyable ! On eût dit qu’il n’était pas d’acier mais de carton ramolli.

Le Givre avait donné un résultat tout aussi désolant, à la mesure de son humeur :

« Ne peuvent estimer convenablement leur propre valeur que les individus aux qualités morales médiocres. Un homme bon ne se jugera pas bon, parce qu’il est sévère envers lui-même et n’est jamais content de soi. En revanche, un homme mauvais ignore qu’il est mauvais. Parce qu’il prend pour point de référence son propre nombril : ce qui est bon pour lui est forcément admirable, et par conséquent tous ses actes sont irréprochables, pour autant qu’il est toujours gouverné par son intérêt personnel et ne se cause jamais préjudice à lui-même. »

Fandorine avait envie d’écrire un texte réconfortant, pour sortir de l’état de haine de soi où il se morfondait, et au lieu de cela il avait pondu un discours moralisateur à tendance narcissique : tout le monde est mauvais, je suis le seul bon, mais terriblement sévère envers moi-même, pauvre garçon que je suis. Il avait froissé la feuille de papier et l’avait jetée.

Peut-être était-ce la vieillesse ? Elle s’était glissée par où on ne l’attendait pas. Non pas un dépérissement physique, non pas un déclin intellectuel, mais un simple tarissement de l’énergie vitale. On bute sur un obstacle, et le désir ne vient pas, comme auparavant, de sauter très haut pour franchir la barrière. On n’a plus que l’envie de s’asseoir, de baisser les bras et de se désoler de l’injustice du monde.

C’était à cela, à la perfidie de la vieillesse, qu’Eraste Pétrovitch réfléchissait, assis en face de la charmante dame qui le regardait avec amitié et reconnaissance, mais sans une ombre d’intérêt féminin. Un détail qui n’améliorait pas son humeur. Il aurait pu imaginer une explication qui ménageât son amour-propre. Les veuves orientales renonçaient en général à toute sensualité. En Inde, elles se précipitaient dans le brasier funèbre à la suite de leur défunt époux. Mais Mme Validbekova ne ressemblait guère à une timide gazelle.

C’est simplement que je vieillis, songea-t-il. Les jolies femmes ne me regardent plus comme autrefois…

Il jeta un coup d’śil furtif au miroir accroché au mur.

C’était bien cela : un vieux dandy au vilain crâne rasé qui, sous le poil naissant, semblait couvert de givre. Il avait fallu encore qu’il passe un śillet à sa boutonnière, l’idiot.

Comme distraitement, Fandorine ôta la fleur et la laissa tomber sur la nappe.

Bon Dieu, qu’est-ce donc que ces étincelles dans ses yeux ? Aurait-elle remarqué que je me regardais dans la glace ?

— Je vous p-prie de m’excuser…

Il repoussa légèrement son assiette contenant un pâté auquel il n’avait pas touché.

— Je comprends que vous désiriez accomplir votre devoir de g-gratitude. Nous considérerons que le rituel a eu lieu. Je dois partir. Les affaires.

Depuis sa résurrection, Eraste Pétrovitch n’avait eu le temps de passer à sa chambre d’hôtel que deux fois, et toujours brièvement. Le réceptionniste et le portier regardaient le revenant avec curiosité, sans se risquer pour autant à engager la conversation. Cependant, ce soir-là, comme il rentrait à l’hôtel après son triste dîner avec la belle dame, son apparition provoqua un léger vent de panique derrière le comptoir.

Le réceptionniste se précipita à sa rencontre et, inclinant le buste, lui remit deux enveloppes. Après quoi, mû visiblement par la même urgence, il courut reprendre sa place et, une main devant la bouche, entama une conversation au téléphone.

Fandorine lut le premier billet en montant l’escalier.

Eraste Pétrovitch ! L’irréparable est à rivé ! Il faut qu’on cose !

L’orthographe de Simon laissait à désirer, il n’avait guère fréquenté l’école dans son enfance.

Une nouvelle catastrophe lors du tournage. Rien d’important.

La seconde enveloppe portait l’aigle des Habsbourg et contenait, rédigée sur un joli carton, une courtoise invitation de Herr Lust, consul d’Autriche, à venir s’entretenir, toutes affaires cessantes, avec lui.

Sans doute veut-il tirer au clair ce qu’il est advenu de son compatriote Kaunitz, se dit Fandorine. Je me demande comment Lust a été informé que je pourrais être au courant.

Le mystère réclamait une élucidation, mais le temps lui manquait pour s’y consacrer. Dix minutes après qu’il fut entré dans sa chambre et eut troqué sa redingote contre une veste d’intérieur en velours, la porte s’ouvrit en grand, sans qu’on eût frappé.

Claire se tenait sur le seuil. Pâle, les cheveux défaits, le chapeau à la main.

— On m’a dit que vous étiez de retour ! s’écria-t-elle, tout aussitôt fondant en larmes. Je suis venue à votre chambre déjà trois fois, mais je ne vous y ai pas trouvé !

Voilà à qui téléphonait l’homme de la réception, comprit Fandorine. Et d’un. Quant au chapeau dans la main de Claire, il signifie qu’elle l’a ôté derrière la porte et qu’elle a ébouriffé ses cheveux à dessein. Et de deux. Oh, mon Dieu, elle va se jeter à mon cou, et c’est chose qu’on ne peut éviter…

Mais son épouse ne s’avança que de deux petits pas, puis se figea.

— Vous êtes vivant, quel bonheur ! sanglota-t-elle.

— Vivant, oui, répliqua-t-il d’un ton acide. Quant au bonheur…

— Mais moi, je croyais que vous aviez péri ! s’exclama Claire en se tordant les mains. Certes, je n’ai pas gardé le deuil très longtemps, je suis coupable ! Oui, oui, je suis infiniment coupable ! Punissez-moi, accablez-moi, méprisez-moi ! Ma précipitation fut horrible ! Je me suis conduite comme la Gertrude de Hamlet ! « Fragilité, ton nom est femme !… Avant même d’avoir usé les souliers… » Je suis un monstre, je suis une créature de l’enfer ! Vous êtes en droit de me mépriser et de me haïr ! Je souffre et j’ai honte ! Et j’imagine comme vous devez souffrir, vous aussi !

L’irréparable est à rivé ? Au souvenir du message de Simon, Eraste Pétrovitch tressaillit, mais il n’osait croire encore à pareille chance.

— Vous m’avez… trompé ? s’enquit-il prudemment.

— Et vous souriez ? bredouilla Claire d’un ton incrédule.

Eraste Pétrovitch se pressa de froncer les sourcils et de donner à son visage l’expression de douleur contenue qui convenait à la situation. Une lueur d’intérêt sincère s’alluma dans le regard de sa femme.

— Comme c’est… beau ! Un sourire involontaire en un instant si tragique !

Maintenant elle va utiliser le procédé à l’écran, se dit-il. Les spectateurs seront émus aux larmes.

— Calmez-vous, ne pleurez pas. Vous n’êtes en rien coupable, affirma-t-il. Rappelez-vous, nous nous étions fait serment d’être toujours f-francs l’un avec l’autre, et vous avez tenu cette promesse. Je n’ai jamais eu motif de vous accuser d’infidélité. Une veuve, ce n’est pas une épouse. Je suis… content que vous soyez tombée amoureuse et qu’on vous aime.

Cette dernière phrase avait été prononcée d’un ton parfaitement sincère.

— Vous ne demandez pas qui c’est ?

À l’évidence, Claire était vexée. Elle s’était préparée à une scène déchirante, et voilà que tout s’arrangeait le plus simplement du monde.

— Monsieur Léon Art, bien entendu, répondit Fandorine en haussant les épaules.

Mais l’actrice voulait du drame.

— Mon Dieu, vous vous êtes rasé la tête…, remarqua-t-elle d’une voix soudain tremblante. Ça me déchire le cśur ! Vous qui étiez toujours si attentif à votre coiffure, maintenant vous vous en moquez… Comme je suis triste que tout s’achève pour nous de la sorte… Ce n’est la faute de personne si nous n’avons pas réussi à former un couple. Nous sommes trop différents. Comme la glace et le feu ! Alors que lui et moi…

Son visage s’illumina et, semblait-il, ce n’était pas du jeu.

— Lui et moi, nous parlons la même langue ! Il n’est même pas besoin de mots… Ah ! pourquoi vous dis-je cela ? C’est trop cruel, je suis en train de vous tuer !

— Ce n’est rien, j’y survivrai, lui assura Eraste Pétrovitch de manière un peu bourrue.

Claire essuya ses larmes.

— Vous avez un sang-froid à toute épreuve, je l’ai toujours su… Mais au fond de votre âme, vous souffrez, cela se voit à vos yeux…

— Il me sera plus facile de surmonter cette épreuve loin de vous. Séparons-nous dès maintenant. Dieu merci, nous n’avons pas besoin de régler les formalités d’un divorce. Communiquez-moi une adresse, et je m’arrangerai pour vous faire expédier vos affaires de la rue Svertchkov… Ou bien je partirai moi-même de là-bas. Ce sera comme vous préférez.

— Vous avez le cśur froid, dit-elle avec amertume. Voilà pourquoi notre union a été un échec.

Il eut soudain pitié d’elle. Maintenant que les chaînes qui l’entravaient étaient tombées, Fandorine découvrait cette femme telle qu’elle était en réalité. Non plus à travers le pollen doré de l’amour, non plus à travers les lunettes noires de l’hostilité, mais sans passion et presque sans émotion.

Une actrice, jusqu’au bout des ongles. Et par conséquent, une infirme à sa manière, ne sachant faire la part du théâtre et de la vie, des sentiments feints et des vrais élans du cśur. Dieu lui permette de connaître le bonheur avec son génie du cinématographe à long nez ! Au moins, ces deux-là avaient quelque chose en commun : l’amour de l’art.

Le téléphone, sur le guéridon, se mit à sonner. Fort à propos. Il n’était que temps de conclure cette pénible scène.

— Hello ? fit Eraste Pétrovitch dans l’appareil, du ton le plus pratique possible.

Peu importait qui c’était. Cet appel serait utilisé comme prétexte à prendre congé sur-le-champ, pour quelque affaire urgente.

Raté ! La principale épreuve, apparemment, était encore à venir.

— Monsieur Fandorine ! hurlait dans le combiné une voix hystérique. C’est le réceptionniste, Katetchkine ! Monsieur Art est en train de monter à votre chambre ! Il est dans un état épouvantable ! Barricadez-vous ! Je rassemble tous les grooms et je viens à votre secours !

— Inutile de v-vous inquiéter…

Eraste Pétrovitch se tourna vers la porte, qui, dans la même seconde, s’ouvrit sous un choc furieux.

À croire que tout le monde, désormais, va faire irruption chez moi sans frapper, se dit Fandorine sur un mode fataliste. Le réalisateur tenait un Browning dans la main.

— C’est moi le seul coupable ! cria le jeune homme.

Ses longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules, ses yeux étincelaient, sa face était livide.

— J’aime Claire depuis longtemps. J’ai profité d’un instant de faiblesse de sa part ! Tuez-moi, mais ne la touchez pas !

Léon Art tendit le pistolet, la crosse vers l’avant.

Un beau jeune homme. À la conduite charmante.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de déclarer que tout allait bien et qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Claire le devança :

— Non, tue-moi plutôt !

Dans un élan extatique, elle fit un rempart de son corps à son amant. Claire ne tutoyait jamais son mari, mais la phrase ainsi gagnait en sublimité. À dire vrai, elle savait bien que personne n’avait l’intention de tuer qui que ce fût, mais comment une actrice eût-elle été capable de s’abstenir de jouer dans une scène de si belle facture ?

Seulement, tomber à genoux, c’était peut-être un peu excessif. Au théâtre, Claire ne se fût jamais permis pareille outrance. Le cinématographe exerçait une influence néfaste sur son goût.

— Ne vous humiliez pas devant lui ! dit Léon en cherchant à la relever. Vous êtes une déesse, nous sommes tous des nains à côté de vous !

— Je ne suis pas une déesse ! Je suis une pécheresse ! Je n’apporte à tous que le malheur !

Il semblerait que je sois de trop ici, songea Fandorine.

Profitant de ce que les amants, en pleurs, se tenaient étroitement enlacés, il se glissa, vite, vite, vers la porte, non sans décrocher au passage son stupide panama de la patère.

Dans l’escalier, il tomba sur les renforts : le réceptionniste Katetchkine et quatre chasseurs, à la fois effrayés et heureux à l’idée du Vrai Grand Scandale à venir.

— Je m’en vais f-faire un tour, leur annonça Eraste Pétrovitch. Que personne n’entre dans ma chambre.

Une fois dans la rue, il offrit son visage à la formidablement froide lumière lunaire. Il souriait de bonheur.

Libre ! Enfin libre !

La chasse est terminée

Fandorine passa la nuit à l’hôpital. Il ne dormit que d’un śil, cependant Massa ne reprit pas connaissance.

Un infirmier vint régulièrement s’enquérir de l’état du patient, et le médecin de service le visita deux fois. Il convenait de reconnaître que l’établissement s’occupait sérieusement de ses pensionnaires – ce dont Eraste Pétrovitch voulait justement s’assurer.

Au matin, il rentra à l’hôtel pour se raser, prendre une douche, se changer. Et surtout, pour se livrer à une séance de méditation : tirer les rideaux, s’asseoir dans la posture de zazen, se fondre avec le rythme et la respiration de l’univers. Ne rien penser, ne rien ressentir, se couper du chaos environnant, se coller à la source de l’harmonie intérieure. Ou puiser une parcelle de l’harmonie cosmique – on verrait bien.

Quand la rationalité avait épuisé ses ressources, il fallait régler ses organes sensoriels sur l’acquisition du satori. L’illumination viendrait forcément, la chose s’était maintes fois vérifiée. La situation qui semblait sans issue apparaîtrait sous un nouveau jour.

Mais si l’illumination ne vient pas ? s’inquiéta Fandorine. Si la situation ne se présente pas autrement ?

Alors j’aurai simplement passé un moment assis par terre dans une posture bénéfique pour la circulation du sang. Et ensuite, j’agiterai à nouveau mes cellules grises.

Près des portes du National, quelqu’un se tenait accroupi, pas dans la posture du zazen, mais lui aussi dans une attitude de total renoncement. On ne voyait que sa tête baissée, coiffée d’un turban gris, et ses bras osseux noués sur ses genoux. Probablement un mendiant – à Bakou on en croisait à chaque pas. Il était seulement étrange que le portier n’eût pas chassé le miséreux un peu plus loin de l’entrée.

Fandorine tira son portefeuille : il donnait toujours aux mendiants qui ne venaient pas l’importuner et s’abstenaient de quémander. Mais l’homme accroupi se redressa sans effort et se révéla être le serviteur muet de Saadat Validbekova.

— Zafar ?

Le Persan ne répondit pas. Il regardait non pas Eraste Pétrovitch, mais le portier qui descendait du perron.

— Il vous attend, monsieur, depuis hier soir. Un entêté, une horreur !

La pièce de monnaie échut à l’employé de l’hôtel, puis Fandorine entraîna l’eunuque à l’écart.

— C’est Mme Validbekova qui vous envoie ? Il est arrivé quelque chose ?

Bizarrement, Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer ; il en fut lui-même surpris. Et soudain, sans savoir pourquoi, il se rappela son rêve de la nuit. Un rêve court et pénible, de ceux qui vous viennent lorsque vous dormez dans un mauvais fauteuil.

… Fandorine avait rêvé qu’il était mort, étendu dans un cercueil. Des fleurs répandaient leur parfum, un chśur d’église chantait, solennel. On était en pleine messe de funérailles.

Voilà ce qu’est la mort, songeait celui qui dormait, et il s’étonnait de n’avoir pas compris de son vivant une chose si simple et évidente. La mort, c’est quand le mouvement se retire du corps. Tu ne peux plus bouger, et tout le monde est convaincu que tu n’es plus qu’un morceau de chair insensible qu’on peut taillader à loisir pour en ôter les entrailles, avant d’en farder le visage avec un pinceau et de l’exposer aux regards des curieux. On peut bien débiter n’importe quelles sottises et platitudes à propos du « cher disparu » : de toute manière tu n’entendras pas. Puis on t’enterre, et tu restes là gisant, pour l’éternité, à contempler le couvercle de ton cercueil. Il n’y a pas de résurrection.

Mais ce que le défunt redoutait par-dessus tout, ce n’était pas les ténèbres éternelles, mais une femme toute vêtue de noir qui se tenait à son chevet. Elle va se donner en spectacle, se disait Eraste Pétrovitch, à la torture. Se tordre les bras comme au théâtre, gémir, déverser un torrent d’idioties. Si seulement il avait pu être déjà en terre !

Et voilà que cette femme se penchait sur lui. Elle rejetait le voile noir qui couvrait son visage.

Ce n’était pas Claire, c’était Saadat. Quel soulagement !

Ses yeux étaient secs, son regard concentré, mystérieux.

Elle promenait ses doigts effilés sur la face du mort, et c’était comme si elle en ôtait une invisible pellicule. Sa peau respirait à nouveau, il devenait possible de remuer les cils.

Elle touchait de la main sa poitrine : le souffle lui revenait.

Encore, encore ! suppliait mentalement Fandorine. Son corps avait soif de ces attouchements magiques, pour s’éveiller, se remplir de vie.

Mais à cet instant, Massa avait émis une plainte, et le rêve s’était arrêté.

Eraste Pétrovitch secoua la tête pour chasser le souvenir de la vision nocturne.

— Tout va bien pour Mme Validbekova ? Vous pouvez me répondre par signes.

L’eunuque s’inclina et lui remit un billet.

Vous ne parviendrez pas à vous soustraire à ma reconnaissance. Vous sachant homme d’honneur, je ne doute pas que le secret restera entre nous. Zafar vous conduira là où personne ne nous dérangera.

Pas de signature. Il n’en était pas besoin. Fandorine percevait un léger effluve d’un parfum épicé qu’il connaissait bien.

Dites, quels sacrifices au nom de l’amour maternel ! Et sur quel ton !

Il sortit un petit crayon en argent et écrivit rapidement au verso :

Je suis impressionné par votre générosité, cependant je n’ai pas coutume d’accepter des femmes de pareils présents en signe de gratitude.

— Voilà. Transmettez-lui.

Le Persan prit le billet, mais au lieu de le faire disparaître dans les plis de son vêtement, il le porta à ses yeux.

Quoi, il sait lire le russe ? s’étonna Fandorine.

Le visage de l’eunuque, jusqu’alors toujours impassible et indifférent, s’anima soudain : ses sourcils se haussèrent, ses yeux s’arrondirent, sa bouche s’entrouvrit.

— Saadat-khanoun ne vous plaît pas ? demanda-t-il, comme si pareille éventualité était totalement incroyable.

Il parlait d’une voix fêlée, avec un léger accent.

Non seulement il sait lire, mais il sait aussi parler. Il n’est pas muet, simplement taciturne, constata Fandorine.

Il regarda le singulier personnage avec attention, semblant le découvrir pour la première fois. Les castrats suscitent une répulsion craintive. Comme si la perte de sa virilité physiologique accentuait les défauts de l’homme. Pourtant, quelques années plus tôt, Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion, au cours d’une enquête, d’étudier de près la secte des skoptsy et était arrivé à la conclusion que, dans l’ensemble, ces gens étaient meilleurs. Plus généralement, ils étaient autres.

— Mme Validbekova me plaît beaucoup, répondit Fandorine après un court silence. Et même énormément. Mais je ne noue de relation avec une femme que s’il naît entre elle et moi une at-tirance réciproque. Et profonde, qui plus est.

Ayant ainsi parlé, il fut saisi d’un doute : ne s’était-il pas exprimé de manière trop compliquée ?

Zafar laissa s’écouler lui aussi quelques secondes avant de répondre :

— Comme entre la Terre et la Lune ?

Il avait donc compris ! Curieux individu.

— Oui. Ou comme entre la Terre et le Soleil. Car l’attirance entre un homme et une femme peut être de deux sortes : lunaire ou bien solaire.

Le Persan hocha la tête d’un air pensif, comme s’il acquiesçait. Il n’avait même pas été besoin d’expliquer davantage.

— Je saurai cela dorénavant…

Pour la première fois, il regarda Fandorine droit dans les yeux.

— Parce que je vous sais gré de l’enseignement, je vais vous raconter quelque chose. Concernant la reconnaissance des femmes, c’est entendu, mais celle des eunuques, vous l’acceptez ?

Il ironise ? s’interrogea Fandorine. Et quel langage châtié ! Etrange personnage, vraiment. Très étrange.

Au diable la méditation. Ce que Zafar venait de lui apprendre changeait radicalement le tableau. Celui-ci se révélait si inquiétant que Fandorine expédia sur-le-champ une dépêche au ministère, de la teneur suivante :

Situation très sérieuse. Prenez immédiatement contact en évitant canaux habituels. Suis à Bakou hôtel National.

Le télégramme était adressé à un fonctionnaire de sa connaissance, employé au service des missions spéciales, lequel savait parfaitement que si Fandorine jugeait la situation sérieuse, et même « très sérieuse », c’était qu’un événement d’exceptionnelle importance était en train de se produire. « En évitant les canaux habituels », pour l’initié, signifiait qu’il était impossible d’agir par l’intermédiaire de la police, de la Gendarmerie ou de la Sécurité locales.

Trouver un moyen d’entrer en contact, c’est l’affaire de Saint-Pétersbourg, se dit Eraste Pétrovitch. La nôtre, c’est de ne pas perdre de temps.

Une précieuse idée lui vint à l’esprit. Du même bureau de poste, il joignit par le réseau interurbain une autre connaissance, employé de bureau à la direction de la Gendarmerie. Il occupa la ligne durant une heure un quart, ce qui, compte tenu des tarifs insensés pratiqués à Bakou, lui coûta une petite fortune. Cependant, la dépense en valait la peine. Un nouveau fragment du puzzle s’était mis en place.

À présent il pouvait commencer à agir, et sans attendre la réponse du ministère.

— Vaï, Yurumbach ! s’exclama Gassym d’un air réjoui. C’est bien, tu es venu ! Assieds-toi. Justement je mange le plov.

— Quel que soit le moment où on vient chez toi…

Eraste Pétrovitch prit un siège, tout en s’éventant avec son panama. L’affaire était importante et urgente, mais les règles de l’étiquette orientale désapprouvaient la précipitation. La courtoisie prescrivait qu’on bût au moins une tasse de thé.

— Regarde…

Le gotchi montra avec fierté le poignard étincelant pendu à sa ceinture.

— C’est beau, oui ? Quand nous aurons mangé, je montrerai les revolvers. Personne en a comme ça. Et qu’est-ce que la khanoun a offert à toi ?

Une minute fut consacrée à observer les convenances, Fandorine porta poliment la tasse à sa bouche et y trempa même les lèvres. Bon, cette fois, il pouvait y aller.

— Tais-toi et écoute, dit-il en se penchant en avant. Il ne t’a pas semblé bizarre qu’il n’y ait personne à l’intérieur du club motonautique lorsque nous sommes arrivés ? Que toute la bande se soit tenue en embuscade derrière la pile de bois ? Et qu’ils aient ouvert le feu sans prévenir, comme s’ils savaient qui nous étions ?

Gassym eut un geste d’impuissance.

— L’âne à trois jambes faisait le bruit très fort. On entend de loin. À tout hasard, ils se sont cachés. J’aurais fait pareil. Et qu’ils ont tiré, qu’ils ont pas demandé, réfléchis un peu. À Bakou, on tire toujours d’abord, on demande ensuite.

— C’est ce que je pensais, moi aussi. Mais Zafar est arrivé sur place avant nous. Sans bruit, sans se faire repérer. Il a contourné la maison par l’arrière. Il s’est approché furtivement, a jeté un coup d’śil par la fenêtre. Il n’y avait personne. Ils étaient déjà à l’affût. Ils nous attendaient. Tu comprends ce que cela signifie ?

— Non. Je comprends pas.

Le gotchi plissa le front.

— Comment ils savaient ?

— Par le lieutenant-colonel Choubine. Par personne d’autre. Il était le seul à être informé que nous allions au club et que nous y allions à motocyclette. Voilà pourquoi les ravisseurs ont ouvert le feu sans préavis. Ils ont attendu que nous soyons dans la lumière, sous la lampe, et ils ont commencé à tirer.

— Choubine ?! explosa Gassym. Tu as parlé avec cette chienne de Choubine ?! C’est par lui que tu as su pour Bibi-Heybat, oui ?

— Oui.

S’ensuivit une longue tirade, mi-chuintement, mi-glapissement – à l’évidence quelque chapelet d’injures autochtones.

— Pourquoi tu m’as pas écouté, Yurumbach ? Il faut pas faire affaire avec police ! Chaytan ton Choubine ! Et tu es pas Tête ronde, tu es Tête d’Ane, Tête têtue !

Fandorine eut un geste impatient.

— Je te l’ai pourtant dit : tais-toi et écoute. Oui, Choubine nous a envoyés dans un piège, vers une mort c-certaine. Mais nous ne sommes pas morts. Et à présent nous avons de nouveau une piste. Il est tout à fait évident que l’élargissement de la grève n’intéresse pas seulement un petit groupe d’industriels cupides. Tout est beaucoup plus grave. Le plus influent représentant des autorités locales, en réalité le maître de la ville, dont le rôle devrait être de maintenir l’ordre, se livre à des manśuvres qui vont au rebours de son devoir : il attise les flammes. Et pour cela, il ne s’arrête même pas devant un meurtre. Je suis certain que Mesrop Artachessov nous a menti. Il cherchait à couvrir Choubine. Je ne crois pas que le magnat ait embauché une bande d’anarchistes parce qu’il était inquiet pour son n-neveu. À quoi bon, quand il entretient déjà une armée de coupe-jarrets ? En outre, je n’ai jamais été surveillé, ni à Moscou ni plus tard, pendant le voyage. Je l’aurais senti. Et néanmoins le Manchot savait par quel train j’arriverais, et de quel wagon je descendrais. Il n’y a pas de mystère : le seul à détenir ces informations était l’officier des gendarmes qui avait réservé les billets. À qui pouvait-il les communiquer ? À son collègue, le lieutenant-colonel de la Gendarmerie Choubine. Ils se connaissent de longue date…

À en juger par ses sourcils froncés, Gassym peinait à suivre le fil du raisonnement, mais peut-être aussi ne comprenait-il pas tout, car Eraste Pétrovitch parlait très vite. Ce discours, il le prononçait principalement pour lui-même : c’était un Sabre version orale.

— Et si Artachessov est resté muet sur Choubine, on c-comprend très bien pourquoi. Il ne veut pas altérer leurs relations, il a peur. Il est beaucoup plus intéressant de se demander pour quelles raisons l’adjoint du gouverneur de la ville a besoin d’une grève générale. Il n’y a qu’une seule explication rationnelle. Le lieutenant-colonel a partie liée avec les révolutionnaires. Et très précisément avec le Pivert. Tout s’emboîte alors de manière logique.

Ayant clos le chapitre des déductions, Fandorine aborda l’essentiel : l’envoi à Saint-Pétersbourg d’une dépêche urgente.

— Le meneur des révolutionnaires clandestins et le personnage le plus influent de l’administration bakinoise agissent de concert. C’est lourd de conséquences catastrophiques. Si la production de pétrole venait à s’arrêter complètement, une crise pourrait éclater qui affecterait l’empire de Russie tout entier. Le pays ne peut se contenter du seul pétrole transporté par l’oléoduc national.

Gassym attendit que Fandorine ajoutât quelque chose. Puis il tira sa propre conclusion :

— Compris. Il faut tuer cette chienne de Choubine.

— Non. Je n’ai que des preuves indirectes, il niera tout. Il faut absolument le coincer et le faire parler. Je dois arriver à démêler quel s-sale coup se prépare ici. Il faut amener Choubine à se faire transparent comme l’eau pure.

— Il y a pas l’eau pure à Bakou. Mais comment coincer cette chienne de Choubine, il faut réfléchir.

Gassym pourlécha son doigt luisant de graisse et le pointa sur son front d’un air grave.

— Je vais réfléchir, moi.

C’est bien pour ça que je suis venu te trouver, se dit Eraste Pétrovitch, qui regardait son compagnon de combat d’un śil impatient.

— Tu comptes réfléchir l-longtemps ? Le temps presse.

— Je vais poser questions aux gens sur Choubine. Les gens diront tout.

— Bien. Tu me trouveras à l’hôpital.

Cette fois-ci Massa était conscient. Il était à moitié assis dans le lit, soutenu par des oreillers. Avec des gestes pleins d’attentions, une infirmière à l’opulente poitrine nourrissait le blessé de bouillon administré à la cuiller. Au premier instant, Eraste Pétrovitch tressaillit de joie. Puis il s’aperçut que le Japonais ouvrait la bouche avec difficulté et ne regardait même pas le buste plantureux qui palpitait juste sous son nez. Cette dernière circonstance, surtout, parut à Fandorine extrêmement alarmante.

— P-permettez, madame. Je vais m’en occuper.

À peine la femme fut-elle sortie, Massa recracha le bouillon dans l’assiette et s’exclama :

— Racontez, maître ! Et en détail ! Tout le temps je dormais et je rêvais que j’étais avec vous. Puis je me réveillais, je voyais que vous n’étiez pas là, je pleurais et je me rendormais.

Eraste Pétrovitch se montra d’abord concis, se bornant aux événements principaux. Mais Massa, en l’écoutant, se ranimait à vue d’śil. Ses yeux se mirent à briller, ses joues rosirent. Alors Fandorine ne ménagea plus les couleurs. Il entreprit de décrire la mer en feu dans la baie de Bibi-Heybat, la poursuite sur les vagues à quatre-vingts kilomètres-heure, la capture des bandits dans la galerie souterraine.

— Je vais mourir, lâcha le Japonais tristement quand le récit fut terminé.

— S-sottises ! Le médecin a dit que tu étais en train de te rétablir !

— Ce n’est pas de ma blessure que je vais mourir. C’est que j’aurai le cśur déchiré de n’avoir rien vu de tout ça…

Massa croisa les mains sur sa poitrine, tel un gisant, et ferma les yeux. Son visage prit une teinte d’un si vilain jaune cireux que Fandorine en fut apeuré et courut chercher un médecin.

Comme il sortait de la chambre, il se heurta à Gassym.

— Je sais tout, dit celui-ci. Où trouver cette chienne de Choubine, je sais. Partons, Yurumbach. Nous allons la coincer.

Eraste Pétrovitch le repoussa.

— Pas maintenant ! Il faut un médecin ! Massa se meurt !

— S’il se meurt, pourquoi il bat les paupières ? s’étonna le gotchi.

Massa, en effet, avait tourné la tête et regardait son maître d’un air lugubre. Il semblait ne pas remarquer Gassym – sans doute répugnait-il à poser les yeux sur son heureux rival.

— Allons-y, Yurumbach. Je raconterai en chemin.

Eh ! Non ! Massa, pour le coup, en mourrait, pensa Fandorine.

— Raconte tout de suite. Où est Choubine ?

— Ce soir il va dans la casino d’été. Les gens disent : chaque mercredi le soir il va là-bas. Il joue la roulette.

— Chaque mercredi ? Eh bien, nous allons nous y rendre aussi. Il y a belle lurette que je n’ai pas fait tourner la roue de la Fortune, déclara Eraste Pétrovitch, songeur. À en juger par l’emploi du féminin, tu n’approuves pas le c-casino ?

— Chaytan, ta casino ! Elle m’a pris tout l’argent, elle m’a pris le poignard, les gazyrs étaient argent pur, elle a pris aussi ! Peuh !

— En ce cas, tu ne joueras pas.

Gassym plissa les paupières d’un air soupçonneux.

— Et qu’est-ce que je ferai ?

Fandorine le lui expliqua brièvement. Le plan avait été facile à élaborer, sans le secours d’aucun nikki.

— J’ai pas tout compris, fit Gassym en fronçant ses sourcils broussailleux.

Eraste Pétrovitch le rassura :

— Je t’exposerai les détails sur place, quand j’aurai repéré les lieux.

Il se tourna vers le blessé.

— Repose-toi, Massa. Reprends des forces. Je dois me p-préparer pour ce soir.

Le Japonais cligna de l’śil pour faire tomber une larme qui perlait à ses cils.

— Je n’ai jamais jalousé personne, j’ai toujours été satisfait de mon karma. Mais ce gros benêt, je le jalouse beaucoup. J’essaie de m’obliger à lui dire un mot poli, et je n’y arrive pas. Allez-y, maître, et ne vous inquiétez pas pour moi ! Je ne mourrai pas avant que vous soyez revenu. Autrement, comment connaîtrais-je le fin mot de l’histoire !

À l’hôtel, le réceptionniste, Katetchkine, annonça :

— Vous avez eu un appel de Saint-Pétersbourg. Un certain Illarion Konstantinovitch. Il n’a pas précisé son nom de famille. Il a demandé de le joindre à ce numéro, tenez.

C’était le fonctionnaire du service des missions spéciales. Eraste Pétrovitch fourra le bout de papier dans sa poche. Il n’avait bien sûr pas l’intention de téléphoner où que ce fût. N’importe qui pouvait espionner les communications interurbaines au central téléphonique de Bakou. Choubine avait récemment fait montre des liens confidentiels qu’il entretenait avec les téléphonistes de la ville.

Katetchkine baissa la voix :

— Et il y a encore ce monsieur, très cossu, qui m’a demandé de l’informer immédiatement, dès que vous seriez de retour…

— Ah ! ça, c’est inutile.

Un billet de banque vint se poser sur le comptoir.

— Et de manière générale, quelle que soit la personne qui appelle, répondez : Il est absent.

Aucune conversation téléphonique. Qu’ils trouvent quelque chose de mieux. À dire vrai, Fandorine n’avait guère envie dans l’immédiat de se lancer dans des explications avec Saint-Pétersbourg. Après un entretien avec Choubine, les choses seraient plus claires, mais pour le moment il n’avait que des soupçons.

Toutes ses habitudes de prudence étaient mobilisées. C’est pourquoi il entra dans sa chambre en observant les mesures de sécurité ; il s’abstint d’ouvrir les rideaux, mais regarda au-dehors par la fente.

Comme c’était intéressant ! Sur le toit de la maison d’en face venait de fuser un éclat de lumière. Pendant qu’il marchait dans la rue, il n’avait pas été suivi, mais là on l’épiait, à la jumelle. Ou bien, qui sait, à travers une lunette de visée ?

L’avait-on aperçu ?

Il s’écarta en douceur de la fenêtre.

Qui avait établi la surveillance ? Choubine ? Le Pivert ?

D’une manière ou d’une autre, la chasse au chasseur était rouverte.

La sonnerie du téléphone retentit.

Ils vérifient si je suis là ? se demanda-t-il. Ou bien m’ont-ils vu malgré tout ? Pourquoi le réceptionniste a-t-il fait suivre l’appel ? Je lui ai pourtant demandé de dire que je n’y étais pas…

Après une ou deux secondes d’hésitation, Eraste Pétrovitch décrocha le combiné. Si les individus qui l’observaient avaient noté un mouvement dans la chambre, il ne convenait pas de garder le silence.

— Ici, la femme de chambre, Fiodotova, piailla Fandorine d’une horrible voix fluette.

Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu à imiter une femme.

Un homme demanda avec un léger accent :

— M. Fandorine n’est donc pas là ?

— Non, Monsieur. Je suis en train de faire la chambre.

— Bizarre. Il vient de monter chez lui.

L’accent n’était pas caucasien. Un Allemand ou un Balte. Il y avait beaucoup de Lettons chez les bolcheviques.

— Je ne sais pas. Il a dû flâner dans le couloir, il ne va pas tarder. Monsieur veut-il que je transmette un message à Monsieur ?

— … Non. Je rappellerai.

J’ai eu tort de donner dix roubles à Katetchkine, se dit Fandorine. Quelqu’un le paie davantage. Ou bien le stimule par d’autres moyens…

Eraste Pétrovitch se changea pour un habit de soirée – très rapidement, contre son habitude. Il ressortit dans la rue par la porte de service.

Ce n’est rien. Je vais attendre le soir dans un café, décida-t-il. Et dès que j’aurai tiré les vers du nez à M. le lieutenant-colonel, la vie deviendra moins mystérieuse.

Dans la joyeuse ville de Bakou, outre le grand casino – un superbe palace, construit sur le modèle de celui de Monaco –, il existait aussi un casino dit d’été, non moins luxueux. En face du boulevard du Littoral se dressait, carrément dans la mer, sur pilotis, un fabuleux palais de bois hérissé de tourelles : les bains municipaux. Durant la journée, il servait bel et bien à la baignade du « bourgeois », mais chaque soir la grande salle accueillait les amateurs de jeux de hasard. Là, au-dessus de l’eau, on ne sentait pas le souffle brûlant du gilavar, le vend du sud ; une brise chargée de fraîcheur s’engouffrait par les fenêtres ouvertes, et le son des violons et des cuivres se fondait avec le clapotis des vagues.

Eraste Pétrovitch arpenta longuement le quai pour étudier le château de conte de fées : pareil à un mirage, il semblait flotter au-dessus de la mer, scintillant de mille feux, à la fois effrayant et attirant, entre le bleu sombre du ciel et la noirceur changeante des flots.

La Russo-Balt chocolat de Choubine était garée au milieu d’autres automobiles et attelages. Pas de chauffeur. C’était donc que le lieutenant-colonel conduisait lui-même sa voiture – parfait.

De là, Fandorine poussa jusqu’au quai où s’amarraient les barques et y fuma un cigare. Et alors seulement, d’un pas indolent de promeneur oisif, il se dirigea par la longue passerelle de bois vers l’entrée du temple des passions sordides.

À la caisse, où l’on délivrait les jetons, Eraste Pétrovitch entra pour de bon dans son rôle et émit un sifflement :

— Mazette !

Ici on ne changeait pas de la menue monnaie. La plaque la moins chère, de couleur rouge, était à cinq roubles, la bleue en valait dix, la jaune vingt-cinq. La clientèle, dans l’ensemble, prenait des bleues et des jaunes. Fandorine avait sur lui trois cents roubles, ce qui était déjà une somme, mais deux messieurs devant lui avaient changé l’un cinq mille roubles, l’autre quinze mille.

— Je joue petit jeu aujourd’hui, expliqua Eraste Pétrovitch (ou plutôt son personnage) au caissier, d’un air confus.

— Passez au vestiaire, s’il vous plaît, lui répondit l’autre sans beaucoup d’aménité.

À droite, une longue queue s’étirait jusqu’à un guichet marqué « Vestiaire », ce qui, en plein été, paraissait étrange.

Haussant les épaules, Fandorine voulut passer à côté, mais aussitôt un petit homme surgit devant lui, montrant un visage chiffonné où des yeux noirs injectés de sang brillaient d’un éclat douloureux.

— Je ne vous ai jamais vu ici, monsieur, dit l’inconnu en ôtant son chapeau avec un sourire obséquieux. C’est la première fois que vous venez ?

— Oui.

— Je peux vous accompagner. Vous souffler des conseils, vous mettre en garde, vous expliquer.

Un type de personnage bien connu. Il en traînait toujours aux abords des maisons de jeu du monde entier. Il y a les alcooliques, il y a les opiomanes et les cocaïnomanes ; cette autre maladie a pour nom « ludomanie ».

— Si vous me sacrifiez une petite plaque rouge, monsieur, ce sera assez pour moi.

Ma foi, un cicérone ne me causera pas de tort, songea Fandorine.

— Si je suis satisfait, vous en aurez une jaune, promit-il.

Le petit homme s’illumina.

— Je ne vous décevrai pas !

— Comment vous appelez-vous ?

— Youchka.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Non, voyons, vous paraissez d’une condition un peu plus relevée.

— Il fut un temps où je m’appelais Youssouf Abdourrakhmanovitch, et même Youssouf-agha. Si la roue de la Fortune vient à tourner, j’exigerai qu’on s’adresse de nouveau à moi avec les égards, mais pour l’instant, je suis Youchka, et l’on me tutoie, je ne mérite pas davantage.

L’homme s’inclina humblement, sans oser pour sa part s’enquérir du nom de son bienfaiteur.

— Eh bien, conduisez-moi dans l’antre du péché.

Youchka, délicatement, avec deux doigts, le retint par la manche.

— Je dois vous avertir. Si vous avez une arme sur vous, mieux vaut la laisser là. Autrement vous serez refoulé à l’entrée. Ici, les videurs connaissent leur affaire, ils sont spécialement entraînés.

À cet instant seulement, Fandorine s’aperçut que l’employé du vestiaire se voyait remettre par les visiteurs non pas des cannes et des chapeaux, mais des poignards, des pistolets et des revolvers.

— C’est Bakou, fit le guide, reprenant l’éternelle rengaine locale. Les gens ont le sang chaud. Il pourrait y avoir mort d’homme. Et il est même arrivé que certains se brûlent la cervelle en pleine salle.

Devant la somptueuse entrée, deux jeunes gars au corps souple effectuaient des passes avec les mains, commes’ils prenaient les mensurations d’un monsieur bedonnant en costume indigène. À leurs façons, on voyait que c’étaient des maîtres dans l’art de la fouille. À l’évidence, il faudrait se séparer du Webley. Du petit Derringer accroché à la ceinture, dans le dos, également. Ceux-là les trouveraient.

Après tout, tant mieux, se dit Fandorine. Ça facilitera la tâche.

— On voit tout de suite l’homme sérieux, approuva Youchka en voyant le Derringer. Deux pistolets valent toujours mieux qu’un. Aimeriez-vous faire un tour pour commencer ?

— Volontiers.

Eraste Pétrovitch s’avança lentement dans la vaste salle, où l’on jouait, semblait-il, à tous les jeux de hasard existant sur terre, du chemin de fer au poker, même si la majorité des tables était malgré tout consacrée à la roulette. La fumée de tabac s’élevait vers les lustres, des violonistes jouaient de la musique douce sur une estrade, des loufiats faisaient circuler vins et amuse-gueules. Il y avait là une bonne centaine de personnes, au moins.

Tout cela est fort beau, mais où est notre uniforme bleu ? se demanda Fandorine.

Le guide marchait, tourné de côté, sans se taire un instant.

— Regardez, disait-il en montrant un individu d’une maigreur extrême, campé derrière des joueurs. Une curiosité locale. Il avait hérité de son père des millions, et il a tout perdu. Il a décidé de mettre fin à ses jours. Avec ses derniers roubles, il a donné un banquet d’adieu. Là, un ami de son défunt père l’aborde et lui remet une enveloppe cachetée. Il l’ouvre : c’est une lettre de son géniteur. « Je sais bien, misérable, disait la lettre, qu’après ma mort tu dilapideras toute notre fortune au jeu. Le diable t’emporte, je ne te plains pas. Mais entends ma dernière volonté de père. Ne t’avise pas de te tirer une balle dans la tête, pends-toi au lustre du bureau, où, au prix d’un labeur acharné, j’ai amassé les millions que tu as jetés par les fenêtres. » Le fils obtempère. Il accroche une corde, saute de sa chaise, et voilà le lustre qui d’un coup s’effondre. Et d’entre les moulures tombe un sac rempli de billets de banque ! Le papa avait voulu donner une leçon à son fils depuis l’autre monde, pour qu’il revienne à la raison et cesse de se conduire comme un idiot.

— Et alors ? s’enquit Fandorine avec intérêt.

— Ça ne l’a pas guéri. Il a perdu également la somme contenue dans le sac. Maintenant il est comme moi. Il rôde, il fait la manche.

À l’aisance du récit, on devinait que le cicérone ne le racontait pas pour la première fois, et même sans doute en rajoutait. Quoique, à dire vrai, les joueurs victimes de leur passion connaissaient parfois des dérèglements autrement plus fâcheux.

— Tenez, jetez un coup d’śil à cet autre, souffla Youchka à l’oreille de Fandorine.

Il hocha la tête en direction d’un monsieur somnolent qui venait de déplacer sur la table une montagne de plaques jaunes en disant « Tout sur le zéro », et à présent bâillait.

— C’est Martirossian, le plus grand des direkçiler !

— Des quoi ?

— Un direkçiler est un joueur à sa manière. Seulement il ne mise pas sur la table mais sur la terre. Il achète des terrains à vil prix et attend avec l’espoir qu’on trouve du pétrole à côté. Martirossian n’était personne : il travaillait comme postier. Un jour il a gagné cinq cents roubles à la loterie et a acquis un hectare de désert aride, à l’écart des champs de production. Et puis quelqu’un arrive et lui en offre mille roubles. Martirossian était prêt à accepter, quand quelque chose chez l’acheteur lui a paru bizarre. Il lui demande de repasser le lendemain. Il court aux renseignements et apprend qu’on a l’intention d’effectuer des forages dans les environs. Cela multipliait déjà le prix du terrain par dix. Mais Martirossian ne vend pas non plus pour cinq mille. Son voisin a trouvé du pétrole. Les prix sont montés à cent vingt mille l’hectare. Et de nouveau il a refusé !

Youchka regardait le joueur indolent avec admiration.

— Voilà ce que c’est que le flair ! Martirossian n’a vendu que lorsque le pétrole a jailli juste à la limite de son terrain. Pour un million et demi ! Il en a utilisé la moitié pour acheter un millier de nouveaux terrains, et avec l’autre moitié, il vit comme un coq en pâte…

— Curieux, reconnut Eraste Pétrovitch en songeant que lui aussi, sans doute, pourrait s’adonner à un pareil jeu. Mais la seule idée du pétrole lui leva le cśur, tandis qu’un horrible goût huileux lui emplissait la bouche.

— Cette vieille araignée de Rafalov.

Le guide montrait un vénérable vieillard sommeillant dans un fauteuil contre un mur.

— Avez-vous déjà entendu parler des charognards de casino ? Celui-ci est le plus rapace. Il ne mise jamais, il reste là simplement à attendre. Si un joueur se trouve ratissé mais s’obstine à ne pas partir, en proie à la frénésie du jeu, Rafalov lui offre de lui prêter de l’argent, à des taux faramineux ou bien sous hypothèque. Son notaire est toujours là, au buffet, prêt à officier…

Du bruit s’éleva à une table. Quelqu’un y réclamait à grands cris du champagne, tandis qu’un autre hurlait : « Non ! Mon Dieu, non ! »

Le vénérable vieillard ouvrit aussitôt un śil, rond et jaune comme celui d’un hibou.

Mais déjà le guide entraînait Fandorine plus loin.

— Regardons à gauche. Sous le palmier, vous voyez ce monsieur avec le nez enfoncé ? Un très intéressant personnage, un certain Chountikov, qui s’est rendu célèbre en…

Fandorine ne devait jamais savoir comment le nommé Chountikov avait acquis sa célébrité. Il venait d’apercevoir dans l’angle de la salle, où se dressait une estrade entourée d’une balustrade, l’éclat intermittent d’une calvitie cramoisie qui lui était familière. Choubine était cette fois-ci en civil, de sorte que Fandorine ne l’avait pas repéré de loin.

— Je vous remercie. Cela suffira. Tenez, une plaque jaune…

À la table voisine, on finissait justement de prendre les paris.

— Mais d’ailleurs, je vais miser pour vous.

Sans regarder, Fandorine lança le jeton de vingt-cinq roubles sur le tableau et partit en direction de Choubine.

— Permettez, mais je mise toujours sur le noir ! hurla derrière lui Youchka. Croupier, j’exige qu’elle soit déplacée !

— Comme voudra Monsieur. Je l’ôte du 23 pour la mettre sur le noir. Les jeux sont faits !

Eraste Pétrovitch avait déjà oublié l’ex-Youssouf Abdourrakhmanovitch. Il s’était campé derrière la balustrade, décidé à attendre que Choubine le remarquât pour observer quelle serait sa réaction au premier instant, avant qu’il maîtrisât l’expression de son visage.

Le lieutenant-colonel fumait une cigarette tout en promenant son doigt sur le rebord d’un verre de cognac. Fait surprenant, il n’y avait pas d’autre joueur que lui à la table.

— Où voulez-vous miser ? demanda le croupier.

Du bout de l’ongle, Choubine poussa une pile de six jetons jaunes.

— Je ne sais pas… Sur le 18 ?

À ce moment, le croupier se livra à une manśuvre peu compréhensible : il écarta soigneusement une des plaques pour la rendre à son propriétaire.

— Vous avez mal compté, Timofeï Timofeïevitch.

— Vraiment ?

La grosse joue se couvrit de plis : l’adjoint du gouverneur de la ville souriait.

La roue se mit à tourner. La bille s’arrêta sur le 18.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils, tandis que le croupier déclarait :

— Bravo, vous avez eu de la chance. Maintenant, cela suffit peut-être ?

La question, dans la bouche d’un employé de casino, avait de quoi surprendre.

Tout à coup, la paupière de Choubine frémit. Sa tête en forme de melon vacilla. Il venait de remarquer Fandorine.

La réaction fut telle qu’on devait s’y attendre : contraction des muscles péri-oculaires, resserrement involontaire des doigts. D’après les enseignements de la psycho-physiognomonie, cela signifiait : « surprise désagréable, signal de danger ».

Qui se sent morveux se mouche. Il est coupable, aucun doute ! songea Fandorine.

Un large sourire s’épanouit sur la face rebondie de Timofeï Timofeïevitch.

— Quelle merveilleuse surprise ! J’avoue que j’étais inquiet pour vous. La police a découvert ce matin à côté du club motonautique une motocyclette appartenant à la ville et trois cadavres présentant des blessures par arme à feu. Tout le monde se demande bien ce qui a pu se passer là-bas.

Il ne fait pas trop d’efforts pour mentir, nota Fandorine. Il comprend qu’il ne réussira pas à s’esquiver.

Eraste Pétrovitch s’assit et étala ses plaques sur le tapis vert.

— On joue ?

Les yeux du lieutenant-colonel s’étrécirent. Il ne souriait plus.

— Avec plaisir. Je mise… sur la deuxième transversale.

Il adressa un regard éloquent au croupier, qui hocha la tête d’un air fataliste. Puis, baissant la voix :

— Comment s’est terminée votre promenade nocturne ?

Fandorine ne regardait pas la roue de la Fortune, mais sa main se tendit toute seule vers la troisième rangée de nombres. Une force d’attraction émanait de là. Trois plaques se posèrent sur le 7, trois sur le 8 et trois sur le 9. Le point ne se précisait pas davantage : Eraste Pétrovitch était tout entier concentré sur son interlocuteur.

— Les jeux sont faits ! annonça le croupier avant de lancer la bille.

— P-parfait. Et maintenant, éloignez-vous de la table. Nous avons à causer seul à seul.

— Mais… À vos ordres.

Incapable de soutenir le regard de Fandorine, le croupier recula. En même temps il haussa les épaules, comme pour s’excuser. Le geste s’adressait à Choubine, mais celui-ci n’avait d’attention que pour Eraste Pétrovitch.

— Vous savez déjà comment s’est terminée ma p-promenade.

Une lueur amusée passa dans les yeux du lieutenant-colonel.

— C’est là votre entrée en matière ? Intéressant. La rencontre n’est donc pas fortuite. Si je comprends bien, ce n’est pas une simple conversation qui nous attend.

Il est persuadé de n’avoir rien à craindre, se dit Fandorine. Ou bien il aime les collisions dangereuses. S’il en est ainsi, mieux vaut redoubler de prudence.

Son cśur se mit à battre plus vite. Eraste Pétrovitch avait lui aussi un faible pour les situations risquées.

— Le 7 ! déclara le croupier. Vous avez gagné, Monsieur.

Il compta puis poussa avec son râteau un tas assez considérable de jetons vers Fandorine, après quoi il ramassa la mise de Choubine.

— Jouerez-vous encore ?

Fandorine se leva.

— Donnez mes gains à ce monsieur, là-bas. Je suis en d-dette avec lui.

Il montra un divan où le malheureux Youchka était assis, la tête dans les mains.

Il ne manquerait plus qu’il se pende pour avoir ôté sa mise du 23, pensa Fandorine. Je serais coupable.

— Sortons prendre l’air, nous causerons, proposa Eraste Pétrovitch à Choubine. Il y a là une véranda qui sera parfaite.

L’autre se leva à son tour.

— Avec plaisir.

Et il ne ment pas : il éprouve réellement du plaisir, constata Fandorine. Ce n’est pas redoubler de prudence qu’il faut, c’est retripler.

Il n’y avait pas âme qui vive sur la plate-forme tournée vers l’horizon marin que l’obscurité dérobait. Le flot clapotait, semé de frisottis blancs, une brise fraîche et salée soufflait au visage.

— D-disons, ici, tenez…

Fandorine tourna le dos à Choubine et s’accouda au garde-fou. Il ferma les yeux pour n’être pas distrait, pour que rien ne l’empêchât de sentir les mouvements de l’adversaire.

— Le c-croupier d’ici fait des merveilles avec sa jambe.

Il craqua une allumette et alluma un cigare.

— Il actionne une pédale ?

— Je n’en sais fichtre rien, ricana Timofeï Timofeïevitch. Je ne me suis jamais intéressé à ça. Mais je sais que je n’ai de la chance au casino que le mercredi. Uniquement à cette table. Et dans les limites d’une certaine somme. C’est Bakou.

Il s’est un peu détendu, observa Fandorine. Il imagine que j’ai l’intention de lui parler de corruption. À l’attaque !

— Vous et Spiridonov, le défunt chef du service de sécurité du tsar, serviez tous les deux à la d-direction de la Gendarmerie de Varsovie, en 1907.

Eraste Pétrovitch secoua son cigare, d’où se détacha une étincelle rouge.

— Mais ensuite, on vous a brutalement relevé de vos fonctions et expédié à Bakou, dans l’arrière-cour de l’Empire. J’aurais dû comparer plus tôt vos états de service avec ceux de Spiridonov. Vous aviez eu un différend ? Vous aviez gardé une dent contre lui ?

De nouveau, il est inquiet, mais pas tant que ça, estima Fandorine. Il ne saisit pas où je veux en venir, peut-être. Ou bien il est sûr d’avoir tous les atouts en main.

— Ils étaient beaucoup à avoir une dent contre Spiridonov. C’était un parfait salaud. Puisse-t-il brûler en enfer ! Pourquoi posez-vous ces questions, au fait ?

L’assaut final !

— Je pose ces questions simplement parce que le Pivert a supprimé Spirodonov à votre demande. Ou peut-être même sur votre ordre ? Qui travaille pour qui ? Le Pivert pour vous, ou vous pour lui ? Qui a eu l’idée du guet-apens au club motonautique ?

Petit rire satisfait.

Pourquoi cette soudaine gaieté ? Bizarre.

— Vous êtes amusant, monsieur Fandorine.

— Vraiment ? Et en quoi vous fais-je rire ?

— Vous me tournez le dos. Vous imaginez sans doute que je vais tenter de vous étrangler ou, plus dramatique, de vous flanquer à l’eau ? Mais je me suis intéressé, moi aussi, à votre biographie, tout comme vous vous êtes penché sur la mienne. Je sais que vous êtes maître dans l’art subtil de la boxe japonaise. Je ne vais pas me risquer à prendre des coups.

C’est raté. Il est trop malin, se dit Eraste Pétrovitch, qui rouvrit les yeux et se retourna.

Timofeï Timofeïevitch souriait de toutes ses dents. Les bras croisés sur la poitrine. D’après la science des gestes et des mimiques, c’était là une posture de défi.

Plus ça va, plus c’est intéressant, songea Fandorine.

— À en juger par votre ton, vous n’avez pas l’intention de n-nier.

— Avec un homme aussi perspicace que vous, ça n’aurait aucun sens. Quand ces idiots, au club motonautique, ont échoué dans la simple tâche qui leur était confiée, j’ai compris que nous aurions une explication, vous et moi. C’est avec plaisir que je parlerai à cśur ouvert. Pour une fois ! Autrement, on passe son temps à monologuer dans sa tête, entouré uniquement de crétins. On ne serait pas long à perdre l’esprit. Or, que serais-je sans esprit ? Un vulgaire gros lard affligé d’un foie malade et de brûlures d’estomac matinales.

— Vous avez beaucoup d’esprit, c’est exact, laissa tomber Fandorine en considérant son adversaire avec curiosité.

— Il en est ainsi depuis ma prime enfance, répondit Choubine en affectant de ne pas avoir noté l’ironie.

On dirait le jeu du chat et de la souris, pensa Eraste Pétrovitch. Où chacun serait persuadé que le chat, c’est lui. Ronronne, petit chat, ronronne.

— Oui, j’ai toujours été dégourdi. Mais c’est le pétrole qui m’a enseigné ce qu’est la vraie intelligence. Il m’a appris une simple vérité : qu’il ne faut pas avoir peur de la saleté ni de la puanteur. Les sucs de la terre sont noirs, gras, nauséabonds, mais celui sur lequel ils se déversent en fontaine, qu’ils souillent des pieds à la tête, celui-là est l’oint du Seigneur. Lorsqu’on m’a balancé ici depuis la Russie européenne, je me suis dit : C’est fini, c’est la fin de mes rêves. Je vais crever dans ce marais. Mais Bakou n’est pas un marais, c’est un eldorado. Le meilleur coin de tout l’Empire ! Primo, il se brasse ici des fortunes, comme nulle part ailleurs. Secundo, les traditions orientales sont bien pratiques pour un homme d’esprit possédant le pouvoir. Tertio, cette ménagerie abritant toutes les organisations révolutionnaires imaginables, toujours occupées à se chamailler entre elles, offre de brillantes perspectives de carrière…

Timofeï Timofeïevitch afficha un sourire épanoui et s’enquit :

— Quelle heure est-il ? Ma montre s’est arrêtée.

Il ment. Pourquoi ? se demanda Fandorine. Ah ! il ne veut pas sortir sa main de sous son aisselle. Il tient un pistolet. C’est pourquoi d’ailleurs il est si tranquille. Il sait qu’on ne m’aurait pas laissé entrer ici avec une arme, et personne, bien sûr, n’aurait l’audace de fouiller M. le lieutenant-colonel. Mais pourquoi n’a-t-il pas encore tiré ? Pourquoi bavarde-t-il autant ? Ça m’arrange bien, mais qu’attend-il ?

— Onze heures cinquante-six… Dites, pourquoi avez-vous besoin d’une g-grève générale ? Quand les puits seront arrêtés pour de bon, Saint-Pétersbourg lancera sa foudre. Il faudra trouver des lampistes.

— Evidemment il la lancera ! Il y aura du tonnerre ! Et des éclairs !

Timofeï Timofeïevitch avait accéléré le débit de son discours, comme s’il était pressé de déballer tout ce qu’il avait sur le cśur.

— Mais ce n’est pas moi qu’ils frapperont. Que suis-je ? Du menu fretin. Ils destitueront le gouverneur de la ville. Et qui pourra-t-on nommer au poste devenu vacant ? Uniquement votre serviteur. Un autre galonné finira par débarquer ici avec mission de remettre de l’ordre, mais il y a peu de chances qu’il s’y retrouve dans les affaires locales – on l’aura vite compris en haut lieu. Et moi alors, je serai là. J’aurai rendu compte, j’aurai signalé, j’aurai livré des rapports.

Le lieutenant-colonel éclata de rire, mais ses yeux restaient impassibles.

— Les Artachessov et autres gros bonnets imaginent que je suis à leur botte. Eh quoi ! qu’ils s’enrichissent. Je profiterai moi aussi de leurs largesses. Mais, à dire vrai, de combien d’argent un homme a-t-il besoin ?

La voix de Choubine laissait entendre des accents pénétrés.

Alerte maximale ! Il va tirer !

— J’ai suffisamment assuré mes vieux jours, mon très cher. Il est temps de penser à moins terre à terre. Je ne parle pas de l’âme, poursuivit le lieutenant-colonel avec une grimace. Non, l’âme, ça n’existe pas. Je parle de l’essor du rêve. S’il faut faire carrière, qu’elle soit impressionnante, formidable d’ambition. Celui qui a fomenté cette grève pourra aussi bien la faire cesser. J’ai depuis longtemps déjà préparé un rapport à l’intention de l’empereur, sur le moyen de rendre l’orageuse Transcaucasie calme et paisible. Mais il serait idiot de le lui remettre maintenant. Tu parles ! Un je ne sais quel Choubine-Paltichkine-Katsaveïkine. Ils expédieraient le tout aux oubliettes. Mais quand j’aurai sauvé la patrie, en revanche, quand j’aurai rendu son pétrole à l’Empire, alors ce sera une autre affaire. Il semble qu’une grande guerre s’annonce. Bon nombre de choses dépendront du pétrole, de l’essence, des lubrifiants. Qui garantira l’ordre dans le Caucase ? Bien sûr, je ne serai pas nommé gouverneur général. Mais on me confiera la partie policière, c’est tout à fait réaliste. Le vieux comte Vorontsov peut bien rester pour la frime. Le vrai maître du Caucase, ce sera moi !

Une musique entraînante retentit à l’intérieur du casino : on jouait L’Hymne à la joie.

— Minuit !

Choubine se pourlécha les lèvres comme un chat.

— Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout. C’est la première fois que je m’épanchais à haute voix. C’était agréable. Comment trouvez-vous mon rêve ?

— G-grandiose, reconnut Fandorine.

Dans un instant il va tirer, se dit-il. Pourquoi a-t-il traîné jusqu’à minuit ?

La main droite du lieutenant-colonel remua à peine. Mais les détonations éclatèrent dans un endroit inattendu : au milieu de la grande salle. Une véritable décharge de fusils, puissante comme un roulement de tonnerre. Comme si un régiment de soldats avait ouvert le feu.

Involontairement, Eraste Pétrovitch tourna la tête de ce côté-là. Et lorsque de nouveau il regarda Choubine, un revolver brillait d’un éclat mat dans la main de celui-ci – pas la droite, mais la gauche.

— Ils tirent une salve au champagne. La tradition ! cria à travers le vacarme Timofeï Timofeïevitch, s’étouffant presque de rire. Adieu !

Un autre claquement se fondit dans la canonnade de bouchons, qu’on ne pouvait entendre de l’intérieur.

Le lieutenant-colonel poussa un cri, saisit son poignet en sang et se plia en deux.

— Hourra-a-a !!! hurla-t-on dans le casino.

Minuit était passé, les bouteilles s’assagirent, les braillements s’apaisèrent, seul Choubine continuait de s’époumoner.

— Allons, pas tant de b-bruit ! Je vais vous faire une anesthésie.

Fandorine s’approcha et lui porta un bref coup, par en bas, à la racine du nez. L’autre s’effondra, lourdement, tel un taureau assommé.

— Eh, où es-tu ? lança Eraste Pétrovitch.

La balustrade émit un craquement. Surgissant des ténèbres, Gassym passa par-dessus en soufflant. Il rangea son revolver encore fumant.

— Vaï, vous avez parlé longtemps. Je suis tout gelé.

— Pourquoi es-tu mouillé ? Tu es venu à la nage ? Je t’avais pourtant dit de prendre une barque.

— J’ai le barque. Ici, en bas. J’ai grimpé le poteau pour monter. Je suis tombé. Un peu plus, j’ai noyé le bonnet. Écoute, ça fait froid rester assis mouillé au vent ! Pourquoi cette chienne de Choubine a pas tiré plus tôt ? Il est bavarde comme une femme !

Fandorine posa un garrot au poignet transpercé d’une balle, afin que le blessé ne perdît pas trop de sang.

— Maintenant il faut le descendre. B-bon Dieu, qu’il est lourd. Prends-le par l’autre côté.

Gassym écarta Eraste Pétrovitch.

— Eh ! J’ai été ambal, trois cents livres je portais en courant.

Il souleva l’énorme masse, la porta jusqu’au bord de la galerie et – Fandorine poussa un cri – la balança par-dessus le garde-corps.

— Qu’as-tu fait ?! Il nous le faut vivant !

— Il est gras, il coule pas. Il flotte dessus. Je le récupère et je le couche dans le barque. Je serai là-bas.

Gassym tendit la main en direction du quai.

Eraste Pétrovitch traversa la salle d’un pas rapide, inquiet pour son trophée de chasse. Les garçons étaient massés autour d’un homme qui se livrait à d’étranges gesticulations. L’homme éclata de rire et une fontaine de champagne jaillit au-dessus des têtes.

— Je baptise tout le monde ! Venez vous rafraîchir !

« Youssouf-agha, voulez-vous du Dom Pérignon ? Youssouf Abdourrakhmanovitch, permettez-moi de nettoyer vos chaussures, elles sont tachées ! » braillaient les serveurs à qui mieux mieux.

Ayant récupéré ses armes au vestiaire, Fandorine passa devant la caisse.

— Ce n’est rien, Monsieur. Monsieur aura plus de chance la prochaine fois, fredonna l’employé avec douceur.

— Je n’en doute pas.

La barque se balançait paisiblement sous l’estacade. Des taches de lumière se reflétaient dans l’eau noire. Du casino parvenait une musique étouffée, tandis que le quai résonnait des voix des passants qui flânaient sur l’esplanade, goûtant la fraîcheur nocturne.

Eraste Pétrovitch était assis sur l’appontement, jambes pendantes. Il fumait un cigare avec délectation. Son humeur était excellente.

La deuxième partie de sa conversation avec Choubine prenait une tournure encore plus intéressante que la première.

Le lieutenant-colonel, trempé, se trouvait au fond de la barque, serré entre les jambes de Gassym.

Il ne cherchait plus à faire de l’esprit ni à se vanter. Il levait les yeux d’un air mélancolique, des yeux de chat mouillé. Il répondait aux questions sans hésiter. S’il arrivait malgré tout qu’il hésitât, Timofeï Timofeïevitch recevait sur son crâne nu un coup de crosse destiné à le revigorer.

— Question un. Khatchatour le Manchot travaillait-il pour vous ?

— Oui.

— C’est le colonel Pestroukhine qui vous a informé de mon arrivée ?

— Oui, c’est lui.

— Mais il ne collabore pas à vos… projets ?

— Non. Pourquoi lui en ferais-je part ?

— Pourquoi avez-vous décidé de me tuer ? À cause de Spiridonov ?

Un silence. Un bruit mat. Un cri bref.

— Oui, j’avais peur que vous ne trouviez le Pivert, dit rapidement Choubine. Et qu’il raconte que Spiridonov avait été assassiné à ma demande.

Eraste Pétrovitch hocha la tête, satisfait. Son hypothèse se trouvait vérifiée.

— Ce n’est pas encore là ce qu’on peut appeler des questions. Comme vous le voyez, je connaissais déjà les réponses. Mais en voici maintenant une vraie : où se cache le Pivert ?

Le lieutenant-colonel resta muet. Il reçut un coup sur la tête, gémit, mais ne se pressa pas de répondre pour autant.

— N’essayez pas de m-marchander, prévint Fandorine, qui avait deviné la raison de ce silence. Aucune condition. Ou bien vous nous mettez sur la piste du Pivert, ou bien…

Il n’acheva pas. Que Choubine réfléchisse un peu tout seul, qu’il montre la force de son imagination.

Concernant celle-ci, tout semblait fonctionner à merveille chez Timofeï Timofeïevitch.

— Je sais où est le Pivert. On pourrait le capturer là, tout de suite.

— Et où est-il donc ?

— Dans la Ville Noire. Mais sans moi vous ne trouverez pas. Je vous montrerai.

Il a capitulé trop vite, estima Fandorine. Il a une idée derrière la tête. Soit c’est un piège, soit il repousse le marchandage à plus tard. Peu importe, pourvu qu’il montre l’endroit.

— N’allez pas croire que c’est une ruse de ma part, dit Choubine, comme s’il l’avait entendu. Vous n’aurez plus de problème avec moi. J’ai parfaitement saisi à qui j’avais affaire. Tout sera comme vous le souhaitez. Je vais vous mener au Pivert, vous le prendrez, et ensuite nous bavarderons, vous et moi, et peut-être tomberons-nous d’accord.

Il va essayer de m’acheter, pensa Fandorine. Les gens de cette espèce croient dur comme fer qu’il n’y a pas d’incorruptible sur terre, mais seulement des hommes qu’on mésestime.

Eraste Pétrovitch ne répondit pas cependant de manière très péremptoire, afin de ne pas priver d’espoir son informateur :

— Ne comptez pas trop là-dessus.

Ils se mirent en route à bord de la Russo-Balt : Eraste Pétrovitch au volant, le propriétaire de la voiture à côté de lui, Gassym à l’arrière, qui de temps à autre grattouillait le dos du lieutenant-colonel du bout de son superbe poignard. Choubine, cela dit, se tenait sage comme une image. Il expliquait clairement l’itinéraire à suivre, jetait des coups d’śil obséquieux. Quelque chose clochait là-dedans. D’expérience, Fandorine savait que les individus de ce genre ne capitulaient jamais sans condition.

Bon, nous verrons…, se dit-il.

Dans la Ville noire, dans une ruelle écartée bordée de baraquements, l’automobile fendit une foule d’ouvriers en état d’ébriété. L’un donna un coup de pied dans un pneu, puis ils lancèrent un bâton au véhicule qui s’éloignait sous les sifflets.

— Des grévistes, précisa Choubine en regardant derrière lui. Ils ont de quoi se payer à boire. Les camarades révolutionnaires pourvoient à la solidarité prolétarienne. Il sera bien difficile de ramener cette canaille sur les chantiers de forage et dans les ateliers.

Voilà ce qu’il espère, comprit Fandorine. La remise de ses péchés en échange de la reprise du travail. Eh bien, qu’il essaie de négocier ça avec Saint-Pétersbourg. On ne lui pardonnera pas l’assassinat du chef de la police du palais. Même s’il n’y a pas de preuves. À moins que le Pivert ne donne son témoignage. À en juger par ce qu’on sait de lui, c’est peu vraisemblable.

— Vous êtes absolument sûr qu’il est seul là-bas ? demanda une nouvelle fois Fandorine.

— Oui. Il ne fait confiance à personne.

— Comment savez-vous où il se c-cache ?

La main crispée sur son poignet blessé, le lieutenant-colonel répondit en grimaçant :

— Je sais tout ce qui se passe dans la ville… À gauche maintenant. Non, mieux vaudrait s’arrêter ici. S’il entend le bruit d’un moteur, il se tiendra sur ses gardes. La nuit, une automobile légère n’a rien à faire en ces lieux.

Le conseil était pertinent. Eraste Pétrovitch coupa le contact.

— Gassym, prends-le par le bras. Tiens-le solidement.

Passé le tournant s’étendait une rue d’une propreté étonnante, bordée de maisonnettes toutes identiques et bien entretenues. Pas un bruit, pas une lumière.

— La société Branobel a construit ce quartier modèle pour ses ouvriers qualifiés. Au début de la grève, ces derniers ont tous été virés avec pertes et fracas, c’est pourquoi le Pivert se cache ici. Là-bas, tenez, tout au bout de la rue.

En effet, en y regardant mieux, on distinguait au loin une fenêtre faiblement éclairée.

Fandorine décida de donner à tout hasard un dernier avertissement à son prisonnier :

— Je ne vous cache pas que je ne serais pas mécontent de vous tuer. J’en ai même grande envie. À la moindre p-provocation de votre part, au moindre geste suspect…

— Ne perdez pas votre temps, répondit Choubine avec une grimace. Je ne vais pas risquer ma vie pour un volatile. Qu’il aille au diable ! Certes, ce serait bien qu’il oppose de la résistance et que vous soyez contraint de l’abattre…

Le gendarme soupira d’un air songeur.

— Ce ne serait pas mal du tout… Mais ne vous inquiétez pas, je ne me mêlerai de rien. Terminez-en au plus vite, et fonçons à l’hôpital. Mon poignet me fait horriblement souffrir.

Si le calme régnait dans la rue déserte, il en allait autrement dans ses environs. Des voix criardes braillaient une chanson discordante. En un autre endroit, on poussait des hurlements furieux au milieu d’un grand vacarme : une bagarre sans doute. De temps à autre, ici et là, éclataient des coups de feu.

— La Ville Noire, un lieu paradisiaque, dit Choubine en secouant la tête. Je n’étais encore jamais venu ici la nuit. Et j’espère bien que ça ne m’arrivera plus.

Laissant le prisonnier aux bons soins du gotchi, Eraste Pétrovitch se glissa sans bruit jusqu’à la fenêtre.

La fente des rideaux laissait entrevoir une pièce modestement meublée.

Un homme était étendu sur un lit, les mains croisées derrière la tête, occupé à fumer une cigarette. Son visage était noyé dans l’ombre. Sur la table de nuit, une lampe était allumée, recouverte d’un tissu.

Allons, qu’y a-t-il donc là, sous le journal ? D’accord… Et dans le coin, qu’est-ce que cette caisse au couvercle ouvert ?

— Un Nagant est posé sur la table de nuit, rien de grave, rapporta Fandorine un instant après. Mais contre le mur se trouve une caisse de g-grenades. C’est plus embêtant. Ta tâche, Gassym, sera d’empêcher que le Pivert puisse atteindre la caisse. Je vais essayer de le neutraliser sur le lit, mais si j’échoue, il pourrait tirer sur les grenades. Je n’en ai pas du tout envie.

— Sur grenades, il faut pas. Je me mettrai devant, il touchera moi, promit Gassym. Une balle c’est rien. Les grenades – aman.

Eraste Pétrovitch se tourna vers Choubine.

— Je ne vais pas vous laisser seul ici. Vous entrerez immédiatement après nous. Et vous vous figerez sur place. Si vous faites mine de tarder, ou si vous essayez de vous éclipser… Gassym !

— Je descends cette chienne, lâcha le gotchi, laconique.

Choubine soupira et s’abstint de répondre.

— Gassym, à trois, tu enfonces la porte, et tu files vers la caisse, murmura Fandorine. N’oublie pas : le Pivert est à moi.

— Toujours il prend meilleur pour lui. Bon, d’accord, dis « trois ».

— Un, deux, TROIS !

Un coup puissant.

La porte s’abattit vers l’intérieur.

Contournant Gassym, Eraste Pétrovitch se rua vers le lit.

Choubine, obéissant, fit irruption derrière lui puis s’immobilisa.

L’homme allongé eut un soubresaut, mais Fandorine eut le temps de balayer le Nagant par terre en même temps que le journal.

Le visage maigre, altéré par la fureur, était tout près. Les dents découvertes par un rictus, les yeux brûlant de rage. Aucune ressemblance avec la vieille photographie du dossier, sauf peut-être les cheveux du même châtain clair. Oui, la vie avait bien changé l’ancien étudiant avide de liberté.

Le Pivert eut une réaction peu orthodoxe. Il ne se pencha pas pour saisir l’arme à terre, il ne chercha pas à frapper son assaillant. Il renversa la table de nuit sur Fandorine. Puis il se précipita vers le mur, repoussa au passage Gassym, toujours balourd, sortit une grenade de la caisse et empoigna la goupille.

— Gassym ! cria Eraste Pétrovitch, comprenant qu’il n’aurait pas le temps d’intervenir.

Le poignard lança un éclair – une fois, deux fois.

Il y eut un cri rauque. Une main tomba sur le sol, puis une autre. Deux jets de sang jaillirent. La grenade roula par terre, sans avoir été dégoupillée.

Pourtant habitué à tout, Fandorine en resta interdit. Gassym était gauche dans ses mouvements et, s’il était bon tireur, n’était guère rapide. Mais il maniait le poignard à rendre jaloux un maître de kenjutsu.

L’homme sans mains, serrant ses moignons contre sa poitrine et poussant un râle continu, courut jusqu’à l’angle opposé de la pièce. Sans doute la douleur et l’horreur étaient-elles telles qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.

Non, il savait !

Dans l’angle en question, presque invisible dans la pénombre, se découpait une porte. Le Pivert l’ouvrit d’un coup d’épaule et disparut.

Il se produisit alors un autre contretemps – cette nuit-là, décidément, tout tournait de travers.

— Ce n’est pas ce qui était convenu ! lança Choubine, jusqu’alors docile.

Il se pencha, ramassa de sa main valide le Nagant qui, fort malheureusement, avait atterri à ses pieds, et tira à deux reprises : sur Fandorine et sur Gassym.

Une « sensation épidermique » salvatrice poussa Eraste Pétrovitch à se pencher à l’instant même où le coup de feu éclatait. La balle siffla à son oreille. Mais le gotchi, qui se tenait de profil par rapport au tireur, émit une plainte, chancela et porta une main à son ventre.

N’ayant plus le choix, Fandorine sortit son Webley sans cesser de « faire tourner le manège », autrement dit d’effectuer des déplacements brusques autant que désordonnés, empêchant l’adversaire d’ajuster son tir.

Cependant Choubine renonça à tenter le sort. Avec une adresse stupéfiante pour une masse corporelle si considérable, il prit son élan et plongea dans la fenêtre, emportant cadre et vitres.

— Gassym, où t’a-t-il touché, au ventre ?

Le gotchi examinait sa main couverte de sang.

— Elle a traversé le graisse, comme une broche. Elle a fait le trou dans mur. Eh, où cette chienne de Choubine ? Je veux la tuer !

La figure du gotchi était noire de colère.

Blessure tangentielle, conclut Fandorine. Rien de grave.

— Toi, rattrape ton Pivert. Moi je veux cette chienne de Choubine !

Écartant brutalement Eraste Pétrovitch, Gassym traversa la pièce au galop.

— Tâche de l’avoir vivant ! lui cria Fandorine en même temps qu’il s’élançait, lui aussi, à toutes jambes vers la porte par où le Pivert s’était éclipsé quatre minutes plus tôt.

Un couloir plongé dans l’obscurité.

À droite ?

Non, c’était une cuisine.

À gauche ?

Oui, par là.

Une courette. Un portillon.

Au-delà, une autre rue, exactement identique.

Mais la lune passa derrière un gros nuage, la lumière pâlit.

Poussant un juron, Eraste Pétrovitch ferma les yeux et entreprit de se masser les globes oculaires. Il avait un urgent besoin de la vision nocturne. Un homme affligé de telles blessures ne pourrait courir très loin, mais il fallait le retrouver au plus vite et lui poser des garrots avant qu’il ne se vide de son sang. Les cadavres ne répondent pas aux questions.

La rue voisine était le théâtre d’un échange de tirs : le Nagant, le Smith & Wesson de Gassym, de nouveau le Nagant, de nouveau le Smith & Wesson. Les coups de feu peu à peu s’éloignaient.

Enfin, les trente secondes nécessaires pour l’adaptation furent écoulées. Fandorine rouvrit les yeux et poussa un autre juron. Pendant qu’il perdait du temps, la lune avait reparu. Des taches de sang se dessinaient nettement par terre. Il se mit à courir, les yeux rivés au sol.

À une centaine de mètres, les traces s’évanouissaient. Fandorine ne l’avait pas tout de suite remarqué : la terre en cet endroit était totalement noire, imbibée de pétrole et de mazout. Force lui fut de revenir sur ses pas en s’éclairant de sa lampe de poche.

Il découvrit que la piste obliquait vers un espace libre entre deux palissades.

Là, près d’un baquet renversé et percé de trous, l’homme gisait, face contre terre, bras en croix. Il était sans connaissance. Eraste Pétrovitch lui prit le pouls à la carotide, et comprit qu’il n’y avait plus d’espoir : le cśur allait s’arrêter de battre d’un instant à l’autre.

Il essaya malgré tout : il posa un garrot aux deux moignons, pressa un point à la base du nez, puis porta un coup précis au sternum pour forcer le cśur à repartir. En vain. La respiration s’était arrêtée.

— Yurumbach ! Eh, Yurumbach ! hurlait une voix puissante quelque part dans le voisinage.

— Je suis ici !

Essuyant ses mains à un mouchoir, Fandorine se redressa.

— Tu as rattrapé Choubine ?

— Non, cette chienne courait trop vite.

— Tu l’as laissé s’échapper ?!

— Pourquoi laissé ? La balle l’a rattrapé. Je le voulais vivant, parole.

Gassym se reprit :

— Non, je vais pas mentir. Je le voulais pas vivant. Mais j’ai fait beaucoup l’effort. Ç’a pas marché.

— Et moi, je n’ai pas fait mieux, dit Eraste Pétrovitch d’un ton morose en éclairant le sol avec sa lampe. Admire le r-résultat. Bon… Je vais rapprocher la voiture, nous chargerons les cadavres. Sans oublier les mains.

— Les mains pour quoi faire ? demanda Gassym, surpris.

— Pour la dactyloscopie, je comparerai les empreintes.

Mais il se rappela aussitôt qu’il n’avait pas d’éléments de comparaison : car le dossier Ulysse-Pivert ne contenait pas d’empreintes digitales. Au moment de son unique arrestation par la police, bien des années plus tôt, le département de dactyloscopie n’existait pas encore.

Comme toujours après une victoire sur un ennemi particulièrement difficile, Fandorine se sentait épuisé et dévasté.

Il alluma un cigare.

C’était tout, la chasse à Ulysse était terminée.

Conversation avec le diable

L’homme que Fandorine, à son grand dam, tenait pour mort, ne se trouvait pas très loin à ce moment du village ouvrier de la société Branobel.

Il feuilletait un livre de comptes, tout entier rempli de chiffres.

Sur une page, au-dessus d’une pompeuse vignette calligraphiée à l’ancienne, était imprimé « 2 (15) juillet, mercredi ». Suivait un tableau de comptabilité ordinaire composé de trois colonnes. Dans celle de gauche, où l’on inscrit d’habitude un nom d’opération financière, d’article de marchandise ou autre élément de cette sorte, figurait une longue énumération de compagnies pétrolières, brièvement désignées par le nom de leur propriétaire ou de leur directeur. Dans celle du milieu, réservée normalement aux débits, s’alignaient des chiffres correspondant au nombre d’employés de chaque société. Celle de droite, celle des crédits, affichait également des chiffres : le nombre de grévistes. Si les données des deux dernières colonnes coïncidaient peu ou prou, l’homme marquait un plus ; là où la différence était significative, il traçait un moins. En quelques endroits, à droite, s’arrondissait un zéro accompagné d’un point d’exclamation en gras.

Voici à quoi la chose ressemblait :

Branobel

10 450

9 200 +

Rothschild

7 650

4 300 –

Mantachev

3 100

3 100 +

Taguiev

2 550

2 550 +

Artachessov

4 100

4 100 +

Assadoulaïev

2 800

2 800 +

Validbekova

990

0 !

Poutilov

3 730

2 200 –

Quand il eut fini d’établir le bilan de la journée, le comptable consulta sa montre. Deux jours auparavant, il avait obtenu par protection un emploi qu’il n’eût échangé pour rien au monde. Aujourd’hui, il devait pour la première fois prendre son service dans l’équipe de nuit, mais il lui restait encore du temps.

L’homme plissa les paupières, pensif, en regardant dans l’angle de la chambre exiguë. Un imperméable était pendu au portemanteau. Un courant d’air imprima au vêtement un mouvement. On eût dit qu’il haussait les épaules.

— Comment vont nos petites affaires ? demanda le diable. Ça boume ?

— Ça touche à sa fin, répondit l’homme en remuant les lèvres sans qu’il en sortît un son.

Il pouffa.

— Et toi qui avais des doutes !

— Je suis admiratif et je tirerais même mon chapeau s’il n’était pas accroché à une autre patère. Alors quoi, vieux frère, c’est pour bientôt, maintenant ?

— Il reste à s’entendre avec les S-R au sujet de la flottille, et avec les Géorgiens pour ce qui concerne la voie ferrée. Peu importera alors que tous les puits soient arrêtés ou non.

— Tu as donc tout prévu, tout est sous ton contrôle ? s’enquit le diable d’un ton plein de déférence, où perçait cependant une note d’ironie. Et le clou du spectacle, est-il bien au point ? Prends garde que la bête ne s’échappe.

— Elle ne s’échappera pas. J’ai suffisamment de temps.

— N’en as-tu pas trop suffisamment ? demanda l’autre, posant là une question assez peu correcte sur le plan grammatical, mais où est-il dit que les démons sont tenus de parler russe à la perfection ?

— Saloperie…

L’homme s’ébouriffa les cheveux, commença de froncer les sourcils, de tambouriner sur la table. Et tout à coup agonit d’injures le démon qui n’en pouvait mais :

— Puisses-tu disparaître ! Mais c’est pourtant vrai ! Il pourrait aussi bien mettre les bouts. Qu’en a-t-il à faire maintenant ? Ah, sacré bouc cornu ! Je n’avais pas prévu ça !

— Et voilà, c’est encore moi le coupable…, fit la voix dans le coin.

L’homme se contenta d’agiter la main pour la faire taire. Il réfléchissait fiévreusement.

Le diable, cela dit, n’était guère rancunier.

— Il faut trouver un divertissement, murmura-t-il, quelque chose de joli, d’original, mais qui marche à cent pour cent.

— Tu as raison.

L’homme sourit, et même s’esclaffa (toujours silencieusement). Puis il ajouta, en rimant :

— Ils ne connaîtront point l’ennui, quand notre plan aurons ourdi…

Fandorine est retenu

Outre le diable et son interlocuteur discourtois, et sans parler même d’Eraste Pétrovitch, une autre personne se livrait au même instant à des réflexions inspirées de la thématique de la chasse.

Saadat était assise, toute renfrognée, sur les moelleux coussins de cuir de sa voiture, sa colère grandissant de minute en minute. L’embûche tendue à la bête s’éternisait. Il n’était pas question pourtant de rentrer les mains vides.

Au début, la fraîcheur de la nuit lui avait semblé plaisante. Puis Saadat, dans sa tenue de fantaisie, avait commencé d’avoir froid. Par bonheur, le prévoyant Zafar avait sorti un plaid de sous son siège, dont elle s’était emmitouflée.

Elle avait été choquée et mortifiée d’apprendre que Fandorine, comblé de ses faveurs, avait contre toute attente refusé de venir chercher sa récompense. Toutefois, sa stupéfaction était plus grande encore que son sentiment d’offense.

Quel était ce prodige ?

Le Moscovite ne comptait pas parmi les froussards, on avait pu le vérifier. Il n’était pas indifférent au charme féminin : quand ils avaient dîné ensemble, il l’avait détaillée entièrement, de la tête aux souliers, d’un regard sans insolence mais également sans équivoque. Il s’était séparé de sa femme et, à en juger par les informations récoltées, ne la regrettait aucunement, tout au contraire. Alors de quoi s’agissait-il ?

Zafar lui avait rapporté elle ne savait plus quelles sornettes à propos d’une absence d’attraction réciproque. Mais Saadat Validbekova avait été bonne élève au lycée, et tout particulièrement en sciences physiques. Les corps célestes ne s’attirent pas l’un l’autre avec une force égale. C’est le Soleil qui attire la Terre à lui, et la Terre qui attire la Lune. Il y a toujours l’un qui attire et l’autre qui regimbe ; l’un qui est le chasseur, et l’autre le gibier.

Les femmes occidentales aiment être le gibier. Elles déploient leurs plumes et craquettent, mais ne passent presque jamais à l’attaque elles-mêmes. Et si elles donnent la chasse aux hommes, c’est à la manière des fleurs carnivores poussant sous les tropiques : elles ouvrent leurs pétales, distillent un parfum alléchant et, dès que l’abeille ou le papillon s’est posé – miam !

En Orient, les choses sont différentes. Personne n’avait jamais fait la cour à Saadat, personne n’avait jamais cherché à éveiller chez elle un sentiment réciproque. Dans sa prime jeunesse, on avait toujours monté la garde autour d’elle avec vigilance. Du vivant de son époux, aucun étranger n’eût pu lui adresser le moindre signe d’attention. Et depuis qu’elle était veuve, elle observait une conduite si sévère qu’il ne fût venu à l’esprit d’aucun homme d’assiéger cette forteresse imprenable.

Au chaytan leurs assiduités ! Elle se plaisait à chasser elle-même, à choisir le gibier selon son goût. Quatre-vingt-sept trophées étaient accrochés aux murs de sa salle de vénerie imaginaire, avec en bonne place, tel un cerf douze cors, le numéro 29 (mmm !). Et là, patatras ! La bête numéro 88 refusait d’entrer dans l’enclos ! Il devait y avoir quelque raison à cela.

La veille, le réceptionniste de l’hôtel National lui avait aimablement donné lecture de deux télégrammes adressés à Fandorine, mais dont celui-ci n’avait pas encore pris connaissance (une amabilité qui avait coûté un bon prix : vingt-cinq roubles). Saadat s’était trouvée très alarmée.

Les deux télégrammes provenaient de Saint-Pétersbourg.

Rentre au plus vite. Emma. Et : Télégraphie urgence jour de départ. J’attends. Emma.

La voilà, la raison. Elle avait pour nom Emma.

Quelle sorte de rivale était-ce là, qui avait éclipsé même la célèbre Claire Delune ? À coup sûr, une Allemande. Cheveux d’or, formes opulentes, peau de lait, fossettes aux joues… Saadat était à la torture en imaginant son parfait contraire.

Cependant, une concurrence sérieuse ne fait qu’aiguillonner le véritable entrepreneur. Cette Emma possédait un grave défaut. Elle se languissait loin au nord, alors que Saadat était là, tout à côté.

Le réceptionniste avait déclaré aussi que le client recevait constamment des appels du consulat autrichien. Et qu’à toute heure des inconnus entraient prendre des renseignements sur lui. M. Fandorine, cependant, était passé juste une minute au cours de la journée, et depuis n’avait pas reparu.

La situation, dans l’ensemble, était devenue plus claire. L’homme avait une montagne d’affaires à régler, plus une Emma qui s’ennuyait, en proie à son amour allemand. Evidemment, Fandorine n’avait que faire d’une Saadat Validbekova et de sa reconnaissance.

Mais qu’un homme dont vous avez besoin n’ait pas besoin de vous, voilà ce qu’il est impossible d’accepter.

Comment eût agi un djiguit amoureux d’une pucelle un peu bégueule ? Il l’eût jetée en travers de sa selle et emmenée dans la montagne.

C’est bien ainsi que Saadat avait résolu de procéder. Et c’est pourquoi elle affrontait le froid depuis des heures près de l’hôtel National devenu odieux à ses yeux. La nuit allait bientôt finir, et Fandorine n’était toujours pas là ! Où les djinns l’avaient-ils emporté ?

Artachessov lui avait rendu la veille la Delaunay-Belleville volée, mais Saadat n’avait pu monter dedans. Son souvenir des cris de Tural était horrible ; en outre c’était dans cette automobile que le pauvre Franz avait été tué. Tant qu’elle n’aurait pas une nouvelle voiture, elle utiliserait l’attelage.

Les deux hongres turcomans (la paire avait coûté quinze mille roubles, plus cher que n’importe quelle Delaunay) sommeillaient debout, frémissant de temps à autre de leurs élégantes oreilles. Sur le siège, à l’avant, Zafar reniflait, haut-de-forme rabattu sur le visage – il était en costume de cocher.

Soudain l’eunuque releva la tête. Quelques secondes plus tard, Saadat entendit un martèlement de talons sur la chaussée.

Quelqu’un s’approchait sans hâte, venant de la Vieille Ville. Saadat reconnut la démarche et s’affaissa le plus possible, de manière à disparaître derrière le tablier en cuir de la calèche.

— Djib-djib-djib, murmura-t-elle, ce qui signifiait « Petit-petit-petit ».

Quand le noceur attardé parvint à hauteur de la voiture, Saadat déclara sans élever la voix :

— Comment avez-vous pu ?

L’autre se figea. Puis se retourna.

— Comment avez-vous pu m’humilier ainsi ?

Sa voix se mit à trembler.

— Vous avez osé imaginer que ma reconnaissance signifiait… ce que vous avez pensé ?

Il ôta son panama. Le recoiffa aussitôt. Fut pris d’une quinte de toux.

Il perdait contenance, c’était parfait. Saadat éclata de rire intérieurement, mais de belles et grosses larmes perlèrent docilement à ses paupières. Ses yeux se mirent à scintiller comme ceux d’une sirène. C’est fini, se dit-elle, te voilà pris, petit oiseau, halte ! Tu ne t’échapperas pas du filet. Je ne me séparerai de toi pour rien au monde.

— Veuillez me pardonner…, bêla la proie. Mais qu’aurais-je dû p-penser ?

— Vous avez l’habitude, apparemment, d’avoir affaire à des dévergondées, aux créatures dépravées et lascives de l’Occident ! Mon Dieu, quel outrage !

Saadat couvrit son visage de ses mains pour mieux exhiber ses poignets d’une finesse exquise et ses bras nus.

— Vous aurais-je, par ma conduite, ou même par un seul regard, fourni motif de me juger mal ?

Fandorine parut cette fois-ci totalement désemparé.

— Non ! Bien sûr que non… Mais le m-message… Quand en Europe une femme écrit une p-pareille lettre… Pardonnez-moi, au nom de Dieu ! Que faire pour que vous me p-pardonniez ?

— Montez ! répondit-elle en désignant le siège à côté d’elle d’un geste majestueux.

Il s’exécuta, comme un gentil garçon. Eût-il osé regimber après avoir infligé à cette fière Orientale une si terrible offense ?

Zafar, sans en attendre l’ordre, secoua les rênes. Les hongres bien dressés se réveillèrent, et la voiture s’ébranla sans un heurt.

Jeté en travers de la selle et emporté dans une direction inconnue, l’apollon n’avait pas pipé mot.

Le trajet n’était pas long jusqu’au nid d’amour. Fandorine s’évertua à se justifier, posa mille questions, mais Saadat lui opposa un silence hiératique, regardant droit devant elle. Qu’il admire son profil et respire le parfum de l’ambre du Khorassan, dont même les vieillards impuissants se trouvent excités.

Docile, tel un mouton promis au sacrifice, ne cherchant plus à en savoir davantage, la victime du rapt la suivit dans la maison.

Dans la chambre à coucher, Zafar avait déjà accompli tous les préparatifs d’usage. Harmonieuse conjugaison de pénombre et de lumières subtilement disposées, lourd parfum de rose, rideaux étroitement tirés aux fenêtres (pour le moment nous n’avons pas besoin du lever de soleil).

Saadat s’arrêta devant l’alcôve dissimulant le lit. Les bras inflexiblement croisés sur la poitrine, les sourcils froncés d’un air sévère. Le plaid jeté sur ses épaules pendant toujours jusqu’au sol.

Fandorine se figea devant elle, malheureux et coupable.

— Je répète ma question, dit Saadat d’une voix claire et sonore. Nous considérez-vous, nous, femmes d’Orient, comme des dépravées aussi lascives que vos Européennes ?

— Non, pas du tout !

— Et vous faites bien, prononça-t-elle d’un ton implacable. Les femmes d’Europe ne nous arrivent pas à la cheville.

Le plaid tomba sur le tapis, révélant une cape de soie infiniment légère et chatoyante. Saadat tira un cordon – la cape glissa à son tour. À la lueur des deux lampes filtrant par en bas, sa silhouette se dessinait de la manière la plus avantageuse (elle l’avait vérifié), et son corps semblait comme sculpté dans l’albâtre.

Simultanément, Zafar, dans la pièce voisine, actionna un levier. Derrière Saadat, un rideau s’écarta lentement. Le lit apparut, tout jonché de pétales de roses.

La proie chancela, transpercée d’une flèche. Et vint toute seule dans ses bras.

Au cours des premiers instants, Saadat, comme à son habitude, chercha à déterminer s’il y avait loin du nouveau numéro à l’inoubliable 29 (mmm !).

La distance diminua rapidement, puis s’effaça tout à fait. Entre deux étreintes passionnées, Saadat, haletante, se dit : Pas de doute, le 88 ne vaut pas moins. Difficile de comparer, car tout est complètement différent, mais non, en aucun cas il ne vaut moins.

Puis tout recommença, et cette fois-ci elle renonça à se souvenir, à comparer, à penser. La faculté de raisonner, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, l’avait désertée, fut longue à lui revenir.

Le numéro 88 à ce moment s’était déjà assoupi. Saadat, au contraire, avait le sentiment de s’être réveillée. Elle caressait le haut du crâne de son amant (sa tête était posée sur sa poitrine), dont la brosse lui chatouillait les doigts, et cherchait à se convaincre qu’il n’était peut-être pas obligatoire, dans le cas présent, d’observer la loi d’airain du seul et unique rendez-vous. Après tout, depuis le début, rien ici ne s’était fait dans les règles.

Il ne lui fallut pas longtemps pour se persuader.

Zafar veillait à son poste : il jetait de temps à autre un coup d’śil, tendait l’oreille. Sur un signe de sa maîtresse (son doigt décrivit une spirale montante), il ouvrit les rideaux masquant les fenêtres, et la lumière rose de l’aube ruissela dans la chambre.

— Ma…, gémit le dormeur en s’agitant.

N’était-ce pas « Emma » ?

La bienheureuse béatitude se dissipa. Saadat tira sur le nez de son amant d’un geste autoritaire.

Les yeux s’ouvrirent, bleus. Fandorine était mieux sans cheveux. Il avait rajeuni et ressemblait au prince Gochtasp du Chah-namè – dans son enfance, Saadat avait possédé ce livre illustré de splendides miniatures. Quel âge pouvait-il avoir tout de même ? Quarante, quarante-cinq ans ? Je ne sais strictement rien de lui, songea Saadat, et elle fut terriblement étonnée. Non de ne rien savoir de son amant numéro 88, mais de désirer tout savoir de lui.

— Combien as-tu eu de femmes ? lui demanda-t-elle. Beaucoup, c’est évident. Mais combien ?

— Dans q-quel sens ?

Ses yeux bleus clignotèrent.

— Je n’ai jamais compté.

— Il y en a eu tellement que tu en as perdu le compte ?

Fandorine se redressa et plissa les paupières, ébloui par les vifs rayons de lumière obliques. Il se passa une main sur le visage.

— Tous les hommes tiennent le compte de leurs victoires. C’est bien connu, insista Saadat. Alors n’essaie pas de me tromper. Combien ?

— Je ne tiens pas de c-comptabilité. Seules ont d’importance les femmes qui laissent un trou dans le cśur. Celles-là sont peu nombreuses.

On brûle, pensa Saadat. Maintenant, mon chéri, je vais te forcer à te déboutonner.

— Bien. Comment s’appelaient celles qui ont laissé un trou dans ton cśur ? Tu peux ne pas les énumérer toutes. Nomme juste la dernière.

— P-pourquoi ?

Il se rembrunit.

— Je vais deviner toute seule. Nous, les Orientales, possédons le don de voyance.

Elle leva les yeux au plafond, ferma les paupières à demi.

— J’entends la lettre « E »… Ce nom débute par « E ».

Il haussa les épaules – il n’était pas impressionné.

— Eh bien, oui, mon ex-ép-pouse s’appelait autrefois non pas Claire, mais Elisa. Tout le monde sait cela.

— Non, pas « Elisa », un autre prénom.

Quelques passes magiques dans l’air.

— Emma ! Cette femme s’appelle Emma !

Saadat l’observa attentivement, le dévorant des yeux.

Ah ! Son visage avait changé. Une ombre l’avait parcouru. Une ombre non pas coupable, mais plutôt soucieuse. On ne faisait pas cette tête-là au souvenir d’un être qu’on aimait de tout son cśur.

Éclatant de rire, Saadat se renversa sur les oreillers.

— J’ai sommeil, dit-elle. Ô Allah, que je suis fatiguée !

Emma ! s’exclama intérieurement Fandorine. Voilà qui aurait dû prendre contact avec moi après mon télégramme. Bizarre que la chose ne se soit pas produite.

Dans la correspondance secrète, ce doux prénom de femme servait de code pour désigner Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, le directeur du Département de la police. La dépêche urgente expédiée par Fandorine avait forcément atterri en premier lieu sur son bureau et, avant de lui donner suite, M. le directeur eût dû chercher à tirer au clair ce qui était arrivé. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, cela ne s’était pas fait.

Ensorcelé par une femme étonnante (il n’en avait jamais encore rencontré de pareille et n’avait même jamais soupçonné qu’il en pût exister), Eraste Pétrovitch avait oublié pendant plusieurs heures et les mains coupées et la menace pesant sur l’État, que la mort d’Ulysse n’avait en rien dissipée. La grève continuait, et quelqu’un d’autre, forcément, prendrait la place de l’organisateur disparu.

Le nom Emma venait de le rappeler à la réalité. Visiblement, il lui faudrait encore une fois joindre Saint-Pétersbourg. Et le plus tôt serait le mieux.

— Je suis un imb-bécile d’avoir refusé tantôt un tel témoignage de reconnaissance, dit Fandorine en baisant la main de la dame. Je regrette beaucoup que nous soyons quittes à présent et qu’il me soit interdit de compter sur une suite…

La phrase pouvait être entendue comme une affirmation ou comme une question. L’intonation employée permettait les deux interprétations – au choix de Mme Validbekova.

— Non, maintenant tu as une dette envers moi, une dette énooorme, répondit-elle d’une voix traînante en offrant à baiser son poignet, son bras, son épaule. Jamais, à aucun homme, je n’ai donné autant.

Saadat s’étira, repue, telle une lionne venant de dévorer un buffle ou même une girafe entière.

— Mais je vois que tes affaires t’attendent. Va, je vais dormir un peu. Et ce soir, reviens me voir. Nous discuterons de la manière dont tu pourrais me rembourser.

Les intérêts de l’État sont importants, mais pas tant que le devoir d’amitié. Aussi, avant toute chose, Eraste Pétrovitch passa à l’hôpital pour raconter à Massa comment la chasse s’était terminée.

— Le sang a lavé l’offense, votre honneur est sauf, résuma le Japonais d’un ton solennel. Je puis mourir en paix.

Cependant, il semblait aller mieux ce jour-là. Le médecin déclara que, sauf aggravation soudaine de son état, on pourrait dans moins d’une semaine le transporter à Moscou – la chaleur de Bakou n’étant guère propice à la cicatrisation des blessures pulmonaires.

Fandorine n’était pas fâché de devoir rester encore. Premièrement, il ne pouvait partir tant que la menace pesant sur la sécurité de l’État n’était pas écartée. Et secondement…

Hum. Mieux vaut reporter ces réflexions à ce soir, se dit-il, autrement il me sera impossible de me concentrer sur l’affaire.

En chemin vers l’hôtel, bercé par les ressorts du fiacre, Eraste Pétrovitch passa en revue les gros titres des journaux.

Au cours des dernières vingt-quatre heures, huit mille personnes de plus avaient rejoint la grève. La production de pétrole du mois de juin n’atteignait pas le quart de celle de mai.

La crise des Balkans prenait une tournure inquiétante. On annonçait de source autorisée que Vienne se préparait à adresser un ultimatum à la Serbie. Berlin et Saint-Pétersbourg échangeaient des télégrammes, chacun assurant l’autre de ses intentions pacifiques – mauvais signe ! Les Bourses mondiales étaient en pleine panique.

Il faudrait malgré tout rencontrer le consul d’Autriche, songea Fandorine. Raconter ce qui était arrivé à Franz Kaunitz, et par la même occasion sonder l’humeur de l’agent secret. S’il avait reçu de son gouvernement des instructions extraordinaires, cela se verrait à des centaines d’indices différents. Herr Lust ne donnerait pas de réponse aux questions directes, bien sûr, mais il existait toute une science permettant de décoder les intonations, les mimiques, la gestuelle. Le chef d’un réseau de taupes qui aurait reçu ordre de changer de mode de fonctionnement en vue d’hostilités prochaines se comporterait tout autrement qu’un espion śuvrant en temps de paix.

À la réception l’attendaient deux télégrammes d’Emma, arrivés la veille, à deux heures d’intervalle.

Eh bien, voilà !

Cependant, il n’y avait aucun sens à courir à Saint-Pétersbourg. Ce n’eût été qu’une perte de temps.

Eraste Pétrovitch demanda d’expédier sur-le-champ, par téléphone, une réponse télégraphique : « Venez vous-même et le plus vite possible. Descendez au National. Je vous y trouverai. »

Il n’avait pas l’intention, quant à lui, de rester dans cet hôtel. Si la veille encore les révolutionnaires se contentaient de le surveiller, à présent ils voudraient venger la mort de leur chef. Mieux valait se mettre au vert, déménager chez Gassym.

Venir à l’hôtel représentait déjà un risque. Mais il n’allait pas abandonner ses affaires tout de même. Outre ses vêtements (dont il eût été fâché de se séparer, sa garde-robe étant plutôt maigre), il y avait aussi le sac de voyage contenant son équipement spécial.

Comme la fois précédente, Eraste Pétrovitch pénétra dans sa chambre en prenant toutes les précautions. Il ne s’approcha pas de la fenêtre. Et cependant, un quart d’heure plus tard, le téléphone stridulait.

Simple vérification ? Ou bien Saint-Estèphe avait-il déjà reçu le télégramme et brûlait-il d’avoir des explications ? Ou peut-être était-ce Herr Lust ? Le réceptionniste avait dit qu’on avait encore téléphoné de sa part.

Dans tous les cas, il était inutile de décrocher. Que messieurs les révolutionnaires restent dans l’incertitude. Quant au directeur du Département de la police, il devait le croire sur parole : si Fandorine lui disait « venez vous-même », ça voulait dire « venez ». Enfin, pour ce qui était du consul, Eraste Pétrovitch avait l’intention de passer le voir dès qu’il aurait terminé de rassembler ses affaires.

Sans Massa, faire sa valise était une épreuve impossible. On s’appliquait à ranger les vestons bien soigneusement, mais ils se rebellaient. Les manches s’évadaient des chemises. Les faux cols refusaient de se plier en deux, et dépliés ne logeaient pas dans la pochette qui leur était destinée.

Au fond, il était néfaste pour une personne adulte de vivre avec un serviteur : on désapprenait à s’acquitter tout seul des tâches les plus ordinaires. Autrefois, au temps de sa jeunesse indigente, Eraste Pétrovitch savait laver le linge et repasser, alors qu’à présent il ne parvenait même pas à fermer le couvercle de sa valise.

Fandorine était toujours accroupi quand la porte, derrière lui, s’ouvrit avec fracas. Sans se retourner et sans réfléchir, il effectua un roulé-boulé sur le côté. Il ne s’était pas encore relevé que le Webley était déjà dans sa main, cran de sûreté baissé.

Léon Art se tenait sur le seuil, méconnaissable : sale, couvert d’égratignures, les cheveux poisseux et gris de poussière. La roulade exécutée par le locataire de la chambre semblait avoir plongé le metteur en scène dans la stupeur. Il fixait Fandorine, les yeux écarquillés, remuant les lèvres sans qu’un son en sortît.

Eraste Pétrovitch se redressa, furieux d’avoir perdu la face. Parfois l’hyper-vitesse de réaction vous sauve la vie, mais elle peut aussi bien vous placer dans une situation idiote.

Une chance que je n’aie pas descendu ce crétin ! se dit-il. Qu’est-ce que cette manie de faire irruption chaque fois comme s’il y avait le feu !

— Que voulez-vous encore ? aboya Fandorine. Fichez-moi la paix avec votre C-Claire. Que le diable vous emporte tous les deux !

class="book"> Sur quoi il se tut brusquement. Le visage crasseux du jeune homme s’était inondé de larmes.

— C’est un malheur affreux…, souffla Léon de manière à peine audible tout en reniflant. On nous a enlevés !

L’odeur du jasmin

La voix était rauque, le récit décousu et, qui plus est, constamment entrecoupé de gémissements ou de sanglots. Il s’écoula un bon moment avant qu’Eraste Pétrovitch commençât à comprendre ce qui s’était passé.

La veille au matin, toute l’équipe du film Un amour du calife avait quitté la ville pour tourner l’épisode de « La Prise de Jérusalem par les croisés » (le rapport avec Haroun al-Rachid, qui avait vécu trois siècles plus tôt, demeurait incertain). À plusieurs kilomètres de Bakou, on avait élevé à l’avance un rempart de contreplaqué et monté une tour de siège. Mais au beau milieu des préparatifs du tournage, le site s’était trouvé encerclé par des cavaliers en armes, que Léon Art qualifia d’« Azéris ».

— Qui vous a encerclés ? demanda Fandorine.

Il avait déjà rencontré ce mot, mais n’en avait pas retenu la signification.

— C’est ainsi qu’on nomme parfois les musulmans d’ici.

— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’Azéris ?

— Par mille détails ! Leurs visages étaient masqués, mais leurs yeux, leurs sourcils, le harnachement des chevaux… Oh ! vous pouvez me croire, je suis bakinois, je ne me trompe pas dans ce genre de choses…

— Combien étaient-ils ?

— Une vingtaine… Ils savaient que nous étions sans protection, aussi n’ont-ils pas hésité à nous attaquer.

— Mais pourquoi étiez-vous sans protection ? Même lors du tournage dans la Vieille Ville, les hommes de votre oncle montaient la garde.

— Parce que mon oncle est parti précipitamment je ne sais où ! Depuis avant-hier.

Tiens, tiens, se dit Fandorine. Après notre petite conversation, le prudent M. Artachessov a jugé que le climat bakinois était nocif pour sa santé. Il a probablement compris que je remonterais jusqu’à Choubine et que les choses pourraient tourner mal.

— Et c’est pourquoi vous venez me trouver, moi, et non Mesrop Karapétovitch ?

— Oui. Je sais quel homme vous êtes. Claire me l’a raconté. Sauvez-la. Sauvez mon équipe !

Il ne manquait plus que ça.

— Adressez-vous à la police.

Léon parut surpris.

— Permettez, je suis bakinois ! Quelle police ? Et que pourrait-elle faire ? J’ai juré à Claire de vous trouver. Vous n’allez pas la laisser périr, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas vous venger de ce qu’elle vous a quitté.

— Non, je ne vais pas me venger de ça, assura Eraste Pétrovitch.

— Elle m’a déclaré : « Hâtez-vous, mon chevalier ! Courez trouver Fandorine. Il saura ce qu’il faut faire ! Il nous sauvera ! » Alors je me suis évadé.

Autrement dit, pensa Fandorine, c’est moi qui vais les sauver, mais le chevalier, c’est Léon ? Bon Dieu ! comme tout cela tombe mal à propos !

— Écoutez, soupira Eraste Pétrovitch. Procédons ainsi : je pose les questions, vous répondez. Que s’est-il passé après que les bandits ont attaqué ?

— Ils nous ont tous fait monter, les quarante-quatre que nous étions, dans d’horribles chariots… Nous avons roulé longtemps vers l’ouest, dans la direction de Chamakhi… Nous avons voyagé toute la journée et toute la nuit, avec de courtes haltes. On ne nous donnait que des galettes de pain et de l’eau… Plusieurs actrices se sont évanouies sous l’effet de la peur et de la chaleur. Oh, avec quel cran Claire s’est comportée ! Elle consolait tout le monde, elle chantait : « Courage, courage, mes bons Français ! »

Le metteur en scène couvrit son visage de ses mains et se prit à sangloter, tandis qu’Eraste Pétrovitch songeait : Elle a repris le rôle de Jeanne qu’elle jouait dans La Pucelle d’Orléans il y a deux ans.

— Où finalement vous a-t-on c-conduits ?

— Je n’en sais rien ! À mon avis jusqu’aux contreforts de Tchouval-daghi. De ma vie, je ne m’étais trouvé dans un coin aussi perdu et sinistre. Il y a là une sorte de forteresse à moitié en ruine. Voilà où il faudrait tourner la prise de Jérusalem !

— Par conséquent, le groupe est détenu dans la f-forteresse ? Décrivez-la-moi avec le plus de détails possible.

Léon écarta les mains en un geste d’ignorance.

— Des murailles de pierre jaune. Des tours… des douves à sec, je crois.

— Et à l’intérieur.

— Je ne sais pas. Je me suis sauvé avant. Nous nous sommes arrêtés, un bandit a galopé en avant, vers le château. Tout le monde regardait de ce côté-là. J’en ai profité. J’ai baisé la main de Claire et je me suis dissimulé sous le chariot. J’ai rampé jusqu’aux buissons. Personne ne m’a remarqué… J’ai vu les voitures franchir les portes. Il y avait une sentinelle en haut d’une tour et les buissons étaient clairsemés, c’est pourquoi j’ai continué en rampant… Vous voyez à quoi ressemblent ma veste et mon pantalon ?

— Bien, vous avez rampé. Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai couru jusqu’à un village. Je regarde : c’étaient des Azéris. Ils n’allaient pas aider un Arménien… J’ai donc volé un cheval. J’ai galopé. Mon Dieu, comme j’ai galopé ! Il avait fallu toute une journée et toute une nuit pour nous conduire là-bas, mais moi j’ai rejoint Bakou en quatre heures… Mon cheval est tombé, couvert d’écume… J’ai couru, je suis tombé à mon tour… Aux abords de la ville, j’ai arrêté un fiacre. Vous imaginez ? Ils n’ont même pas pris notre argent ! Ce ne sont pas des bandits ordinaires ! Ah ! Claire, Claire !

Fandorine attendit que la nouvelle crise de larmes de Léon fût passée, puis il demanda :

— Et vous n’avez pas le moindre soupçon quant à leur identité ?

— Mais ce peut être n’importe qui ! Ça ne manque pas !

Il n’y a rien dans les journaux du matin concernant la disparition de l’équipe de tournage, considéra Fandorine. Si c’était un rapt pour obtenir une rançon, pourquoi enlever quarante-quatre personnes ? Le seul qui permettrait de réclamer une grosse somme, c’est Art lui-même. Mais c’est lui, justement, qu’ils ont laissé s’échapper. Etrange histoire. Il faut demander à Gassym ce qu’il en pense.

— Écoutez, dit Eraste Pétrovitch. Vous êtes fatigué, mais nous n’avons pas le temps de nous reposer. Nous allons tout de suite gagner un autre endroit. Ne posez aucune question, faites simplement ce que je vous d-dis.

Le metteur en scène jura avec empressement d’obéir en tout. Ses yeux noirs brillaient à présent d’ardeur et d’espoir.

— Je vais emp-porter quelques affaires. Cela va me prendre cinq minutes. Mangez quelque chose pendant ce temps. Vous aurez besoin de forces.

Il y avait sur la table un compotier rempli de fruits et de douceurs – offerts par l’hôtel, avec ses compliments –, mais Léon frémit.

— Je suis incapable de manger ou de boire. Je ne peux même pas rester assis ! Sauvez Claire ! Sauvez mon équipe !

Je suis contraint d’abandonner les valises, se dit Fandorine. Je vais mettre l’essentiel dans le sac de voyage. Et mon nikki – c’est obligé… La présence du serviteur des Muses va rendre la sortie de l’hôtel plus problématique. Voyons, qui avons-nous dehors ?

En biais, face à l’entrée, une automobile stationnait dans l’ombre d’un arbre, tous rideaux tirés.

Quand Fandorine était arrivé au National, une demi-heure plus tôt, la voiture n’était pas là.

Peut-être une coïncidence. Mais inutile de prendre le risque.

Il jeta un coup d’śil par la porte entrouverte. Le couloir était désert.

— Suivez-moi. À cinq pas de d-distance.

Eraste Pétrovitch s’engagea seul dans l’escalier de service, sans un bruit. Il se figea.

Au rez-de-chaussée, quelqu’un attendait, dansant d’un pied sur l’autre.

De retour dans le corridor, Fandorine commanda à Léon :

— Passez le premier. Il y a un homme en bas. Engagez la conversation avec lui. Arrangez-vous pour qu’il tourne le dos à l’escalier.

— De quoi dois-je lui parler ?

— Je ne sais pas. Improvisez un sketch, c’est vous le metteur en scène.

Léon hocha la tête. S’épongea le front. Rejeta ses cheveux en arrière.

— C’est bon. Je tiens le personnage.

Il s’acquitta à merveille de sa mission.

Tandis qu’il descendait les marches discrètement, Eraste Pétrovitch entendit sa voix :

— Merci ! Vous m’obligeriez beaucoup. Autrement, un fumeur sans allumettes, c’est comme vous savez quoi !

Et il partit d’un grand rire. Voilà ce que c’était qu’une vraie nature d’artiste.

L’homme en costume clair qui tournait le dos à Fandorine donnait du feu au réalisateur. Le sommet de son crâne étincelait, tant ses cheveux blonds à la raie impeccable étaient pommadés. Il ne ressemblait guère à un révolutionnaire clandestin, plutôt à quelque coiffeur se piquant de dandysme. Et il émanait de sa personne une odeur conforme à son aspect : celle d’une eau de Cologne au jasmin bon marché.

Eraste Pétrovitch hésita un instant. Mais non, mieux valait ne prendre aucun risque.

Il se glissa derrière le gandin parfumé, le saisit par le cou, le tint quelques secondes, puis l’allongea avec précaution sous l’escalier, entre les seaux et les brosses.

— C’est un de leurs hommes ? demanda Léon, furieux. Salaud !

Et il flanqua un coup de pied au suspect étendu à terre.

— J’ignore de qui il s’agit. P-poussez-vous.

Une rapide inspection des poches ne donna rien d’intéressant. Un Parabellum ? Pour un habitant de Bakou, un pistolet est un objet d’usage quotidien, au même titre que le peigne. Des cartes de visite. « Friedrich Ivanovitch Weissmüller. “Chabot et associés”. Compagnie d’assurances. » Ce n’était pas un coiffeur. Un agent d’assurances ou un commis voyageur – la couverture habituelle pour un espion. Mais, tout comme le Parabellum, ce n’était pas une preuve.

Eraste Pétrovitch n’était pas indifférent à l’odeur du jasmin : il ne pouvait pas la souffrir.

Comment peut-on se parfumer avec cette cochonnerie ?

— C’est bon, qu’il dorme un peu. Allons-y.

— Pourquoi tu as amené une Arménien ?

Telles furent les premières paroles de Gassym, qui ne prit pas la peine de répondre aux salutations.

Eraste Pétrovitch lui expliqua de quoi il retournait.

Le gotchi se montra étonné.

— Pourquoi tu disais pas que tu as femme ? Femme, bien sûr, il faut sauver.

Sans doute fut-il intrigué par l’expression du visage de Fandorine, car il réfléchit, réfléchit, puis demanda :

— Belle femme ?

— Très belle ! s’exclama Léon.

— Oui, b-belle. Quelle différence ?

— Eh ! différence très grand ! Si la femme pas belle et pas très utile, on peut attendre un peu quand les bandits l’ont violée, et sauver ensuite. Alors tu tues bandits et tu tues femme. Elle a pas protégé l’honneur, tu l’as tuée. Très pratique.

— Voilà bien la logique azérie ! s’écria le metteur en scène.

Pour son bonheur, Gassym ne semblait pas connaître le mot « logique ». À moins qu’il ne fît exprès d’ignorer l’Arménien.

— Si le femme est très belle, après tant de temps, ils l’ont déjà violée de toute façon, poursuivit Gassym comme s’il réfléchissait à haute voix. Si tu veux pas tuer le femme, tu seulement le battre un peu.

— Non, non ! hurla Léon en se serrant les tempes entre les mains. Ils ne la toucheront pas ! Ils n’oseront pas ! Je… Je ne peux pas y penser !

Il s’effondra à genoux, se plia en deux et éclata en sanglots.

Gassym le regarda avec respect.

— Vaï, Arménien, mais homme bon. Comme il pleure pour le femme d’autre !

— Venons-en plutôt au fait, coupa Eraste Pétrovitch, irrité. Qui sont ces bandits à ton avis ? Que veulent-ils ? Pourquoi ne demandent-ils pas de rançon ?

— Je le sais ?

Le gotchi haussa les épaules.

— Il faut aller voir. Peut-être quelqu’un je connais. Alors c’est mauvais. Si je la connais pas, c’est bon. Nous la tuerons, nous ramènerons le femme. Eh !

Il toucha du pied le metteur en scène.

— L’endroit tu te rappelles où ?

Léon hocha la tête en reniflant.

Gassym entreprit de plier ses doigts un à un.

— Six chevals il faut. Un homme, deux chevals. Un âne encore il faut.

— Un âne, pour quoi faire ?

— Comment pour quoi faire ? Manger il faut. Eau il faut. Nous allons nous reposer, il faut étendre le kochma. J’aime être assis confortable.

— Nous reposer ? s’écria Léon. Vous êtes fou ! Elle est là-bas… Et vous… Nous reposer ?! Plus vite, messieurs, plus vite !

Mais il fut impossible de faire beaucoup plus vite. Une expédition dans la montagne, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, réclamait d’être convenablement préparée. Sur ce point, il fallait s’en remettre à Gassym, or le gotchi ne se distinguait pas par sa rapidité. D’abord il réfléchit longuement et termina son thé. Puis il sortit se procurer « six chevals et un âne ».

Pour ne pas rester auprès de Léon qui ne cessait de s’agiter, de jurer, de sangloter, Eraste Pétrovitch se retira dans son ancienne chambre et s’attela à une tâche qui exigeait une absolue concentration : la rédaction du nikki.

Des gens poussaient constamment la porte : chez Gassym, le flot des solliciteurs et des visiteurs désireux de témoigner leur respect à l’honorable brigand ne tarissait jamais ; des mouches paresseuses bourdonnaient dans l’air épais ; des ruisseaux de sueur coulaient sur son visage étuvé ; Art braillait dans le couloir d’une voix tragique : « Non, je ne le supporterai pas ! »

Tout cela n’empêchait pas de méditer.

Fandorine avait depuis longtemps établi que le travail intellectuel était favorisé par deux circonstances : soit une parfaite quiétude, soit un chaos extrême. Cette découverte appartenait à Confucius, qui deux mille cinq cents ans plus tôt avait énoncé : « Cours parmi ceux qui sont immobiles, parmi ceux qui courent, arrête-toi. »

En premier lieu, Eraste Pétrovitch s’obligea à se délivrer de l’irritation que faisaient naître en lui le pénible Léon et les indigènes importuns.

Il se surprit à formuler des pensées tout à fait indignes d’un honnête homme : Allons, pourquoi les Arméniens, dans n’importe quelle situation, se présentent-ils toujours comme les principaux martyrs ? Pourquoi les Azéris (il avait retenu ce mot qui sonnait bien) sont-ils dénués de toute notion de vie privée ? – et il eut honte.

Il n’est rien de plus sot ni de plus vil que de transposer les caractères personnels d’un seul individu à une nation entière. Si même une telle généralisation est fondée, il ne faut pas y attacher trop d’importance et se rappeler que notre propre nation a sans doute des défauts qui sautent aux yeux des autres peuples.

Pour se punir, Eraste Pétrovitch rédigea au-dessous du kanji signifiant « givre » une note déplaisante, dont la teneur relevait de l’autoflagellation.

« Mon peuple use de deux idiotismes que je déteste, parce qu’ils reflètent les traits les plus déplorables du caractère national russe. Ils contiennent l’origine de tous nos malheurs, et tant que nous ne nous serons pas débarrassés de ces ritournelles, nous ne pourrons pas exister dignement, en tant que nation.

La première de ces phrases exécrables, trop souvent utilisée chez nous et n’ayant d’analogue dans aucune des langues que je connais est : “Ça ira bien comme ça.” Elle est prononcée par le paysan qui étaie avec un bâton une palissade menaçant de s’affaisser ; par la femme qui fait le ménage de la maison ; par le général qui prépare son armée à la guerre ; par le député pressé d’adopter une loi mal ficelée. C’est pourquoi tout se fait chez nous par-dessous la jambe, au petit bonheur, “à la va-vite”, comme si nous n’habitions notre pays que temporairement et que nous ne fussions pas tenus de penser à ceux qui viendraient après nous.

Le second dicton qui me soulève le cśur se prête mal, lui aussi, à la traduction. “Aimez-moi avec mes défauts, car n’importe qui m’aimerait si j’étais parfait”, se plaît à répéter l’homme russe, trouvant dans cette maxime une justification au relâchement, à la bassesse morale, à la muflerie et au chapardage. Chez nous, on juge que mimer l’homme de qualité est plus répréhensible et honteux que de faire étalage de sa propre grossièreté naturelle. L’honnête homme russe dit forcément “la vérité toute crue”, passe sans difficulté au tutoiement, serre dans ses bras, à lui en faire craquer les os, l’interlocuteur aimable, avant de lui claquer trois bises, mais lui “arrangera le portrait” si c’est un fâcheux. Le mauvais Russe dit : “Nous sommes tous de la même farine”, “Il faut bien que tout le monde mange”, “Nous marchons tous sur la même terre”, ou bien maugrée : “Tu veux passer pour meilleur, c’est ça ?” Or, toute la civilisation se résume, au fond, au fait que l’humanité aspire à être meilleure, apprend petit à petit à étouffer en elle ses “défauts” et à faire montre de son “perfectionnement” aux yeux du monde entier. Il nous faudrait un peu moins de Dostoïevski et de Rozanov, et un peu plus de Tchekhov. »

Où pourriez-vous écrire pareille chose, à part dans votre nikki personnel où, Dieu merci, personne n’ira mettre le nez ? Vous risqueriez sinon de passer pour russophobe, et tous les Russes authentiques se sentiraient choqués, se détourneraient de vous et affirmeraient en outre que pareille ignominie ne peut avoir pour auteur qu’un homme portant un nom étranger : « Fandorine ».

Après le Givre, qui apaise le feu des émotions de manière bienfaisante, le Sabre lui vint sans peine :

« La grève générale à Bakou risque d’entraîner une crise à échelle nationale aux conséquences imprévisibles. Pour le moment, les produits pétroliers ne font qu’enchérir, parce que l’offre se réduit, mais on en trouve encore sur le marché. Le pétrole continue d’être acheminé par pipeline et par tankers jusqu’à Astrakhan, par wagons-citernes jusqu’en Géorgie. Cependant, si le transport venait à être paralysé, le pays se trouverait sans combustible, sans mazout ni huile de machine, avec seulement du pétrole lampant. Il faudrait prendre immédiatement les mesures les plus énergiques. Il serait indispensable qu’un très haut responsable de la capitale, le directeur du Département de la police, au moins, vienne en personne à Bakou et remette les idées en place aux industriels qui, par cupidité, ont totalement perdu l’esprit. Il n’y a plus ni Choubine ni Pivert, mais d’après les journaux la grève ne fait que s’étendre. Saint-Estèphe devrait menacer chaque entrepreneur refusant de négocier avec les grévistes de lui retirer sa licence. Le plus important, toutefois, est d’adopter des mesures de précaution pour le transport. Le pipeline, par bonheur, est hors de danger ; appartenant à l’État, il est gardé par tout un bataillon de gendarmes. Mais il conviendrait d’envoyer sur les gros navires pétroliers des équipages de remplacement, composés d’hommes de la marine de guerre ; il faudrait également de toute urgence expédier à Bakou des bataillons du train, afin de pouvoir remplacer chauffeurs et mécaniciens en cas de grève. »

Et voilà, le plan d’action était prêt. Eraste Pétrovitch repoussa son journal, parfaitement content de lui. L’affaire ne dépendait plus que du très haut responsable de la capitale. Emma, nom d’un chien, où es-tu ?

Ils se mirent en route à midi. Censés voyager à trois, ils n’étaient cependant jamais ensemble. Léon Art ne cessait de pousser son cheval, tandis que Gassym, au contraire, se laissait constamment distancer. Il se balançait sur sa selle, une jambe passée par-dessus le pommeau, mâchonnant sans relâche. Cette lenteur rendait fou le fougueux Arménien. N’osant pas exposer directement ses griefs au terrible gotchi, le metteur en scène en appelait à Fandorine. Celui-ci finit par en avoir assez.

— Qu’as-tu à traîner de la sorte ? demanda-t-il à Gassym. À ce train-là, nous ne serons pas arrivés avant demain.

— Arriver trop tôt, mauvais, répondit l’autre, flegmatique. Il faut le nuit. Quand il fait noir.

— Non, il faut arriver avant la tombée du soir, afin de pouvoir étudier les lieux. Arrête de grignoter tes noix, et accélère l’allure.

Le gotchi ne renonça pas aux noix, mais il se redressa sur sa selle et donna des éperons.

Ils chevauchèrent durant neuf heures, sans une halte, si on excepte les changements de monture, et ne parvinrent à destination qu’à l’issue de cette longue journée d’été.

Les ruines d’une forteresse médiévale entouraient l’une des collines grises. D’autres éminences semblables se dressaient alentour, aux sommets ronds et pelés, cernés de broussailles poussiéreuses, comme autant de crânes chauves garnis d’une couronne de cheveux blancs.

À l’abri d’un bloc de rocher, Eraste Pétrovitch étudia longuement les ruines à la jumelle. Il consacra plus d’une minute à observer la sentinelle coiffée d’un bonnet à poil en faction en haut de la tour. Puis il grommela « Une f-farce ! » et, quittant sa cachette, s’avança à découvert.

— En selle. Allons-y !

— Que faites-vous ?! s’écria Léon. Il faut attendre l’obscurité ! Il va nous apercevoir et donner l’alarme.

— Il ne va rien donner du tout. Ce n’est pas un g-guetteur qu’il y a sur la tour, mais un mannequin. Et à l’intérieur, il n’y a pas davantage de sentinelle.

— Comment tu le sais ? demanda Gassym, incrédule.

Fandorine, au lieu de répondre, se contenta de marmonner :

— Bizarres, ces r-ravisseurs… Mais bon, dans un instant, nous saurons tout.

Il dévala la pente au galop et fonça par le chemin creusé d’ornières jusqu’aux portes étayées de l’extérieur par une grosse branche – c’est en la voyant dans ses jumelles qu’Eraste Pétrovitch avait compris que la forteresse n’était pas gardée.

Il mit pied à terre, écarta les deux battants et, à tout hasard, sortit son pistolet. Il leva le doigt, pour indiquer à ses compagnons de se tenir derrière lui. La vaste cour, noyée dans l’épaisseur de l’ombre vespérale, semblait déserte, mais aux oreilles de Fandorine parvinrent des sons incongrus qui s’échappaient de derrière la tour. Il pensa avoir mal entendu, mais non, ce n’était pas le sifflement du vent. Une agréable voix de ténor chantait avec des accents plaintifs :

Point ne puis vivre sans ma belle,

Qui à l’autel vais-je mener ?

Un chśur, où dominaient les voix féminines, reprenait avec sentiment :

Le Seigneur m’a donné non jouvencelle

Mais triste tombe à épouser.

Eraste Pétrovitch pressa le pas.

Au pied du donjon à moitié écroulé se dressait une tente de grandes dimensions tout emplie d’une pâle et douce lumière. C’est de là que provenait le chant.

Le rideau s’agita et se souleva, malmené par un courant d’air. L’équipe du film au grand complet était assise autour d’une longue table couverte de bouteilles et de toutes sortes de mangeaille. Seule une personne était debout, qui dirigeait le chśur. C’était le chef des assassins, celui-là même qui, lors de la fameuse réception, avait arrosé de vin le smoking blanc de Fandorine.

Aucun homme armé, ni dans la tente ni aux alentours.

— Messieurs et mesdames, que se p-passe-t-il ici ?

Les voix se turent. Tous fixèrent l’apparition. Le chef des assassins eut un hoquet et se frotta les yeux.

— Je le disais bien que Fandorine nous sauverait tous ! s’exclama Simon en bondissant de son siège.

Un autre cri retentit à l’opposé, derrière Eraste Pétrovitch :

— Où est-elle ? Où est Claire ?

C’était Léon Art qui venait de faire irruption. Il n’avait pu s’empêcher de désobéir.

Après quoi tout le monde se mit à brailler et à parler en même temps. Acteurs, actrices, preneurs de vues, éclairagistes et maquilleuses – tous se précipitèrent sur le metteur en scène et sur Fandorine. Les uns posaient des questions, les autres se réjouissaient bruyamment, certains – et pas seulement des femmes – sanglotaient. La débauche de sentiments était indescriptible, parce que les artistes sont des artistes, et aussi, à en juger par le nombre de bouteilles vides, parce qu’on avait joliment bu.

Mais Léon ne répondait à aucune question et ne faisait que répéter : « Où est-elle ? Où est Claire ? » Eraste Pétrovitch ne fournit, lui non plus, aucune explication. Simon lui paraissant le seul à être un peu sain d’esprit au milieu de cette pétaudière, il l’empoigna fermement par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Où sont les b-bandits ?

— Ils sont partis. Ils ont laissé l’un d’eux en haut de la tour et nous ont interdit de nous approcher des portes. Il a dit que la sentinelle tirerait sans sommation… Mone Dio, je savais, je savais que vous ne nous laisseriez pas tomber ! Vous êtes notre sauveur ! Msio-dames, remerciez-le ! Embrassez-le ! Tombez à genoux !

Fandorine leva les mains pour se protéger des demoiselles qui se ruaient de tous côtés sur lui. Il détestait les familiarités, en particulier lorsqu’elles l’empêchaient de réfléchir à la situation.

— Qui ça, « il » ? Qui a parlé de la s-sentinelle ?

Un hurlement de désespoir couvrit la réponse de Simon.

— Comment, ils l’ont emmenée ?! Et vous n’avez rien fait ? Oooh !

Sans doute Léon avait-il enfin reçu réponse à sa question.

— Je l’ai perdue, perdue !

Le metteur en scène vacilla. Eraste Pétrovitch vit pour la première fois un homme s’arracher pour de bon les cheveux – ainsi, découvrait-il, la chose ne se produisait pas seulement dans les romans. Les cheveux du sieur Art étaient épais, cependant, et solidement plantés. Un mouvement de confusion s’amorça autour du martyr.

Alors Fandorine saisit cette fois-ci le prodiouktor non plus par le bras mais par le collet, et le conduisit jusqu’à l’angle le plus éloigné de la cour.

— Senia, explique-moi de manière claire et brève qui était le chef des b-bandits. Que s’est-il passé ici, en résumé ?

— Leur chef printsipal était masqué. Il parlait bien le russe. Il a dit : Asseyez-vous et mangez un morceau, messieurs les cinématographistes, quant à Mme Delune, je l’emmène avec moi…

— C’est ainsi qu’il s’est exprimé ? « Cinémat-tographistes » ?

— Oui. Il était vêtu à l’orientale, comme les autres, mais sa tcherkeska était de drap fin, son papakha en caracul gris perle, son poignard en or. Toutefois, c’était un bandit lui aussi. Quand nous avons crié que nous ne lui céderions pas Claire, il a dégainé un gros pistolet et… Pan ! pan ! Bon, tout le monde s’est tu et Claire a fondu en larmes. Alors il lui a dit de ne pas pleurer, mais de se réjouir au contraire, car un homme très important était tombé follement amoureux d’elle et voulait l’épouser. Quant à nous autres, nous n’avions rien à craindre et pouvions boire et manger. Lorsque l’homme important épouserait Claire, il y aurait une grande noce, et nous serions tous invités. Mais en attendant, il était interdit à quiconque de partir d’ici. Si jamais l’un de nous s’y risquait, la sentinelle lui tirerait dessus. Claire s’est mise à crier : « J’en aime un autre ! Je vis en concubinage ! Et j’ai encore un époux légitime ! » « Pour ce qui est du légitime, a rétorqué l’autre, celui qui portait un masque, tout est réglé. Le reste ne compte pas. » Il s’est emparé d’elle et l’a emmenée. Les nôtres se sont montrés un moment indignés, mais nous étions affamés, et la table ici était mise… Toute la journée, nous avons bu, chanté, et attendu d’être sauvés. Et ça a fini par arriver.

Tout est clair, se dit Eraste Pétrovitch. L’un des magnats du pétrole a décidé de procéder avec la belle actrice selon la coutume orientale : en l’enlevant par la force. En ce qui concerne le mari légitime, le ravisseur sait qu’en payant un bon prix on peut obtenir tout ce qu’on veut de ce monsieur. On a emmené l’équipe de tournage loin dans la montagne pour qu’elle ne puisse donner l’alarme et contrecarrer les plans matrimoniaux. On a permis tout exprès à Léon de s’échapper. Primo, pour ne pas se fâcher avec la famille Artachessov, secundo, pour n’avoir pas un rival dans les jambes.

Ce simple raisonnement achevé, Eraste Pétrovitch se sentit quelque peu irrité d’avoir perdu une journée entière pour une sottise et de devoir encore à présent s’appuyer le chemin inverse.

Il n’y avait pas à s’inquiéter pour Claire. Elle avait déjà apprivoisé toutes sortes de courtisans, elle saurait aussi bien dompter le Roméo du Caucase. En tout cas, sa vie n’était pas menacée, et pour le reste on se fichait de savoir lequel des rivaux emporterait les faveurs de l’étoile de l’écran. Cette page était tournée, que d’autres la lisent (et la relisent même jusqu’à l’user).

Des affaires importantes attendaient Fandorine à Bakou, dont l’avenir de l’État dépendait, et il était là, en pleine bouffonnade à couleur autochtone.

Fandorine demanda à Gassym de se procurer un chariot au village voisin et d’escorter la troupe d’acteurs jusqu’à la ville, afin qu’il ne leur arrive pas d’autres désagréments en chemin.

— T’inquiète pas, Yurumbach, répondit Gassym. Je conduirai les acteurs à Bakou. Et je retrouverai aussi ton femme.

Ça, je ne te l’ai pas demandé, pensa Fandorine.

En changeant de cheval toutes les demi-heures, dès qu’il était fatigué, Eraste Pétrovitch mit la moitié de la nuit à regagner la ville. Il arriva au National, hâve et épuisé, dans une obscurité totale, alors que la lune était couchée déjà, mais que l’aube ne poignait pas encore. Il mit pied à terre au coin de la rue et attacha les deux chevaux à une borne de pierre.

Il entra dans l’hôtel par la porte de service, s’attendant à n’importe quelle surprise.

Ne pas allumer la lumière, se dit-il. Tomber sur le lit. Dormir. Peu importe qu’on vole les chevaux. Quand les voleurs sauront qu’ils appartiennent à Gassym, ils les lui ramèneront d’eux-mêmes.

C’était étrange d’ouvrir la porte de sa propre chambre avec un rossignol, mais le veilleur de nuit n’avait pas besoin de savoir qu’il était rentré.

Fandorine franchit sans bruit le seuil et tendit les mains en avant pour ne pas heurter le portemanteau. Quelqu’un de chaque côté lui agrippa fermement les poignets, tandis qu’un troisième individu, dégageant une écśurante odeur de jasmin, lui passait par-derrière un bras autour du cou et s’appliquait sans beaucoup d’habileté à lui comprimer la carotide.

Ça ne se fait pas comme ça, idiot ! songea-t-il. Il n’y a pas besoin de presser si fort !

L’atroce produit de parfumerie lui souleva tant le cśur que Fandorine, mort de fatigue, sombra dans l’inconscience avec même un certain soulagement.

Un nouvel angle de vue

Ça sentait toujours le jasmin, même si l’odeur était moins violente qu’un instant auparavant. On entendait comme un bourdonnement, régulier et monotone. C’était le vent qui soufflait par vagues des bouffées d’air chaud. Bizarrement, son corps ne lui obéissait pas : il ne pouvait ni lever ni remuer la main.

La conscience ne lui revint pas d’un coup, mais par saccades.

D’abord, Eraste Pétrovitch comprit qu’il était assis dans un fauteuil, ligoté aux accoudoirs par des cordes ou bien des sangles ; ses bras et ses poignets, curieusement, n’étaient pas paralysés ni engourdis. Puis il ouvrit les yeux – pour les refermer aussitôt. Il faisait jour, et la lumière était vive.

Par conséquent, c’étaient plusieurs heures qui s’étaient écoulées, et non quelques secondes, depuis que l’asphyxieur au jasmin l’avait agressé. Le soleil était haut, les ombres courtes. La conscience lui revenait lentement, mais il éprouvait un violent mal de tête, du fait que l’artère avait été trop fortement comprimée, ce qui avait provoqué cet évanouissement prolongé.

Quelqu’un se trouvait à côté, à quelques pas. Fandorine décolla très légèrement les paupières.

Voyons, où sommes-nous donc ?

Une sorte de bureau.

Au plafond vrombissait un ventilateur électrique qui brassait l’air brûlant.

Bien qu’elles fussent attachées, ses mains n’étaient pas engourdies, car on avait glissé des coussinets sous les cordes. Eh bien, dites, quelle courtoisie !

L’individu d’où émanait l’abominable odeur d’eau de Cologne bon marché était assis à une table, occupé à se curer les ongles avec un canif, d’un air pétri d’ennui.

C’est le type de l’escalier de service, constata Fandorine. Qui n’est pas un agent d’assurances, finalement.

Sur le drap vert étaient étalés les objets extraits de ses poches : le Webley, le Derringer, son portefeuille et, dépliés, les deux télégrammes du directeur du Département de la police, signés « Emma ».

Jasmin bougea, et force fut de clore à nouveau les paupières.

Ils m’ont tendu un guet-apens dans ma chambre d’hôtel, ça, je le comprends, se dit Fandorine. À cause de la fatigue et du manque de sommeil, le hikan m’a trahi, ça, je le comprends aussi. Ce qui m’échappe, c’est pourquoi ils ont protégé mes mains avec des coussins. Que peut signifier pareille sollicitude ? Une seule chose : les révolutionnaires ont l’intention de venger la mort de leur chef de quelque manière cruelle. Ils savent déjà que le Pivert, avant de mourir, a eu les deux mains coupées. Sans doute ont-ils des projets bien spécifiques concernant mes propres extrémités. Ils les ont protégées pour que leur sensibilité ne se trouve pas émoussée. On le sait par les Chinois, maîtres inégalés dans l’art de la torture : quand on veut qu’un homme souffre le plus possible, mieux vaut ne pas lui infliger de douleur prématurément.

Fandorine se sentit même curieux de savoir à quel niveau d’imagination atteindraient les militants adversaires du despotisme. Il est cependant un sentiment plus fort que la curiosité : la colère.

Ô messieurs les messagers de la tempête ! vous allez regretter de ne pas m’avoir tué tout de suite, promit Eraste Pétrovitch en son for intérieur. Mais à cet instant le téléphone sonna, le faux agent d’assurances (Weissmüller, n’est-ce pas ?) décrocha le combiné, et il apparut aussitôt que le raisonnement échafaudé par Fandorine ne tenait pas.

— Jawohl, Herr Konsul, répondit Jasmin. Nein, aber schon bald… Ja, ich bin vollig sicher(19).

L’accent était viennois. Ce Weissmüller n’était nullement un révolutionnaire de l’ombre. L’agression avait été organisée par Lust, le résident autrichien, celui-là même qui cherchait depuis un moment et sans succès à obtenir une entrevue.

Et dans l’instant prit forme une tout autre hypothèse.

Ce sont les espions autrichiens qui surveillaient l’hôtel. Voilà le facteur que j’avais négligé ! Il existe une force qui n’est pas moins intéressée par la grève générale que les révolutionnaires ! À la veille d’un conflit armé, Allemands et Autrichiens doivent coûte que coûte priver l’Empire russe du pétrole de Bakou. La cupidité des industriels locaux, les intrigues de Choubine, le travail de sape des militants bolcheviques… tout cela fait le jeu de Lust. Il est très possible que le précepteur Franz Kaunitz soit toujours bien vivant malgré tout. Il a accompli sa mission, puis s’est évaporé. C’est une habile opération qu’ont ourdie les Autrichiens, il faut leur rendre cette justice. Aucune trace, et d’autres tirent les marrons du feu pour eux. Mais pourquoi ont-ils besoin de moi ? Pourquoi prendre un tel risque en sortant de l’ombre ?

Jasmin continuait de hocher la tête en écoutant les instructions de son chef, mais Fandorine avait déjà trouvé la réponse à sa question.

L’offensive principale n’a pas encore été déclenchée. Lust prépare une action d’envergure, qui paralysera entièrement la région de Bakou et forcera la Russie à modérer sa position dans le conflit serbe. Oui, oui, c’est exactement ça que Vienne cherche à obtenir ! Dépouiller Saint-Pétersbourg de son hégémonie dans les Balkans, sans pousser jusqu’à la guerre. Sans carburant ni produits lubrifiants, la mobilisation générale deviendra impossible, les usines s’arrêteront, les navires de guerre ne sortiront plus en mer, les aéroplanes ne voleront plus, les automobiles resteront au garage. Et quant à moi, je vois bien pourquoi Lust a besoin de m’interroger : il sait qui je suis et aimerait tirer au clair ce que j’ai eu le temps de découvrir et de communiquer à mon gouvernement. Les Autrichiens savent, bien sûr, qui est Emma. Voilà l’explication des coussins. Ils vont me tendre une carotte, essayer de me gagner à leur cause. Si je refuse, ils me tueront. Quand l’enjeu est aussi gros, tous les moyens sont bons, et l’on peut toujours ensuite accuser quelqu’un d’autre du meurtre. C’est Bakou !

Il convenait cependant de se hâter un peu. Lorsque Herr Lust paraîtrait (certainement accompagné), la situation deviendrait plus compliquée. Venir à bout du seul Jasmin, en revanche, ne présentait guère de difficulté.

Ses bras étaient solidement attachés, avec des nśuds d’une solidité tout allemande, mais « l’agent d’assurances » avait eu grand tort de ne pas lui entraver également les jambes.

Eraste Pétrovitch émit un gémissement et cligna des yeux, comme s’il venait juste de reprendre connaissance.

— Herr Konsul ! dit Weissmüller (ou quel que fût son nom). Sie konnen jetzt kommen(20).

Puis il se leva, mais au lieu de s’approcher du prisonnier ligoté, il se tourna vers la porte et lança (désagréable surprise) :

— Hei, Kerle, kommt ihr gleich(21) !

Les Kerle en question – deux robustes gaillards en manches de chemise – entrèrent et vinrent se camper de chaque côté du fauteuil.

Le plan initial de Fandorine était simple : une fois Jasmin à proximité, lui flanquer un coup, du bout de son soulier pointu, en un point douloureux, sous le genou gauche ; l’individu se pliant en deux, lui administrer de même un uwa uchi à la pointe du menton. Puis se pencher et ronger la corde. En l’espace de quinze, vingt secondes, ses mains auraient été libres. Mais en nombreuse compagnie, impossible d’exécuter ce genre de french cancan. Force serait par conséquent d’attendre l’arrivée de Lust. Il n’aurait qu’à feindre une sage disposition à négocier. Pourvu seulement que l’autre donnât l’ordre de le détacher, et là il trouverait toujours un moyen.

Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils font ? s’étonna-t-il.

Les agents étaient en train de délier les mains du prisonnier. Certes, Jasmin avait sorti un pistolet : précisément le Parabellum qu’Eraste Pétrovitch lui avait généreusement laissé la veille.

Fandorine leva la tête. Deux paires d’yeux le fixaient d’en haut d’un air menaçant : à gauche bleus, ourlés de cils presque blancs ; à droite, marron avec des cils roux.

— Doucement, dit le blondinet.

— D’accord, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton pacifique.

Sans prêter attention au Parabellum, il porta simultanément deux coups de ses paumes ouvertes, qui décrochèrent tout aussi simultanément deux mâchoires inférieures. Un truc simple, sans danger pour la vie ni pour la santé, mais efficace : l’adversaire se trouvait hors de combat.

Weissmüller regarda, stupéfait, Fandorine qui se levait de son siège, puis ses deux collègues qui, bouche béante, poussaient des sons inarticulés.

Enfin il se ressaisit et pressa la détente. Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas pris, la veille, le Parabellum entre ses mains pour qu’il restât en état de fonctionner.

S’ensuivit un claquement sec, puis un autre. Mais pas de coup de feu.

Fandorine avait accumulé contre Jasmin toute une liste de griefs. Primo, il ne pouvait pardonner au gredin de lui avoir si gauchement brutalisé le cou. Secundo, le pistolet étant braqué droit sur son cśur, s’il n’avait pris ses précautions la veille, il serait déjà étendu raide. Et puis, tertio, il n’était pas permis d’user d’une eau de Cologne aussi infâme auprès de quelqu’un qui avait le crâne en compote.

Sautant en l’air, Fandorine frappa son ennemi d’un coup de pied en plein front. Cela s’appelait ushigoroshi, « abattage du taureau ». Commotion cérébrale intense avec issue létale instantanée.

Et que croyiez-vous, Mein Herr ? Im Krieg ganz wie im Krieg(22).

Eraste Pétrovitch récupéra ses biens étalés sur la table, sous les yeux ébahis des deux nigauds.

— Transmettez mon salut à m-monsieur le consul.

Sur quoi il sortit.

Il descendit l’escalier pour gagner la rue et découvrit qu’il se trouvait au centre même de la partie européenne de la ville, rue Nicolas-Ier, presque en face du conseil municipal.

Au-dessus de la porte d’entrée resplendissait une plaque de cuivre parfaitement astiquée :

Compagnie d’assurances « Chabot et associés »

Vienne – Budapest – Bakou

Automobiles et calèches passaient devant lui, des citadins accablés de soleil se promenaient sur le trottoir d’un pas indolent.

Je me demande comment ils comptaient sortir mon cadavre d’ici. Ils devaient bien avoir un plan en cas d’échec des négociations. Qu’ils l’expérimentent sur Jasmin. Ils sauront désormais comment s’y prendre avec Fandorine.

La guerre n’était pas déclarée, mais, dans les faits, elle avait déjà commencé. Comme à l’ordinaire, le réseau de saboteurs était entré en action alors que les canons ne tonnaient pas encore. L’opération visant à mettre en panne les puits de pétrole de Bakou, n’était-ce pas une action hostile ? Bon, et où il y a la guerre, messieurs les Autrichiens, il y a aussi des cadavres.

Et puis, il ne fallait pas me saisir à la gorge par-derrière, pensa Eraste Pétrovitch, toujours furieux, sur quoi il fut secoué d’un frisson au souvenir de l’odeur du jasmin. Mais l’habitude de s’interroger sévèrement sur tout acte litigieux réclamait une mise au point immédiate.

Il n’était absolument pas nécessaire de tuer Weissmüller. J’ai tranquillement fauché une vie humaine, songea Fandorine, juste parce que j’étais en colère, et j’ai encore plaisanté en moi-même sur le sujet. Mais quand on tue durant près de quarante ans d’affilée, cela cesse de choquer. Il ne sert à rien de me mentir. Je crois que la lutte contre le Mal m’a peu à peu transformé en monstre… Cela dit, cette difficulté sur laquelle l’humanité se casse la tête depuis des millénaires ne saurait être résolue à la va-vite. Laissons-la pour le nikki.

Eraste Pétrovitch était pressé de rentrer à l’hôtel. Il n’avait plus à craindre d’être suivi, et il avait besoin de joindre Saint-Pétersbourg le plus rapidement possible. Le fait que l’espionnage ennemi prît une part active aux désordres agitant Bakou changeait radicalement l’angle de vue, et même le tableau dans son entier.

Il faut immédiatement téléphoner à Saint-Estèphe, décréta-t-il. L’heure n’est plus à la confidentialité.

En tournant dans la rue Olguinskaïa, Fandorine aperçut quatre automobiles noires identiques garées devant l’entrée du National. Sur le perron se tenaient deux gendarmes. De plus près, il devint évident que leurs visages blancs n’avaient pas connu la brûlure du soleil. Ce n’étaient pas là des visages bakinois.

Seigneur, que s’était-il encore passé ici ?

Dans le hall, un jeune officier à la mine énergique, dont l’uniforme s’ornait d’une fourragère, se précipita sur Eraste Pétrovitch.

— Enfin ! On vous cherche dans toute la ville ! Allons, allons ! On vous attend !

— Qui ça ? demanda Fandorine, qui avait reconnu l’un des aides de camp du général Joukovski, le chef du corps des Gendarmes.

— M. le commandant et M. le directeur du Département de la police.

La grande politique

L’adjoint du ministre de l’Intérieur, commandant du corps des Gendarmes et général de la suite de Sa Majesté, Vladimir Fiodorovitch Joukovski, et le directeur du Département de la police, le conseiller secret Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, autrement dit les chefs des deux administrations responsables de la sécurité de l’Empire, se levèrent d’un air impatient pour accueillir Fandorine quand celui-ci, encore sous le coup de la stupéfaction, entra dans la salle des banquets laissée à l’entière disposition des hauts personnages venus de la capitale. On avait déployé là en hâte une sorte d’état-major de campagne. Des agents de liaison de l’armée achevaient d’installer un télégraphe spécial ainsi qu’une ligne de téléphone directe ; dans un angle, un poste de TSF portatif clignotait de toutes ses lampes ; plusieurs officiers et fonctionnaires disposaient sur les tables des dossiers administratifs.

— Ah ! le voilà !

Le général serra avec vigueur la main d’Eraste Pétrovitch, mais son visage de bouledogue, au front bombé et aux moustaches bismarckiennes, n’affichait aucune aménité. Sa Haute Excellence n’aimait pas le conseiller d’État à la retraite, elle savait en outre que celui-ci en était parfaitement conscient et ne jugeait pas utile de le dissimuler. La raison de cette antipathie profondément ancrée remontait à un lointain passé. Joukovski avait servi autrefois comme aide de camp du grand-duc, gouverneur général de Moscou, qui tenait Fandorine pour son ennemi juré. Son Altesse avait depuis plus de dix ans transporté ses pénates dans un autre monde, mais Vladimir Fiodorovitch avait gardé la même animosité envers Fandorine, en manière d’héritage pour ainsi dire, en mémoire du défunt. Eraste Pétrovitch témoignait au général une antipathie parfaitement réciproque, car pour aimer une personne qui ne vous aime pas, il faut être un saint homme ou un bodhisattva, or il n’était ni l’un ni l’autre.

Cependant, la fidélité du général à son chef disparu, individu fort peu plaisant que les Moscovites détestaient, avait de quoi, sans doute, susciter le respect. Il y avait là quelque chose de la loyauté des samouraïs. Eraste Pétrovitch estimait beaucoup, par ailleurs, les qualités pratiques du commandant en chef des gendarmes. C’était un homme efficace, consciencieux, et qui ne flagornait pas les puissants.

Il faut dire que Vladimir Fiodorovitch, de son côté, tout en restant hostile à Fandorine, appréciait énormément son professionnalisme et sa perspicacité. Tous deux savaient faire la part de leurs sentiments personnels dans l’intérêt d’une affaire.

Emmanuel Karlovitch ne sourit pas davantage au nouveau venu, mais pour une autre raison. De manière générale, il ne souriait pas. Il était triste, austère, suçotait constamment des pastilles pour l’estomac, et le teint de son visage était verdâtre, de la couleur du drap couvrant les bureaux de l’administration. Saint-Estèphe descendait d’une famille d’émigrants qui avaient fui en Russie les horreurs de la Révolution française et étaient restés servir l’empire septentrional – un empire incohérent et débraillé, mais en conséquence infiniment généreux avec les gens compétents et sévères. Emmanuel Karlovitch était exactement ainsi : ordonné, scrupuleux et honnête. Ces trois qualités, chez nous fort peu fréquentes (et encore plus rarement conjuguées), avaient assuré à Saint-Estèphe une brillante carrière, bien qu’Eraste Pétrovitch eût préféré voir un homme plus énergique au poste crucial de directeur général de la police.

Les événements de Bakou avaient une énorme importance pour l’État, et les nouvelles du jour donnaient à la situation locale une dimension encore plus grande. Néanmoins, Fandorine n’en revenait pas que deux hauts responsables du gouvernement eussent, toutes affaires cessantes, accouru à son appel dans une marche éloignée de l’Empire, surtout au beau milieu d’une crise politique qui, en grandissant, menaçait de conduire à la guerre.

Il était d’autant plus nécessaire de ne pas perdre de temps en vains préambules. Eraste Pétrovitch entra d’emblée dans le vif du sujet. Il parla de la conjuration à plusieurs niveaux devenue cause de la grève ; de ses soupçons concernant l’opération qui se préparait, qui paralyserait définitivement l’industrie pétrolière ; de l’activité fiévreuse, enfin, et parfaitement éhontée, que déployait le renseignement autrichien.

Si le directeur du Département de la police l’écoutait avec attention, le visage aux babines pendantes de Joukovski reflétait en revanche une impatience manifeste, tandis que ses sourcils se fronçaient encore davantage.

— Écoutez, coupa enfin le général. Je ne suis venu ici ni à cause de la grève ni à cause du pétrole. C’est Emmanuel Karlovitch qui s’occupera de ça quand je serai rentré à Saint-Pétersbourg.

— P-pourquoi êtes-vous venu alors ? demanda Eraste Pétrovitch, surpris.

— Parce que la montagne n’a pas daigné venir à Mahomet. Combien de fois vous a-t-on rappelé à la capitale ? Par téléphone, par télégramme urgent. Mais Fandorine ne répond pas, Fandorine n’est pas là, Fandorine est insaisissable ! commença Joukovski d’un ton courroucé, avant de s’emballer tout à fait : Mais le temps file, un temps précieux ! Tout le monde me harcèle – trois ministres, le chef du gouvernement, le chef de l’état-major général, le souverain lui-même : Où est ce diable de Fandorine ? À Bakou, je réponds. Nous n’arrivons pas à l’en décoller. « Allez le chercher, m’a-t-il été dit. Sinon, le temps qu’il parvienne à Saint-Pétersbourg, il sera trop tard. » Un convoi extraordinaire circulant par des voies spécialement libérées nous a amenés ici en trente-sept heures. Puis nous avons poireauté trois heures et demie dans ce trou ! dit le commandant en agitant la main en direction des volutes de plâtre ornant le plafond. Et quand vous condescendez à paraître, vous nous débitez tout un tas d’âneries, et nous perdons encore du temps !

— Ce ne sont pas des âneries ! protesta Eraste Pétrovitch, piqué au vif. Si nous entrons en guerre contre l’Autriche…

La pesante main de sa Haute Excellence s’abattit sur la table dans un fracas assourdissant.

— Me laisserez-vous terminer, monsieur ?! Je vous savais irrespectueux de la hiérarchie, mais jusqu’à présent vous n’étiez pas suspect de bavardage !

Blême, Fandorine croisa les bras sur sa poitrine et incendia le malappris d’un regard de glace.

Je n’ouvrirai plus la bouche, s’imposa-t-il.

— Bien…

Joukovski passa un mouchoir sur son front en sueur.

— Quelle malédiction, ce climat ! Écoutez et ne m’interrompez plus. Vous avez dit : « Si nous entrons en guerre contre l’Autriche ». Mais pas seulement nous, et pas seulement contre l’Autriche. Nous recevrons le soutien de la France et de l’Angleterre, eux celui de l’Allemagne et de la Turquie. Ce sera le début d’une guerre à échelle européenne, comme nous n’en avons pas connu depuis l’époque de Napoléon, avec mise en śuvre cette fois-ci de moyens de destruction modernes. Il y aura des millions de morts, des pays entiers seront vidés de leurs habitants. Le plus terrible est que ces deux locomotives, engagées sur la même voie, foncent déjà l’une vers l’autre, à une vitesse chaque jour plus folle, et que personne, pas même les machinistes, ne sait comment actionner le frein ou obliquer sur une voie de secours. À Vienne et à Saint-Pétersbourg, à Paris et à Berlin, la foule réclame du gouvernement de la fermeté, les journaux versent de l’huile sur le feu, les corps d’officiers généraux rêvent de médailles et d’avancement, les industriels font déjà le compte des futurs bénéfices que leur vaudront les commandes de l’armée. Seuls les monarques et les chefs d’État encore sensés désirent le maintien de la paix, mais les passions sont trop exacerbées. Quelle tête couronnée, quel homme politique oserait se prononcer contre l’hystérie patriotique de la société ? Ce serait attirer sur soi des accusations de faiblesse…

Eraste Pétrovitch avait oublié l’offense. Il n’eût jamais imaginé que la crise fût allée si loin.

— Vous voulez dire que la guerre est inévitable ? demanda-t-il dans un souffle, profitant d’un bref silence. En ce cas, je ne comprends pas, Votre Haute Excellence, comment vous avez pu, en un moment si crucial, vous absenter de la capitale.

Cette fois-ci, Joukovski ne se fâcha pas.

— Les moyens modernes de communication me donnent la possibilité de diriger à distance les services relevant de ma compétence. Un état-major stratégique, créé au vu des circonstances exceptionnelles, m’accompagne.

Il hocha la tête en direction des officiers et des fonctionnaires.

— Nous travaillons jour et nuit. Nous nous préparons à l’arrestation de personnages suspects, nous déployons les services du contre-espionnage territorial et militaire, nous élaborons des mesures de sécurité pour les entreprises liées à la défense. Mais un espoir est apparu d’éviter un conflit armé, et c’est actuellement le plus important. Voilà pourquoi je suis ici.

— Un espoir ? Lequel ?

— L’idée est née à Vienne, dans les cercles de la cour. L’empereur François-Joseph a quatre-vingt-quatre ans, il a très peur qu’une grande guerre ne se révèle funeste pour le trône. Cependant sa position est extrêmement difficile. L’opinion publique est là-bas encore plus enflammée que chez nous. Les Autrichiens ont soif de venger l’assassinat du couple archiducal. D’après les informations récoltées par leurs services de renseignements, des officiers de la police secrète serbe seraient impliqués dans l’attentat. Vienne ne croit pas que Belgrade voudra en rechercher et arrêter les organisateurs. Elle a présenté à la Serbie un ultimatum composé de dix articles, avec des conditions très dures : dissoudre toutes les ligues et organisations anti-autrichiennes, procéder à une épuration dans l’armée et dans l’appareil d’État, et cetera, et cetera. Belgrade est d’accord sur tout, sauf sur un point : que l’enquête soit confiée à de hauts fonctionnaires autrichiens. De fait, cela signifierait renoncer à la souveraineté nationale. Comment une commission étrangère pourrait-elle exercer des fonctions de police sur le territoire serbe ? Si le roi Pierre Ier accepte pareille chose, une révolution éclatera dans le pays. Le souverain sera tout bonnement tué, comme le fut le roi Alexandre Ier. Le gouvernement serbe a donc demandé de supprimer cet article, et lui seul. Mais Vienne ne peut pas. Le peuple autrichien ne croit pas à une enquête menée exclusivement par les Serbes. Si Belgrade n’annonce pas son accord avant quelques jours, l’ultimatum sera publié dans les journaux. Et alors personne ne pourra plus faire marche arrière. La guerre deviendra inévitable… Il n’est qu’un seul homme en mesure de sortir les négociations de l’impasse et de stopper la catastrophe. Vous.

— P-pardon ?

Fandorine pensait avoir mal entendu.

— François-Joseph a laissé entendre qu’il était prêt à un compromis, à condition que l’enquête soit dirigée par un homme qui, sans être forcément sujet autrichien, jouisse de l’entière confiance de Vienne. L’empereur a cité votre nom. Pour autant que j’aie compris, vous auriez rendu divers services à la maison des Habsbourg…

Le silence expectatif ménagé par le commandant suggérait qu’on attendait d’Eraste Pétrovitch des éclaircissements. Mais il n’en vint pas. Effectivement, quelques années plus tôt, Fandorine avait aidé la malheureuse famille éternellement en proie à des tragédies à résoudre un douloureux problème. Mais l’affaire était délicate, strictement confidentielle, en aucun cas susceptible d’être ébruitée. Il était très possible que le vieil empereur se fût souvenu de Fandorine moins pour ses talents d’enquêteur que pour son aptitude à tenir sa langue.

Sans plus attendre de réponse, Joukovski poursuivit :

— Vienne propose de vous nommer directeur indépendant de l’enquête. Vous aurez deux adjoints, un Autrichien et un Serbe, chacun avec son équipe. L’offre de François-Joseph arrange tout le monde. Belgrade est enthousiaste. Premièrement, vous êtes russe. Deuxièmement, on se souvient là-bas que, durant la guerre de 1876, vous avez combattu comme volontaire dans l’armée serbe. Notre souverain également est satisfait. La Russie se verra attribuer le rôle de pacificateur, la guerre n’aura pas lieu, et notre influence morale dans les Balkans s’en trouvera renforcée. Acceptez-vous de vous charger de cette mission ? Ou plus exactement : vous sentez-vous en droit de la refuser ?

La seconde question laissait entendre une alarme : le général venait de voir une ombre passer sur le visage de Fandorine.

— C’est affreux. J’ai t-tué un homme pour rien…

— Quoi ?

L’adjoint du ministre de l’Intérieur ouvrit des yeux ronds. Le directeur du Département de la police, au contraire, fronça les sourcils. Tous deux échangèrent un regard perplexe.

— Voilà pourquoi les Autrichiens me p-poursuivaient avec tant d’insistance…, murmura Eraste Pétrovitch d’un air encore plus sombre.

— Oui, leur consul à Bakou nous a informés qu’il ne parvenait pas à vous rencontrer, malgré tous ses efforts. Il était au désespoir. Vienne l’inondait de télégrammes chiffrés hystériques.

— Lust a perdu p-patience. Il a essayé de s’emparer de moi par la force. J’ai mal interprété ses agissements et j’ai tué l’un de ses agents…

— Écoutez, Fandorine ! explosa le commandant. Le salut de l’Europe est en jeu, et vous, vous vous attachez à des bêtises ! Les Autrichiens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est que ces manières : s’emparer de vous par la force ? Et pour l’amour de Dieu, cessez de vous écarter du sujet ! Êtes-vous d’accord pour diriger l’enquête ?

— Oui, bien sûr, répondit Eraste Pétrovitch d’un air malheureux.

— Ouf…

Joukovski s’essuya le visage avec son mouchoir puis se tourna vers ses collaborateurs.

— Colonel, j’ai besoin de toute urgence d’une liaison directe avec Tsarskoïe Selo.

— Désolé, Votre Haute Excellence. Je crains qu’il ne soit impossible d’utiliser la ligne de l’hôtel. J’ai donné l’ordre de se procurer tout le nécessaire auprès de l’état-major de la flottille de la Caspienne. Mais cela va prendre deux ou trois heures…

— Alors voilà, fit le général en se levant. Transportons-nous dans les locaux de la direction de la Gendarmerie. Il y a là-bas une ligne directe avec le ministère, et par conséquent on pourra joindre même le souverain. Je dois dans les plus brefs délais informer Sa Majesté que je vous ai trouvé et que vous êtes d’accord, expliqua-t-il à Fandorine. Et, au fait. Félicitations pour votre promotion au grade de conseiller d’État effectif. Désormais, vous êtes vous aussi une « Haute Excellence »…

— Quelle est la raison d’une t-telle distinction ?

— Vous voulez dire « quel est le but ». Vous savez l’importance que les Allemands accordent aux grades. Le décret est déjà rédigé et sera signé sur-le-champ. En outre, vous recevrez une lettre patente vous conférant des pouvoirs spéciaux, ainsi que des messages personnels écrits de la main de Sa Majesté à l’intention des monarques autrichien et serbe. Je vous remettrai ces bélinogrammes à la gare. Cette nuit, quand les documents seront prêts, vous partirez par convoi spécial pour Batoumi. Un yacht rapide vous attendra là-bas au port. Dans quarante-huit heures, vous serez à Vienne. Les Autrichiens insistent sur le fait que c’est d’eux que vous devez recevoir vos instructions, au cours d’une audience impériale. Vous avez des questions ?

Abasourdi, Eraste Pétrovitch se massa le point de concentration, situé exactement au milieu du front.

— Par c-conséquent, je suis libre jusqu’à cette nuit ? J’ai besoin de régler quelques affaires.

— Jusqu’à minuit, précisa le général. Si certains documents n’ont pas le temps d’arriver, vous les recevrez à Batoumi. Pour l’instant, en vertu des pouvoirs dont je dispose, je vais vous délivrer un papier qui vous aidera dans vos démarches. Colonel ! Où est le mandat préparé pour M. Fandorine ?

L’officier lui tendit une enveloppe. Tapée sur vélin à en-tête de l’adjoint du ministre de l’Intérieur, portant signature et cachet de cire, la lettre indiquait que le porteur de la présente, le conseiller d’État effectif E. P. Fandorine, était chargé d’une mission secrète de haute importance pour l’État, en conséquence de quoi toutes les unités de police et de Gendarmerie étaient tenues d’obéir sans discuter à ses ordres, et les services civils invités à lui prêter toute assistance dont il aurait besoin.

— J’ai une r-requête, primordiale. Mon collaborateur a été blessé et se trouve dans un hôpital de la ville…

Joukovski agita la main d’un geste impatient.

— Dites simplement au colonel ce qu’il faut faire, ce sera exécuté point par point. S’il faut un transport, on s’en occupera. S’il faut des soins particuliers, on y pourvoira. Ne pensez plus qu’à Vienne et à Belgrade, ne vous laissez distraire par rien d’autre. Je vous fournirai une escorte composée de mes meilleurs agents, et à Batoumi une équipe de trois secrétaires se joindra à vous.

— Je n’ai pas besoin d’escorte, coupa Fandorine.

Les Autrichiens comprendraient tout de suite qu’il s’agit de cadres du renseignement, songea-t-il, et me traiteraient avec suspicion. Et puis je n’ai que faire de nounous appointées par l’État.

— Je n’ai pas besoin non plus de secrétaires. J’en embaucherai sur place : un Autrichien et un Serbe.

Le général hocha la tête d’un air entendu.

— Eh bien, ça peut se justifier en effet. C’est à vous de voir.

— Quant aux gardes du corps, il m’en s-suffit d’un. Un homme éprouvé, expérimenté. Il me sera utile. Seulement…

— Quoi « seulement » ?

— Il est en délicatesse avec la loi.

— Eraste Pétrovitch ! lâcha Joukovski d’un ton suppliant alors qu’il atteignait la porte. Je vous l’ai déjà dit : ne perdez pas de temps avec des vétilles ! Le souverain attend. Communiquez à Emmanuel Karlovitch le nom de votre protégé, et tout sera réglé. Une dernière chose : c’est d’ici, depuis l’hôtel, qu’on vous conduira à la gare, au lieu de rendez-vous. Aussi veuillez vous trouver dans votre chambre à minuit moins le quart.

Et la porte se referma en claquant derrière Sa Haute Excellence.

Le directeur du Département de la police, qui jusqu’alors s’était tenu muet, se leva aussitôt de sa chaise et prononça d’un ton égal :

— Eh bien, cher monsieur, maintenant que le général Sturm-und-Drang(23) est reparti au galop, causons un peu des affaires bakinoises, posément et en détail.

Même quand il plaisantait, le lugubre Saint-Estèphe s’abstenait de sourire.

— À la différence de Vladimir Fiodorovitch, je suis moins préoccupé par les questions de politique européenne que par la grève. C’est pour cette raison que je suis venu. Quelque tournure que prennent les événements dans les Balkans, le pays ne doit pas rester sans pétrole. Ce serait lourd.

De quoi la chose serait lourde, le directeur du Département de la police ne se donna pas la peine de l’expliquer. Il n’en était pas besoin pour comprendre.

Fandorine énuméra les mesures qu’il était, à son avis, nécessaire de prendre : adresser une sévère remontrance aux industriels du pétrole et prévoir des équipages de secours sur les navires et des brigades de réserve dans les trains.

— C’est trop tard, déclara Emmanuel Karlovitch en hochant la tête quand il eut terminé. J’aurai, bien sûr, un entretien avec les gros bonnets de Bakou, mais ce sera sans effet à présent. Aujourd’hui, à midi pile, toute la flottille pétrolière de la Caspienne s’est brutalement mise en grève. Dans le même temps, l’union des cheminots a déclaré qu’elle s’associait au mouvement. Et ce qui est surprenant, sans agitation préalable et sans revendications affichées. Plus aucun produit pétrolier ne peut plus être livré, à l’exception du pétrole lampant. Les terminaux et les parcs de réservoirs de Tsaritsyne contiennent une semaine de réserves. Voilà le délai dont nous disposons pour faire cesser la grève. Encore heureux que l’oléoduc appartienne à l’État. Sans kérosène, ce serait proprement la catastrophe.

— Aujourd’hui à midi ? répéta lentement Fandorine. Les équipages des navires et les cheminots ? Sans avertissement ni r-revendication ?

— Précisément. On sent derrière tout cela une main de fer, une volonté unique et une organisation parfaite. Vous disiez tout à l’heure qu’à votre avis une grosse opération se préparait ? Sa Haute Excellence vous a interrompu, mais cela m’intéresse vivement. Avez-vous une hypothèse concrète ?

— Par exemple une grève concertée de tous les travailleurs des transports, répondit Eraste Pétrovitch. Mais c’est fait maintenant.

Le directeur du Département de la police hocha la tête, toutefois Fandorine changea de sujet :

— L’homme dont j’aurai besoin dans les Balkans est un criminel actuellement recherché.

— Des crimes graves ? Liés à la politique ?

— Pas politiques, mais très graves, oui. Des meurtres, y compris, sans doute, de fonctionnaires du gouvernement, une évasion de prison et Dieu sait quoi encore. Probablement assez pour dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité.

— Dans ce cas, ce n’est pas de mon ressort.

Saint-Estèphe réfléchit, les yeux mi-clos.

— Je pourrais lui délivrer un passeport d’agent secret, établi sous un faux nom, mais à son retour en territoire russe, votre bandit serait arrêté. Mieux vaudrait qu’il reste à l’étranger.

Imaginer Kara-Gassym vivant hors des limites de Bakou était chose impossible. Et d’ailleurs il n’accepterait jamais.

— Disons que je participerai à l’enquête serbe à la condition que la grâce impériale soit accordée à mon collaborateur.

— Encore une fois, ce n’est pas de ma compétence. Cependant, je suis certain que si votre mission est couronnée de succès, cette demande sera satisfaite.

Qu’ils essaient seulement de ne pas la satisfaire, pensa-t-il. Mais il a raison : ce n’est pas avec le directeur du Département de la police qu’il convient de parler de ça.

— Je vais régler quelques d-dernières affaires en ville, annonça Eraste Pétrovitch en se levant. Je serai de retour dans ma chambre pour minuit. Ad-dieu.

Chez Gassym, l’escalier était, ainsi que d’habitude, encombré de solliciteurs. Comme Fandorine les saluait, ils hochèrent la tête sans rien dire et l’accompagnèrent des yeux – d’un regard vide de curiosité et, de manière générale, de toute émotion.

Le gotchi était assis, occupé à prendre le thé avec un vieillard à barbe blanche.

— J’ai une affaire pour toi, urgente, déclara Fandorine d’un air sombre.

— Eh ! moi aussi j’ai un affaire urgent pour toi, répondit Gassym.Mais un affaire peut toujours attendre. Assieds-toi, bois le thé.

— Mon affaire à moi ne peut pas attendre.

Eraste Pétrovitch posa sur le vieil homme un regard éloquent. L’autre se leva, salua et sortit.

— Tu es pas poli, Yurumbach. Pourquoi tu as chassé le brave homme ? J’ai ramené tes artistes, jusqu’au l’hôtel. Je rentre au maison, les gens m’attendent. Ils attendent depuis longtemps. L’homme vieux, le barbe blanc, est venu parler. Aïe, quelle honte ! Barbe blanc est venu pas pour moi, pour toi il est venu.

— Pour moi ?

Fandorine tourna la tête vers la porte.

— Mais qui est-ce ?

— Un vieux. Il a dit le nom, j’ai pas retenu. Mahmoud, Maksoud. On se fiche du nom !

Le gotchi balaya la question de la main.

— Il a dit un chose important. Tu vas être heureux.

— Moi ? Pourquoi ?

— Il est vivant. On peut à nouveau le tuer, dit Gassym avec un sourire carnassier.

— Qui est vivant ?

— Pivert.

Le menton d’Eraste Pétrovitch s’affaissa de manière disgracieuse.

— Comment est-ce possible ?! Et d’ailleurs comment le vieux connaît-il l’existence du Pivert ?

— Barbe blanc sait que je cherchais Pivert. C’est pour ça qu’il est venu. Il dit on a vu aujourd’hui la Pivert. Elle est vivante, en bonne santé.

— Mais le c-cadavre ? Avec les mains coupées…

— Je le sais ? répliqua le gotchi avec un haussement d’épaules. Toi et moi avons tué quelqu’un pas le bon. Cette chienne de Choubine nous a trompés. Mais Barbe blanc que tu as chassé (aïe, quelle honte !) ne va pas mentir. S’il a dit qu’on a vu la Pivert, c’est qu’on l’a vu.

— Où l’a-t-on vu ? Quand ? demanda Fandorine, toujours incrédule.

— Dans la journée. Dans la Ville Noire. Près de le station où on pompe le kérosène.

— Que faisait-il là-bas ? S’il s’agissait bien du Pivert, évidemment.

— Barbe blanc dit là-bas des gens réparaient le route à côté le station. Comme des ouvriers, mais c’étaient pas les ouvriers. Une homme s’est approché d’eux, elle a chuchoté longtemps. C’était la Pivert. Le petit-fils du vieux la connaît. Il est allé le dire au grand-père. Le grand-père est venu me voir. Ensuite tu es venu, tu as chassé le grand-père. Aïe, c’est pas bien !

Cette fois, Fandorine y croyait. Il venait d’avoir une illumination.

Pour que le blocus pétrolier soit complet, il ne restait qu’une opération à réaliser : mettre hors de service l’oléoduc national. Il ne fera jamais grève, aussi les révolutionnaires ont-ils l’intention d’y commettre un sabotage, songea-t-il. Tout concorde ! Le Pivert est bel et bien en vie !

Les idées défilèrent dans sa tête à toute allure.

Il faut immédiatement alerter Saint-Estèphe ! Mais que peut-il faire ? Il n’a que la police sous ses ordres, or à Bakou on ne peut compter sur elle. Il faudrait faire appel à la troupe. Mais si on envoie des renforts à la station, le Pivert n’osera pas agir. Il portera le coup plus tard, quand je serai parti. Il trouvera bien quelque chose, ce n’est pas l’imagination qui manque à cet individu. Non, il convient de le neutraliser une bonne fois pour toutes !

— J’ai besoin de réfléchir, dit Fandorine.

— Va, écris. Ta cahier est posé là où toujours. Mais moi je vais te dire sans la cahier.

Gassym se tapota le front.

— La Pivert veut mettre le feu au station de pétrole. Cette nuit. Il y a là-bas beaucoup, très beaucoup de kérosène, elle brûle bien. Il y avait la Ville Noire, il y aura la Ville Rouge.

Sur quoi il éclata de rire, heureux de son trait d’esprit.

« Gassym se trompe. Ce n’est pas seulement la station qui brûlera. L’incendie se propagera par tout l’oléoduc, à des centaines de kilomètres, jusqu’à Batoumi. C’est là le projet des révolutionnaires.

Comment empêcher que la station soit la cible d’une attaque ?

Il n’est pas besoin de renforts. La garde, là-bas, est déjà suffisamment nombreuse. Le plan du Pivert ne peut reposer que sur l’effet de surprise.

Qu’essaierais-je à sa place ?

Supposons que j’aie des hommes sous la main. Des armes et des explosifs en quantité.

Il suffit probablement de s’introduire dans la place et de couvrir d’un tapis de bombes les réservoirs de kérosène. Un incendie éclatera, et la suite se déroulera toute seule. Un jeu d’enfant.

Conclusion : affecter toutes les forces disponibles à la protection du périmètre. On peut lever la garde intérieure, elle ne sert à rien.

En outre, il convient de ratisser les terrains attenants. Dans la soirée, les saboteurs se concentreront quelque part dans le voisinage.

Tout cela, je peux m’en charger sans l’aide de personne. Mon mandat me donne ce genre de pouvoirs. »

Fandorine repoussa son cahier avec un soupir satisfait, puis retourna auprès de Gassym.

— Nous allons encore chasser la Pivert cette nuit ? demanda le gotchi tout en mâchant une galette. Nous allons au station ?

— Je n’aurai pas b-besoin de toi là-bas. Et puis, ça ne te vaudrait rien. Des gendarmes, un régime spécial. S’ils te voient, ils t’arrêtent sur-le-champ.

Eraste Pétrovitch s’abstint de donner la vraie raison pour laquelle il avait décidé de ne pas prendre Gassym avec lui. Avec le papier magique du général Joukovski, il aurait pu faire entrer n’importe qui sur un site hautement protégé, même Ali Baba et les quarante voleurs, mais les hommes du Pivert tenaient certainement la station sous surveillance, et Kara-Gassym était une personnalité connue en ville. Ils le reconnaîtraient et se tiendraient sur leurs gardes. Impossible de grimer pareil ours.

— Maintenant il faut que je d-dorme un peu. Deux heures exactement. Je vais m’allonger dans la pièce la plus éloignée. Qu’aucun de tes visiteurs ne vienne y fourrer son nez !

— Je placerai mon poignard sur le seuil. Personne ne le franchira. Dors tranquille, Yurumbach.

Fandorine s’étendit sur le tapis et adopta la posture de relâchement total.

Tout ce qui pouvait être fait a été fait, constata-t-il. Tout ce qu’il faudra encore faire, je le ferai. Et maintenant, rideau. Deux heures de bienheureuse vacuité.

Conversation avec le diable

Le Pivert mâchonnait un fume-cigarette vide. Il était ici strictement interdit de fumer. Son ombre se dessinait, noire sur les carreaux blancs, tantôt plus claire, tantôt plus dense, au rythme de l’ampoule qui clignotait au plafond et qui sans doute n’en avait plus pour longtemps.

— Eh quoi, l’ami, dit mentalement le Pivert à sa propre silhouette, la chasse entre dans sa phase finale ? Il va, il va, il va vers elle, il s’en va retrouver sa belle ?

— Ce Fandorine, hein ? pouffa le diable. Oui, tu l’as bien eu.

Le Pivert consulta sa montre. Le Crabe se débrouillerait tout seul avec la paperasse, on pouvait très bien remplir des formulaires d’une seule main. Il restait encore peut-être une dizaine de minutes. Il fallait se mettre dans le bon état d’esprit, se concentrer au maximum. La moindre erreur pouvait tout faire échouer.

C’est dans ce but qu’il s’était isolé dans les toilettes. Pour être seul un moment.

— Et bavarder avec son vieux pote, pas vrai ? murmura le diable. Maintenant l’Éléphant ne nous échappera pas.

Le stupide animal est légèrement inquiet, il balance ses oreilles, agite un peu la trompe, mais reste persuadé qu’il n’y a pas de vrai danger. Le point le plus vulnérable de son corps gigantesque est on ne peut mieux défendu, il n’a pas de raison de s’effrayer beaucoup.

Comme dans toute grosse affaire, l’essentiel était de trouver le talon d’Achille : le point qu’il suffit de frapper pour étendre raide mort l’ennemi qui semblait invincible.

Ce point, c’est Bakou. Les grandes puissances contemporaines, sans s’en rendre compte, étaient devenues dépendantes des carburants comme on l’est d’une drogue. Sans ressources énergétiques, un État suffoque dans l’instant, comme un organisme où le sang ne circule plus.

La Russie disposait de sources d’énergie : le charbon et le pétrole. Pour ce qui était du charbon, il était difficile d’agir, les lieux d’extraction étaient trop nombreux. Avec le pétrole, c’était plus simple. Près de quatre-vingt-dix pour cent de la production provenaient du même endroit, grand comme une pièce de monnaie : la presqu’île d’Apchéron, séparée du reste du pays par les montagnes du Caucase et par la mer. Les produits pétroliers circulaient par seulement trois artères : par bateau sur la Caspienne, par convoi ferroviaire sur la terre ferme et par oléoduc pour le kérosène.

La voie ferrée était coupée. Il n’avait pas été simple de s’entendre avec les sociaux-démocrates mencheviques, mais ils avaient fini par rallier une position commune.

Les S-R, qui contrôlaient la flottille de tankers de la Caspienne, s’étaient fait longuement, longuement prier, mais avaient accepté eux aussi de se joindre à l’orchestre.

Et cette nuit même aurait lieu l’illumination de la station de pompage de Bakou. Une onde de feu se propagerait sur huit cents kilomètres. En de nombreux endroits, elle endommagerait la voie ferrée que longeait l’oléoduc.

Les camarades du Donbass et de Sibérie provoqueraient une grève générale de l’industrie charbonnière. Les mineurs pour l’instant hésitaient encore, car on venait d’augmenter assez convenablement leurs salaires, mais quand le grand barouf aurait éclaté, la solidarité prolétarienne prendrait le dessus, ainsi que l’esprit inaltérable du pougatchevisme inhérent au peuple russe.

Le pays se trouverait privé de mazout, de pétrole, d’huile de graissage, puis de charbon. Mais plus important encore, il se trouverait privé de kérosène. Les machines-outils et les transports s’arrêteraient, ce serait déjà bien. Mais si jamais la lumière s’éteignait à l’intérieur des maisons (or quatre-vingt-huit pour cent des appareils d’éclairage en Russie fonctionnaient au pétrole lampant), alors viendrait l’époque de la Grande Nuit.

Dans les rues enténébrées des villes pousseraient des barricades que viendraient défendre les ouvriers des usines en grève.

Dans les vastes étendues des terres paysannes recouvertes par l’ombre, les demeures des maîtres tout à coup s’embraseraient.

À l’intérieur des casernes plongées dans le noir, les soldats travaillés par la propagande commenceraient à bouger.

La clique militaro-industrielle serait contrainte d’oublier la guerre impérialiste, chacun se précipiterait pour sauver sa peau. Mais en vain. L’éléphant de l’autocratie, ce géant trois fois centenaire et décrépit, ne tiendrait pas longtemps sur ses grosses pattes en forme de socle. Il s’effondrerait et crèverait.

Et alors la grève générale prendrait fin. La lumière brillerait de nouveau, illuminant l’immense pays enfin libéré de l’esclavage.

— Ce n’est pas pour rien qu’on a baptisé l’opération « Des ténèbres à la lumière », dit le Pivert à son compagnon.

Le diable n’eût pas été le diable s’il n’avait en réponse lancé une pique :

— Tu passes toute ta vie dans l’ombre, dans la clandestinité. Pourras-tu vivre à la lumière ? Ne seras-tu pas aveuglé ?

Des notes insinuantes se firent entendre dans la voix du Malin :

— Peut-être songeras-tu même à fonder une famille ? Tu auras bientôt quarante ans, adieu jeunesse ! Dis-moi, homme-île, et si tu te transformais en presqu’île lorsque la lutte sera terminée ?

— Ne t’approche pas, animal ! s’exclama le Pivert, furieux, interrompant le discours du tentateur. Il faut d’abord abattre l’Éléphant.

Et il pensa en secret, à l’insu même du démon, que lorsque la grande Śuvre commune serait accomplie, il pourrait s’occuper de son bonheur personnel. Créer un isthme relié à une autre île. Et puis, pourquoi pas, constituer tout un archipel.

Quand l’Éléphant aurait crevé, tout cela deviendrait possible.

Combat contre un crustacé

Fandorine arriva à la station de pompage en fiacre. Il portait une fausse barbe et des lunettes, et était coiffé d’une casquette d’ingénieur ornée du bandeau de l’administration des Mines.

Cette précaution ne se révéla pas inutile. Bien qu’il ne fît pas encore nuit, la placette devant le portail et le point de contrôle étaient inondés de lumière électrique. Pas une lueur ne brillait dans les alentours : les corps d’usines, les derricks, les réservoirs, les entrepôts, tout paraissait sans vie. La grève avait changé la Ville Noire en désert inhabité.

L’oléoduc était sérieusement protégé : barrière avec sentinelle, miradors équipés de projecteurs et, le long du mur d’enceinte, des patrouilles restant toujours dans le champ de vision l’une de l’autre.

Eraste Pétrovitch se présenta au chef du corps de garde.

— Très bien, Votre Haute Excellence. Vous êtes attendu.

— Où y a-t-il une c-corbeille à papier ici ?

Il arracha son postiche et fourra ses lunettes dans sa poche. Le lieutenant n’en fut pas surpris ; il avait été averti que le conseiller d’État effectif arriverait grimé.

Avant de partir, Eraste Pétrovitch avait téléphoné à Saint-Estèphe. Il lui avait dit que la station de pompage devait s’attendre durant la nuit à un acte de sabotage, mais qu’il n’était rien besoin d’entreprendre. Il y avait là-bas suffisamment d’hommes, et il dirigerait personnellement la contre-opération. Il avait deux demandes à formuler auprès du directeur du Département de la police : donner au commandant de la garde les instructions nécessaires, et lui faire porter, à lui, Fandorine, un uniforme de fonctionnaire des Mines.

« Et c’est tout ? avait demandé Emmanuel Karlovitch d’un ton nerveux. Vous plaisantez ! Je me rends immédiatement à la station.

— Surtout pas. Cela donnerait l’alarme aux s-saboteurs. »

Saint-Estèphe avait poussé un soupir et s’était résigné.

« À la grâce de Dieu ! Je reste à côté de l’appareil. »

L’officier de service chargé de la sécurité, le capitaine Vassiliev, avait exécuté point par point les ordres reçus par téléphone.

— Aucun changement n’a été apporté à l’emploi du temps habituel avant l’arrivée de Votre Haute Excellence. Seuls moi et mon adjoint, le capitaine Simonachvili, sommes au courant de la menace de sabotage. Sait-on en quoi consiste au juste le plan des criminels ? Que faut-il redouter ? Un assaut, une sape, une attaque de lanceurs de bombes ?

— Je l-l’ignore. J’ignore également à quel moment l’opération aura lieu. Aussi, ne perdons pas de temps. Faites-moi visiter le site, puis allons à l’intérieur.

L’inspection révéla ce qui réclamait d’être observé : il y avait là quantité de petites constructions, cabanes de service, remises, guérites, locaux de stockage. Si un groupe de terroristes parvenait à pénétrer dans les lieux, il ne lui serait pas difficile de se cacher.

Comment le Pivert s’y prendra-t-il pour entrer ? s’interrogea Fandorine. Ah ! le diable le sait. Cependant, il ne compte tout de même pas prendre d’assaut, de front, un objectif gardé par tout un bataillon de gendarmes ? C’est donc qu’il a imaginé une ruse. Peut-être lui et ses hommes sont-ils déjà quelque part ici. Ils attendent le moment favorable ou l’heure convenue.

— Bien. M-montrez-moi où se trouvent les points vulnérables de la station.

— Nous avons soigneusement examiné les mesures de sécurité contre les incendies, expliqua le capitaine chemin faisant. Tout est recouvert d’une épaisse couche de laque ininflammable. Les tuyaux par lesquels le kérosène arrive des raffineries sont, à l’extérieur, réfractaires. L’unique zone où un départ de feu, ou a fortiori une explosion, représenterait un danger, c’est la salle de pompage. Mais vous allez voir comme elle est sévèrement protégée.

Le couloir qu’ils avaient emprunté décrivait un coude avant d’aboutir à une porte. Au-dessus de celle-ci scintillait un étrange arc métallique. Un planton, Mauser à la ceinture, salua l’officier et tendit la main sans rien dire.

Vassiliev entreprit de dégrafer son étui de pistolet.

— C’est une innovation technique, un détecteur de métaux. Si quelqu’un tente d’entrer ici avec un objet métallique pesant plus de cent grammes, un signal d’alarme se déclenche. C’est pourquoi il faut déposer son arme. Même moi. Tout peut arriver ! Qu’un coup de feu parte tout seul, que la balle ricoche… Ça fait peur, rien que d’y penser. Dans la salle de pompage, la garde n’est armée que de poignards à lame courte rangés dans des fourreaux de cuir.

Tous deux remirent leurs pistolets à la sentinelle, le capitaine déboucla également son sabre.

Ils suivirent ensuite un couloir d’une blancheur aveuglante. Sans l’odeur forte et pénétrante de kérosène, on eût pu penser qu’il s’agissait d’une clinique ou d’un laboratoire scientifique ultramoderne.

À chaque pas s’entendait davantage un terrible bruit de forge, comme le souffle profond de quelque géant hors d’haleine qui se fût trouvé à proximité.

— C’est ici le cśur de l’industrie du kérosène. Ici se rejoignent, tels des vaisseaux sanguins, les pipelines de toutes les raffineries, expliquait le capitaine d’une voix vibrante, visiblement fier de sa mission. Une puissante pompe Watt propulse dans l’oléoduc le kérosène qui nous arrive, et imprime au liquide une poussée telle qu’il atteint une vitesse de dix mètres à la seconde. À la station suivante, distante de cinquante kilomètres, le kérosène est à nouveau pompé. Et ainsi de suite jusqu’à Batoumi ! En une année, il part d’ici près d’un million de tonnes de pétrole lampant. Nous fournissons de la lumière à toute la Russie et à la moitié de l’Europe !

Il ouvrit une porte en acier et poursuivit ses explications en criant, tant le souffle cadencé était devenu assourdissant.

À l’autre bout de la vaste salle, une cuve énorme, aux flancs scintillants, atteignait presque la hauteur du plafond, lequel s’élevait à plus de dix mètres. Des tuyaux couraient en haut des murs, et même carrément en l’air, qui amenaient le kérosène à la pompe.

— Un piston de plusieurs tonnes se déplace à l’intérieur, un « piston plongeur », brailla Vassiliev en montrant le gigantesque tonneau. Un moteur électrique, nous avons notre propre générateur ! Si l’alimentation en courant est coupée, la pompe s’arrête tout bonnement. Mais si la moindre étincelle tombe par là, dans la prise d’air… Vous voyez, au-dessus du palier supérieur de l’escalier ?

Mais Fandorine ne leva pas la tête, occupé qu’il était à examiner la salle.

Deux techniciens en blouse bleue s’affairaient dans un coin, assis à croupetons. Deux sentinelles, chacune le poignard à la ceinture, se tenaient de chaque côté de l’escalier métallique dont parlait le commandant de la garde.

— Et aucune personne étrangère ne p-peut entrer ici ?

— Aucune.

— Existe-t-il un autre accès que le couloir par lequel nous sommes arrivés ?

— Non.

Eraste Pétrovitch parcourut encore une fois le local des yeux, avec attention.

— Combien avez-vous d’hommes disponibles, capitaine ?

— La première et la troisième compagnie ont pris la relève. D’après le tableau des effectifs, cela représente trois cent cinquante-huit hommes.

— Comment la garde est-elle répartie ?

— Conformément aux instructions. Quatre pelotons protègent le bâtiment de la station de pompage. Deux sont affectés sur le poutour du site, aux miradors et aux postes de contrôle. Deux autres patrouillent sur le térritoire intérieur. Une souris ne pourrait s’y faufiler, Votre Haute Excellence.

— Nous sommes trop peu pour qu’une s-souris ne puisse passer. Il faudrait l’attraper…

Fandorine se dirigea vers la sortie, le capitaine sur ses talons.

— Nous n’allons pas rester assis à attendre que les criminels jugent bon de nous attaquer. Nous allons porter un coup préventif, et contrarier leur plan. Nous aurons besoin de tous vos hommes. Il n’y a personne à redouter à l’intérieur. Notre mission principale est de défendre le p-périmètre.

— D’après les ordres, je n’ai le droit en aucune circonstance de laisser la salle de pompage sans protection.

— Combien d’hommes cela représente-t-il ? Deux à l’intérieur, et un à côté du détecteur ? dit Eraste Pétrovitch avec un geste indifférent. Resteront également à leur poste les sentinelles en haut des miradors, et la garde à l’entrée. Tous les autres sortiront. Vous établirez un cordon ininterrompu tout autour de l’enceinte. Combien faudra-t-il de monde pour cela ?

Le capitaine se livra à un rapide calcul :

— Quatre cent vingt mètres de périmètre. À raison d’un homme tous les trois mètres, il en faudra cent quarante, autrement dit trois pelotons et demi.

— P-parfait. Vous partagerez les autres en deux groupes. Vous prendrez la tête de l’un, le second sera commandé par votre adjoint. À partir du portail, vous vous étirerez en ligne sur deux rayons et ratisserez la zone attenante en tournant, un groupe progressant vers la gauche, l’autre vers la droite. Vous avez compris la mission ?

— Parfaitement, répondit Vassiliev d’une voix mal assurée. Mais alors il n’y aura presque plus personne à l’intérieur.

— La station sera scellée hermétiquement par le cordon externe. Le portail sera toujours g-gardé. Je resterai moi-même à l’intérieur, puis me joindrai au groupe qui aura découvert l’adversaire et engagé le combat. Si jusqu’à maintenant nous avons fait mine de ne rien soupçonner, à présent le facteur décisif est la rapidité. Donnez le signal d’alerte, commandez « Aux armes ! ». Et puis vite, au pas de course. Il est vingt-deux heures quarante-neuf. À onze heures pile, et pas une seconde plus tard, l’opération de ratissage doit commencer. Exécution !

L’officier était un vrai soldat, discipliné. Ayant reçu un ordre clair, il cessa d’émettre des doutes. Il sortit un sifflet, souffla dedans d’une certaine manière, par trois fois. Deux ou trois secondes plus tard, des trilles identiques retentissaient aux quatre coins du site. Quelques instants encore, et partout résonnaient des cris de commandement, des piétinements de bottes, des cliquetis d’armes.

Fandorine se tenait dans la cour, devant le portail, la mine sévère, l’śil rivé sur sa montre. Ce n’était pas au début de l’opération qu’il pensait, cependant, mais au fait qu’il ne serait jamais rentré au National pour minuit.

Ce n’est rien, songea-t-il. Le train m’est spécialement destiné, il ne s’en ira pas. Le général Joukovski n’est pas une demoiselle, lui non plus, il attendra. Qui plus est, Saint-Estèphe l’a certainement informé de la tâche qui m’occupe actuellement.

Son cśur s’était mis à battre plus vite. La fièvre, l’avant-goût de la chasse, le parfum brutal du danger – n’était-ce pas ça, la vraie vie ?

Mais peut-être arriverai-je à temps après tout, se dit Eraste Pétrovitch quand, à onze heures pile, il entendit de l’autre côté des portes :

— Colonne, en avant, au pas de course !

Ordre aussitôt répété, à quelques mètres de distance, avec un accent géorgien :

— Côlônne, an avane, au pas dès course !

La cour à présent était vide. Seules deux silhouettes se dessinaient en noir près du corps de garde, devant le portillon découpé dans le vantail : une sentinelle et son chef.

C’est le moment !

D’un pas assez lent à première vue (mais en réalité très rapide), Fandorine marcha jusqu’au bâtiment le plus proche (qui abritait, apparemment, le générateur évoqué par le capitaine), comme s’il se promenait sans but. Quittant la lumière, il ôta tous ses vêtements de dessus pour se faire presque totalement invisible. Le conseiller d’État effectif ne garda sur lui qu’un costume noir et moulant de shinobi. Il n’aimait pas porter un masque, aussi passa-t-il simplement sa main teintée d’une solution spéciale sur son visage, et sa peau s’assombrit.

Même si quelqu’un maintenant eût surveillé la cour avec attention, jamais il n’eût repéré l’ombre désincarnée qui se faufilait le long des murs en direction de l’entrée du corps principal.

Dans le couloir désert, Fandorine se déplaça très vite, sans le moindre bruit.

Ils sont déjà là !

Sous le cadre du détecteur de métaux, le planton gisait, face contre terre. Une flaque sombre se répandait sous lui. Le Mauser était resté dans son étui : le ou les meurtriers avaient négligé de le prendre. Et l’on comprenait pourquoi : ils savaient que le système d’alarme fonctionnerait.

Ils veulent non seulement saboter l’installation, mais aussi prendre la poudre d’escampette. Il s’agit donc d’une bombe à mécanisme d’horlogerie, conclut-il.

Eraste Pétrovitch n’avait nulle intention, lui non plus, de déclencher le mugissement de la sirène, aussi glissa-t-il son Webley dans le casier. Puis il reprit sa course.

Il se demandait bien comment le Pivert avait réussi tout de même à s’introduire dans le saint des saints.

Quand il eut entrouvert la porte de la salle de pompage, il reçut la réponse à sa question.

Ah, voilà ! Très habile…

Deux corps en uniforme de gendarme étaient étendus par terre ; deux hommes en blouse bleue se tenaient accroupis, concentrés sur leur tâche – impossible de distinguer par-dessus leurs dos à quoi, précisément, ils s’affairaient.

Ainsi nous sommes des techniciens. Nous avons éliminé la garde, ce qui ne posait guère de problème, et à présent nous assemblons un engin explosif. Voyons, voyons, lequel d’entre nous est le Pivert ?

Certainement celui qui donnait les instructions en se reportant à une feuille de papier. L’homme gardait la main gauche dans sa poche. C’était son compagnon qui accomplissait tout le travail.

À cause du vacarme produit par la pompe, le chef était obligé de crier. Eraste Pétrovitch discernait presque chaque mot.

— … Maintenant, enfoncer le bouton à fond. Tourner la molette de douze crans.

— Pas si vite ! répondit l’exécutant. Je n’ai pas le temps de suivre ! Voilà, maintenant c’est fait. Et ensuite ?

L’autre prononça une phrase inintelligible, en même temps qu’il tendait la main vers le haut. Alors le second se redressa et courut vers l’escalier. Il serrait dans une main une sorte de boîte noire, de l’autre il empoigna la rampe.

Le Pivert se tenait de dos, la main gauche toujours dans la poche. Il regardait tantôt sa feuille, tantôt son complice. Celui-ci ne s’occupait pas davantage de ce qui se passait derrière lui : il grimpait et grimpait les marches.

Peut-être réussirai-je à capturer les deux, se dit Fandorine.

Il s’avança.

— Tu vois le carter ? Non, regarde plus à gauche ! commanda le Pivert. Là, à côté du presse-étoupe supérieur, il doit y avoir le régulateur d’air !

— Ça y est, je le vois !

— Monte la fixation magnétique. Tu te rappelles comment ?

L’ombre noire n’était plus qu’à un pas du donneur d’ordres, et celui-ci ne sentait, n’entendait rien. Fandorine s’apprêtait à saisir le Pivert par le cou, quand l’homme devant lui, levant la tête, demanda d’une voix forte :

— Écoute, le Pivert, tu crois que cinq minutes nous suffiront ? On risque d’être retardés au portail.

Le Pivert, c’est donc l’autre ? s’étonna Fandorine.

Voilà qui changeait les priorités.

— Ne t’en fais pas, le Crabe. Nous aurons le temps ! répondit l’autre, perché en hauteur, dans un tintamarre métallique. Et sinon, le diable nous emporte. Deux minutes de plus, c’est trop de risque !

Il faut qu’il redescende. Autrement, je ne pourrai pas l’avoir vivant, constata Fandorine.

Au lieu de mettre hors circuit l’homme à la feuille de papier, comme il l’avait projeté au début, il lui empoigna solidement les mains par-derrière et lui chuchota à l’oreille :

— Continue à donner tes instructions, le Crabe. Un soupir, et je te tue.

Et il poussa vers l’avant le terroriste stupéfait, pressant les points névralgiques de ses poignets pour plus de persuasion. L’autre gémit, puis se mit à marcher docilement à petits pas.

— Halte !

Ils se trouvaient à présent juste au bas de l’escalier. D’en haut, on ne les voyait plus. Le Crabe respirait péniblement, mais se tenait sage.

— Crie-lui : « Il y a là un truc embrouillé. Je n’y comprends rien. Descends un moment », lui murmura Eraste Pétrovitch en serrant les doigts encore plus fort.

Au lieu de répondre, le terroriste se rua en avant, tout en flanquant à Fandorine un coup de talon dans le tibia. Sous la douleur, sa vue un instant s’obscurcit, mais ce n’est pas là ce qui le désarçonna. Le bras gauche du Crabe parut s’allonger comme par magie, puis se détacha complètement du corps. Abasourdi, Fandorine relâcha son étreinte.

Le saboteur acheva alors de se libérer. Il ne resta dans la main d’Eraste Pétrovitch qu’une prothèse gantée de cuir.

Le Crabe se révélait manchot !

Mais il n’était plus temps de s’étonner. Un couteau scintilla.

Fandorine reconnut la manière de frapper : c’était ainsi, de l’épaule gauche à l’épaule droite, d’un coup tranchant, que l’homme, sous le wagon, avait tenté de le tuer.

Eraste Pétrovitch eut à peine le temps de se rejeter en arrière et fut contraint de reculer encore. L’infirme maniait à la perfection l’arme blanche. Il enchaînait les bottes, attaquait sans laisser une seconde de répit.

— Vas-y, le Pivert, vas-y ! cria-t-il. Je le retiens ! Règle sur trois minutes ! Non, deux ! Et cours, cours !

Du coin de l’śil (il n’avait pas le loisir de lever la tête), Fandorine vit une ombre se déplacer sur l’un des tuyaux passant sous le plafond.

Un son mou en même temps qu’élastique. Le Pivert venait de sauter à terre.

Allait-il l’attaquer dans le dos ? Ce serait parfait.

Malédiction ! La porte métallique venait de claquer.

Il s’en allait !

Enfin Fandorine parvint à saisir le bras de son assaillant. Mais le Crabe possédait dans son unique pince une force extraordinaire – il réussit à se dégager.

Eraste Pétrovitch enrageait de perdre autant de temps avec un estropié. Et la bombe qui égrenait son tic-tac, et le Pivert en train de détaler !

Rien à faire, se dit-il. Adieu, le Crabe. Tu ne veux pas vivre, tant pis pour toi.

Reculant d’un bond, Fandorine sortit son Derringer. Le petit pistolet pesait moins de cent grammes, et l’ingénieux détecteur de métal n’y avait pas réagi.

Le Derringer a quantité de défauts : une unique cartouche, un calibre minuscule, on ne peut tuer raide son adversaire qu’à condition de lui tirer précisément dans l’śil. Mais il possédait aussi une qualité, infiniment précieuse en l’occurrence. Une qualité qu’Eraste Pétrovitch mit à profit.

Le coup de feu claqua, fort peu bruyant. La balle toucha le point visé : un śil étincelant de fureur. Si Fandorine avait tiré avec une arme d’une puissance plus meurtrière, il eût couru le risque que le projectile traversât la cible de part en part et ricochât de manière imprévisible. Là, aucun danger : le camarade Crabe s’effondra, mort, et la balle resta fichée dans son crâne.

En un éclair Fandorine vola en haut de l’escalier, escaladant les marches quatre à quatre, sans même toucher la rampe des mains.

Pendant quelques secondes, il observa avec attention le cadran de la bombe à retardement pour identifier le système.

Le Pivert n’avait réglé le compteur ni sur trois minutes, ni même sur deux, mais sur soixante secondes. Et cinquante étaient déjà passées.

Mais même dix secondes, c’est beaucoup. Surtout quand la bombe relève d’un mécanisme aussi rudimentaire, avec un simple détonateur à pile Lewis.

Eraste Pétrovitch ôta la batterie, et l’aiguille s’arrêta.

À présent, il pouvait s’occuper du Pivert. Celui-ci avait-il eu le temps de se sauver bien loin ? Et comment comptait-il franchir le portail ?

Sans perdre de temps à redescendre l’escalier, Fandorine suivit le chemin que le Pivert, une minute plus tôt, avait pris pour s’enfuir : il courut le long du tuyau apportant le kérosène, puis sauta à terre. Pour un homme non entraîné, sauter d’une hauteur de près de sept mètres représentait une gageure. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’Eraste Pétrovitch y parvînt : il s’était spécialement initié à la science des sauts et des chutes. Mais qu’en était-il du Pivert ?

Le cas est difficile. Visiblement, il va falloir courir un peu, pensa Fandorine. Non sans plaisir.

Un homme blanc dans une ville noire

Le Webley n’était plus dans le casier. Eraste Pétrovitch poussa un juron. Ce maudit Pivert, non content de savoir sauter aussi bien qu’un ninja, s’y connaissait parfaitement en armes. Monsieur savait choisir ! Le Mauser de la sentinelle poignardée l’avait laissé indifférent.

Eh bien, maintenant, il n’était plus du tout question de laisser filer le malfaisant. Il n’y avait d’autre Webley comme celui-là sur terre. Fandorine avait lui-même apporté des perfectionnements au modèle existant. L’exemplaire qu’il possédait avait été fabriqué sur mesure, et il avait dû l’attendre près d’un an.

Le criminel avait laissé une trace bien visible dans la cour.

Près du perron, dans l’ombre, un homme était étendu, bras en croix. S’il était en chemise, ses bottes et son pantalon étaient d’uniforme. C’était le chef du corps de garde auquel Fandorine, moins d’une heure plus tôt, avait présenté son mandat. Sans doute avait-il entendu les cris provenant du corps principal et décidé d’aller voir ce qui se passait…

L’absence de casquette, de tunique et de ceinturon soufflait dans quelle direction le meurtrier avait pu s’éclipser.

Eraste Pétrovitch courut droit au portail. Une sentinelle brandit sa baïonnette à son approche.

— On passe pas ! Qui va là ? hurla-t-elle, regardant avec effroi la figure sale et la silhouette noire du conseiller d’État effectif.

À en juger par l’accent, c’était un Tatar. À son poste depuis peu de temps. Fandorine ne l’avait pas vu quand il était entré.

Présenter son mandat à pareil personnage n’eût été qu’une perte de temps, or celui-ci était précieux.

Écartant la baïonnette, Eraste Pétrovitch empoigna le soldat par la gorge.

— Un officier est-il sorti à l’instant ?

— Oui, siffla le Tatar.

Il était tout jeune, une nouvelle recrue.

— Il m’a dit : « Attache tes boutons, abruti. »

Fandorine balança la carabine au loin, pour que le soldat, dans son zèle, ne lui tirât pas dans le dos. Puis il passa en courant la barrière.

À droite et à gauche, des appels retentissaient dans la nuit : les deux colonnes procédaient au ratissage de la zone. Mais droit devant, tout était silencieux. Le Pivert n’avait pu s’enfuir que dans cette direction.

Invisible dans l’obscurité, presque aérien, sans un bruit, Eraste Pétrovitch courut sur la route, se fiant moins aux ombres qu’il discernait dans la nuit qu’aux sons qui parvenaient à ses oreilles.

Dans cette ville morte, on pouvait se perdre ou se cacher n’importe où. Mais Fandorine avait l’impression de bien connaître son adversaire, et depuis longtemps.

Le Pivert n’était pas de ceux qui disparaissaient en s’enfuyant. Il avait compris que l’opération avait échoué : la station n’avait pas explosé. Il connaissait le responsable de son échec. Et – on pouvait n’en pas douter – brûlait d’exercer sa vengeance. Il suffisait donc de lui en fournir le moyen.

Sans s’arrêter, Eraste Pétrovitch essuya de sa manche la teinture qui couvrait son visage, ôta sa veste et arracha son bonnet. Il avait cessé d’être invisible. Il se matérialisait. Et il fallut encore que la lune se mît de la partie, comme désireuse d’assister à la rencontre des deux ennemis jurés.

Son torse nu, sa face au teint clair, son crâne hérissé d’une brosse de poils blancs devaient se détacher sur l’arrière-fond d’un noir total comme un dessin à la craie sur un tableau d’école.

Pour accentuer l’effet, Fandorine se prit en outre à lancer des cris, tout en avançant sans trop presser le pas entre les bâtiments ensevelis dans l’ombre :

— Eh, l’oiseau pivert ! Viens te poser par ici ! Je suis seul !

Au-devant il aperçut un carrefour éclairé par des réverbères. Il n’y avait pas de sens pour le Pivert à progresser plus loin. Là-bas se trouvait le poste de police situé à la frontière de Bakou et de la Ville Noire. Jamais le Pivert ne prendrait cette direction.

Il ne vint pas à l’esprit de Fandorine d’appeler les policiers à l’aide. Il n’avait même pas pris avec lui le Mauser de la sentinelle tuée. Pour ne pas avoir la tentation d’abattre celui qu’il importait de prendre vivant.

Non, repensa Fandorine, le Pivert ne peut pas s’enfuir sans s’être vengé alors qu’il a reconnu sa défaite. Il voudra forcément me dégommer d’un coup de bec. Autrement, il ne serait pas un pivert mais un simple piaf. Il est quelque part ici. Il se tient caché. Il surveille. Eh, où es-tu ? Il n’y a aucune ruse, n’aie pas peur. Je suis seul, sans arme. La cible idéale !

Eraste Pétrovitch rebroussa chemin. Il marchait lentement à présent, et tous les vingt pas s’arrêtait pour crier aux ténèbres :

— J’ai tué votre ami manchot ! Pas une doublure cette fois-ci, le vrai ! Vous ne voulez vraiment pas le venger ?

Il le voulait, et comment qu’il le voulait ! Il suffisait de se rappeler qu’à la veille d’une opération de sabotage de grande envergure le Pivert, au risque de tout mettre en péril, s’était rendu à Yalta pour tuer Spiridonov, avec qui les révolutionnaires avaient de vieux comptes à régler.

La nuit était paisible. Pas un bruit alentour. Ses cris devaient porter loin.

Le Pivert l’entendait. Il était tout près. Il se glissait à pas de loup ou bien avait déjà pris position et le mettait en joue.

Le Webley était une excellente arme : précis, pratique, rapide, mais il ne touchait à coup sûr sa cible que dans un rayon de vingt-cinq mètres, au maximum trente. Si le Pivert l’avait préféré au Mauser, c’est qu’il connaissait certainement ses qualités et ses faiblesses. Il ne se risquerait pas à tirer de loin.

C’est pourquoi Eraste Pétrovitch s’appliquait à se mouvoir de façon à ne pas se trouver sur plus de deux lignes de tir en même temps. Surveiller deux points, c’était possible, trois, c’était plus ardu.

Mais voilà que se présenta devant lui un lieu où le tireur pouvait s’être embusqué en trois endroits différents : au milieu de la rue se dressait la forme noire d’une guérite de transformateur. Quand Eraste Pétrovitch était passé là à l’aller, il avait franchi cette zone dangereuse sans réfléchir, tant il était sûr que le Pivert était quelque part au-devant. Maintenant cependant il lui fallait choisir : contourner la guérite par la droite ou par la gauche ? Dans tous les cas, la distance par rapport aux points propices à une embuscade ne dépassait pas vingt mètres.

Fandorine eût choisi, quant à lui, la maisonnette en torchis aux fenêtres crevées, presque adjacente à la route. Mais il n’était pas moins commode de tirer de derrière la guérite, ou depuis l’autre côté, où un monceau de briques concassées se dessinait dans l’ombre.

Et la lune qui brillait soudain d’un éclat plus vif ! Le vent venait de chasser les légers nuages transparents qui voilaient le ciel.

Eraste Pétrovitch cessa de crier. C’était devenu inutile. Si le Pivert avait pris la fuite malgré tout, il ne l’entendrait pas. Et s’il était là, à quoi bon se fatiguer les cordes vocales ?

Tout en gardant un śil sur la façade percée de trous béants, Fandorine ralentit le pas. En pareille situation, il ne suffisait plus de s’en remettre à son ouïe. L’adversaire n’était pas assez bête pour se trahir en armant bruyamment la culasse de son arme. La balle était certainement engagée dans la chambre, le cran de sûreté levé. Tout le plan de Fandorine reposait uniquement sur le fameux hikan, le « sentir par la peau », un outil, autrement dit, ignoré de la science, et par conséquent peu sûr. Les ninjas croient que le regard humain est matériel ; s’il est dirigé sur vous, vous pouvez le percevoir. Plus le regard est concentré et chargé d’émotion, plus sa pression est manifeste.

Il est fort possible que ce ne fût qu’une illusion due à la tension nerveuse, cependant Fandorine sentit soudain comme un fourmillement sur sa peau. Quelqu’un le fixait depuis les ténèbres. À en juger par l’intensité de la sensation, il s’agissait d’un regard lourd d’attention et d’affect.

La seule chose étrange était que ce frisson glacé lui avait couru dans le cou, au-dessous de la nuque, alors que la personne qui le prenait pour cible eût dû se trouver devant lui. Il avait dépassé la masure en torchis, et personne n’avait tiré.

Eraste Pétrovitch se figea, prêt à se mettre en mouvement au premier éclair qui jaillirait.

— Les mains en l’air, Votre Haute Excellence !

La voix avait retenti dans son dos. Le hikan ne l’avait pas trompé. Il aurait dû l’écouter.

Ainsi il est dans la maison ! comprit Fandorine. À la fenêtre la plus à droite, semble-t-il. Pourquoi n’a-t-il pas tiré plus tôt ? Pourquoi ne tire-t-il pas maintenant ?

Une plaisante conversation

— Pas la peine de vous retourner, en revanche, avertit la voix moqueuse. Ou je ferai feu. J’ai très envie de causer, mais je n’hésiterai pas.

J’ai sous-estimé son sang-froid, réalisa Fandorine. Il m’a laissé passer pour se retrouver en position favorable. Et s’il ne tire pas, c’est parce qu’il veut savoir comment j’ai découvert le plan de sabotage de la station.

— Lentement, à genoux, ordonna le Pivert.

Que faire ? Se relever quand on est à genoux, c’est s’offrir pour cible immobile un instant de trop. Alors que si je lance le « carrousel » maintenant, en position debout, du diable s’il fait mouche à une telle distance !

Et cependant Fandorine s’exécuta. Le « carrousel » interdirait toute conversation. L’affaire se terminerait par un corps-à-corps à l’issue mortelle. Un cadavre muet ne répondrait à aucune question. En admettant même qu’il parvienne à capturer le Pivert vivant, un tel homme n’ouvrirait jamais la bouche, rien ne saurait l’effrayer. Or Eraste Pétrovitch avait très envie d’obtenir quelques réponses.

Et puis, une fois qu’il serait à genoux, l’adversaire se relâcherait un peu et s’approcherait. Ce qui était tout à fait, tout à fait souhaitable.

Mais le Pivert se révéla décevant : il resta là où il était. Il savait visiblement qu’il ne fallait en aucun cas s’approcher de Fandorine. Et il était sûr de son adresse au tir.

Mais quoi ! dès lors que l’ennemi ne doutait plus de la victoire, il se montrerait plus sincère. Pourquoi mentir à un homme condamné à mourir dans les cinq minutes ? Le procédé était risqué mais fonctionnait à la perfection, Eraste Pétrovitch y avait eu recours bien des fois dans sa vie.

— Qui vous a livré mon plan ? demanda le Pivert, exactement comme Fandorine l’avait prévu.

— Personne.

— Comment l’avez-vous deviné alors ?

— Je n’ai rien deviné. J’ai jeté une ligne avec un appât, et vous avez mordu.

— Je ne comprends pas. Vous pouvez éviter les allégories ?

L’irritation perçait dans la voix.

— Il ne faut p-pas lire les journaux intimes des autres. Vous pensiez vraiment que je ne me doutais pas qu’un de vos hommes tournait autour de Gassym et fourrait périodiquement son nez dans mes écrits ? Sa maison est un vrai moulin à vent, c’est un jeu d’enfant que d’y envoyer des espions. Il m’a donc suffi d’écrire qu’il faudrait remplacer d’urgence les équipages des navires et des locomotives pour que la flottille de la Caspienne et le chemin de fer se déclarent en grève simultanément.

Aucune réaction – un silence prudent.

— Lorsque j’ai appris que vous étiez sain et sauf, poursuivit Fandorine (sans plus du tout bégayer, ce qui lui arrivait dans les moments d’extrême tension), je me suis longuement creusé la tête : pourquoi le camarade Ulysse avait-il donc cessé de me donner la chasse ? Et puis j’ai compris : vous aviez besoin de moi pour une raison ou une autre. Aujourd’hui j’ai deviné pourquoi. Vous vouliez m’utiliser de quelque manière. Qu’attendiez-vous de moi ?

— Que vous rappliquiez aussitôt, que vous donniez l’alarme, et que la plus grosse part des gendarmes coure ratisser les environs… J’aurais dû me douter que l’affaire n’était pas nette quand ils sont tous sortis excepté les hommes de garde, répondit le Pivert d’un ton maussade, se laissant prendre au jeu.

— Vous avez envoyé exprès le vieux chez Gassym.

C’était là un constat de la part d’Eraste Pétrovitch, et non une question. Tout s’éclaircissait peu à peu.

— Mais comment avez-vous su que le général Joukovski allait venir et m’octroyer des pouvoirs spéciaux ?

— Les télégrammes chiffrés volaient entre Saint-Pétersbourg et Bakou. Je les ai lus. J’ai un homme qui travaille au télégraphe du ministère…

La voix était pensive. Le Pivert digérait ce qu’il venait d’entendre.

— Oui, vous m’avez habilement feinté avec votre journal intime, Votre Défunte Haute Excellence.

Et voilà, maintenant il fallait parler très vite, car après ces mots, le coup de feu devait suivre. Le Pivert avait les réponses à toutes ses questions.

— Vous serez encore curieux d’apprendre une chose…, dit Eraste Pétrovitch sans aller plus loin.

Pas un homme au monde ne serait capable de tuer celui qui commence une phrase de cette manière.

— Laquelle ?

Mais rien. Je baratine, répondit Fandorine en son for intérieur.

À partir de cet instant, il interdit à son cerveau tout travail de pensée. Il convenait à présent qu’il s’en remît entièrement à son corps, seul capable de le sauver en pareille situation. Les réflexes naturels étaient plus rapides et immédiats que n’importe quel acte conscient.

Sans se redresser, il effectua une culbute en avant. La balle siffla, fendant l’air juste au-dessus de lui.

Puis il roula sur le flanc et se releva d’un bond. Une gerbe de poussière jaillit à ses pieds.

L’heure était venue du « carrousel ». Eraste Pétrovitch prit un bref élan et se lança dans une série de roues, se repoussant avec les mains à chaque rotation. L’adversaire eut le temps de tirer encore trois fois avant que Fandorine se retrouvât dans l’angle mort et se collât au mur, au coin de la maison.

Le Webley contenait sept balles. Force serait par conséquent de s’exposer encore deux fois.

Se déplaçant sans un bruit, Eraste Pétrovitch contourna la bicoque par l’arrière pour couper la retraite à l’ennemi. À une si faible distance, il eût entendu le moindre frôlement et déterminé les gestes de l’adversaire. Mais tout était silencieux dans la maison. Le Pivert n’avait pas bougé. Il attendait.

Ce monsieur a du sang-froid, il n’y a pas à dire, reconnut Fandorine. Heureusement qu’il lui reste deux balles et non une seule. Il serait bien capable de dépenser la dernière pour lui, alors qu’ainsi notre homme a l’illusion de pouvoir encore prendre le dessus. Comment s’emparer de lui là-dedans ? La baraque est minuscule. Si je force la porte ou que je saute par la fenêtre, à bout portant il ne me ratera pas.

L’art de « ceux qui se déplacent sans bruit » enseigne ceci : quand tu es désarmé, regarde bien autour de toi et tu trouveras forcément une arme.

Fandorine regarda bien autour de lui. Il n’en repéra aucune. En revanche, il aperçut le reflet un peu mat d’une flaque de pétrole, comme on en voyait par centaines dans la Ville Noire.

Il ôta son pantalon moulant, pour ne plus garder sur soi que son pagne. Il avait vêtu celui-ci en prévision d’épisodes mouvementés, et non par amour de l’exotisme. Nouée d’une certaine manière, la bande d’étoffe stimulait judicieusement le tanden, ce point d’énergie situé à un sun au-dessous du nombril.

Eraste Pétrovitch trempa le vêtement japonais dans l’épais liquide noir et malodorant. Il fronça le nez. Quelle immonde saleté, tout de même, que ce pétrole ! Impossible, décidément, d’y échapper !

Il s’en enduisit du sommet du crâne jusqu’aux talons et redevint tout noir, se fondant à nouveau avec la nuit.

Il portait, fixé sous l’aisselle au moyen d’un sparadrap spécial, le nécessaire de base du ninja : une lame souple et étroite avec un côté à dents de scie (il n’en aurait pas besoin) ; une sarbacane à fléchettes empoisonnées (même chose) ; le briquet à amadou à l’épreuve de l’eau (lequel, en revanche, convenait exactement à son dessein).

Un ricanement lui parvint de la maison.

— Qu’est-ce que vous fabriquez là, Fandorine ? Revenez donc éclairer ma lanterne.

Il est en face de la porte, donc… Dos aux fenêtres, entre l’embrasure centrale et celle de gauche… Je vais t’en donner, de la lumière, attends un peu.

Eraste Pétrovitch observa la lune vers laquelle, lentement mais sûrement, flottait un nuage de bonne taille, noir et dense. Il ne lui restait plus qu’une minute ou deux à attendre.

— Vous ne sauriez pas, par hasard, qui nous avons occis à votre place la nuit dernière ? demanda Fandorine, dans l’espoir de soutirer encore quelques informations à l’adversaire.

Mais l’autre ne mordit pas à l’hameçon.

— Les règles du jeu ont changé. Plus aucune révélation. Si vous vous laissez descendre, alors soit, avant de vous tuer, je satisferai votre curiosité.

C’est un indice, se dit Eraste Pétrovitch. Il connaît l’identité de l’homme aux mains coupées.

La lune s’obscurcit soudain, avant de disparaître tout à fait, laissant la Ville Noire plongée dans une nuit totale.

Au même instant, Fandorine battit le briquet et enflamma le tissu imbibé de pétrole.

Il cligna les paupières pour ne pas être ébloui par la flamme, courut jusqu’au trou béant de la fenêtre et jeta son flambeau à l’intérieur.

Comme il convenait de s’y attendre, le Pivert se retourna et appuya d’instinct sur la détente. Fandorine, cependant, avait déjà gagné d’un bond la fenêtre suivante. Il plongea par-dessus l’appui, se plaqua au sol et se figea.

L’homme au pistolet, éclairé à présent par les flammes, pivota vivement sur son axe, mais ne put distinguer la silhouette noire collée à la terre battue.

Pourvu qu’il ne se tue pas !

Eraste Pétrovitch recourut alors à un subterfuge parfaitement enfantin, qui ne figurait pas dans les préceptes du ninjutsu. Il dit tout haut : « Ouah ! », et roula sur le côté.

Levant la main, le Pivert tira sa septième balle. Des éclats volèrent, détachés du mur.

— Eh bien voilà.

Fandorine se releva sans hâte.

— Vous avez eu tort d’hésiter. Vous auriez dû en finir tout de suite, dès lors qu’il ne vous restait plus qu’une cartouche à tirer. Allons-nous nous battre, ou bien préférez-vous vous rendre maintenant ?

La main en visière au-dessus de ses yeux, l’adversaire vaincu avait beau scruter l’ombre, il continuait de ne rien voir.

Eraste Pétrovitch s’approcha.

— Restez où vous êtes, Votre Haute Excellence. Vous êtes sale comme un cochon. Vous allez souiller mes vêtements, déclara Ulysse alias le Pivert, avec un calme confondant. Non, je ne vais pas me battre avec vous. Et je n’ai aucune raison de vouloir mourir. Les bolcheviques ne sont pas des demoiselles hystériques, ils ne se suicident pas. La dialectique nous l’enseigne : chaque défaite est une marche vers la victoire.

Fandorine eût aimé voir le visage de ce philosophe, mais l’homme se tenait dos au feu. Tant pis, il serait toujours temps.

— Ôtez votre veste. Sans geste brusque, autrement je vous casse les deux bras. À t-tout hasard.

Le Pivert quitta sa tunique d’officier avec une louable lenteur, puis se tourna pour montrer qu’il n’avait pas d’autre arme sur lui.

À mi-voix il lâcha :

— Alors, grandes oreilles ? Tu t’en es tiré ? Tu triomphes ?

— P-pourquoi me qualifiez-vous de grandes oreilles ? protesta Fandorine, surpris.

Le prisonnier semblait dans une sorte d’état second. Il se mit à divaguer.

— L’éléphant finira pas crever d’une manière ou d’une autre, dit-il. Et vous, le magicien japonais, n’aurez fait qu’empirer les choses. La révolution de toute façon éclatera. Mais il faudra d’abord en passer par une guerre mondiale. Au lieu de pétrole, ce sont des millions de vies qui serviront de combustible. Et viendront les Ténèbres, et après elles, la Lumière.

Tous ces ardents révolutionnaires sont au fond des malades mentaux, songea Eraste Pétrovitch. Ce n’est pas à la potence ni au bagne qu’il faudrait les envoyer, mais à l’hôpital psychiatrique.

— Il n’y aura aucune guerre mondiale, assura-t-il au Pivert tout en palpant les coutures de ses vêtements. Vous pouvez m’en croire… Tournez-vous vers la lumière. Je veux vous regarder.

Les deux ennemis jurés se dévisagèrent durant plusieurs secondes.

Il ressemble à un démon, jugea Fandorine. Ses yeux sont comme de feu liquide, mais ce sont les flammes qui s’y reflètent. Quant aux ombres pourpres, elles n’ont pas d’autre origine. Voilà toute l’explication de cet air infernal.

Le pantalon japonais acheva de se consumer. La lumière s’éteignit.

Mais l’obscurité ne dura guère. Presque aussitôt, surgissant de derrière le nuage, la lune se remit à briller.

Un conte cruel

Fandorine avait vérifié bien des fois cette importante vérité. L’accueil qu’on réserve à un homme ne dépend pas de l’habit qu’il porte, mais de tout autres paramètres : l’expression des yeux, la manière de parler, les gestes, alors qu’il pourrait aussi bien être nu.

Qu’aurait dû faire, a priori, le planton du poste de police en voyant débouler, au beau milieu de la nuit, un individu presque nu, couvert de boue poisseuse, traînant par le collet un autre homme d’aspect autrement plus décent ? La réponse paraît évidente : donner un coup de sifflet pour alerter la brigade, arrêter sur-le-champ le gueux noir de crasse et libérer sans plus attendre le monsieur convenable. Mais la voix avec laquelle le visiteur inattendu ordonna « L’officier de service, ici, et v-vivement ! » était telle que l’agent se leva d’un bond, reboutonna son col et fila à toutes jambes chercher l’adjoint du commissaire de quartier, qui ronflait béatement dans son bureau.

Cinq minutes plus tard, le prisonnier se trouvait derrière les barreaux, sous la surveillance vigilante de deux sergents de ville, revolver au poing, cependant qu’Eraste Pétrovitch s’entretenait au téléphone avec le directeur du Département de la police. Celui-ci savait déjà qu’une tentative de sabotage avait eu lieu à la station de pompage, qu’un officier et trois hommes du rang avaient été tués, mais que l’engin explosif avait été désamorcé.

— J’envoie immédiatement une escorte chercher Ulysse, disait Saint-Estèphe. Il y a longtemps que je rêve de faire sa connaissance. Excellent travail, Eraste Pétrovitch. Je vous informe que le convoi spécial est prêt et vous attend. Vos bagages sont faits, l’aide de camp de Vladimir Fiodorovitch est parti vous chercher à l’oléoduc pour vous conduire directement au train. Je vais téléphoner au capitaine Vassiliev qu’on redirige sa voiture vers le poste de police. Avant une heure du matin vous serez à la gare. M. Joukovski aura tous les papiers.

— Dites à Vladimir Fiodorovitch qu’il ne se p-presse pas trop. J’ai encore à régler quelques affaires. Cela va me prendre deux, trois heures.

— Tout vous est permis à présent. Même de faire attendre le commandant du corps des gendarmes.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que l’aide de camp de Joukovski arriva. Entre-temps, Fandorine s’était lavé comme il avait pu, ou plutôt râclé. Il n’y avait pas d’adduction d’eau au poste de police, et encore moins d’eau chaude. Reniflant avec dégoût l’odeur qui émanait de sa personne, Fandorine vêtit ce qu’il trouva de plus ordinaire dans sa valise, à savoir un costume de golf couleur sable. Il fourra dans sa poche le Webley déchargé et le Derringer également vide. Son tout-puissant mandat était resté à la station de pompage, mais il n’en avait plus besoin à présent.

— Allons-y, colonel. Quant à vous, ajouta Eraste Pétrovitch en se tournant vers l’officier de service, ne lâchez pas le prisonnier des yeux. Une escorte va bientôt venir le chercher.

Tout son corps lui démangeait sous ses vêtements, sa peau brillait d’un éclat huileux… dans l’ensemble les sensations physiques qu’il éprouvait étaient des plus abjectes. Mais son âme, en revanche, jouissait de l’harmonie retrouvée.

L’odieux sabotage avait été empêché. Le Pivert avait été pris et se trouvait là où devait demeurer un oiseau capturé : en cage. Une mission importante l’attendait. Peut-être la plus importante de sa vie.

Avant son départ, il lui restait trois tâches à accomplir.

— Colonel, à la clinique Huysmans, s’il vous plaît.

— Je n’ai rien à vous dire de réjouissant, déclara le médecin de garde quelques minutes plus tard avec une geste d’impuissance. Le patient est toujours dans un état critique. De l’avis de M. le professeur, la cause principale en est un psychisme déprimé.

— Je vais essayer d’arranger ça, dit Fandorine.

Il raconta à Massa comment s’était terminée la chasse à Ulysse.

— Je suis content, maître. Votre honneur est rétabli, et votre âme apaisée. Par conséquent, je suis en paix moi aussi, répondit le Japonais. Maintenant nous allons rester ensemble, et peut-être finirai-je par me remettre.

Cherchant ses mots, bégayant plus qu’à l’ordinaire, Eraste Pétrovitch expliqua qu’il devait partir sans délai pour Vienne, qu’autrement une grande guerre éclaterait. Il manqua de courage pour regarder Massa dans les yeux.

— Bien sûr, allez-y, maître. Vous ne pouvez pas ne pas y aller. Je prierai pour vous Bouddha et Jésus-Christ, car je ne puis vous aider d’aucune autre manière. Pardonnez-moi.

Restait à annoncer une dernière nouvelle encore plus douloureuse. Fandorine se mordit la lèvre, s’éclaircit la gorge, mais ne trouva pas en lui la force nécessaire pour se lancer.

C’est Massa lui-même qui souleva la pénible question :

— Maître, vous aurez besoin d’un compagnon fiable pour vous protéger. Prenez Gassym-san. Je ne serai pas jaloux, je le jure par le Christ.

Fandorine nota mentalement que le Japonais s’était gardé, dans le cas présent, d’invoquer Bouddha.

— Gassym-san est encore bien mal dégrossi, mais il apprendra. Il ne me vaut pas, bien sûr, mais c’est un être sincère. Un tel homme ne trahira pas, c’est l’essentiel. Prenez-le et ne vous tourmentez pas. Ce n’est la faute de personne, à part moi, si je me suis laissé tirer dessus.

D’un ton sec, pour éviter que sa voix ne tremblât, Eraste Pétrovitch répondit :

— Hum. On m’expédiera deux fois par jour, matin et soir, un télégramme pour m’informer de ton état. Dès que ce sera possible, tu seras transféré à Moscou. Quant à moi, je vais m’efforcer de ne pas faire traîner l’enquête, et dès que je le pourrai, je…

— Ne perdez pas de temps, maître, dit Massa avec lassitude. Allez accomplir ce pour quoi vous êtes né sur cette terre. Allez sauver le monde.

Sur ce, il se tourna vers le mur.

Fandorine regagna l’automobile, le cśur lourd.

S’il demeurait avec Massa, s’il se trouvait constamment auprès de lui, le Japonais se rétablirait à coup sûr. Alors que là, il était très possible que… Une boule se forma dans sa gorge. Et tout le reste de ta vie, se dit-il, tu te rappelleras le choix que tu as fait. Je ne me le pardonnerai jamais. Même le salut du monde, si tant est qu’on arrive à le sauver, ne pourrait être pour moi une justification.

— À la V-vieille Ville à présent. À la porte de Chemakha, annonça Eraste Pétrovitch d’un ton maussade.

L’aide de camp jeta un coup d’śil éloquent à sa montre, mais n’osa pas discuter.

Néanmoins, lorsque la voiture se fut arrêtée devant l’entrée d’Itcheri-Chekher et que Fandorine se dirigea vers l’arcade plongée dans l’ombre, l’officier bondit à sa suite.

— Votre Haute Excellence, j’ai ordre de vous accompagner partout.

— Même dans le b-boudoir d’une dame ? s’enquit Eraste Pétrovitch d’un ton narquois. Attendez-moi ici, colonel, je serai vite de retour.

Toute la journée, Saadat avait été occupée par ses affaires. Toute la journée, elle avait volé sur un nuage. Jamais encore elle n’avait réussi à concilier les deux : elle pouvait ou bien traiter une affaire, ou bien s’abandonner à la rêverie. Mais quelque chose en elle avait changé.

Elle avait plus de travail que jamais. Presque tous les puits étaient arrêtés, et les commandes – orales, téléphoniques, télégraphiques – arrivaient l’une après l’autre aux bureaux de la Validbekov-nöyüt. Quand Saadat annonçait négligemment qu’elle prenait aussi les commandes de kérosène, ses partenaires entraient en transe. Ils étaient prêts à acheter n’importe quel volume, acceptant sans difficulté des contrats à terme qui encore récemment leur eussent paru abusifs. Et tous versaient sans rechigner une avance sur paiement, fût-elle de cent pour cent.

On entrait dans une période d’activité intense, une période en or. Mais tandis qu’elle menait les négociations, tournait la manivelle de l’arithmomètre ou prenait des notes, ce n’était pas au pétrole ni aux bénéfices que Saadat pensait.

Dans la matinée, elle avait téléphoné au directeur de sa filiale moscovite, un homme très efficace, peu enclin à poser des questions superflues, et à l’heure du déjeuner elle avait reçu tous les renseignements demandés.

Erastouch n’était pas un va-nu-pieds, mais il n’était pas bien riche non plus, il ne possédait même pas sa propre maison. La nature de ses activités n’était pas claire. Quelque chose comme consultant pour différentes affaires confidentielles. Il collaborait fréquemment avec les autorités gouvernementales. (En effet, Saadat l’avait vu à l’śuvre, on sentait une solide expérience.) Âge : cinquante-huit ans, beaucoup plus vieux qu’il ne semblait. (Ce n’était peut-être pas mauvais. Il avait déjà eu le temps, par conséquent, de courir et cavaler tout son saoul.) Situation de famille officielle : veuf. La célèbre actrice Claire Delune n’était que sa concubine ou, pour parler plus simplement, sa maîtresse. (Cette information, pour le coup, était périmée. À Bakou, leurs relations avaient cessé, de manière définitive.) Aucune Emma n’avait été découverte dans les parages. (Il faudrait encore tirer ce point au clair, mais après la nuit passée, Saadat ne s’attendait pas à ce que la mystérieuse Allemande lui posât des difficultés particulières.)

Bref, l’enquête n’avait révélé aucun obstacle sérieux.

Est-ce vraiment ce que tu veux ? se demanda Saadat. Et elle éclata de rire à cette question. Plus que tout au monde. C’est même l’unique chose que je désire réellement. Jamais de ma vie je n’ai rien désiré autant. Et si je le veux, je l’aurai.

Elle savait qu’il viendrait cette nuit. Il ne pourrait pas ne pas venir, cela se lisait dans ses yeux. Et puis elle en avait le pressentiment – de ceux qui ne trompent pas.

La longue journée laborieuse s’écoula dans l’exquise attente du soir, et le soir en d’agréables apprêts.

Saadat prit un bain chaud de lait d’ânesse, lequel rend la peau plus douce que la soie du Japon, puis revêtit plusieurs robes d’une finesse extrême, transparentes, pour que les mains du bien-aimé les ôtassent l’une après l’autre. La dernière qu’il découvrirait était écarlate.

Il était important de bien concevoir la cadence des parfums : que l’entrée fût emplie d’une lourde odeur de lavande, qu’au-dessus de la table flottassent des arômes non de nourriture mais de malicieuse verveine. Le lit de l’amour embaumerait ce jour-là non pas d’une fragrance de roses, comme il importe à un premier rendez-vous, mais de sensuelle muscade.

Le dîner prévu était léger, peu susceptible de surcharger l’estomac : champagne, huîtres, goûteux fromage d’Auvergne, fruits.

L’attente se prolongeait, mais Saadat n’était pas inquiète, ne manifestait pas d’impatience. Le plus agréable des passe-temps féminins, c’est bien d’attendre son amant en étant assurée qu’il viendra. Elle s’occupa à des réussites tout en aspirant la fumée d’un narguilé, fumée imprégnée de vapeurs de vin doux. Elle ne toucha pas à ses cigarettes, de peur que le tabac n’altérât son haleine.

Erastouch arriva à minuit passé.

Pendant que Zafar ouvrait la porte et menait le visiteur par le couloir, Saadat s’étira langoureusement et se posa une question importante : par quoi commencer ? Par une conversation sur l’avenir ou bien…

Evidemment par « ou bien », lui réclama son corps.

C’est pourquoi, lorsqu’il entra après avoir confié sur le seuil son panama au silencieux serviteur, Saadat courut sur la pointe des pieds jusqu’à son bien-aimé, posa les mains sur ses épaules et frotta le bout de son nez contre ses lèvres.

— Tu sens le pétrole…

— P-pardonne-moi. Je n’ai pas eu le temps de me laver convenablement.

— Le bain de lait d’ânesse n’a pas encore refroidi, murmura Saadat en lui déboutonnant son col. Mais j’aime ton odeur. L’odeur du pétrole, c’est mon parfum favori. Le lit en sera imprégné, je serai toute barbouillée de toi. Ce sera merveilleux !

Erastouch répondit en soupirant :

— Je ne suis là que pour cinq minutes. Pour te f-faire mes adieux. Je dois partir de toute urgence. Un train m’attend.

Elle comprit tout de suite : il le devait vraiment. La nuit d’amour était annulée. Sans doute une affaire d’État. Pour qu’on affrétât un train spécial en pleine grève des chemins de fer, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. C’était donc que les consultations d’Erastouch étaient estimées à un haut prix. Cependant, legouvernement ne savait pas être réellement généreux.

— Combien te paie-t-on pour tes services ?

— Premièrement, ce ne sont pas des services. Deuxièmement, rien du tout.

Il ôta avec douceur ses mains de ses épaules.

— Je dois vraiment y aller. C’est une affaire d’une exceptionnelle importance et qui ne souffre aucun délai.

Saadat ordonna à la voix de son corps de se taire. Celle-ci l’empêchait de réfléchir.

— Mais tu trouveras bien dix minutes, non ? Asseyons-nous.

Avec lui, il faut être directe, se dit-elle, sans trucs de femme ni complications orientales. C’est un homme de logique.

— Mon chéri, dit Saadat. Vivre sur terre n’a de sens que si l’on aspire au bonheur. Toute une vie sans bonheur, ce n’est rien d’autre qu’une banqueroute. Je suis bien avec toi. Je n’ai jamais été aussi bien avec personne. Et toi aussi, tu es bien avec moi, je le sais. Nous sommes tous les deux forts, nous sommes faits l’un pour l’autre. Je me fiche de toutes les convenances de l’Occident et de l’Orient. Je te fais une proposition. De la main et du cśur.

Il esquissa un mouvement brusque, mais elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Ne m’interromps pas… J’aime paraître plus pauvre que je ne suis, mais je suis riche, très riche. Je possède une qualité que les hommes ne supportent pas chez les femmes : j’aime commander. Mais avec toi, je suis prête à vivre sur un pied d’égalité. Si j’ai un compagnon comme toi, à nous deux, nous damerons le pion à tous mes concurrents. Je t’expliquerai tout concernant le pétrole et Bakou. Tu apprendras vite, je le sais. Chacun de nous deux s’occupera de ce qu’il sait le mieux. Moi, de la production et du commerce, toi de la sécurité et de la résolution des conflits. Nous n’aurons pas d’égal, j’en suis certaine…

Une grimace passa sur le visage d’Eraste Pétrovitch, et Saadat changea aussitôt de cap.

— Si tu ne veux pas être entrepreneur, libre à toi. Tu feras ce que tu préfères. Je sais que tu as tes propres sources de revenus, mais tu n’imagines pas ce qu’est la vraie richesse. N’importe quel hobby, n’importe quelle fantaisie… tout sera à ta portée…

Elle sentit qu’elle faisait fausse route encore une fois. À chaque mot, il semblait s’éloigner davantage. Un vent de panique se leva dans son cśur.

— J’aime le pétrole, s’empressa-t-elle d’ajouter, mais pour toi j’y renoncerai. Je vendrai mon affaire, c’est le moment le plus propice, on se l’arrachera. Je toucherai des millions. Nous partirons à Moscou ou bien en Europe… où tu voudras. Tu élèveras Tural. Tu feras de lui un homme comme toi. Et moi, je serai avec toi. Je n’ai besoin de rien de plus… Pourquoi restes-tu muet ? s’exclama-t-elle, au désespoir.

Il lui caressa la main.

— Nous reparlerons de tout cela lorsque j’aurai réglé l’affaire qui me force à partir.

— Ne parle pas de manière si raisonnable !

Elle saisit ses doigts.

— J’ai besoin de ta réponse maintenant ! Parle, que veux-tu ? Je suis d’accord sur tout… Ah ! mais j’ai compris. Tu es un homme fier, tu es rebuté par l’idée de vivre aux crochets d’une femme ! Veux-tu que je mette tout à ton nom ?

Erastouch lui baisa le poignet et se leva.

— Tu n’as pas besoin de mon argent ? Veux-tu que je place toute ma fortune en fiducie jusqu’à la majorité de Tural ? Nous vivrons pauvrement, juste sur tes revenus !

Alors il la serra contre lui et d’un baiser la força à se taire.

Puis il lui dit :

— Tu es la meilleure des femmes. Je te reviendrai, tu peux en être sûre. Mais maintenant il me faut partir.

Et il s’en fut.

Saadat se laissa tomber sur une chaise, baissa la tête, fondit en larmes.

Zafar s’écarta du judas et couvrit son visage de ses mains. Il épiait toujours ce qui se passait dans le boudoir. Non pas excité par la volupté, sentiment qu’il ignorait, mais pour agir en conséquence : augmenter ou diminuer l’éclairage, ouvrir le rideau de l’alcôve, etc. Et puis pouvait-on laisser sa maîtresse sans surveillance quand elle était en compagnie d’étrangers dont le cśur, comme on sait, est un abîme ? Tout pouvait arriver.

Mais jamais, au cours de toutes ces années, il n’avait éprouvé une telle souffrance. Il avait vu quantité de fois sa maîtresse ôter devant un amant les robes presque impalpables passées l’une sur l’autre, jusqu’à se retrouver complètement nue. Mais aujourd’hui, c’était son âme qu’elle avait dénudée, voile après voile, et ce spectacle lui avait brisé le cśur.

Il s’était produit un malheur affreux auquel il ne s’attendait pas. Saadat était tombée amoureuse.

Ce n’est un malheur que pour moi, pour elle c’est un bonheur, se dit l’eunuque, et il songea que plus tard, peut-être, il trouverait dans cette idée de quoi se consoler. Mais pas maintenant.

Vous vivez depuis l’enfance dans un monde terne et hostile, dont les joies ne sont pas faites pour vous. Vous vous savez condamné à une éternelle solitude, et vous trouvez même des avantages à cette situation ; vous êtes libre intérieurement, vous n’êtes l’obligé de personne, vous ne redoutez rien, vous ne dépendez pas des sordides passions.

Puis dans votre vie apparaît Saadat.

Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il lui avait semblé que les volets de la pièce hermétiquement close et obscure où il se trouvait s’étaient ouverts en grand, laissant le soleil et le vent entrer à flots, de sorte qu’il découvrit dans quel réduit glacé et oppressant il avait vécu jusqu’alors. Son cśur en fondant lui était devenu douloureux. Sa vie avait pris un sens : être à côté d’elle, la servir, se réchauffer de sa chaleur, se nourrir de sa lumière. Voilà ce qu’était le bonheur, qu’il n’eût échangé pour rien au monde, pas même le retour de sa virilité. À quoi lui eût-elle servi sans Saadat à ses côtés ?

Il avait vécu dix années entières comme dans un songe béat, auquel doit suivre un réveil encore plus radieux.

Le fait est que Zafar avait conçu un rêve. Comme une étoile lointaine scintillant dans le ciel, mais, à la différence des étoiles, à portée de la main.

Un jour, sa maîtresse comprendrait qu’il n’existait sur terre qu’un seul être véritable, que tous les autres étaient mirages et chimères, ombres papillonnantes. Ses yeux se déssilleraient, elle découvrirait à côté d’elle une âme prête à se fondre avec la sienne entièrement.

Il y avait à cela deux obstacles. Saadat était trop femme et trop riche. Mais le premier des deux s’effacerait avec le temps. Il suffirait d’attendre encore une vingtaine ou une trentaine d’années. Quand elle aurait cinquante ou soixante ans (cela dépendait des femmes), la sève en elle cesserait de bouillonner. Alors ils deviendraient égaux. Et ils vivraient cśur contre cśur, heureux et en paix, aussi longtemps que le permettrait Allah.

La seconde barrière elle aussi pouvait s’écrouler. Tout ce qui est matériel est fragile et instable. Une banqueroute était toujours possible, ou bien une baisse des cours du pétrole, ou encore la révolution. Saadat perdrait tout. Et là son esclave fidèle se révélerait posséder des ressources suffisantes pour les faire vivre à l’abri du besoin. Voilà pourquoi Zafar se refusait tout, chapardait l’argent de la maison, prêtait en cachette à des taux usuraires. Dès à présent une somme assez rondelette dormait dans une banque suisse, qui dans vingt ou trente ans constituerait un solide capital. Saadat ne manquerait de rien. Une telle femme ne pouvait pas vivre dans l’indigence.

Mais la maîtresse avait adressé des mots d’amour à un autre homme, et celui-ci avait promis de revenir. Son rêve s’effondrait. Tout était fini. Zafar demeurait assis, recroquevillé, et gémissait. Les larmes tentaient bien de couler, mais en vain, car, de toute sa vie, jamais l’eunuque n’avait pleuré. Il ne savait pas.

Absorbé par ces efforts douloureux, il n’avait pas entendu Saadat entrer dans la pièce. Elle étreignit son fidèle serviteur et se prit à verser des larmes pour deux.

— Tu as entendu, tu as entendu ? disait-elle en sanglotant. Tu crois qu’il reviendra ? Non, bien sûr que non ! Il lui arrivera quelque chose, je le sens. Je ne le reverrai jamais plus ! Mon Dieu, quelle sotte je suis ! J’ai toujours tout fait de travers. J’ai vécu de travers, je me suis conduite de travers avec lui…

Elle débita encore beaucoup de ces sottes paroles de femme, tandis que Zafar, silencieux, lui caressait la tête. Son cśur souffrait atrocement, pour elle, non pour lui.

— Ne vous tourmentez pas, maîtresse. Il est fort, et par conséquent rien ne lui arrivera. Il est homme de parole, et par conséquent il reviendra. Et s’il ne revient pas, je partirai à sa recherche et je vous le ramènerai. Vous pouvez compter sur moi, dit-il d’une voix ferme lorsque les sanglots de Saadat se furent un peu apaisés. Je ferai tout pour que vous soyez heureuse.

Jamais encore il n’avait prononcé devant elle un si long discours.

Saadat releva la tête et regarda le Persan avec attention.

— Ah ! Zafar, j’ai un fils qui m’est plus cher que tout sous le soleil. Maintenant il est aussi un homme dont je suis tombée amoureuse… Mais il me semble parfois que je n’ai personne au monde de plus proche que toi.

— Allah vous protège ! Comment peut-on parler ainsi ? répondit l’eunuque en secouant la tête d’un air de reproche. Je suis un infirme, je suis votre esclave, et vous, vous êtes la reine des reines.

Eraste Pétrovitch ressortit dans la rue plongée dans une obscurité totale, où ne brillait pas la moindre lueur, et tourna la tête vers la droite. De là parvenait une sorte de léger craquement rythmé dont il ne comprenait pas l’origine. Une ombre massive se détacha du mur.

— Tu es vite ressorti, Yurumbach. Je pensais je vais attendre longtemps.

— C’est toi, Gassym ? se réjouit Fandorine. Je m’apprêtais justement à aller te trouver. Mais comment as-tu appris que j’étais ici ?

— C’est Itcheri-Chekher, tout je sais ici. Quand je sais pas, les gens racontent.

Le gotchi haussa les épaules et de nouveau émit un curieux craquement. Il tenait un cornet de papier, dans lequel il puisait avant de porter les doigts à sa bouche.

— Tu veux un kozinaki ? Tu as tort de pas vouloir, il est bon. Tu as tué ton ennemi ? Eh, réponds pas, je vais répondre moi. Tu l’aurais pas tué, tu serais pas allé chez le femme.

— Je te raconterai ça plus tard. J’ai une affaire pour toi, importante.

— Moi aussi j’ai une affaire pour toi, Yurumbach. Mais tu es vieux, tu as le tête blanc. Parle en premier.

C’est bien de traiter avec un homme qui n’aime pas les longs discours, pensa Fandorine. Surtout lorsque le temps presse.

Il posa la question essentielle :

— J’ai besoin de t-ton aide. Tu viendrais avec moi ?

— Où ça ?

— À Vienne.

— Où c’est Vienne ?

— L-loin.

— Plus loin que Chemakha ?

— Plus loin, oui.

Le gotchi se tut, croquant pensivement ses graines.

— Pourquoi aller si loin ?

— Je dois mener une enquête sur l’assassinat de l’archiduc.

— Aïe, aïe ! fit Gassym d’un ton peiné. Qui c’est, ce Larchi ? Un parent à toi ?

On pouvait donc vivre dans une ville moderne, avec des crieurs de journaux à chaque coin de rue, et ne pas avoir la moindre idée de ce qui se passait dans le monde !

— Non, ce n’est pas un parent.

— Un ami ?

Eraste Pétrovitch commença d’expliquer qui était François-Ferdinand et pourquoi il fallait partir sans plus attendre. Le gotchi l’écouta sans l’interrompre.

— Compris. Son oncle est ton ami, et le vieux roi n’a personne qui peut le venger. Il faut l’aider. C’est un bon travail. Pourquoi j’irais pas ?

Il faudra lui acheter à Batoumi des vêtements civilisés, songea Fandorine. Autrement, en Serbie, on le prendra pour un bachi-bouzouk. Il faudra aussi lui enseigner les bonnes manières. Utiliser une fourchette, un mouchoir. Bon, nous avons trois jours de voyage. Nous aurons de quoi nous occuper.

— Un m-moment ! fit Fandorine. Tu disais que toi aussi tu avais une affaire importante pour moi ?

Gassym poussa un soupir.

— Un homme a venu, il apporte une message, il me lit. Message de ton femme.

— De Claire ?

La captive des brûlantes passions lui était, pour dire vrai, totalement sortie de l’esprit. Comment avait-elle pu faire parvenir une lettre à Gassym ?

Il prit la feuille de papier pliée en deux. Craqua une allumette.

Sur le dessus était tracé d’une impétueuse écriture qui lui était familière :

Brave homme, pour l’amour de Dieu ! allez porter ceci à l’hôtel National, à M. Fandorine. Il vous donnera de l’argent ! Claire Delune.

Grimaçant comme pris d’une rage de dents, il déplia le feuillet.

Sauvez-moi ! Je suis détenue dans un endroit affreux. Ma vie est menacée ! Au nom de tout ce qui nous unissait autrefois, au nom de notre amour passé, au nom de la charité qu’on peut témoigner à une femme malheureuse, sauvez-moi !

Votre Claire qui se meurt, indigne de Vous

— L’homme a ramassé le papier et me l’a apporté, dit Gassym d’un ton flegmatique.

— Pourquoi à toi, et pas au National ?

Le gotchi haussa les épaules.

— Je t’avais promis de trouver ton femme. J’ai questionné les gens. Les gens savent.

— Où ton informateur a-t-il ramassé cette l-lettre ?

— Dans la Ville Noire. Il y a un endroit comme ça, la rue Noire, ça s’appelle. Quelle maison, je sais. Nous allons vite sauver le femme, ou bien tant pis pour elle ?

« Qu’elle aille au diable ! Qu’elle se débrouille toute seule avec son adorateur ! » eut envie de répondre Fandorine. Nom d’un chien, le monde est au bord de la catastrophe, chaque heure est précieuse, et il faudrait à nouveau se traîner dans cette ignoble Ville Noire, délivrer Claire de sa prison et la ramener à Bakou. Et puis perdre encore du temps en scènes d’hystérie et en discours consolateurs. Impossible !

Mais avait-il le choix ?

Une nouvelle maxime lui vint à l’esprit, à propos des junzi, les honnêtes hommes – un cadeau pour Confucius, à ajouter à son recueil de sagesses : « L’honnête homme a seulement l’impression d’avoir le choix. En réalité, de choix, il n’en est jamais. »

Eraste Pétrovitch flanqua un coup de pied dans le rebord de pierre du trottoir et gémit :

— Bien. Allons-y.

Pour ne pas perdre davantage de temps en explications avec l’aide de camp, ils sortirent par une autre porte de la ville. Ils trouvèrent rapidement un moyen de locomotion. Gassym arrêta un fiacre de nuit et demanda poliment au cocher de descendre de son siège. Ayant reconnu le célèbre gotchi, l’homme, loin de s’effrayer, se montra ravi. Il lui remit les rênes en s’inclinant.

Fandorine n’entendit rien, bien sûr, à leur bref échange de paroles, mais le sens en était évident. Le cocher était heureux de rendre service au grand homme et savait qu’il en serait récompensé.

Fais-je bien de l’emmener loin de son cadre de vie habituel, où il est comme un poisson dans l’eau ? s’interrogea Fandorine. Cependant, si l’enquête est un succès, tous ses péchés lui seront remis… Cela dit, n’ira-t-il pas en commettre aussitôt de nouveaux ?

Voilà à quoi pensait Eraste Pétrovitch en regardant son monumental phaéton fouetter les chevaux. La calèche filait à travers la ville endormie en direction de la zone industrielle. Il semblait que ce sale endroit refusât à toute force de se séparer de son visiteur moscovite.

Une demi-heure pour aller là-bas. Une dizaine de minutes au maximum sur place. Puis déposer Claire au poste de police. Et ne se laisser en aucun cas vampiriser : je la sauve et sayonara.

Des calculs les plus optimistes, il ressortait de toute manière qu’il serait impossible d’être de retour à la porte de Chemakha avant trois heures du matin et que le train ne partirait probablement pas avant l’aube.

Ce n’est rien, la voie est libre à cause de la g-grève, il ne sera pas besoin de ralentir à chaque gare, on rattrapera le temps perdu, se disait Fandorine pour se rassurer.

Et de nouveau la Ville Noire. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus.

Cette fois-ci, après le passage à niveau, ils prirent par un autre côté, où l’air était encore plus chargé de suie, et le paysage parfaitement sinistre, composé de longues rangées de baraquements aux toits aplatis, aux fenêtres aveugles.

— Ici c’est l’usine de mazout, expliqua Gassym. C’est pour ça, la rue Noire. Les ouvriers qui travaillent à l’usine sont noirs aussi. Maintenant, y a plus personne d’eux. Le patron Djabarov est une mauvaise homme, il les a chassés… Tiens, c’est là qu’était le papier.

Il désignait une bicoque qui ne se différenciait en rien des autres : les mêmes murs noirs de fumée incrustée.

Djabarov ? Ce jeune industriel qui dévorait Claire des yeux lors de la fête à Mardakiany ? se rappela Eraste Pétrovitch. Ne serait-ce pas lui, le mystérieux ravisseur ?

— Etrange endroit pour un n-nid d’amour. Tu es sûr que c’est ici ?

— Un bon endroit, répondit Gassym en mettant pied à terre avec un ahan. On peut étaler le tapis, tendre la soie au mur. Ce sera joli. Pourquoi tu demandes des questions ? Comment je sais ? Nous allons entrer, nous verrons bien.

Eraste Pétrovitch se souvint que ses deux pistolets, le grand comme le petit, étaient déchargés.

— Tu n’aurais pas une arme de r-réserve par hasard. Je suis les mains vides.

— Pourquoi j’ai pas ? J’ai toujours.

Muni du revolver donné par Gassym, Fandorine s’avança prudemment. Tout était silencieux dans la maison, mais ça ne voulait rien dire.

Il poussa la porte. Elle s’ouvrit en grinçant.

— Chut ! Je passe le premier, tu me suis.

Il alluma sa lampe de poche.

À première vue, personne n’habitait là : partout des détritus, des gravats. Mais qu’était-ce que cette raie jaune au sol, à peine discernable ?

Une fente par laquelle filtrait de la lumière.

Eraste Pétrovitch poussa un soupir de soulagement. Maintenant, rapidité et efficacité.

Il saisit l’anneau fixé à la trappe, le tira d’un coup et découvrit un escalier faiblement éclairé qui menait à un sous-sol. Il s’y engouffra.

Soudain, un coup pesant s’abattit sur sa nuque, et Fandorine ne dévala pas les marches comme il l’escomptait, mais cul par-dessus tête, en grand fracas. Pour atterrir en bas dans l’obscurité.

Il revint à lui et pensa : Stop. Ça m’est déjà arrivé. Récemment. Quelle est cette stupide impression de déjà-vu ? Il ne manque que l’odeur de jasmin.

Il était assis, ligoté à une chaise, comme quelque temps plus tôt, dans le bureau de la compagnie d’assurances. Certes, sans coussinets cette fois-ci, et attaché beaucoup plus solidement, les jambes aussi bien entravées que les bras.

Le canon d’une arme était appuyé sans ambiguïté sur sa nuque.

Le local ne montrait ni tapis ni soieries, tout paraissait entièrement noir, mais Fandorine n’y prêta pas davantage attention, car il venait de voir devant lui un homme qui ne pouvait en aucune façon se trouver là.

— Réveillé ? demanda le Pivert. Je vais partir. Je voulais simplement que tu me regardes bien et que tu comprennes qui de nous deux était le vainqueur.

La pièce enténébrée sentait la poussière, mais il s’y mêlait aussi, très faiblement, une autre odeur connue. Le parfum de Claire.

— Où est Claire ? demanda Fandorine d’une voix grinçante.

— Nous l’avons relâchée. Qu’ai-je à faire de cette poupée ? répondit le terroriste avec un haussement d’épaules. Je ne doutais pas que tu déciderais de jouer une dernière fois les chevaliers servants. Les gens de ton espèce sont trop prévisibles.

— Qu’est-il arrivé à Gassym ? s’enquit alors Eraste Pétrovitch.

Le Pivert cependant ne s’adressa pas lui, mais à l’individu qui se tenait derrière la chaise et braquait une arme sur sa nuque.

— C’est tout. Je m’en vais. Il est à toi.

Il ricana, cligna de l’śil et disparut du champ de vision.

Bruit de pas gravissant des marches. Trappe qui se referme. Silence.

Devant Fandorine impuissant apparut un homme tout vêtu de noir.

— Je dois te tuer, dit Gassym en balançant lentement son revolver. Mais je veux d’abord parler avec toi. Tu es un homme fort, tu ne mérites pas de mourir comme un mouton.

Comme il parle bien le russe ! Voilà ce dont Eraste Pétrovitch fut le plus frappé.

— Ce n’est pas possible, dit Fandorine en plissant les paupières sous la lumière de la lampe. Je ne me trompe jamais à ce point en matière d’hommes. Et Massa encore moins. Tu ne peux pas être un traître. Les gens capables de trahir ont des yeux à double fond.

— Je ne suis pas un traître, répondit Gassym.

Son visage se perdait dans l’ombre : il se dressait au-dessus du prisonnier.

— Simplement, ce n’est pas à toi que je suis fidèle, mais à lui. Il m’a ouvert les yeux sur la vie quand nous étions détenus dans la même cellule. Il m’a appris à bien parler, à bien penser. Il m’a tout appris. Il est pour moi comme un père. Toi aussi, tu aurais pu être pour moi comme un père si je t’avais rencontré plus tôt. Mais on ne peut pas avoir deux pères.

— Je ne comprends pas, avoua Eraste Pétrovitch. Je ne comprends rien du tout.

— Qu’y a-t-il à comprendre ? Il m’a dit : « J’aurai besoin de cet homme. Il faut mettre le Japonais hors du jeu, il est gênant. Tu prendras sa place. Tu protégeras Fandorine pendant un certain temps. » C’est pourquoi cette nuit-là, à Mardakiany, on n’a pas tiré sur toi. On t’a balancé dans le puits, je t’en ai sorti, et tu es devenu comme de la glaise entre mes mains.

— Artachessov n’était donc pour rien dans ce guet-apens, pas plus que Choubine ?

— Non, il y avait là le Crabe et ses hommes.

— Et la bande de Khatchatour ?

— Mon père est un sage, dit Gassym, dont Fandorine ne distinguait toujours pas les yeux. Khatchatour le Manchot dérangeait, il ne voulait pas négocier. Mon père a dit : « Nous ferons d’un Fandorine deux coups : nous serons débarrassés de ces crétins d’anarchistes, et lui pensera que le Crabe est mort. »

— Et qui était l’homme auquel tu as coupé les mains ?

— Un voleur. Il avait volé de l’argent au parti. Il se cachait, mais nous l’avons retrouvé. Mon père a dit : « Veille à ce qu’on ne prenne pas les empreintes digitales du cadavre, autrement on pourra établir son identité. Il figure dans les fichiers de la police. » C’est pourquoi je l’ai laissé sans mains.

Eraste Pétrovitch ferma les yeux. Il se rappela que Gassym avait parlé à l’oreille d’Artachessov, et que celui-ci avait pris la faute sur lui. Le gotchi était resté également seul à seul avec Choubine dans la barque. Voilà pourquoi le gendarme, au dernier instant, avait crié : « Ce n’est pas ce qui était convenu ! »

— Pourquoi tu ne dis rien ?

Gassym se pencha. Son regard était perçant, glacé. À travers les traits familiers semblait se dessiner un tout autre personnage, dont Fandorine ne savait rigoureusement rien.

— Tu pensais que j’étais un sauvage lourd et obtus. Tu me traitais de haut. Je sais lire. Je lisais ton journal, je connaissais tous tes plans. Je t’ai longuement promené à ma guise, comme un chien au bout d’une laisse. Une seule fois, tu as réussi à me tromper, et tu as livré mon père à la police. Mais je l’ai délivré. J’ai vaincu. Je suis plus malin que toi.

— Un traître n’est pas un vainqueur, lui répondit Eraste Pétrovitch avec dégoût. Tire donc, traître. Tu te vanteras ensuite, traître.

— Je t’ai déjà dit que je n’étais pas un traître !

Les yeux noirs s’étaient embrasés, ils avaient perdu toute froideur.

— Je suis un homme d’honneur ! Toi aussi, tu es un homme d’honneur, c’est pourquoi je ne voulais pas te tuer. J’ai demandé à mon père qu’il te laisse aller. Mais il a dit que tant que tu te dresserais sur sa route, la besogne ne serait pas accomplie. Que tu irais à Vienne et que tu empêcherais la guerre d’éclater. Or sans la guerre, il n’y aura pas de révolution. On est obligés de te tuer.

— Tu me fatigues. Tire.

Fandorine regarda sur le côté pour ne pas avoir sous les yeux, aux derniers instants de sa vie, l’odieuse physionomie d’un traître. Mieux valait contempler un mur noir.

Je devrais composer un ultime poème, se dit-il, comme le prescrit le shijutsu, l’art du bien mourir. Quelque chose sur la couleur noire. Sur le fait qu’on n’a aucun regret à quitter un lieu aussi noir pour s’enfoncer dans une noirceur plus grande encore. Et qui sait, peut-être qu’au-delà resplendit la lumière ?

Non, je n’aurai pas le temps. On n’exécute pas à la va-vite une tâche aussi importante. Il fallait s’en inquiéter plus tôt. C’est qu’il faut compter les syllabes.

Mais pourquoi pas sans arithmétique ? Simplement, comme ça vient.

Trois vers :

J’emporte mon âme dans le cosmos,

Je rends à la Terre la matière à elle empruntée.

Merci, la vie, et adieu.

Cependant, l’homme en noir continuait de rabâcher il ne savait quoi et l’empêchait de se concentrer sur sa poésie.

— J’ai promis à mon père de te mettre hors d’état de nuire. Mais « mettre hors d’état de nuire », ça ne veut pas dire forcément « tuer ». Jure de quitter pour toujours la Russie, de ne jamais tenter de nuire à mon père et à sa cause. Emmène Saadat-khanoun avec toi, partez très loin, à l’autre bout du monde. J’ai lu qu’il existe un pays comme ça, au milieu de la mer, il s’appelle « Océanie ». On y est bien, comme au paradis. Ne m’oblige pas à te tuer. Donne-moi ta parole d’honneur. Je t’ai étudié. Si tu donnes ta parole, tu ne l’enfreindras pas.

Eraste Pétrovitch réfléchit. Il essaya de s’imaginer vivant avec Saadat sur une île lointaine aux couleurs du paradis.

Non, c’était impossible. Tiens, encore une sentence à offrir à Confucius : « L’homme qui a longtemps suivi la Voie, et puis s’en détourne pour gagner l’ombre d’un bosquet, se pendra là, au premier arbre. »

Il aurait pu mentir – quoi de plus simple en apparence ? Mais même là, Fandorine ne pouvait se l’autoriser. Il est dit : « La flèche qui vole n’ondule pas de la queue. » Gassym l’avait effectivement bien étudié.

Eraste Pétrovitch secoua la tête :

— Non.

— Dommage. Mais je savais que tu répondrais ainsi.

L’homme en noir leva son revolver et tira dans la tête du prisonnier ligoté.

Soudain une voix, très familière, mais impossible de se rappeler à qui elle appartenait, se prit à murmurer à l’oreille de Fandorine un conte qui autrefois le terrifiait au moment de s’endormir : « Dans une ville toute noire, dans une rue toute noire, dans une maison toute noire… »

Titre original : Черный город

© B. Akounine, 2012

© Zakharov [éditeur], 2012

© Presses de la Cité, 2015 pour la traduction française

Couverture : Stanislas Zygart

EAN 978-2258109872

ISBN 2258109876

1 Appareil de reproduction graphique inventé en 1869 par le Russe Mikhaïl Alissov – ancêtre de la Ronéo. (Toutes les notes sont du traducteur.)

2 En français dans le texte original.

3 Créature anthropomorphe mythique du folklore japonais, qui vit dans les rivières et est dotée d’un bec.

4 Dans les grandes villes de l’Empire, maire et gouverneur étaient des personnages différents, le premier élu par le conseil municipal, le second nommé par le tsar. Le maire était soumis à l’autorité du gouverneur, qui veillait à l’application des lois et à la protection des intérêts de l’État.

5 À l’origine simple étui renfermant une dose de poudre à fusil, le gazyr est devenu un élément décoratif du costume caucasien, cartouche factice généralement faite d’os ou d’argent.

6 Kot, en russe, signifie « chat ».

7 Littéralement, en allemand, la « loi morale en moi ».

8 En allemand, « Oui, c’est nous, les grisettes ».

9 Référence à un poème de Pouchkine, La Fontaine de Bakhtchissaraï (1824).

10 Abricots secs et raisins secs.

11 Personnage de Gogol qui apparaît dans Les Âmes mortes (1842). Avare préférant porter des guenilles crasseuses plutôt que d’engager la moindre dépense.

12 Samouraï illustre au Japon, mort héroïquement en 1877 et considéré comme le « dernier samouraï ».

13 Personnages de Chronique du règne de Charles IX (1829), roman historique de Prosper Mérimée.

14 En allemand, « Que se passe-t-il ? Où est Tural ? ».

15 « Rien encore, mais c’est pour bientôt ! C’est bon, allons-y ! »

16 Dans Les Frères Karamazov (1879-1880), Dostoïevski a écrit que l’« harmonie universelle […] ne vaut pas une seule larme d’enfant ».

17 Amicale austro-allemande de Bakou.

18 En allemand, « membre du comité directeur ».

19 En allemand, « Bien sûr, monsieur le consul. Non, mais très bientôt… Oui, je suis absolument certain ».

20 « Monsieur le consul ! Maintenant vous pouvez venir. »

21 « Eh, les gars, ramenez-vous vite ! »

22 « À la guerre comme à la guerre. »

23 En allemand, « Tempête-et-Passion ».

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21.06.2020